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Copyright 2020 Dominique Tronc

Correspondances de directions mystiques au sein de L’École du Cœur














CORRESPONDANCES

DE DIRECTION AU SEIN

DE L’ÉCOLE DU CŒUR







Correspondances présentées par Dominique Tronc



Tome II



Lettres à diverses personnes









Lettres adressées à diverses personnes par Monsieur de Bernières, Mère Mectilde, Monsieur Bertot, Madame Guyon, Fénelon,.











Présentation

L’essentiel du vécu mystique exprimé au dix-septième siècle se retrouve au sein de trois correspondances en langue françaiseeux . Elles se succèdent sur trois générations, chacune prenant le relais de la précédente.

De mêmes accomplissements précédant la mort des maîtres qui se succèdent au sein d’une filiation et d’importances comparables par leur durée et en volumes textuels, ces corpus proposent un message commun sous des imprégnations de tempéraments dissemblables.

Le même courant mystique traverse la diversité des conditions humaines telles qu’elles sont vécues dans les trois ordres existants à l’époque et par les deux sexes - déjà pour les trois figures principales : Monsieur de Bernières est un grand bourgeois laïc, Monsieur Bertot est un confesseur mystique d’origine paysanne, Madame Guyon connut la vie mariée, la Cour et les prisons.

D’autres figures eurent des accomplissements intérieurs comparables mais elles sont moins présentes dans ce qui nous est parvenu de leurs correspondances : il s’agit du fondateur franciscains Chrysostome de Saint-Lô (partiellement ‘sauvé’ par Bernières et par Mectilde), de cette dernière, Mectilde fondatrice, la Mère du Saint-Sacrement qui traversa tout le siècle, du confesseur Lacombe qui ne fut pas médiocre, de la « petite duchesse » de Mortemart aimée de Madame Guyon. S’y ajoutent de nombreuses figures (les françaises « cis » dont les ducs et leurs familles) et les étrangères « trans » dont l’éditeur Poiret et de fidèles écossais).

Revenons au trois figures principales. Nous sont parvenues des lettres de Bernières rédigées entre ~1635 et 1659 soit durant les 24 dernières années d’une vie de cinquante-neuf ans ; celles de Bertot entre ~1660 et 1681 couvrant les 21 dernières années d’une vie de soixante ans ; les lettres de Madame Guyon entre ~1683 et 1717 soit distribuées sur les 34 dernières années d’une vie de soixante-neuf ans (réduites à ~25 années si l’on en déduit une dizaine d’années d’enfermements).

Tous se lient par des échanges entre ainés et cadets à retrouver au sein d’imposants corpus de lettres. Parfois avec incertitude, car ils y ont été intégrés avec discrétion par leurs premiers éditeurs qui omettent dates et noms à protéger.

Ce qui nous intéresse c’est qu’ils traduisent les façons fort diverses dont s’opère le travail de transmission mystique ou simplement d’assistance spirituelle.

Là réside l’intérêt des restitutions. Il l’emporte sur celui de « livres » recomposés à partir de lettres – pratique courante de l’époque - ou rédigés comme tels à l’intention d’un cercle élargi. De plus des lettres discrètement échangées sont protégées des censures et des Inquisitions - le Chrétien intérieur de Monsieur de Bernières, les Moyen court et Torrents de Madame Guyon, furent lus et appréciés, mais condamnés.

Intérêt moindre d’ouvrages adressés à un plus grand nombre : l’autocensure est pratiquée au dix-septième siècle par tout auteur d’ouvrage destiné à un public dont des Approbations sont requises chez les éditeurs du « Roi Très Chrétien » ; la réécriture admise à l’époque est honnêtement et naïvement avouée par Louis François d’Argentan le « co-rédacteur » capucin du Chrétien intérieur.

Des omissions s’imposent chez l’éditeur disciple Pierre Poiret, car étranger et protestant, il lui fallait protéger les correspondants (et ses informateurs) en supprimant noms et indices personnels. Le « sauveur » de Guyon et de Bertot fut malgré ses précautions critiqué par des disciples français catholiques pour des projets heureusement menés à terme, dont l’édition d’uneVie par elle-même peu hagiographique.

Les conditions que je viens d’évoquer compliquent la tâche d’identification des destinataires de lettres et rendent certains choix problématiques. Je propose le huitième des trois corpus qui couvrent environ six mille pages1 augmenté de quelques emprunts à d’autres sources.

Au plan « qualitatif » :

Bernières (1601-1659) est remarquable par son élan spirituel qui l’a mené de la révérence devant la grandeur de Dieu à l’abandon au flux de la grâce.

Bertot (1620-1681) est remarquable par sa solide et exigeante « foi nue » qu’il illustre par analogies empruntées à la nature normande. C’est le plus dense et exigeant des directeurs.

Madame Guyon (1648-1717) est remarquable par sa vitalité et sa simplicité qui n’exclut pas une fine psychologie.

Ces trois pôles sont entourés d’une pléiade de mystiques accomplis moins favorisés dans leurs possibilités expressives.

Se détachent l’autorité du fondateur franciscain Chrysostome (1595-1646), l’immense correspondance de Mère Mectilde (1614-1698) dont je eite des extraits, Fénelon (1652-1715) génie littéraire oublié du point de vue mystique.

Ils sont ici présents en une succession chronologique comportant des « dialogues ». Seule Marie de l’Incarnation excentrée en Nouvelle-France n’est guère justement représentée - les longues missives échangées avec Bernières demeurent introuvables2.

Résumé commun à tous d’une même même filiation : le pur amour est vécu par abandon de la volonté propre non de soi-même, mais par action de la grâce reçue en passiveté. L’exigence est très forte, mais tout intérieure et sans ascèse visible. Elle est affirmée avec humilité chez Bernières, avec force chez l’abrupt Bertot, plus voilée mais sans compromis possible chez la souple Guyon.

Ces témoignages montrent un souci constant des besoins de leurs compagnons. Il suffit à chacun de répondre à tout besoin d’éclaircissement et de présence.

Intérêt d’un “ dossier de lettres ”

Raisons diverses :

1. L’époque mystique qui nous est la moins lointaine est française : elle succède à la flamande du quatorzième siècle et à l’espagnole du seizième. Aux dix-septième et dix-huitième siècles le français domine en tous lieux – mais pour moins de deux siècles3.

2. En époque inquisitoriale – en tous siècles avant les deux plus récents - les textes à visée collective sont censurés (en Hollande, espace d’ouverture, Spinoza ne publie pas mais entretient ses amis). L’échange discret de lettres est l’expression écrite compatible avec une paix nécessaire au penser.

3. Les correspondances privées respectent diversités et minorités, donc l’originalité des rares mystiques au sein d’une majorité religieuse à laquelle s’adapte une littérature d’opuscules et de traités. Ce sont des signaux. Les lanternes seront plus largement découvertes au siècle suivant des Lumières.

4. En général on n’a pas conservé de dialogues entre mystiques. Soit par effet grossissant où seul est respecté le très saint ou le grand fondateur devenu émetteur textuel par nécessité — ce qui entraîne l’absence de correspondance passive. Soit par destruction par peur, cas des lettres de Jean de la Croix. Soit par auto-destruction - hypothèse bénigne - pour Madame Acarie, la première Marie de l’Incarnation.

Soit parce que la reconnaissance improbable ne s’est pas produite : Marie Guyart, seconde Marie de l’Incarnation dite « du Canada » n’est sauvée que par son fils d’outre océan; Madame Guyon est sauvée par l’éditeur protestant Poiret, disciple qui ne pourra lui rendre visite.

Très généralement les correspondances ne conservent pas les pièces passives (de correspondants obscurs) — sauf au sein d’une filiation qui tient à garder pour formation vivante un dialogue questions-réponses (pour premier exemple : Chrysotome et ses dirigé(e)s — Bertot et Guyon).

5. L’extraordinaire s’est cependant produit et il s’est répété quatre fois ! Toute une littérature reliant les animateurs de la tradition mystique Chrysostome – Bernières et Mectilde – Bertot – Guyon – Fénelon, Poiret, etc. Et l’on a les chaînons qui les unissent, en dialogues Chr.-B., B.-Bt, Bt-G., G.-Fénelon, etc.

6. Les Corpus B., Bt, G. ont été transmis parce que tout autre appui visible manquait : Jean de B. et sa sœur Jourdaine de B., Guyon, Poiret ont été très conscients des sauvetages à mener d’urgence. Ils ont œuvré pour éviter la disparition d’une vie mystique menée en commun4.

7.L’histoire de ces sauvetages reste à conter : Bernières préserve « notre bon père » Chrysostome, la sœur Jourdaine de B. préserve son frère, Guyon préserve Bertot, Poiret préserve (tout !) Guyon, les bénédictines « filles » de Mectilde sauvent cette dernière (avec une pincée de Bernières). Cas unique d’une « conspiration » réussie : le « devoir de mémoire » est accompli en réponse typique d’une minorité persécutée. Reste à dater, bibliographer...

8. Ce « Trésor de langue sauvée » à défaut d’un efficace direct exercé de coeur à coeur s’avère indépendant de théorie théologique, constitué de simples rapports entre individus. Donc n’appréciable qu’en un aujourd’hui où l’on favorise vécu à croyance.

9. C’est sans réaliser leur importance, mais sensibilisés par les rencontres de textes « pratiques » plutôt que théoriques que se sont assemblé les trois corpus principaux ; Guyon d’abord, publié ; Bernières en attente de publication ; Bertot à mes yeux le plus dense qui ne le sera pas à court terme par défaut de surface (d’expression littéraire).

Soit : Guyon correspondances I II III (2003-2005) 2500 p., Bertot (2005 puis 2018) 500 puis 2000 p., Bernières (2019 en épaulant dom Éric de Reviers) 1500 p.

À ces nœuds de la filiation, au tronc de l’arbre s’adjoignent de belles branches disponibles : celle de Fénelon appréciée par tous, les littéraires comme les spirituels ; celle de Mectilde, sauvée par ses « filles », actuellement disponible ; restitutions opérées pour Chrysostome, pour Lacombe, pour les ducs « cis », Poiret et les écossais « trans ».

10. Cette littérature « sensible au cœur » donne valeur au travail d’érudition même si elle ne s’adresse pas à ce corps de métier.

Son socle de premier niveau est disponible.

Les restitutions souvent intégrales de tels directoires mystiques permettent de proposer/de retrouver/d’exposer les grandes lignes d’une voie mystique commune.

§

Ce qui fut sauvé par Jourdaine sœur de Bernières puis par l’éditeur Poiret et les disciples de Madame Guyon sont disponibles : bibliographie en fin de volume.

Mr de Bernières à diverses personnes

Adressées à divers correspondants. Lettres souvent reproduites partiellement5. Je commence par rappeler...

Les événements importants dans la vie de Jean de Bernières

1602 naissance de Jean de Bernières

1631 début de la construction du couvent des ursulines. Jourdaine de Bernières (1596-1670) en sera la supérieure 

Épidémie à Caen, Jean Eudes (1601-1680) vit dans son tonneau.

Jean de B. reprend la charge de son Père de Trésorier de Caen qu’il assurera jusqu’en 1653

1634 Jean de B. et Jean Eudes fondent une maison pour les filles repenties

1638 début de correspondance (perdue) avec l’ursuline Marie de l’Incarnation (1599-1672) à Tours

1639 B. accompagnent Mme de la Peltrie et de Marie de l’Incarnation. Après un passage à Paris, elles s’embarquent le 4 mai de Dieppe vers la Nouvelle-France

1644 à 1646 Jean Eudes persécuté est aidé par le « chrétien parfait » Gaston de Renty (1611-1649)

1646 † de « notre bon Père Chrysostome » (Jean-Chrysostome de Saint-Lô, du Tiers Ordre régulier franciscain)

Début de la construction de l’Ermitage, maison d’accueil achevée trois ans plus tard. B. y habitera.

1647 B. en voyage à Rouen où se trouve Mectilde (1614-1698). Il voyage parfois ailleurs durant les années suivantes

1649 † de Renty le 24 avril

B. prend la direction de la Compagnie du Saint-Sacrement de Caen

1652 guerre civile à Paris

1655 établissement de la « maison de charité » de la Compagnie de Caen

Jean Eudes note les « dits » de « sœur Marie » [M. des Vallées] lors de séjours à Coutances. Il est en compagnie de B. et d’autres.

Le futur évêque de Québec Laval à l’Ermitage (François de Montmorency — Laval, 1623-1708)

1656 † de Marie des Vallées

Conflit avec des jansénistes ; conflit entre les ermites et l’Oratoire jansénisant

1658 Du Four à la porte du couvent des ursulines

1659 † de Bernières le 3 mai

1660 pamphlet de Du Four ; interdiction jetée sur le couvent des ursulines

1689 Le Chrétien intérieur traduit en italien est condamné.

1692 Les Œuvres spirituelles traduites en italien sont condamnées.

Titres, sigles, corps de caractères

Le début de chaque pièce, lettre complète ou extrait préservé comme maxime est précédé par un repérage par sigle, date, un titre choisi pour être explicite ou d’un incipit de la lettre.

Sigles :

M : Maximes

M 1 : vie purgative, M 2 : vie illuminative, M 3 : vie unitive

Par exemple : « Janvier 1641 M 1, 27 (1.3.9) » = Maxime 27e de vie purgative (27 obtenu par sommation des références données pour les Maximes sous deux niveaux, ici § I, 5 +§2, 13 +§3, 9). Nous indiquons donc à la suite la séquence « (1.3.9) » qui permet de retrouver le texte dans une édition ancienne.

L : Lettre

L* : Lettre ajoutée aux œuvres spirituelles

L1 : Lettre vie purgative

L2 : Lettre vie illuminative

L3 : Lettre vie unitive

Chr. Int. III, 5 : Chrétien Intérieur, livre III, chapitre 5.

Int. Chr. III, 5 : Intérieur Chrétien, livre III, chapitre 5.

Dans les notes de bas de page, les citations bibliques sont empruntées à la Bible de Jérusalem.


      1. 6 Mars 1646 L 1,27 Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. — Dieu tout seul suffit à l’âme, puisqu’il est suffisant à soi-même…

6 mars 46 Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. […] ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : «Courage, notre cher Frère; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs! Tendez à la pureté vers Dieu.»

M. Dieu tout seul suffit à l’âme, puisqu’il est suffisant à soi-même. Si nous étions établis comme il faut, dans le pur amour, nous ne voudrions rien posséder avec Dieu, crainte de le posséder moins purement. Mais parce que nous avons des attaches secrètes aux lumières, aux goûts et à la félicité sensible, quand Dieu demeure seul dans nos cœurs, nous ne pouvons être satisfaits, si nous ne sentons la satisfaction de sa présence. Que toutes vos peines cessent, et au lieu de crier miséricorde comme si Dieu vous abandonnait, que votre âme magnifie le Seigneur, et qu’elle se réjouisse en lui seul. Car Il fait de grandes choses en vous en cet état de souffrances intérieures. Il y opère par une Providence spéciale la pureté de son amour, dont le moindre degré vaut mieux que la possession de toutes les créatures.

À la lecture de vos lettres j’ai remercié la divine Bonté des faveurs qu’elle vous départit au travers de toutes ces angoisses et obscurités d’esprit. Et je vous avoue qu’au lieu de vous soulager, si je pouvais augmenter vos peines, je le ferais pour donner lieu de croître en la pureté d’amour. Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. N’attendez de moi que de véritables effets d’amitié et non de vaines tendresses.

[…] Je vous avoue, ma chère sœur que depuis peu, je conçois beaucoup de choses de la vie dont je parle. Vous en avez l’expérience. C’est pourquoi je ne vous en dis pas davantage, si non qu’il faut une rare fidélité pour mener sans discontinuation une si belle vie. C’est ce que nous apprenait notre très cher père6, par toutes les maximes7 de perfection qu’il nous a laissées : de tendre à l’abjection, à la solitude, à la mort de toutes choses, d’anéantir en nous tout esprit humain et mondain, de ne vouloir que Dieu et la croix. Ma très chère sœur, ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : «Courage, notre cher Frère; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs! Tendez à la pureté vers Dieu.» Je finirai de même cette lettre. Encourageons-nous les uns les autres pour cet effet. N’ayons rien de réservé et soyons dans une pleine et entière communication de nos dispositions et des grâces que Dieu nous fera, avec simplicité et sans réflexion. Et puis quel moyen de prendre conseil les uns des autres sans cela? […]

      1. Janvier1647 L 1, 37 J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. — Ma très chère sœur, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots…8

Ma très chère sœur9, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots que je m’y veux contraindre, mon mal m’en ayant empêché et ma fièvre ne me permettant aucun travail. Vos chères lettres m’ont été rendues ce matin et m’ont beaucoup consolé. J’adorais peu auparavant l’Essence divine et les infinies perfections de Dieu. Je commence à sortir de mon état où j’ai été plus de cinq semaines. Mon corps qui se corrompait appesantissait mon âme ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant et à une entière impuissance de connaître et d’aimer Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas. Et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant et de la profondeur de la misère et de l’impuissance d’une âme que Dieu délaisse et qu’Il laisse à elle-même. Ce seul sentiment occupait mon âme, et mon néant m’était, ce me semble, connu plus par une certaine expérience que par une abondance de lumière. Jusques à ce que Dieu mette l’âme en cet état elle ne connaît pas bien son infirmité, elle découvre mille fausses opinions et estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments, de ses faveurs. Elle voit qu’elle y avait un appui secret et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, et que rien ne retourne comme auparavant. Ce qui s’est passé en moi sont des effets d’une maladie naturelle qui néanmoins m’ont réduit au néant et beaucoup humilié. J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. Et vous ne croiriez pas qu’une âme qui connaît Dieu et qui a reçu tant de témoignages sensibles de son Amour entrât dans une si grande et si longue privation d’Amour actuel, par pure infidélité et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement. Quelle différence de ma dernière maladie à la présente. Mon âme était dans celle-là toute enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison, mais les lumières d’icelles et les douceurs empêchent qu’on ne la voie comme il faut. Dieu la fait sentir quelquefois et toucher comme palpablement par l’accablement qui arrive à l’âme. Il ne régnait en moi que des sentiments d’impatience. Par la grâce de Dieu, je n’y consentais pas toujours, mais je n’étais plein que de cela10.

15 février 1647 L 2, 35 Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions.

[…] Sans doute, ma très chère sœur, que ce me serait grande consolation que vous fussiez ici, afin que nous puissions parler de ce que nous avions ouï dire à notre bon Père [Chrysostome] et nous entretenir de ses saintes Maximes, en la pratique desquelles l’âme se nourrit et se perfectionne! Mais il faut vouloir ce que Dieu veut, et quoi que vous soyez très éloignée de moi, vous ne laisserez pas d’être toujours ma très chère sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis, que de nous faire enfants d’un même Père11, et d’un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu, quand elle est dissipée, et anime mon courage à puissamment travailler à la bonne vertu? J’avoue que tant plus j’examine les actions que je lui ai vu faire, ses pensées, et ses desseins, je n’y vois rien que de très dégagé du monde, et de l’esprit humain rien que de très pur, et conforme à l’Esprit de Jésus-Christ, qui sans doute le possédait. Mais, ma très chère sœur, n’aurons-nous jamais son portrait? Que j’ai grand désir de le voir!

Or pour vous dire deux mots de mes misères, elles sont très grandes, et je vous supplie de bien prier Notre Seigneur pour moi. Que je ne me relâche point dans l’infirmité, qui est un état dangereux à une âme faible, et qui n’est pas tout à fait habituée dans la vertu. J’ai connu clairement mon néant dans ma dernière maladie. J’ai vu mon peu de vertu et la profondeur de ma faiblesse. Je ne vous saurais dire comme j’étais disposé. Mais mon esprit était aussi accablé que mon corps, et presque dans une insensibilité et oubli de Dieu. Je ne sentais plus cette vigueur que mon âme avait dans mes autres maladies12. Les lumières, vues, et sentiments m’ayant quitté, et tout m’étant ôté, sans le pouvoir recouvrer, j’étais délaissé à moi-même, et je n’avais d’autre sentiment que celui de mon néant et de mon infirmité. Dans cet état je touchai du doigt ma misère extrême, et ne pouvant dire autre parole, sinon, «redactus sum ad nihilum 13», j’ai été réduit au néant. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait; que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait. Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmée dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même. […]

      1. 12 Septembre 1647 M 3,25 En présence de Dieu tout s’évanouit comme un songe.

Ce rayon de lumière divine cause encore une grande surprise dans l’âme touchant l’aveuglement des hommes qui ne pensent à rien moins qu’à Dieu. Je ne m’étonne point qu’une âme qui pense avec application à l’éternité de Dieu, ne s’aperçoive pas du temps qu’elle est en l’oraison ; non plus que quand la grandeur de Dieu ou ses autres perfections l’occupent, les choses qui se passent ici-bas, ne lui semblent que des songes, et toutes les créatures que des néants14. Bref, une âme fortement mue de Dieu ne pense rien voir que Lui, en la présence duquel tout s’évanouit comme un songe, et disparaît.

      1. 12 Septembre 1647 M 3,49 Dialogue de l’âme avec le Bien Aimé.

[…] Que ce commerce est réel et admirable! L’âme n’emprunte point de paroles tirées des images, et des fantômes des créatures pour parler à l’Époux; mais elle parle par les infusions qu’elle reçoit de Lui immédiatement15.

      1. 28 Septembre 1647 M 2,26 L’abandon à la Providence.

L’abandon à la Providence n’empêche pas que l’on se donne ordre aux affaires, et qu’on n’épargne ses peines pour éviter les dangers et les pertes quand il le faut. Mais ce doit être comme cette digne Mère de Chantal. Car si quelque malheur arrivait contre sa volonté humaine, elle s’arrêtait si absolument sur l’ordonnance et la conduite de Dieu, qu’elle y abîmait sa pensée. Pratiquant cette leçon de ne regarder jamais les causes secondes en ce qui arrive, mais uniquement cette première et universelle, qui dans les accidents qui traversent notre vie, dispose de tout souverainement16.

      1. 20 Janvier 1648 M 2 147 Dieu veut avoir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison.

Dieu veut voir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison, et des personnes qui ne servent de rien, si ce n’est à faire voir ses bontés et ses magnificences, comme il arrive chez des grands seigneurs qui souffrent assez souvent des personnes manger leur bien, seulement pour faire voir qu’ils sont riches et puissants. Je me réjouis de donner sujet à Dieu de faire voir ses bontés en moi qui suis inutile en sa maison, et je ne doute point qu’il n’y ait dans le ciel beaucoup d’âmes qui n’auront rendu à Dieu que fort peu de service sur la terre, et qu’il fera vivre éternellement dans la maison de sa gloire par pure bonté, et charité. […]

      1. 1648 L 2,1 Quand l’on ne veut que Dieu et son bon plaisir, l’on se sent paisible et content en tous les états. — Je n’ai pu vous écrire plus tôt les deux mots qui suivent…

[…] Dieu ne vous manquera pas, pauvre créature. Qu’est-ce que vous gagnerez de vous tenir tant dans vous-même? Quittez-vous vous-même17 le plus tôt que vous pourrez, et après avoir essuyé quelques craintes et peines qui vous viendront sur cet abandon parfait, vous marcherez dans les voies de Dieu d’un autre air que vous ne faisiez, et vous trouverez bientôt la région de paix. […]

      1. Mars 1649 M 3,26 La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu.

La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures18. Jusques à ce que l’âme en soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux centre. C’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce, pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité. Durant qu’elle demeurera dans ses propres opérations, quoique bonnes et utiles en certain temps, voire même nécessaires, lorsque l’on n’est pas capable de plus hautes pratiques, elle ne parviendra jamais à cet état de la pure union avec Dieu, qui se fait d’une manière qui ne tombe point sous les sens19.

      1. Mars 1649 M 3,28 L’âme devient un même esprit avec Lui.

L’âme ainsi perdue est tout abandonnée entre les mains de Dieu qui fait en elle est par elle tout ce qui Lui plaît. Elle est dans une soumission continuelle au regard de son bon plaisir et n’opère qu’autant qu’elle est appliquée par l’opération divine. Cette perte la rend plus capable d’opérer hautement, que si elle était encore engagée dans la manière commune d’agir20. C’est donc par cette perte que l’âme se trouve bien établie en Dieu, et qu’elle y fait sa demeure; ou plutôt qu’elle devient un même esprit avec Lui.

      1. 20 Janvier 1650 M 3,31 La grande passivité de l’âme doit être de posséder Dieu en son fond par anéantissement.

La grande passivité de l’âme doit être de posséder Dieu en son fond par anéantissement, et non par aucune créature, puisque ce serait encore un milieu entre Dieu et l’âme qui empêcherait que son union ne fût pure et immédiate, à laquelle union l’âme de cet état est appelée. Et c’est ce qu’il veut d’elle, afin qu’elle soit contente de Lui seul, le possédant par anéantissement. Cet anéantissement ne s’opère que par une entière nudité de toutes choses, à laquelle l’âme n’étant point accoutumée, quand elle s’y trouve, elle croit n’avoir rien, et cependant elle a Dieu en vérité. Qu’elle sache donc que Dieu l’ayant une fois mise dans ce pur état d’anéantissement, elle n’a rien. Et si elle a tout, elle n’a rien, puisqu’elle est dans la privation de toutes les créatures. Et elle a tout, puisqu’elle a Dieu en esprit et vérité.

      1. Avril 1650 M 3,42 On ne connaît le goût de Dieu qu’en Dieu même.

Ici semble commencer la vraie transformation en Dieu, qui seule peut contenter une âme qui en a eu l’expérience. Parce que son goût devient si délicat et si spirituel, qu’elle ne peut plus goûter les créatures dans la lumière qu’elle reçoit de leur bassesse, qui lui semble infinie en comparaison du Souverain Bien. Il n’est pas possible d’entendre ceci que par l’expérience, et l’on ne connaît jamais le goût de Dieu qu’en Dieu même, et par sa divine prévenance21. Dieu est goûté à la vérité dans les créatures, et par les créatures; mais ce n’est rien en comparaison de la manière essentielle dont je parle, et dont l’âme n’est capable que par la pure transformation.

      1. Mai 1650 M 3,75 L’union essentielle où l’âme jouit de Dieu.

À moins que d’en avoir eu l’expérience, il est impossible d’entendre en quelle manière l’âme au-dessus d’elle-même connaît Dieu sans le connaître, le goûte sans le goûter et le possède sans le posséder. Cela est si pur que l’esprit humain n’y peut atteindre; tout y est plein de ténèbres pour lui. Il faut bien concevoir que quand l’intelligence ou la pointe de l’âme est unie immédiatement à l’essence divine par la foi nue, c’est l’union essentielle où l’âme jouit de Dieu, le possède et y est abîmée d’une manière qui ne se peut expliquer, sinon par quelques effets qui en résultent22. Les autres portions de l’âme sont capables des effets de Dieu, mais non pas de Dieu qui ne peut faire son séjour qu’en cette pure intelligence.


Mai 1650 M 3,76 Distinguer union essentielle et union accidentelle.

En l’union accidentelle l’âme reçoit beaucoup de communications en son esprit et en ses sens, qui découlent de l’essence divine participée en l’âme d’une manière ineffable. Mais souvent cela se fait dans la circonférence de l’esprit humain avec les activités ordinaires. Mais dans l’union et l’oraison essentielle, l’âme est tout à fait au-dessus de l’esprit humain, et Dieu ne lui communique qu’une connaissance inconcevable qui l’abîme et qui la perd en Dieu; la submergeant dans cet océan infini de grandeurs, où elle ne regarde et ne voit que Dieu seul principalement et uniquement; laissant néanmoins en toute passivité remplir son esprit et ses sens de tout ce que Dieu lui veut communiquer, autant et en la manière qu’ils en sont capables. Et c’est ce qu’on appelle béatitude essentielle de l’homme spirituel en cette vie23.

      1. 1651 L 2,54 — Dieu seul doit suffire à une âme morte et anéantie…

[…] Il me fait cette miséricorde qu’il me semble que je n’ai attache à aucune créature, et que je n’ai besoin d’elles pour ma conduite intérieure; aussi je n’en cherche pas une. Je reçois néanmoins avec humilité, quand la divine Providence le veut ainsi, les bons avis que l’on me donne quelquefois sans que je les cherche. Celui-là seul connaît la solitude admirable que l’âme a en son Dieu qui la rend indépendante de tout ce qui n’est point Lui. Qui en a l’expérience, et cette expérience lui apporte tant de richesses et tant de biens qu’il ne le peut exprimer ni le veut aussi, puisque sa capacité étant toute pleine de Dieu, elle n’a de vue ni d’affection que pour Lui seul. Au commencement que nous parlions de la voie mystique, je ne pensais pas, ni ne concevais pas ce que Dieu y opère. […]

      1. 1652 M 2 171 — Si votre âme durant l’oraison est sans pensées et sans sentiments, ne vous en mettez point en peine…

Si votre âme durant l’oraison est sans pensées et sans sentiments, ne vous en mettez point en peine, demeurez en cet état de stupidité intérieure. Il est ce semble, sans pensées et sans sentiments; il n’est pas pourtant sans connaissance et sans amour, puisque la foi est la pure lumière qui vous illumine, et qui vous unit à Dieu. L’esprit humain qui est captivé et obscurci en cet état croit n’avoir rien, et cependant il a tout ce qu’il doit avoir, puisqu’il est en repos, en paix, et en union, quoique d’une manière insensible, et imperceptible24. […]

      1. 1653 L 3,39 De la vie cachée avec Jésus Christ en Dieu. — J’ai reçu grande joie d’apprendre des nouvelles de votre santé…

[…] C’est un état de pauvreté qui contient toutes les richesses, parce que l’on y vit de Dieu en Dieu, et l’on s’y trouve tellement perdu, que l’on ne se retrouve jamais. Si vous saviez combien il est rare d’entrer dans la vérité et dans la réalité de cet état, vous ne vous étonneriez pas des souffrances qu’il faut porter afin d’y arriver. […]

      1. 1653 L 3,18 S’accoutumer à faire l’oraison avec la pure lumière de la foi. — Je vous dirai qu’il ne faut pas s’étonner des oppositions et contradictions…

[…] La foi est un rayon divin qui subsiste en sa pureté, au milieu des brouilleries et inquiétudes de nos sens, et qui nous tient unis à Dieu d’une manière spirituelle et non sensible, qui est plus véritable et réelle qu’elle n’est aperçue ou ressentie. Aussi qui veut habiter la région du pur esprit et quitter le procédé des sens, il faut s’accoutumer à faire l’oraison avec la pure lumière de la foi. Le rayon du soleil naturel demeure en sa pureté au milieu de la bouillie. […]

      1. 1653 L 3,40 Dans la voie passive de l’anéantissement. — Depuis que Dieu par sa miséricorde a introduit l’âme dans la voie passive de l’anéantissement…

M. Depuis que Dieu par sa miséricorde a introduit l’âme dans la voie passive de l’anéantissement, et qu’elle y demeure fidèle, tout ce qui se passe en elle, c’est son divin Esprit qui l’opère ou qui le permet25. Soit qu’elle chemine dans les ténèbres ou dans la lumière, qu’elle ait des tentations ou des consolations […]

      1. 1653 L 3,51 Dieu est mon âme et mon âme est Dieu. — Pour le présent il me semble que Dieu est mon seul intérieur…

[…] Enfin je ne me puis mieux expliquer, sinon que Dieu est mon âme, ou mon âme est Dieu, pour ainsi parler, et ensuite ma vie et mon opération. […]

      1. 10 Février 1653 M 2 172 Cette sacrée obscurité est plus claire que la lumière même.

Quand l’âme est parvenue à un degré d’oraison où l’esprit humain se trouve perdu dans l’abîme obscur de la foi, elle y doit demeurer en assurance. Car cette sacrée obscurité est plus claire que la lumière même, et cette ignorance est plus savante que la science. Mais la mort de l’esprit humain est rare, et c’est une grâce que Dieu ne fait pas à tout le monde. Il faut passer par plusieurs angoisses, et souffrir plusieurs agonies […]

      1. 24 Avril 1653 L 3,29 Qui vit en Dieu seul, voit en Dieu ses amis. — Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections…

M26. Jésus Ressuscité soit notre unique vie. Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections, et que si je vous écris rarement, c’est que je ne crois pas que notre union ait besoin pour se conserver de tous ces témoignages de bienveillance. Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, et qu’anéantis à nous-mêmes nous ne vivions plus qu’en Dieu seul ; lequel ensuite est notre amour et notre union. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en Lui, et comme Dieu, il est partout, il les possède partout. Toutes les vicissitudes, et tous les témoignages d’affection que nous nous rendons par l’entremise des sens, sont bons pour ceux qui vivent dans les sens, ils ne peuvent s’en passer. Mais l’expérience fait connaître, que quiconque a trouvé Dieu en quittant les sens, il trouve tout en Lui. Et il est sans comparaison plus agréable d’en user de cette sorte, qu’autrement. C’est mal juger d’une personne de croire qu’elle oublie ses amis pour ne leur écrire point. Les âmes qui vivent en Dieu ont des intelligences si secrètes et une manière de se communiquer si admirable, que cela ne se comprend que par l’expérience. […]

      1. 4 Mai 1653 L 2,13 — Monsieur de Renti était mon intime ami.

Mon Révérend Père, Monsieur de Renti27 était mon intime ami. J’avais avec lui des liaisons très étroites, ce qui me met dans la confusion d’avoir si peu profité en sa compagnie. Quand il mourut, je ne pus jamais en avoir aucun sentiment de tristesse; au contraire mon âme en fût toute parfumée d’une bonne odeur que je ne puis dire, et remplie d’une joie même sensible, avec une assurance certaine de sa béatitude. Quoi qu’il soit mort, je me sens encore plus uni à lui que jamais, et me semble avoir autant de familiarité avec lui. Si j’étais assez fidèle à demeurer perdu en Dieu, je l’y trouverais encore mieux. […]

      1. Juillet 1653 L 3,22 Il y a différents états dans la voie mystique. — Je viens de recevoir vos dernières. Pour réponse…

[…] C’est un des principaux avantages de cette voie, que l’on y acquiert les vertus sans réflexion et sans peine. Hors de cette oraison, l’on travaille beaucoup et l’on gagne peu. […]

      1. 26 Août 1653 L 2,52 Dieu seul, Lui-même, doit être l’âme de votre âme. — Vos dernières me font connaître plus clairement que jamais votre grande vocation au parfait anéantissement…

[…] Dieu seul, Lui-même, doit être l’âme de votre âme, et la vie de votre vie, et ensuite la source de tous vos mouvements intérieurs et extérieurs. Vous expérimenterez avec le temps que votre intérieur fera plus, étant abîmé en Dieu. La lumière divine l’anéantissant ou transformant en Dieu. […] Le P. N. a l’esprit rempli de plusieurs beaux meubles pour y loger Dieu. Il faut qu’il en jette une bonne partie par la fenêtre. C’est-à-dire que s’il lui restait quelques affections, il les doit anéantir. Le cabinet de Dieu doit être tout nu. Aucune créature ne le doit parer. Il fait que N. aille peu à peu au dénuement. Je laisse à votre prudence de lui dire ce que je vous mande, ou non.

      1. 7 Septembre 1653 L 2,27 Quand Dieu devient l’âme de notre âme. — Touchant la déclaration que vous me faites de votre oraison, ma lumière est petite…

[…] L’on reçoit une liberté si parfaite que l’on vaque à l’extérieur sans contrainte, et sans extraversion. L’on ne craint pas même l’épanchement au-dehors à parler pour secourir le prochain, quand l’établissement du fond est solide […]

L’on m’a dit depuis peu qu’un bon Père Jésuite assista à la mort de Madame de Chantal. Et comme cette âme était toute perdue en Dieu, et ensuite dans un profond silence intérieur et extérieur, ce bon Père crût qu’il fallait savoir son état pour l’aider en ce passage si important. Et lui demandant : «ma Mère, où estes vous à présent?» — «Je suis, répondit-elle, où j’étais il y a quinze ans.» — «Et où étiez-vous?» — «J’étais dans la perte en Dieu.» […]

      1. 1654 L 3,34 Le secret de la parfaite union avec Dieu. — Pour répondre à votre dernière, je vous dirai dans ma simplicité et liberté ordinaire…

M. Jésus soit notre unique et seul appui. Pour répondre à votre dernière, je vous dirai dans ma simplicité et liberté ordinaire, qu’il est vrai qu’il semble que j’ai été d’intelligence avec Dieu pour ne vous donner aucune consolation, puisqu’en effet je ne vous ai pas écrit depuis plusieurs mois; ne sachant pas comme cela est arrivé, car j’en avais et l’intention et l’affection. Je ne vous crois pas encore assez établi dans la voie de Dieu, pour vous priver de tout secours et de tout appui. C’est pourquoi je ne l’ai pas fait exprès; mais je pense que Dieu l’a ainsi permis pour vous faire avancer à grands pas dans la pure oraison qui consiste à posséder Dieu dans un parfait anéantissement. […] Je suis bien aise que vous goûtiez l’oraison sans la goûter, puisque vous êtes résolu de la continuer, non seulement jusqu’à Pâque, mais d’ici à six ans. Donnez-moi de vos nouvelles à Pâque, et je vous dirai mon avis pour la continuation de votre oraison. Car il faut suivre l’ordre de Dieu qui doit être notre unique prétention. Je ne doute point que votre tristesse et vos soupirs ne procèdent de l’aversion que vous avez contre les tentations qui vous importunent. C’est une excellente ignorance que de ne se regarder point soi-même. […]

      1. 29 Mars 1654 L’esprit de notre petit Ermitage. — J’ai reçu vos dernières qui m’ont donné grande consolation…

[…] Il est si facile de sortir du néant pour être quelque chose, que la plus grande miséricorde que Dieu fasse à une âme en la terre, c’est de la mettre dans le néant, de l’y faire vivre et mourir. Dans ce néant Dieu se cache, et quiconque demeure dans ce bienheureux néant, trouve Dieu et se transforme en Lui ! Mais ce néant ne consiste pas seulement à avoir aucune attache aux choses du monde, mais à être hors de soi-même; c’est à dire, hors de son propre esprit et sa propre vie. C’est Dieu seul qui fait ce grand coup de grâce, et c’est de sa pure miséricorde que nous devons attendre cet heureux état dont les grandeurs et les biens immuables ne se connaîtront que dans l’éternité. Si les âmes avaient un peu de lumière, toutes leurs prétentions ne seraient qu’à être réduites à ce néant divin. […]

      1. 30 Mars 1654 L 3,4 N’avoir rien, c’est avoir tout. — Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen…

[…] Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen, et que notre union s’établit et s’affermit dans le fond de l’âme, aussi bien de loin que de près. […]

N’avoir rien, c’est avoir tout; et ne savoir rien, même que l’on soit devant Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile. À mesure que N. se détachera du monde et de soi-même, Dieu s’approchera de son âme. Il faut qu’elle demeure en sa sainte présence le plus doucement et simplement qu’elle pourra, afin de recevoir des grâces qui l’obligeront de plus en plus à être à Dieu. Quand on a une bonne volonté et qu’on ôte les empêchements que l’on reconnaît et qui étaient volontaires, il ne faut pas amuser son âme à faire des réflexions sur ses misères et ses pauvretés, mais plutôt l’occuper de la vue de Dieu, de Jésus-Christ, ou de quelqu’un de ses mystères, et se contenter souvent d’être en sa sainte présence. Quoique dans une obscurité et grande distraction l’âme est souvent aveugle et ne voit pas Dieu. Mais il lui doit suffire que Dieu la voit et qu’Il la regarde dans le dessein qu’elle a d’être toute à Lui.

      1. 19 Avril 1654 L 2,51 Il faut mourir auparavant que de vivre d’une nouvelle vie.­­ — Puisque Notre Seigneur vous a fait la grâce d’attirer votre âme à Lui par le moyen de la foi pure et nue…

[…] Je vous puis assurer que votre état est bon. Ne craignez rien; continuez avec fidélité à perdre votre âme en Dieu. C’est cette heureuse perte que vous ne concevez pas facilement. Je m’aperçois pourtant que vous l’expérimentez. Vivez donc toute perdue en Dieu, et faites ainsi toutes vos actions, sans vouloir exprimer dans votre intérieur des dispositions plus particulières ni des actes plus spécifiés. Si votre esprit humain a de la peine à goûter ce procédé, il ne faut pas être surprise, puisque cela ne lui est pas naturel, mais au-dessus de lui. Quant aux imperfections, que vous me mandez être en grand nombre, je vous prie de ne point faire beaucoup de réflexions volontaires dessus, pour les regarder, ni pour en délivrer votre âme; tenez-vous perdue, et unie à Dieu; il les anéantira toutes quand il lui plaira; le trop grand soin de notre pureté intérieure est souvent une impureté devant Dieu. Le divin Soleil éclairera vos ténèbres, et échauffera vos froideurs par ses divins rayons. N’apportez point seulement d’empêchement à sa divine lumière, et vous verrez que tout ira bien.

      1. 13 Mai 1654 L 3,6 Il n’y a qu’à Le laisser faire. — Je viens de recevoir vos dernières, et je sens mouvement d’y répondre tout présentement…

[…] Mais cet ouvrage est souvent si caché et inconnu, même aux personnes spirituelles, qu’en vérité elles font beaucoup souffrir, ne pouvant concevoir que ce soit une œuvre de Dieu, de ne pouvoir ni penser, ni rien dire de distinct et d’aperçu28. Les âmes qui sont en silence parlent suffisamment à ceux qui ont l’expérience des voies de Dieu29. Elles remarquent dans la mort la vie et dans le néant Dieu caché qui prend plaisir de les posséder d’une manière admirable, quoi que secrète et intime. Ma lumière est petite; néanmoins je ne craindrai pas à vous dire que vous ayez à demeurer en repos, et à être totalement passive aux opérations de Dieu. Si vous ne connaissez pas, soyez paisible dans votre ignorance, et vivez sans réflexions volontaires. Soyez attentive sans attention sensible et trop aperçue à vous laisser imprimer aux impressions divines. Il semble qu’il est fort aisé de conseiller une âme que Dieu conduit lui-même. Or il n’y a qu’à Le laisser faire. […]

      1. 19 Octobre 1654 L 3,60 Que l’Esprit de Dieu fasse son ouvrage à sa mode. — Vous m’obligez d’écrire quelque chose sur les dispositions de la bonne Mère B.…

[…] l’âme n’est pas au point de la perfection, qu’elle n’ait outrepassé tout ce qui n’est point Dieu pour arriver à Dieu même, et y vivre dans une nudité parfaite d’être, de vie et d’opération30. […]

      1. 20 Octobre 1654 L 2,25 Un abrégé de la voie mystique.

Dans toute cette élévation, l’âme expérimente qu’il faut qu’elle soit dénuée toujours d’affection des grâces sensibles, des lumières, et des sentiments […] Tout le secours que l’on peut rendre aux âmes qui sont déjà gratifiées de la grâce d’oraison est de leur donner de temps en temps quelques petits avis, pour les aider à ne point s’arrêter à ce qui n’est point Dieu. […]

L’oraison passive est divisée en deux. La première qui est active et passive toute ensemble, c’est à dire où tantôt l’âme agit, et tantôt laisse opérer Dieu en elle. La deuxième est celle qui est passive, et qui ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu qui commence à la conduire, ou plutôt à la porter vers Dieu, son Principe et sa dernière Fin. En cet état il faut laisser opérer Dieu, et recevoir tous les effets de sa sainte opération, par un tacite consentement dans le fond de l’âme. L’âme donc qui a expérience de cette conduite passive, se laisse tirer à l’opération divine. Le procédé que tient cette divine opération, c’est d’élever l’âme peu à peu des sens à l’esprit, et de l’esprit à Dieu, qui réside dans le fond.

Dans toute cette élévation, l’âme expérimente qu’il faut qu’elle soit dénuée toujours d’affection des grâces sensibles, des lumières, et des sentiments; et souvent Dieu, par un trait de sa Sagesse, la dépouille effectivement par des impuissances, des ténèbres, des stupidités, insensibilités que l’on doit souffrir et porter passivement, sans jamais rien faire pour en sortir. Dans ces souffrances, l’âme étant purifiée, est rendue capable d’un plus haut degré d’oraison. Son esprit étant rempli de dons de grâce et de lumières toutes spirituelles et intellectuelles, elle possède une paix admirable. Mais il faut qu’elle soit encore dépouillée de toutes ces faveurs31.

Pour cet effet Dieu augmente ses peines intérieures, et permet qu’il lui arrive des doutes et des incertitudes de son état, avec des obscurités en son esprit, si épaisses qu’elle ne voit et ne connaît plus rien. Elle ne goûte plus Dieu, étant suspendue entre le ciel et la terre. Cet état est une suspension intérieure, dans laquelle l’âme ne peut goûter rien de créé ni d’incréé. Elle est comme étouffée, et il ne faut pas qu’elle fasse rien pour se délivrer de ce bienheureux tourment, qui lui donne enfin la mort mystique et spirituelle, pour commencer une vie toute nouvelle en Dieu seul. Vie que l’on appelle d’anéantissement. La force du divin rayon l’ayant tirée hors d’elle-même et de tout le créé, pour la faire demeurer en Dieu seul. Cette demeure et cet établissement en Dieu est son oraison qui n’est pas dans la lumière ni dans les sentiments, mais dans les ténèbres insensibles, ou dans les sacrées obscurités de la foi, où Dieu habite. La fidélité consiste à vivre de cette vie si cachée en Dieu, et si inconnue aux sens, et porter en cet état toutes les peines et souffrances intérieures et extérieures qui peuvent arriver, sans chercher autre appui ni consolation que d’être en Dieu seul. La mort mystique est non seulement continuée, mais augmentée en cet état, et la vie divine prend accroissement32.

Les susdites ténèbres de la foi commencent à s’éclaircir, à découvrir à l’âme ce que Dieu est en soi, et tout ce qui est en Dieu33. C’est comme la première clarté que le soleil jette sur l’horizon, auparavant même le lever de l’aurore. Cette lumière est générale, tranquille, sereine, mais qui ne manifeste encore rien de distinct en Dieu, sinon après quelque temps passé. En suite de quoi on découvre Notre Seigneur Jésus-Christ dans l’abîme de la divinité, d’une manière admirable34; Le voyant comme dans la glace d’un miroir35, l’on voit quelque belle image qui est dans la chambre. Cette vision de Notre Seigneur Jésus-Christ ne se peut exprimer, et les sens ne la peuvent comprendre qu’avec des images sensibles. L’expérience fait goûter que ce n’est point l’image de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ même. Autrefois elle a reçu des notions de Jésus-Christ dans ses puissances pleines de faveurs et de clartés. Mais elle connaît bien que ce n’est pas cela dont elle jouit. Pour lors, Jésus-Christ commence à être la vie de son âme et le principe de tous les mouvements et opérations. […]

Ce qui embarrasse les âmes, c’est qu’elles s’imaginent n’avoir rien s’il n’est sensible et aperçu. […]

      1. 5 novembre 1654 L 1,46 Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. — Je connais un certain état d’anéantissement de la créature…

M. Je connais un certain état d’anéantissement de la créature, si parfait que si l’âme y pouvait arriver, elle vivrait, ce me semble, dans une grande pureté puisqu’elle vivrait hors d’elle-même et en quelque façon, ne serait plus elle-même ni n’opérerait plus elle-même, mais elle agirait en Dieu par Dieu même. Cette lumière me pénètre si fort que je ne puis prétendre à un autre état et je sens mon cœur si fortement touché d’y aspirer que je ne puis l’empêcher d’y tendre. Mais comme cet ouvrage est un pur effet de la miséricorde de Dieu, je demande le secours de vos saintes prières et de toutes les bonnes âmes que vous connaissez. Je sais bien que l’état dont je parle est un grand don de Dieu et qu’il ne se communique qu’après une longue fidélité. Tout cela ne me décourage point, sentant que mon âme y aspire et qu’on lui en donne le mouvement. Tous les ouvrages extérieurs et les emplois mêmes pour le salut des âmes, ne me semblent pas suffisants pour sanctifier parfaitement une personne si cet état d’anéantissement ne survient. Il est vrai que le travail dans de pareils emplois souvent presse Notre Seigneur de le donner. C’est un état passif qui met l’âme tout à fait entre les mains de Dieu pour en disposer selon sa sainte volonté, et en l’intérieur et en l’extérieur. Le Père N. est pour demeurer estropié en France si son mal de pied continue, au lieu d’aller en Canada souffrir le martyre. Et cependant, comme il est dans l’état d’anéantissement, tout cela lui est indifférent pourvu qu’il soit tout à Dieu, à la mode de Dieu et non à la sienne. On est longtemps à connaître que la perfection est au-dedans, non au dehors de l’âme, qu’elle consiste à n’être plus du tout propriétaire de sa volonté, de son jugement et de tout ce qui n’est point Dieu. Je me suis toujours conduit pour N. avec assez de réserve sans m’y appuyer totalement ce me semble. Ce n’est pas que je ne crois qu’il n’est pas trompé, mais je sais bien aussi qu’il ne faut pas publier indiscrètement ses sentiments sur ce sujet. Il y a de l’obscurité dans cette vie et l’on ne connaît rien avec évidence. Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. C’est elle que je veux suivre, et tout le reste me paraît douteux36.

      1. 11 Novembre 1654 L 3,41 Dieu est et vit, et cela me suffit. — Quand vraiment et réellement Jésus Christ est notre vie…

[…] Toutes ces expériences particulières qu’elle a eues autrefois, sont perdues et abîmées dans une unité si pure et si nue, qu’elle ne goûte rien en particulier37. Mais tout ce qui est Dieu est son fond, non pas éclairé, mais dans une obscurité divine; laquelle lui cachant tout, lui donne néanmoins tout d’une manière qu’elle ne peut dire. La faim que Jésus Christ fût sa vie et son tout, est cessée. Il ne lui reste qu’un abîme qui attire de plus en plus une plus grande plénitude de l’abîme de la divinité. Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état, qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être. Dieu est, et vit, et cela me suffit. Je n’ai plus tant d’effets de grâces dans mes puissances qu’à l’ordinaire, ni mes puissances ne goûtent plus rien qui sorte du fond. Il est, ce me semble, infiniment éloigné d’elles à présent.

C’est par le fond seul que je goûte le fond, et toute la divinité me paraît anéantir tout moi-même, sans rien distinguer, si c’est Jésus-Christ ou la sainte Trinité, ou la divine essence. Cette unité divine est à présent mon fond, mais si caché et si perdu, que je ne trouve plus rien, sinon que je me perde moi-même; et ensuite, je reçois mouvement pour agir et souffrir selon l’ordre de la Providence. Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire. Priez Notre Seigneur Jésus Christ de mettre en moi ce qu’Il lui plaira.

      1. 17 Mars 1655 L 3,24 On s’imagine qu’être en quiétude, c’est ne rien faire. — C’est une grande misère de ne point connaître qu’il ne faut pas toujours chercher Notre Seigneur…

[…] force d’oraison38. […]

3 Janvier 1656 L 3,13 Perte de l’âme en Dieu, la comparaison d’une rivière — Ma très chère Sœur, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup…

3 janv 56 quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre.

Ma très chère Sœur39, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup, apprenant de vos chères nouvelles. O que Notre Seigneur vous fait de miséricordes de vous donner un désir continuel de vous perdre et vous abîmer en Lui! c’est le seul ouvrage de sa main, car Lui seul nous retire de tout le créé et de tous les moyens humains, pour nous unir à Lui d’une manière inexplicable, mais néanmoins véritable et réelle40. […]

Pour cet effet nous prendrons la comparaison d’une rivière, par exemple la Seine. Laquelle va continuellement pour se perdre en la mer, mais quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre. Et puis quand elle est arrivée à la mer, alors on peut dire qu’elle est véritablement perdue, et qu’elle n’est plus puisque la mer seulement paraît41. […]

      1. 13 Août 1656 M 2 173 Il blesse d’une manière que Lui seul peut guérir. — Mon oraison a bien changé. Ce n’est plus qu’un exil ou un bannissement de Dieu…

Mon oraison a bien changé. Ce n’est plus qu’un exil ou un bannissement de Dieu; et non pas comme à l’ordinaire une union avec Lui. L’état de lumière et d’amour s’est évanoui, ce n’est pas pourtant ce qui m’afflige42. Car quand Il revient quelquefois Il ne me satisfait pas, puisque le fond de mon âme ressent une inclination vers Dieu qui ne peut être contentée que de Dieu même. Mais comme mes imperfections et mes infidélités ne me permettent pas de m’en approcher, je demeure dans des tristesses et dans une désolation que je ne puis exprimer. […]

      1. 10 Octobre 1656 L 3,47 En même temps, sa présence et son absence. — Votre dernière lettre m’a donné beaucoup de consolation et d’instruction…

M. […] Je me sens bien éloigné d’expérimenter les choses que Notre Seigneur vous communique. Mais un degré inférieur ne laisse pas de goûter un supérieur par je ne sais quelle union qui ne le peut exprimer. Je reconnais que votre chère âme est sans doute pénétrée de la lumière éternelle. J’espère qu’elle le sera encore davantage et d’une manière plus essentielle. Plus une âme se va perdant et abîmant, plus elle est transformée en Dieu. Et comme cette perte ne se fait que peu à peu, il faut aussi avec patience et longanimité attendre de la pure miséricorde de Dieu votre abîmement parfait et consommé.

Pour moi je suis toujours dans la même connaissance, que j’ai un fond de corruption infiniment opposé à Dieu. Ce qui fait, comme je vous ai témoigné par mes dernières, ma grande croix et un sujet de souffrances qui ne se peut déclarer. Cette divine présence réelle me cause une absence et un éloignement de Dieu découvrant mes impuretés, me semblant que je n’ai jamais été plus éloigné de Dieu que lorsque je l’ai expérimenté plus proche. En un même moment je goûte sa présence et son absence, et je connais qu’il n’y a point de remède à mon mal, sinon que cette divine présence aille consumant peu à peu mes imperfections comme le soleil quand il se lève dissipe les ténèbres de la nuit43. Quand on est arrivé au-dessus de tout moyen, notre avancement dépend de la pure communication de Dieu qui la fait comme il lui plaît.

      1. 20 Novembre 1656 L 3, 36 Que nous soyons un jour tous fondu en Jésus. — Ma très chère Sœur, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout…

Ma très chère Sœur, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout. Nous avons vu avec consolation le changement intérieur qu’il a plu à Notre Seigneur vous donner. C’est sans doute une faveur spéciale, sur laquelle il lui faut rendre actions de grâces extraordinaires. C’est un don précieux et qui vaut mieux que tout ce que votre âme a reçu jusques à présent. Enfin c’est Dieu lui-même qui se donne dans le fond de votre âme en vérité et réalité, d’une manière qui ne se peut exprimer, bien que vous en ayez l’expérience. C’est cette expérience qui doit être maintenant votre oraison et votre union avec Dieu44. […]

Vous concevez bien que cette divine union ne se fait plus comme auparavant que votre état fut changé. Car elle se faisait par le moyen des lumières, des ferveurs de grâces et de dons que vos puissances recevaient de la bonté de Dieu, et dans cette jouissance vous Lui étiez unie. Et s’il arrivait que Notre Seigneur vous mît dans la privation, dans les obscurités, stérilités et les peines intérieures, votre union pour lors se faisait par la pure souffrance et dans un état pénible. À présent Notre Seigneur vous a élevée au-dessus de toutes ces dispositions créées, lesquelles quoi que très bonnes et saintes, sont néanmoins finies et limitées. Et ainsi ne peuvent donner qu’une participation bornée et petite, en comparaison de celle que l’on expérimente dans la pente de soi-même en Dieu45.

C’est cette heureuse perte qui nous tire de nous-mêmes et jetant notre propre être et notre vie dans l’abîme infini, le transforme en Dieu et le rend tout divin, lui donnant une vie et une opération toute déifiée46. Nous avons des joies très grandes de vous savoir arrivée à cet état. Vous voyez le chemin qui a précédé, combien il est long et difficile, et combien une âme est obligée de rendre grâces à Notre Seigneur, de lui découvrir le sentier du néant dans lequel en se perdant soi-même l’on trouve Dieu. Jouissez à la bonne heure du bonheur que vous possédez.

Mais sachez que vous n’êtes encore qu’au commencement de la vie anéantie, et que la porte vous vient seulement d’être ouverte. Y étant une fois entrée, ne tournez plus en arrière47. Mais persévérez pour vous laisser confirmer à ce feu divin qui ne cessera jamais de vous anéantir, si vous ne vous retirez point de sa divine opération. La comparaison d’un feu consumant exprime très bien le degré où vous êtes. C’est le propre de Dieu de réduire non seulement sa créature à la petitesse, de la brûler jusques à la rendre cendre et poussière. Mais même il la réduit au néant48.

Il est réservé uniquement à sa toute puissance aussi bien de perdre les âmes dans le néant mystique, que de les tirer du néant naturel par la création. C’est ici où commence la théologie mystique cachée aux sages et aux prudents, et révélée aux petits. Pour tout conseil nous vous disons que vous vous mêliez le moins que vous pourrez de votre anéantissement, puisque les efforts de la créature ne peuvent aller jusque-là. Il faut qu’ils succombent et que Dieu seul opère d’une manière ineffable. Il y a seulement dans le fond intérieur un consentement secret et tacite. Que Dieu fasse de la créature ce qu’il lui plaira49. Vous goûterez bientôt ce que c’est que le repos du centre, et comme on jouit de Dieu en Dieu même. […]

      1. 16 Janvier 1657 L 2,31 Les trois degrés pour monter au sommet de la montagne. — Je vous suis infiniment obligé de l’honneur de votre souvenir dans votre chère solitude…

[…] Le grand secret donc de la vie spirituelle est de mourir à soi-même. Cette mort se doit rencontrer dans toutes nos actions, prétentions et désirs. Autrement notre fond propre, qui est tout plein de corruption, ne permettra pas que nous puissions rien produire avec pureté d’amour50.

      1. 23 Janvier 1657 L 3,15 De l’anéantissement mystique. — Pour ce qui vous regarde, nous n’avons rien à dire, sinon que nous remarquons que l’esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place…

23 janvier 57 rentrez dans votre fond, ou plutôt dans Dieu même. Cela est très vrai et tout réel et non imaginaire… Les fleurs d’un arbre s’épanouissent fort facilement et promptement, mais le fruit n’est produit qu’avec le temps.

M. Pour ce qui vous regarde, nous n’avons rien à dire, sinon que nous remarquons que l’esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place, et devenir la vie de votre vie et le principe de tous vos mouvements tant intérieurs qu’extérieurs. C’est la plus grande grâce que l’on puisse recevoir en la terre, et c’est où vous devez tendre, consentant volontiers de tout perdre pour posséder cet heureux trésor. Cela ne se fait que par une expérience, par laquelle on goûte que le fond de notre âme est plein de Dieu. Dans lequel on trouve sa vie, son centre et son repos, et hors duquel il n’y a pour l’âme qu’inquiétude, douleur, et misère.

Vous avez raison de dire que tout votre bonheur est de rentrer dans votre fond, ou plutôt dans Dieu même. Cela est très vrai et tout réel et non imaginaire. […]

D’où vient aussi que vous ne vous mettez plus en peine d’être assurée de votre état? Votre seul appui est Dieu, et il n’est pas difficile de comprendre comme les créatures ne servent pas beaucoup, lorsqu’il plaît à Dieu de se donner Lui-même et de nous aider d’une manière essentielle. […]

Les fleurs d’un arbre s’épanouissent fort facilement et promptement, mais le fruit n’est produit qu’avec le temps. Ceci vous doit servir de précaution, pour ne pas croire que vous soyez dans toute l’étendue de l’anéantissement que vous voyez et goûtez, puisque la formation réelle de Jésus-Christ ne se fait que dans la réelle souffrance, la réelle abjection, et la vraie mort de soi-même. Vous concevrez mieux cette vérité que nous-mêmes. Elle est d’importance dans la voie mystique, dans laquelle on s’abuserait aisément si nous ne savions que la seule mort donne la vie, le néant, le tout, et la nuit obscure de toutes sortes de privations de créature, la Lumière éternelle qui est Jésus-Christ. Vous êtes heureuse d’avoir vocation à cette grande grâce, prenez courage.

      1. 9 Avril 1657 L 3,35 Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu. — J’ai fait réflexion sur ce que vous me mandez dans votre dernière…

[…] Vous penchez toujours un peu du côté du scrupule et de la timidité. Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu et d’une sainte assurance et espérance, qu’il ne vous rebutera pas pour vos misères et pauvretés51. Et ne manquez pas de le prier souvent qu’il accomplisse en vous sa sainte volonté52.

      1. 9 Avril 1657 L 2, 24 C’est Dieu seul qui fait cet ouvrage. — Je vous demande pardon, si nous avons été si longtemps à vous répondre…

[…] Prenez néanmoins courage, car je ne doute point que Notre Seigneur ne vous appelle à la mort mystique dans laquelle l’on possède Dieu hors de soi-même. Pour lors l’âme est ravie en Dieu par une extase admirable, qui ne se ressent point dans les sens, ni dans les puissances, mais qui s’opère seulement dans le pur fond de l’âme. Et c’est en quoi consiste la vie mystique ou divine : quand Jésus-Christ vit en nous et que nous ne vivons plus, qu’il opère en nous et que nous n’opérons plus qu’en lui. Pour arriver à cette mort dont je parle, il faut traverser des voies et des passages pénibles et difficiles, où l’esprit meurt peu à peu, sans qu’il contribue lui-même à se faire mourir53. C’est Dieu seul qui fait cet ouvrage. Nous ne devons point y ajouter ni diminuer. […]

      1. 26 Août 1657 L 2,23 Souffrir en patience passive. — Ma très chère Sœur,

[…] C’est la seule chose que je vous recommande : de souffrir en patience passive toutes les pointes des douleurs des épines intérieures dont votre âme est remplie. Je suis bien aise que vous ayez horreur de vous-même. Vous verriez encore bien plus le fond de votre corruption si la lumière était plus grande. Ne croyez néanmoins pas être sans amour secret ni caché, quoique vous n’en ayez aucun effet savoureux ni sensible. Prenez donc courage, et ne craignez pas votre intérieur; il est comme il doit être. Dieu le changera quand Il lui plaira.

      1. 30 Août 1657 L 3,16 C’est la dernière lecture qu’il faut quitter, que celle de l’Écriture sainte. — Je ne manquerai pas durant votre retraite…

Jésus soit notre tout pour jamais. Je ne manquerai pas durant votre retraite d’avoir un soin très particulier de vous devant Notre Seigneur, afin qu’il achève en vous ce qu’il a si bien commencé. Dans votre solitude tenez votre âme dans le repos que Dieu lui communique, sans l’interrompre pour faire quelque lecture que ce soit, ou des prières vocales que lorsque vous en aurez facilité. Dans ce divin repos votre âme reçoit une union spéciale et secrète avec Dieu, et en cette union consiste principalement votre oraison. Dans l’état d’activité, on cherche Dieu par des considérations, des affections, et des résolutions.

Dans celui de passivité on a trouvé et goûté Dieu, et on demeure en repos avec Lui, recevant en cette disposition tout ce qui est donné à notre âme, soit lumières ou ténèbres, goût ou dégoût, recueillement ou distractions. Ces choses sont dans les dehors de l’âme, et la quiétude, le calme et la paix sont dans le fond. C’est pourquoi cette diversité et variété qui se rencontrent dans les sens n’incommodent pas la paix qui est dans l’intime de notre âme. […]

      1. 20 Septembre 1657 L 3,17 Une vue simple et amoureuse doit nourrir votre âme. — J’ai reçu et lu avec joie et consolation votre belle et excellente lettre…

[…] Une vue simple et amoureuse doit nourrir votre âme54. Et quand même elle serait toute spirituelle et que vos sens ne l’apercevront pas, il ne faut laisser de vous en servir. Car désormais, il ne faut plus changer de procédé intérieur, quelques sécheresses, ténèbres, ou étouffement intérieur qui vous arrivent. Nous supposons, comme je le crois, véritable, que Dieu vous cherche pour se communiquer à vous d’une manière pure et spirituelle […]

La passivité dont je vous parle n’empêchera pas que vous n’agissiez intérieurement, et extérieurement quand ce sera l’ordre de Dieu. Car l’âme passive n’est pas comme un tronc d’arbre qui n’a nulle action, ni opération. Mais les vues, les mouvements, et les sentiments qu’elle a, c’est Dieu qui les opère en elle et par elle d’une façon qu’on ne peut comprendre, à moins que de l’expérimenter. Laissez donc pour l’ordinaire votre âme sans beaucoup agir, et croyez que Dieu agira en elle. Je dis croyez, car souvent il vous paraîtra le contraire dans les grandes agitations d’esprit, les troubles et les impuissances que vous aurez quelquefois par intervalle. Demeurez ferme et constant, et Dieu ne laissera pas de faire ce qu’Il prétend en vous. Je vous supplie de ne me pas oublier en vos saintes prières. Votre humilité à m’écrire de votre oraison vous disposera à ce que Notre Seigneur lui-même vous éclaire. Car pour moi je ne suis que ténèbres et que corruption. Je refuserais nettement mes amis de correspondre à leurs désirs si je faisais tant soit peu de réflexion sur ce que je suis. Souvenez-vous bien que les sécheresses, tristesses, ennuis, impuissances, et oppressions intérieures, étouffent les opérations sensibles de notre âme, mais non pas celles de Dieu. Et c’est assez à une âme passive55.

      1. 20 Septembre 1657 M 1,87 (1.10.4) La fidélité d’une âme consiste à recevoir la mort que toutes ces choses lui donnent, et à ne point agir autrement. — Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs…


20 sept 57 Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs que l’on expérimente quelquefois, de sorte qu’il semble que l’on soit tombé dans un abîme, ne nous doivent pas étonner, puisque ce sont des effets de Dieu résidant au fond de l’âme

Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs que l’on expérimente quelquefois, de sorte qu’il semble que l’on soit tombé dans un abîme, ne nous doivent pas étonner, puisque ce sont des effets de Dieu résidant au fond de l’âme, qui la veut purifier et la rendre capable de ses divines communications […]

      1. 29 Septembre 1657 M 1,90 (1.10.7) Mourir au désir de ne pas mourir assez tôt.

[…] Que mon esprit meurt, à la bonne heure! Mais s’il ne meurt pas si tôt que je le désire, il faut avoir patience et mourir encore au désir de ne mourir pas assez tôt. |...]

      1. 6 Octobre 1657 L 2,30 Dans l’oraison, il ne faut jamais quitter Jésus Christ. — Touchant la difficulté qui est venue à la personne dont il est question lisant Sainte Thérèse…

M. Touchant la difficulté qui est venue à la personne dont il est question lisant sainte Thérèse56, pour l’image de Jésus-Christ. Je vous dirai en peu de mots qu’elle doit garder en son oraison la conduite passive qu’on lui a conseillée. Il faut donc qu’elle se tienne passive dans son état de repos. Que si l’image de Jésus-Christ lui est donnée, qu’elle ne la quitte point. Si elle lui est ôtée, qu’elle ne la cherche point. Mais qu’elle conserve toujours une intention de ne se séparer jamais de la sainte présence de Jésus-Christ, laquelle lui est communiquée d’une manière cachée et imperceptible dans l’oraison de repos, quoiqu’elle n’en ait pas la pensée dans l’esprit. C’est une présence de grâce qui suffit pour dire qu’en effet il ne faut jamais quitter Jésus Christ. Et une âme ferait très mal sous prétexte de dénuement, de faire dessein d’une abstraction qui la séparât de l’humanité sainte de Jésus-Christ. Si cette personne ne peut pas encore comprendre ce que j’ai dit, qu’elle ne s’en mette pas en peine et qu’elle ne craigne pas d’avoir un repos dans lequel l’image de Jésus-Christ ne paraisse point.

      1. 13 Octobre 1657 L 3,54 Sur l’anéantissement et la déification. — Il y a bien de la différence entre la lumière de l’anéantissement, et la réalité…

[…] Plus Dieu qui est la Lumière éternelle croît, plus nous connaissons que nous sommes éloignés d’être anéantis et déifiés. Cet état n’arrive à l’âme que peu à peu, et après une infinité de morts et d’angoisses réellement expérimentées, et non en lumière seulement. Comme votre degré est supérieur au mien, vous entendez mieux que moi ce que je veux dire. Et je ne puis rien dire sur votre état présent, sinon que je reconnais pour certains que la Lumière éternelle commence Elle-même à pénétrer votre intérieur. Et cette pénétration continuant, Elle la perdra en Dieu et la déifiera peu à peu57. C’est pourquoi il ne faut s’étonner s’il reste en nous un grand fond de créatures et d’orgueil à détruire. Quand nous vous verrons, nous vous dirons nos pensées plus facilement.

      1. 28 Octobre 1657 M 2 167 — Si Dieu vous appelle par grâce à la pure passivité dans l’oraison…

Si Dieu vous appelle par grâce à la pure passivité dans l’oraison, ne la quittez pas, parce qu’elle donne lieu à l’opération secrète de Dieu, qui va anéantissant d’une manière inconcevable les affections et les attaches de toutes créatures en nous, et nous fait aussi mourir à nous-mêmes58. Dites souvent : «Que mon âme meure de la mort des justes59». Dieu tout seul opère cette sainte mort qui est si précieuse devant ses yeux60, et ne l’opère que dans l’état passif, sans quasi que nous puissions apercevoir aucune opération de notre part. Vous direz peut-être que votre intérieur est plein de distractions et de ténèbres : à la bonne heure ! Cet abîme de misères et de pauvreté n’empêche pas que Dieu n’agisse secrètement et imperceptiblement, pour jeter votre âme et toutes ses opérations propres dans le néant. Ne vous imaginez donc pas qu’il ne se passe rien en elle. Mais demeurez seulement paisible et tranquille, et l’ouvrage de Dieu se fera. Et ce bienheureux néant d’opération vous approchera de Dieu et vous Le fera goûter. Si votre esprit humain naturellement raisonnant et pénétrant trouve à redire à ce procédé intérieur, dites-lui qu’il n’y entend rien et que cet état est élevé au-dessus de sa capacité. Que s’il demeure aveugle, il verra les merveilles de Dieu par les lumières de la foi pure qui seule découvre la manière d’opérer de Dieu en l’âme dans l’état passif61.

      1. 29 Septembre 1658 L 3,10 Il doit suffire de laisser brûler ce Feu intérieur. — La personne dont il est question doit s’abandonner à Dieu, qui a un soin particulier d’elle dans l’oraison…

[…] Il sera bon qu’elle continue ses emplois ordinaires de charité et d’obligation, les faisant en esprit d’abandon à l’ordre de Dieu. Mais aussi avec une inclination continuelle à chercher uniquement Dieu pour se perdre, et se reposer uniquement en Lui notre centre, et notre béatitude62. […]

J’oubliais à dire que le Feu dont j’ai parlé, brûle l’âme sourdement et sans y produire aucune lumière distincte dans les puissances, mais seulement un repos et un calme. C’est assez pour être en union avec Dieu, en quoi consiste la vraie oraison.

      1. 12 Décembre 1658 L 3,20 Un pauvre chétif homme qui tend à l’anéantissement est capable de tout. — Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous récemment d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre…

Monseigneur63, […] Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort et d’anéantissement, quelque effort que vous fassent les prudents et les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster. Ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière et les âmes anéanties perdent la leur pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière et leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, et dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement64. […]

Vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’Il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire65, Il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même et un plus profond abîmement en Lui. […]

      1. 16 Décembre 1658 L 3,38 C’est un grand don d’entrer dans le néant, plus grand d’y habiter, et très grand d’y être consommé. — Je reçois votre dernière et y réponds en peu de mots…

M. Jésus soit notre unique tout pour le temps et l’éternité. Je reçois votre dernière et y réponds en peu de mots. La grande et longue expression de votre intérieur présent, et la petite qui est à la fin de votre lettre, ne disent qu’une même chose. Il est vrai que c’est un grand don d’entrer dans le néant, plus grand d’y habiter, et très grand d’y être consommé; c’est ce que notre bonne sœur N66. voulait dire par le don et l’augmentation du don. Votre état intérieur présent n’est qu’une continuation, et augmentation du don qui vous a été fait d’expérimenter que votre âme tombe dans le néant; et que tout ce qu’elle fait opère ou souffre, petit ou grand, extérieur ou intérieur, lui est essentiel, à proportion du degré du néant, où elle habite67. Je ne m’étonne point que la moindre action que vous faites vous vient de Dieu, et donne à votre âme une constitution qui ne se peut exprimer, sinon quand on l’expérimente. Dire quelque chose d’indifférent au prochain, qu’on est obligé de lui dire par l’ordre de la Providence est aussi bien de Dieu, que de traiter avec Dieu de la conversion de son âme. C’est un secret du néant qui est ineffable et qui augmente de la déification, sans quasi en avoir la vue ni le goût. En tout ce que l’on fait, dit, et opère par l’ordre de Dieu, augmente l’anéantissement sans penser même au néant68. Je ne doute point que Notre Seigneur ne vous continue ses miséricordes, et ne vous fasse entendre beaucoup mieux que je ne le pourrais faire, quelle doit être votre conduite touchant votre intérieur. Lui seul parle au cœur et l’instruit d’une manière adorable69. Il faut aussi L’écouter et demeurer abandonné à ses divins mouvements et saintes persuasions.

      1. 21 Décembre 1658 L 2,33 Votre oraison s’augmentera peu à peu avec la fidélité de la faire tous les jours. — Je suis fort obligé à Monsieur votre frère de m’avoir procuré l’honneur de votre connaissance…

Monsieur70, Je suis fort obligé à Monsieur votre frère de m’avoir procuré l’honneur de votre connaissance, vous assurant que j’ai reçu beaucoup de joie de vos lettres, qui m’apprennent les grâces et les miséricordes que Notre Seigneur vous a faites, et vous fait encore à présent. Il ne faut pas que rien du monde vous empêche d’y être très fidèle, et vous ne devez pas faire difficulté de tout quitter pour vous mettre en état d’obéir aux inspirations divines qui vous appellent avec tant d’amour et de bonté à la Religion. Quand il ne serait pas question de penser à votre salut, lequel vous ne pouvez pas faire dans le monde à cause de la corruption et des péchés qui s’y commettent, l’amour que Notre Seigneur vous témoigne mérite bien que vous correspondiez à ses divins attraits, et que vous le suiviez en quittant père, mère, frère, et sœur, amis et toute la fortune mondaine. Quel honneur Notre Seigneur vous fait, mon cher Monsieur, de vous choisir parmi un million de jeunes hommes qui mènent une vie déréglée, pour vous appliquer à son service particulier et vous mettre au nombre de ses bons amis et serviteurs! Quand vous auriez à quitter une couronne, il ne faudrait pas délibérer. Puisque servir Dieu c’est régner71, et que d’être objet en la Maison de Dieu vaut mieux que d’habiter aux palais des gens du monde. Vous avez trop tardé; il faut exécuter promptement le dessein généreux que Notre Seigneur met dans votre âme, et suivre pour ce sujet le conseil de votre sage directeur qui comprend fort bien la volonté de Dieu sur vous. C’est de lui que vous devez apprendre le temps et la manière de votre retraite. Votre oraison s’augmentera peu à peu avec la fidélité de la faire tous les jours. Votre directeur qui est sur les lieux, vous fera changer d’oraison quand il le jugera à propos. Mais au nom de Dieu, mon cher Monsieur, ne tardez plus à quitter le monde. Prenez extrêmement garde à la Religion ou la retraite que vous choisirez et prenez du temps pour y penser. Vous seriez bien avec Monsieur votre frère à Paris. C’est une maison pleine de bons serviteurs de Dieu et de grande bénédiction72.

      1. 22 décembre 1658 L 1,49 Moins vous ferez, plus vous ferez de bien à vos novices. — Sa divine Providence vous ayant placé au lieu où vous êtes…

[…] L’anéantissement étant une source inépuisable de lumières et de discernements pour conseiller ceux qui veulent aller à la perfection73. […] Il faut distribuer la lumière de mort et d’anéantissement aux âmes selon leur portée et leur état […]

      1. 4 janvier 1659 L 2,17 Toute votre oraison, dans le délaissement intérieur où vous êtes, est de n’en avoir point. — Je n’ai pas manqué de bien considérer…

[…] Je ne vous parle point de l’oraison dans laquelle vous devez vous entretenir, puisque toute votre oraison, dans le délaissement intérieur où vous êtes, est de n’en avoir point. C’est néanmoins la plus parfaite de toutes les oraisons que de porter et de sentir la pesanteur de la croix que Dieu met sur nos épaules. C’est la réelle et véritable oraison. L’abandon et la perte s’y trouvent sans que l’on se l’imagine. Cette extrême pauvreté intérieure nous remplit de Dieu, à la vérité d’une manière insensible et imperceptible à notre esprit humain. Trois ou quatre moments d’une telle oraison valent mieux qu’un jour entier de l’oraison qui ne se fait qu’en pensée et en sentiments amoureux74.

      1. 24 Janvier 1659 L 3,19 Prenez garde à ne pas vouloir être si fort abandonné que vous vouliez tomber dans l’oisiveté. — Je vous confesse que je suis mortifié d’être obligé de vous aider, ayant moi-même beaucoup besoin de secours…

[…] L’abandon ne consiste pas à ne rien faire dans l’intérieur, à n’avoir ni pensées, ni affections, ni sentiments75; mais à les recevoir plutôt de Dieu que de les exciter avec nos industries par effort d’esprit. C’est une chose dont il faut se défaire peu à peu pour se laisser entre les mains de Dieu, qui gouvernera notre intérieur comme il Lui plaira76; soit qu’il y arrive des lumières ou de l’obscurité, de la facilité ou de la peine. […] Le temps où votre âme sera plus embarrassée, ce sera quand la lumière de la foi l’éclairera en obscurité. Ne vous dégoûtez pas de telles ténèbres; elles purgeront votre esprit et le rendront capable des
communications divines77. Ceux qui commencent croient ne rien faire quand ils tombent dans cet état d’obscurité, et l’expriment aux autres comme ils le croient. Et c’est ici la source de toutes les contradictions et persécutions que l’on fait aux mystiques. Prenez-y garde et nous écrivez de temps en temps s’il fait jour ou s’il fait nuit dans votre âme, s’il y fait chaud ou froid, si vous vous reposez ou si vous agissez.

      1. 26 Janvier 1659 L 3,8 L’âme agit plus dans la simplicité que dans la multiplicité. — Monsieur, Jésus soit votre lumière. C’est à Lui à vous éclairer dans vos petits doutes touchant votre oraison…

[…] Que si le regard et cette vue s’éclipse, ce qui arrive très souvent au commencement, rappelez ce simple souvenir, non par voie de méditation, mais par un simple souvenir de la même vérité78. Vous n’aurez pas continué longtemps cette façon d’agir avec fidélité et pureté de cœur, que vous en sentirez du profit et de la facilité. Je dis pureté de cœur, car quand nous faisons oraison la moitié de la journée, nous n’avançons qu’à proportion que nous n’irons aux moindres affections des créatures, même celles qui paraissent les plus légitimes, comme des parents et des amis, et aux desseins même de glorifier Dieu, auxquels Il ne nous appelle pas et où nous nous engageons souvent plus par notre volonté que par la sienne.

Si vous vous comportez de la sorte, ne craignez point l’oisiveté intérieure, car l’âme agit plus dans la simplicité que dans la multiplicité. Plus l’intérieur est pur et simple, plus il est agissant. C’est une erreur qui dans le commun des hommes de ne pas croire que cette vérité, et de remplir leur esprit d’une infinité de pensées qui les met en distraction plutôt qu’en recueillement; lequel doit être plus du côté de la volonté que du côté de l’entendement. Je veux dire que la volonté ayant fait mourir les affections répandues dans les créatures, elle produit un amour tout simple vers Dieu qui lui donne un recueillement amoureux et une union avec Lui, laquelle seule vaut mieux que la multiplicité des sentiments et affections qu’elle avait auparavant79. […]

      1. 10 Février 1659 L 1,53 Très souvent on imite Jésus-Christ qu’en apparence et en idée. — Il faut que vous disiez la même chose dans la persécution…

[…] Abandonnez-vous au soin et à la conduite de votre Père qui est aux Cieux. Il a plus de véritable amour pour vous que toutes les créatures ensemble n’en pourraient avoir. Tous les solitaires80 ont beaucoup de joie de vous voir réduit à la pauvreté. Ils vous feront part de tout ce que Dieu leur donnera puisque Monseigneur de Perrée81 et vous, êtes du nombre des solitaires. Mais votre bonheur est bien meilleur que le nôtre, puisque vous êtes destiné à une vie mourante et souffrante, et nous, à une vie contemplative qui est toute pleine de douceur82.

      1. 19 Février 1659 L 2,45 La différence entre l’abandon et l’oisiveté. — J’ai lu vos dernières du septième de ce mois avec attention, et j’ai remarqué la conduite particulière que Dieu tient…

[…] Ensuite Notre Seigneur vous conduit par les aridités, sécheresses et peines intérieures. Ne refusez pas la miséricorde qu’Il vous fait de vous traiter de la sorte, et de laisser votre âme abîmée dans des états si pénibles. C’est par là qu’il veut devenir le maître, et établir son Royaume. Tout autre moyen ne vous serait pas si avantageux, quoiqu’il fût plus agréable à vos sens et à votre esprit. Quand il serait en votre pouvoir de changer tant soit peu votre intérieur, vous ne le devriez pas faire. Les voies de Dieu sont au-dessus des pensées des hommes; lesquels se trompent souvent au choix des moyens qu’ils prennent pour Le servir. Je Le remercie de tout mon cœur de vous conduire de cette façon83.

Vous connaissez vous-même qu’elle vous humilie et abaisse votre orgueil. Demeurez-y donc abandonné ; et quand même vous n’auriez dans toutes vos oraisons, ni lumières, ni douceurs, et que vous en tiriez souvent de grands chagrins intérieurs et de pressantes peines d’esprit, il n’y a rien qui nous fasse tant mourir à nous-mêmes, que de souffrir en patience. L’on s’imagine que la seule contemplation ou oraison qui se fait avec facilité par les puissances de l’âme, avance beaucoup la mort de nous-mêmes. Je ne puis pas nier qu’elle n’y arrive. Mais l’impuissance des mêmes puissances, opprimée sous le fardeau des peines intérieures, y sert sans comparaison davantage. Et l’âme sans oraison qui lui paraisse ne laisse pas d’en avoir une très bonne qu’elle ne sent et ne goûte point.84

Vous voulez savoir la différence qu’il y a entre l’abandon et l’oisiveté. Elle est très grande. Et quand vous serez plus éclairé et plus expérimenté, vous la connaîtrez aisément. Mais la nuit obscure où vous êtes, vous ôte tout discernement85. L’oisiveté consiste à ne rien faire du tout, laissant son âme volontairement distraite et inutile, dans la croyance qu’elle ne peut rien faire. L’abandon empêche qu’on ne fasse rien par soi-même, mais soumet à l’âme faire tout ce que Dieu veut. […]

Le directoire ou la méthode que vous demandez pour l’abandon serait contraire à l’abandon même, qui n’a point d’autre manière que de se laisser entre les mains de Dieu pour faire de nous sa sainte volonté. Un directoire est pour nous marquer ce que nous devons faire et pratiquer; et la fidélité à l’abandon consiste à faire la conduite de Dieu uniquement et non pas la nôtre. […]

      1. 16 Mars 1659 L 3,3 L’essentiel de la vie mystique. — Je vous suis infiniment obligé…

[…] Vous n’avez rien à craindre, mon très cher Frère. La grâce de mort et d’abandon que Notre Seigneur vous donne est précieuse. Ne vous en retirez jamais sous prétexte de ne rien faire et d’agir à l’extérieur sans aucun mouvement intérieur. Cette inaction dont vous me parlez dans vos lettres est une véritable action, mais que Dieu fait, plutôt que vous-même. Et laquelle étant toute spirituelle est cachée à vos sens qui n’agissent que d’une manière grossière et avec réflexion, croyant que l’âme n’opère pas lorsqu’elle opère plus parfaitement et plus purement. Vivez donc désormais, mon très cher Frère, sans scrupule de n’apercevoir point votre intérieur; n’y pensez seulement pas. Il vous suffit de savoir que Dieu le fasse en sa manière, et que par son union secrète et intime, Il devienne le principe de toutes vos actions extérieures et intérieures. Moins vous aurez soin de vous, plus Dieu vous gouvernera d’une manière spéciale.

Et vous devez estimer, sans comparaison, davantage un petit degré de mort et d’anéantissement intérieur, que toutes les actions extérieures les plus saintes et les plus éminentes qui ne découlent pas d’un fond mort et anéanti. Je suis assuré que vous êtes plus uni à Dieu avec cette constitution intérieure, que si vous convertissiez toute la Chine sans icelle. Il faut mesurer la grandeur de la sainteté par la grandeur de l’union que l’on a avec Dieu; laquelle se reconnaît par la profonde mort que l’on a de soi-même et des créatures. C’est ici l’essentiel de la vie mystique. […]

Et c’est un grand aveuglement de ce que les serviteurs de Dieu n’en font presque nul état, croyant que la vie mystique n’est que pour les solitaires. Vous savez bien mieux que moi, très cher Frère, cette importante vérité; Dieu vous l’enseignant par expérience, puisque vous êtes dans les affaires sans affaires, et que le grand tracas qui est dans l’ordre Dieu ne vous occupe point. Si l’on veut que vous soyez Docteur, soyez-le; il importe peu, pourvu que la mort et le néant soient de la partie. Laissez à la bonne heure disposer de vous, comme N. et vos amis voudront86. Exposez seulement vos désirs, et ne vous mettez pas en peine, si on les considère, ou non. Votre bonheur doit être de vous perdre en Dieu, et non pas de faire de grandes choses à l’extérieur.

      1. 29 Mars 1659 L 1, 60 Il faut reculer les affaires de Dieu pour vaquer à Dieu seul. — Pour répondre à votre dernière, je vous dirai que je trouve que Notre Seigneur vous continue ses miséricordes…

[…] Tout votre bonheur sera de faire sa sainte volonté; laquelle vous étant manifestée, doit ôter de votre esprit toute crainte et inquiétude87.

[…]Il faut reculer les affaires de Dieu pour vaquer à Dieu même, puisque c’est Lui seul qui nous donnera la grâce d’y pouvoir réussir, et de ne pas nous y chercher. […]

      1. 2 Avril 1659 L 3,23. La non-oraison est la voie pour l’oraison mystique. «Monsieur, Jésus-Christ crucifié soit notre unique amour. Votre dernière m’a beaucoup consolé…»

[…] Monsieur N.88 aidera mieux que nul autre. Je le supplie de laisser votre âme dans une parfaite liberté, sans vouloir qu’elle s’applique à quelque chose en l’oraison, sinon quand Dieu le voudra. La non-oraison est la voie pour l’oraison mystique89. C’est une vérité qui trouble tous ceux qui marchent par un autre chemin, mais il faut que chacun suive sa grâce. Durant cette sainte semaine, et pendant les fêtes les plus grandes de l’année, vous devez demeurer dans la froideur et l’obscurité où Dieu vous laisse, sans vouloir vous exciter à des vues ou aux amours des mystères90. Vous les honorerez parfaitement, quand vous laisserez mourir votre âme dans l’état pénible où Dieu la met. En souffrant la continuation de votre mal de tête et les peines de votre intérieur, vous imiterez la Passion de Notre Seigneur, sans la méditer; et la plupart des chrétiens la méditent sans l’imiter. Ne vous étonnez pas de votre mal de tête, quand il y aurait du remède, vous ne le sentiriez pas sitôt91. Je connais de mes amis qui l’ont porté quatre et cinq années et qui en sont délivrés. Quand il vous resterai toute votre vie, il n’empêchera que vous ne fassiez oraison en la manière que Dieu veut de vous ; au contraire il y servira beaucoup. Car si vous aviez la tête saine et libre, vous ne pourriez pas vous empêcher d’agir et de faire des efforts en l’oraison. Dieu fait bien ce qu’il fait et avec une sagesse admirable. Pourvu que votre volonté puisse mourir à l’affection de toutes les créatures, et n’avoir de l’amour que pour l’unique plaisir de Dieu, votre oraison non seulement sera bonne, mais excellente92. […]

      1. 16 Avril 1659 L 2,32 L’humilité et l’abandon doucement exercé en sa Présence. — J’ai grande joie du bonheur que posséderez un jour en vous sacrifiant tout entier au salut des pauvres Chinois…

[…] Dans cet état de simple attention, votre âme sera sujette, aussi bien que dans la méditation, à des distractions, des obscurités, des dégoûts, et des incertitudes intérieures. Quand cela arrive, ayez patience d’une manière simple, sans crainte de consentir à ces choses93. L’humilité et l’abandon à Dieu doucement exercé en sa Présence, vaux mieux infiniment que toutes les productions d’actes contraires aux sentiments et tentations qu’on a dans la nature. On s’imagine qu’il les faut détruire et s’en défaire avec force, et je conseille le contraire. Quand vous l’aurez expérimenté, vous vous en trouverez bien.

Mais ce qui vous embarrassera souvent sera de ne savoir ce que vous faites : si vous avez de l’oraison, ou si vous n’en avez pas94; si vous consentez ou non aux distractions95; et si ce n’est point paresse que cette simple attention. L’on craint de n’y pas assez exercer les puissances de son âme. Laissez passer toutes ces pensées et ne changez pas votre manière intérieure, demeurant en patience le mieux que vous pourrez, en attendant que l’orage se passe, ne vous mettant pas en peine des divagations de votre imagination, qui ne fera que courir de tous côtés.

Ne faites point de violence pour la retirer, vous contentant de demeurer en humilité et douceur d’esprit, qui la ramènera peu à peu96. […]

      1. Maximes non datées

      2. M 3, 2 L’état passif n’est pas pour toutes les âmes qui tendent à la perfection.

L’oraison qui se fait avec foi simple97, sans raisonnements et méditations, est bonne. Elle est fondée dans les Pères, et peut être appuyée de quantité de passages. Mais c’est un don de Dieu particulier et une oraison extraordinaire dont l’on ne peut être capable qu’après s’être exercé longtemps dans la méditation et dans la mortification. Que si l’on y veut conduire les âmes d’une autre façon, il faut changer la manière que l’on tient pour la conduite des novices, et renverser l’ancienne et louable coutume de donner des sujets de méditation dans toutes les communautés religieuses. Cette oraison pratiquée par ceux qui n’en ont point le don particulier et extraordinaire, ne fait nul effet en eux et les laisse croupir dans beaucoup d’imperfections, comme la colère, le mépris de l’opinion des autres, l’arrêt à son propre jugement, et la promptitude trop grande à dire ses pensées98. Enfin chaque maître dans la vie spirituelle croit que sans y être appelé et appliqué de Dieu, c’est une source d’illusion, et d’orgueil, ou pour le moins un amusement, après quoi l’âme se dégoûte tout à fait de l’oraison, et retourne dans sont train ordinaire.

      1. M 3, 3 L’état passif consiste à supprimer notre activité propre, pour entrer dans l’activité de Dieu.

L’état passif ne consiste pas à n’avoir point de pensées, ni à ne point faire d’actes; mais seulement à supprimer notre activité propre, pour entrer dans l’activité de Dieu qui doit disposer de toute notre âme, et de toutes ses puissances; de sorte que si Dieu donne à l’âme en cet état le mouvement de produire quelque acte, il ne faut pas le rejeter activement, ni le supprimer.

      1. M 3, 4 L’état passif consiste à se laisser posséder par L’Esprit de Jésus-Christ.

Cet état consiste à se laisser posséder à l’Esprit de Jésus-Christ qui veut vivre Lui Seul et opérer en l’âme. Et lorsque l’âme sent les premiers attraits de cet heureux état, et qu’elle l’expérimente avec suavité, elle n’a rien à faire qu’à demeurer abandonnée à l’opération de Dieu en elle. Cet abandon passif se ressent mieux qu’il ne s’exprime. Jamais on ne le comprendra par la seule lecture et par l’expression, à moins que l’on ne soit prévenu par une lumière particulière qui se fait connaître99.

      1. M 3, 6 L’état de l’âme dans ce premier degré de vie parfaite demeure dénué et étouffé.

Les distractions, les tentations, les ténèbres, et les sécheresses de l’intérieur ne lui feront plus de peur, puisqu’elles serviront même à l’établir dans l’état passif. C’est ce qui oblige à les porter en paix et résignation. En ce commencement l’âme ne produit pas beaucoup d’actes. Les pensées de Dieu, de la Sainte Vierge, et des mystères même s’anéantissent, et l’intérieur demeure comme dénué et étouffé. Et cela est comme j’ai dit l’oraison de ce degré, laquelle il ne faut pas changer sous prétexte de mieux en faisant des actes propres, ou en cherchant de bonnes lumières et de saintes pensées, lorsqu’il n’en vient point de la part de Dieu100.

      1. M 3, 8 Le second degré de l’état passif est illuminatif.

Le second degré est illuminatif. C’est à dire que l’âme étant déjà accoutumée de vivre dans le dénuement de son propre esprit, et ayant fait une oraison fort obscure et même pénible, elle commence à avoir des goûts et des lumières qui la confirment dans son procédé intérieur, et qui lui font expérimenter le degré qu’elle ne voyait qu’en lumière et en spéculation. Elle reçoit pour lors des connaissances de Dieu et de ses perfections, des joies de Jésus-Christ et de ses mystères avec de grands sentiments. Elle a facilité de produire des actes intérieurs et extérieurs, et elle sent fort bien que cette production ne la fait point sortir de la passivité101. Pour lors la crainte et l’incertitude où elle était dans les premiers degrés, se changent en confiance et en assurance. L’âme en cet état entre dans une grande liberté pour se laisser mouvoir et appliquer à l’Esprit de Dieu.

      1. M 3, 9 En ce second degré de vie unitive, l’âme éprouve encore de grands délaissements.

L’âme en ce second degré de vie unitive éprouve encore de grands délaissements, ténèbres, sécheresses, et abandonnements de la partie sensible Et ne faisant plus fond sur ce qui se passe dans les sentiments, mais uniquement sur l’Esprit de Dieu qui la gouverne, elle demeure fidèle au milieu de toutes les diversités et changements sensibles; son abandon étant arrivé au point d’une parfaite indifférence et soumission à la volonté divine102.

      1. M 3, 10 Le dernier degré c’est l’unitif, où l’âme devient un même esprit avec Dieu.

Le dernier degré c’est l’unitif, où l’âme devient un même esprit avec Dieu. Cette heureuse union fait qu’elle ne retourne presque jamais à ses propres activités. Mais si elle agit, si elle souffre, si elle converse, si elle dit ses prières vocales, c’est Dieu qui fait principalement toutes ces choses en elle. Comme le fer qui est devenu comme du feu dans la fournaise perd sa noirceur et sa froideur naturelle pour se revêtir des qualités du même feu, ainsi ce degré d’union élève l’âme à un si haut état, qu’en vérité elle y est dépouillée du vieil homme, et revêtu du nouveau qui est Jésus-Christ ; lequel lui communique d’une manière admirable toutes ses inclinations, ses sentiments, et ses mouvements, étant comme la source de ses opérations.

      1. M 3, 11 Dans ce dernier degré de la vie unitive le temps d’oraison n’est pas réglé comme aux autres précédents.

Dans ce dernier degré de la vie unitive, le temps d’oraison n’est pas réglé comme aux autres précédents; savoir : de méditation ou de simplicité. Parce que l’âme agissant en ces deux degrés avec effort sensible103, elle pourrait, à moins que le temps de son oraison ne fût réglé, y intéresser la santé du corps; et ensuite rendre une personne indisposée et peut-être incapable des autres emplois que Dieu demanderait d’elle. Mais en ce troisième degré, Dieu agissant beaucoup plus que l’âme qui demeure passive, elle peut très facilement continuer son oraison et la faire plus longue que dans les premiers degrés, ou même continuelle, autant que les affaires de Dieu lui permettront104.










Mr Bertot à diverses personnes


Puisque nous venons de lire la correspondance avec la jeune Madame Guyon et parce que je saurait me limiter facilement pour ce présent choix qui doit tenir en un tome, je rencoie à mes éditions du Directeur Mystique .

VOLUME  II (LETTRES)



LE DIRECTEUR MISTIQUE OU LES ŒUVRES SPIRITUELLES DE MONSR. BERTOT Ami intime de feu M. De BRNIERES, et Directeur de Made GUION & c.

SECOND VOLUME,

Contenant ses LETTRES SPIRITUELLES sur plusieurs sujets qui regardent La Vie intérieure et l’Oraison de Foi.

A COLOGNE Chez JEAN DE LA PIERRE 1726

[saut de page]

TABLE DES LETTRES [omise et suivie d’un] ERRATA

LE DIRECTEUR MISTIQUE… [reprise du titre]


2.1 Don du repos intérieur105

LETTRE I. Comment Dieu donne peu à peu à l’âme le Repos Intérieur, et enfin sa Paix Divine. Excellence de ce don, qui s’augmente et fructifie de plus en plus par toutes les croix et contrariétés de la Vie.

1.  Quand Dieu, après plusieurs grâces et miséricordes, dispose une âme pour Sa sainte présence et Sa communication amoureuse, Il lui communique toujours la paix, et ensuite l’établit peu à peu dans un repos solide qui est comme le siège et la demeure de Dieu : c’est pourquoi une personne intelligente [2]106, et qui sait les démarches de Dieu, aussitôt qu’elle voit et s’aperçoit que Dieu calme son âme, tâche d’y correspondre et s’ajuste peu à peu à Ses démarches.

2. Ce repos et cette paix viennent à l’âme très peu à peu. Au commencement l’âme sent et s’aperçoit seulement d’une inclination à la paix et au repos, de manière qu’elle n’en peut jouir que par intervalles, quoiqu’elle y ait une grande inclination : c’est pourquoi ce lui est une grande fête quand elle en reçoit la grâce de Notre Seigneur. Et pour lors elle doit être fort fidèle à la conserver, faisant seulement avec fidélité ce que Dieu demande de l’âme, soit pour l’extérieur de son emploi et condition, soit aussi pour l’intérieur en continuant sa manière d’oraison, mais avec plus de repos et de quiétude. Et même quand ce repos augmente passagèrement, comme cela n’est au commencement que par intervalles, il est bon de se tenir plus en repos de toutes opérations, autant qu’on le peut en bonne prudence, afin que l’âme se nourrisse de cette manne céleste ; et quand il cesse, ou qu’il diminue, ce qui arrive bientôt, alors il faut humblement le laisser aller, s’occupant, et sans empressement, à ce que Dieu veut, mais cela en conservant l’inclination à la paix et au repos dont on a joui.

3. Il faut remarquer que jamais Dieu ne donne ce repos et cette paix dont je parle, que par imprimer à l’âme une inclination fort secrète, mais intime pour la paix et le repos. Et comme cette grâce et ce don de paix et de repos divin a son siège et sa demeure dans la volonté comme dans la reine des puissances, afin que par son moyen les autres puissances, et généralement [3] tout ce qui est sous son domaine, puissent peu à peu participer à ce don divin dont Dieu l’honore, aussi ce repos dans les commencements n’étant que passager et non par état, il ne demeure dans l’âme par état qu’après avoir reçu plusieurs fois ce présent du ciel et après avoir mis plusieurs fois en pratique l’inclination secrète du fond de la volonté pour cette paix et ce repos, dont l’âme par fidélité se sert en l’absence de ce repos comme don passager plus spécial. Et ainsi le bon ménagement que l’âme fidèle fait de cette inclination de sa volonté pour la paix, soit dans ses actions ou dans son oraison, lui attire de plus fréquentes visites de Dieu, pour lui réitérer de fois à autres et peu à peu ce repos. Ce qui va augmentant de plus en plus cette divine inclination de la volonté, jusqu’à ce que peu à peu l’inclination de la volonté étant bien ménagée dans les actions extérieures et dans l’oraison, l’âme trouve en elle insensiblement et comme sans savoir le moyen, un repos plus fréquent et une paix comme par état pour faire tout en elle et par elle.

4. Cette inclination pour la paix et le repos est une impression dans la volonté, qui en tout ce que l’âme a à souffrir et à faire, incline l’âme à mettre sa volonté autant qu’elle le peut dans le repos, ou du moins à vouloir et à désirer vraiment le repos et la paix. Et ainsi comme la volonté a un domaine grand sur l’âme, et sur tout ce qui est en elle, savoir ses puissances, passions, actions et inclinations naturelles, insensiblement l’âme par cette inclination libre et vigoureuse, va peu à peu arrangeant tout cela et mettant le holà à ce petit monde, afin que la volonté comme maîtresse se mette [4] et se trouve dans la possession de son inclination et de son penchant. Et comme Dieu ne désire rien tant que de Se donner à l’âme, voyant le travail doux, humble et fidèle de la volonté pour venir à bout de sa chère et aimable inclination pour le repos et la paix, et aussi la prudente conduite dont elle se sert admirablement pour faire soumettre tout ce qui est en l’âme et ce que l’âme peut faire à cette inclination, Il la secourt et lui aide, et ainsi Il réitère de fois à autre plus fréquemment son repos. Ce qui augmente aussi son inclination, et la met de cette manière en un travail plus vigoureux, mais suave, pour suivre ce repos goûté et pour faire ce qui est en elle afin qu’elle le trouve plus fréquemment.

5. Où il faut remarquer que, comme ce divin repos fait rentrer l’âme en elle-même, et dans son intérieur où Dieu est, cette inclination qui est l’effet du repos, met toujours l’âme en quête pour y pénétrer, et pour travailler doucement de plus en plus à entrer et à être en son intérieur, où l’âme sait fort bien qu’elle trouvera ce repos comme une source d’eau qui a son principe dans le plus intime d’elle-même. Car ce repos n’est pas comme celui du monde, qui est seulement en la jouissance de quelque créature, et ainsi qui n’est qu’un faux repos et une tromperie ; mais ce repos divin dont on parle, est dans la jouissance de Dieu en nous-mêmes, et dans le plus intime de notre intérieur. C’est pourquoi la jouissance de ce repos donne un parfait contentement, n’étant pas établi sur aucune créature, mais sur Dieu au-dedans de notre être, si bien qu’il faudrait qu’une âme qui est assez heureuse d’en pouvoir jouir, [5] tombât dans le non-être pour perdre son repos, car ne pouvant perdre Dieu si elle ne le veut, elle ne saurait le perdre. Et c’est ce qui fait que l’inclination de la volonté touchée de ce divin aimant, travaille toujours pour chercher Dieu en son intérieur, afin qu’étant et devenant en repos, elle L’y puisse trouver.

6. Le bonheur donc d’une telle âme est d’être fort fidèle à bien user de sa volonté, afin que de se mettre et conserver dans la paix en le voulant ; et ainsi ordonnant par là toutes choses en elle, peu à peu elle se trouve en son travail surprise du repos qui fait son bonheur et sa joie, et dans lequel vraiment elle trouve tout, parce que Dieu ne manque jamais d’y venir et de s’y trouver. Ce qui fait le bonheur accompli de l’âme, car où Dieu est, toutes choses y sont et y sont en abondance ; et vraiment Dieu ne manque jamais de donner selon le degré de la paix et du repos, la jouissance de Sa Majesté.

7. Que les créatures sont malheureuses de chercher le repos dans le créé, quelque grand et avantageux qu’il leur paraisse ! Elles n’auront jamais que la faim qui les dévorera sans jamais trouver de repos. Au contraire l’homme qui est assez heureux pour être touché du divin repos dans sa volonté, a l’inclination et l’appétit de jouir du repos, non en aucune créature, mais en Dieu. Et cette inclination ou cet appétit n’a jamais pour suite, (comme celui du repos mondain,) une faim inquiète et turbulente ; mais bien un désir paisible : lequel quoiqu’il ne soit satisfait que dans la jouissance de Dieu en repos et en paix, l’âme ne laisse pas d’être humblement contente de ce que Dieu lui donne, encore qu’elle attend avec patience la réitération fréquente de son bonheur par le repos qui lui vient ; et comme sa volonté est en son domaine, cela est cause qu’elle se contente, n’ayant pas le repos humblement et tranquillement désiré.

8. Et là en cette disposition l’âme fait ses exercices d’oraison et autres, comme elle les doit faire en son degré et en son état, attendant doucement ce bienheureux repos et sa jouissance, quand et au temps qui lui sera accordé. Et comme il y a rien plus à nous que la volonté et la liberté ; aussi l’âme est fort en repos, quoiqu’elle ne voit et n’expérimente pas encore la paix et le repos comme elle le désire, se contentant de ce qu’elle a en sa jouissance, savoir la pointe de sa volonté touchée du désir et de l’inclination pour le repos, où elle se met en se tournant vers Dieu avec fidélité autant qu’elle le peut.

9. L’âme de cet état se trouve successivement en ces deux degrés de repos et selon qu’elle est, il faut qu’elle y ajuste sa fidélité. Quand donc en l’oraison elle s’occupe doucement de ces vérités et qu’elle n’y a que l’inclination au repos et à la paix ; il faut qu’elle s’applique doucement pour goûter et voir ces vérités, et pour en tirer du fruit, et cela selon son inclination tranquille, c’est-à-dire en y conservant sa tranquillité et son repos autant qu’elle le pourra. Où il faut remarquer que toutes les vérités en ce degré portent dans l’âme une certaine impression de paix, et peu à peu en la nourrissant, y vont augmentant sa paix et son repos.

Et même quand l’âme ne peut entrer en ces [7] vérités, et qu’il lui semble qu’elle en est chassée, et qu’elle se sent dans le trouble, et comme inquiète pour trouver quelque nourriture en ces vérités ; que l’âme pour lors se soutienne. Car si elle y fait application, elle trouvera que bien que ses sens soient dans l’inquiétude et que même ils aient quelque trouble à cause de leur sécheresse et de leur aveuglement, cependant le plus profond de la volonté sera comme en repos et jouira de quelque calme. Et pourvu que l’âme veuille se contenter de vouloir sa paix dans le plus intime, et quelquefois même dans la plus pure cime et pointe de la volonté, elle ne laissera pas de tirer du fruit des vérités, quoique selon les sens elle se croie toute distraite et vagabonde sans rien voir ni rien avoir dans les vérités qu’elle a prises.

10. Hors l’oraison même l’âme se trouvera quelquefois toute distraite par les objets différents de son état, vers lesquels les passions et les inclinations naturelles se portent avec empressement, chacune selon son appétit différent ; si bien que si l’âme ne s’aide de son fond de volonté pour fendre la presse et tâcher par son désir de repos de s’arrêter auprès de Dieu, elle perdra beaucoup de temps en ses emplois, sans aucune présence de Dieu.

Où il faut remarquer qu’au milieu du grand bruit de nos passions et de nos inclinations, quand elles sont touchées de quelque appétit, de désir ou le crainte, de douleur ou de joie, il n’est presque pas possible en ce degré d’avoir d’autre présence de Dieu que ce retour de la volonté par inclination de paix ; et que ce retour fidèle est vraiment présence de Dieu. [8]

11. Et cela est si vrai que l’âme étant fidèle à s’y conserver peu à peu et en pâtissant la peine de ses misères avec longanimité, cette inclination et cette volonté de paix et de repos, se change insensiblement en expérience de repos ; et Dieu par sa bonté met cette sainte abeille qui était par la volonté doucement en quête de la manne céleste, dans la ruche, pour se reposer là et se nourrir de son travail : car Dieu la met en repos d’une manière qu’elle ne sait pas ; si bien qu’elle jouit d’un calme qui lui est tout, et qui lui devient toutes chosese. Car pour lors l’âme étant tranquillisé, tant que cela dure, quelquefois elle y a l’esprit ouvert pour se nourrir et trouver une douce pâture dans les vérités qu’elle a prises pour son oraison ; si bien que deux choses se trouvant en elle en même temps, savoir l’ouverture suave des vérités, et la jouissance d’un repos qui la nourrit beaucoup. Quelquefois aussi et spécialement quand le repos est plus grand et plus intime, l’âme ne peut s’appliquer qu’à la jouissance de son repos, comme ayant tout, sans qu’elle soit en quête de rien sur ces vérités. Elle n’a qu’à y demeurer, d’autant qu’assurément ce repos communique au fond de la volonté toutes les lumières, ou pour mieux dire, cette manne céleste dont l’âme se repaît intimement, a tous les goûts et toutes les lumières ; et il suffit de s’y laisser sans s’embarrasser d’aucune enquête ni de chercher rien sur ces vérités : elle n’a qu’à se nourrir, ou pour mieux dire, elle n’a qu’à être et demeurer en repos, et Jésus-Christ sera sa nourriture. Car en vérité cette manne céleste est si pure et contient si bien toute vérité et tout [9] bien, et même elle est si ajustée au palais de notre volonté, que l’âme n’a pas besoin durant ce temps de faire aucune action qui lui marque de manger de cette manne. Elle n’a que faire de mâcher : d’autant que cela s’ajuste si bien en l’âme par ce souverain Maître qui est en elle, et qui lui donne ce repos céleste, que non seulement il contient tout bien pour elle, mais encore qu’il est toute manière pour en faire usage ; n’étant nécessaire là, et tant que cela dure, que de le recevoir humblement.

12. Ce repos, comme je l’ai déjà dit, est passager, et se donne successivement avec l’inclination de la volonté qui lui succède. Ou plutôt ce repos s’en allant, il laisse à la volonté une inclination, amoureuse du repos, laquelle étant bien ménagée attire insensiblement le repos ; et ce repos étant bien conservé aussi comme je dis, revient peu à peu plus souvent, et cause ainsi en l’âme tant de bien qu’enfin il la rend fertile et formée à tout bien. De manière que Dieu en est charmé et épris d’amour et par là lui communique plus souvent ce sacré repos, afin que de jour en jour les biens de l’âme croissant tellement, et sa beauté devenant si charmante pour le cœur de Dieu, elle mérite d’être et de devenir sa demeure continuelle ; factus est in pace locus ejus107. Et pour lors l’âme n’a pas seulement le repos et la paix continuelle, féconde en tout bien, mais le Dieu de la paix : ainsi elle jouit d’une paix admirable ou elle trouve la perfection de son âme d’une manière éminente.

13. Car il faut remarquer que Jésus-Christ nous promettant la paix, nous avertit qu’il y en a deux manières. Il dit108, Je vous laisse la paix ; et c’est cette paix dont je parle, qui dispose à l’autre, qu’il exprime par ces paroles109, Je vous donne ma paix. Or la paix de Dieu n’est pas seulement un don, mais lui-même. Ainsi la paix et le repos qui est le premier don surnaturel, est une grande grâce qu’il nous fait vaincre le monde, le Démon et toutes les difficultés, et qui nous remplit de tout bien comme d’une manne céleste. Celle qui suit et qui est la récompense de ce divin don, fait encore bien d’autres merveilles ; et il faudrait des volumes entiers pour exprimer, même légèrement, les effets de cette autre paix et de cet autre repos. Il faut l’expérience pour pouvoir comprendre ce que l’on pourrait dire de ce que Dieu donne par ce don divin : c’est pourquoi il faut remettre la déduction de ses miséricordes à un autre temps ; puisqu’il ne s’agit ici que de décrire un peu comment est une âme à laquelle Dieu veut donner le repos et la paix, et l’élever par là peu à peu et par degrés comme un enfant fort chéri. Car en vérité ceci n’est pas ordinaire, mais un don de Dieu qu’il destine pour certaines âmes qu’il veut élever à la grâce des enfants de Dieu, auxquels seuls il donne la paix, et ensuite sa paix comme un héritage commun aux saint hommes de la terre.

14. La personne pour laquelle ce papier est fait, doit tenir pour tout assuré que sa grâce spéciale, et ce à quoi Dieu l’appelle plus particulièrement est le sacré repos et la paix divine, en laquelle et par laquelle elle aura tout. Il faut donc qu’elle soit fort fidèle à parcourir les degrés de cette paix et de ce repos, afin qu’elle puisse monter de paix en paix, jusqu’à ce qu’enfin elle puisse être digne et capable de recevoir la paix divine qui n’est pas moins que Dieu.

15. Qu’elle ne s’étonne pas des contrariétés et des embarras de son état : d’autant qu’elle trouvera par leur moyen la mort à soi-même, sans quoi ce divin repos ne peut ni augmenter ni fructifier, ne prenant racine et vie qu’autant que l’âme meurt à elle-même en tout. Et ensuite étant beaucoup accru par la mort de soi-même, les croix et les pertes de soi que causeront les providences de son état, feront non seulement l’accroissement de sa grâce, mais feront encore la beauté et l’éclat de sa même grâce en devenant les effets, si bien que les croix et providences de notre état sont la mère qui produit et nourrit cette grâce de repos et de paix divine, et encore les fruits qui l’ornent, l’élèvent et l’enrichissent.

Les Juifs criaient à Jésus-Christ110 qu’il descendit de la croix, et qu’il croirait en lui : il n’avait garde de le faire, son cœur et son esprit pleinement dans le repos et la jouissance de son Père, voulait mourir et finir sur la croix, et en la croix comme toute sa vie s’y était passée.

16. Il n’y a que Dieu seul qui dans le repos et par le repos, puisse faire porter les croix et toutes les peines d’un état en la manière divine sans succomber au chagrin et à l’ennui de la vie présente, et qui puisse enfin rendre l’homme [12] pleinement capable de deux contraires, savoir de la joie et de la peine en un même temps. Et quand l’âme est fidèle et constante à conserver la paix dans tous les accidents de la vie par l’abandon, pour lors elle peut faire oraison partout et en tout temps, étant toujours disposée pour cet effet ; et quand cela n’est pas, il y a autant de changement qu’il y a de moments en la vie, chaque moment étant traversé par les diverses peines que nous causent les choses présentes ; mais la paix intérieure et ce repos divin approchant l’âme de Dieu, et même dans la suite la mettant en Dieu, la fixe par l’immobilité divine. Elle a ses agitations des affaires et souffre les mouvements de ses passions, mais en repos ; et par là elle les tient au-dessous de soi : ainsi elle ne laisse pas d’être à Dieu et en Sa possession, quoiqu’elle ressente les peines qui la tentent pour se tourner vers elles en quittant sa paix.

17. Quand l’âme a appris, par les divers accidents de la vie, quel mal lui fait le retour et penchant qu’elle a vers elle-même, en se peinant de ses croix et des accidents de son état, pour lors elle fait ce qu’elle peut pour n’être émue de rien, mais au contraire toutes choses la renvoient vers Dieu en son repos. Et ainsi, non seulement elle a le repos et jouit du repos dans le temps de l’oraison, mais encore [elle les conserve] au milieu de ses soins et de ses inquiétudes et des croix qui lui arrivent, tout cela la sollicitant au repos et pour se mettre en sa paix, où l’âme sait très bien qu’elle trouvera le remède à tout et même tout bien, et plus infiniment que l’on ne peut exprimer. Il faut de l’expérience pour [13] apprendre et savoir la plénitude de lumière et de grâce qui se trouve au temps que l’âme est en ce repos, et combien en ayant quelque peu joui, elle en devient saintement amoureuse jusqu’à ce qu’elle en puisse jouir à son gré et selon son désir, et que dans la suite elle en puisse même être pleinement possédée.

18. Cela est étrange que toutes choses tendent au repos comme à leur bonheur et à leur dernière fin, spécialement l’homme ; et que cependant il n’y arrive jamais, le cherchant où il n’est pas. Il le cherche dans les créatures, dans les biens, dans les honneurs, et en ce qui est dans la vie présente, par le délectable que les créatures ont, où jamais aucun ne l’a pu trouver. Le repos que chaque créature cherche n’est qu’en Dieu et jamais personne ne le pourra trouver que par les croix et la fidélité à mourir à soi-même. Par là, se quittant soi-même, on trouvera assurément son repos, étant ainsi en état d’en jouir en tout et partout, autant que l’on est fidèle à son oraison et à ce que Dieu demande de nous dans notre condition.

2.2 Vie solitaire et d’oraison

LETTRE II. Avantages de la vie solitaire et d’Oraison par-dessus les saintes occupations

1. Vous m’attristez par vos lettres, m’apprenant que vous êtes plus mal ; et il n’y a que la seule soumission à l’ordre de Dieu qui puisse calmer sur cela quand on a une véritable union comme est la nôtre. C’est donc dans cet abandon que je désire me perdre et trouver la paix, aussi bien pour tout ce que l’on peut faire [14] de bien en ce bout du monde, qu’en tout autre chose ; et vous me consolez me marquant votre même dessein : c’est là le rendez-vous de tous les bons cœurs.

2. Ce que vous me dites touchant la résolution que vous avez prise de vous défaire de tout soin pour vaquer uniquement à votre perfection, est assurément ce que vous pouvez faire de mieux. Car sans doute une infinité de personnes sont trompées au choix des moyens de la vraie piété. Souvent ils sont très contents d’eux-mêmes pourvu qu’ils entassent une infinité de desseins, de désirs et d’actions de piété, ne regardant pas que cela est peu en comparaison de ce que l’on peut faire par le vrai anéantissement de soi-même, lequel très souvent n’est en l’âme que par la mort de toutes choses. C’est donc ce vrai néant de soi-même qu’il faut chercher, qui met l’âme dans le calme et par conséquent dans la possession de Dieu. Faisons tout ce que nous voudrons : si ce calme n’y est, la possession de Dieu ne s’y rencontrera pas et tout sera très petit.

3. Voilà la raison pourquoi ces âmes qui ne travaillent pas à jouir de Dieu par le calme et l’oraison ne sont jamais satisfaites, mais au contraire sont toujours affamées et désireuses d’une chose qu’elles ne rencontrent jamais, parce qu’elles ne la cherchent pas comme il faut, savoir par l’anéantissement de soi-même aux dépens d’une infinité de choses, ni où il faut, c’est-à-dire dans le calme et la paix, qui ne se trouvent que dans la véritable petitesse, non seulement quant aux choses du monde, mais encore en ce qui regarde Dieu.

4. Au nom de Dieu, faites donc violence [15] pour rompre vos liens, lesquels, comme ils sont dorés, sont aussi plus difficiles à dissoudre : je veux dire que comme c’est la charité qui vous attache à un million de choses bonnes et saintes, il est plus rude de les abandonner pour vaquer à l’inconnu, à la mort de vous-même et à la sainte oraison. C’est là notre cher bonheur, et où nous trouverons notre félicité ; mais ne croyez pas que les seuls saints desseins vous y fasse arriver, mettez la main à l’œuvre, et l’exécutez au nom de Dieu.

5. Je vous puis dire des nouvelles de ceci fort certaines, d’autant que je viens du pays des affaires de charité. Vous savez mes embarras depuis huit à neuf ans pour une pauvre orpheline. Dieu par Sa bonté m’en a délivré ; et de cette sorte que je suis dans ma très chère solitude, où je goûte par la miséricorde de Dieu infiniment plus que toutes les saintes actions, ni tous les hauts desseins de la gloire de Dieu ne m’ont jamais fait trouver. C’est pourquoi je sais, grâce au bon Dieu, l’une et l’autre terre, et ce que l’une et l’autre peuvent donner à ses habitants.

6. Attendez-vous à des tentations fréquentes, supposé que vous exécutiez ce dessein de la retraite, pour deux causes.

La première, d’autant qu’assurément le démon perd une âme quand elle exécute courageusement le dessein de l’oraison et de la retraite, à cause de l’amour divin qui se communique là, où il ne peut entrer, et où il ne voit point de sentier pour causer facilement du mal.

La seconde, parce que l’âme en cet état porte des fruits véritables, et non seulement imaginaires, car outre qu’elle se remplit de Dieu qui est le fruit par excellence, elle est ennoblie [16] de grâces pour faire du fruit admirablement aux autres, quoique avec peu de paroles, une conversation modérée et un empressement fort réglé par l’ordre de Dieu.

7. Pardonnez-moi donc si je vous dis que pour en venir là, il faut régler ses jours, ses semaines et ses mois. Je m’explique, en vous disant qu’il faut tâcher de savoir ce que vous devez faire, pour n’avoir nul scrupule d’abandonner une infinité de choses saintes afin d’être solitaire ; et pour toutes celles dont vous ne pouvez vous dispenser, d’en faire une très grande partie par autrui, vous sacrifiant par la confiance que vous aurez qu’ils feront mieux que vous. Excusez-moi si je vous parle si franchement ; mais je sais la fourberie de ma propre nature au fait de se donner à la sainte oraison en solitude par le retranchement des actions de piété, qui non seulement sont de perfection, mais qui souvent viennent à attacher sous l’apparence de justice.

8. Courage ! Vous savez combien Sa bonté vous a donné de saints desseins d’oraison, et comme vous en avez entendu de si bonnes nouvelles à Caen. N’est-ce pas une marque suffisante pour en assurer la vocation et par conséquent, la grâce par les mérites du sang de Jésus-Christ qui, j’espère, ne vous manquera nullement ?

2.3 Du dessein de tout quitter.

L. III. Que le dessein de tout quitter ne doit s’exécuter qu’avec ordre et dépendance de Dieu.

1. Je crois que l’avis de N.111 a été juste et bon, vous empêchant de quitter votre emploi [17] pour venir ici, et pour vous sacrifier à Dieu dans l’abandon total en pauvreté et mépris de tout. Ce dessein est très saint, mais il doit être exécuté avec beaucoup d’ordre et de dépendance de Dieu ; à moins de quoi il se mélange dans la précipitation de l’esprit humain, qui ayant quelque goût veut faire trop promptement toutes choses. Ma pensée donc, que je soumets aux Serviteurs de Dieu, est qu’il vous faut former intérieurement ; car vous savez qu’il faut être avant que d’opérer, et qu’il faut un être égal à l’opération. Et ainsi je ne crois pas que les désirs que vous marquez en la vôtre112, partent encore d’un fond intérieur, qui comme un grand feu éclate par une vive flamme de pauvreté, d’abjection et de séparation de toutes choses.

2. Ce que vous avez donc, ce sont de saints désirs que vous devez saintement cultiver, tâchant de former et d’ajuster votre intérieur par leur moyen113, en mourant vraiment à vous-même par les occasions et les providences de l’état temporel où la providence vous a mis et vous mettra dans la suite.

3. Donnez-vous donc bien de garde de quitter votre emploi ; mais tâchez d’y vivre saintement, et de vous régler et former selon la sainteté des désirs que vous avez. Pour cet effet114 je crois qu’il est à propos que vous tâchiez de faire Oraison et d’y avancer par les saintes pratiques d’humilité, de mort à vous-même et de fidélité à tout ce que Nvous marquera. La fidèle pratique de ces choses peu à peu vous formera intérieurement, et ainsi à la suite l’on pourra mieux discerner où doivent aboutir ces désirs exprimés en votre lettre. [18]

2.4 Conformité à la volonté de Dieu.

L. IV. Conserver la conformité à la volonté de Dieu, nonobstant ses fautes et les dissipations de notre état. Utilité des croix.

1. J’ai beaucoup de joie toutes les fois que je reçois de vos chères nouvelles, mon âme se sentant extrêmement unie à la vôtre. Il est certain comme je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, que le solide fondement pour conduire et établir sa vie, est l’ajustement fidèle à la volonté divine, marquée par ses providences. Ce principe est le calme et l’assurance, qui doit mettre la joie dans notre cœur en toute rencontre. Et quoique nous en déchoyions [par faiblesse, cela ne nous doit pas étonner : nous devons aussitôt revenir, et nous remettre en notre place ; et de cette manière nous le faisons tant et tant de fois, que notre cœur trouve enfin sa véritable et tranquille situation, tout ce qui n’est pas volonté de Dieu ne pouvant subsister en notre âme et y mettre la paix.

2. Toute la difficulté est de se souffrir soi-même dans le zèle que l’âme sent pour arriver à cette conformité de volonté. Car comme, étant très impure, elle fait une infinité de fautes presque sans s’en apercevoir, elle pense à remédier à une par une plus lourde, s’empressant et s’embrouillant : au lieu qu’après une faute il faut doucement s’humilier ou être humilié, et ainsi retrouver sa place partout en la volonté divine. De cette manière l’âme envisage et regarde toutes les providences de son état comme un stable fondement, qui au milieu de tous les orages les plus cruels fixe et arrête [19] tous les mouvements, mettant l’âme à l’abri de tout ce qui lui peut arriver, et par conséquent établissant une paix et une joie inébranlables, qui hors de là ne peuvent jamais être telles.

3. Ne vous étonnez pas des diverses vicissitudes que vous causent les mouvements différents et fort dissipants [sic] de votre charge. Cela peut bien causer de la dissipation dans l’imagination ; mais non pas en la pointe de la volonté où réside véritablement la présence de Dieu. Et quand vous vous voyez si agité de diversités incommodes, soutenez-vous dans la volonté d’être en la présence de Dieu ; et toutes ces choses ne feront que bourdonner autour de vous comme des mouches, qui cependant ne peuvent faire nul effet fâcheux.

4. Tout ce que vous me dites de votre disposition dans les croix qui vous sont arrivées, me console beaucoup ; et vous ne sauriez croire présentement l’effet de grâce qu’elles produisent en l’âme en telle disposition. Une âme sans mort à soi-même est comme un corps pourri, qui ne peut jamais donner que des vapeurs malignes ; et une âme sans croix ne peut jamais mourir à soi. Jugez donc si les croix sont nécessaires et utiles. C’est pour cet effet que Jésus-Christ a voulu mourir tous les moments de sa vie, et même mourir d’une mort si cruelle et si extraordinaire, renfermant en elle toutes les croix et les morts qui nous peuvent faire mourir. Il est bon en ce temps des plus vives croix, de rechercher toutes les plus vives lumières que l’on vous a données, pour les lire et en embaumer votre âme.

5. Ne vous étonnez pas de vos sécheresses, [20] ni de vos distractions en l’Oraison : elles sont nécessaires à l’âme pour la purifier en ses saints exercices ; et ce que vous me dites pour en faire usage, est très bien.

Au nom de Dieu retenez bien tout ce que je vous ai dit touchant l’expérience de vos misères et de vos faiblesses. Pour y remédier patientez humblement en repos sur votre fumier comme un pauvre Job ; désirant humblement votre changement, et y tendant doucement de votre mieux, sans perdre courage : de cette manière Jésus-Christ naîtra en votre âme par votre Oraison et vos exercices qu’il faut continuer comme nous les avons réglés.

2.5 Comment juger de l’intérieur

L. V. Qu’il faut juger de la vérité de l’Intérieur par la fidélité à la pratique des vertus et à mourir à soi par toutes les croix de providence.

1. Pour répondre à vos difficultés, je vous dirai que le néant dont vous me parlez, est fort bon, et c’est une suite de la grâce que vous avez eue il y a longtemps, selon ce que je vous ai dit et écrit. Mais remarquez que l’on n’arrive pas uniquement à ce néant115 par le vide absolu, [21], mais encore par le vide en pratique. Et comme chaque vertu fait vide en nous de notre propre inclination qu’elle contrarie, aussi ne doit-on faire qu’un même, du néant pratiqué par les vertus et les providences qui se présentent, et du néant qui est le penchant de notre cœur et de notre esprit.

Cette observation est nécessaire un long temps, d’autant que la vertu et la mort est pénible en réalité et en expérience en toute âme ; et ainsi insensiblement, si l’on n’y prend garde, elles tirent l’âme de la pratique pour demeurer dans le rien et le vide que l’on a par le penchant de son intérieur. A la suite que ce rien et ce néant devient plus divin et qu’ainsi l’on trouve davantage Dieu par les pratiques de mort à soi-même et des vertus, on n’a pas besoin de ces observations, puisque la vertu en pratique par les occasions et le néant en notre cœur deviennent tellement la même chose que l’inclination de l’âme est toutes vertus selon qu’elles se présentent, ne pouvant trouver Dieu avec plus de goût qu’en elles, ce qui fait que l’âme devient autant avide des vertus, de la mort à soi-même et généralement de tout ce qui peut lui causer de la peine, qu’autrefois elle l’aurait fui par adresse naturelle pour se repaître avec plus d’avidité de son néant et de son rien.

2. L’âme doit prendre garde que la raison pourquoi elle se trompe au commencement au fait des vertus, est que, comme Dieu n’est pas beaucoup grand en elle, et qu’ainsi elle ne Le peut pas encore beaucoup trouver dans les vertus et dans la mort à soi-même, elle les regarde comme des activités hors d’œuvre et qui lui nuisent. Elle se trompe faute d’assez [22] de lumière. Car elle n’a qu’à doucement et humblement y réfléchir et y travailler en suivant son penchant pour le vide et le néant, et elle trouvera que plus elle y travaillera et plus les autres travailleront à l’exercer, plus son néant sera fécond, et elle expérimentera que ce qu’elle a cru une activité qui n’était pas nécessaire, mais plutôt dommageable, lui est fort utile ; d’où vient que Dieu venant en elle beaucoup par son néant, vient aussi à lui faire trouver les mêmes vertus qu’elle a poursuivies, et par là Sa présence en elle s’augmente beaucoup. Où il faut remarquer que la pratique des vertus, la fidélité à mourir à nous au long et au large n’est point dit activité, quand elle n’est point recherchée, mais qu’elle découle comme naturellement de notre état et condition. C’est être passif à la Providence qui ordonne et règle les occasions sur nous, auxquelles il faut être extrêmement fidèle. Car toutes ces vertus et ces occasions de mourir sont comme des semences dans notre néant intérieur, lesquelles à la suite par l’augmentation de ce même néant devenant davantage Dieu, deviennent en fleurs, comme nous voyons qu’au printemps les parterres sont parsemés de fleurs qui durant l’hiver étaient cachées dans la terre ; si bien que qui n’aurait pas semé ces fleurs durant cette saison, n’aurait pas les fleurs dans le printemps et lorsque le soleil est plus avancé. Et voilà ce que font les âmes qui ont un commencement de foi, de néant et de simplicité, lesquelles pour se laisser trop en vide par un secret amour propre, oublient la pratique de mort dans les occasions de leur état : elles manquent à semer les fleurs, et quand le Soleil éternel est [23] plus avancé, il ne fait rien en elles, et passe inutilement sa course à la suite ; comme nous voyons que le soleil donnant sur un jardin non cultivé, n’y fait pas des fleurs, mais même par un accident funeste il y fait venir des mauvaises herbes.

3. C’est pourquoi il vous est de grande conséquence, en marchant doucement et humblement dans votre voie de nudité et simplicité, de faire en sorte que les vertus et les providences de mort aillent de pas égal en pratique, parce qu’y faisant de votre mieux, vous trouverez que tout cela sera si bien ajusté, que selon que votre âme aura de pureté par ces choses, la lumière divine s’augmentera, et à la suite deviendra plus féconde par sa chaleur pour faire multiplier au centuple les mêmes choses que vous avez semées avec peine. Et si je vous pouvais exprimer ce que sont et deviennent les vertus et les occasions de mourir à vous-même y étant fidèle, quand la lumière devient plus grande, et que Dieu s’approche davantage, je ne vous parlerais que par exagération ; d’autant que les moindres pratiques de vertu et de mort à soi deviennent si belles et si merveilleuses en Dieu que cela est inconcevable, et fait bien concevoir à l’âme le peu de lumière qu’on a au commencement de regarder les occasions de mourir à soi, d’être humilié, de pratiquer les petites vertus, comme quelque chose de bas et de moindre que sa nudité et simplicité. Il faut tâcher de se retirer de cette tromperie puisqu’en vérité la nudité et la simplicité en foi est en nous comme la lumière du soleil est dans le monde ; elle ne fait, dans son commencement [24] et à la suite, et elle ne travaille que sur ce qu’on lui donne ; et vous ne pouvez remarquer ses beaux effets que par l’ouvrage que vous lui présentez. Si vous ne semez du blé dans son temps, le soleil n’en fera jamais venir. Et n’est-ce pas par ce travail que vous remarquez la beauté de l’opération du soleil par la beauté des fleurs dans le printemps ? Si donc vous vous contentiez d’envisager nuement la pureté de sa lumière, vous ne recevriez nul effet de sa fécondité.

4. Ne craignez donc pas, mais plutôt soyez fidèles à poursuivre votre simplicité en votre rien, étant généreux à mourir et à souffrir les diverses morts que vous vous donnerez, et qu’on vous donnera ; et par là la lumière deviendra féconde autant qu’elle deviendra claire à la suite en se simplifiant et se dénuant. Il est certain que supposé que vous soyez fidèles à prendre votre rien et votre néant de cette manière, qu’il sera en votre unité beaucoup fécond, puisqu’il est véritable que la lumière divine est autant féconde qu’elle est lumineuse, et qu’ainsi une âme qui meurt également à soi en sa lumière, trouve toutes choses en son unité ; mais si (comme je viens de dire) elle ne meure pas, il est certain qu’elle n’y trouvera rien et à la suite peut s’égarer dans cette grande nudité et ce rien si étendu. Mais supposé sa mort, elle n’a que faire de craindre, car plus elle mourra et qu’on la fera mourir, plus elle y trouvera de fécondité ; et son unité et simplicité sera abondante en toutes choses. Et c’est proprement ce qui rend les âmes divinement éclairées si affamées des morts, des humiliations, [25] et du reste qu’elles trouvent et rencontrent dans le fond de leur simplicité et nudité en fécondité merveilleuse.

5. Je suis fort aise de vous voir éclairé de votre néant, c’est-à-dire que vous découvrez davantage le fond de votre corruption. Cela me donne de la joie, d’autant que cela me marque que la lumière divine s’accroît et qu’elle devient plus féconde. Car en vérité un esprit et un cœur qui ne devient pas éclairé de sa misère par le soleil éternel de plus en plus, ne donne pas des marques que sa lumière soit vraie, mais quelque imagination qui n’aura pas de suite. Au contraire quand la simplicité de la lumière divine tire du fond de notre âme les connaissances véritables et expérimentales de notre propre néant, et de notre propre corruption, elles labourent notre terre ; et comme nous voyons que de la boue, du fumier et de la terre toute sillonnée, il en revient du beau blé par la lumière du soleil, aussi de notre âme vraiment humiliée et apetissée par nos misères, nos péchés et nos faiblesses, la vertu et la perfection en la jouissance de Dieu naît et paraît pour notre consolation et sanctification. Et quand les choses ne viennent de cette manière, elles ne sont jamais réelles et véritables ; et plus elles sont telles, plus elles deviennent réelles, et la véritable vertu qui est une participation de Dieu, devient une plus grande nourriture à l’âme. Ceci est d’une extrême conséquence et, autant qu’on l’expérimente, autant peut-on juger de la vérité de son intérieur. [26]

1162,6 Chemin pour trouver Dieu.

L. VI. Qu’on n’avance vers Dieu que par les sécheresses et la perte de tout. Chemin raccourci pour trouver Dieu par les providences de notre état. Plusieurs avis.

1. Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre-Seigneur n’était par sa bonté ma caution. En vérité il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée étrange que de me mettre la main à la plume. Tout zèle, et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée ; il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de celui qui l’anime117. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose. Ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des Serviteurs de Dieu pour aider aux autres, afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas si je suis si longtemps à répondre à vos lettres.

2. Pour commencer de le faire je vous dirai, que le bon Dieu vous ayant donné le désir d’être tout à lui, vous n’y arriverez que par les sécheresses, les pauvretés, et la perte de toutes choses. Cela est bientôt dit, mais non pas sitôt exécuté. Cependant il faut mettre la main à l’œuvre, et aller par où Dieu vous conduit de moment en moment ; et vous verrez par ex[27]périence qu’il ne manquera de vous donner des sécheresses. Quand cela sera, supportez-les ; car par là on arrive à ce que Dieu veut de l’âme. Vous verrez aussi que selon votre fidélité Dieu ne manquera jamais à vous donner des occasions de vous perdre à vous-même, aux créatures, et même à ce qui vous paraîtra être de Dieu à quoi vous pourriez vous arrêter et qui pourrait vous empêcher d’avancer davantage vers lui.

3. Ne vous étonnez donc pas si vous vous voyez fort obscure, incertaine et sans avoir rien de Dieu qui vous console et qui vous donne des marques qu’il vous aime et que vous l’aimez. Tout cela doit être reçu et non désiré : et si l’âme n’a rien et qu’il paraisse absolument qu’elle sert Dieu à ses dépens et sans consolation, tant mieux ; car cela est plus avantageux pour rencontrer plus promptement Dieu. Il faut faire avec fidélité ce que sa bonté désire de vous, soit pour votre Oraison, soit pour la présence de Dieu dans le jour, et la pratique des vertus dans l’état où il vous a mise. Tout cela se doit pratiquer et exécuter sans rien attendre, soit lumières, ou goûts ; et de cette manière un jour vaudra mieux qu’une année où l’on nourrit la nature par les lumières et les goûts que l’on se procure adroitement.

4. J’ai bien de la consolation de ce vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour Monsr. votre Mari. On se trompe très souvent sur ce sujet par une fausse ferveur, et l’on ne fait pas usage d’un moyen de mort qui est infiniment précieux. Vous savez ce que je vous ai dit sur cet article. Je dis de plus, que la divine providence vous ayant liée à un ména[28]ge et à un mari, désire que vous vous serviez de telles providences pour mourir souvent à vos saints projets et à vos dévotions ; car agir de cette manière c’est quitter une chose sainte pour le Dieu de la sainteté. Et en vérité quand les providences de notre état, quelles qu’elles soient sont bien ménagées, c’est le chemin raccourci, et c’est trouver Dieu par Dieu même. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus commun : il n’y a cependant rien de plus caché. C’est le Mystère de Jésus-Christ et que Jésus-Christ seul peut révéler. Et voilà pourquoi un Dieu, Sauveur des hommes, est et devient un pauvre enfant, ensuit un pauvre garçon selon l’état et la condition dans laquelle la divine Sagesse l’avait mis ; le faisant naître Fils de la sainte Vierge et de S. Joseph en apparence. Ô, qu’il y a de profondeur dans cette conduite ! Et jamais une âme n’arrive à un état surnaturel et [ni] à la divine source d’eau vive que par la fidèle pratique de son état et condition. Ce qui insensiblement surnaturalise tout en elle et rend tout ce qu’elle fait, comme une eau qui coule d’un rocher.

5. L’âme ne peut comprendre comment une vie si stérile de ferveurs et si dépourvue de grandes actions et avec une dureté qui tient de l’insensibilité de rocher, peut donner une eau si claire et cristalline. Cependant jamais les choses ne seront autrement, soit dans le monde ou dans la religion ; puisque ce qui n’est pas de cette manière, soit dans l’un ou l’autre état, nourrit secrètement la propre volonté, la suffisance et l’orgueil, et ainsi tarit peu à peu la grâce, quoiqu’il paraisse que l’on soit animée de ferveur et de zèle : [e]t tout au contraire la mort, causée et opérée par le Mystère caché de notre [29] condition, en nous étranglant cruellement et impitoyablement par la perte de tout ce que nous voulons et désirons, nous insinue la grâce et nous fait participants d’une secrète vie divine, que l’âme ne peut presque jamais découvrir en elle ; Dieu par sa bonté suspendant toujours la lumière, afin que la mort et la croix cruelle fassent mieux ce que Dieu désire.

6. Ne vous étonnez pas si je vous parle de cette manière. Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières : mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous y soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre.

Lisez et relisez souvent ceci ; car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. Et puisque Dieu vous donne le mouvement de vous servir de moi, et qu’il veut que je vous aide, je le ferai tant que votre âme travaillera sur le fondement que je vous donne ; car à moins de cette fidélité et de courage mon âme ne pourrait avoir de lumière pour vous parler et assister.

7. Sur ce que vous me dites en votre dernière lettre,

(1.)118 vous devez observer que si le bon Dieu vous donne des lumières ou des instincts sur les Mystères du temps, vous pouvez vous y appliquer par simple vue, et recevoir de sa bonté ce qu’il lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application, il ne faut que continuer votre simple occupation.

(2.) Continuez votre Oraison quoique obscure, et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières, et ne peut tomber sous nos sens.

(3.) Conservez doucement ce je-ne-sais-quoi [30] qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer119, que vous expérimentez dans le fond de votre âme : c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.

(4.) Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à y réfléchir par scrupule ; mais souffrez la peine qu’elle vous cause, que vous dites fort bien être un feu dévorant, qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.

(5.) Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes ni mesures. Souffrez tout ce que la divine providence vous envoie avec fidélité. Pour le manger vous avez assez de prudence ; et ne vous mortifiez pas trop en vous privant, car vous en avez besoin.

(6.) Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire, est de les quitter ; mais au lieu de cela ayez une grande exactitude à tout ce que je viens de vous dire : le temps des autres pénitences est encore bien loin.

(7.) Soyez fort silencieuse, mais néanmoins selon votre état, c’est-à-dire, autant que la bonne conduite vous le marque, en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants et à tout votre ménage ; ce qui est un devoir indispensable.

(8.) Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but : prenant bon courage en mourant à vous, vous y arriverez ; mais non sans peine et grand travail. Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.

(9.) Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, [31] plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour, quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire cela vous y servira. Perdez autant que vous pouvez toutes les réflexions en vous abandonnant à Dieu.

(10.) Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié de la manière que je vous ai expliquée ci-dessus, ne mettez point en peine si vous les oubliez ; et au contraire oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes. Je suis tout à vous en Notre-Seigneur. [31]

2,7 Mourir à soi.

L. VII. Travailler à mourir à soi selon la lumière présente.

1. J’ai toujours grande joie d’apprendre que vous travaillez fortement, pour le faire à la suite efficacement, à mourir à vous-même, c’est là le seul moyen pour trouver la vie. Mais il est vrai qu’il faut se donner tant de coups, et si incessamment, qu’à moins d’un courage vraiment à l’épreuve, on quitte tout, ou du moins on ne travaille pas avec une poursuite assez courageuse.

2. Il est très vrai que la solitude et l’Oraison sont absolument nécessaires ; et à moins de ce secours ou d’un miracle de grâce extraordinaire, on peut peu avancer. C’est donc une grande grâce qu’il vous faut cultiver autant que vous pourrez ; et assurément de cette manière vous recevrez diverses lumières pour découvrir vos défauts actuels. Mais pour le fond d’où ils [32] sortent, il faut que la lumière croisse encore beaucoup, avant que vous puissiez découvrir jusqu’où il peut aller. C’est pourquoi il faut s’attendre à bien des faux pas, à moins que Dieu ne vous fasse la grâce de vous faire une avance de lumière ; ce qui ne se fait régulièrement que par une lumière plus avancée que la vôtre. Les défauts journaliers avec la lumière présente du fond font bien découvrir une certaine circonférence : mais il y a le fond délicat, d’où il sort une impureté continuelle, que l’on ne peut découvrir à moins d’une grâce pareille, ou bien que Dieu fasse déborder une grande lumière de vérité sur l’âme.

3. Continuez donc au nom de Dieu, et marchez chaque jour selon tout ce que Dieu vous donnera et que la providence vous fournira : ne vous épargnez en rien.

Heureuse l’âme dont Dieu prend possession ! Il en coûte assurément : car Jésus-Christ étant lumière de vérité, s’attachant à une âme il ne donne aucun quartier, supposé que l’âme ne s’en donne pas. Car présentement tout dépend de vous, c’est-à-dire, que la lumière commençant, elle s’accroît autant que la fidélité augmente.

4. Je prie Notre-Seigneur qu’il vous remplisse de grandes grâces en votre pèlerinage. Je me recommande aussi à vos prières, afin que je sois à Jésus-Christ en la manière qu’il le désire. Cela étant il me suffira ; tout le reste n’est rien. Je suis sans réserve tout vôtre.

2.8 Patience en travaillant à sa perfection

L. VIII. Qu’il faut avoir grande patience avec soi-même en travaillant à sa perfection.

1. Il ne faut pas croire que le progrès d’une âme, qui marche dans la vérité et qui veut tout de bon aller à Dieu, soit momentané. Je vois souvent des âmes dont la perfection et l’oraison vont aussi vite que leur volonté, au moins à ce qu’elles se persuadent, quoique vraiment cela ne soit que dans leur imagination et fabriqué par une ferveur précipitée bien qu’avec une bonne et sainte intention. Il n’en va pas de même d’un travail efficace et véritable, car il est rude et difficile, et on ne vient à bout de la vraie perfection que très peu à peu. La raison de cela est que le travail efficace de ces âmes est occupé sur elle-même pour rectifier tout de bon leurs inclinations et leurs penchants soit au péché et à l’amour-propre, soit aux créatures. Or comme cela s’est infiniment enraciné dans notre être, on y ressent une peine que la seule expérience peut dire ; et c’est ce qui fait que plus le travail y est efficace et véritable, moins on en est satisfait, car en ce genre de travail la pratique est lumineuse, et ainsi plus on se détruit soi-même, plus on découvre de quoi se combattre.

2. Il n’en va pas de même dans les premières ferveurs, ou souvent l’âme ne se met pas tout de bon à se combattre, n’y faisant pas consister la première démarche de sa perfection, et ne s’exerçant que sur des choses faciles, ou du moins qui sont agréables à la propre volonté ; [34] et ces sortes de choses sont les pâtures des ferveurs volontaires. On fait des merveilles, à ce que l’on croit, car ne se combattant pas soi-même, on se voit si saint que très souvent on s’admire secrètement. Mais quand, par la Providence, ces feux de ferveurs viennent à se diminuer, et que Dieu permet que l’on découvre qu’on combat contre un ennemi imaginaire, et qu’il y en a un autre qui est nous-même, qu’il faut détruire, on demeure très étonné parce que l’on voit que ce nouveau travail est fort ingrat, se croyant plus imparfait plus on se combat ; et qu’en vérité c’est vouloir miner un rocher que d’entreprendre un tel ouvrage qui paraît très infructueux et de peu de conséquence. Cependant c’est l’unique travail, quoique je voie peu d’âmes de celles que l’on appelle dévotes, l’entreprendre.

3. On s’adonne facilement à l’autre, d’autant que la propre suffisance et la propre volonté s’y trouvent satisfaites ; mais en celui-ci il n’y a que de l’humiliation, de la petitesse et de la difficulté, ayant pour but de se détruire véritablement et de se conformer à l’ordre de Dieu selon l’état et la condition où Il nous met. Ce qui dit bien des choses et taille bien de l’ouvrage à une âme qui veut aller de la bonne manière à Dieu. Il vaudrait mieux de travailler qu’un mois efficacement en ce genre de travail et puis mourir, que de vivre cinquante années entières dans la ferveur dont nous avons parlé. Car en vérité quand vous examinez de près ces âmes qui passent pour saintes aux yeux des hommes, vous n’y trouverez que défauts et plénitudes d’elles-mêmes et un ouvrage que l’on a bâti à fantaisie. [35]

4. Ne vous étonnez donc pas de trouver de la difficulté à rectifier vos inclinations. Travaillez avec courage ; et quand vous apercevrez vous être recherchée vous-même, humiliez-vous en devant Dieu, tâchant d’y remédier doucement et en repos, mais avec grande fidélité. Et pour ce qui est de la communion, à moins de quelque faute notable ne vous en exemptez pas.

5. Tachez de vous encourager pour poursuivre sans relâche ; mais toujours avec beaucoup de repos et d’abandon : car il faut prendre garde que le travail de la perfection demande une grande patience avec soi-même ; et quand on n’en a pas, souvent un travail trop poursuivi et non réglé échauffe le sang et fait grand tort, et remplit aussi de beaucoup de suffisance, particulièrement les femmes. C’est pourquoi il est bon de demander conseil à ceux qui sont expérimentés. Ne vous inquiétez donc pas de vos défauts : travaillez humblement et paisiblement à vous en défaire. Pour la confession vous devez vous confesser seulement des fautes plus notables et sans inquiétude, et remédier doucement aux autres : et par là Dieu vous les pardonnera comme ceux qui sont confessés. Priez pour moi, qui suis tout à vous en notre Seigneur.

2.9 Faire en paix ce que Dieu demande.

L. IX. Fidélité à faire en paix ce que Dieu demande, sans s’embarrasser de ses fautes et tentations.

1. Ne vous mettez pas en peine de ces embarras de défauts et de tentations qui [36] vous surviennent au milieu de vos actions et du repos dans lequel vous êtes. C’est l’exécution de l’ordre de Dieu sur vous. Ce n’est pas le procédé de Dieu, de faire passer tout d’un coup d’un état à l’autre sans expérimenter plusieurs vicissitudes qui nous font voir et découvrir nos misères et nos faiblesses, et qui par là nous mettent en dépendance de Dieu. Ces faiblesses et ces faux pas considérés en eux, font de la peine ; mais quand on les envisage comme je vous dis, c’est-à-dire, comme choses qui sont nécessaires pour établir l’état où on prétend, on les souffre plus patiemment et on en est humilié et apetissé et ainsi disposé à y arriver.

2. Soyez donc courageux et suivez doucement Dieu en repos et en paix, faisant, autant que vous pourrez, avec perfection ce que vous avez à faire : et quand vous faites quelques fautes en marchant et en allant de cette manière, remédiez-y par le repos et par le retour amoureux vers Dieu ; et non en quittant la chose d’ordre de Dieu, ni en la faisant autrement que vous voyez que vous la devez faire.

3. Le Démon craint et hait tellement les âmes courageuses qui sortent de son pouvoir par la vraie liberté en repos et en retour vers Dieu, en faisant avec courage et au-dessus d’elles-mêmes ce que Dieu demande d’elles, que très souvent afin de les intimider et de les rendre pusillanimes en rabaissant leur courage et leurs prétentions, il les remplit de crainte ; et que même souvent il les fait tomber, pour les convaincre par là qu’elles ne sont propres à rien, ou du moins qu’elles ne doivent pas prendre le vol si haut, et qu’ainsi elles se doivent retirer et se cacher. Mais quand ces âmes sont suffisam[37]ment éclairées de la finesse du Démon et de son dessein, elles le méprisent, et n’en font point de cas, se servant même des chutes, et des faiblesses qu’elles ont, en exécutant l’ordre de Dieu : ainsi ces faiblesses mêmes leur aident pour monter plus haut et exécuter avec plus de perfection ce même ordre, étant plus encouragées et animées, plus elles ont de telles faiblesses.

4. S. Bernard prêchant un jour et faisant grand fruit par ses prédications, le Démon voyant cela et ne pouvant l’en détourner, commença à l’inquiéter des tentations de vanité, lui faisant voir que s’il était en solitude, il ne serait pas exposé à cette misère, et que peut-être c’était par lui-même qu’il faisait les prédications et non pas par l’ordre de Dieu. Ce grand saint beaucoup éclairé de sa divine Majesté, et discernant fort bien ce que Dieu désirait de lui, passa outre et méprisa toute sa vanité, disant au Démon, qu’il n’avait pas commencé pour lui, et que, quoi qu’il lui arrivât, il ne finirait pas pour lui ; et de cette manière il outrepassa tout pour exécuter avec fidélité et perfection tout ce que Dieu demanda de lui120.

5. Prenez donc courage et servez-vous de la même manière des choses contraires qui vous arrivent en exécutant cet ordre divin. Ce que vous pouvez faire de fois à autres, est de vous retirer un peu intérieurement et vous remettre, sans qu’on s’en aperçoive, dans votre repos. De cette manière vous apprendrez peu à peu à faire chaque chose en perfection, demeurant dans votre repos et dans votre tranquillité. Ce que vous expérimenterez merveilleusement bien au [38] temps de l’Oraison, vous trouvant plus affectionné et disposé pour la faire, plus vous serez fidèle à ce divin procédé ; expérimentant que bien que vos sens soient troublés de fois à autres, cependant le profond de vous-même ne le sera pas.

6. Ainsi ajustez-vous doucement à ces vicissitudes, y gardant une continuelle disposition de repos quoique vos sens vous paraissent inquiétés et que parfois ils veuillent même être inquiétés. Si vous y êtes bien fidèle vous trouverez que vos Oraisons imperceptiblement vous conduiront et vous ajusteront à l’unité, vous simplifiant peu à peu. Car outre que tout ce qui est de Dieu en Oraison conduit à la simplicité, cela est encore bien plus vrai en l’état où vous êtes ; étant très certain que mourant avec fidélité et faisant avec courage, tout ce que Dieu demande de vous dans votre état, vous trouverez une grâce forte et vigoureuse, pour vous simplifier, et vous attirer beaucoup en unité vers Dieu en l’Oraison.

7. Et surtout ne vous amusez point à toutes ces réflexions, soit que vous ayez fait des fautes, ou que seulement vous ayez eu des tentations. Quand vous vous voyez brouillé ou incommodé par des images de tentations, ou autre chose, remettez-vous doucement en paix et en repos vers Dieu, et rectifiez par là toutes choses, sans vous arrêter à les examiner, ni vous en étonner. [39]

2.10 Sécheresses et simplicité.

L. X. Sécheresses et simplicité en l’Oraison.

1. Il est très vrai qu’un peu de repos et de solitude est le bonheur de l’âme. On prend un air là qui redonne la vie et remet l’âme dans son centre. Je ne doute pas que la solitude et le repos ne fassent toujours en vous ce même effet ; c’est pourquoi il faut la prendre [la solitude ?] autant et aussi souvent que la divine providence vous en fournira de moyens.

2. Ce que vous me mandez de votre Oraison est très bien et arrive selon l’ordre. Ne vous étonnez donc pas, si votre âme devient si sèche, et qu’il demeure si peu dans votre mémoire des sujets, que vous avez lus et relus. Il ne faut pas laisser de121 faire de cette manière : car c’est faire l’ordre de Dieu ; et l’âme s’occupant après en simplicité, de ce qui lui demeurera, reçoit une substance, qui la nourrit et la fortifie. Je dis bien plus. Plus ce qui l’occupera deviendra simple, et presque non-aperçu ; plus il nourrira le pur fond de l’esprit, quoique les sens soient peinés d’incertitudes, et que même ils meurent peu à peu par cette diète, laquelle est l’opération de Dieu en ce temps. Car c’est le dessein de sa divine Majesté, de faire mourir peu à peu l’âme, en soustrayant sa nourriture, qu’elle prenait par sa facile opération, ou par ses conceptions et lumières passées.

3. Soyez donc fidèle à vous occuper simplement de vos sujets en l’Oraison et hors de l’Oraison ; et si l’un et l’autre vous manquent, occupez-vous simplement et doucement de sa simple pré [40] sence, laquelle vous sera même souvent fort obscure et sèche : mais il vous suffit d’être fidèle en la manière que je vous ai dite beaucoup de fois, et que j’ai mise dans le papier de la simplicité.

2.11 Édifier avant que de dénuer

L. XI. Qu’il faut édifier et purifier les âmes par de bonnes lumières et pratique, avant que de les dénuer et de les acheminer à l’oraison de foi.

1. Ayez, je vous prie, grande application à l’usage que vous faites des écrits, n’en prêtant pas facilement, car ils pourraient faire du mal, à moins que la vocation surnaturelle soit fort discernée. Ils ne sont pas encore propres ou très peu pour N… ni pour M… Il faut les aider à purifier leurs âmes et à faire un saint usage de leur vocation avant qu’elles se dénuent. Ainsi elles ont besoin de bonnes et saintes vérités pour lectures, et de bonnes, saintes et simples pratiques pour emploi ; autrement on les ruinerait sans ressource. Il faut édifier et purifier leurs âmes avant que de les dénuer122.

2. On édifie par les saintes maximes de pureté, d’abjection, de fidélité aux providences de l’état et par une infinité de choses dont elles doivent être éclairées selon le degré où elles en seront. Ensuite elles doivent être éclairées de leurs défauts, non seulement par Dieu comme en la nudité, mais par les créatures et par les réflexions simples qu’elles doivent faire pour s’ajuster à l’ordre de Dieu sur elles. Et ainsi elles ont besoin d’être éclairées et non obscurcies [41], elles ont besoin d’être doucement et suavement remplies et non vidées, elles doivent travailler efficacement sur elles en embellissant leurs âmes de saintes vertus, et non être conduites et précipitées dans le vide et le rien. Et de cette manière vous voyez qu’il faut prendre un chemin tout contraire à celui de ces écrits, afin d’y arriver un jour, Dieu aidant.

3. Ce que je dis pour ces personnes-là, je le dis aussi pour toutes les autres âmes, qui ne sont pas encore arrivées à bout de lumière. Car la lumière obscure de foi qui fait la course et la consommation de cette grâce dont je vous ai tant parlé et écrit, ne vient en une âme pour l’ordinaire que par la lumière, et cette lumière venant par la pratique en excès ; la foi succède, et ainsi les ténèbres ne sont causées que par la lumière et ce vide ne vient en l’âme que par la plénitude. Ce qui oblige l’âme qui veut fidèlement et sûrement marcher en la voie de l’oraison de se servir de bonnes lumières, et de saintes pratiques selon son degré pour éclairer et purifier ses sens et ses puissances ; et ainsi les sens et des puissances étant éclairées et purifiées selon le dessein de Dieu, elle devient capable de la lumière de foi, comme j’ai dit.

4. Et pour se convaincre de ce procédé dans l’ordre de la conduite de Dieu, il faut savoir que l’âme étant une émanation de Dieu, elle est en soi-même capable de lumière et d’amour, et d’une grande pureté ; et ainsi l’âme en soi est lumière et amour, si vous la considérez comme sortant des mains de Dieu. Elle s’est salie par le péché originel et par les actuels [42] qu’elle a commis. Le travail donc de l’âme est de se procurer, par les bonnes lumières et par l’amour puisé dans les saintes pratiques, la lumière et l’amour dont elle est en soi capable ; et ainsi toutes les bonnes lumières éclairent son entendement, toutes les ferveurs dans les pratiques échauffent sa volonté ; et peu à peu selon son degré, c’est-à-dire moins simplement au commencement, plus simplement à la suite, et encore plus simplement plus elle avance, de telle manière que, se purifiant, elle est éclairée, et autant éclairée qu’elle en est capable dans sa capacité même.

5. Mais comme nous avons deux capacités, une active et propre et l’autre passive, la première est perfectionnée selon le dessein de Dieu par le moyen susdit, et comme disent tous les bons livres qui parlent des vérités chrétiennes et des saintes pratiques perfectives. L’autre est perfectionnée par la lumière de la foi, non en soi, mais hors de soi : car l’effet de la foi est de tirer toujours l’âme hors de soi, comme les bonnes lumières ont pour effet de perfectionner, purifier et éclairer l’âme en sa capacité propre.

6. Vous voyez par là combien il importe de prendre bien le procédé de Dieu en conseillant et en aidant aux âmes et que, s’y trompant, on les perd sans remède. Car si vous conseillez une âme et la conduisez dans les voies de la foi en simplicité et nudité, et qu’elle n’ait encore suffisamment marché dans la première fois perfective, pour être éclairés et purifiés en foi, vous la perdez : car il lui faut des lumières, et vous lui donnez des ténèbres ; il lui faut les pratiques, et vous lui conseillez le vide ; et [43] ainsi du reste que vous pouvez remarquer dans les avis de ces deux voies.

7. Si au contraire elle a assez travaillé à se purifier et à s’éclairer et qu’ainsi le travail de sa propre capacité soit consommé, et qu’elle ne trouve plus sur quoi travailler et que, nonobstant cela, vous lui conseilliez encore des vérités, des lumières et des pratiques, vous la mettriez dans un grand trouble. Car au lieu qu’elle trouve des lumières par les vérités, elle rencontre des ténèbres épaisses ; au lieu de posséder quelques saintes pratiques, tout s’échappe d’elle ; et de cette sorte plus elle pense faire, plus elle se brouille, s’inquiète, et perd son repos.

8. Où il faut remarquer que notre âme en foi est capable de lumière jusqu’à un certain point et non plus, qu’elle peut se remplir jusqu’à une certaine mesure et non plus ; et qu’ainsi notre entendement peut être éclairé jusqu’à la fin de sa capacité propre ; mais après cela il en faut demeurer là. C’est comme une chandelle qui éclaire tant qu’elle dure, mais venant à finir, sa clarté cesse et s’éteint. De même en est-il de la capacité de la volonté qui se remplit autant qu’elle peut ; mais étant remplie, si l’on veut lui donner encore, ce surplus se perd.

9. Et c’est pour lors que le sage directeur discerne qu’il faut commencer à se servir d’une autre lumière, dont le propre n’est pas d’éclairer la capacité propre, mais plutôt au-dessus de la capacité propre ; et cette lumière est la foi, qui aussi ne remplit pas plus on en reçoit, mais plutôt vide.

Les avis changent pour lors ; et au lieu de [44] conseiller les usages des lumières qui éclairent la capacité propre, il conseille la foi et ajuste ses avis au procédé et à l’accroissement de cette divine lumière.

10. Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres, dont on se peut servir très fructueusement. Pour la voie de foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien intérieur et une infinité d’autres que l’on trouve facilement. Et supposé la précaution susdite, on peut faire des progrès à l’infini dans l’une et l’autre voie, l’une préparant et disposant pour l’autre, et l’autre perfectionnant la première et mettant l’âme dans ce pour quoi elle est créée.

Vous pouvez sur cela aider toutes vos bonnes filles et aussi plusieurs du dehors selon ce procédé ; et de cette sorte, votre travail sera fructueux et utile. Je salue votre chère communauté et vous suis tout acquis pour Dieu123.

2,12 Fidélité à sa voie

Fidélité à la voie que Dieu choisit pour nous. Bonheur de le connaître. Avantages de celle qui conduit par les pauvretés et misères. Remède à ses défauts selon sa voie et par sa voie même.

J’ai lu votre lettre. J’y répondrai de mon mieux par articles, conformément à ce que je vous ai écrit et que je crois, selon ma pauvre lumière, être votre grâce. [45]

1. Je ne crois pas que vous ayez eu une petite grâce ; elle a été assurément forte dans son commencement et d’une grande source ; mais l’ayant mal prise, elle n’a pas donné ses eaux comme elle l’aurait fait. Vous l’avez prise par élévation et tendance à grandeur de grâce et elle portait à l’anéantissement et à la destruction de vous-même. Si bien qu’encore que la grâce y ait été, et ait été le principe mouvant de ce que vous avez fait, n’ayant pas été absolument selon le biais de votre grâce, vous n’avez pas fait les démarches que vous auriez faites. Et même je vous puis dire présentement que j’ai plus de lumière de votre grâce et de ce qui s’est passé en vous, que c’est comme un miracle que cette élévation, qui était comme se fourvoyer dans votre voie, ne vous ait portée bien loin plus qu’elle n’a fait, toutes les choses qui se sont passées et que vous savez ne m’étonnant nullement.

2. À présent que vous voyez votre voie et que Dieu par Sa miséricorde vous éclaire, si vous prenez le biais de la voie, vous pouvez réparer tout le passé dans peu, ce qui ne se fera qu’en entrant dans votre rien par vos pauvretés en paix et en abandon, conduisant tout là et vous servant de tout pour arriver là. C’est là et par là que vous trouverez la source, laquelle réparera tout ; et j’ai pitié de vous qui ne pouvez comprendre une chose si facile, car il me semble que le bon Dieu me la donne fort claire pour vous.

Vous croyez toujours que vous être rabaissée et que votre grâce est petite, car vous voyez cette petitesse du côté de ce que vous savez, sans la regarder du bon côté comme étant le [46] moyen et votre voie pour mourir, pour creuser et trouver la lumière éternelle, qui ne viendra jamais que par la petitesse de vous-même, si bien que, si vous compreniez bien une bonne fois cette voie sur vous, vous auriez trouvé le trésor 124.

3. Sachez que jamais Dieu, et par conséquent la paix solide, ne viendra selon vos désirs que par ce biais ; tout le reste vous égarera. Et si vous ne preniez ce biais, vous seriez égarée toute votre vie, quand bien vous travailleriez jour et nuit, quand vous vous déchireriez de coups de disciplines, quand vous feriez des miracles. Mourir sur votre fumier et par votre fumier en cette manière est marcher plus en un moment que dix ans d’oraison en élévation.

Je vous le dis encore, vous êtes heureuse que Sa Majesté vous montre le chemin, car chaque moment peut être heureux pour vous, en y courant sans marcher selon votre pensée, et ne faisant rien selon vos desseins, mais en pourrissant et en mourant par toutes les pauvretés et toutes les rencontres journalières, comme je vous ai dit dans mes lettres précédentes. C’est là l’eau de source pour vous, qui sera féconde en vertu et en mort de vous-même autant qu’elle coulera par ce biais. C’est par là que l’oraison viendra et non autrement ; et enfin tout bien viendra par elle ; je n’en doute nullement et je le sais, comme je sais le biais pour N. si elle est fidèle.

4. Le malheur est que toute autre chose vous serait à goût, car c’est là que la nature trouve sa mort ; ce qui est la marque infaillible que ce que je vous dis est la vérité pour vous. Il n’y en a pas d’autre et il y en aura jamais d’autre. [47] C’est cette pourriture et pauvreté tant passée que présente et future qui porterait les fleurs des vertus, l’eau de source coulant par elle ; et l’âme assez heureuse de comprendre son biais et sa voie (je parle de celles qui sont assez heureuses d’avoir le don et la semence), s’apercevrait dans la suite avec surprise que la même terre a son eau qui la fait fleurir et fructifier.

5. Il y a des jardins qui n’ont pas leurs eaux en eux et qui dépendent de la pluie, ce qui est fort incertain ; les autres sont arrosés des eaux de source, qui les arrosent incessamment, et ainsi ils peuvent toujours fructifier. Il en est de même de l’âme qui est dans sa voie : au commencement sa pauvreté, ses misères et le reste, lui font trouver la source, à la suite tout cela la fait couler abondamment autant que l’âme meurt et cesse par là ; mais à la fin elle trouve et expérimente que cette même misère et pauvreté qui lui paraissait si stérile, si misérable et si infructueuse est toute féconde non par autrui, mais par elle-même, à cause de cette eau divine qui vient par le dedans et qui est cela même qui la fait et qui la rend féconde.

6. Ce qu’il y a d’admirable dans les voies de Dieu est que, comme Dieu est un, aussi sont-elles uniques, quoique multipliées en autant d’âmes qui ont le don. Ainsi les mêmes choses écrites en Sa lumière se peuvent appliquer à toutes, en connaissant cependant la diversité de leurs voies par où elles arrivent à ce don et par où ce don s’augmente et s’accroît. Ainsi connaissant votre voie, servez-vous de ceci. N., connaissant la sienne, s’en peut aussi servir ; c’est-à-dire assurez-vous que, cela étant votre voie, l’eau de source viendra par cette voie et portera [48] infailliblement les fruits d’oraison et de pureté. Je dis infailliblement, car Dieu ayant donné le don, pourvu que l’âme soit fidèle en sa voie et marche par sa voie, tout bien lui vient par là.

7. Il faudrait l’avoir expérimenté, pour savoir combien ce que je vous dis est véritable et combien il est certain que, quelque travail que l’âme fasse, si elle n’est dans sa voie, jamais cette eau de source ne vient ni ne peut venir ; et qu’ainsi l’âme ne peut avoir jamais en elle les effets de cette divine eau, quelque vocation qu’elle ait. C’est pourquoi vous voyez quelquefois des âmes qui aussitôt qu’elles commencent, deviennent fécondes, non en eau seulement, mais dans les effets de cette divine eau. Vous me demanderiez peut-être volontiers que je vous dise quels sont ces effets ? Ils se donnent assez à connaître et cela serait trop long ; il n’est pas nécessaire même. Car pourrissez et mourez comme il est dit, et vous verrez l’eau divine tirer de cela même des effets qui vous surprendront.

8. Je ne finirais jamais pour exprimer combien mon âme est pleine et combien je vois clairement cette vérité en vous, présentement que je vous écris. Si bien que je vous dis que vous avez un trésor en vous, et vous cherchez et vous vous tuez à chercher sans rien trouver. Arrêtez-vous pour bien comprendre ce que je vous dis et ai dit, et vous trouverez que vous avez ce que vous cherchez et qu’il n’est besoin que de le mettre en œuvre. Quant à ce que je dis, que le trésor est en vous, ce n’est pas que je dis que vous soyez parfaitement arrivée là, mais qu’ayant le don de faire usage de vos pauvretés [49] en devenant petite et en pourrissant, par cela même, la source coulera et deviendra féconde en oraison et en vertus.

9. C’est de cette eau dont parle sainte Thérèse, mais en vision et extase ; et ceci est en foi, car cette eau divine, quoique très une et simple, se donne en une infinité de manières. Et je vous avoue que jusqu’à ce que j’aie beaucoup connu ceci, l’eau de sainte Thérèse incommodait, bien que je la goûtasse125 ; mais à la suite l’unité de ces eaux m’étant montrée, je vois qu’il est indifférent aux âmes qui en ont le don, quelle eau elles aient. Ainsi si vous saviez quel bonheur vous avez d’avoir le don, et que votre voie et l’eau qui vous doit arroser vous soit découverte, vous en auriez une infinie reconnaissance vers Notre Seigneur, car vous pouvez aller à pas de géant, quoique ces démarches ne soient rien.

10. Je dis la même chose des autres âmes qui ont le don et qui connaissent leur voie ; mais il faut que je vous avoue que celles qui l’ont et qui vont par le rien de leurs pauvretés et misères, sont les royales, pourrissant et mourant bien plutôt. Il est vrai que cela est très pénible, je l’avoue, car c’est être tout vivant dans son cercueil pour y mourir et pourrir, où l’on meurt et pourrit par sa propre puanteur et où enfin on se consume par les vers qui sortent de soi-même ; mais tout cela ne s’opère en lumière divine et en eau de source que par le biais de petitesse, d’abandon et de repos dans son fumier, comme j’ai dit126. Enfin je finis, car je ne finirais jamais et je voudrais ne finir jamais, ceci étant la source de tout bonheur et de toute béatitude. [50]

10. Je porte compassion aux hommes qui ne connaissent et n’expérimentent pas cette vérité, et qui mettent toute la grandeur et la voie de toute grandeur dans la communication de Dieu en lumière et amour, terminé en beaux effets en l’âme. O, que ceci est petit à l’égard de ce que je veux dire et que j’exprime peut-être mal ! Je prie Notre Seigneur de vous le faire connaître. Priez pour moi.

D’abord que j’ai commencé à vous écrire, je ne croyais pas dire tant de choses ; c’est pourquoi vous voyez votre lettre en tant de divers morceaux de papier, les ayant pris comme je les ai rencontrés selon que la lumière continuait.

12. Il est fort à remarquer que les âmes qui ont le don quand elles sont instruites et déjà éclairées de leurs voies, combattent leurs défauts, s’en défont et y remédient dans leur voie et par leur voie même, le don, qui est cette source dans le fond de leur âme ayant en soi lumière et amour pour les détruire quand les âmes sont assez fidèles pour s’en servir comme il faut dans les rencontres actuelles de leurs défauts. Car on doit remarquer que ce don et cette source d’eau divine pour nous parlons, étant un don de Dieu, est dirigé par la Sagesse divine selon le penchant plus essentiel et actuel de la nature corrompue en chaque âme. Ce penchant de défaut est autre en vous qu’en N... : Et ainsi le don divin est approprié de Dieu selon le défaut ou les défauts de la personne qui est le sujet du don, tellement que ce don ou cette source divine va toujours combattant secrètement les défauts de l’âme, pourvu qu’elle ouvre la veille de127 sa fidélité pour en faire usage.

13. Or cet usage n’est pas de la manière de [51] ces autres âmes qui n’ont pas ce don, car il faut par nécessité que, par leurs diverses pratiques, intentions, et ferveurs prises et puisées dans diverses lumières qui leur viennent par le dehors, elles combattent défaut par défaut, et ébranchent ainsi peu à peu ce gros arbre de la propre corruption, sans pouvoir jamais tarir les rejetons ; d’autant que le fond où est leur vie en reproduit toujours de nouveaux, et cela par la Providence divine même, pour être le sujet sur lequel ces âmes emploient leurs ferveurs et leur fidélité, telles âmes ne montant presque jamais plus haut que l’exercice vers leur propre corruption ou comme on l’appelle, la vie purgative. Je dis presque, d’autant qu’il s’en trouve quelquefois qui ont une telle fidélité à ébrancher leurs défauts qu’elles méritent du bon Dieu une goutte de cette eau divine ; et pour lors elle changent d’exercices et viennent dans la manière des autres, qui est telle qu’au lieu de s’attacher directement aux branches, elles vont par le don intérieur à la racine de tout. Ce que ferait une personne habile qui voudrait se défaire d’un arbre qui l’incommoderait, ce ne serait pas de couper les branches, mais bien d’aller au tronc ; et de cette manière par un coup elle se déferait de toutes les branches, d’autant que le tronc est et contient la vie de toutes les branches, si bien que véritablement il les couperait toutes et les tuerait toutes en s’attaquant au tronc. Voilà comme se comportent les âmes où Dieu met Son don.

14. Et ainsi pour être plus clair dans la pratique, supposé que je ne le fusse pas assez dans mon discours précédent, sachez que Dieu vous donnant le don et mettant en vous un peu [52] de cette eau divine dans votre fonds, elle est appropriée par la main de Dieu à vos défauts, à la corruption de votre esprit et de tout ce qu’il y a en vous de corrompu, ce don et le don de petitesse et d’humilité coulant et se communiquant par l’intérieur selon la paix, l’abandon, et le repos. Si donc vous êtes fidèle à marcher votre voie qui est celle-ci, vous verrez que par là ce don sapera insensiblement la suffisance, l’élévation, l’orgueil, l’exaltation et un million de défauts qui, au lieu de vous faire courir pour rentrer dans votre fonds et centre, vous trompent sous prétexte de grandeur et de piété. Car prenez garde qu’ils vous font toujours sortir au lieu de rentrer, qu’ils vous font toujours être au lieu de défaillir à vous-même, et qu’ils vous font toujours vous remplir au lieu de vous vider. Cependant tel don cherche toujours à vous remplir en sa manière, c’est-à-dire en petitesse, repos et abandon, se servant adroitement de votre propre corruption, comme je vous ai dit que la corruption qui est dans les corps sert à les faire défaillir pour acquérir un être nouveau. Il n’y a que le don de Dieu qui puisse se servir de ce biais.

15. Un autre aura un don différent. Par exemple le don de N... est l’enfance et la petitesse d’enfant. Qu’elle fasse tout ce qu’elle voudra, jamais elle ne retranchera ses défauts, au contraire elle les multipliera secrètement, ne se servant pas de ce don et de cette eau de source [qui] lui [est] destinée de Dieu selon son besoin. Ainsi la petitesse, la docilité d’un enfant coulant par l’intime de son âme sapera ses défauts, en faisant mourir son esprit et en le réduisant à la mort par le tronc [53] et par le fond de sa corruption. Je dis cela en passant, pour vous faire voir comme chaque don en chaque âme est et doit être sa perfection, sa pureté et son exercice ; mais cela demande une fidélité exacte.

16. Heureuse l’âme qui connaît ceci ! Car en vérité l’on voit une infinité d’âmes avoir beaucoup de grâce ; et faute de voir clair dans un secret qu’elles ont en elles, qui n’est autre que ceci, elles ne trouvent jamais leur voie et se donnent ainsi bien de la peine sans presque jamais avancer. Si elles avancent, ce n’est pas dans leur voie, mais bien en quelques pratiques qui leur servent pour leur salut. Mais quand par bonheur elles rencontrent quelqu’un qui leur découvre leur voie, leur pauvre cœur se met au large et sent par expérience que voilà leur place, qu’elles perdent autant de fois qu’elles se retirent de leur sentier. Si bien que que c’est se retirer de sa voie et par conséquent ne pas marcher que de quitter son petit sentier. Quelle perte ! Puisque c’est uniquement par là que chaque âme trouve Dieu, son repos, sa perfection, et sa pureté. Enfin il faut finir et mettre ceci en exécution, car l’on ne finirait jamais. [53]

2.13 Expérience de ses misères

L. XIII. Que Dieu ne s’approche de l’âme qu’en l’anéantissant par l’expérience de ses misères afin de la purifier. Comment y correspondre en paix et abandon total.

1. C’est avec bien de la joie que je vous écris ; et je voudrais de tout mon cœur que cela vous fût fort utile, vous établissant dans [54] la voie et le droit chemin pour aller à la perfection.

2. Je vois tant d’âmes se travailler beaucoup, souvent sans avancer que fort peu ; et cela faute de prendre le droit chemin : de telle manière qu’après bien de la peine, et une bonne partie de la vie consumée, il faut recommencer ; et souvent elles n’arrivent jamais à bien entendre la voie, d’où vient que même quelquefois elles ne peuvent bien [re ?] commencer ; ce qui est l’extrême malheur, non pour la damnation, mais pour la perfection. Je dis non pour la damnation : car travaillant pour aller à Dieu quoiqu’elles ne prennent la voie droite de la perfection, cependant elles se sauvent, évitant par ce moyen les péchés mortels. Mais il n’en faut pas demeurer là. Et puisque la providence a permis que nous ayons déjà tant parlé du procédé divin sur les âmes pour leur faire commencer le chemin de la perfection et pour leur faire poursuivre ce même chemin ; c’est de tout mon cœur que je vous dis encore une fois, que jamais Dieu ne s’approche d’une âme qu’en l’anéantissant, et que l’anéantir et l’humilier est s’en approcher.

3. Cet anéantissement s’opère pour l’ordinaire par ce qui est en l’âme même, Dieu par sa bonté élevant sa misère à ce degré de grâce. Si bien que ce n’est pas sans providence que l’âme se voit un si long temps dans la petitesse de ses voies toujours changeante et sans rien de stable, tantôt d’une sorte et un peu après d’une autre, sans rien établir qui lui puisse donner assurance de sa voie, et que Dieu y soit pour la purifier et l’élever à la perfection. Elle ne voit rien en elle que renversement ; et courant à la perfection et à la pureté, elle ne voit en sa lumière [55] et en son expérience journalière qu’impureté ; pensant se remplir de quelque chose de Dieu comme de sa présence ou de quelque jouissance, soit en lumière ou en amour, tout s’efface et se perd, et les distraction et évagations128 l’accablent : si bien qu’après bien du travail et un effort assez long temps continué, si elle n’est fort intelligente dans le secret divin, elle commence à perdre courage, les passions se réveillant, et les inclinations mauvaises non mortifiées en elle, faisant des échappées. Elle pense les détruire par élévation et par force ; et ne concourant pas humblement et suavement au dessein divin pour sa perte, sa mort, et son humiliation, elle ne fait rien : travaillant directement à y remédier, elle se souille : jusqu’à ce qu’en essayant de toutes choses, elle expérimente finalement que la divine providence se sert admirablement de sa pauvreté, corruption et misère pour la purifier ; et que trouvant heureusement sa mort intérieure par sa misère même, elle devient comme un phénix qui retrouve une nouvelle vie et un être tout nouveau dans sa mort même ; voyant que ce qu’elle croit être sa perte, est son gain ; et que ce qu’elle croit être sa ruine, est sa vie, sa pureté, et sa perfection129.

4. Mais comme ceci est très long, et que la purification ne s’opère pas tout d’un coup ; cela est cause que l’âme a tant de peine à apprendre ce secret et que même elle ne vient presque jamais à l’apprendre que quand les choses sont très avancées. Car quand on le sait parfaitement, et que l’âme demeure parfaitement tranquille en sa pauvreté et misère, opérant là sa perfection, sa pureté, et sa mort ; pour lors elle commence [56] d’être heureuse, étant dans le changement au-dessus du changement, dans l’impureté en la pureté, et dans la faiblesse au-dessus de la faiblesse, faisant heureusement usage de tout cela en paix et en abandon total.

5. J’ai lu toute votre lettre : et je remarque qu’elle ne contient qu’une expression que la nature fait de ce qu’elle souffre, et qu’elle souffrira jusqu’à ce que vous voyiez et sentiez ce secret dans ce procédé divin de votre humiliation et mort, par où vous trouveriez130 la paix, la pureté, et la mort de vous-même. Si vous aviez été assez heureuse dès le commencement de vos voies et dès que vous avez commencé à travailler, d’être aidée et d’avoir été éclairée de ce secret, vous auriez fait quelque chose, et votre travail aurait été utile : mais faute de cela il sert à peu de chose ; d’autant que vous avez travaillé en vous élevant, et vous avez vécu au lieu de mourir. Vous avez donné la vie à vos inclinations, au lieu de les détruire : et c’est ce qui vous a trompée, et en trompe bien d’autres, qui croient que pourvu que l’objet soit saint, ils travaillent utilement ; ce qui n’est pas : car les passions et les inclinations peuvent aussi bien se nourrir et vivre vers un objet saint que vers un [objet] mauvais et indifférent. Et comme vous avez naturellement l’esprit élevé, suffisant, et précipité ; cela fait que ce n’est pas l’objet qui vous purifie, mais bien la manière avec laquelle vous en usez : si bien que vous auriez travaillé, et vous travailleriez cent ans sans avancer d’un pas ; et cependant vous tendriez de tout votre cœur à la perfection, et vous feriez de votre mieux pour vous purifier : et tout au contraire vous [57] ne sauriez travailler un jour seulement par cette manière suave sans que le travail soit fort efficace.

6. Le tout est d’apprendre bien ce secret et de vous rendre fort fidèle au moment pour vous servir de vos pauvretés, et des providences journalières.

Faites votre Oraison de votre mieux selon que nous sommes convenus [sic], et aussi vos lectures ; car elles vous nourriront : et ne point y avancer, c’est avancer pour vous : car pourvu que vous y soyez humiliée à fond, c’est le dessein de l’opération de Dieu ; et il suffit.

Il faut de plus que vous vous serviez de toutes les rencontres journalières et des imperfections qui vous y arrivent ; et par là incessamment et insensiblement vous tomberez dans la mort par ce fond même de corruption que vous expérimentez en vous. Il y a tant à mourir et votre fond est si violent et si vivant qu’à moins de ce procédé divin, pris dans le fond de vous-même, jamais vous n’en viendriez à bout.

7. Quand vous ne sauriez jamais autre chose que ce secret, et que la divine lumière ne vous éclairerait que de cela, assurez-vous que vous seriez heureuse ; et faute de cela vous ne feriez jamais rien. Chaque âme a sa voie et son point de perfection par où de toute éternité Dieu a destiné de la conduire : cela manquant, elle errera toujours. N… a le sur131 ; faute de quoi, qu’elle travaille et qu’elle fasse ce qu’elle voudra, quand elle vivrait cinq cents ans toujours travaillant et désirant la perfection, elle commencera toujours : c’est un oiseau lié, qui voltige et se tourmente, et qui se donne bien de la peine sans sortir de sa place. [58]

8. Commencez donc une bonne fois. Ce que je vous ai dit dans ma dernière [lettre] et dans celle-ci, est commun à toutes les âmes, sur lesquelles Dieu a dessein de vivre en elles ; et selon le degré de ce dessein, est aussi la lumière de ce secret. Mais cela ne se fait et ne s’exécute pas dans toutes les âmes dans toutes les âmes de la même manière ; qui toutes diffèrent en défauts, en naturel, et en inclinations.

Vous n’avez donc qu’à vous encourager, pour être fidèle en la manière susdite, et assurément Jésus-Christ ne sera jamais un moment sans effet, quoique souvent vous ne le voyiez pas. Priez pour moi, et me croyez tout à vous.

2.14 Trouver Dieu dans les croix de notre état.

L. XIV. Que la foi fait trouver Dieu en toutes les croix et contrariétés de notre état. Porter les peines de ses dissipations et tentations, et le sentiment de ses misères sans s’en ébranler.

1. Je vous dirai que c’est une grâce si grande de trouver en son état et en son chemin des choses contrariantes et des providences qui crucifient, qu’il est certain que pour peu que l’âme soit fidèle à y trouver Dieu et à s’y conserver humblement en repos, elle y trouve admirablement sa place. C’est pourquoi l’on peut dire véritablement de telle âme qu’elle a commencé à trouver le point de son bonheur dès cette vie, et que ce qui fait et cause la peine et le tourment des autres en tel emploi lui peut et doit faire son bonheur et sa joie. Quelle félicité donc a une personne de pouvoir trouver [59] autant Dieu et aussi présent à son âme qu’elle rencontre de croix, de contrariétés et de choses pénibles en son état et condition ! Oui je vous le dis en vérité, et un jour j’espère que vous le verrez vous-même, que la pointe des difficultés, des embarras, et des croix portées en un intérieur paisible, humble et tranquille n’est pas moins que Dieu et devient vraiment Dieu à telle âme ; si bien que voir et sentir ces choses est vraiment voir et expérimenter Dieu. Ce qui s’effectuera autant que peu à peu l’âme mourra à son savoir, à son vouloir [et] à ses sens, pour se servir de la foi qui élevant vraiment l’âme au-dessus de soi-même lui fait trouver véritablement Dieu en ces choses, ou pour m’exprimer mieux, lui fait trouver dans la suite ces mêmes choses lui être Dieu réellement.

2. Quand Jésus-Christ, Homme-Dieu, était conversant avec les hommes, ceux qui n’étaient pas beaucoup éclairés de la foi, ne pénétraient en lui que l’extérieur pauvre et abject ; ce qui leur faisait dire : Nonne filius fabri? 132 Quoi ! Cet homme, n’est-ce pas le Fils d’un charpentier ? Et ainsi rabaissés par cette raison, et non éclairés divinement, ils s’éloignaient de lui par la petitesse, et par l’abjection de son pauvre état. Ceux au contraire qui étaient honorés du don de foi, et qui par son moyen pénétraient plus avant, y découvraient la divinité133. Et ainsi plus ils voyaient cet Homme-Dieu pauvre, petit, abject, crucifié ; plus ils y remarquaient des beautés admirables qui les charmaient, et qui causaient en eux l’admiration, l’étonnement, et l’amour. Si bien que la foi [60] qui leur faisait voir la Divinité134 dans l’intérieur de cet Homme-Dieu, leur découvrait pareillement la même Divinité en tout ce qu’il était et ce qu’il faisait.

3. La foi fait encore à présent la même chose. Car non seulement elle découvre la Divinité et ses beautés, mais encore elle manifeste les merveilles de l’Humanité sacrée, qui nous est communiquée par toutes les occasions crucifiantes de nos états. Et comme il est certain qu’une personne avec la foi n’avait pas besoin d’aller chercher la Divinité dans le plus caché de Jésus-Christ ; mais qu’il135 la trouvait en tout ce qui paraissait en lui : ainsi à la suite qu’une âme meurt beaucoup à soi pour faire régner la foi, elle n’a point tant besoin de pénétrer ; mais elle peut par son moyen trouver Dieu par la pointe de tous les crucifiements qui lui arrivent.

4. Vous pouvez voir par tout ceci comment la foi peut faire le même miracle qu’elle faisait Jésus-Christ étant vivant et conversant avec les hommes, et même encore plus facilement ; puisqu’il est vrai que l’Humanité sacrée136 par sa conversation avec les hommes étant si éloignée de la raison humaine, il était plus difficile qu’il ne nous est présentement, à cause de la continuité et de la longueur de la foi, de trouver Dieu dans ces crucifiements137.

5. Ne vous étonnez pas si à cause du grand embarras vous vous trouvez quelquefois si dissipé que vous vous sentez [?] ; et revenez bonnement aussitôt et comme vous pourrez : car la peine de ce retardement ne vous sera pas inutile, faisant de votre part ce que vous pourrez [61] sans y réussir. Quand diverses pensées et tentations vous surviennent en l’Oraison ou hors l’Oraison, ne vous embarrassez pas de cela : portez-en la peine avec fidélité ; et vous trouverez que la pointe de telles choses fera un bon effet dans votre âme, et qu’au lieu de vous salir elles vous purifieront, étant des croix pour une âme qui aime Dieu. Il vous doit suffire, comme je vous ai déjà dit, de retourner doucement et de vous remettre en la main de Dieu pour vous y conserver.

6. Et lorsque vous vous sentez plus misérable et plus capable de péché que jamais, que ce sentiment ne vous ébranle pas ; mais qu’au contraire il vous aide à vous remettre tout de nouveau entre les mains de Dieu, où vous pouvez seulement trouver de la force, et où vous serez toujours très bien. Nos misères, nos faiblesses et le fond infini de corruption qui est en nous, ne nous font de mal qu’autant que nous demeurons en nous-mêmes, où nous sommes capables de tout mal : mais tâchant de nous remettre et de nous tenir entre les mains de Dieu, ce fond se purifie, et nous recevons grâce pour le combattre peu à peu et le détruire, usant avec courage du secours divin que nous y recevons.

7. Prenez donc courage au nom de Dieu ; et servez-vous peu à peu de toutes ces lumières pour ajuster insensiblement votre âme au don de Dieu, afin de faire usage de toutes les misères que sa divine bonté vous présente, et ne vous étonnez pas de toutes les petites difficultés que vous trouverez pour vous perfectionner peu à peu en ces dispositions. [62] 138.

2.15 Pensées involontaires de vanité.

L.15 Aller bonnement avec Dieu en négligeant les pensées involontaires de vanité.

1. Je vous dirai que vous ne devez jamais vous étonner ni vous laisser abattre, pour peu que ce soit, des pensées de vanité et des autres inclinations qui se réveillent involontairement dans l’exécution de vos emplois. Vous savez ce que je vous ai mandé sur cela. J’y ajoute que telles pensées et telles peines ne peuvent que purifier ce que vous faites, votre cœur retournant doucement et en repos à Dieu par inclination amoureuse ; ce que vous ne devez que réitérer doucement de fois à autres, afin que par là l’habitude soit mise en œuvre.

2. Durant l’hiver que l’on a besoin de feu, on le souffle de fois à autres, et cette action passagère animant sa flamme, on le laisse agir de soi-même jusqu’à139 ce qu’enfin on voie qu’il soit trop assoupi. L’âme intelligente à s’aider de la grâce en l’esprit d’Oraison fait la même chose en ses emplois. Et si elle trouve qu’elle soit dans un doux repos et comme dans une inclination habituelle vers Dieu, qu’elle s’y tienne doucement ; car son action en sera plus pure et plus divine, la faisant retourner à Dieu. Vous devez spécialement éviter le défaut de quelques personnes trop violemment actives, qui ne croient pas retourner à Dieu en ce qu’elles font pour Dieu, si elles ne s’aperçoivent sensiblement et en leurs actes qu’elles le font ; et par là elles se distraient insensiblement de la pureté de ce qu’elles font, qui consiste à faire chaque [63] chose en perfection selon toute l’étendue que Dieu le demande, et avec une droiture véritable de la volonté.

3. Or cette droiture de volonté devient facilement habituelle et par état dans les âmes qui cherchent vraiment Dieu pour lui plaire : et ainsi toutes ces réflexions souvent inquiétantes, pour voir si l’on se plaît à soi-même en ces choses, arrêtent plutôt la droiture de la volonté qu’elles ne la perfectionnent. Je dis de se plaire [mot de lecture difficile dans le ms.] à soi-même : car tout ce qui inquiète vous doit être suspect de vous y rechercher vous-même. Et ainsi allez bonnement avec Dieu, le cherchant d’un cœur droit ; et sûrement140 vous le trouverez par cette manière.

4. C’est pour vous convaincre de cette vérité que Dieu vous a fait expérimenter qu’après ces diverses pensées inquiétantes vous avez trouvé le repos, et votre âme est tombée dans la facilité de faire ce que vous devez, et comme vous le devez, en votre emploi et en votre charge ; ce qui a fait évanouir insensiblement toutes ces pensées de vanité, en vous mettant en rectitude sans tant réfléchir pour voir dans le détail et dans les effets l’ordre de Dieu.

5. La vue simple de Jésus abject et en ses états petits et rabaissés, est une grande grâce pour votre âme. C’est pourquoi tant qu’elle dure, nourrissez-vous-en comme d’un précieux aliment ; et quand vous ne l’aurez plus, laissez votre âme humblement en inclination pour la retrouver. Car il faut savoir une grande vérité que tout étant pour Jésus-Christ et pour nous faire jouir de lui, Dieu ne nous donne ses grâces et ses miséricordes dans nos emplois et par nos emplois, et généralement par tout ce [64] que nous faisons et souffrons pour lui, qu’afin que cela peu à peu nous dispose et nous approprie pour Jésus-Christ. C’est pourquoi étant fidèle vous verrez souvent revenir ces vicissitudes de l’une et de l’autre de ces dispositions, jusqu’à ce qu’enfin votre cœur étant pleinement ragoûté de ce divin mets, et le palais de votre âme étant bien purifié pour discerner son goût selon sa dignité, il vous sera donné bien plus continuellement et davantage par état.

6. Je vous viens de dire que vous aurez beaucoup de vicissitudes de haut et bas : c’est pourquoi quand vous aurez goûté avec suavité quelque chose de Jésus-Christ ou de ses états, et que vous vous voyez rabaissé en vous-même par les sécheresses et par les distractions, souffrez humblement cette prison et cette mauvaise situation, qui n’est que pour vous purifier davantage et vous disposer bien plus amplement au retour de ce que vous avez goûté et de ce que vous devez goûter étant fidèle. Faites donc en votre prison humblement et doucement ce que vous pourrez en vous souffrant vous-même et vos faiblesses, soit qu’elles viennent par vos défauts ou même par les lassitudes du corps.

7. Faites la même chose quand vous vous trouverez en captivité intérieure en l’Oraison, et que votre esprit paraisse n’y rien goûter. Ménagez bien ce sacré temps en mourant à vous ; car pour lors la foi y étant plus pure, elle y opère davantage, et cela par toutes les choses que l’on croit ordinairement ruiner tout. Car la foi en ce temps opère admirablement par la divagation de l’imagination, par la peine du corps, par l’incertitude de ne [65] rien faire, et par un million d’autres choses qui accompagnent la sécheresse et la foi cachée en cette Oraison obscure. De manière que si vous ne savez pas ce secret, voulant remédier à ces choses comme à des effets qui vous éloignent de Dieu, vous vous mettriez en œuvre pour empêcher Dieu de faire beaucoup en votre âme : et l’entendant au contraire, vous faites humblement ce que vous pouvez et vous souffrez courageusement ce que Dieu fait. Et quand vous avez fait de cette manière je suis sûr [dans le ms., seur] que sans savoir le moyen comment cela se fait, vous trouverez cependant que votre âme à la fin de telle Oraison devient tranquille et fortement nourrie.

2.16 Vraie sainteté des choses bonnes

Vraie sainteté des choses bonnes. Se laisser conduire en tout à la providence et à l’ordre de Dieu, agréant même la privation des moyens extérieurs dans ce même ordre et se plaisant uniquement dans le bon plaisir divin.

1. Il est de grande conséquence pour tendre à Dieu avec pureté, d’observer qu’il ne faut pas toujours s’arrêter à juger de Son bon plaisir par la sainteté propre que chaque chose contient, ce qui est le procédé des âmes qui sont entièrement commençantes : autrement l’on réserve toujours du propre en un million d’occasions, selon sa propre inclination. Il est donc à propos quand l’âme commence à n’y goûter un peu la divine volonté et l’ordre de Dieu, de ne pas s’arrêter à juger de chaque chose seulement par l’éclat de sainteté qu’elle a et par sa [66] grandeur propre, mais de passer outre pour y trouver une sainteté plus pure, plus éminente et plus selon le cœur de Dieu, savoir en y remarquant ce qui est plus selon Son agrément, ce qui sera toujours tout ce qui se rencontrera être plus selon Sa providence et Sa conduite sur l’état et sur la disposition où nous en sommes. Car comme Dieu est une bonté infinie qui nous aime vraiment d’un amour de Père, Il a toujours soin de nous à chaque moment selon ce qui nous est le plus nécessaire, et aussi selon ce que nous pourrons plus justement suivant nos forces corporelles et spirituelles.

2. Or l’âme, ayant fait quelque progrès au choix des moyens de tendre à Dieu par leur sainteté propre, doit à la suite ne pas toujours se servir de ce moyen, mais doit peu à peu s’ajuster autant qu’elle peut, au dépens de son amour-propre, de sa propre excellence, et de ses desseins propres, à ce qu’elle --141 soit par le conseil ou par les instincts de son cœur -- peut voir raisonnablement qu’il faut faire dans les occurrences, ayant égard à ce que Dieu lui donne et aussi à ce qu’elle peut selon les forces de son corps et les nécessités de son état ; et ainsi elle doit avoir beaucoup d’égard à n’envisager la sainteté de tout ce qu’elle fait, de tout ce qu’elle omet, et de tout ce qu’elle souffre qu’en vue du pur agrément de Dieu et de Son unique bon plaisir. Car il faut remarquer que toute la sainteté de cette vie, et par conséquent toute la communication de Dieu, ne consiste que dans le pur ajustement de l’âme au divin bon plaisir ; que ce n’est pas dans la sainteté des choses en soi, mais dans le règne de ce bon plaisir, qui fait vraiment disparaître toutes nos intentions, [67] tous nos désirs et toutes nos prétentions pour faire régner Dieu véritablement en nous et disposer de nous selon Son unique bon plaisir.

3. Ce principe supposé, il faut en voir la pratique dans un exemple. La communion, l’austérité de la vie, la pauvreté, la souffrance et le reste, ont une sainteté particulière en elles, comme des moyens divins que Jésus-Christ a sanctifiés par Sa vie et par Sa mort ; et ainsi l’âme fait très bien quand il y a rien qui lui marque autre chose, de tendre à l’exercice de ces moyens pour en faire usage, d’autant que leur sainteté propre sanctifie notre âme. Mais comme cette sainteté n’est pas toujours selon le plus grand agrément de Dieu, en pratique pour nous il ne faut pas demeurer opiniâtrement comme font plusieurs personnes à ne vouloir jamais en démordre ni lever les yeux plus haut que cette sainteté particulière et appropriée par sa conduite.

Quand donc la Providence, soit par le conseil, soit par des occurrences de notre état, soit enfin par quelque faiblesse de notre corps et par des infirmités, nous prive de la sainteté propre et particulière de ces moyens, il faut tâcher de ne pas se laisser abattre, ni croire que pour cela l’on perde quelque chose, supposé que l’âme soit fidèle à entrer et à s’unir aux desseins de Dieu en cette privation. Car étant fidèle à s’unir à ce dessein divin avec plus de dégagement même de sainteté, pour agréer et s’ajuster plus véritablement et purement au bon plaisir divin, et y trouver uniquement tout son bonheur et toute sa sainteté, pour lors non seulement dans cette nudité de toutes choses vous trouvez la sainteté [68] propre des moyens dont vous êtes privée, mais vous y trouvez encore une sainteté inconnue, et tellement selon le cœur et l’agrément de Dieu qu’elle donne très souvent plus infiniment que ce dont vous êtes privée ; et cela même autant que vous y trouvez la mort de vos desseins, quoique saints, de votre propre excellence, quoique divine en intention, et ainsi d’un million d’autres secrètes intentions qui se rencontrent souvent dans la propre volonté et dans le choix des moyens divins.

4. Et afin que l’âme puisse plus justement reconnaître l’agrément et le bon plaisir divin plus pur en toutes choses, qu’elle sache que, comme Dieu est la sainteté et la grandeur même, il suffit qu’Il veuille agréer une chose pour lui donner toute la sainteté et toute la grandeur. Ainsi il ne faut donc pas s’arrêter toujours à juger de chaque chose de notre vie par ce que nous jugeons le meilleur et de plus grand, mais bien par ce que la Providence de Dieu ordonne suavement et sagement en chaque moment ; et par conséquent l’on doit se servir pour cet effet, non seulement des affaires temporelles, des nécessités de son état et de ce que raisonnablement on doit faire ou de ce qui arrive en sa condition, mais encore de nos faiblesses corporelles et de la nécessité de nos corps. Car Dieu étant vraiment un bon Père, Sa divine Providence s’ajuste si bien à nos besoins qu’elle nous marque vraiment Son ordre en toutes choses et par toutes choses.

5. C’est pourquoi il est de grande conséquence, et même à la suite d’unique conséquence, de se laisser suavement conduire à la Providence divine par toutes ces rencontres ; autrement [69] on mélange toujours, et pour l’ordinaire on ne se lie jamais purement à l’ordre et à l’opération de Dieu, laquelle étant toujours ajustée non seulement selon nos besoins, mais même selon ce que nous pouvons et devons, ne le regardant point par cet envisagement 142 mais selon ce que nous y voyons de grandeur, très souvent nous opérons d’une manière et Dieu d’une autre. Et comme il est certain que tout l’accroissement intérieur consiste à faire en sorte que notre opération propre se perde dans l’opération de Dieu et en quelque façon n’en fasse qu’une avec elle, n’arrivant pas ou que de très loin à s’unir, comme je dis, à l’opération de Dieu, l’on fait toujours un million de mélanges. Je dis plus, qu’il y a quantité d’âmes qui, avec bon zèle et désir de leur perfection, n’arriveront jamais où Dieu les désire, non pas à cause des péchés de leur vie, mais bien faute de s’être assez ajustées à tout ce que Dieu faisait en elles et hors d’elles, et ainsi pour avoir toujours réservé un million d’opérations de desseins propres et d’autres choses qui les ont empêchées de faire ce que Dieu prétendait opérer.

6. Où il faut remarquer que jamais notre opération propre n’arrive à un grand effet de grâce en nous, et que cela ne se fait qu’autant que peu à peu elle est subordonnée à la conduite de la divine opération, et qu’ainsi peu à peu elle cesse en quelque manière, quoique sans cesser, pour faire régner celle de Dieu comme la maîtresse et l’unique. Et quand cela n’est pas, comme Dieu poursuit toujours Son dessein et qu’Il va toujours agissant sans changer Son opération, il se trouve que, suivant notre pensée et nos desseins, nous faisons une chose, et Dieu [70] travaille toujours et en fait une autre ; et notre opération n’étant de rien ou presque de rien, et l’opération divine n’étant efficace et effective en nous qu’autant que nous y correspondons, Il n’y fait rien, et ainsi en tout il n’y a rien de fait. Et cependant nous nous donnons infiniment de la peine et nous en donnons beaucoup à Dieu : nous nous en donnons beaucoup, d’autant que comme nous avons une bonne intention, nous poursuivons fortement nos desseins et nos pensées ; nous en donnons beaucoup à Dieu, car ne trouvant pas que nous nous lions à Son dessein comme il faut, Son opération n’a pas de suite, n’ayant pas d’effet. Et de cette sorte nous contristons incessamment le cœur de Dieu, quoique nous nous donnions beaucoup de peine et de fatigue en la vie dévote et sainte.

7. Et voilà pourquoi quantité d’âmes, comme je dis, font beaucoup et reçoivent beaucoup de Dieu, et cependant avancent très peu et presque pas, s’amusant à cueillir de la paille. Car en vérité tout ce qui n’est point par le bon plaisir et dans le bon plaisir divin en cette vie, quoiqu’il soit rempli d’un million de pratiques et de choses qui paraissent saintes et excellentes aux yeux des hommes, n’est plus que cueillir de la paille, étant comparé à la grandeur d’une âme (bien que très petite à ses yeux et aux yeux des autres) quand elle est fidèle de mourir vraiment à toutes choses pour s’ajuster incessamment à l’agrément et au bon plaisir divin par tout ce qui est en elle et hors d’elle. Et ceci est si vrai que l’âme, étant assez heureuse de beaucoup s’ajuster à cet ordre divin, non seulement trouve qu’il n’y a point de moment en sa journée où Dieu n’opère incessamment [71] en elle par tout ce qui est en elle et hors d’elle, mais encore qu’Il le fait avec tant de bonté et avec une volonté si bienfaisante qu’Il Se sert de tout, mêlant Son opération si agréablement et si admirablement avec toutes ces dispositions et tout ce qui la touche, qu’il est impossible qu’une telle âme fidèle puisse remarquer un moment, ni un clin d’œil de sa vie qui ne soit plein de l’opération divine, non seulement pour la sanctifier, mais même pour la consoler comme un enfant très cher à son Père.

8. Mais les âmes qui ne savent pas, en mourant à soi, s’ajuster avec tant de fidélité ni d’agrément à l’ordre de Dieu en toutes choses, non seulement sont toujours comme égarées, mais encore dans une grande disette. Car quoiqu’elles aient quantité de choses, en étant le principe avec la grâce ordinaire, cela ne les peut rassasier, mais plutôt les rend faméliques ; et ainsi elles n’ont de tout ce que Dieu fait en elles qu’une certaine faim sans se rassasier des bonnes choses et de Dieu même, dont elles goûtent les traces sans Le pouvoir joindre, ce qu’elles ne feront jamais que par l’ajustement parfait (autant qu’on le peut) à cet ordre divin. Et l’âme trouve cette vérité si parfaitement à la suite en commençant à s’unir avec complaisance à la volonté divine, qu’elle découvre que c’est vraiment par ce bon plaisir divin uniquement que l’on entre en Dieu ; et que jamais personne en cette vie ne pourra y être introduit qu’autant qu’il sera appetissé et anéanti pour s’unir et mettre toutes ses complaisances dans l’agrément de ce que Dieu veut. Par là on trouve si facilement Dieu qu’à la suite une âme voit [72] que le soleil n’est pas plus visible ni plus facile à trouver que Dieu l’est par Son bon plaisir. Mais il est vrai qu’il faut que ce bon plaisir et cette volonté divine peu à peu nous rectifie [nt] en nous faisant mourir par tous les moyens par lesquels il [s] se communique [nt], qui sont tout ce que nous avons et ce qui nous arrive dans nos états.

9. De tout cela, nous voyons que non seulement il faut être fidèle à nous servir des moyens divins quand la Providence nous les donne, mais aussi qu’il faut nous laisser suavement et humblement conduire à la même Providence, se mettant à la place de ces mêmes moyens, afin de nous ajuster suavement à sa conduite et de trouver par ce moyen le bon plaisir et le goût de Dieu dans Sa volonté en la privation de ces mêmes choses. Et quand l’âme sait s’aider de ce moyen, elle trouve que la vérité de ces belles paroles143 s’effectue, savoir que Dieu atteint d’une fin à l’autre fortement et avec suavité, disposant toutes choses admirablement pour y faire trouver Son divin ordre et toute notre perfection selon Son144 dessein éternel

10. L’envisagement de ceci apparaît d’abord fort doux et fort facile. Mais cependant il est difficile aux âmes propriétaires, et qui ne se disposent pas à aimer Dieu selon Son agrément et selon Son dessein, gardant toujours un million de recherches propres en tout ce qu’elles font, ne se laissant jamais assez dévorer par le bon plaisir de Dieu dans leur état et par les peines et les croix qui leur arrivent dans leur condition, ne trouvant du plaisir qu’en ce qu’elles [73] veulent, en ce qu’elles font, et en ce qu’elles poursuivent selon leur inclination. Et quoiqu’elles le qualifient de sainteté, l’on peut facilement découvrir que cela n’est pas ; d’autant qu’elles sont toujours troublées intérieurement et renversées toutes fois et quantes145 que les choses ne réussissent pas comme elles prétendent et le désirent.

Mais au contraire les autres qui subsistent par l’agrément et le bon plaisir divin, sont toujours en paix et en repos quoi qu’il arrive. Car jamais rien ne leur peut arriver qui ne soit pas volonté divine, sinon lorsqu’elles le veulent. De là il leur vient aussi une grande paix et une joie assez continuelle, car ayant toujours ce que l’on veut et en la manière la plus agréable, qui est le bon plaisir divin le plus nu, qu’aurait-on qui pourrait donner de la peine ?

11. Il n’y a donc qu’à faire usage des moyens divins comme Il nous les donne, et à nous ajuster ensuite à tout ce qui nous arrive, et à trouver par là peu à peu le bon plaisir divin en tout et partout, et s’y ajuster en mourant à soi. Et par ce moyen, entrant insensiblement par complaisance et agrément dans l’inclination de tout ce que Dieu veut de nous et sur nous, nous trouvons Dieu en toutes choses, non seulement pour notre consolation, mais aussi pour notre perfection. Et pour arriver à ce bonheur, il faut tâcher de s’habituer peu à peu à envisager ce divin ordre comme son principal en toutes choses, et rectifier par là beaucoup de défauts et ainsi se purifier ensuite. Ce même divin ordre sera aussi la source de quantité de pratiques de vertu et suppléera à tout ce que nous ne pouvons avoir ou faire dans les rencontres [74]. Car il est certain que qui fait ménager l’ordre de Dieu, fait trouver et supplée à tout ce qui manque, soit pour son oraison ou pour le reste durant le jour, ce qui est d’une grande consolation, pouvant jouer à des choses quoiqu’on ne les sait pas et ainsi faire oraison quoiqu’occupé au dehors et à des choses contrariante. Le livre de la volonté de Dieu [Règle de perfection] de Benoît de Canfeld146 peut beaucoup servir pour le détail de tout ceci, spécialement la première et la seconde partie. [74]

2.17 Croix et fatigues. Usage des défauts.

L. XVII. S’assurer solidement dans sa voie. Comment régler et porter le sensible qui est d’ordre de Dieu, comme aussi les fatigues de notre état. Faire usage de ses défauts pour s’apetisser. Présence de Dieu au milieu des embarras.

1. Il faut agir sans cérémonie, et s’écrire selon le besoin : c’est pourquoi, Monsieur, il ne faut point faire de réflexion pour me remercier. Il suffit que Notre-Seigneur me fasse la grâce de me donner les lumières qui vous soient utiles ; et je vous assure que j’ai grande consolation de ce que vous me mandez147. Je crois qu’il est de grande conséquence pour votre perfection et même pour votre consolation de lire et relire de fois à autres cette dernière lettre, comme un fondement solide pour vous soutenir dans la voie au milieu de vos embarras ; et l’on ne saurait croire combien il est de conséquence de s’établir solidement sur un vérita[75]ble principe pour y assurer ses démarches : autrement on est toujours flottant, et l’on passe une bonne partie de sa vie à faire et défaire. Ainsi je supposerai ce fondement stable sans vous le répéter toutes les fois que je vous écrirai.

2. L’assurance dans ses démarches vers Dieu est d’infinie conséquence, pour ne pas s’amuser aux réflexions. C’est pourquoi je vous dis que non seulement ce sensible pour la maladie de Made148. ne désagrée pas à Dieu, mais qu’il lui agrée149 ; étant une justice que puisque Dieu vous a unis ensemble par un Sacrement si saint, elle vous soit chère au point qu’elle vous l’est. Tout ce qu’il y a à observer, c’est de subordonner cette amitié et ce sensible au divin ordre de Dieu ; et pour cet effet de calmer doucement votre esprit pour agréer ce que Dieu désire dans les rencontres : et quand vous ne pouvez pas être maître de ce sensible, il vous doit suffire que la pointe de la volonté soit calme par l’abandon, et l’agrément de ce que Dieu veut. Ce qui souvent s’effectue par la volonté ; et afin que la volonté soit efficace, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle efface le sensible des sens qui importunent ; pouvant subsister avec la pointe de leur incommodité. Ainsi quand quelque chose vous incommode, soit sur cela ou sur autre chose qui est d’ordre de Dieu, il vous suffit que votre volonté en agréant ce que Dieu fait, se calme ou se veuille calmer sans vouloir apaiser entièrement par effort le sensible des sens. Il suffit au cas que cette volonté ne le règle pas et qu’ils150 demeurent dans leur inquiétude, d’accepter humblement cette peine qu’ils vous causent : car venant par une cause qui est [76] ordre de Dieu, la peine qu’ils nous font étant portée avec esprit intérieur et abandon, est fort méritoire, et fort agréable à sa divine Majesté. Je dis plus ; que par ce procédé insensiblement la volonté se mettant en ordre, peu à peu comme maîtresse et reine de toutes nos passions et de nos sens, les règle à la juste raison, et au degré de l’ordre de Dieu sur notre état. Et quand on n’entend pas assez ce procédé, on se tourmente beaucoup inutilement pour étouffer le sensible des sens en toutes rencontres par un effort trop précipité. Et par là au lieu de régler l’intérieur souvent on le détraque ; parce que par ce procédé on vient rarement à bout de mettre les sens dans l’ordre qu’on veut : mais au contraire par l’autre [procédé] insensiblement on les attire comme des enfants à qui on présente quelque chose d’agréable ; et par là on les met à la raison.

Il est vrai que le grand tracas et la lassitude de votre corps et de votre esprit par la fatigue du chemin et de ce que vous avez à faire tous les jours, mettent beaucoup les sens en vigueur sur ce qui les touche ; car plus le corps et l’esprit s’affaiblissent par le travail, plus les sens deviennent vigoureux dans leur peine : et ainsi vous ne devez pas vous étonner en ces rencontres. Si ce qui vous afflige vous peine davantage, divertissez en votre esprit avec douceur, en souffrant humblement la peine qu’ils151 vous causent ; et cette peine ainsi portée sera agréable à Notre-Seigneur comme serait un mal de tête ou quelque autre douleur.

3. Il est de grande conséquence afin d’aller comme il faut en l’Oraison, de savoir que d’ici à longues années, la fatigue et la lassitude [77] diminueront non seulement l’application à l’intérieur, mais même la capacité pour recevoir les lumières que Dieu donne en l’Oraison. Ainsi il ne faut pas s’étonner si étant lassé vous ne trouvez point de suc ni de nourriture dans vos sujets. Vous devez recevoir ce procédé de Dieu, et vous contenter de ce qu’il vous y donne quoique vous ne le voyiez152 ni ne le discerniez153 pas. Dieu veut pour lors que vous mourriez ; et il vous suffit en le faisant : d’autant que ce qui vous cause cet effet est ordre de Dieu ; par conséquent ce qui le suit est une suite de ce même ordre de Dieu, qui ne laissera pas de faire en vous tout ce qu’il faut par ces mêmes sujets, quoique vous n’y remarquiez rien de sensible ni de distinct. Nous serions bien malheureux dans cette vie si nous n’avions rien de réel de Dieu en nous dans nos Oraisons, et dans la suite de la journée que nous sommes appliqués à Dieu, qu’autant que nous y remarquerions de distinct154. Non ; détrompons-nous de cela, faisant en l’Oraison et hors l’Oraison ce que nous devons selon ce divin ordre qui nous est marqué par les conseils. Soyons certains que Dieu opère toujours en notre Oraison et en tous les temps que nous nous occupons à lui, selon notre besoin, quoique nous n’en discernions rien, et quoique souvent nous voyions tout le contraire : car les sens qui ne se peuvent arrêter à rien que par le distinct, ne se peuvent contenter de cette opération intime et inconnue ; et par conséquent ils donnent toujours de la peine par leurs inquiétudes et par un million d’extravagances. Les personnes qui seront dans leur liberté feront mal de s’exposer aux lassitudes et aux fatigues trop grandes, par [78] la raison que je viens de dire, qu’ils155 diminueraient leur application intérieure : mais pour vous, à qui l’ordre de Dieu est marqué par votre emploi, allez hardiment, et soyez assuré que les sécheresses et le reste qui survient par là et qui vous incommodent, ne causeront pas de débris en vous ; mais y feront bien du bien, vous tenant et vous conservant en cette disposition susdite.

4. Il est encore de grande conséquence de savoir bien, comment on doit se comporter en ses défauts et l’usage qu’on en doit faire. Il est donc très-certain que nos défauts bien ménagés avec esprit d’humilité sont fort utiles pour nous apetisser en toutes manières. C’est pourquoi il faut tâcher d’y conserver beaucoup la paix, non seulement en se souffrant humblement imparfait, et en portant en patience toutes les vues qui nous viennent par nos fautes ; comme que nous ne nous corrigerons jamais, que cela nous empêchera d’arriver à notre perfection, que nous usons inutilement des grâces de Dieu, et un million d’autres vues pénibles qui nous surviennent par la pointe de nos défauts ; mais encore en ménageant doucement le travail pour s’en corriger. Car pour l’ordinaire une âme animée de Dieu devient zélée contre ses défauts ; et par conséquent elle s’anime avec quelque impatience contre soi-même lorsqu’elle en commet. Ce qui fait qu’elle veut avec précipitation déraciner les mêmes défauts : et par là elle se cause un million de troubles et d’inquiétudes, qui bien souvent la jettent dans un plus grand péril que ses défauts mêmes. Ce qu’il faut donc, dans le degré où vous êtes, c’est de travailler avec un humble [79] courage pour vous défaire de vos défauts, mais l’accompagnant d’une patience vraiment à l’épreuve, tâchant de gagner peu à peu et chaque jour quelque chose ; et souvent ne gagnant rien selon ce qu’on croit, le souffrant patiemment, on y travaille plus efficacement : d’autant que l’âme dépendant davantage de Dieu par la connaissance qu’elle a de son faible, se laisse plus volontiers comme un instrument dans la main de Dieu, afin qu’il détruise lui-même les défauts qui sont en nous. Et de cette manière Dieu permet très-souvent que travaillant à la destruction de nos défauts, nous n’y réussissions pas selon notre idée ; et qu’ainsi nous soyons humiliés : et par là Dieu inconnûment et sans que nous le sachions, sape et détruit peu à peu nos défauts. Ainsi vous voyez que la paix humble et tranquille soutenue de l’abandon en la main de Dieu, peut faire et fait des merveilles de toutes choses, même des plus contraires.

5. Pour ce qui est de la présence de Dieu et de votre application à elle durant le jour, outre ce que je vous en ai dit, remarquez bien comme chose de grande importance, afin de ne demander pas à votre âme l’impossible (auquel Dieu ne correspondrait pas), que sa divine Majesté qui est une bonté infinie, aimant infiniment sa créature, s’ajuste très suavement à son état, et à la disposition où elle est. C’est pourquoi étant dans les fatigues de la guerre et de votre emploi, faites bonnement ce que vous pouvez. Votre application à la présence de Dieu et votre récollection156 intérieure est [sont] merveilleusement bien [bonnes], en vous contentant du repos intérieur dans le fond et dans la pointe de votre [80] volonté, ne vous étonnant pas de l’agitation de vos sens et de vos pensées. Votre esprit en ce temps doit se laisser doucement à la conduite de la providence comme un vaisseau au gré des vents, lequel quoiqu’agité de diverses tempêtes, ne laisse pas de flotter sur l’eau et de tendre peu à peu et aller où l’on a dessein de le mener. Se trop violenter pour avoir une récollection, ou une présence de Dieu non tout à fait selon l’ordre de la divine providence en cet état, est violenter la conduite de Dieu sans beaucoup de fruit, mais plutôt se lassant le corps et l’esprit inutilement, et même souvent avec dommage de l’intérieur quoiqu’avec bonne intention : car l’accroissement de l’intérieur dépend tellement de la subordination suave et humble à ce que Dieu veut de nous de moment en moment, que pour peu que nous le forcions nous y apportons du dommage. Il n’en va pas de même dans les commencements, où du premier abord, il faut comme par force arracher les sens de leurs attaches et les obliger comme des enfants sans raison à se captiver à certaines règles. Mais quand l’âme commence un peu à se simplifier par grâce et par vocation (comme votre âme le fait,) tout ce procédé est d’infinie conséquence ; et vous ne sauriez assez vous appliquer afin d’en recevoir l’esprit pour vous y ajuster.

6. Je vous prie de ne pas perdre courage si promptement pour cette affaire ; il faut la poursuivre, et y faire de votre mieux. Les affaires du monde ont leurs difficultés : et souvent, il ne faut pas s’en étonner ; autrement on ne ferait jamais rien. [80]

2.18 Oraison dans les grands embarras

Avis de conduite pour une personne intérieure engagée par nécessité en des grands embarras.

Quand cet état souplesse paisible sous la main de Dieu supplée à l’oraison actuelle, et fait trouver Jésus-Christ en toutes choses, en mourant à soi par toutes les providences journalières.

1. Dans les commencements de l’intérieur et de la voie, les certitudes et les avis que l’on donne ne paraissent pas ce qu’ils sont. On ne peut juger de leur grandeur et de ce qu’ils contiennent que conformément à la lumière présente : mais à la suite que cette lumière augmente on est tout étonné que l’on comprend tout autre chose de ses avis. Je vous dis ceci Monsieur afin que vous vous ressouveniez souvent de ce que l’on vous a certifié du don d’oraison, et qu’assurément Dieu avait dessein de vous conduire peu à peu en lui par ce moyen. C’est vous dire infiniment, non seulement pour consoler votre âme, mais encore pour vous assurer de l’actuelle protection de Dieu qui vous tient par la main pour vous aider peu à peu dans les diverses rencontres fâcheuses, de quelque nature qu’elles soient.

2. C’est pourquoi il vous est de grande importance de ne pas laisser accabler votre esprit par la surcharge que lui donnent vos embarras présents. Ainsi étant en marche, ou beaucoup occupé par votre charge, au lieu de tirailler contre ces embarras qui lassent, fatiguent et occupent votre esprit, et vous ôtent le moyen et la facilité [82] de faire votre oraison, tâchez de vous posséder chaque moment en repos dans votre rien, vous tenant dans les mains de Dieu souple et humble comme un enfant, qui se contente du haut et du bas comme son Père le met ; et cette disposition humble et paisible suppléera très abondamment à votre oraison actuelle et réglée. Et comme ces choses distrayantes par l’ordre de Dieu, puisqu’elles sont de votre état, peuvent bien occuper et embarrasser votre esprit, mais non pas votre volonté, elles peuvent bien mettre des images dans votre imagination, mais non des objets dans votre cœur ; ainsi au milieu de toutes ces choses qui vous paraissent si contraires, vous pourrez amoureusement dérober votre volonté pour vous laisser de fois à autre (si elle ne le peut assez continuellement) désirer secrètement Dieu, ou L’aimer, ce qui est le mieux.

3. Où vous devez remarquer qu’aimer Dieu par la volonté de cette manière, n’est pas sentir ou expérimenter une chaleur d’amour ou quelque chose qui vous marque l’amour, mais bien une tranquillité de la volonté pour se soumettre avec complaisance à ce que Dieu veut, qui est proprement ce qui nous arrive et ce que Dieu ordonne de nous de moment en moment. Remarquez aussi que cette complaisance, que je dis amour, n’est pas toujours quelque chose d’agréable et de perceptible pour être véritable et solide, mais un consentement nu et volontaire de la pointe de la volonté.

4. Quand donc vous vous trouvez occupé et embarrassé par les affaires de votre état, ou que vous êtes las, de manière que raisonnablement il faut vous soulager, vous devez prendre toutes ces choses, c’est-à-dire les peines ou le repos [83] que vous devez donner à votre corps, comme ordre de Dieu ; et ainsi ne vous point forcer à outrepasser ces choses, mais vous ajuster humblement à la conduite petite, humble et paisible de Dieu sur vous.

Par là insensiblement vous découvrirez que la main de Dieu vous conduira toujours. Que s’il fallait que vous ne la puissiez voir que dans l’actuel don d’oraison et dans les moments que vous la ferez, vous méconnaîtriez Dieu une bonne partie de votre vie ; et de plus cette petite tromperie vous serait entièrement nuisible puisque ne connaissant pas Jésus-Christ revêtu de toutes ces petites providences, quelque fâcheuses et contraires qu’elles vous paraissent, vous perdriez beaucoup de lumières et beaucoup de grâces qui ne feraient pas leur effet.

5. Si les pauvres pèlerins d’Emmaüs eussent été assez heureux de connaître leur chère compagnie durant tout le voyage, ils auraient reçu beaucoup plus de grâces qu’ils ne firent ; leurs cœurs furent seulement touchés, ils reçurent quelque petite repréhension [sic] par un inconnu, mais Il ne se manifesta pas à eux qu’à la fin du jour et entrant dans le repos. sainte Madeleine fut du temps avec Jésus-Christ travesti ; et il paraît dans l’Évangile qu’Il a pris plaisir en diverses rencontres de Se cacher comme cela, afin que l’amour Le pût découvrir.

Tenez-vous seulement comme ces pèlerins en repos et en paix ; et vous verrez que chaque chose vous sera un effet de grâce qui vous marquera Sa présence ; et même vous verrez que cette présence de Jésus-Christ, qui Se montre par toutes les rencontres de votre état, tantôt [84] vous causant une peine, tantôt renversant vos desseins, vous sera si avantageuse à la suite dans votre oraison, qu’insensiblement elle vous mènera dans le plus secret de vous-même, où vous trouverez Dieu selon que vous y êtes appelé par la foi et le don d’oraison que Dieu vous destine.

6. Sachez, mon très cher Monsieur, que le secret c’est la mort à soi-même, et que jamais on ne peut trouver Dieu qu’en mourant. Ainsi l’adresse de la divine Sagesse est de trouver admirablement le moyen par lequel chaque âme doit mourir. Et comme toutes ces choses de votre état se succèdent l’une à l’autre, insensiblement vous verrez qu’elles vous causeront une mort qui vous sera pénible fort longtemps ; mais qui cependant à la suite vous fera trouver la vraie douceur et la vraie joie : et pour lors vous découvrirez le secret de Dieu, et pourquoi il permet toutes les petites difficultés que l’on a chaque jour.

7. J’ai été long sur cet article, d’autant qu’il est d’une conséquence infinie pour votre âme afin qu’elle puisse se calmer insensiblement et s’ajuster passivement à la conduite de Dieu : car par ce moyen vous pouvez plus faire en peu de temps que vous ne feriez par vos efforts en un temps plus considérable. Tâchez de prendre si bien l’esprit de cette conduite, que vous marchiez simplement comme un enfant, qui prend la peine et le repos selon qu’on le lui marque. Or Dieu vous le marque par la raison et par la nécessité : et s’efforcer157 au contraire par scrupule, par désir de plus grande perfection ou par crainte d’imperfection, c’est se fourvoyer en ce degré. Allez donc simplement et bonnement, et vous verrez à la suite que la subordination simple à Dieu, souvent en ne faisant rien par raison, donne plus Dieu sans comparaison que de faire beaucoup avec effort, et par soi-même, tout consistant en cet ajustement agréable et paisible au Père qui conduit son enfant.

8. Je vous assure que si on comprenait bien cette vérité, on arriverait plutôt à l’union divine en un an ou deux, que l’on n’y arrive souvent en vingt ou trente années par ses efforts. Et cela n’est nullement difficile à croire aux gens un peu clairvoyants, qui remarquent toujours qu’il y a beaucoup de suffisance et de présomption, et infiniment de son propre opération mélangée avec une opération de Dieu fort petite ; et qu’au contraire dans la soumission et la petitesse d’esprit qui se laisse conduire à Dieu à la manière qu’il le veut par ses providences, il y a beaucoup d’humilité et par conséquent une grande opération de Dieu. C’est pourquoi la Très — sainte Vierge admirant, toute en extase, la grandeur et les merveilles de l’opération divine dans l’Incarnation, ne peut autrement y répondre que par ses admirables et profondes paroles ; Quia respexit humilitatem ancillae suae 158: Dieu a fait en moi toutes ces merveilles parce qu’il a eu pour agréable l’humilité de sa servante.

9. Quand vous vous trouvez en abattement intérieur et en sécheresse, et que cela ne peut pas s’ajuster par votre repos intérieur et par votre oraison selon ce que vous le marquez ; souffrez humblement cet état, portez en la peine. Et si vous voyez que cet abattement continue un peu trop ; reposez votre esprit humblement et votre corps s’il se peut, prenant un petit divertissement. Ces manières qui nous font voir que nous sommes de pauvres hommes qui avons besoin de soulagement dans l’ordre de Dieu, nous apprennent que nous sommes de faible créatures et nous tiennent insensiblement dans un procédé humble et rabaissé.

10. Tout ce que vous me mandez dans le reste de votre lettre, soit de vos sujets d’oraison ou de la paix que votre âme goûte au milieu des croix, est tout à fait ce que Dieu veut de vous. Continuez s’il vous plaît et ne vous étonnez pas des petites difficultés que vous avez à votre oraison : tout cela y donne l’esprit de Dieu pourvu que la fidélité continue ; ce que j’espère beaucoup de sa divine Majesté. Car en vérité vous ne sauriez croire combien je vois que Dieu a de bonté pour vous, et comme j’espère qu’elle fera fructifier votre intérieur, le rendant à la suite très fécond, et autant que votre mort sera entière par toutes les diverses providences que Dieu permettra vous arriver. Chaque moment de votre vie vous doit être par conséquent infiniment précieux le considérant par ce don de Dieu. [87]

2.19 Abandon dans les contrariétés.

L. XIX. Se mettre en repos par abandon à Dieu, afin de le trouver dans toutes les contrariétés de providence.

1. Je vous avoue M. que j’ai une joie très grande d’apprendre par vous-même de vos nouvelles, spécialement de votre intérieur ; et cette joie me vient de ce que je suis fort confirmé par tout ce que vous me dites en vos deux lettres, que vraiment Dieu est en vous, et y veut être de plus en plus par la mort de vous-même et de vos inclinations quoique saintes et bonnes, causée par tout ce que la personne dont vous me parlez vous fait et vous dit. Prenez donc courage au nom de Dieu, et n’envisagez en toutes ces paroles et en tout le reste que les moyens que Dieu vous fournit par sa providence de vous défaire d’un million de choses dont vous ne viendriez jamais à bout sans cette rude providence.

2. Je sais bien qu’il est très difficile de trouver Dieu et son divin ordre dans tout ce qui est fait contre Dieu : cependant il est très certain que qui se sert de la foi pour trouver la divine providence en ces choses, y trouve vraiment Dieu à son grand avantage ; et l’on ne saurait croire combien ces choses contrariantes et contraires font trouver la mort de son propre jugement, de sa propre conduite et de sa propre suffisance, qui infectent très ordinairement notre pauvre âme. Et quoique très souvent l’on croie par son expérience que ces choses brouillantes159 et inquiétantes renversent le repos de notre âme, et nous [88] dérobent aussi les moyens de faire Oraison ; cela n’est proprement que pour les âmes qui ne se tranquillisent pas en abandon entre les mains de Dieu. Mais supposé qu’on le fasse, on trouvera que ces rencontres fâcheuses purifiant l’âme la font plus faire d’Oraison et mieux en un quart d’heure, qu’elle n’aurait fait sans ces choses en plusieurs heures : et même que quand la providence divine croît si avant par ces contrariétés que de nous dérober tous les moyens de faire Oraison, nous ne devons pas nous troubler pour cela, mais plutôt calmer notre âme en abandon ; et nous trouverons qu’étant en repos en mourant à nous, ces choses nous seront une bonne Oraison.

3. Prenez donc courage M... Continuez doucement vos petits exercices quand vous le pourrez : mais quand vous ne le pourrez pas, étant occupée160 par service et par le reste des providences de votre état, ne vous en embarrassez pas ; mais plutôt laissez-vous façonner doucement et suavement par ces choses bizarres et éloignées [,] à ce qu’il vous paraît, de votre dessein : et vous trouverez à la suite qu’encore qu’elles vous paraissent vous éloigner, elles vous approchent et font merveilleusement bien et adroitement tout ce qu’il faut dans votre âme selon le dessein de Dieu. C’est là vraiment le moyen que Jésus-Christ a apporté dans la terre, ayant fait et opéré tout, non seulement par les croix, mais par toutes les choses contraires à son dessein selon l’opinion des créatures les plus prudentes.

4. Le monde et les choses du monde s’augmentent et s’accroissent en paraissant et en éclatant de plus en plus : et Dieu et les choses de [89] Dieu croissent tout au contraire en l’âme en s’apetissant et devenant rien jusqu’à être la servante et comme la balieuse [balayeuse]161 des autres. Ce principe qui est infiniment vrai dans l’exécution des desseins de Dieu, vous doit consoler autant que vous voyez augmenter chez vous des moyens de vous contrarier et apetisser, et de n’être rien. Les gens du monde qui ne voient goutte162 en ce procédé, remplissent tout le monde de plaintes, l’une de ce qu’elle a un mauvais mari, l’autre de mauvaises affaires : ainsi de tout ce que le monde a dans son sein ; qui n’est propre à rien sinon à former Jésus-Christ dans les âmes qui sont assez heureuses d’avoir la semence de l’intérieur, et quelque commencement de foi pour faire [un] usage divin des providences crucifiantes de son état.

5. Tenez-vous donc heureuse d’être un peu détrompée de ces fausses lumières, et de trouver votre bonheur où tous les autres trouvent leurs croix et leurs peines : et je m’assure que votre intérieur, prenant peu à peu augmentation par là, vous donnera plus de fruit solide et plus de joie que jamais vous n’en sauriez souhaiter agissant naturellement, par toutes les choses qui pourraient réussir selon vos inclinations.

2.20 Outrepasser les hésitations de la nature.

L. XX. Faire ce qu’on peut pour contenter Dieu, en outrepassant les difficultés et hésitations de la nature.

1. Je vous remercie de tout mon cœur de la peine que vous vous êtes donnée de m’écrire, pour soulager M. Et pour répondre à la [90] vôtre, je vous dirai premièrement que vous ne devez nullement vous étonner de ces productions de la nature qui surviennent sans votre volonté. Vous devez tendre à la perfection non seulement pour contenter Dieu ; mais pour faire encore avec perfection ce que Dieu veut de vous. Et si en le faisant il vous vient des mouvements de vanité ou autres, laissez crier la nature sans la regarder, ni l’écouter, ne le méritant pas ; et faites ce que vous devez : et vous verrez par votre expérience que cette agilité à contenter Dieu vous élèvera plus à lui que toutes ces observations pointilleuses qui sont plus de la nature que de la grâce.

2. Vous voudriez être volontiers comme ces Dames qui ne veulent pas sortir de leurs chambres de peur de la poussière, et qui ainsi mènent une vie fainéante. Il faut être plus courageux et magnanime : et je suis sûr que passant au-travers de toutes ces petites difficultés, vous trouverez en votre âme une pureté toute autre163 en un jour, que vous ne feriez par toutes ces observations en dix années. Outre que cette manière d’observation tient l’âme toujours collée en soi-même, et ainsi la rétrécit tellement qu’elle ne devient jamais capable des grands dons de Dieu. Soyez donc forte en cette rencontre, et allez droit cherchant Dieu de tout votre cœur ; et vous verrez par votre expérience qu’allant à lui de cette manière, il purifiera admirablement les défauts que vous contracterez en chemin.

3. Vous faites très-bien dans les choses qui sont de conséquence de suivre l’avis de votre ami. Outre que Dieu donne bénédiction à ce procédé, il délivre encore l’âme d’un million d’empêchements où elle demeurerait incertaine [91] et par conséquent réfléchissante, et ainsi s’arrêterait. Mais quand vous êtes suffisamment certaine, allez bonnement et ne vous accoutumez pas à tant hésiter ; car comme votre naturel est fort timide, il est fort proche de la réflexion : mais par ce procédé vous pourrez beaucoup vous servir de ce même naturel pour vous perdre beaucoup en confiance en Dieu.

4. Pour ce qui est de vos emplois à la Cour, et de la manière avec laquelle vous y devez être et y trouver Dieu par l’ordre divin, à cause de votre charge, je ne le répèterai pas ici. Je vous l’ai écrit et dit tant de fois. Comme Dieu vous veut dans votre emploi et qu’il est d’ordre de Dieu sur vous, regardez ce même emploi comme Dieu et comme ordre de Dieu, et par conséquent tâchez de vous y perfectionner, et vous verrez sûrement, que vous trouverez Dieu en tout, et que votre Oraison y augmentera très-particulièrement, conjointement avec les vertus, que Dieu désire de vous. Et si vous ne compreniez pas ceci, et que vous ne le missiez164 en pratique, vous trouveriez toujours votre âme affaiblie et courbée sous le fardeau de votre charge, sans en tirer aucun fruit pour votre âme ; et par conséquent, au lieu de vous servir, elle [votre charge ?] vous nuirait beaucoup : mais prenant ce procédé, vous trouverez dans la suite, que Dieu s’augmentant en vous, il vous nourrira des fruits de son ordre en votre état et en votre charge. [92]

Lettre à l’auteur. Fidélité à l’ordre de Dieu.

état d’une personne engagée à la Cour par fidélité à l’ordre de Dieu, et qui y trouve la paix, l’esprit d’oraison, le remède à ses défauts et le soutien parmi les dangers.

1. « J’ai eu très peu de temps à moi depuis que je ne vous ai vu. Ainsi je n’ai pu vous écrire plutôt. Et cependant j’en avais une très forte envie, quoiqu’il n’y ait pas assez longtemps que nous ne nous sommes vus, pour qu’il y ait quelque différence de mon intérieur à ce qu’il était, quand je suis parti pour venir ici.

2. « La vie que je mène présentement est si différente de celle que je menais, que c’est quasi un changement d’état : ainsi je crois qu’il est nécessaire que je vous dise celui où je me trouve à présent, qui est un très grand calme et un très grand repos. Je me sens même de la joie et assez sensible ; quoique je voie très clairement que sans l’ordre exprès de Dieu qui me met ici, rien n’est plus contraire à la vie que Dieu me fait la grâce de vouloir mener que tout ceci ; et que je dise très souvent en moi-même : Super flumina Babylonis illic sedimus et flevimus dum recordaremur Sion165 : Mais pourtant avec un entier abandon entre les mains de Dieu.

3. « Je fais mon oraison à l’ordinaire avec [93] de grandes interruptions. Je me sens avec la grâce de Dieu bien plus libre et bien plus dégagé que l’année passée : et je me trouvais tout autre à répétition de l’opéra que je ne m’y étais trouvé les autres années, me sentant alors des oppositions très grandes pour toutes ces vanités et ses folies et y renonçant très souvent par actes ; mais cette fois-ci je ne me suis pas senti ainsi. Je m’y suis trouvé tout à fait en calme et en repos, et y faisant mon oraison avec assez de facilité ; trouvant Dieu dans ces choses là, puisqu’elles sont son ordre sur moi. Je connais très clairement qu’il n’y a pas un bonheur pareil à celui d’envisager toujours l’ordre de Dieu sur soi ; puisqu’on ne peut trouver Dieu que par là, comme vous nous l’avez tout dit. Je n’ai jamais eu de plus forte envie d’être à Dieu de tout mon cœur ; et il me fait la miséricorde de vouloir tout faire pour cela.

4. « Il est bien impossible, étant aussi rempli de défaut que je suis et en sentant une aussi grande et trop féconde source en moi, que je ne tombe. Je tâche aussitôt de me relever en me retournant à Dieu. Peut-être n’y fais-je pas assez de réflexion, ni devant ni après ; car peut-être cela m’empêcherait quelquefois de tomber : mais ce ne pourrait être sans être plus rêveur et plus en soi, qui est pourtant une très vilaine demeure.

5. « Je suis dans de fâcheuses occasions et toujours en péril. J’ai bien besoin de la grâce et de la miséricorde de notre Seigneur pour me soutenir dans les dangers. Je tâche, autant que je le puis, de me retourner vers Dieu et de me mettre un peu en oraison [94]. Je regarde tous les emplois de ma charge comme mon oraison, et encore plus ; puisque je n’en puis avoir qu’en remplissant les devoirs de mon état. Je continuerai mes communions comme vous me l’avez ordonné. Je me sens assez sec dans mon oraison : mais j’y demeure portant avec un grand repos : étant convaincu que Dieu opère plus sur moi par le vide et par les sécheresses que par les lumières des sens. Voilà, je crois, tout ce que je vous puis dire de mon intérieur. » [94]

2.21 Fidélité dans les choses de notre état (Réponse)

L. XXI. Réponse à la précédente. /Se posséder en repos dans toutes les choses de notre état, comme étant ordre de Dieu sur nous, pour y trouver Dieu véritablement, quoique ces choses y semblent contraire selon les sens. Comment faire usage des sécheresses et des défauts même, pour avancer vers Dieu.

1. Je ne sais comment vous exprimer ma joie apprenant de vos chères nouvelles, et spécialement de celles qui touchent votre intérieur ; d’autant que c’est par là que la divine Bonté dispose votre âme pour la faire arriver où il la désire. J’ai lu votre lettre avec plaisir, et remarquant vraiment les démarches de Dieu, et y voyant clairement la confirmation de tout ce que Dieu m’a fait voir touchant votre perfection et ce qu’il veut de vous. Je vous avoue que j’ai été consolé et le suis encore dans les lumières qui me viennent touchant votre état : mais je le suis bien plus en voyant la pratique et en remarquant en vous les effets de cette divine lumière.

2. Prenez donc courage au nom de Dieu, et tâchez de vous bien confirmer dans le procédé divin que Dieu vous a fait tant expérimenter en vous parlant, et dont il vous donne quelque jouissance vous mettant en état de pratique au lieu où vous êtes. Soyez donc bien certain que votre état étant généralement ordre de Dieu, parce qu’il vous y appelle, tout vous y doit être de Dieu. Et ainsi vous l’y devez trouver incessamment aussi véritablement que vous le trouverez dans votre oraison. Je vous dis bien plus, plus les choses sont contraires à Dieu selon les sens, et plus ils y auront difficulté de l’y trouver ; plus votre esprit en foi sera en capacité de l’y trouver vraiment. Car ce contraire renversant le jugement et la raison chrétienne, et qui se trouve presque en tous les emplois de la Cour, en écrasant vos sens, et en faisant mourir votre esprit, peut lui faire trouver Dieu hautement dans son repos et dans son calme. C’est là vraiment où les choses très contraires produisent leur contraire selon les termes de la Vérité éternelle ; que la séparation produit l’union, que la perte fait trouver ; et que vraiment la mort des sens et de tout soi-même fait jouir de la vie.

3. Ne regardez donc jamais toutes ces choses si contraires, dans lesquelles par le devoir de votre charge vous êtes journellement, comme des choses contraires à votre perfection, mais bien comme des choses qui véritablement renferment Dieu par son divin ordre sur vous. Ce qu’il y a donc à faire est, ce que vous me dites et ce que vous faites, savoir d’être vraiment en calme et au repos pour y trouver Dieu. Ne vous laissez pas captiver par leurs contrariétés qui terrassent les sens, ni abattre par leur diversité si contrariante. Relevez souvent votre esprit au-dessus tout cela, en le remettant en repos et en sa place, le calmant par le divin ordre. Et je vous assure que si les choses mêmes de votre état sont ainsi prises quoiqu’étant éloigné extérieurement de Jésus-Christ, comme l’opéra et le reste des divertissements de la Cour, elle semble par une certaine corruption qu’elles ont, vous jeter hors de votre oraison et de la présence de Dieu, vous ne laisserez pas cependant d’y pouvoir trouver autant Dieu qu’en votre oraison, et ainsi y trouver le supplément de votre oraison, ces choses vous la dérobant par nécessité.

4. Car c’est une vérité incontestable que l’ordre divin, en quoi qu’il soit et en quelque lieu qu’il se trouve, supplée à tout, et renferme tout pour les âmes selon le degré où elles en sont. Je dis bien plus, qu’il est même Dieu pour celles qui sont assez heureuses d’être arrivées en lui par éminence de grâce. Jugez donc, s’il vous plaît, que cela étant tel pour telles âmes si avancées, il sera encore bien plus vrai que celles qui cherchent leur pureté et leur perfection dans les saintes œuvres et dans l’oraison pourront y trouver tout ce qu’elles cherchent, Dieu par sa providence les liant à tel ordre qui les en retire.

5. Je suis donc bien aise que vous expérimentiez cette vérité comme vous me le marquez, et qu’ayant par la bonté divine goûté par nos conférences la douceur de ces vérités, vous vous repaissiez du fruit par la pratique de tout ce que vous avez en l’état où vous êtes. Et il est certain que plus vous y serez fidèle, plus vous expérimenterez votre âme se dilater et être en repos dans les rencontres de votre état. C’est pourquoi dès que quelque chose vous ébranle et vous tire de votre repos et de votre paix, remettez vous y à l’heure même, afin que votre âme soit en situation pour recevoir les miséricordes de Dieu. Si vous remarquez que votre âme sent quelque contrariété et quelque embarras, remettez-vous au large par abandon ; et je suis sûr que vous y remédierez au même temps.

6. Ne vous étonnez pas des sécheresses et des aridités dans votre oraison. Soutenez les avec courage comme des caresses de Dieu, et des moyens très effectifs non seulement pour purifier votre âme, mais pour disposer votre cœur à la paix et à l’ouverture pour trouver Dieu et le calme dans tout ce que vous aurez à souffrir dans votre état : vous ressouvenant généralement que plus votre âme sera fidèle à mourir généreusement à elle-même, elle entrera plus purement au large dans les dispositions qu’elle expérimente, plus aussi aura-t-elle des expériences certaines que Dieu se communique davantage à elle, et que de son côté elle est plus fidèle à Dieu ; toutes ces dispositions allant toujours s’augmentant selon que vous approcherez de plus en plus de sa divine Majesté.

7. Il est de grande importance que vos défauts ne vous étonnent pas, ni ne vous embarrassent pas, vous faisant trop réfléchir sur vous-même pour vous en délivrer. Ce moyen n’est pas celui que Dieu désire de vous, étant [98] vraiment touché de Dieu pour aller à Lui en repos et par retour amoureux, qui purifieront sans comparaison plus votre âme après vos chutes et même vous en précautionneront davantage. Le moyen de se garantir du froid est de se tenir paisible près du feu, et le retour que l’on fait vers le feu en s’en approchant remédie au froid qui nous pénètre. Il en est de même pour les âmes dans lesquelles Dieu veut faire Sa demeure : ayant un cœur vide, paisible et incliné vers Dieu, Il ne manque pas de Se communiquer et de rectifier ce qu’il y a d’impur. Et comme l’esprit de telles personnes est fort délicat sur les moindres fautes, aussi les fautes qu’elles commettent leur servent-elles de réveil pour se mettre en repos et en retour vers Dieu et rectifier par là ce qu’il y a de désordonné et d’impur.

8. Ce procédé pour les défauts étant mis en pratique de la bonne manière, fait qu’ils ne nuisent point à l’âme ou très peu, et que même très souvent ils servent de beaucoup, étant comme un réveil-matin qui sollicite l’âme incessamment pour se réunir à son Principe et apprendre par là que le bonheur consiste vraiment en l’union véritable à ce premier Principe. Car comme telles âmes apprennent si fréquemment par la continuité de leurs défauts à goûter la douceur de l’écoulement de la bonté divine pour remédier à leurs misères, elles viennent en tel état qu’il leur serait impossible de se passer de Dieu quand bien elles auraient toutes les douceurs de la terre.

9. Et quand les âmes ne prennent pas ce procédé, en tendant à l’union et au repos, elles sont infiniment multipliées et divisées par [99] tous les défauts qu’elles commettent. Et ce qui est encore bien plus pitoyable, c’est qu’une faute est très souvent l’origine de quantité d’autres par le trouble, l’étonnement et l’orgueil secret qui se rencontrent dans les réflexions pleines d’anxiété sur leurs défauts ; et véritablement la chose est telle que pour l’ordinaire elles ne s’en défont presque jamais, mais plutôt elles vont multipliant. C’est pourquoi si on prend garde de près aux âmes vertueuses et timorées, on remarquera que tout leur travail durant toute la vie n’est que pour se défaire de leurs péchés et de leurs défauts sans prétention à autre chose, ce qui est un emploi qui seul ne peut remplir la capacité de la créature créée de Dieu pour jouir de Lui dès cette vie. D’où vient que vous voyez ces pauvres âmes toujours rétrécies et recourbées sur elles-mêmes par crainte, n’ayant pour l’ordinaire que des sentiments de rigueur sur elles, parce qu’elles sentent toujours le poids de leur corruption et n’expérimentent presque jamais rien de ce grand don de l’adoption des enfants de Dieu, que Dieu fait avec tant d’amour à Ses créatures, par lequel elles ont droit à une liberté victorieuse pour se défaire de leurs défauts en retournant amoureusement à Dieu leur Père.

10. Continuez votre oraison à l’ordinaire, ne vous étonnant nullement des sécheresses : puisqu’il est certain, que l’obscurité et la sécheresse sont plus avantageuses à un cœur droit et désireux de Dieu, que tous les goûts et que tout ce qu’on pourrait avoir d’aperçu ; étant très certain qu’une telle foi opère sans comparaison plus, et donne beaucoup plus de Dieu, que toutes ces choses aperçues. Le secret est, de porter avec courage la peine que cause cette obscurité, en se tenant autant uni et en repos que l’on peut.

2.22 Tendre à Dieu en repos.

L. XXII. Les âmes d’un fond fort actif, doivent tendre à Dieu par de bons désirs avec ferveur, mais en repos, mourant à soi par toutes les providences. Avis sur l’Oraison, les sécheresses et les tentations.

Mon très-cher Père.

1. Je vous assure que si Notre-Seigneur a la bonté de me graver dans votre cœur, et de vous donner de l’amitié, de l’inclination et de la charité pour moi, j’en ai autant pour le moins pour vous ; et depuis le moment que j’ai eu la consolation de vous voir, j’ai fort pensé à vous, espérant beaucoup de votre intérieur et de la grâce que Dieu vous destine. Car à vous parler franchement et avec ouverture de cœur, j’espère de sa bonté qu’elle vous donnera beaucoup d’Oraison, si vous êtes fidèle à mourir à vous-même, et à laisser peu à peu écouler en repos et en abandon bien des impétuosités intérieures, que Dieu ne vous donne que pour consumer insensiblement en bons désirs bien de la nature et bien des faibles166 qui sont en vous.

2. Où il faut remarquer comme une chose de grande importance pour votre intérieur, et même pour toute votre conduite jusqu’à la fin de votre vie, que Dieu veut très-assurément vous communiquer beaucoup d’union avec lui, [101] et qu’il vous destine spécialement à l’intérieur pour vous y communiquer son Esprit. Mais comme cette vocation est dans un fond beaucoup actif de lui-même, et par conséquent sujet à beaucoup d’impétuosités naturelles, sa bonté veut consumer peu à peu ce naturel, et en suite toutes les imperfections qui l’accompagnent par une manière qui lui soit conforme. C’est pourquoi vous verrez que d’ici à long temps Dieu vous donnera des désirs et des occupations intérieures, pour faire exhaler vers lui la capacité de vos puissances, et vous vider ainsi peu à peu de vous-même en vous consumant devers167 Dieu. Et pourvu que par l’Oraison et par vos petits exercices pendant le jour, votre âme tende toujours à Dieu en repos, mais cependant en ferveur, vous verrez toujours de l’augmentation.

3. Je vous dis donc deux choses, savoir premièrement, que votre âme doit tendre vers Dieu en ferveur par l’amour, par les désirs, et par toutes les bonnes pensées que sa Majesté vous fournira en votre Oraison, et pendant le jour : car sans cette ferveur et sans cette fidélité à vous en aider, vous ne feriez pas usage de votre grâce ; et même vous ne consumeriez pas tout ce qu’il y a en vous de propre et qui peut être consumé pour Dieu. Secondement, que cette consommation devant Dieu se doit faire dans le repos et dans le calme, c’est-à-dire, que vraiment vous fassiez tout ce qui vous sera possible pour vous posséder en repos, en agissant, en souffrant et en faisant généralement tout ce que Dieu demande de vous.

Où vous avez à remarquer, qu’ayant fait l’un sans faire ce second comme vous le devez, je [102] veux dire, qu’ayant été actif en désirs, mais avec un peu trop d’impétuosité qui vous a retiré de votre repos intérieur, vous vous êtes toujours jeté dans l’inquiétude pour vous et pour les autres. Tâchez donc de vous bien posséder intérieurement et dans le plus de repos que vous pourrez ; soit au milieu de vos défauts, ou en tout le reste qui vous incommodera ; soit aussi à l’égard des autres en souffrant avec patience ce qu’ils vous font et même leurs défauts, sans vouloir les déraciner tout d’un coup, mais plutôt travaillant à en venir à bout peu à peu avec charité ; prenant aussi le même procédé à l’égard de vos défauts et de leur correction.

4. Vous savez que je vous ai dit que la grâce étant dans votre fond, et y ayant beaucoup de vocation pour l’Oraison et pour vous corriger en beaucoup de choses, vous n’en viendrez pas à bout comme plusieurs âmes que Dieu appelle aussi à l’Oraison, qui par la facilité de l’Oraison, de la recollection, et ainsi de quantité d’exercices intérieurs qui peu à peu mettent en œuvre leurs puissances et leurs sens, par là insensiblement les consument, et les réduisent à l’unité. Or Dieu ne prendra pas ce procédé en vous, votre fond est trop impétueux et turbulent : ce serait le moyen de vous jeter dans des inquiétudes étranges, ne pouvant réussir à un calme d’Oraison comme ces autres âmes. Dieu veut donc consumer votre vous-même peu à peu, tout de même comme on fait exhaler un parfum sur du feu : cet élément le consume insensiblement par sa chaleur. Ainsi l’amour divin aidé en repos et en calme des bonnes vérités en votre Oraison, et en vos autres exercices, fera exhaler, à la gloire de Dieu, [103] tout ce qui est en vous-même, et qui est de vous-même ; et par là peu à peu Dieu viendra en la place de ce que vous perdrez : et si vous êtes assez heureux de tout perdre en vous exhalant, c’est-à-dire en vous consumant pour Dieu, il y viendra magnifiquement : et selon ma pensée c’est son dessein.

5. C’est pourquoi ne vous donnez point de relâche, et tenez-vous heureux, plus vous aurez d’occasions et de providences de vous faire mourir à vous-même. Ce que vous remarquerez s’effectuer, autant que dans l’Oraison, dans les croix extérieures que les autres vous causeront, dans la peine que vous souffrirez par vos défauts, et enfin dans la patience et dans la longanimité que vous aurez à attendre Dieu et à vous ajuster à sa manière d’agir, vous recevrez tout cela avec un plus grand repos et un plus grand calme ; et qu’ainsi votre âme devenant plus féconde vers Dieu, elle se défera d’elle-même et de son procédé trop naturel avec plus de facilité et de liberté.

6. Où vous devez remarquer comme une chose de grande importance que selon que Dieu est, et que Dieu veut être dans le fond d’une âme, il est également pour elle en tout ce qui lui arrive par sa providence ; n’y ayant pas la moindre chose qui ne soit conduite et ordonnée par lui. Cette vérité très certaine supposée, vous devez vous servir pour votre intérieur et pour arriver aux desseins de Dieu, de tout ce que vous remarquez qui vous arrive de jour en jour dans votre état non seulement intérieur, mais même extérieur. C’est pourquoi vous devez beaucoup vous laisser en abandon pour tout ce qui vous peut arriver par le chan [104] gement et le désordre de votre congrégation, que je crois, qui mettra le désordre dans quantité de sujets : d’autant que Dieu étant peu en eux, ils ne seront pas capables de le porter et de faire usage de ce désordre en tâchant de se posséder et de faire168 fruits de ces croix ; mais qu’au contraire trouvant la porte au relâche, par là ils se perdront.

7. Pour ce qui est de votre Oraison, vous savez ce que je vous en ai dit, et comme il est vous est nécessaire de vous aider et de vous remplir de quelques vérités de Jésus-Christ pour exciter l’amour divin en votre âme et aussi pour la nourrir, et la fortifier par là, afin que, comme je vous viens de dire, l’amour croissant, et s’augmentant il consume et fasse exhaler ce qu’il y a d’imparfait dans votre âme. Or toutes les vérités de Jésus-Christ goûtées et pénétrées avec paix et repos vous feront assurément un grand effet ; et vous verrez par expérience, si vous êtes bien fidèle, comme je l’espère, que votre cœur se dilatera et s’ouvrira à la vue de ces vérités, et que votre fond intérieur s’en nourrira, comme nous voyons au printemps le Soleil [majuscule dans le ms.] faire ouvrir les fleurs et leur donner la vie. Et nonobstant vos sécheresses et la difficulté que vous aurez quelquefois en votre Oraison et pendant le jour, de vous nourrir des vérités, ne laissez pas de le faire ; d’autant qu’ayant de la foi, comme Dieu vous en donne, cette lumière vivante et vivifiante ne laissera pas d’en tirer une vie et une nourriture pour votre âme quoiqu’il vous paraisse qu’elle n’y fasse ni n’y goûte rien.

8. Ne vous étonnez pas des sécheresses et des tentations qui pourront venir. Il est impossible [105] de vous purifier, et d’être fidèle à Dieu selon votre don, sans en avoir beaucoup. Tout cela vous sera fort utile et même nécessaire, afin d’éprouver votre fidélité, et de vous aider à vous ajuster à la volonté de Dieu selon son plaisir. C’est pourquoi tâchez d’être égal autant que vous pourrez et de faire aussi ce qui vous sera possible, afin que Dieu vous plaise autant par ces états que par ceux où vous êtes consolé : et vous verrez que Dieu vous y sera pour le moins autant fécond, et aussi proche de vous que dans le temps de facilité.

9. Servez-vous donc au nom de Dieu de tout ce que Dieu vous met entre les mains par les grâces qu’il vous a données en notre entrevue169, et j’espère de sa bonté qu’il vous les continuera, et qu’à la suite par la fidélité vous expérimenterez que vraiment on vous dit la vérité touchant votre vocation pour l’Oraison et pour mourir véritablement à vous-même en paix et en repos.

2.23 Outrepasser les dons extraordinaires.

L. XXIII. Qu’il faut outrepasser les dons extraordinaires en mourant à soi, et tendre à la pure vertu en avançant vers Dieu par tout ce qu’il donne.

Mon très-cher Père,

1. Soyez assuré je vous prie, que c’est de tout mon cœur que je vous rends le petit service dont je suis capable, et que vous ne devez point me faire des compliments sur cela. Je vous répondrai donc simplement selon ma petite [106] lumière, vous conjurant d’y faire application ; d’autant que vous êtes dans un pas glissant qui pourrait vous donner de l’embarras à la suite, et que vous pourrez facilement éviter et outrepasser sans qu’il vous cause de dommage, mais plutôt il vous pourra aider en y recueillant la grâce qui y sera.

2. Je ne m’arrêterai point à examiner si toutes les vues surnaturelles que vous avez eues sont véritables ou non ; cela est de nulle importance dans la grâce que vous poursuivez : car supposant votre vocation pour arriver à Dieu, il est plus utile d’outrepasser toutes ces vues surnaturelles que de vous y arrêter pour peu que ce soit. Et afin de vous confirmer dans cette vérité plus solidement, il faut que vous sachiez que telles vues ou visions surnaturelles peuvent arriver en deux degrés, ou (1.) l’âme étant déjà en Dieu et dans son centre, et par conséquent telles choses étant des écoulements de ce centre dans les sens ; ou bien (2.) l’âme allant en Dieu, et ainsi ces vues étant des secours pour élever les sens à Dieu. De quelque manière que vous les preniez, il est généralement plus utile de les outrepasser pour se retirer en Dieu que de s’y arrêter pour peu que ce soit : d’autant que cet arrêt étant vers une chose qui est conforme à l’inclination naturelle des sens, insensiblement elle causera de mauvais effets, comme amour-propre [ms., sans tiret], propre suffisance, éloignement de la petitesse intérieure, et un million d’autres défauts que ces visions quoique bonnes peuvent causer par accident ; mais les outrepassant, et s’en servant seulement pour aller plus vite vers Dieu par la mort de soi-même, [107] elles vous seront très utiles ; d’autant que tout ce qui est de Jésus-Christ aide toujours à mourir à soi et à s’outrepasser.

Ainsi il est donc meilleur et plus utile dans toutes ces vues de Jésus-Christ, de s’en servir pour l’effet qu’elles sont données, (qui est proprement pour nous faire mourir et nous apetisser, ce que je vous défie que vous puissiez faire pour peu d’inclination et d’estime que vous conserviez pour ces choses) que de s’y arrêter pour peu que ce soit.

3. Sur cela on peut avoir un doute qui est aisé à résoudre, savoir supposé que ces visions et ces vues soient surnaturelles, et par conséquent que Dieu les donne ; comment pourront-elles faire du mal, et causer de l’accident à l’intérieur ? Je réponds que l’âme est si corrompue par le péché, que généralement tout ce à quoi elle peut mettre la main, elle le corrompt et s’y corrompt, à moins qu’on ne le dérobe et arrache de son pouvoir au plus tôt170. Or tout ce qui vient dans les sens et dans les puissances qui cause image [singulier] en quelque manière que ce soit, quelque surnaturel qu’il puisse être, vient sous son pouvoir dès aussitôt qu’il est imaginé ; et ainsi à moins que de promptement et avec humble vigilance se retourner et se récouler en Dieu par ces choses mêmes, en les outrepassant, l’âme s’y trouve toujours prise, et sans qu’elle s’en aperçoive, insensiblement elle perd son vol, et peu à peu elle devient rampante en elle-même et dans ses inclinations.

4. D’où vient que vous voyez très-ordinairement que les âmes qui croient avoir telles choses surnaturelles, y sont attachées et en ont quelque estime ; et si on vient peu à peu à mésestimer [108] ces choses, elles sont touchées au vif, et insensiblement l’amertume du cœur leur vient : ce qui est une marque évidente qu’elles sont attachées au créé, et aux images de grandeur que telles choses ont imprimées171 dans leurs sens. Car si cela n’était pas, elles sentiraient de la joie lorsqu’on leur ôte ce sensible : parce qu’elles auraient toujours l’insensible en Dieu qu’elles ne peuvent perdre. De plus vous remarquez toujours que telles âmes qui conservent secrètement une estime et une liaison pour ces sortes de communications extraordinaires, si elles ne les outrepassent vigoureusement comme je dis, ont toujours par elles un accroissement et une augmentation de vie naturelle, à laquelle elles ne touchent presque jamais, comme est d’être estimées des autres, de fuir secrètement l’abjection et le mépris, d’être extrêmement promptes, et de prendre feu facilement quand on les choque ; et ainsi un million de choses qui marquent la propre vie de la nature qui est nourrie secrètement, sans qu’elle s’en aperçoive, par le créé imaginaire qui est en telle chose surnaturelle. De manière qu’au lieu que telles communications surnaturelles doivent vraiment et incessamment faire mourir et porter le glaive de division dans le plus délicat d’elles-mêmes, elles font tout le contraire en nourrissant et en appâtant la nature dans son plus précieux.

Or agissant de cette manière, comme je viens de dire, et, en prenant ce procédé, vous vous servez efficacement des vues surnaturelles que vous avez, pour vous aider et vous secourir afin de vous perdre davantage, et de mourir plus profondément à votre amour propre et à votre vie propre, et par là l’âme porte l’effet [109] véritable de ce qu’il y a de Jésus-Christ.

5. Il ne faut pas que vous vous trompiez, votre âme n’est pas dans le centre : elle est bien désireuse et touchée intérieurement pour y tendre ; mais elle n’y est pas encore. Il faut bien une autre mort et une autre nudité, que vous n’aurez que par la fidélité à mourir à vous-même, et par la continuation de votre Oraison, et de vos exercices intérieurs. De cela j’en suis très certain [ms., tiret], et j’en ai des raisons infinies. Ainsi je suis pleinement convaincu que toutes les vues que vous avez eues, que vous avez, et que vous pouvez avoir, ne sont pas un écoulement de votre centre ; mais bien des vues données dans vos sens pour animer votre âme à l’agilité, et au retour vers Dieu, sans quoi vous auriez de la peine à porter le sensible de vos sens en solitude, et à les réduire peu à peu à la simplicité.

6. Il faut prendre garde que votre naturel étant fort sensible et affectif, et par une suite nécessaire incliné à l’imaginatif, ces sortes de naturels ont l’imagination fort vive et tirent des images presque de rien, sans qu’ils s’en aperçoivent.

C’est pourquoi il est de grande conséquence que vous sachiez et vous vous certifiiez beaucoup que le solide où tend toujours le dessein de Dieu par tout ce qu’il donne et qu’il communique, est de donner une tendance et d’exciter et animer la pointe de la volonté à la nue et pure vertu. C’est pourquoi l’âme observant bien tout ce que je viens de dire et se précautionnant, a une certaine inclination cachée pour la nue et pure vertu à laquelle elle doit tendre à travers et par dessus toutes ces choses. [110]

C’est pour cet effet que Jésus-Christ Homme-Dieu172, quoiqu’uni substantiellement à la Divinité, et par conséquent jouissant de la plénitude de Dieu, a été toujours dans la pure et nue mort de soi-même, par la pointe de toutes les vertus qui l’ont fait un homme de douleur et de peine, tel que nous le pouvons envisager par un regard général de tout ce qu’il a été en sa vie. Et voilà l’essentiel et où tend la pointe de tout ce que Dieu donne.

7. Je ne me suis pas arrêté, comme je vous ai dit, à examiner chaque vue, savoir si elle est surnaturelle ou non ; car par ce procédé que je tiens il n’en est pas nécessaire. Car agissant de cette manière et comme j’ai dit, on peut cueillir les fruits de toutes choses, et elles tendront, ou plutôt elles nous conduiront toujours à leur fin, qui est en Dieu ; pourvu que nous les outrepassions comme j’ai dit. Et de cette manière on se tire d’un grand embarras d’incertitudes et d’un long examen [à savoir] si les choses sont vraies ou fausses, et même quel degré de vérité elles possèdent : ce qui amuserait beaucoup, et laisserait toujours des nuages dans l’âme.

Allons et courons notre chemin, et comme des [sic] bons voyageurs tâchons de ne nous charger d’équipages que le moins qu’il nous sera possible, afin d’aller plus promptement et plus légèrement à Dieu, qui n’est de tout ce que nous pouvons posséder et dont nous pouvons jouir en cette vie, et qui ne se laisse jamais approcher des âmes qu’autant qu’elles sont dénuées173 et mortes à elles-mêmes.

8. Tout le détail que vous avez vu, marque d’assez bonnes vérités, dont vous pouvez faire usage en la manière que je vous l’ai dit : et cela [111] supposé, toutes ces vérités de quelque façon qu’elles vous viennent, vous aideront peu à peu pour avancer chemin174, et pour arriver par elles insensiblement où Dieu vous désire. Si cependant sa bonté prenait la voie des mêmes vérités plus en foi, supposé175 votre fidélité, y ayant moins de sensible, plus elles vous feraient avancer et assurément elles vous feraient doubler le pas. Il faut pourtant s’abandonner à Dieu, et prendre la conduite, dont il se sert à notre égard, comme la meilleure pour nous, et comme celle dont il prévoit que nous avons besoin.

9. Vous avez très-bien fait de communiquer ces choses aux personnes que vous me marquez. Elles ne peuvent pas vous nuire, et même elles pourraient vous servir en telles occasions. Car une bonne prudence, éclairée de quelque lumière d’expérience, soit par elle ou par autrui, peut beaucoup en telles rencontres ; n’y ayant rien de plus facile pour s’égarer que telles opérations sensibles, vu principalement qu’elles ne découlent pas encore du fond.

10. Prenez donc courage, mon cher Père, et tâchez d’aller à grands pas, cherchant Dieu par tout ce que Dieu vous donne, et par votre chère solitude, non seulement pour mourir aux créatures, mais encore pour sortir de vous-même, c’est-à-dire de votre volonté, de votre sentiment, et de vos inclinations, afin que peu à peu mourant à vous, vous puissiez trouver Dieu, vous assurant comme une vérité infaillible, que vous ne le trouverez et ne le rencontrerez jamais, que par la véritable et réelle mort. De cette manière tout vous pourra aider à faire cette heureuse rencontre : non seulement l’intérieur et l’Oraison y contribueront, [112], mais encore toutes les occasions extérieures de votre état et de votre emploi, et ainsi peu à peu vous tomberez bien plus au large, pour avoir le moyen de plaire à Dieu et de l’aimer. Donnez-moi part à vos saintes prières et me croyez tout à Vous. Ce 25. Mai 1676.

2.24 Bonheur des grandes croix. 

L. XXIV. Bonheur des grandes croix, et manière de les bien porter. Source de grâces qui s’y trouve quand on y est fidèle. Avoir soin de sa santé. Se calmer dans les troubles en s’abandonnant à Dieu.

1. C’est tout de bon, Madame, que je vous réponds avec joie, vous voyant beaucoup en croix ; je l’ai fait autrefois par condescendance, vous voyant moyennement crucifiée ; mais présentement que je vous vois de toutes parts attachée à la croix, je me satisfais beaucoup en vous présentant quelque consolation. Vous n’avez jamais été plus heureuse que vous commencez de l’être : et j’espère que ce bonheur ne finira que par le bonheur éternel, supposé que vous soyez fidèle (comme je l’espère) à vous laisser en croix. Vous n’avez donc qu’à vous laisser simplement en la disposition de la divine Sagesse qui fait et qui saura toujours bien vous faire et vous bâtir des croix où toute la raison humaine et tout le sens commun ne pourront jamais y rien comprendre. C’est pourquoi ne vous amusez pas à raisonner sur vos croix, ni à les vouloir ajuster à votre juste grandeur et capacité. Souffrez-les et vous y abandonnez176 sans réserve ; et vous verrez qu’autant que vous [113] diminuerez de vous-même en mourant peu à peu à vous, vous y trouverez votre place, ou plutôt vous trouverez qu’elles [ces croix] sont si bien ajustées pour ce qu’il vous faut, que vous ne voudriez pour rien y ajouter ni en diminuer, si vous aviez la lumière comme peu à peu vous l’aurez par leur moyen.  

2. Le moyen donc de vous accommoder à vos croix, et d’accommoder parfaitement vos croix à ce qu’il vous faut, est d’y mourir un million de fois en expirant incessamment par toutes les pointes cruelles qu’elles vous donneront ; faisant en sorte qu’aucunes ne s’échappent par quantité de tours et de détours que la nature fine177 à chercher son propre, et à diminuer par là insensiblement les croix ou à s’en tirer, nous fait continuellement178. Je vous assure que si vous aviez la lumière assez perçante pour voir et découvrir la main de Dieu dans tout le procédé de M. votre Mari et de Me. votre mère et de tout le reste que vous me marquez, vous trouveriez vraiment que Dieu y est pour votre bien, et que c’est là véritablement ce qu’il vous faut179.

3. Ne vous arrêtez donc pas à chercher dans votre esprit, ni dans des conseils, je ne vous dis pas le moyen de vous en défaire [des croix] ; mais même le moyen de les faire beaucoup fructifier. Il vous suffit de les porter humblement, animant souvent votre cœur en vue de ce bonheur : et même selon qu’il augmente, et comme il est et sera toujours sans raison, il vous suffit de vous y ajuster comme vous pourrez sans beaucoup vous peiner ni vous embarrasser à voir si vous en êtes la cause ou non. Il vous suffit d’être la plus humble que vous pourrez dans ces rencontres et de prendre vraiment le procédé que vous me marquez. [114]

4. Adoucissez votre esprit autant qu’il vous sera possible par la vue de l’ordre de Dieu. Car il est très-difficile que telles croix ne choquent souvent l’esprit, et ne lui causent certains mouvements de tristesse, de chagrin, et d’ennui ; auxquels il faut remédier en renouvelant souvent la vue de la divine Sagesse qui vous impose cette heureuse nécessité de souffrir, et qui assurément s’y trouve et s’y trouvera<i> heureusement pour vous au cas que vous soyez fidèle, pour faire par là et par ce moyen non seulement votre purification, mais votre perfection.

5. Où il faut remarquer une chose fort considérable qu’il y a dans l’Église présentement des âmes qui tirent tout leur bonheur et leur grâce des croix, comme il y en a eu dans la primitive Église en ce temps-là quantité de personnes éclairées de la foi, qui étaient par une conduite admirable de la Sagesse divine, exposées au martyre, et qui recevaient de cette source de foi la grâce de la présence de Dieu, de l’Oraison, et de la communication avec Dieu, et généralement tout ce à quoi Dieu les destinait. Il en arrive de même dans ces temps-ci ; Dieu touchant certaines âmes, et leur donnant le désir d’Oraison, et d’arriver vraiment à lui, les attachant à la croix, les unes d’une sorte, les autres d’une autre, cela étant aussi différent que nos états sont divers. Et par là elles reçoivent la lumière et la grâce pour se purifier, pour augmenter beaucoup en l’Oraison ; et généralement elles trouvent en ce moyen toute plénitude de grâce selon le dessein de Dieu, pour accomplir en elles tout ce que sa Majesté désire d’y consommer en cette vie. Si bien que ces âmes cherchant la pureté de leur intérieur et [115] l’Oraison par un autre moyen qu’autant qu’elles demeurent attachées à leurs croix, ne la trouvent jamais : [elles] trouvent au contraire que plus elles prennent de moyens dans leurs inventions saintes pour se purifier et pour s’aider à s’éclairer en leur Oraison et au commerce avec Dieu, plus elles se brouillent et s’entortillent en leurs bonnes volontés par leurs inventions humaines quoiqu’avec sainte intention ; et que mourant humblement et simplement par leurs croix, et recevant ensuite [ms., en suite] ce que Dieu leur donne, sans en quelque façon y penser, elles trouvent que par ce moyen à mesure qu’elles meurent à soi, toutes choses se trouvent faites chez elles.

6. Et cela à la vérité avec beaucoup de raison quoique sans leur raison humaine : d’autant que leur croix leur étant une très-grande source de grâces, s’en servant simplement il en découle suffisamment pour tout leur bien, et même surabondamment à la suite que l’âme est plus fidèle à caresser, à aimer, et à chérir uniquement ses croix. Telles âmes assez heureuses d’avoir tel moyen divin, pour fournir généralement à tous leurs besoins, deviennent bientôt riches, étant fort pauvres, petites et humbles par l’attachement à telles croix. Et au contraire quand elles s’en détournent et n’y sont pas fidèles, elles remarquent en peu de temps, (si elles sont assez heureuses d’avoir suffisamment de la lumière,) que plus elles s’éloignent de la croix ou que plutôt la croix s’éloigne d’elles, insensiblement elles se multiplient, tombant peu à peu dans leur procédé plus humain ; et qu’ainsi un million de défauts et d’impuretés viennent à la foule accabler la pauvre créature.

7. La croix porte avec soi l’abjection et une [116] vie pénible, et empêche ainsi un million de petites vanités, de complaisances vers les créatures et sur soi-même, un amusement à un million de petits contentements humains dans la vie, et ainsi de quantité d’autres choses qui font sans s’en apercevoir une vie fort humaine. La vie crucifiée est à l’abri de ces dégâts et est au contraire une source très féconde [ms., avec tiret] de grâce pour remplir incessamment l’âme de tout ce qui est contraire à ces défauts.

Vous voyez donc combien vous êtes heureuse par tout cela, étant malheureuse selon le monde180. Et afin que cette grâce subsiste plus fortement en vous, tâchez de fois à autres au lieu de vous en prendre à vos larmes auprès de Dieu, d’envisager Jésus-Christ qui dans toute sa vie a été attaché à la croix, et y a fini cette même vie qui est la source de tout notre bonheur. Renouvelez souvent votre foi en envisageant Jésus-Christ de cette manière ; et elle vous sera féconde en rendant votre croix par ce moyen féconde.

8. Vous savez tout ce que je vous ai dit de vos exercices. Vous ne devez pas vous multiplier en autres choses ; mais seulement vous rendre fidèle : car l’Oraison, la présence de Dieu et la recollection durant le jour en votre emploi disposeront vos yeux intérieurs pour être vraiment éclairés et recevoir la divine lumière par vos croix.

9. Il est de grande importance que vous ayez soin de votre santé : car votre âme n’est pas encore si avancée, ni si pleine de la divine lumière pour être attachée à cette croix et pour la porter de manière qu’elle ne cause pas du débris dans votre corps. Il est nécessaire pour votre inté [117] rieur que vous tâchiez de soulager votre corps dans les rencontres, afin que vous ne tombiez pas malade. Car si vous tombiez malade n’ayant pas le moyen de faire Oraison, et de vous tenir facilement auprès de Dieu, vous n’auriez peut-être pas la lumière qui vous est nécessaire pour porter votre croix, et pour faire votre Oraison et le reste de vos petits exercices intérieurs comme choses très-nécessaires dans l’état où vous êtes. Pour ce qui est du manger, prenez garde d’excéder sur la mortification : il faut grande prudence sur cela pour la conservation de votre santé. Ne vous retranchez donc pas le manger qu’autant que vous vous apercevez de trop de sensualité, et que vous voyez que vous vous y recherchez trop.

10. Tâchez au nom de Dieu, que quand vous vous rencontrerez en embarras et en confusion intérieure, soit à cause du trouble que vous causent vos croix en général, soit aussi par la raison de vos obscurités et de l’égarement dans lequel votre esprit prompt et précipité vous jette souvent au fait de votre Oraison, et de vos défauts journaliers ; quand vous vous surprenez battant le pays181, et commençant à vous inquiéter pour donner ordre à votre disposition intérieure ; tâchez, dis-je, toujours à vous calmer avant tout en vous abandonnant à Dieu : et quand vous voyez le calme remis en votre esprit, pour lors voyez ce qu’il y a à faire selon les avis que vous en avez eus autrefois ; mais avant que vous le puissiez voir, il faut quelquefois du temps pour se calmer et même souvent une et deux journées. Et quand vous vous serez servie de ce procédé, vous verrez par expérience que [118] vous ne prendrez pas tant de diverses voies pour vous aider, ni que vous ne serez pas si souvent en suspens sur ce que vous devez faire et comment vous le devez faire. Car comme toutes les âmes qui sont en croix doivent être assurées que Dieu est avec elles, et que même il y est autant magnifiquement que la croix est pesante en toutes manières ; Cum ipso sum in tribulatione182; elles doivent être certaines sans hésiter que là est la lumière pour les éclairer, et qu’ainsi elles n’ont qu’à ouvrir les yeux pour la recevoir ; ce qu’elles font en se calmant et s’abandonnant en simplicité à Dieu.

11. Je m’assure que si vous prenez ce procédé, et que vous vous teniez [(sic) imparfait] ferme en tous ces petits avis, vous ne serez plus vacillante comme vous avez été, votre cœur et votre esprit s’affermiront ; et vous trouverez par expérience la vérité de ces belles paroles de Notre-Seigneur à S [aint] Pierre qui enfonçait dans les eaux à la vue de Jésus-Christ, qui lui dit ; Modicæ fidei quare dubitasti183. Ce n’a été en vérité que manque de fermeté, que vous vous êtes exposée à tant de changements et que votre âme a passé tant de temps tantôt à tenter un chemin, et tantôt un autre ; et tout cela sans avancer, mais plutôt en enfonçant incessamment dans le bourbier de vous-même.

12. Allez donc hardiment et courageusement, passant au milieu de toutes vos croix, portant votre croix ; et vous trouverez que dans tous vos aveuglements, et toutes vos incertitudes, [119] elle vous conduira sûrement et fera fidèlement en vous tout ce que le dessein éternel de Dieu veut de votre perfection. Je me recommande à vos saintes prières.

2,25 Obscurités. Vraie dévotion.

L. XXV. Fidélité dans les obscurités. Vraie dévotion; mourir à soi par les providences de son état. Comment combattre ses passions.

1. Il faut que vous preniez courage : ne vous étonnez pas si vous êtes si bouleversée et que vous perdiez votre route. Ayez patience ; et pour toute assurance en cet état et au milieu de vos obscurités et insensibilités, soutenez-vous seulement par l’abandon et par la fidélité à exécuter ce que l’on vous marque d’extérieur. C’est bien marcher, que d’aller par un chemin que l’on ne connaît pas, et même d’aller sans s’en apercevoir. Tout le mal est que la nature est toute encline à réfléchir : on ne croit pas pouvoir être en assurance si l’on ne s’y voit et que l’on ne s’y sente.

2. La vraie dévotion est de mourir à sa volonté et conduite propre par l’état que la divine providence nous a choisi, nous laissant entre les mains de la divine providence comme un morceau de bois en celle [s] d’un sculpteur pour être taillé et formé selon son bon plaisir184. Et il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation. Les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont M. votre Mari, votre mère, vos enfants, votre ménage185 ; et assurément si vos yeux [120] s’ouvrent à la divine lumière, vous verrez que cet ouvrage est admirable.

3. Ceci est un secret que la seule lumière divine découvre ; et il est difficile de l’entendre à moins de participer à cette divine lumière de foi. Les autres connaîtront et goûteront la dévotion en priant Dieu et en faisant des œuvres de piété. Cela est bon aux âmes qui n’ont pas de part à la lumière de foi ou [sic] la lumière divine : mais pour celles qui l’ont, elles [ces lumières] s’appliquent à leur état, et par là elles font et opèrent la mort comme chose absolument nécessaire pour donner lieu à l’augmentation et à l’accroissement de cette lumière, laquelle étant encore fort petite, est incertaine et fort obscure, de manière qu’il faut marcher par elle et par ce que l’on nous dit sur la foi d’autrui. Mais si vous êtes fidèle et qu’elle186 s’augmente beaucoup, vous verrez vous-même ce que je dis, et vous estimerez le bonheur que vous possédez ; puisque par là vous pouvez être formée et taillée par la bizarrerie, par la peine, la contrariété et ce qui arrive de moment en moment en votre état, qui pourra opérer un travail autant relevé que votre foi sera grande par la fidélité à en faire usage.

4. Je vous le dis encore une fois : il n’y a que la vérité divine de la foi qui découvre ce secret, et qui puisse attacher et fixer l’âme dans ce divin et admirable travail. Ne vous étonnez pas si vous n’y êtes pas sitôt maîtresse ; vous ferez bien des essais avant que de réussir : mais cela étant, vous trouverez votre âme préparée admirablement pour la foi, qui vous donnera peu à peu la présence de Dieu et l’Oraison. [121]

Ne laissez pas de prendre votre temps d’Oraison de la manière que nous l’avons arrêté. Allez généreusement au travers des obscurités, peines et incertitudes soit à l’Oraison ou hors l’Oraison ; et quoi que vous croyiez n’y rien faire ou vous tromper, poursuivez sans vous inquiéter.

5. Vos passions ni vos inclinations ne sont pas [sic] mortes ; il s’en faut bien : c’est pourquoi vous aurez bien de [s] combats, et souvent vous tomberez et retomberez ; mais par là vous apprendrez à vous connaître, et à vous combattre utilement. Quand les passions se réveillent fortement, ne vous embarrassez point à examiner, si vous y avez offensé Dieu ou non ; si la chose vous est claire faites-la ; si vous en êtes incertaine, ne vous accoutumez pas à examiner et à tant réfléchir. Allez bonnement avec Dieu, et ne pensez pas à ce qui vous fait de la peine, l’abandonnant à Dieu, afin de devenir généreuse et résolue.

6. Ayez soin de vos enfants et domestiques, et quand ils ont failli, corrigez-les, quoiqu’il vous paraisse quelquefois un peu d’émotion : ne vous en mettez pas en peine. Faites-le toujours avec charité et douceur ; mais aussi avec force quand il est nécessaire. Soyez fort complaisante à M. votre Mari, lui faisant voir, que vous avez plus de joie d’être avec lui, et de lui obéir, que de toutes les autres choses que vous pourriez faire. Cependant quand vous jugerez, que les choses ne lui désagréeront pas, vous pouvez les lui représenter, quand il y aura nécessité.

[Fin de la page 121]

[Fin de la lettre 2.25]

[122] [(où commence dès l’entête la lettre 2.26)]

2.26 Fidélité à se corriger dès le commencement.

(De la fidélité à se soutenir dans les sécheresses et à combattre sa corruption. Qu’il est de conséquence, de faire usage de la lumière en son commencement pour se corriger. Présence de Dieu durant qu’on y travaille. Veiller contre l’amour-propre dans les choses mêmes de Dieu.)

1. Dans tous les avis et dans toutes les pratiques il faut un milieu, à moins que l’expérience ne fasse voir autre chose. C’est pourquoi quand je vous ai dit que vous deviez dire vos raisons à M. votre Mari, j’entends suavement, humblement : et dès que vous croyez que l’effet ne réussit pas, cessez aussitôt humblement et adroitement. Les purement humains sont déraisonnables ; et il est bien difficile de s’assujettir à leur humeur, à moins que de prendre par grâce toutes figures187 : la prudence chrétienne vous doit instruire en cette rencontre.

Pour ce qui est de cette créature servante, vous ferez mieux de ne prendre à tâche de la corriger : souffrez et vous en servez pour mourir à vous-même ; et si elle en devient à la suite trop insolente, vous pourrez lui dire quelques mots de correction, mais rarement et avec grande prudence. Il vaut mieux véritablement mépriser ces boute-feux188, que s’amuser à contredire ; cela les humilie pour l’ordinaire davantage. La paix dans votre mariage est l’ordre de Dieu préférable à tout : votre Mari désire cela.

2. Souffrez avec abandon, quoique sans abandon qui vous satisfasse, les sécheresses et les [123] rebuts qui vous arrivent. Convainquez-vous bien une bonne fois, que les sécheresses, les rebuts de Dieu, les défauts expérimentés et une infinité de choses qui suivront infailliblement cela, savoir des défauts plus fréquents, des divagations, les passions plus faciles à s’émouvoir, l’insensibilité plus ordinaire, et le reste qui met l’âme dans un procédé naturel, dans lequel il faut faire tout à force de bras sans agrément189 ni de Dieu ni de soi-même, au contraire en perdant tout : que tout cela dis-je étant soutenu humblement et en confiance, c’est-à-dire, en faisant ce que l’on doit faire et en souffrant ce que l’on a à souffrir, sans se mettre en peine que Dieu l’agrée et le regarde, ou qu’il soit bien, étant fait de notre mieux, est très fructueux, et à la suite très utile. On peut par là sortir de soi et de ses défauts, et par conséquent arriver à Dieu plus en un mois, que par les douceurs, les assurances des vertus, du goût et de l’agrément de Dieu en plusieurs [mois]. Cependant cela est très-peu connu. C’est ce qui est cause que l’on en fait peu de fruit, et que l’on demeure toujours autour de soi. Ne vous pardonnez rien durant ce temps : car c’est pour lors que Dieu laboure en votre terre pour y recueillir à la suite les fruits des vertus, et autant devez-vous190 être fidèle pour travailler à les avoir quoique sans effet, à ce qu’il paraît.

Pour ce qui est de la Confession en ce temps brouillé et renversé, il faut seulement y dire ce que vous voyez de plus clair ; et le reste d’inconnu et brouillé ne laisse pas d’y être remédié. Il faut vous habituer à une grande netteté et liberté en ce divin Sacrement : deux ou trois cho- [124] ses principales c’est assez ; pour le reste il suffit d’en être humilié [part. accordé au masc. dans le ms.].

Habituez-vous autant que vous pourrez aux vigilances nécessaires dans votre état ; tels ressouvenirs sont de l’ordre de Dieu et ne gâtent jamais rien en quelque état que l’âme soit : mais quand par un vrai oubli l’on a laissé quelque chose, il ne faut pas s’en inquiéter, mais en être humilié [accordé au masc.].

3. Ne vous étonnez pas, que plus vous voulez vous donner à Dieu et plus vous travaillez pour cet effet efficacement et avec courage, plus aussi vous expérimenterez votre corruption de votre côté. C’est un signe que la lumière s’augmente, qui vous découvre ce qui y était déjà et que vous ne voyiez pas : ce qui vous le rend sensible, ces choses étant insensibles de soi, c’est la lumière de Dieu qui secrètement les découvre. Ce n’est pas que vous soyez ni plus colère [colérique], ni plus prompte, ni généralement ce que vous expérimentez présentement. Autrefois vous y étiez, et vous vous y laissiez emporter sans le voir ni le discerner ; mais présentement que vous voulez un peu travailler de la bonne manière, vous le voyez et vous le sentez davantage ; et plus vous travaillerez à la destruction de vos défauts, plus aussi la lumière de Dieu s’augmentera, et vous découvrirez encore davantage et sentirez plus puissamment et avec plus d’incommodité et d’inquiétude vos défauts, la corruption de votre naturel et de tout vous-même. Et cette lumière et [cette] découverte de vos défauts avec sentiments véritables ne cessera [ne cesseront] de s’augmenter, si vous êtes fidèle, autant que la lumière s’augmentera, jusqu’à ce [125] que la pureté de votre âme soit suffisamment augmentée pour que cette lumière ne vous soit plus si pénible. La lumière du Soleil qui donne dans une œil [sic] malade, lui fait voir avec peine les objets : cette peine ne vient pas de la lumière, mais du mal de l’œil. Ainsi en est-il de la lumière de Dieu : elle est toujours et en tout temps suave quant à soi, mais comme elle trouve au commencement une âme impure, tournée vers soi, pleine d’elle-même et remplie d’une infinité d’autres maux que la lumière rencontre, cela la rend pénible à l’âme. Mais quand l’âme par un courage généreux ne se laisse pas abattre, mais plutôt s’encourage pour combattre tous les défauts qu’elle découvre de jour en jour, elle vient peu à peu à bout de son impureté, et ainsi guérit ce mal et cette peine, en remédiant à ses défauts et en tendant à la pureté et à la rectitude de la lumière divine.

4. Voyez par tout ce discours que ce n’est pas une chose nouvelle que vous découvriez vos défauts ; car ils étaient. Et tout ce que vous avez à faire, c’est d’être bien reconnaissante de la lumière de Dieu, et de mettre les mains à l’œuvre afin de vous en défaire peu à peu et de les corriger, mais avec une longue patience et longanimité, et non avec précipitation, comme la nature voudrait. Car au fait de voir et de découvrir ses défauts, la nature se voyant imparfaite crève ; et par fougue elle voudrait venir à bout tout d’un coup de ce qui l’incommode, et des défauts qu’elle découvre. Et quand l’âme se laisse conduire par ce sentiment naturel, pour l’ordinaire le découragement suit, et à la suite l’on voit le mauvais effet des instincts de la nature [126] qui a mal usé de la grâce. Au contraire ce qui est de Dieu et de [la] grâce, est patient et longanime, insinuant à l’âme qui se gouverne par son moyen, les sentiments d’humiliation et d’humilité, pour avoir patience dans sa pauvreté et [sa] misère et pour travailler ainsi peu à peu, mais avec courage et sans relâche, à ruiner le rocher de notre propre corruption.

5. Ce que vous me dites de votre humeur contrariante, est une chose très-vraie en vous, à laquelle vous devez beaucoup travailler, afin d’acquérir une humeur vraiment complaisante et agréable ; ce qui sera fort difficile : car il faut saper191 la nature dans son fondement, et par grâce devenir autre que l’on n’est (sic). Cependant une telle humeur contrariante commet sans y penser quantité de défauts, et n’arrive jamais à la perfection que Jésus-Christ demande d’un cœur, d’autant qu’il y a une impureté perpétuelle avec le prochain par la différence des inclinations. La promptitude de votre naturel est la cause de ce premier défaut, laquelle il faut tâcher de rectifier par une douceur et une patience grande. Mais combien la nature pâtira-t-elle en elle-même avant que cela soit ! Cependant vous êtes heureuse de découvrir ce défaut : et vous devez vous observer par une longue et grande fidélité sur vos actions, vos paroles et vos desseins, afin de vous posséder en tranquillité, et de cette manière rectifier peu à peu cette promptitude et calmer ce torrent ; qui assurément est cause de quantité d’imprudences et de défauts, et qui met à la suite un empêchement trop grand à l’opération divine. Par là vous remédierez à quantité de paroles inutiles et qui sont [127] précipitées, quoique non des mensonges ; d’autant que mentir c’est dire contre son sentiment.

6. De plus vous empêcherez beaucoup de productions de l’amour propre, qui s’exhale merveilleusement et avec plaisir par ces sortes de promptitudes qui insensiblement salissent l’âme, et encore plus dangereusement, moins l’on s’aperçoit pour l’ordinaire des méchantes productions du naturel ; lequel n’étant pas rectifié avec la lumière divine comme il faut dans le commencement, se mêle malheureusement, et demeure avec la même lumière ; et de cela se fait un mélange, qui est un monstre fâcheux qui à la suite a des productions en l’âme très-malignes et très-opposées à Jésus, ce qui était facile au commencement à déraciner, et à extirper par la grâce et par la lumière de Dieu, autant qu’elle découvrait tels défauts. Mais ne l’ayant pas fait dans son temps, et ce naturel avec ses effets étant demeuré comme caché sous la grâce et la lumière, outre qu’il en diminue beaucoup, à la suite il a sa production et se découvre : et comme souvent ce n’est pas un péché qui soit grief192, il demeure avec la grâce et la lumière ; et ainsi se fait un mélange que sans un miracle l’on ne peut jamais extirper et détruire quand l’âme est beaucoup avancée, et que la lumière est beaucoup crue193 ; par la raison qu’en ce temps, on prend souvent les mouvements de la nature pour ceux de la grâce et [on] les qualifie ordinairement ainsi.

7. Le seul remède que je trouve quand ce malheur est arrivé, est, que Dieu donne à une âme déjà avancée beaucoup dans la lumière de Dieu, et qui n’a pas combattu son naturel et ses [128] défauts au commencement qu’il était temps, une personne d’une lumière beaucoup plus avancée qui lui découvre les défauts et les inclinations naturelles mélangées avec la grâce ; sans quoi l’âme même ne le fera jamais par la raison de l’inclination qu’elle a pour elle-même. Le degré de lumière de Dieu l’a même augmentée194 encore plus subtilement ; si bien que les recherches propres d’une âme éclairée sont plus fines et plus délicates sur soi sans comparaison, que d’une autre [âme] non éclairée. Et ainsi vous voyez la difficulté qu’une âme qui n’a pas combattu son naturel et ses inclinations dans le temps qu’elle avait la lumière pour cet effet, rencontre à la suite.

Pour moi j’ai vu qu’il est comme impossible qu’une âme qui est déjà avancée dans la lumière, puisse revenir sur ses pas par la même lumière pour s’en servir à faire ce qu’elle aurait fait dans le commencement, et rectifier ainsi par un état supérieur les défauts de l’inférieur. C’est en quelque façon obliger un homme d’un âge déjà avancé de rentrer dans le ventre de sa mère pour y devenir enfant. Cependant il se peut quand une âme devient assez petite et assez souple pour devenir enfant afin de voir et de travailler par la lumière d’autrui : car c’est ce seul moyen que je vois pour pouvoir faire voir distinctement les défauts du naturel et des inclinations mélangées avec la lumière et la grâce non combattues et détruites dans le commencement.

8. Quelqu’un me pourrait dire que s’il y a beaucoup de lumière et d’Oraison, telle grâce doit découvrir ces défauts. Je réponds que non, et que ce qu’elle découvre, est seulement une [129] inquiétude générale avec une peine sujette à tomber et retomber, mais non une vue distincte avec une facilité pour s’appliquer aux défauts du naturel et des inclinations, ce qui était facile au commencement. Cela cause un million de maux pour l’intérieur qu’il n’est pas nécessaire de dire présentement. Tout ce que je vous ai dit ici, a été seulement pour vous faire voir la conséquence infinie de travailler, et faire usage de la lumière en son commencement découvrant et éclairant l’âme pour se connaître, et par conséquent pour travailler à soi-même afin de se rectifier et s’ajuster sur les inclinations de Jésus.

9. Remarquez qu’au fait de la lumière qui fait voir les défauts pour les combattre en son commencement, plus elle est poursuivie, et plus l’âme lui est fidèle, plus aussi découvre-t-elle de défauts ; ce qui doit encourager : car plus on se connaît, plus on se doit haïr et travailler à se défaire de soi. Les âmes qui ne savent pas ce procédé de la lumière, insensiblement se découragent, voyant que plus elles travaillent moins elles font à ce qui leur paraît ; et ainsi elles retournent en arrière. Ne faites pas de cette manière. Travaillez fortement et augmentez votre désir et votre travail, plus vous vous voyez et découvrez imparfaite : portez en l’abjection (sic), et aimez que les autres voient votre misère ; et convainquez-vous bien que plus vous vous verrez pauvre et imparfaite, travaillant à vous en défaire, plus Dieu s’approchera de vous. Et quoique souvent le sentiment de son éloignement vous fasse peine, son éloignement est son approche ; pourvu qu’avec patience [130] et humilité vous travailliez pour vous purifier.

10. Dans ce temps que la lumière travaille à nous purifier et que l’âme y correspond de sa part de son mieux, la présence de Dieu n’est pas facile et suave. Il suffit à l’âme d’avoir quelque amoureux retour qui marque à Notre-Seigneur ses désirs ; car l’occupation à laquelle Dieu l’applique dans son état et [sa] condition, lui est dans l’ordre de Dieu sa présence. Ainsi il faut s’y perfectionner et s’y appliquer : et elle195 trouvera à la suite que la pureté intérieure ayant élevé l’âme, la rendra capable de la présence de Dieu en agissant et en exécutant son ordre, et qu’elle196 lui sera facile dans le même ordre, ce qui n’était pas au commencement ; l’ordre de Dieu pour lors étant sa présence.

11. Quand on ne sait pas bien le procédé de la grâce, on est souvent étonné des fougues de la nature que l’on combat ; jusque-là même que beaucoup prennent pour des instincts du Diable, ce qui n’est cependant très souvent que l’effet d’une nature opprimée malcontente, qui n’a pas son compte soit en soi, soit vers Dieu. Tout ce qu’il y a à faire, c’est d’avoir patience et de la combattre [la nature] avec générosité ; toutes ces sortes de productions étant une manifestation de ce qu’elle est, et ainsi une découverte de ce qu’il y a à combattre. Ce qui étant fait comme il faut, l’âme trouve à la suite, que quoiqu’elle crût n’avoir point de présence de Dieu en ce temps, et en être tout au contraire indigne, Dieu étant fâché contre elle, elle voit que la destruction de la nature et de ses inclinations par la pureté qu’elle acquerra en combattant et en souffrant, lui devient un beau calme, et ainsi elle trouve [131] et découvre ce qu’elle ne pouvait au commencement, quelque effort qu’elle se fît, qu’envisager seulement en passant.

12. Enfin il ne faut pas se tromper : chaque chose a son commencement, son progrès, et sa fin ; et faire une confusion de ces trois degrés c’est tout gâter. Le commencement de la perfection c’est la destruction véritable de soi-même et de ses inclinations : c’est pourquoi toutes les lumières et les grâces qui sont données en cet état sont pour cela uniquement ; et qui voudrait y mélanger les deux autres degrés perdrait tout. Travaillez donc et remplissez la grâce de ce premier degré, mettant les fondements avec générosité comme il faut : et vous verrez et expérimenterez que l’ayant fait de la bonne manière et avec ordre, les autres degrés suivront : et si cela n’était, vous ne verriez jamais d’ordre, mais toujours une confusion pénible et ennuyeuse.

13. Vous devez avoir pour un principe général qui vous doit infiniment servir jusqu’à la fin de votre vie, de vous défier incessamment de vos sentiments, de vos vues et inclinations ; d’autant qu’il y a en la créature un amour-propre si secret et une telle délicatesse pour soi-même, qu’il est inconcevable à moins d’une grande lumière de Dieu, et impossible de pouvoir exprimer jusqu’à quel point qu’il faut être pour en être à couvert [protégé]. Jugez donc comment on doit être au commencement que l’on travaille, et combien il faut s’éloigner des sentiments d’estime et d’inclination pour soi, et avoir pour suspect toutes les inclinations que l’on a et où il y a quelque regard de soi et de ce qui nous regarde ; et encore plus au fait des choses de Dieu [132] quand l’âme commence d’être plus avancée qu’au commencement où elle est toute entièrement dans les sens, et dans le péché. Car si l’on n’y prend garde, et que l’on n’ait un combat très rigoureux et généreux contre son amour-propre pour se haïr et ne se rien pardonner ; cet amour-propre se spiritualise et se nourrit aussi bien des choses de Dieu, comme dans les sens des choses du monde : et ainsi n’y prenant suffisamment garde, secrètement il [l’amour-propre] s’accroît, se dilate, et s’augmente ; avec cette différence seulement qu’il se cache plus finement et se couvre plus adroitement des prétextes et des inclinations saintes. Mais plus il est caché et raffiné, plus il est intime : ce qui fait que sans y penser, faute de s’être assez bien connu et combattu au commencement, on a nourri dans son sein un ennemi, qui quoique déguisé sous l’apparence de quelque piété, est plus orgueilleux, plus amoureux de soi, plus suffisant, et plus méprisant les autres qu’il n’était dans le commencement ouvertement. À découvert dans le sensible on avait peur de lui : car il était habillé en loup dévorant ; mais ensuite il se travestit en avançant dans les pratiques de piété et les exercices de dévotion, si on ne le poursuit à outrance, le découvrant tel qu’il est quoique déguisé.

14. Je vous dis tout ceci afin de ne vous jamais plus le redire, et pour vous avertir une bonne fois, qu’au fait de vous persécuter et de mourir à vous-même vous ne devez ni consulter ni suivre vos inclinations, mais les lumières, que la providence vous donnera par autrui, car tout dépend de la véritable haine, et ensuite de la destruction de vous-même. Toutes ces [133] vérités bien conçues, vous n’avez qu’à travailler d’ici à un très long temps selon elles, et vous servir de la consolation, et de l’aide de la bonne Mère [ms., majuscule], que vous avez auprès de vous. Il faut beaucoup faire et peu dire ; mais à cause de la faiblesse, cette bonne Mère vous servira beaucoup pour vous consoler.

2.27 Dieu opérant par les croix.

L. XXVII. Que les croix sont l’instrument par lequel Dieu opère plus magnifiquement en l’âme, qui se laissant en la main de la foi et de la providence, y doit être bien fidèle, de quelque part qu’elles [ces croix] lui viennent.

2,27

1. Je ne puis vous écrire aussi souvent que je le voudrais, pour bien des raisons, dont je vous ai déjà touché quelques-unes : je le fais volontiers présentement, la divine providence m’en fournissant le moyen. Prenez courage notre chère sœur, et soyez beaucoup convaincue que lorsque les croix viennent en foule, c’est pour lors que la divine opération commence en magnificence. Toutes les choses précédentes qui ont paru, amour, lumière, succès, sont pour l’ordinaire tant mélangées du naturel, que souvent même le naturel les absorbe ; ce qui fait qu’il y a très peu de pureté et que l’âme y marche très lentement. Mais quand les croix commencent à [se] succéder, peu à peu, supprimant la nature et ce qu’il y a du naturel, elles donnent lieu au surnaturel ; et insensiblement à mesure qu’elles croissent en manière qu’elles accablent, elles deviennent l’instrument [134] magnifique de l’opération divine, Dieu étant en elles [dans ces croix] comme dans son trône, où sa toute-puissance divine fait des miracles, inconnus à la vérité à l’amour-propre et aux autres qui voient telles personnes crucifiées.

2. La Très sainte Vierge voyant Jésus-Christ en lumière divine dit ces belles paroles de lui ; Fecit potentiam in brachio suo197 ; que le Père Eternel a déployé vraiment sa puissance en Jésus-Christ souffrant : et un Prophète dit, parlant du même Jésus-Christ souffrant ; Et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé? 198 D’autant qu’il est très certain que l’opération infinie de Dieu y est dans une grandeur, dans une magnificence, dans un pouvoir et dans une sagesse qui ne se peut [qui ne se peuvent] exprimer ; parce que Jésus-Christ souffrant a déifié les souffrances, non seulement les siennes, mais toutes celles que ses membres doivent souffrir.

3. C’est pourquoi quand une âme est assez heureuse que la grêle199 des croix tombe sur son dos, qu’elle soit fidèle à réveiller sa foi, d’autant que ce qu’il y a à souffrir d’extérieur et les vertus de patience et d’humilité que l’on y peut pratiquer, ne sont que comme les vêtements extérieurs qui voilent et qui cachent la magnificence et le reste de l’opération divine qui se trouve (comme je viens de dire) en telles souffrances. Ce qui est caché aux âmes qui ne peuvent pas encore entrer dans le sanctuaire de l’intérieur : elles peuvent bien, étant à la porte, pratiquer les vertus de patience, d’humilité, et ainsi du reste ; mais il faut que la foi commence à être révélée pour passer outre et trouver cette divine opération, qui devient grande et magnifique à [135] mesure que les croix deviennent pesantes, humiliantes, accablantes : plus elles brouillent et semblent accabler absolument l’âme ; plus aussi cette divine opération se purifie et devient encore plus grande. De manière qu’il faut être extrêmement sur ses gardes au fait des croix, pour ne les pas diminuer par des excuses, justifications, plaintes, et par un million d’autres choses dont la nature et l’amour-propre se servent pour fuir adroitement l’instrument par lequel ils meurent : mais plutôt il faut se laisser en la main de la foi et de la divine providence, pour nous conduire dans le secret de leur divine opération, souffrant leur pointe avec joie, non pas sensible, mais spirituelle, et se contentant de ce qu’elle sont200 quoique pénible [s].

4. Je dis en la main de la foi, laquelle seule comme une Reine magnifique a le pouvoir de conduire et d’introduire dans l’esprit et dans l’intérieur des croix. Je dis encore de la providence pour marquer qu’elle seule peut être libérale des croix, pour deux raisons.

La première, pour faire voir que généralement les croix, de quelque manière et de quelque part qu’elles viennent, n’étant point procurées de propos délibéré, sont toutes de la main libérale de la divine providence : et qu’ainsi l’âme n’y doit rien éplucher ; mais les recevoir toutes de cette divine main sans s’arrêter à discerner si ces peines sont extraordinaires ou non, si elles viennent de Dieu ou de la créature, si elles sont raisonnables ou déraisonnables, si elles sont contraires à nos desseins ou non : il n’importe ; pourvu que la main toute libérale de la divine providence nous les donne.

La seconde raison est, qu’il est d’une conséquence [136] infinie de ne pas ajouter aux croix ni rechercher les croix ; car elles ne seraient pas de cette nature, étant d’un principe bien inférieur, et qui souvent trouble les âmes que Dieu commence d’honorer des croix.

5. Il faut donc ici faire trêve de ferveurs, et se contenter de faire la cour à la divine providence pour recevoir d’elle humblement et amoureusement toutes les croix qui arrivent : mais aussi il faut la suivre de pas égal, et ouvrir son cœur aussi largement pour les recevoir, que la divine providence ouvre sa main libérale pour les donner ; remarquant bien que toutes les croix qui viennent purement de la divine providence, purifient et ruinent extrêmement notre amour-propre  ; et qu’au contraire, celles où il y a de notre mélange, quelque [s] saintes intentions que nous ayons, si elles ne le fomentent et ne le nourrissent, sont du moins très peu efficaces pour sa destruction, la lumière de notre esprit étant trop bornée pour pénétrer dans les plis et les replis des recherches de notre amour-propre, de notre propre suffisance et d’un million d’autres impuretés qui font la vie secrète de notre propre esprit. Il n’y a donc que la seule lumière et la main de Dieu qui soit [soient] et clairvoyante [s] et efficace [s] pour travailler sur ce sujet et pour venir à bout de la bonne manière de notre nous-même.

Ainsi je dis vrai quand je dis que la foi et la providence seules peuvent ménager201 ces croix aux âmes qui sont en état d’en faire usage.

6. Croyez-vous donc heureuse au nom de Dieu de ce que les croix tombent sur vous en foule comme elles font ; honorez-les et continuez d’honorer les instruments dont la divine [137] providence se sert. Ne vous mettez pas en peine qu’elles finissent ; au contraire, laissez aveuglément et suavement tout conduire à la divine providence, qui fera merveilleusement bien tout, et qui se servira admirablement de toutes choses pour bâtir des croix qui vous seront tout à fait propres tout le temps que la Sagesse divine le trouvera bon.

7. Vous ne sauriez croire combien vous êtes redevable à Dieu de cette conduite de croix, sans que vous y ayez pensé. Si vous le saviez comme il est, vous ne pourriez supporter cet amour divin sans mourir ; d’autant que non seulement telles croix purifient votre âme et la peuvent purifier dans la suite, mais qu’encore elles l’ornent et l’embellissent admirablement.

Car il faut remarquer que l’état de croix choisi de Dieu comme nous avons dit, fait deux effets admirables aux âmes selon le degré où elles en sont. Le premier est de purification, les purifiant d’un million de souillures qui ternissent la beauté de l’ouvrage et de l’image de Dieu en nous : ce qui a effet autant de temps qu’il y a quelque chose à purifier. Et aussitôt que la pureté est en degré, et en état de recevoir l’émail et la beauté des merveilles de Dieu, les mêmes croix sans changer bien souvent, font et parfont202 en l’âme (l’) admirable ouvrage des beautés divines.

8. Et la raison de tout cela est, que les croix étant généralement déifiées en Jésus-Christ, elles contiennent en soi tous les effets, comme la manne contenait tous les goûts, qu’elles ne distribuent et ne communiquent que conformément au degré et à l’exigence de la disposition [138] intérieure de l’âme, où elles sont reçues. Si bien que si une âme honorée de la grâce et de la providence des croix, faute d’usage, ou par un autre secret caché en Dieu, demeure dans le besoin de purification, les croix ne feront et n’effectueront que cet état ; si l’âme passe outre, les mêmes croix travailleront plus éminemment et feront l’ouvrage conformément à la disposition de l’âme.

9. Où il faut remarquer que les croix quoique horribles, laides, défigurées et défigurant les âmes où elles sont attachées, ont en elles non seulement une beauté infinie qui renferme toute beauté, mais que de plus elles ont tout pouvoir. C’est pour cet effet que Jésus-Christ les a eues uniquement durant toute sa vie et qu’elles ont caché et obscurci en lui toutes les beautés divines, d’autant que leur éclat par le secret divin était suréminent : In laborius à juventute mea203, dit Jésus-Christ ; j’ai été dans les croix dès ma tendre jeunesse. Et prenez bien garde que plus la vie de Jésus-Christ s’est avancée, plus les croix se sont multipliées, jusques à ce qu’enfin elles ont consommé la vie divinement humaine d’un Dieu-Homme.

10. Je dis qu’elles [ces croix] ont tout pouvoir : car il est certain que conformément à ces paroles de Jésus-Christ204 ; Data est mihi omnis potestas, etc. : toute puissance m’est donnée au Ciel et en la terre ; aussi les souffrances, dont Jésus-Christ a été rassasié, ont tout pouvoir et toute sorte de pouvoir ; et que de cette manière Dieu ne fait rien dans la terre, quelque grand et quelque magnifique qu’il soit, que par les souffrances [139] ; tout de même que Jésus-Christ n’a rien fait ni consommé pour le salut des hommes que par l’opération de ses croix : ce qui est cause que Jésus-Christ étant le chef d’œuvre du Père Éternel, il n’a parlé en son endroit que des croix, il ne l’a chargé que de croix, et enfin il l’a rassasié de croix

Tous les saints chacun selon son degré ont eu pour partage la croix et l’opération de croix et en croix pour accomplir les desseins de Dieu en eux : mais Jésus-Christ qui est la plénitude des saints, la consommation de toutes leurs grâces, et la source de tout leur mérite, a eu par conséquent et a porté plus de croix et de plus grandes sans comparaison qu’eux.

11. Car il faut que vous sachiez que les croix contiennent deux choses, l’une intérieure qui a rapport à Dieu et l’autre extérieure. Pour l’extérieur, il est certain qu’il y a plusieurs saints qui en ont souffert manifestement de plus grandes que Jésus-Christ : mais pour l’extérieur et l’intérieur il est sans exemple, et je dis plus, qu’un moment de ce que Jésus-Christ a souffert aurait consommé dix mille mondes. Et pour savoir ceci à fond, il faut remarquer que ce qui fait la différence de l’intérieur et de l’extérieur tout ensemble des souffrances de Jésus-Christ ou de ses membres, vient de l’application de la main de Dieu. Ainsi plus Dieu applique sa main, plus la souffrance est intime : ce qui fait qu’il ne faut pas remarquer dans les souffrances des Serviteurs de Dieu, ce qu’il y a seulement d’extérieur, mais l’application de la main de Dieu qui s’insinue également en l’intérieur et en l’extérieur. Ce qui est cause que Jésus-Christ étant d’un [140] pouvoir infini et ayant un pouvoir infini, c’est le bras de Dieu qui s’y applique et non le doigt de Dieu ni sa main comme dans les saints ; auxquels pour l’ordinaire Dieu n’applique que son doigt, et cependant ce sont de grandes croix qui s’augmentent à mesure que ce doigt s’appesantit. Mais quand sa main s’en approche seulement ce sont des souffrances extrêmes.

12. N’avez-vous jamais lu le livre de Job ? Ce saint homme passe une partie de sa vie à vouloir exprimer ses douleurs sans en venir à bout ; car il n’y a rien qui paraisse de si surprenant que les douleurs que ce saint homme souffrait : il se sert de toutes sortes de figures ; et après bien des expressions, et avoir bien déchargé son pauvre cœur qui n’est nullement content de tout ce qu’il dit, n’y ayant rien qui ne soit moindre infiniment que ce qu’il sent, du moins, dit-il, mes amis ayez pitié de moi : Manus Domini tetigit me205. Il ne dit pas que la main de Dieu se soit appliquée sur lui ; mais seulement qu’elle l’a touché, et que par ce simple toucher, elle a brisé ses os, et l’a réduit en poudre. Or en Jésus-Christ ce n’est pas de même ; car la toute-puissance [ms., minuscules] s’y est appliquée par son bras, Fecit potentiam, etc. [ms., & c.] [Cf. Luc 1 h 51]

13. De tout cela vous pouvez voir que Dieu se sert des souffrances pour faire des merveilles, parce qu’il s’en est servi en Jésus-Christ ; et que les souffrances opèrent autant que le doigt de Dieu y est. Ce qui est cause que dans toutes les souffrances qui nous arrivent il y a un je-ne-sais-quoi de caché que l’on ne peut comprendre : c’est souvent ce qui brouille, et fait qu’on [141] brouille les choses plutôt que de les ajuster.

14. Soyez donc au nom de Dieu fidèle en sa main pour porter toutes les croix, et tout le temps qu’elles dureront, comme la providence vous les donnera : elles changeront, elles augmenteront, ou elles diminueront, et enfin elles finiront par la conduite de Dieu. C’est pourquoi vous n’avez qu’à vous laisser doucement en la main de la providence, et d’exécuter tout ce que l’on vous a dit au fait de vos croix particulières, conformément même à tout ce que vous me mandez que vous pratiquez.

Ne vous lassez pas, et ne vous amusez pas à regarder les autres dans leurs voies : marchez par celle que la providence vous a choisie, et que la même providence vous gardera autant que vous serez fidèle : faites tout dépendre de cette grâce, et qu’il n’y ait rien que vous ne sacrifiiez pour y être fidèle. Il faut que la captivité où vous met votre Mari, que le peu de conduite et la bizarrerie des autres de votre famille soit et devienne [soient et deviennent] votre sage conduite ; et croyez que vous avez tout gagné quand vous avez tout sacrifié pour être fidèle à cette grâce.

15. Ceci est bientôt dit ; mais il est difficilement exécuté : car quand Dieu se mêle de nous bâtir des croix, il est un ouvrier si prompt et si adroit qu’elles nous viennent sans que nous y pensions, et que lorsque nous pensons nous en délivrer, d’une nous tombons en quatre206 ; car sans y penser toutes choses se changent en croix. Si nous désirons une chose, c’est assez pour en avoir le contraire ; et il semble véritablement que Dieu prenne plaisir à semer notre voie de [142] croix, non seulement pour l’extérieur, mais encore pour l’intérieur. L’Oraison devient croix ; l’amour de Dieu et généralement toute l’application intérieure ce n’est que croix : et ainsi quand nous pensons nous consoler au milieu des croix par ces saints exercices, ces mêmes choses deviennent en nos mains des croix.

16. Et sur ceci il y a un grand secret divin à observer : que comme Dieu est toutes choses, et qu’en Dieu toutes choses sont Dieu même, par exemple sa divine providence, sa divine volonté sont tout ce que Dieu est ; ainsi Dieu donnant et appliquant sa divine providence ou sa divine volonté à une âme quoique distinctement, il ne donne que des croix, il se donne pourtant tout lui-même. Il n’en va pas de même lorsque l’âme s’applique par elle-même (même avec grâce), à ses attributs divins : l’application en est particulière, et ne dit rien des autres. Ainsi si vous vous appliquez à la volonté divine, vous ne pensez pas à la providence, et ainsi du reste ; par la raison que l’application suit le principe par lequel elle est faite. Or comme le principe humain quoiqu’avec grâce, est particulier, et non général, aussi ne peut-il être appliqué qu’aux choses particulières. Mais comme Dieu est un principe général qui contient tout en soi, aussi son application particulière d’un attribut, ou de quelque autre chose, a en soi implicitement toutes choses. C’est ce qui fait que quantité de saints se sont appliqués à plusieurs choses particulières, qui cependant renferment toutes choses en elles : et les personnes qui ne sont pas éclairées suffisamment pour bien comprendre tout ceci, croient qu’imitant tels saints par quelques pratiques conformes, elles ont et [143] peuvent obtenir telles choses. Il n’en va pas de même, par la raison que je viens de dire : mais lorsque Dieu les y applique par lui pour lors elles ont implicitement tout en cette application.

Comme, par exemple, lorsque Dieu choisit pour trait plus particulier et comme général de la conduite d’une âme, les souffrances : pour lors qu’elle ne se mette pas en peine si son Oraison, si ses applications intérieures et le reste ne réussissent pas comme elle le voudrait, et selon son plaisir ; y faisant bonnement et avec conseil ce qu’elle y peut : tout est dans sa fidélité aux croix, et par là son Oraison et le reste réussiront. J’en dis autant des autres applications particulières que Dieu fait aux âmes : ce qui assurément doit être de grande consolation, et doit beaucoup animer une âme pour être fidèle au trait de Dieu ; ne s’amusant pas à se tant multiplier par elle-même, mais plutôt se recueillant en son trait divin, car elle y trouvera tout.

17. Ce que j’ai dit de l’application des attributs divins, je le dis aussi des croix et des autres choses divines en Jésus-Christ, dont Dieu fait l’application comme de moyens divins : Jésus-Christ les ayant tous consommés en sa personne et en l’unité divine, il les a remplis de toute bénédiction et de toute grâce. Ainsi quand Dieu, par exemple, applique à une âme pour son moyen les souffrances et l’humiliation ; (et ainsi de plusieurs autres moyens puisés en Jésus-Christ), comme cela a été en quelques saints ; quoiqu’il ne paraisse que cette application particulière de ce moyen, tous les autres [moyens] sont implicitement, mais véritablement compris en lui, et l’âme y étant fidèle y trouve admirablement [144] tout ; et autant que ce moyen augmente, autant aussi toutes choses augmentent par sa communication.

On ne finirait pas sur ceci étant une chose de grande conséquence, et qui doit consoler les âmes infiniment. Mais une lettre ne doit pas être un traité : je la fais longue à la vérité pour satisfaire à la pluralité des lettres que je devrais vous écrire, et dont je ne puis trouver le temps.

18. Faites un peu de réflexion sur deux choses importantes qui touchent cette dernière vérité que je vous viens de dire. La première, combien il est important à une âme où Dieu commence d’opérer par quelque moyen que ce soit, d’y être fort fidèle, d’autant que, quoiqu’il ne paraisse en l’âme qu’une chose fort petite, cependant comme c’est la main de Dieu qui le donne, il a en soi et renferme toutes choses.

La seconde, que quelque moyen que Dieu choisisse, il est toujours infiniment et uniquement avantageux à l’âme ; et ainsi elle s’y doit donner totalement, quoiqu’il [ce moyen] aille toujours écrasant la pauvre nature et qu’elle n’y trouve jamais sa consolation : comme toute vérité et tout bien sont en ce moyen, il suffit. C’est ce qui a été la cause du bonheur et de la consolation solide de quantité de saints. Quelques-uns ont été le jouet du monde, et la providence divine a su si bien les faire passer pour fols ou innocents, et même leur a fait si bien jouer ces personnages malgré leur pauvre nature, qu’ils ont trouvé une sainteté admirable quoiqu’il n’y parût ni Oraison ni autre chose de sainteté. Ainsi en est-il de quantité d’autres saints sancti [145] fiés par différents moyens comme leurs histoires nous le marquent.

De tout ceci vous voyez combien il vous faut être fidèle au moyen que Dieu vous choisit en votre état, et tâcher de suivre Dieu selon l’étendue de son trait et des providences qu’il vous fournira.

19. Et quoique je sois long pour une lettre, cependant je ne puis m’empêcher que je ne vous dise, que Dieu vous favorise plus sans comparaison en vous donnant des croix et [en] vous y tenant attachée, que s’il vous mettait dans les choses les plus admirables de la vie spirituelle dont quantité de personnes font grand cas. Pour moi je crois qu’il faut les honorer dans les autres, mais les laisser telles qu’elles sont. Le solide est la mort à soi-même, que nous n’aurons jamais véritablement que comme Jésus-Christ, par la croix et dans la croix. Toutes les morts qui ne sont point par ce biais ni par ce moyen, sont des morts en image et non en vérité : et par conséquent comme infailliblement et nécessairement la vie suit la mort, il ne suivra point de vie d’une mort en image ; ou s’il paraît y en avoir quelque espèce, elle ne sera qu’en image et en figure, et par conséquent elle n’aura rien de solide.

20. Les croix viennent à l’âme de toute [s] manière [s], soit de Dieu, des créatures, ou de soi-même : de Dieu, qui nous applique sa main ; des créatures, qui par un million de manières nous font de la peine et nous persécutent ; de nous-mêmes, soit par nos défauts naturels ou spirituels, par la peine que nous causent nos péchés, nous sentant souvent embourbés en nous-mêmes sans nous en pouvoir délivrer, ce [146] qui est le plus grand tourment qu’une âme éclairée de Dieu puisse souffrir.

De quelque part que viennent les croix, il faut également les souffrir ; d’autant qu’elles sont égales et autant efficaces à une âme où Dieu opère et où la foi est. Je dis plus, que même souvent l’opération divine est beaucoup plus efficace par nos misères et dans nos misères pour nous faire vraiment mourir, qu’en toute autre manière ; pour des raisons infinies que je serais trop long à expliquer : je vous dis seulement que tout est égal en la main de Dieu, où toutes choses nous deviennent divines.

21. Ne vous étonnez pas aussi si dans l’Oraison les croix continuent et que Dieu n’y change pas de procédé : cela vous est plus utile ; et vous n’avez qu’à porter les petites peines qui vous y arriveront en esprit d’abandon, la continuant quoique sans fruit à ce qui vous semble. J’en dis autant de la présence de Dieu, de vos lectures et de tout le reste qui remplit vos journées ; faites le tout avec fidélité, mais laissez-en la conduite à Dieu pour vous y donner ce qu’il lui plaira : moins il paraîtra vous y donner ; plus il vous y donnera.

Toutes les autres choses du jour et de la vie se changeant en croix, c’est un bonheur ; d’autant que c’est le véritable fruit que la grâce doit porter dans votre âme. Je sais bien que l’amour-propre ne fait pas ce jugement ; mais patientez et vous trouverez dans la suite que c’est la vérité.

22. Ne vous étonnez pas si le cloaque infecté de vous-même vous donne tant de peines par des pensées et des réflexions sur votre corps, et par un million d’autres faiblesses que [147] la nature produit : ces choses étant bien portées en esprit d’humilité sont fécondes en grâce et font merveilleusement mourir l’esprit, qui se voit enchaîné dans une si horrible et sordide prison, sans pouvoir s’en délivrer, ni même ajuster ce lieu. C’est un ordre de Dieu, d’y demeurer avec paix et en mourant ; c’est comme je vous ai déjà dit le bûcher sur lequel la nature et notre nous-même [sans s] consomme mieux son sacrifice qu’en aucun autre lieu, quelque saint qu’il soit, pourvu que l’âme meure incessamment par la pointe de telles croix.

Ceci est un secret divin que vous n’apprendrez de long temps Mais heureuse l’âme qui y est savante ! d’autant que c’est un bain salutaire pour se défaire de toute souillure.

23. Ne croyez jamais que le Démon se trouve dans tel procédé, supposé la pratique humble comme je la dis. Il craint comme un foudre207 divin l’humiliation divine qui découle de telle pratique ; car il fuit étrangement la pointe de l’humilité qui nous vient par nos pauvretés, nos faiblesses et nos misères. Il se trouvera volontiers dans les belles dévotions, dans les extases et le reste : mais d’approcher d’une âme petite et humiliée dans ses faiblesses, misères et pauvretés, il ne le fera jamais ; au contraire il la fuira comme tout épouvanté. Il s’approche des autres fort facilement ; d’autant qu’il y peut insinuer la propre excellence, la vanité et la superbe : mais comme telles choses ne peuvent approcher d’une âme embourbée en soi-même et accablée de ses misères, dans lesquelles elle est en esprit de néant, qu’y ferait-il ?

24. Vous voyez donc par toute cette lettre [148] combien vous devez calmer votre âme et vous bien garder de changer de conduite ; mais seulement être fort fidèle à la conduite intérieure en toutes choses comme je vous le marque. Donnez-moi part208 en vos saintes prières, et me croyez [i.e., croyez-moi] tout à vous.

Lettre à l’Auteur : fidélité à l’ordre de Dieu.

Fidélité à suivre l’ordre de Dieu dans les croix de notre état.

1. Je ne puis vous dire à quel point s’augmente ma joie et ma satisfaction d’être au bon Dieu, et comme je suis résolue de ne me point épargner. Je me trouve si bien d’avoir été un peu plus fidèle, que cela m’encourage à mieux faire, et à vouloir mourir en tout. Je ne laisse pas parmi tous ces bons desseins d’y manquer souvent dans des occasions ; mais elles ne sont pas si fréquentes qu’à l’ordinaire.

2. « Je goûte fort l’ordre de Dieu, et j’ai un plaisir d’être auprès de N., quoique naturellement tout m’y répugne. Il m’est arrivé une fois ou deux, parce que je m’y trouvais fort recueillie ; de vouloir m’en retirer pour aller faire Oraison, croyant aller faire merveilles ; et j’expérimentais tout le contraire : c’était une inquiétude et une dissipation qui me peinait [peinaient] beaucoup ; et je ne pouvais pas être là en repos, voyant bien que ce n’était pas l’ordre de Dieu. Je me trouve un grand penchant à le suivre quand il me sera connu.

3. « Pour mon Oraison j’y ai grande inclination et ordinairement beaucoup de facilité ; quelquefois aussi j’y demeure sans pouvoir [149] penser à Dieu, y étant fort distraite. Je ne m’en inquiète point. Je ne fais pas de réflexion aux distractions et je ne les combats pas, quoique ce soient de méchantes choses : je tâche de demeurer devant Dieu comme un aveugle, attendant qu’il veuille m’éclairer ; d’autres fois comme un pauvre exposant mes misères : et ainsi du reste qui me vient dans l’esprit, songeant seulement qu’il me regarde, et que cela me doit suffire. La Communion, ce me semble, me met dans le calme : car quelquefois d’avant que de m’en approcher, je me sens toute en trouble ; et dans le moment209 la paix revient et j’y expérimente plus de force. Je vous prie d’être bien persuadé de l’attachement que j’ai pour vous et combien Dieu m’y lie. »

2,28 Réponse à la [lettre] précédente : joie solide dans l’ordre de Dieu.

L. XXVIII. Que la seule expérience peut faire goûter la joie solide qu’on trouve dans l’ordre de Dieu, en mourant à soi avec fidélité.

1. J’ai bien de la joie de vous voir expérimenter les fruits de votre grâce et de la fidélité que vous avez à mourir. Croyez que vous ne faites encore que goûter un peu sur les lèvres ; que sera-ce quand cette mort ira au cœur et ensuite au plus intime ? Cela ne se peut exprimer : car il est très certain que Dieu a mélangé dans la mort et dans les croix de nos [150] états le paradis qui un jour, Dieu aidant, nous glorifiera.

2,28

2. Quoi ! le croiriez-vous, que la croix et la mort de soi en son état et par les providences qui l’accompagnent, communiquent et donnent en substance en cette vie ce que la gloire étale dans l’autre vie ! C’est pourquoi une âme fidèle reçoit en chaque mort un goût de foi qui est vraiment amer au sens, mais qui est divin au cœur ; et à mesure que l’âme est plus fidèle, la croix et la mort aussi augmentent, et ainsi le goût divin devient plus grand. Si bien que tout ce que l’on en dit, et tout ce que l’on en peut dire n’est rien, étant comparé à l’expérience ; et les âmes qui se veulent contenter d’en entendre seulement parler (pour divinement que ce puisse être) ont bien par la pureté et l’effet de la grâce qui est dans l’expression un grand goût et une solide joie, mais en vérité ce n’est rien, étant comparé à l’expérience. Gustate & videte210, goûtez et voyez ; c’est-à-dire, expérimentez et vous comprendrez. Demeurez bien ferme au nom de Dieu au peu que vous en expérimentez, afin que ce peu vous dise incessamment au cœur : courage, mourez et vous goûterez.

3. Ne vous étonnez pas de faire bien des fautes, et même quantité [de fautes]. Observez-vous ; et revenez après vos chutes à la source, c’est-à-dire à ce que Dieu demande de vous. Et remarquez bien ce que vous me dites, que l’ordre divin en votre état est fort contraire à vos inclinations naturelles : je dis plus ; vous trouverez toujours que vous désirerez incessamment toute autre [151] chose selon votre inclination. Et vous me faites grand plaisir me disant que vous goûtez extrêmement cet ordre divin, et que vous commencez à découvrir sa beauté si cachée à l’esprit humain. Car de dire que la soumission et la subordination à un mari et tout le reste d’une condition, soit [soient] à une âme éclairée divinement un ordre si divin, il faut l’expérience pour le croire : cependant cela est vrai. C’est pourquoi vous trouverez toujours lorsque l’ordre divin demandera quelque chose de vous, que vous trouverez plus Dieu en son exécution, qu’à faire Oraison ou à vous employer dans les plus divins exercices ; car l’un vous sera Dieu et l’autre ne vous peut être tout au plus qu’une sainte et vertueuse pratique.

4. Vous me pouvez demander, pourquoi cela ? Je vous réponds que c’est, d’autant que ce qui est ordre divin sur nous en notre état ; quelque petit qu’il soit, est réglé de Dieu ; et ainsi il en est le principe : et par conséquent cela nous est Dieu : mais dans toutes les bonnes choses où nous nous portons par une bonne et sainte intention, Dieu n’en est pas toujours le principe ; et ainsi tout au plus la sainte intention avec laquelle nous travaillons ne peut rendre ce que nous faisons que vertueux et saint211.

5. C’est pour cet effet que votre âme, étant occupée au service ou à la récréation de N. par ordre divin, expérimente en ce temps tant de recollection. Voulant donc pour goûter encore davantage cette disposition, aller faire Oraison et quitter votre emploi, vous trouvez du vide en votre Oraison et vous ne pouvez trouver ce que vous aviez durant cet emploi. Cela est très vrai, et vous l’expérimenterez toujours et même [152] de plus en plus, et plus votre âme sera avec pureté dans ce divin ordre : car vous trouverez qu’il mettra la recollection et le repos dans le fond de votre âme, et qu’au partir de là212 votre esprit sera très disposé pour l’Oraison.

6. Soyez, je vous prie, fidèle à conserver ces expériences, comme étant d’infinie conséquence pour votre intérieur ; car trouvant une fois cette source d’eau vive dans l’ordre de Dieu vous en pourrez boire incessamment, n’y ayant rien de plus commun et (ni) de plus proche de nous que ce divin ordre.

Tout ce que vous me mandez de votre Oraison et de la manière de vous y comporter, et de rejeter les tentations et les distractions, est très bien et dans le degré de votre grâce. Ce que vous dites de la Ste [sainte] Communion est aussi fort bien ; continuez au nom de Dieu, et ayez humblement patience.

7. En vérité vous avez bien peu souffert et patienté à la porte de la Bonté divine, sans qu’elle vous [l’] ait enfin ouvert. Vous devez avoir infiniment de la reconnaissance pour une Majesté si infinie, qui vous regarde si amoureusement et avec une bonté si bienfaisante pour votre chère âme. Mourez donc un million de fois, et vous humiliez [i.e., et humiliez-vous], et soyez petite comme un atome. Où est le temps que vous vous mutiniez213 ? Voyez au nom de Dieu, le secours de sa Majesté, et comme il vous a cherchée et vous a regardée sans que vous pensassiez à lui ; et que son cœur tout plein d’amour n’a que des desseins d’amour sur vous ! Que vous êtes heureuse non seulement de le savoir, mais de savoir où est la source pour y boire à l’aise et sans vous en rassasier ! Si vous avez de la bon [153] té pour moi, je vous assure que j’ai pour votre âme tout ce que vous pouvez désirer.

Lettre à l’Auteur : paix dans les croix, & c.

Paix et joie dans les providences crucifiantes de notre état.

1. « Quoique je sache que vous êtes assez occupé, et que vous ayez peu de temps à nous répondre, cela ne me peut empêcher de vous écrire ; et comme vous voulez qu’on agisse simplement et suivant ses besoins, c’est ce qui fait que je suis bien aise de vous dire mes dispositions.

A l’auteur

2. « Depuis dix ou douze jours, M. N. a eu la goutte214. J’ai cru qu’il était de l’ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J’y suis demeurée, mais avec un [e] telle paix et satisfaction que je n’en ai jamais expérimenté de même. Quoique tous ces ajustements me soient insupportables je ne puis désirer autre chose, et j’y suis tellement contente que je ne me trouve pas ailleurs de même. Car quand je le quitte pour des moments pour faire quelques lectures ou prières, c’est avec inquiétude de ce que je n’y vois pas l’ordre de Dieu aussi manifeste que quand je suis auprès de M. N. J’ai trouvé pendant ces temps-là plus de force à embrasser les petites occasions de mort qui se sont présentées, et il me semble que je suis attentive pour y être fidèle. Tout cela assurément me porte à Dieu ; et je suis en recollection durant le jour quoi que [154] je fasse de mon mieux pour divertir mon mari.

3. « Je suis à mon Oraison assez en paix ; peu de chose m’y occupe. Depuis quelques jours mon sujet se perd assez souvent ; et quoique j’y veuille toujours revenir doucement comme vous me l’avez ordonné, je demeure sans rien avoir que j’aperçoive : mais pourtant il y a quelque chose dans le fond de mon âme qui m’occupe et qui me fortifie. Je ne sais si je dis comme il faut, mais vous suppléerez à mon ignorance. J’en fais sans manquer quatre heures215, à moins qu’il ne m’arrive quelque providence qui m’en détourne. J’en ferais encore autant sans peine si j’en avais le loisir, en [en] sentant toujours le désir dans mon âme.

« La bonne Mère216 m’aide infiniment. Je suis bien heureuse qu’elle souffre que je lui conte mes misères : tout ce qu’elle me dit va bien avant dans mon cœur, et j’ai fort envie d’en profiter. »

2,29 Réponse à la [lettre] précédente : marque sûre de la vraie lumière.

L. XXIX. Que la fidélité à se contenter de l’ordre de Dieu dans les providences humiliantes de notre état est la marque sûre de la vraie lumière, et ouvre la porte pour trouver Dieu. Se simplifier à l’Oraison.

2,29

1. Vous avez très bien fait de m’écrire, et vous pouvez être sûre M. [Madame] que j’ai une [155] joie extrême de vous pouvoir être utile en quelque chose. J’en ai reçu une que je ne vous puis exprimer, remarquant en votre lettre non seulement l’accroissement de la lumière divine en votre âme, mais encore ses grandes démarches. Car vous ne pouvez être plus certaine par aucune chose de la vérité de cette divine lumière en votre âme que par cette paix et joie à vous contenter de l’ordre de Dieu dans le service que vous rendez à M. [Monsieur] Remarquez donc que non seulement tout ce service est ordre de Dieu sur vous, mais encore tout ce que ce divin ordre opère en votre âme. Autrefois vous auriez désiré un million de choses, et auriez été chagrine en ce bas emploi : mais l’Esprit de Dieu vous employant par sa divine lumière en cela, vous y fait trouver Dieu qui vous met dans le repos, et qui vous y fera trouver une plénitude où vous trouverez toutes choses, quoique vos sens, et souvent votre raison, n’y trouvent rien que petitesse et bassesse; ce qui humilie beaucoup l’âme, et souvent même la peut faire descendre de sa lumière divine si elle n’est pas fort constante à se soutenir en cette fidélité.

2. C’est pourquoi soyez donc certaine que cette providence pour M. vous marque infailliblement l’ordre de Dieu pour votre emploi : et de plus voyant cet effet de grâce en vous par la joie et le repos, tâchez de vous soutenir afin d’être constante et fidèle, non seulement en cette rencontre, mais encore dans toutes les autres qui vous seront marquées par la même providence. Et vous verrez par votre expérience non seulement que la paix et le repos s’accroîtront toujours, mais encore que votre âme [156] deviendra de plus en plus lumineuse, non pas par des lumières particulières qui feront élancement en vous, mais bien par une pureté générale qui ennoblira et purifiera votre âme ; comme vous voyez qu’un cristal étant sali et plein de boue à mesure qu’on l’essuie on le clarifie et on lui donne son lustre : et cette pureté est beaucoup remarquée par le repos, la petitesse et l’abandon où se trouve l’âme dans les rencontres, qui lui arrivent. Au lieu que quand l’âme vit en elle-même et en ses désirs, elle est toujours agitée, et les choses ne se trouvent jamais comme il faut : tout au contraire elle en est toujours contrariée et par conséquent émue, ce qui la brouille et la rend ténébreuse ; ainsi elle ne saurait se trouver en bonne situation pour être en lumière et pour être comme elle voudrait. Ce qui met toujours en elle un certain mécontentement qui non seulement la rend non satisfaite de toutes choses qui lui arrivent, mais encore d’elle-même. Et de cette manière elle porte toujours toutes les créatures sur ses épaules, et soi-même aussi, pour en être crucifiée incessamment sans aucun fruit, mais plutôt tout lui causant un déplaisir continuel sans grâce : au lieu que l’âme s’ajustant à l’ordre divin en son état, trouve insensiblement tout le contraire, comme vous voyez et devez bien remarquer par ce qui se passe en votre âme.

3. Courage donc ; et vous trouverez que ce que vous jugiez qui vous devait être un empêchement vous sera un moyen très divin. Soyez donc fidèle, au nom de Dieu à aimer et faire tout ce que vous pourrez pour vous servir humblement et suavement de ce que Dieu vous met entre les mains en votre condition. Regardez [157] M. N. comme donné de Dieu à votre âme pour lui être un principe de beaucoup de grâces par les rencontres qu’il vous causera, de quelque manière que tout vienne ; et ainsi étant malade, servez Jésus-Christ en sa personne. Quand son humeur vous causera de la peine et qu’il vous en donnera par un million de manières et de rencontres, que la providence divine diversifiera admirablement pour votre bien ; voyez-y et y goûtez [goûtez-y] Jésus-Christ couvert de peines et défiguré par sa croix : [e] t sachez que si l’on pouvait trouver l’entrée de cette divine Sagesse217 de Jésus-Christ, l’on rencontrerait un torrent d’eau vive qui donnerait la vie en infinies manières quoique toutes semblables, étant en Jésus-Christ.

4. Je ne vous puis exprimer ma joie remarquant que vous commencez de goûter les effets de cette eau vive, et que comme vous dites fort bien, ce qui vous aurait donné la mort et qui vous aurait été insupportable, vous est présentement délicieux ; et que non seulement vous y trouvez la vie, mais encore une souveraine consolation. Ce qui est la cause que vous ne trouvez pas dans vos lectures et dans vos autres exercices intérieurs ce goût divin, que vous rencontrez en cette captivité petite et humble à servir et à obéir à M. N…, ne pouvant pas voir si manifestement ni si sûrement l’ordre divin en ces exercices que dans ces providences humiliantes. Vous trouverez toujours que dans l’usage de cela il y aura pour vous plus de force et plus de lumière pour mourir que dans toute autre chose, quelque sainte et grande qu’elle puisse être. C’est pourquoi vous trouverez que ce que vous faites pour le divertir ou pour le [158] soulager ne vous causera pas des distractions : au contraire cela vous recueillera et vous ouvrira la porte pour trouver Dieu, autant même que ces choses vous donneront de peine.

5. Tout ce procédé de grâce dépend de la fidélité que vous aurez à mourir par toutes ces rencontres de providence : ce qui non seulement purifiera votre âme, mais aussi vous simplifiera, en vous retirant du multiplié et vous appropriant pour voir votre sujet et pour en jouir en simplicité. C’est pourquoi faites doucement ce que vous pourrez pour vous comporter, comme je vous ai déjà dit, en vous simplifiant, mais en vous soutenant en votre sujet. Et votre sujet s’échappant de votre esprit après ces douces et humbles diligences, pour lors soutenez-vous simplement : et alors vous trouverez, quoique vos sens aient peu de multiplicité, que votre fond aura un je-ne-sais-quoi218, c’est-à-dire [ms., sans tirets], une nourriture en votre sujet par la foi simple qui l’occupe ; qui vous fera bien voir qu’encore que vous n’ayez pas bien du distinct, vous ne laisserez pas cependant d’être très occupée intérieurement.

6. Vous faites bien d’être fort fidèle aux quatre heures d’Oraison que vous faites : mais quand la providence vous en dérobera, pour lors laissez-vous heureusement surprendre à cette aimable larronnesse219, qui ne vous dérobe jamais rien que pour vous donner au centuple. Et ce que vous me dites marque très assurément que l’Esprit de Dieu y est, savoir que quand vous quittez l’Oraison après ces quatre heures, vous seriez encore toute prête pour en faire davantage : car assurément l’Esprit de Dieu affame et altère toujours, mais très agréablement et sans [159] inquiétude lorsqu’on ne peut pas en faire davantage. Vous ne m’avez jamais mieux exprimé votre intérieur, ni mieux dit ce qui s’y passe ; soyez-en certaine : c’est pourquoi je renvoie votre lettre avec celle-ci, afin que gardant l’une et l’autre, elles vous servent, d’autant que cela vous sera utile pour toute votre vie.

7. L’Esprit de Dieu est dans nos âmes, et y fructifie comme nous voyons que les plantes viennent dans nos jardins. Elles croissent toujours par le dedans et par leurs racines ; et ces racines s’augmentant peu à peu et fructifiant, les arbres croissent toujours et dans la suite produisent les fleurs et les fruits, sans changer, quoiqu’il y ait toujours et incessamment du changement. Ainsi il est bon de savoir que notre intérieur est un vrai arbre de vie qui doit toujours croître, et quoiqu’il nous paraisse différent selon les divers temps, que cependant dans la vérité c’est le même, qui dans ces divers temps prend ses augmentations. Je ne vous ai jamais tant aimée que je le fais ; car il est très vrai que votre intérieur change infiniment. Soyez au nom de Dieu bien petite et bien humble ; car j’espère que tout ce que je vous ai dit arrivera. Et en vérité j’en vois et en remarque de beaux commencements de grâce qui vous doivent infiniment consoler. Prenez donc courage, et cultivez avec plaisir ce petit et agréable arbre que la main du Très-Haut [ms., Très-haut] a planté. [160]

2.30 On n’arrive à Dieu que par la mort.

L. XXX. Qu’on ne peut aller à Dieu que par la mort, qui même va toujours en augmentant par différents degrés. Raison de cette conduite de la sagesse divine. Comment y correspondre selon l’état où l’on est de simplicité ou de passivité.

2,30

1. Il faut être bien convaincu que toute âme qui est appelée au don de foi, et qui par fidélité doit consommer cette grande miséricorde, ne le fera jamais que par la mort et autant qu’elle aura à mourir. Dieu n’opère dans notre âme aucun changement que par amour ; et cet amour est le feu qui doit consumer et nos imperfections et nous-mêmes. Or cet amour a une opération en croix et par les croix : ainsi jusqu’à la fin l’amour ne cessant point, la mort sera toujours, et ira toujours croissant. C’est pourquoi comme l’amour dans le fond de notre cœur et de notre âme ne dit jamais, c’est assez ; aussi la mort ne cesse jamais, mais va plutôt toujours augmentant, de même que nous voyons que le feu s’augmente toujours par son opération même, et qu’un petit feu devient un grand incendie en consumant et en changeant son sujet.

2. Or ces morts sont différentes selon le degré où l’âme en est : car comme l’amour est la cause de la mort, aussi la mort a ses différents degrés comme l’amour les a. Au commencement les morts sont palpables et sensibles : dans la suite que ces morts s’avancent, peu à peu les morts deviennent davantage dans l’esprit, et ainsi plus déraisonnables, c’est-à-dire que les morts nous sont causées par un million de choses, [161] soit par le dedans de nous, soit par le dehors, où la raison ne trouve point où s’appuyer, de manière qu’elle perd sa route. Au commencement que la mort touche les sens, on règle facilement quoique avec peine, ses fidélités pour les occasions de mourir : mais à la suite que les morts deviennent plus fréquentes et qu’elles touchent la raison et l’esprit, insensiblement elles font perdre les lumières qui aident à se conduire ; et l’esprit et la raison perdant fond dans les morts et par les morts, n’ont plus d’autre conduite et (ni) d’autres moyens pour se conduire que les morts mêmes et les occasions de mourir, qui sont si fréquentes en ce temps-là, que tout ce qui est au-dedans et au-dehors devient occasion de mourir par une sagesse divine, qui sait tellement se servir de tout et qui sait si bien ajuster et si bien ordonner naturellement tout le dedans et le dehors de nous-mêmes, c’est-à-dire [ms., sans tirets], tout ce qui est de providence sur nous tant intérieurement qu’extérieurement, qu’en tout nous y trouvons des précipices pour mourir.

3. Au commencement de ce degré Dieu ne commence que par quelque occasion particulière, comme celle que vous me marquez ; mais dans la suite que l’âme est beaucoup fidèle et qu’elle fait grand usage des morts, tout devient occasion de mort ; et l’âme s’en voit tellement assiégée, que si Dieu ne la soutenait fortement, comme il fait, elle aurait un million d’occasions de tristesse. Car elle ne voit que des occasions de mourir, tout se changeant (par un secret qu’elle ne peut jamais comprendre) en mort, et dans la suite même tout devient tellement mort et providence de mort sur elle, qu’elle n’a aucune [162] consolation ni aucun appui qu’en mourant et se laissant mourir. De dire les petites tristesses de la nature, les incertitudes des sens et de l’esprit, les égarements continuels de l’âme ; cela ne se peut au commencement ni même un long temps. Car comme Dieu a dessein non seulement de purifier les sens, mais même l’esprit, il faut qu’il détruise la propre conduite de l’âme ; et pour cet effet il ajuste par sa Sagesse les occasions de mourir, afin de nous retirer de ce qu’il y a de plus délicat en nous ; comme est l’assurance de notre perfection, de notre salut, et ainsi de pouvoir trouver quelque appui en quelque effet divin en nous.

4. Dieu donc pour détruire tout cela, et ainsi pour nous perdre plus profondément en lui, nous fait mourir et nous donne les occasions de mourir par nos propres misères, par nos propres faiblesses, et par un million de choses qui sont prises de nous-mêmes, dont Dieu se sert sans que nous puissions jamais nous ajuster à en faire usage qu’en mourant et nous perdant : de même aussi de toutes les choses extérieures. Dieu les tourne et les ajuste de manière que nous avons beau faire pour nous précautionner, et ajuster raisonnablement notre conduite : les occasions de mort seront toujours présentes malgré nous par toutes les choses qui nous arrivent de notre état auxquelles nous sommes de nécessité obligés de vaquer. Ce qui assurément est un effet de Sagesse divine sur nous : et comme le feu du purgatoire lequel est invisible, et va s’attachant au-dedans et au-dehors de nous, aussi Dieu par sa divine Sagesse conduit l’âme à l’obscur, et insensiblement par l’obscurité de la foi la fait ainsi tomber comme [163] dans un précipice où elle ne voit goutte [clair] pour se conduire, et où par conséquent elle ne trouve que mort.

5. De dire tout le détail ; cela est impossible : il suffit que l’âme sache que la foi commençant peu à peu dans une âme, la conduit imperceptiblement à la mort ; et que la foi augmentant, la mort augmente ; et que pour toute conduite et aide, quand l’âme s’aperçoit que sa raison perd fond220 dans ces croix et dans ces morts, elle doit se ternir ferme à mourir sans en voir le moyen ni découvrir la fin de sa mort. Et pourvu qu’elle se laisse mourir avec fidélité, ou que même paraissant être infidèle à la mort même, elle tâche encore de mourir par cela même, et ainsi de mourir à l’infini par toutes les occasions de mort, elle trouvera que la mort sera son appui sans appui ; car qui dit mourir, ne dit pas fond ou assurance, mais bien perte sans ressource. Et ainsi par diverses morts on apprend, sans apprendre perceptiblement, que la mort est le tout ; et que mourir est le bien et le tout qui fait [font] trouver un bonheur qu’on ne peut exprimer, mais qu’en vérité l’âme goûte.

6. Où il faut savoir que la raison du procédé de la Sagesse divine sur Jésus-Christ et par conséquent sur les âmes qu’il destine pour lui, de les conduire par la mort et de les faire vivre de mort, est, que comme Dieu n’est rien de ce que nos sens et notre esprit peuvent comprendre, et que même il est infiniment au-dessus, Dieu voulant se donner à une âme, il faut qu’il s’y donne et qu’insensiblement il s’y écoule par le moyen de la mort ; autrement il serait impossible que l’on pût jamais arriver à autre chose qu’à ce que les sens et l’esprit comprendraient, conservant [164] toujours quelque chose de conforme à la nature pour les nourrir et les soutenir. Et voilà même la raison pourquoi la Sagesse dans la mort et par la mort, se sert de ce qui est en nous et hors de nous plus propre à égarer et mettre hors de conduite notre raison ; autrement elle irait toujours par ce qu’elle connaîtrait et qu’elle trouverait de plus avantageux, et ainsi elle ne se laisserait jamais conduire à Dieu, qui veut être pleinement le maître de nous-mêmes, et qui jamais ne prend plaisir d’étaler ses miséricordes et ses grâces que dans une âme où il peut régner pleinement et à son gré. D’où vient qu’autant qu’une âme s’aperçoit qu’elle n’est pas pleinement aveugle et soumise en toute manière à Dieu, prenant son seul plaisir dans son inclination ou dans ce qu’il désire, quoiqu’elle n’y comprenne rien, elle ne pourrait jamais aborder en terre ferme ; d’autant qu’il n’y a que le seul plaisir divin et par conséquent l’ajustement à son ordre qui puisse affermir, et assurer l’âme.

7. C’est ce que l’on a vu en Adam : Dieu attache son règne entier, et la confirmation de sa grâce à une chose si petite comme de s’abstenir de manger d’une pomme, afin qu’Adam captivant son jugement et tout soi-même en cette obéissance, Dieu fût pleinement le maître de tout lui-même. Car de considérer le précepte en soi, il n’est de rien : il le faut seulement envisager dans la soumission totale et la dépendance souveraine que Dieu voulut qu’Adam eût de lui, afin de faire subsister ses dons très magnifiques en son âme et même sa pleine autorité sur toutes les créatures.

Il y a dans l’Écriture sainte quantité d’exemples [165] semblables, pour nous faire comprendre cette vérité : et il est très vrai que nous ne venons jamais et n’arrivons aucunement à la pleine liberté de nous-mêmes que par l’entière soumission à la conduite de Dieu ; ce qui ne se peut exécuter que par la suite des morts tant intérieures qu’extérieures que la Sagesse ordonne sur nous.

8. Mais la nature a des difficultés infinies à mourir, soutenant toujours ses droits, tantôt se tenant à une chose tantôt à une autre, comme nous voyons qu’un homme se noyant s’attache à tout ce qu’il peut pour conserver sa vie : et ainsi l’âme dans les morts, selon le degré où elle en est, a ses arrêts221 et ses soutiens. Et je ne m’étonne point que vous ayez tant de peine à perdre ce calme et cette paix qui certifie [certifient] votre âme ; d’autant qu’il faudra qu’elle soit bien dans un avancement plus grand qu’elle n’est, pour se laisser aller au long et au large par les morts, sans avoir d’autres appuis ni certitude que la mort. Et cependant il faut tant et tant mourir qu’on en vienne là : autrement on n’arrivera jamais à Dieu même. Car comme il est impossible que la foi fasse aucune [la moindre] démarche dans notre cœur, qu’autant que la mort le prépare ; aussi il est impossible que l’on vienne jamais à approcher Dieu que par la pointe cruelle des occasions qui nous font mourir : et toutes les personnes qui n’ont point l’âme assez généreuse pour vraiment mourir par toutes les occasions que je viens de dire, ne doivent point s’attendre au bonheur de trouver Dieu et de vivre en lui en cette vie.

9. La science donc de la mort est en quelque manière l’unique nécessaire ; puisqu’il est vrai que Dieu y attache le moyen d’arriver en cette [166] vie à notre bien, et même d’en jouir : ainsi il faut tâcher non seulement de se confirmer [se conformer ?] pour porter avec fidélité les morts ; mais même faire tout son possible pour ajuster doucement et humblement sa correspondance selon le degré de ces mêmes morts.

Ainsi il est d’importance que vous soyez fidèle passivement à vous laisser en croix, autant que Dieu le voudra, tâchant peu à peu de vous y conserver par la foi nue, qui vous certifie de ce bonheur. Il ne faut pas rejeter les petites consolations et certitudes que Dieu vous donnera pour vous faire demeurer en croix et en mort : mais quand Dieu vous les ôte et qu’il vous laisse en nudité pure, laissez-vous-y autant qu’il voudra, quoique vous n’aperceviez nul bien de ces croix ; il suffit seulement que vous mouriez, et qu’elles [ces croix] vous fassent mourir, c’est-à-dire, qu’elles vous crucifient ; et vous verrez dans la suite, que leur effet sera plus solide et plus véritable que moins il aura été perceptible et compréhensible à votre raison.

10. C’est pourquoi l’âme est sollicitée selon les démarches qu’elle fait, d’accompagner la mort qu’elle a à souffrir intérieurement et extérieurement, de sa correspondance selon son degré d’Oraison. Car quand elle commence à se simplifier, elle doit être plus simple en ses morts ; quand sa simplicité augmente, de même elle doit agir à l’égard de ces morts selon le degré de simplicité ou de passivité où elle en est. Et si dans le degré de simplicité les morts sont difficiles à porter, à cause que l’âme y demeure en simplicité ; dans les degrés de passivité, c’est encore toute autre chose : d’autant que pour lors, l’âme étant beaucoup destituée de son soutien et [167] de sa correspondance, elle y est aussi plus au pouvoir de la mort, pour la traiter au gré de Dieu, sans que l’âme puisse s’aider d’autre manière que passivement, souffrant les croix et se laissant dévorer à la mort passivement, comme elle agit dans l’Oraison passivement. Ce que l’âme peut avoir pour la certifier, c’est de se consoler de fois à autre un peu dans la lumière de la foi, laquelle ne s’éclipse jamais pour les occasions de mourir, pourvu que l’âme soit fidèle à vouloir mourir et à faire même ce qu’elle peut : et quand par faiblesse l’âme tombe et qu’elle se voit accablée de quantité de défauts, si elle est fidèle à se servir de la pointe de mort et de crucifiement222 que toutes ces choses contiennent, (quoiqu’elles viennent de notre mauvais cru elles ne laissent pas de nous donner le moyen de mourir : et la foi très obscure dans ces occasions-là, et si vous voulez, même très obscurcie, ne laisse pas de demeurer vraiment foi et lumière divine, qui [sujet ?] se sert de toutes ces misères, pour nous faire encore pénétrer plus avant dans nous-mêmes, et nous faire mourir plus hautement et plus profondément.

11. Où il faut remarquer, que les choses extérieures en la main de la foi sont merveilleuses pour nous faire mourir : mais c’est encore toute autre chose de nos pauvretés, de nos misères et de nos péchés en la main de cette divine lumière, allant bien plus profondément, furetant et cherchant notre propre vie, notre propre excellence et notre propre soutien jusque dans le fond de nous-mêmes pour y porter le glaive de mort ; et l’âme qui est assez heureuse de soutenir la foi en ces occasions, reçoit un bien et un [168] avantage de la mort qui ne se peut concevoir.

C’est pourquoi il suffit de se laisser comme on peut et de suivre de son mieux les occasions de mourir, en se soutenant en foi, sans foi même [= même sans foi] ; d’autant que tout le perceptible de la foi qui peut demeurer dans nos sens, s’évanouit, et l’âme déchéant223 de cette manière de tout soutien, devient bien plus en état, si elle est fidèle, de se laisser aller au gré de Dieu : comme nous voyons qu’une pierre n’étant arrêtée de rien roule par son propre poids sans cesse dans un abîme d’eau sans jamais y pouvoir trouver <le> de fin. Et la marque même que l’âme qui est avancée en passivité, peut avoir pour assurance qu’elle est bien dans ces morts et dans ce que je viens de dire, est qu’elle ne trouve point de fond ni d’appui en rien, c’est-à-dire, qu’elle n’a d’assurance ni par ses morts ni par sa lumière ni enfin (par) rien qui la puisse appuyer.

12. Et supposé que l’âme ait la fidélité suffisante pour se perdre beaucoup par ses morts, quoiqu’elle ne voie ni ne puisse voir le moyen comment les vertus divines naîtront en elles ; cependant cela sera : d’autant qu’il est certain que c’est par cet unique moyen que Dieu laboure la terre qui les doit produire ; et comme Dieu seul est la racine et le fond de telles vertus, aussi est-il impossible qu’elles viennent jamais dans une âme que par la mort et autant qu’elle meure. Si bien que dans la suite que l’âme meurt beaucoup à soi, insensiblement et sans que l’âme puisse jamais apprendre le moyen, elle trouve que de sa pourriture et de ses cendres naissent les vertus conformément aux morts qui l’ont pénétrée et dévorée : ainsi l’âme peut [169] juger des vertus divines qui l’ennobliront dans la suite par toutes ces occasions de mort et de mourir qui lui sont ordinaires. C’est pourquoi laissez-vous mourir autant que vous pouvez, et même que la vue du défaut des vertus vous y aide ; et vous verrez que ce que je vous dis est vrai.224

13. Ces principes généraux vous instruiront en particulier de ce que vous devez faire, sans que j’aie besoin de vous tout particulariser. Ce que vous me dites de votre domestique, est ce qu’il vous faut pour vous humilier et vous faire souffrir : bien de telles occasions vous seront utiles ; et j’espère que la bonté de Dieu vous en fournira assez en toute manière. Ce que vous avez fait ensuite est bien, et de la manière qu’il faut, pour purifier les fautes qu’on y peut avoir commises.

14. Il est de grande conséquence dans le degré où vous êtes, de soulager votre âme autant que vous pourrez en la tenant gaie : autrement sans s’en apercevoir, elle serait toujours en réflexion sur certaines peines qui causent les morts ; et par là et en voulant trop mourir à soi selon son degré, on ne mourrait pas. N’ayez donc pas de crainte que votre travail vous nuise : c’est un petit soulagement des sens de l’ordre de Dieu ; et ne vous étonnez pas des espèces qu’il vous cause ; laissez-les doucement (s’) évanouir en les remettant en foi. [170]

2.31 Aller à Dieu par ce qu’on a

L. XXXI. faire usage de ce qu’on a de moment en moment pour aller à Dieu, qui ne manque de se communiquer par la à l’âme selon son besoin, et de la faire mourir à soi, afin qu’elle devienne une créature nouvelle.

1. Je vous ai dit infinies fois et je vous le dis encore qu’il est de grande conséquence de faire attention à l’état présent que l’âme porte, supposé la bonne volonté, et d’aller par lui à Dieu sans en chercher d’autre ; faute de quoi l’on perd une infinité de temps à chercher ce que l’on ne trouvera jamais. Ce n’est proprement que cela que Dieu fait par Sa bonté en toutes Ses créatures aussi bien dans les pécheurs que dans les saints : dans les uns pour les convertir, dans les autres pour leur augmenter la sainteté. Il faut donc savoir que ce que nous avons de moment en moment, est ce qu’il nous faut pour nous rendre à Dieu selon tout ce qu’Il désire et selon tout l’usage saint que nous pouvons faire de tout nous-mêmes. Et les âmes qui ne sont pas encore parvenues à se calmer par l’usage présent de l’état qu’elles portent, et qui sont toujours en désir d’autres choses, sont bien loin de jamais trouver Dieu : au contraire elles ne peuvent trouver qu’elles-mêmes ou au plus qu’un bon usage de leurs actes propres et efforts de nature bien intentionnés.

Il faudrait pour approfondir ce grand et général principe, des volumes qui découvrissent comment Dieu tout bon ne manque jamais de Se communiquer à Sa créature selon le moment [171] de son besoin, et selon qu’elle a de capacité présente ; et, de plus, que c’est cela seul qui est la porte pour trouver Dieu par chaque moment, quelque disposition que l’âme ait, soit de pauvreté ou d’abondance, de faiblesse ou de courage, de perte ou de bien, de lumières ou des ténèbres, etc.

Ce qu’il y a donc à faire, dans ce que vous me mandez, est de faire usage de l’état présent, vous laissant peu à peu pourrir et mourir et par là tomber dans la vraie paix et l’abandon de vous-même. Dieu étant le tout de Sa créature n’agit pas comme les hommes, qui ne peuvent aller plus loin que le dehors et l’extérieur : Il va jusque dans le fond de l’être et opère en la substance comme sur l’extérieur ; Il Se sert de tout pour Ses ouvrages, et Il peut aussi bien opérer par une chose comme par l’autre, toutes choses étant en Sa main.

La pauvre créature qui ne sait presque jamais cette vérité à fond, ne peut vouloir être action de Dieu que ce qui va à la relever ou à l’annoblir ; mais ce qui est pour la renouveler par le fond et l’essence de son être, elle n’y connaît rien, à moins d’une révélation. Il faut donc savoir que Dieu opère Ses plus beaux ouvrages par la créature même, non en agissant, mais en défaillant ; et c’est opérer vraiment en Dieu. Comme nous voyons que chaque créature a un principe en soi pour la corruption par lequel elle défaut et périt pour changer en une autre ; de même Dieu S’écoule et S’insinue dans la pauvreté intérieure de Sa créature, afin que mourant par là à soi, elle se change en une autre.

Et voilà la cause pourquoi l’âme, quoiqu’elle [172] soit toujours en haleine pour expérimenter quelque chose de Dieu, pour l’ordinaire n’expérimente que sa corruption, qui se va toujours augmentant contre son gré ; et l’âme, ne comprenant et ne pouvant jamais comprendre ce procédé, va toujours se tourmentant et se peinant. Cependant supposé la fidélité, c’est l’opération de Dieu la plus sublime, Lequel caché dans l’être de Sa créature désireuse de Lui, concourt à sa corruption, à sa perte et à sa mort pour la faire vraiment mourir à soi, à son opération, à sa vie et à ses desseins, n’y comprenant rien à ses yeux et à ceux de Dieu selon son sentiment.

Je ne sais si vous me comprendrez. Je le voudrais, car qui peut comprendre par expérience ce point, a commencé à trouver Dieu, qui n’agira jamais d’une autre manière ; et s’Il agit autrement, c’est par Sa créature, et par conséquent opération créée et non de Dieu ; car agissant en Dieu, Il agira toujours par la pauvreté, la faiblesse et le rien de Sa créature.

Ce qui se fait dans la terre est une image admirable de l’opération divine qui ne fait ses grands et admirables ouvrages que par le rien créé et par la corruption de chaque chose, de la même manière que les créatures viennent de la corruption des autres. C’est ce qui étonne quelquefois plusieurs âmes, qui se considérant dans les commencements en elles-mêmes, elles étaient toujours fleuries, pleines et fécondes ; et à la suite tout leur est ôté, perdant tout.

Vous avez cru autrefois avoir des merveilles et vous n’aviez rien ; et à présent que vous croyez n’avoir rien et être toute corruption et pauvreté, vous pouvez être tout si vous en faites [173] usage, concourant avec Dieu, qui y agit en Dieu, vous laissant doucement pourrir et mourir et vous dénuer, et par là tomber dans le calme et l’abandon225. Les âmes qui sont toujours désireuses, remuantes et vivantes, ne peuvent jamais arriver là, quoiqu’elles soient saintes et bonnes : il n’y a que les pauvres, misérables et inutiles pour Dieu et en elles-mêmes, qui y arrivent.

Tâchez donc doucement et humblement de vous contenter de l’état présent où vous vous trouverez à chaque moment, demeurant dans votre état pauvre, et faisant petitement et pauvrement ce que vous pouvez pour le présent. Continuez vos petits sujets sans fruit et portez l’état du moment quel qu’il soit, laissant opérer [à] ce moment son effet, qui sera toujours de vous humilier et rabaisser.

Faute de savoir son mieux et la voie pour y arriver, on se tourmente sans fruit : on veut avoir une constitution d’état quand il n’est pas temps. Ce serait vous, chère sœur, qui la feriez et non pas Dieu ; et s’il en paraît quelquefois, ce sont comme des couleurs au ciel qui disparaissent au moment ; il faut avoir passé l’état de corruption et de mort avant que Dieu la donne et la fasse. Quand vous plantez une fleur, ne pourrit-elle pas avant que de devenir fleur ? Il ne faut pas désirer d’être avant que l’on ait perdu tout son être ; et l’on ne peut opérer que la perte n’ait précédé ; et pour vous parler plus clairement, d’ici à longues années vous ne verrez de constitution à votre intérieur : ce serait perte pour vous.

Allez doucement, pourrissant à la manière que Dieu le veut et le voudra ; jamais la [174] pourriture et le temps de la pourriture n’a d’état et de constitution. C’est celui qui suit par lequel Dieu donne lettres. Et quand une âme a et porte un état de stabilité, quelque petite qu’elle soit, c’est elle qui le fait ; ou il faut par nécessité que son état de pourriture et de mort soit passé. D’où vient que très souvent ce que l’on croit grand dans les âmes, est fort petit, étant de bonnes pensées et de bons actes qu’elles font.

J’ai été long ; mais plût à Dieu que vous apprissiez bien cette leçon. Vous seriez heureuse et vous trouveriez la stabilité, non comme vous le désirez et pensez, mais une véritable, dans le dessein et l’opération divine qui va insensiblement faisant mourir l’âme par elle-même et en elle-même. Priez pour moi.

2.32 Mourir au sensible

L.XXXII. mourir au sensible, pour se conduire par la pure foi.

Je commence celle-ci avec grande joie de me voir en état de me consoler avec vous, car mon cœur est très tendre pour vous et rien ne l’en peut séparer. Dieu y est, je n’en doute pas. Je vous parle toujours selon la lumière actuelle et présente que je crois être vraie. Je ne désire rien pour moi en vous. Et ainsi pourvu que vous soyez bien et que vous évitiez tout ce qui empêche la source de couler et de l’expérimenter couler en vous, cela me suffit. Je puis vous dire qu’à votre égard et à l’égard de N., elle a été d’expérience et a coulé, mais à pleine eau, en vous écrivant. Vous pouvez [175] encore dans toutes ces lettres goûter et expérimenter si cela est vrai.

2. Je vous avoue encore qu’une chose qui m’a poussé dans la lumière susdite de vous parler si simplement et si fortement est, qu’à moins d’un miracle continuel qui fasse incessamment couler l’eau nouvelle, et en abondance, toutes ces choses dites nous tiennent incessamment dans les sens et ainsi sujets au changement. On est presque jamais une heure de même, et l’on retombe toujours, de telle manière que l’on a toujours quelque chose qui rabaisse ; et par conséquent il faut toujours quelque nouvelle grâce qui ragoûte et qui récrée. Mais on serait heureux si on pouvait une fois passée des sens et de leur mutabilité sensible en l’esprit, qui se conduit en foi et par foi, non en goût : car le seul énoncé simple des vérités serait et ferait votre vie, et serait perpétuelle sans changement et sans différence quand bien l’on serait tous les jours ensemble.

3. C’est aussi le mal de N... mais d’une autre manière. Le sien est et vient par incertitude et inquiétude qui est par les sens : elle ne s’et défera jamais qu’en outrepassant ses sens pour subsister en esprit, et en perte. N....226 a le sien par ces incertitudes et troubles, qui me sont infiniment visibles. Je ne sais si vous me comprendrez bien : mais cela est bien de conséquence ; et à moins que de bien mourir à vos sens par la simple créance de foi divine à l’égard de Dieu, et humaine pour les personnes que Dieu vous donne et vous donnera, jamais vous ne quitterez le goût des sens et ainsi le sensible.

4. Que j’aurais de grandes choses à vous dire [176] sur la Fête de demain touchant cela, et comment Dieu fait passer tout d’un coup saint Paul du péché et des sens éclairés dans le pur spirituel en nue foi ! Je vous dirai seulement ces deux mots : il le terrasse par un éclat qui le convertit ; il lui parle, ce qui l’éclaire et le console, en lui faisant entendre qu’il était Jésus-Christ, que c’était lui-même. Quelle consolation pour lui en ce moment par la lumière divine éclairant son âme ! Il semble que cela devait suffire ; et que cette divine présence l’éclairant, lui devait apprendre toutes choses. Tout au contraire elle s’évanouit, lui donnant l’ordre d’aller à Ananias, Ministre de la foi, laquelle lui ouvre les yeux ; au lieu que la divine lumière brillant par la présence de Jésus-Christ les lui avait crevés en l’aveuglant.

Voilà en peu [sic] le Mystère de Jésus-Christ, et comment la foi fait des miracles sur les âmes capables de sa nudité, obscurité et simplicité. Il faudrait un gros volume pour expliquer le Mystère de la conversion de saint Paul : et ce n’est pas sans une grande providence et sagesse divine que la sainte Eglise conduite par cette divine lumière en a fait une fête solennelle : ce que l’on considère peu souvent, ne remarquant ordinairement en ce jour, que le saint Apôtre, de persécuteur de l’Eglise est devenu prédicateur de Jésus-Christ.

5. Le bon Dieu soit béni de tout : il faut être comme il le désire ; je le veux de tout mon cœur. C’est la béatitude que vous trouverez assurément si vous êtes fidèle à entrer de la bonne manière dans votre grâce, en remplissant ses desseins sur vous dont il vous a tant donné de lumière, et dont vous me dites avoir des [177] avant-goûts et des instincts assez continuels ; ce qui vous marque suffisamment l’amour de notre Seigneur sur vous. Prenez courage au nom de Dieu ; et vous confiez en sa bonté, que tâchant de vous quitter comme je vous ai dit au commencement de cette lettre, vous le trouverez par la perte de vous-même en foi, ce qui fait plus faire de chemin en un jour qu’en dix ans avec ses forces.

6. Je faisais aujourd’hui réflexion sur ces belles paroles du S [aint] Évangile, dites en manière de reproche à ces gens sans foi qui jugeaient du cœur de Dieu comme du leur, qu’il donne moins à qui sait moins : Votre œil est-il mauvais parce que je suis bon227. Et par ce beau mot les cœurs petits sont soulagés, sachant que la bonté divine est sans mesure vers les âmes qui sont fidèles à leur vocation quoique petite et tardive. Oui, chère Dame228, le cœur de Dieu est bon à une âme simple, et qui va simplement avec lui se contentant de sa grâce, de sa voie et de ce qu’il lui donne, l’aimant infiniment mieux parce que c’est un don de Dieu, que tout ce qu’elle pourrait désirer, fût-ce même d’être le premier Séraphim. Mais le malheur est que l’on ne suit pas sa grâce et son appel, et ainsi la bonté divine est arrêtée.

2.33 Fidélité à la foi purifiante.

L. XXXIII. Fidélité à la lumière purifiante de la foi au milieu des misères qu’elle découvre dans l’âme.

1. On trouve des croix par tout : il n’y a qu’en Jésus-Christ où la croix est béatitude, [178] et la pauvreté plénitude. Heureuse l’âme qui le trouve ! Ceci commence lorsqu’il éclaire l’âme pour lui découvrir ses misères ; ce qui est une grâce sans laquelle il est impossible que le fond de l’âme se réveille pour chercher Dieu. Ces vues et ces connaissances de ses misères insensiblement ressuscitent l’âme quand elle est fidèle à en faire usage par pratique ; et cette résurrection commence toujours par des instincts qui portent à Dieu et qui le font désirer, l’âme se donnant à lui en proie pour être peu à peu purifiée des misères qu’elle découvre. Et à mesure que ces misères se découvrent et qu’elle y donne ordre fidèlement, ces instincts qui la portent vers Dieu se réveillent encore davantage ; si bien que la vue de ses misères fait croître les instincts, et les instincts font courir l’âme. Mais le mal est, que l’âme n’est pas assez fidèle : car il faut que ces lumières et ces instincts remuent et renversent tout ce qui est dans l’âme ; et c’est où est la douleur, à cause du long chemin et des renversements qu’il faut faire : sans cela on n’arrivera jamais à Jésus-Christ, à quoi tendent toutes ces dispositions.

2. Je puis vous dire plus véritablement que jamais ; Heureuse l’âme où Jésus-Christ se manifeste et se communique, puisqu’il est la source et la plénitude de tout bien ! On dit ordinairement cela ; mais heureuse l’âme qui en jouit !

Heureuse l’âme où la lumière éternelle désire se lever et se communiquer ! C’est assurément une voie rude et difficile à cause des morts, des croix, et des obscurités dont elle est remplie ; mais il est vrai qu’elle aboutit à tant de bien et communique tant de bien, que l’on peut dire : heureuse la mort qui donne la vie. [179]

3. Vous me donnez une grande consolation, m’exprimant ce qui se passe en vous, qui me montre assez bien ce que Dieu doit faire en vous, savoir de vous découvrir vos misères ; ce qu’il continuera si vous êtes fidèle. Car avant que la lumière sans lumière vous ait fait découvrir tout ce que vous êtes, il y a bien du temps et bien des croix, la nature étant puissamment crucifiée dans la vue de ce qu’elle est. Ce qu’il faut cependant poursuivre par fidélité de pratique, quoique l’on tombe et retombe un million de fois : et la lumière en cet état se donne autant et même plus par les chutes poursuivies et remédiées fidèlement, que par le goût suave, qui accompagne peu cette lumière de vérité si ce n’est qu’elle soit déjà beaucoup avancée.

4. D’où vient qu’il faut beaucoup remarquer que la foi en cette voie a plutôt un instinct que lumière, soit de tendre à Dieu, soit de mourir à soi : car dans le commencement et bien long temps les instincts opérés de Dieu en cette voie font tout ; c’est-à-dire, que l’âme fait tout par eux et [est] excitée par leur vertu. C’est pourquoi durant tout ce temps quoique l’âme fasse tout par cette grâce, comme ce n’est que par les instincts qu’elle communique, l’âme semble faire tout [par] elle seule, et que Dieu laisse tout faire à sa fidélité et à son courage ; ce qui cause une grande peine, d’autant que ces instincts se vont toujours réveillant de plus en plus comme dévorant l’âme, plus elle pense être fidèle : c’est ce qui fait qu’à moins d’un très grand courage et [d’] une cruauté sur soi-même, la lumière (se ?) réveille peu, sinon par ces instincts. [180]

5. Prenez donc courage sans courage. Prenez garde d’avoir pitié de vous : Il faut que tout se réveille et que l’impureté cachée dans les inclinations, les passions et le reste se réveille, afin qu’on la voie en la sentant, et que par les instincts cruels et impitoyables l’on travaille à la suite fortement. Car remarquez que la grâce ne s’occupera d’ici à un long temps229 quand bien même on serait très-fidèle, qu’à purifier les inclinaisons, les passions, les appétits, et le reste de la partie inférieure : c’est pourquoi pendant tout ce temps la lumière ne sera qu’en instinct, et elle ne se donnera comme lumière que quand la partie inférieure sera purifiée et que vous serez au-dessus d’elle par la générosité et par un courage infini.

6. Remarquez bien que quand Dieu a commencé à donner cette lumière et que l’âme est déterminée à la suivre par la mort de soi, on est long temps comme enfoui sans lumière, sans mouvements, ni pour Dieu ni pour rien. En suite par des providences que l’on n’entend pas et que l’on ne peut comprendre, Dieu réveille l’âme ; ce qui est un grand bonheur : et pour lors commencent les instincts qui sont réveillés par toutes choses, par les lectures, les Oraisons, les discours, et par une infinité d’autres providences ; à quoi il faut être fort fidèle. Car si l’âme se poursuit sans relâche par la mort à soi, ils [ces instincts] se réveillent incessamment ; et alors il faut agir intérieurement conformément à l’instinct, tantôt se donnant, ou désirant la mort de soi-même, tantôt se sacrifiant et selon un million d’autres mouvements auxquels il faut être fort fidèle. Parce qu’à moins d’une grande suite de fidélité à observer et à mourir, on [181] souffre puissamment ; et plus la lumière croît et plus les instincts deviennent forts, plus la douleur est cuisante ensuite [ensuite : tel quel dans le ms.] des défauts : ce qu’il faut souffrir par humilité sans trop se remuer, et prendre sur tout230 garde d’être toujours en état d’abandon.

Les âmes qui se sont mises dans quantité de choses par elles-mêmes qui sont contre l’ordre de Dieu, ont infiniment à souffrir, jusqu’à ce que tout soit purifié et qu’elles soient revenues dans l’ordre de Dieu : elles sentent long temps cette inclination d’haïr l’imperfection et le péché, et cependant elles en font continuellement, ce qui est un tourment qu’il faut porter humblement et avec repos.

7. Vous dites fort bien, que lorsque Dieu par sa miséricorde appelle une âme et lui donne la vocation pour cette grâce, son salut y est attaché ; et si elle s’en fourvoyait il y aurait beaucoup à craindre pour une infinité de raisons, mais spécialement d’autant qu’elle serait toujours sans jamais rien trouver qui pût contenter son cœur : et ainsi cela serait cause qu’elle abandonnerait tout, et se remplirait comme par nécessité des choses du monde sans y trouver sa satisfaction, mais plutôt sa perte et son malheur.

8. Prenez sur tout garde d’être fort fidèle, et de ne vous rien réserver que vous n’abandonniez avec courage. Si vous êtes courageuse, la lumière sera toujours présente, mais aux dépens de l’âme ; car ce sera toujours pour la faire mourir. Je prie Notre-Seigneur, qu’il vous fasse sans esprit, sans jugement, sans volonté, et sans retour sur vous-même ; j’en ai aussi besoin pour vous aider ; d’autant que ma lumière croissant beaucoup j’ai peine de m’arrêter et de voir toutes les choses dont vous avez besoin, et dont je vous [182] ai parlé depuis très longtemps. Si j’étais fidèle la lumière immense se lève dans mon âme, et Jésus-Christ commence à s’y lever ; et je vois plus clair que jamais la vérité de la voie. Peut-être que je me trompe ; mais il semble que c’est la Vérité même : Jésus-Christ qui se communique et qui réduit mon âme peu à peu à l’unité en lui où je vois et où j’ai vu ce que je vous ai dit.

9. Aimez, je vous prie, Jésus-Christ de tout votre cœur ; car cette voie n’est à la fin autre chose que lui. Et qui le pourrait comprendre, à moins que sa bonté le donne ! Savoir que cette mort, cette obscurité, ces croix et ce petit commencement de foi sont la semence de Jésus-Christ, qui à la fin devient le bonheur de l’âme231.

2.34 Fidélité à la foi purifiante

L. XXXIV. Sur le même sujet.

1. Prenez courage ; travaillez sans vous rien pardonner et soyez cruelle sur vous-même. Si vous saviez le bonheur à quoi cette semence de foi prépare, vous n’épargneriez rien, mais plutôt vous vous exposeriez à tout. Travaillez au nom de Dieu à être fidèle à votre intérieur, mourant incessamment à tout ce que vous découvrez être impétuosité de nature, et à vous séparer de tout ce que vous pouvez soupçonner être la pâture de vos inclinations. Il y en a encore tant, quoique vous voyiez que les instincts se réveillent, que ce serait bien autre chose, si bien des choses étaient ôtées.

Votre âme voudrait se lever, marcher et [183] opérer selon le principe de vie qu’elle sent ; mais cela ne se fera qu’à mesure qu’elle se déchargera peu à peu de ce fardeau, dont elle sentira une certaine liberté, soulagement et vigueur. Mais ô Dieu ! Que la nature est forte et que ces inclinations sont fâcheuses par un million de faibles ! Mais courage ; ayez recours à la foi ; et pourvu que cette divine lumière prenne possession de votre âme, elle la purifiera peu à peu à vos dépens et la réveillera, lui insinuant un principe et un instinct de vie.

2. Continuez donc, pour vous répondre en deux mots, à faire votre oraison et à travailler en esprit d’oraison autant que vous pourrez ; exposant doucement et humblement votre âme à Jésus-Christ, auteur et consommateur de la foi232. C’est Lui qui est le principe de cette divine lumière, et c’est cette divine lumière qui découvre Jésus-Christ et qui à la suite se communique. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui par cette semence goûte ces vérités, car en vérité il s’y fait des merveilles !

Je vous dis ce que je vous ai déjà dit bien des fois, que qui saurait le bonheur d’une âme qui a la semence de la foi, l’estimerait heureuse non seulement pour le bonheur qui l’attend dans l’éternité, mais même dès cette vie. Jésus-Christ approche d’elle ou plutôt cette foi fait naître Jésus-Christ en elle, qui y devient une source infiniment féconde de tout bien. Qui saurait ce que c’est que Jésus-Christ, donneraient mille vies, s’il pouvait, pour pouvoir jouir de ce bonheur. Mais il faut que la foi fasse mourir, et mourir un million de fois, avant que Jésus-Christ vienne [184] ainsi en l’âme ; mais sans doute cela se fait, et l’âme doit vivre d’espérance en mourant de moment en moment par toutes les petites providences.

Soyez donc en repos, mourant à vous-même ; et à la suite, vous trouverez par votre oraison et par les diverses petites morts de vos désirs, de vos inclinations, habitudes, passions, de votre jugement et de votre volonté, que la foi augmentera et que votre mort deviendra plus profonde, pénétrant insensiblement le plus intime de vous-même.

3. Plus mon âme va en avant, plus je remarque dans la lumière de vérité qu’il faut qu’elle humilie l’âme qu’elle veut éclairer et cette humiliation devant être véritable, il faut qu’elle s’opère par la vue certaine de ses misères et de sa corruption ; ce qui doit aller toujours en augmentant, plus la lumière croit, jusqu’à ce que l’âme ait connu son néant et sa misère, non tellement quellement233, mais en vérité ; et cette vérité est selon le degré de lumière. Car comme cette lumière se donne fort différemment, aussi les âmes qui la reçoivent n’approfondissent pas leur néant et leur corruption en même degré et d’une même manière.

4. Ce procédé est infaillible ; et jamais la foi n’est communiquée que par ce moyen, ce qui est une grande grâce aux âmes qui en font grand usage. Car il faut remarquer qu’en ce degré de connaissance de soi et de destruction de soi-même, tout est remis à la fidélité de l’âme. C’est à elle à s’immoler et se sacrifier à Dieu, qui lui envoie des messagers pour lui marquer Son désir de venir en elle, ce qu’Il n’exécutera [185] que sa maison ne soit vide ; et c’est par la vue de ses misères, de son indignité, et de ses péchés que cela s’exécute, quand l’âme, étant en repos et se possédant en foi et en abandon, se vide de tout ce qui est de soi-même pour être remplie de l’invisible et de l’inconnu.

5. Il faut donc prendre courage et travailler infatigablement, sans se rien réserver, ce qui ne s’exécutera jamais qu’en mourant, et jamais la mort ne viendra que par toutes les occasions qui se découvrent tous les jours. Ne vous épargnez donc nullement, si vous voulez que la foi croisse incessamment. Je le vois, grâce à Notre Seigneur, plus que jamais. Mais vous trouvez si peu d’âmes qui veulent travailler tout de bon, qu’il faut par nécessité que la lumière nous soit cachée par tant d’atomes de notre propre corruption que cela est surprenant ; mais qui est assez heureux de voir, découvre incessamment Dieu comme un soleil d’infinie lumière de vérité se précipiter en elle pour y faire des merveilles, et cela à mesure de sa mort et de sa véritable destruction. Courage donc, car il y a infiniment à mourir et à purifier dans nos pensées, intentions, actions et dans tout le reste ; mais supposé ce courage, Dieu ne manque pas à venir.

2.35 Purification de l’âme par la foi

L.XXXV. De la purification des sens, des puissances et du fond de l’âme par la lumière de la foi ; et que l’on n’y doit être constamment fidèle pour arriver à l’illumination et à l’union.

1. Quand Dieu fait la miséricorde à une âme de la disposer pour Le chercher par [186] l’oraison commune et par les pratiques ordinaires de vertu et de fidélité, pour le plus souvent, si elle est constante à poursuivre Notre Seigneur, à désirer efficacement de Lui plaire et d’arriver à Son union par le moyen le plus prompt et le plus efficace, Dieu, tout plein de bonté, qui ne peut souffrir que les désirs d’une âme qu’Il chérit tant soient inutiles et sans effet, lui donne secrètement le don de foi par lequel elle peut arriver promptement et sûrement à l’union tant désirée.

Ce don est si grand et d’une miséricorde si infinie que cela ne se peut exprimer que par l’expérience des âmes qui en feront un fidèle usage, puisqu’il contient en soi et en son efficacité toute la voie de l’union et de la consommation de l’âme en Dieu par la venue véritable ou pour mieux dire, par la naissance de Jésus-Christ en toute elle-même. D’où vient que les âmes qui reçoivent ce don de foi et n’y sont pas fidèles, perdent tout et sont redevables à Dieu de tout ce qu’Il devait opérer en elle. Ceci est de grande conséquence et il le faut bien peser. Mais supposé qu’une âme soit fidèle à ce don, Il la conduit peu à peu par la main de degré en degré sans qu’elle doive avoir de peine et de crainte de se perdre, Le suivant avec fidélité et mourant à soi-même selon qu’Il le marque de temps en temps, d’état en état.

C’est donc ce don de foi, par laquelle une âme si heureuse doit faire son oraison, pratiquer les vertus et être fidèle à toutes choses. Et comme la foi est aussi infaillible que Dieu même, il faut avoir une confiance sans fin et à l’épreuve de tout, ne se mettant pas en peine, mais plutôt faisant usage avec fidélité de l’obscurité, [187] des croix et des renversements que l’âme trouve en le suivant.

2. Tout cela, que je dis brièvement, supposé, il faut savoir que la foi tenant l’âme fidèle par la main, la voyant courageuse pour ne s’effrayer ni d’elle ni de sa conduite, la fait passer par la purification, d’autant que, comme le principal et l’effet final de la foi est de conduire l’âme à l’union avec Jésus-Christ, il faut qu’elle la purifie pour lui donner sa ressemblance puisque l’union n’est fondée que dans la ressemblance. Et pour cet effet, elle commence à purifier les sens, ensuite les puissances, après et finalement le fond et le plus intime de l’âme. Elle prend cet ordre afin de mettre tout en ordre, rectifiant le désordre que le péché a mis dans nos sens et nos puissances, et au plus intime de l’âme.

Durant toute cette cure, l’âme reçoit beaucoup de peines, tant du côté de la foi, à cause de son obscurité, que des effets qu’elle produit, qui se terminent à ôter le péché de toutes ses parties ; et comme elle fait cela fort à l’obscur et aux dépens de l’âme, cela est cause qu’il faut nécessairement agoniser et souffrir, ne se voyant en assurance de rien, ni possédant rien qui soit stable.

3. La foi commence par les sens tant extérieurs qu’intérieurs, les purifiant par un amour qu’elle donne à l’âme de les faire ressembler à Jésus-Christ en pauvreté, en délaissement, en séparation des créatures et en humilité, lui imprimant une tendance secrètement amoureuse à être fidèle, par résignation et abandon à ce qui lui arrive de moment en moment dans la condition et l’état où la divine Providence [188] a mis l’âme, laquelle découvre qu’elle n’a pas besoin d’aller chercher d’autres abjections, souffrances, pauvretés, etc., que celles qui lui viennent dans son état, et qu’elle peut trouver et pratiquer ordinairement dans sa condition.

Les sens sont purifiés quand la résignation et l’abandon y sont en perfection raisonnable, ce que l’âme aperçoit peu à peu, mais non si parfaitement que dans les autres états et degrés.

4. Après que la résignation et l’abandon sont dans les sens en degré suffisamment avancé, et qu’ainsi ils sont purifiés, la lumière de la foi devient plus grande et plus spirituelle. Car il faut remarquer que durant tout le temps qu’elle opère et purifie les sens, elle n’est là que comme un instinct amoureux pour les porter à se conformer à Jésus-Christ.

Ensuite donc la lumière de la foi prenant possession des puissances et les conduisant par les degrés de purification, elle le fait en se manifestant comme lumière qui découvre peu à peu la beauté des merveilles des Mystères de Jésus-Christ, ce qui donne à ces puissances une inclination pour s’y conformer, laquelle croît à mesure que la lumière augmente. Cette lumière aussi se fortifie et devient plus grande et par conséquent plus pure, plus l’âme travaille à s’y conformer. Ce qui met insensiblement en l’âme une inclination de complaisance et de joie pour Jésus-Christ dans Ses états, souffrant, humilié et abject. Et comme la foi par la purification des sens y a mis la résignation et l’abandon aux souffrances et au reste des providences qui arrivent, la purification des puissances par la foi y met une complaisance et une joie à [189] cause de la participation des états de Jésus-Christ. Si bien que par la fidélité que l’âme a à suivre la foi dans la pratique par joie et amour, et par complaisance à ce qui lui arrive de moment en moment par conformité à Jésus-Christ, et aussi à s’appliquer aux Mystères pour y pénétrer, à l’aide de la foi, ses merveilles selon le désir de son cœur, les puissances de cette manière trouvent peu à peu leur pureté par l’ornement que Jésus-Christ leur communique.

5. Quand les puissances expérimentent que les lumières sur les Mystères de Jésus-Christ peu à peu se diminuent et qu’elles sont amoureusement affamées de la ressemblance et de la conformité à ce Dieu-Homme, humilié, pauvre et abject, (ce qui dit une grande pureté qui ne peut pourtant encore rassasier son cœur et l’intime de son âme), pour lors commence la course du fond, et la foi, prenant l’âme par la main d’une manière encore plus serrée et plus intime, lui fait entendre secrètement qu’encore qu’elle lui ait paru obscure, cruelle et pénible en la conduisant par la mortification des sens et des puissances, il faut qu’elle s’attende à bien davantage ; d’autant qu’elle lui a toujours fait voir un objet aimable et adorable, mais que présentement elle va tout effacer234 et la va mettre sans lumière, sans goût et sans assurance ni complaisance pour ce Dieu-Homme, et qu’elle lui va faire expérimenter deux contraires infiniment dissemblables en elle, savoir une secrète inclination du cœur et au même temps une horreur infinie, qui s’augmenteront pareillement si elle est fidèle. Cette inclination est pour Jésus-Christ dans Ses états, et cette répugnance est pour l’écrasement des providences qui lui arriveront [190] : car Jésus-Christ par une providence tout adorable conduit si justement toutes choses qu’elles lui sont une croix infiniment présente.

6. Elle est donc réduite dans son fond et y est comme une personne à qui l’on a coupé les pieds, les mains et la langue, à laquelle l’on fait du mal très cruellement, si bien qu’elle ne peut se secourir ni se plaindre. De même cette âme réduite en cet état est purifiée par la foi de son soi-même par les croix, les humiliations et les providences qui lui arrivent de moment en moment et qui ont le pouvoir non seulement de faire effet en ses sens et ses puissances, mais d’écraser et pulvériser son fond, c’est-à-dire de la faire mourir et de lui ôter peu à peu tout son propre, sans qu’elle se puisse soulager ni, à la suite, qu’elle le veuille.

Jusque-là la foi a fait souffrir les sens et les puissances et a fait quelque purification, mais très légère. C’est ici que se donnent les coups qui font du mal et qui causent la mort, mais si cruellement qu’il la faut comparer à la mort véritable du corps lorsqu’on lui arrache la vie par force et par la violence des douleurs.

D’exprimer comment les providences crucifiantes effectuent ce troisième degré, cela ne se peut : c’est assez d’exprimer qu’elles le font et que la foi, à l’aide de la Providence et de la conduite toute amoureuse de Dieu, l’opère quand l’âme est fidèle.

7. Tout le temps de la purification des sens et des puissances, l’âme ressent une instabilité étrange et peut facilement tout quitter là, et abandonner la foi, son aimable guide, ce qui doit beaucoup exciter à la confiance et au courage. [191] Car souvent les âmes qui ne se proposent que des douceurs dans la foi de Dieu, ou au plus quelque souffrance, en voyant tant et un si long temps, abandonnent tout, ou du moins se rendent paresseuses et veulent ajuster la grâce et la nature ; mais cela ne se fera jamais, il en faut être bien convaincu.

Quand la foi commence à purifier le fond, c’est pour lors que l’âme a un peu plus de stabilité ; d’autant qu’elle approche plus de Dieu et a une inclination plus intime pour l’union. Mais comme les croix et les providences humiliantes et crucifiantes, et les lumières intimes et secrètes sont plus fortes, inclinant l’âme à mourir pour vivre en Jésus-Christ, cela fait que si l’âme ne redouble comme infiniment son travail, sa fidélité et sa confiance, non à chercher, à penser et à faire, mais à être fidèle à mourir par l’aide de ce qui lui arrive, elle abandonnera tout peu à peu, ou du moins elle mourra de langueur sans mourir, c’est-à-dire sans arriver à la fin de son désir, qui est la mort véritable pour Jésus-Christ et en Jésus-Christ par la réelle conformité à Jésus-Christ.

8. Durant tout ce troisième degré, la foi prend plaisir de découvrir à l’âme (afin de l’animer secrètement), les beautés des croix de Jésus-Christ et le profond Mystère de la Sagesse infinie dans le don du même Jésus-Christ au monde.

Ces lumières ne sont pas dans les sens ni dans les puissances, mais ce sont des lumières très pures qui sortent de l’approche de Dieu ; et elles se renouvellent et se multiplient autant que l’âme est fidèle à mourir. Quand je dis « se multiplient », ce n’est pas que l’âme ait multiplicité, [192], mais unité par sa mort, n’étant point obligée ni à se ressouvenir ni par conséquent à en faire magasin, puisque l’âme ne les a qu’en mourant et par sa mort même, si bien qu’elle n’a besoin que d’être fidèle à mourir à tout, sa mort lui étant tout, ce qui, sans un miracle, ne s’effectue que par un très long temps.

9 . À moins d’une très profonde expérience, on croit, en lisant ces écrits, que ce que je dis ici est la fin et la consommation des ouvrages de la foi, et cependant ce n’en n’est qu’un petit commencement ; je dis le même de la consommation de tout ce troisième degré de purification que j’ai décrit, puisqu’il en suit encore deux autres bien plus longs, plus féconds et plus amples, qui sont l’illumination et l’union en foi.

10. On me dira peut-être que ces trois premiers degrés les contiennent : cela est vrai pour plusieurs peu courageux et qui craignent de donner le tout pour le Tout. Mais pour les âmes qui veulent vivre des croix et mourir par la pointe cruelle de la croix, il n’est pas vrai, d’autant que le degré d’illumination ne commence véritablement qu’à la fin de la purification susdite du fond ; d’où découle pour lors, quand elle est effectuée, une lumière admirable, qui parcourt les sens, les puissances, et le même fond en les éclairant et y opérant des merveilles. Et quand cette divine lumière a orné ces demeures et parties selon le degré et selon le dessein de Dieu, alors l’âme vraiment amoureuse non des dons, des caresses et des magnificences de la souveraine Majesté, mais de Dieu même, lui crie du plus intime de son cœur, que ce n’est point tout ce qu’elle a vu par [193] ce degré d’illumination qui la satisfait, mais qu’elle meurt du désir de L’aimer par un pur amour vraiment essentiel et véritable, et qui rassasie pleinement sa capacité, autant que la vie voyagère le peut souffrir.

11. Dans ces désirs, insensiblement toutes les belles lumières du degré d’illumination cessent, et un amour secret prend leur place ; et pour lors le degré d’union commence à consommer les sens, les puissances et le centre de l’âme, lui communiquant Jésus-Christ, Dieu et homme, véritablement et d’une manière qu’il faut expérimenter, par laquelle communication les sens, les puissances, et le fond de l’âme sont perdus en Jésus-Christ et ornés de Ses sens et puissances ; et enfin tout le soi-même de l’âme se trouve vraiment en Jésus-Christ qui devient sa vie, son mouvement et toute sa plénitude.

12. Ceci n’est qu’un faible crayon235 des merveilles qu’opère la foi dans les âmes qui sont assez heureuses d’en avoir reçu le don, et qui sont constantes pour tout perdre, tout souffrir, et tout faire afin de Lui être fidèle. À moins de cela, il ne faut s’attendre à rien, sinon à beaucoup souffrir et fort inutilement quand on a déjà un peu goûté du don de foi, à cause que, pour peu qu’on en ait, il donne une subsistance si solide à l’âme que l’on demeure fort peiné quand on retourne dans ses sens et dans son amour propre, n’y trouvant que du vide et de la misère. Cependant ils s’en trouvent qui, faute d’avoir été fidèles, passent misérablement leur vie, tombant et se relevant et ne faisant jamais rien qui subsiste.

Pour les âmes qui sont fidèles et qui veulent [194] efficacement travailler aux dépens de quoi que ce soit, je les assure que tout ce qui est ici décrit, est véritable, et n’est presque rien cependant à l’égard des merveilles de la foi et de son pouvoir pour effectuer ce que Jésus-Christ nous a promis dans Son Évangile. Mais elle ne sera jamais révélée, ni elle ne révélera jamais Jésus-Christ à une âme si elle n’est vraiment petite : Revelasti ea parvulis236.

13. Il est impossible de pouvoir décrire en détail ce qui se passe dans les différentes opérations de la foi dans la vie purgative et encore moins dans les autres voies et états. J’écris seulement ceci en abrégé pour en avoir quelque teinture, afin qu’on tâche d’être fidèle pour correspondre à la suite et à la longueur de l’opération de Dieu quand Il commence à donner le don de la foi, par la patience constante, courageuse, et vraiment longanime à se combattre ; autrement peu à peu elle diminue, et l’âme tombe dans l’embarras et la confusion ; et souvent après avoir combattu quelque temps, plusieurs quittent et retournent aux créatures ; ou si cela n’arrive entièrement, la confusion y demeure d’une telle manière qu’ils ne sont ni dedans ni dehors, et qu’ils ne peuvent faire usage ni de la foi, ni d’autres lumières intérieures, demeurant seulement soutenus de quelque fond de bonne volonté sans aucun ordre, ce qui est une perte infinie et déplorable.

2,35

14. Il faut remarquer que cette lumière de foi a pour un effet très spécial et qui lui est uniquement propre, de rectifier et rajuster le naturel [195] et d’y remettre l’ordre premier que le péché a détruit, le rectifiant selon qu’il a été créé de Dieu dans une droiture et simplicité admirable, et ne purifiant pas seulement le péché et les effets plus communs et plus connus du péché, mais pénétrant encore dans l’intime de l’être pour le remettre dans la pureté de sa création et selon qu’il est sorti des mains de Dieu, de telle manière que, par sa vertu pénétrante tant pour purifier que pour rétablir, elle va jusqu’au plus intime de tout l’être tant du corps que de l’esprit. Et c’est ce qui fait qu’aux âmes qui sont fidèles, elle est cruelle, rien ne pouvant échapper [à] sa vue pénétrante et l’efficacité de son opération, ce qui ne se peut effectuer que selon le degré de la fidélité de chaque âme. C’est un miracle d’en trouver qui soit pleinement fidèle pour se laisser soi-même et se confier entièrement à Dieu, d’autant que, plus cette lumière avance, plus elle fait perdre, peine et écrase. Ce qui est souvent cause que plusieurs âmes la voyant un peu, les unes en sont effrayées et ainsi l’abandonnent, les autres reçoivent un peu davantage, mais la peine qu’elle leur cause les étonne aussi ; et ainsi peu à peu elles en entendent, les unes plus, les autres moins, quelque nouvelle par la miséricorde du bon Dieu ; mais quand il faut être un peu touché de Sa main, on crie les hauts cris, croyant que tout est perdu, ne sachant pas et ne pouvant jamais apprendre, sinon par expérience, qu’elle ne fait du bien qu’en appauvrissant, qu’elle ne purifie qu’en salissant, qu’elle ne donne la vie qu’en tuant, et enfin qu’elle ne remet la créature, sa bien-aimée, dans la rectitude de la justice [196] originelle selon cette vie qu’en perdant sans ressource. C’est pourquoi le saint homme Job, plein de cette divine lumière, et admirablement fidèle à son opération, a dit d’elle ces admirables paroles : Mors et perditio audiverunt famam ejus237 : la mort et la perte totale de soi-même en ont entendu des nouvelles certaines.

15.  Il est très vrai que c’est un plaisir admirable de voir cette divine lumière opérant dans ce saint homme, comment elle pénètre dans toutes les parties de son corps, de son âme et enfin de tout ce qu’il était, afin d’être une image et un exemple à la postérité. Elle le dépouille de toutes les créatures et de tous ses biens, et le fait misérablement pauvre. Mais de quelle manière ? C’est assurément avec une cruauté surprenante. De plus, ayant réduit cet homme dans la nudité totale, elle passe plus avant, pénétrant tout son corps et le chargeant d’un ulcère et d’une pourriture épouvantable ; ce qui l’approfondit encore beaucoup plus dans la pauvreté et dans l’abandon des créatures. Combien d’agonies et combien de désespoirs sa pauvre âme souffre-t-elle dans cette rude opération, n’ayant là pour soutien que sa résignation et sa conformité à l’ordre de Dieu ? Ce n’est là encore rien. Quand la foi trouve un cœur généreux et qui ne dit pas « c’est assez », mais qui s’abandonne totalement ; elle saisit ensuite son esprit de tant de peines qu’il faut lire les expressions admirables que cette divine lumière faisait produire à son esprit et à son cœur, qui, étant sur le pressoir de la divine puissance, sortaient au-dehors par ces expressions vraiment divines et [197] jugées telles par toute âme qui sait par expérience son langage quand elle possède un esprit.

16. Il faut lire avec beaucoup de respect ces admirables expressions que l’on n’entendra et ne comprendra que selon le degré de la communication de cette même foi et sagesse, car il est très certain que chaque parole est un admirable Mystère de cette divine sagesse et de l’adresse merveilleuse qu’elle a pour mettre au pressoir un esprit, afin de faire sortir tout l’impur et de lui insinuer la participation véritable de Dieu. Elle trouve si adroitement et si justement tous les moyens où l’esprit se peut accrocher et empêcher ainsi sa cure, qu’il ne se peut rien de semblable, comme on le voit dans la séparation des amis de Job, de sa femme et de tout ce qu’il pouvait avoir dans la terre qui lui pouvait donner quelque appui.

Les âmes qui sont avancées dans cette divine lumière trouveront grand goût et beaucoup de consolation, d’instruction et de soutien dans la lecture du livre de Job, leurs lumières s’unissant à cette admirable lumière de ce saint homme, pénétrant par là le sens vraiment mystique de ce livre.

17. Comme cette divine lumière de foi et de sagesse est si longtemps petite dans les âmes auxquelles elle est donnée, et que très peu y sont fidèles et ont la patience et la fidélité pour mourir, cela est cause que, venant à parler de ses effets plus avancés, quoique ordinaires, on est épouvanté et qu’on croit cela impossible et que ce sont exagérations mystiques. Cela n’est nullement ; et toute personne qui y sera fidèle, expérimentera infiniment plus que je n’ai dit, tout cela n’étant encore qu’un commencement. [198]

2.36 Foi opérant dans les sécheresses.

L. XXXVI. Que la foi divine opère incessamment dans l’âme qui y est fidèle, pour la purifier, nonobstant ses sécheresses et obscurités.

1. Une des choses les plus importantes et qui soulage davantage les âmes qui ont le don de foi, est de les certifier que supposé la certitude entière de ce don, elles ne se doivent pas mettre en peine pour s’assurer de n’être pas inutiles dans l’Oraison et l’action journalière ; pourvu qu’elles soient fidèles à s’observer touchant les inutilités du dehors, les attaches à elles-mêmes, et la fidélité pour se convertir vers Dieu selon le degré où elles sont. Les obscurités fort fréquentes, les insipidités, et les défauts où elles tombent de fois à autre non volontairement, leur sont des tentations continuelles de croire <de> ne rien faire ; d’autant qu’elles ne voient et n’aperçoivent ce qu’elles font : ce qui est cause que plusieurs âmes qui ont le don de foi, et qui feraient merveilles par son moyen, hésitent incessamment ; et au lieu d’en faire usage la brouillent toujours en ajoutant et en faisant ce qu’elle peuvent pour s’assurer par quantité de choses qui les éloignent de la foi.

2. C’est pourquoi je dis que c’est une des grandes grâces qu’une âme puisse avoir ayant le don de foi, d’être bien certifiée de l’usage que l’on en peut faire ; et par conséquent que supposé la certitude, il faut se garder infiniment des craintes de la nature, qui fait toujours hésiter et qui craint de se précipiter dans une voie si in [199] connue, particulièrement y ayant quantité de personnes qui faute d’expérience ne connaissent d’autre foi que la foi ordinaire du Christianisme, et ainsi ne savent vivre ni conduire les autres que par réflexion. Mais ceux qui savent par expérience, que Dieu donne à de [sic] certaines âmes un don de foi, savent aussi qu’elle [cette foi] opère dans ces âmes d’une admirable manière, et qu’insensiblement, et sans réflexion de la créature, elle les conduit peu à peu par la main jusque dans le sein de Dieu ; de telle manière que les âmes voient sans réflexion, elles goûtent sans goût, elles jouissent sans toucher : ce qui exclut ainsi toute réflexion, qui ne peut être qu’en lumière, goût, expérience.

3. Il est vrai que ce don est rare et qu’il faut être certifié par des personnes qui en aient l’expérience ; car si on se trompait en cette certitude on ferait des faux-pas très-notables. Car toutes obscurités, toutes sécheresses et tout non-goût, ne sont pas foi : et ainsi qui se conduirait dans des sécheresses et obscurités qui ne seraient pas foi comme dans celles qui sont foi, perdrait tout ; d’autant que les moyens de s’aider dans les unes et dans les autres sont entièrement contraires.

4. Mais supposé la certitude et l’assurance qu’une âme a du don de foi, elle n’a qu’à être fidèle au degré où elle en est, et à observer ce que je viens de dire au commencement : et assurément qu’elle ne se mette pas en peine de ces obscurités, sécheresses, et dégoûts ; car par là elle va autant et plus que si elle avait beaucoup d’amour aperçu et sensible.

J’ai dit qu’elle observe le degré où elle en est, d’autant que la foi a des degrés infinis, les [200] uns plus simples que les autres ; de telle manière que ce n’est pas assez que l’âme soit certifiée du don de foi, mais il faut encore qu’elle soit certifiée du degré conformément à ce que l’on a mis dans le traité de la Simplicité238.

5. Il est à remarquer que comme durant le chemin on commet bien des défauts, on arrête l’opération de la foi plus ou moins que les défauts sont volontaires ; et parfois on peut si bien la brouiller [la foi] que n’étant pas par providence secourue de personne, on pourrait perdre la route, ou du moins diminuer beaucoup la grâce de foi.

Comme cette grâce et ce don est [sont] très pur [s], il s’attache [ils s’attachent] incessamment à purifier l’âme et à la faire mourir aux créatures : ce qui fait qu’elle ne souffre point de volonté propre, d’arrêt d’esprit239, d’intérêt dans la dévotion ; et un million d’autres choses qui vont incessamment à la ruine de son soi-même ; et cela est cause qu’il n’y a rien de plus pénible que cette voie ni de plus facile à s’y fourvoyer à cause de l’amour infini que nous avons pour nous-mêmes et pour nos intérêts.

Pour ce qui est des défauts non-volontaires, il faut tâcher, après en être humilié [sic], de se remettre dans sa petite voie ; car tels défauts ne sont pas préjudiciables quand l’âme fait usage du don de foi avec ferveur et fidélité.

6. Afin donc que l’âme soit bien convaincue qu’elle ne peut pas si facilement être oisive, comme nous avons dit, il faut savoir que le don de foi dont il est question, est une lumière surnaturelle d’une pureté qui ne se peut exprimer et d’une activité comme infinie, ce que S [aint] Pierre ne pouvant exprimer se sert du mot de [201] lumière admirable, Il nous a transportés des ténèbres dans son admirable lumière240. Et dans un autre passage S [aint] Paul appelle cette foi la substance des choses que nous espérons241. C’est donc proprement une lumière qui sort de Dieu, et qui est sa véritable ressemblance ; de telle manière que comme Dieu est toujours en acte et en action tant en lui-même que vers les créatures, aussi dès qu’elle [cette lumière] est donnée et qu’elle est en degré suffisant, elle agit incessamment, tant pour nous appliquer à Dieu, que pour nous approprier pour les emplois où la divine providence nous destine.

7. Et afin de comprendre encore mieux l’activité de ce don de foi dans l’âme, on peut dire qu’il est comme un Soleil qui se levant peu à peu produit dans la terre les merveilleux effets que nous y voyons. Il [ce don] est encore comme un feu qui de sa nature est toujours agissant, si bien que pour manquer d’agir il faut qu’il cesse d’être. Mettez donc du feu sur un sujet disposé, et aussitôt il agira et produira son effet. Ainsi la foi attachée à notre âme et donnée pour nous élever et transporter en Dieu, agit incessamment selon la disposition du sujet et selon la fidélité de l’âme dans le degré où elle est.

Je me suis servi de toutes ces comparaisons afin d’exprimer plus naïvement et simplement l’activité du don de foi en l’âme, non seulement pour sa perpétuité supposé la fidélité dans le degré où l’âme en est, mais encore pour faire voir que cette foi divine, ayant beaucoup purifié l’âme où elle est, fait de merveilleux effets en l’embellissant des vertus et d’autres dons qui [202] émanent de la Majesté divine par son moyen. C’est pourquoi il est de conséquence que l’on fasse attention à ces comparaisons afin d’en bien pénétrer la lumière ; car il est très certain [ms., avec tiret] que la foi agit de cette manière en l’âme.

8. Mais comme son action est un très-long temps cachée et obscure, l’âme ne ressentant que sa pauvreté, nudité et misère ; cela est cause que presque jamais (à moins d’avoir l’esprit naturel fort capable de se perdre à ses vues et à ses intérêts,) on ne se défait de ses propres craintes : ce qui fait recourir sans cesse à des assurances, en se soutenant par des activités perpétuelles et par quantité d’autres choses que l’âme fait pour s’assurer. Mais quand l’âme est assez heureuse d’être d’un bon naturel, c’est-à-dire constant, doux, peu imaginatif, non craintif, mais plutôt enclin à se perdre, et que de plus Dieu accompagne son don de foi en tel naturel d’une conduite expérimentée ; il est certain que par là l’âme fait des démarches infinies, quoiqu’elle ne se sente pas aller, ni qu’elle ne remarque pas [sic] ses accroissements. Qu’elle se soumette seulement et s’aveugle ; car faisant de cette manière elle ne sera retardée par rien, sinon par la longanimité, qui est inséparable de la fidélité à ce don : mais ce retardement sera heureux d’autant que c’est se retarder pour courir, ou plutôt c’est courir incessamment, en croyant [ne] rien faire.

9. Il est vrai qu’il y a un malheur, que quantité d’âmes imaginatives pour avoir lu des livres qui parlent de cette foi, ou pour en avoir entendu parler quelques personnes, se jettent dans l’obscurité et la sécheresse sans s’aider ; et sans [203] être véritablement certifiées que ce soit foi : ce qui joint à une infinité de défauts, et de passions dans telles âmes, fait qu’elles sont sans aucun moyen de remède à cause de leur suffisance. Les autres personnes voyant telle chose, crient contre les obscurités et l’Oraison de foi, mettant indifféremment les bonnes et les mauvaises (âmes ?) ensemble.

Lettre à l’auteur.

Pour lui rendre compte d’une retraite ; et de quelques difficultés touchant l’oraison de simple foi.

« Je sortis lundi au soir de retraite, et j’espérais de pouvoir vous en aller rendre compte les jours suivants ; mais mon esclavage ne me l’a pas permis.

1. « L’état où je me trouve ordinairement dans l’oraison lorsque je suis fidèle à m’y tenir attentif, n’est autre chose qu’une application simple de mon esprit à Dieu vu très confusément ; et cette vue n’est, ce me semble ni profonde ni pénétrante, mais assez superficielle et aisée à trouver par les moindres distractions. La crainte que j’ai qu’elle ne soit troublée me tient dans une posture de corps respectueuses et immobiles. Si on me demandait alors à quoi je pense, je répondrai : que je ne suis pas distrait, mais que je ne pense à rien ; car il me paraît que ce qui termine ma vue n’est qu’un pur vide, et cependant ce vide m’attire. Il y a quelque chose dans ce nuage que je voudrais bien connaître moins confusément. Ce désir me presse, mais il ne me trouble pas. Je reviens aisément à la même disposition, lorsque les distractions et les extravagances l’imagination me l’ont fait perdre.

2. « Je sens quelquefois des envies de parler, non pas de faire de grands discours, mais de dire quelques paroles amoureuses comme Mon Dieu et mon tout etc. C’est un soulagement pour moi, auquel je doute pourtant si je me dois laisser aller.

Je n’ai pas le même doute à l’égard des réflexions qui me viennent sur la disposition où je me trouve, et je les chasse sans délibérer.

3. « L’oraison et la lecture du papier que vous m’avez fait la grâce de m’envoyer, ont presque fait mon unique occupation dans ma solitude ; et j’ai trouvé dans ce livre une lumière et une consolation que je ne puis vous exprimer. Dès que j’avais cessé quelque temps ma lecture, je sentais une impatience d’y retourner dont je n’étais presque pas maître. Mais il faut vous dire que parmi une infinité d’éclaircissements qu’elle m’a donnés, elle m’a fait naître quelques doutes sur ce qui regarde la manière dont je me suis conduit me suis conduit depuis que je suis entré dans l’oraison de foi.

(1). Il me semble que j’ai trop tôt cessé d’agir, et que je n’ai jamais connu ce tempérament de ne faire cesser l’homme qu’à proportion que Dieu opère. On m’a mis dans la simplicité sans ordre et sans mesure, et on m’appliquait uniquement à l’Etre divin.

(2). La lecture que j’ai fait depuis peu n’est point conforme à cette conduite ; et je n’ai observé nul ordre, m’étant simplifieé tout d’un coup et sans degrés.

(3). J’ai observé ce que vous m’avez dit ; j’ai presque toujours lu quelque chose de la Retraite du Chrétien intérieur sur la personne de Jésus-Christ, (tome I chapitre 7 du IV Livre du Chrétien intérieur de Monsieur de Bernières) avant que de commencer mon oraison. Je me mettais ensuite dans la présence de Dieu de la manière que j’ai déjà dit. Mais voici un petits embarras qui me venait assez souvent. Lorsque l’application à la présence de Dieu en moi cessait par les distractions, je ne savais si je devais retourner à mon sujet, ou me remettre simplement dans l’état où j’étais avant que d’être distrait. C’est ce que j’ai presque toujours fait sans savoir si je faisais bien ou mal ; et je puis vous assurer que mes sujets m’ont fort peu occupés.

(4). « Je ne sais s’il suffit pour continuer mon application intérieure à Dieu présent en moi, que j’aie une vue sombre, sèche, insensible et confuse, comme un homme qui regarderait dans un abîme obscur et profond, ou qui envisagerait un nuage fort épais ; ou si je dois me faire une image d’un objet plus marqué comme de l’Humanité de Jésus-Christ, ou de quelque action de sa vie. Je sens plus d’attrait au premier qu’au second : mais comme je ne sais si cela ne vient point des premières impressions qu’on m’a données, je suis bien aise de savoir votre sentiment là-dessus ; et je suis résolu de le suivre avec une docilité la plus grande du monde. Je vous assure que Dieu me donne pour vous un respect et une soumission de Fils. Conservez-moi toujours, je vous en conjure, la bonté que vous m’avez témoigné ; et que mes faiblesses et mes misères ne vous rebutent point.

2,37 Nudité dans l’Oraison de foi.

L. XXXVII. Réponse à la précédente Sur la simplicité et nudité dans l’Oraison de foi; sur le désir d’y produire quelques paroles; sur les doutes de son état; sur les lectures et conversations; sur la conséquence à ne pas prévenir l’opération de Dieu; sur les sujets d’Oraison.

Afin de vous répondre utilement et d’une manière, [virgule] qui vous serve longtemps, je vous dirai mes pensées sur chaque article de votre lettre.

1. Je commence donc par votre Oraison, et vous dis généralement que toute votre expérience selon que vous l’expliquez est très-bien ; que vous devez être fidèle en cette manière. Vous aurez beaucoup de peine à poursuivre cette simplicité et nudité, votre esprit, votre raison et vos sens vous causant souvent de l’ennui dans leur peu de stabilité, et dans le vide intérieur que vous expérimenterez. Mais il n’importe que les sens en cette rencontre souffrent, et que la raison ne comprennent pas comment ce procédé conduit à Dieu, et fait trouver Dieu en simplifiant l’âme et purifiant l’inclination amoureuse de sa [207] volonté, afin qu’elle fasse plus purement et à l’insu son ouvrage en cherchant Dieu où il est. Cette vue simple que vous me dites qui vous occupe en l’Oraison et qui ne découvre Dieu que confusément, est très bien et très bonne. Ne vous violentez pas à la rendre plus aperçue en pénétrant ni Dieu ni quelque vérité plus fortement. Car un long temps elle doit être dans cette confusion générale pour réunir doucement et tranquillement les diverses opérations de votre âme.

Ce que vous me dites de cette simple vue, est aussi fort bien, savoir qu’elle n’est ni profonde ni pénétrante. Remarquez bien que cela doit être un assez long temps. Où plusieurs personnes marchant en cette voie de repos en simplicité, se trompent, voulant trop tôt que leur vue confuse qui les tranquillise, devienne trop pénétrante et trop profonde : qui leur cache un je-ne-sais-quoi242 qu’elles veulent approfondir : au lieu de se nourrir par ce regard silencieux, tranquille et taciturne qui souvent même à la suite perd la nature de regard, pour demeurer confusément appliqué par une inclination amoureuse qui ne sait nullement le moyen par où elle est liée et (ni) par où elle se nourrit.

Que l’âme ne se mette donc pas en peine un fort long temps, que cet ouvrage lui paraît fort superficiel : l’opération est au-dedans inconnue ; et il faut qu’il se passe bien du temps avant qu’il se manifeste rien [quelque chose] aux sens ni à la raison qui donne des assurances de cette Oraison. Cette disposition rend l’âme fort aisée à être distraite, n’y voyant rien ou très peu de sensible qui l’occupe et qui arrête ses divagations : c’est pourquoi elle conçoit toujours le terme de ses dé [208] sirs et de sa vue, comme un vide qui la nourrit et qui l’occupe sans application.

Qu’elle ne s’embarrasse pas de ses distractions et (ni) de la facilité qu’elle a de perdre son occupation, qu’elle revienne doucement en se remettant en sa place par son retour simple vers Dieu, et de cette manière autant de fois qu’elle en est retirée, qu’elle y revienne sans s’inquiéter : car ces allées et venues peu à peu en l’humiliant et en l’apetissant l’ajusteront doucement et suavement à ce regarde simple et amoureux de Dieu.

Et quoi que l’âme ait beaucoup de désirs de tendre à pénétrer plus avant où ce vide vous attire ; désirez-le humblement sans vous efforcer de courir après, mais seulement en l’attendant en patience : et votre âme verra dans la suite que ce nuage et cette obscurité qui vous cache [cachent] quelque chose que vous voudriez posséder, vous le conserve [conservent] utilement, en le faisant fructifier par la mort de vous-même ; pour vous le donner amplement après selon que votre âme sera fidèle à son simple, amoureux et nu regard de Dieu ou de quelque vérité qui incline l’âme à cet état.

2. Vous me dites que vous avez un grand désir, et même qui vous presse, d’avancer en ce nu regard où votre âme trouve quelque chose d’avantageux quoiqu’elle ne le voie pas. Voilà la vraie marque du mouvement de la grâce en ce degré : elle agit tranquillement et fait désirer suavement, bien que souvent en sécheresse et en pressure de cœur ; mais sans inquiétude. En ce temps il faut tâcher d’aller doucement ; et quoiqu’il ne paraisse pas que vous avanciez par ce procédé, cependant vous le faites beaucoup [209] : car plus vous souffrez tranquillement en votre nudité intérieure et que vous la poursuivez, quoique vous n’aperceviez rien, plus vous avancez.

Ne vous étonnez pas si vous vous voyez si facile à perdre votre disposition : revenez encore aussi facilement ; et vous verrez que ces allées et ces venues insensiblement ajusteront votre âme à ce procédé, faisant peu de compte de ce que l’imagination vous objecte. Et quoique souvent il vous paraisse quelques souillures par infidélité, consumez-les par le retour amoureux à votre grâce, en vous simplifiant ; sans vouloir vous ajuster à avoir nulle amertume dans votre cœur : et vous verrez qu’insensiblement les souillures et les petits éloignements que causeront les distractions et les défauts, vous aideront même par le peine qu’ils vous causeront en vous soutenant dans votre disposition.

3. Quand en cet état de vue simple et nue il vous vient au fond de l’âme certains désirs tranquilles et amoureux de produire quelques paroles amoureuses vers Dieu, pour lors laissez-vous-y aller doucement et suavement, d’autant que ce moyen ne multiplie pas, le principe étant simple, car ce n’est point par empressement d’activité, mais par soumission et dépendance au mouvement de Dieu. Faites-en autant lors qu’il vous vient des petites lumières sur les vérités divines, ou sur le bonheur de la présence de Dieu. Il faut suavement et avec grande liberté laisser agir ce premier principe en nous ; et par ce moyen non seulement il nous simplifie, mais il nous nourrit et nous fortifie. Et quand Dieu se tait et paraît ne nous plus entendre, tenons-nous dans notre simple vue et [210] inclination amoureusement simple ; et nous serons fort bien postés243 pour avoir et faire ce que Dieu veut.

4. Vous faites très bien de ne point vous arrêter aux réflexions qui vous porteraient aux doutes de votre état, ou à douter de ce que vous y faites. Marchez en soumission, et vous avancerez toujours. Et il est certain qu’en ce degré vouloir voir et sentir ce que l’on fait, est s’arrêter, et arrêter le cours des miséricordes de Dieu qui se débordent sur votre âme non seulement simple en regard divin et amoureux, mais simple en croyant et en mourant à soi.

Vous pouvez être fort convaincu de ce principe par la lecture du Père Balthazar Alvarez244. Où vous remarquerez que Dieu l’a fait extraordinairement avancer en quelques années, où Dieu l’a traité rudement en l’appauvrissant et en lui supprimant le moyen de toutes ces réflexions pour gagner entièrement son cœur, non seulement par la perte de toutes choses, mais de lui-même. Et il compare admirablement son degré d’Oraison à un pauvre à qui toutes choses manquent : de manière qu’il était, dit-il, comme un pauvre à la porte d’un Grand, ne vivant que de misères et d’attentes, auquel on jetait de fois à autre un pauvre petit morceau de pain pour lui faire subsister la vie douloureusement. Cet état si pauvre, si dénué, si vide et si extraordinairement simple devient si fécond à la suite, qu’il est vraiment la conviction de la vérité de cette grâce.

5. Il faut que vous remarquiez comme une chose de conséquence, pour vous rétablir dans votre état d’Oraison selon votre première vocation que la lecture et la conversation où il se [211] trouve de l’onction et des lumières conformes à votre état et au dessein de Dieu sur vous, vous seront toujours d’une grande nourriture et très nécessaires ; d’autant qu’ils vous rétablissent admirablement, et même en quelque façon davantage que ne fera l’Oraison actuelle en votre situation présente. Je dis même plus, que si les lumières qui sont déduites en ces lectures sont plus avancées que n’était votre grâce en l’état où vous l’avez plus expérimentée ; et qu’ainsi présentement vous ne puissiez pas vous en servir actuellement : elles ne laisseront pas cependant de vous réveiller l’appétit intérieur, et de redonner une nourriture à votre âme par son fond intérieur qui vous sera d’une grande utilité, non seulement pour dissiper les nuages qui sont survenus à votre âme par les entre-deux que vous ont causés les dissipations et le peu de fidélité que vous avez eu [e] à faire usage de votre Oraison ; mais encore pour vous réveiller et vous remettre en état de votre première vocation. L’Oraison seule sans ces secours vous serait un moyen très pénible et peut-être bien-infructueux pour vous causer cet effet ; par la raison que votre âme étant présentement beaucoup éloignée de cette première grâce de vocation, elle ne peut que très peu attirer de l’onction et de la grâce par ce moyen d’Oraison, à cause des sécheresses et obscurités et entre-deux que l’Oraison actuelle est en nécessité de pénétrer : mais la lecture et la conversation de cette grâce prévenant plus ou davantage l’âme qu’elle n’est par son degré actuel, lui fait [font] trouver un certain goût et une nourriture qui insensiblement la repaît [repaissent] et la réveille [réveillent]. [212]

6. Où il est nécessaire de savoir plusieurs conséquences de cette vérité. La première ; que l’âme qui goûte ces lectures et se nourrit par elles, reçoit bien le goût en passant et en lisant, mais ne le peut pas conserver comme s’il lui était donné en l’Oraison. Ainsi il ne faut pas travailler à vouloir toujours retenir cette nourriture ou ce goût que vous recevez en telles lectures, qui vous est donné et qui vous vient à peu près comme celui que nous avons en nous nourrissant. Car durant le temps que je mange et que ce manger est encore en bouche, je le goûte, mais aussitôt qu’il est avalé, il passe en ma nourriture sans goût : ainsi ce serait une chose impertinente que de vouloir toujours conserver ce goût, et cela empêcherait la nourriture. Tout ce que l’on peut faire est selon que cette nourriture fait du bien de réitérer de fois à autre [ms., autre : sans s] cette lecture et conversation ; et par ce moyen l’âme est peu à peu réveillée en sa première grâce.

La seconde chose très à remarquer est, que l’âme en la situation où vous êtes, ne trouve pas cette nourriture ni ce goût dans l’Oraison actuelle ; cela ne se peut par bien des raisons : les sens au contraire y sont en pressure et très souvent en sécheresses intérieures. Cela n’empêche pas cependant que l’âme secrètement ne s’y nourrisse beaucoup ; mais non pas tant selon l’aperçu de l’âme. Et ainsi il faut qu’elle soit fidèle, nonobstant cela, à faire son Oraison dans les temps réglés. Et quand elle aperçoit que son appétit intérieur se réveille, et qu’il se fait en elle une certaine faim, qu’elle lise et qu’elle relise souvent les choses qu’elle verra lui [213] être de nourriture ; et elle trouvera par tout ce procédé qu’insensiblement son âme245 s’avancera et se remettra en sa place.

7. Tout ce que vous avez remarqué dans ce papier et que vous remarquerez encore à la suite dans toutes les lectures que vous ferez de ces vérités qui marquent la grande conséquence de ne pas prévenir l’opération de Dieu, mais de la suivre peu à peu, est d’une grande importance, et doit être fort considéré ; à moins que l’on ne veuille se causer beaucoup de dommage, et diminuer aussi l’effet de cette divine opération en nous, qui travaille plus en un jour, quoiqu’on ne s’en aperçoive pas, qu’en plusieurs années en s’avançant trop, même par bonne volonté. Mais comme il est très difficile de rencontrer des personnes qui soient fort éclairées en cette Oraison et à qui Dieu donne le don d’expérience pour discerner et pour prévenir les âmes qu’elles aident et ainsi les faire marcher sûrement et exactement ; [o] n doit en cette occasion adorer la providence et le secret divin nous y abandonnant sans le vouloir pénétrer. De manière qu’il est certain, qu’il a été nuisible, non seulement à vous, mais à bien d’autres, de n’en avoir pas été précautionnés. Et tout ce qu’il y a présentement à faire, c’est de le rajuster du mieux que vous pouvez selon la lumière présente en [en] voyant la conséquence ; mais de s’en embarrasser il ne le faut pas. C’est encore beaucoup que l’on trouve quelques Serviteurs de Dieu, qui au milieu de mille nuages et incertitudes nous disent le principal, et nous assurent en quelque manière de notre vocation sans nous dire et (ni) nous éclairer de toutes choses parfaitement. Je ne doute pas que si cela [214] avait été [le cas], que votre âme n’ait marché à plus grands pas ; et que même ayant un moyen plus facile d’attirer les dons de Dieu et de les goûter en plus grande abondance, cela vous aurait soutenu davantage. Car dans la vérité, n’être que simplement certifié de sa grâce en général, sans être éclairci [éclairé] du particulier et du moyen d’y arriver, est toujours deviner sa grâce et à quoi l’on tend ; mais être éclairci [éclairé] du vrai moyen d’y arriver et du particulier de la voie, c’est toujours avoir sa grâce en possession : d’autant que très assurément l’âme de cette manière est toujours en quelque façon sûre et certaine ; mais quand cela n’est pas [le cas], elle est presque incessamment remplie de doutes et de perplexités qui l’arrêtent et qui lui cachent beaucoup le dessein éternel. Il y aurait ici à dire beaucoup de vérités pour éclaircir [éclairer] tout à fait ce principe ; mais cela serait trop long pour une lettre : vous en remarquerez plusieurs éclaircissements dans divers papiers dont je vous ferai part246.

8. Touchant la difficulté que vous avez expérimentée en votre Oraison pour prendre et reprendre les petits sujets que vous avez lus durant votre retraite afin de vous aider ; vous devez remarquer, qu’au degré où vous êtes, il est de conséquence que vous lisiez toujours quelque petite vérité pour réveiller un peu le fond de votre volonté. Et lorsque vous êtes en actuelle Oraison, si cette vérité ne fait d’impression et n’incline pas amoureusement votre âme vers Dieu, et que plutôt en effaçant cette vérité, elle ait une tendance simple vers sa présence, tenez-vous-y doucement tout le temps que votre âme y expérimente liaison et ouverture. Mais quand vous voyez que les distractions [215] vous en ont retiré et qu’il y a du vide en votre âme, ayez un simple souvenir de cette même vérité pour la réveiller ; mais si le souvenir de cette vérité ne fait pas cet effet, et qu’y travaillant, le souvenir de cette simple présence le cause, demeurez-y simplement. Il est cependant de conséquence en l’état où vous êtes, que votre âme soit réveillée et remise en œuvre par ces vérités en cette manière, observant ce que je vous dis. Et une preuve qui vous doit convaincre de ceci est la nourriture que vous trouvez en la lecture : ce qui fait voir que l’âme n’est pas encore en degré d’être toute réveillée immédiatement, et qu’elle le doit être encore en diverses rencontres par les lectures et les vérités. Et comme je vous viens de dire en l’article précédent, qu’il est de la dernière conséquence de s’ajuster à l’opération de Dieu pour ne pas se simplifier que par ordre et en suite de cette opération ; aussi est-il de la même conséquence de s’ajuster au degré de la grâce en l’Oraison pour se servir des vérités et pour diminuer et augmenter leur secours selon que Dieu avance ou retarde davantage son opération immédiate par sa présence.

9. Il est de grande conséquence pour votre âme que vous ne vous formiez pas par vous-même un objet ni une idée de sa présence. Il suffit en votre degré que vous ayez une vue de Dieu en général, confuse et en quelque façon dans les ténèbres où votre âme tend, car ce sera là toujours son penchant, les pénétrant peu à peu et doucement jusqu’à ce qu’elle trouve son centre. Et quand la vue et l’inclination amoureuse vers Jésus-Christ figuré vous viendra [viendront] [216], il vous sera [seront] de grande nourriture, mais en son [leur] temps. C’est pourquoi contentez-vous de vos nuages et de vos obscurités, où vous trouverez votre paix et votre repos, et où insensiblement et imperceptiblement votre âme tendra toujours pour pouvoir trouver et goûter cet inconnu en votre âme.

10. Ce que je vous dis ici est bien différent de ce que je vous ai dit des vérités : Car cette présence est la fin de ce que vous prétendez247 et de ce que vous poursuivez ; et ces vérités dont vous vous devez aider avec ordre en votre état, sont des moyens : ce qui distingue notre état et notre degré en lumière immédiate ou médiate. Car vous savez bien que quand l’âme est en état de subsister dans la sainte présence et par son opération, elle y subsiste par une lumière immédiate qui découle de là et qui lui fait voir et goûter les choses. Quand elle n’est pas encore là et qu’elle est médiate et dans l’état médiat, c’est-à-dire qu’elle reçoit les lumières par les vérités, elle doit humblement s’y ajuster d’autant que par là, la simple présence lui est donnée et la nourriture intérieure découle par ces mêmes vérités à proportion de son degré, c’est-à-dire en se ménageant doucement ; car à mesure que la simple présence s’augmente, et que la simple présence devient plus forte, le moyen des vérités diminue. Et afin de bien réussir en tout ceci, il faut y aller bonnement avec toutes ces précautions : car de vouloir être trop pointilleux, par une exactitude trop particulière ; ce serait tomber dans la réflexion qui causerait une autre incommodité et un autre dommage.

Je vous renvoie votre lettre, afin que vous [217] la gardiez, et que vous voyiez de quelle manière vous devez agir dans les rencontres. Croyez que je suis à vous sans réserve.

2.38 Silence devant Dieu. Bonté de l’Oraison. Etc.

L. XXXVIII. Silence devant Dieu. Bonté de l’Oraison. Avis sur le dégoût des conversations, sur la Confession, la Communion, les souffrances et les défauts.

1. Pour vous répondre en peu de paroles, je vous dirai premièrement, que comme c’est dans le silence que Dieu parle au cœur, il est extrêmement nécessaire que l’âme fasse ce qu’elle pourra pour avoir du temps et l’occasion de se mettre en silence et en solitude, quand bien ce ne pourrait être que par moments.

Où il faut remarquer que comme l’union avec Dieu est le principe général de tout notre bien et de toutes nos lumières en cette vie, et que cette union demande la vie retirée et silencieuse, il est certain que l’on doit préférer le silence à toutes choses ; que l’on doit se laisser conduire par la providence aux affaires, mais qu’il est permis et même qu’il est d’ordre de Dieu de choisir les occasions de silence et de solitude. Dans ce silence on se remplit, et dans le travail on se vide. Et ainsi jusqu’à ce que l’âme soit dans un grand degré d’union avec Dieu, non seulement ce silence est utile, mais même on le peut dire nécessaire absolument ; sans quoi insensiblement l’âme déchoirait quoiqu’elle eût toutes les bonnes intentions et que même elle ne travaillât qu’au nécessaire des choses qui lui sont commises248 de Dieu.

2. C’est pourquoi il est de la dernière conséquence [218] que l’âme se nourrisse de cette inclination de silence et de solitude ; mais pour la pratique qu’elle la règle selon qu’elle pourra : ne pouvant en prendre beaucoup, qu’elle en prenne peu, et qu’elle réitère plutôt de fois à autres par moments ce silence et cette recollection. Et si même il arrive qu’elle ne puisse prendre ces moments, que l’âme tâche d’être fidèle au silence et à la recollection intérieure, qui consiste en une certaine inclination silencieuse et solitaire que l’âme nourrit en elle au milieu de ses embarras. Par ce moyen elle se conserve en état pour profiter aux autres selon son état ; et quand cela n’est pas, insensiblement elle tarit et les petites passions et inclinations naturelles prennent le dessus. C’est ce qui a fait dire à S [aint] Bernard ces belles paroles ; que la vie solitaire doit être élue, mais que l’emploi actif pour le bien des autres, doit être souffert avec patience : et dans un autre lieu parlant à ses frères qui l’entretenaient des discours intérieurs, il leur dit ; que le soin qu’il avait des autres même le retardait249. Ce qui me semble convaincre suffisamment, que l’inclination principale de l’âme doit être le commerce intérieur avec l’abandon pour se rendre ensuite à ce que Dieu veut.

3. Et ainsi Madame, je crois que vous faites très bien de conserver cette inclination solitaire selon votre grâce ; mais aussi que vous devez doucement et humblement vous laisser aller aux besoins, observant que le nécessaire charitable s’y trouve, mais non pas l’inutile ; et qu’ainsi dans les conversations que vous avez avec les séculiers où vous parlez de Dieu, vous tâchiez d’y faire ce que vous voyez être d’ordre de Dieu. Mais quand vous remarquez votre âme commencer [219] un peu à se dégoûter, et que l’inclination solitaire et silencieuse vous prend ; il est assez nécessaire d’y correspondre : et peu à peu vous apprendrez par la pratique successive de l’un et de l’autre à connaître le parler de Dieu qui vous marquera quand il demandera le silence ou la charité.

4. Dans ce silence et cette solitude dont nous parlons, il est assez à propos d’y demeurer en paix comme attendant respectueusement que Dieu nous parle, ou bien demeurant avec le même respect auprès de Dieu. Et pour lors le silence et le respect sont le parler de l’âme, et sont aussi tout ce qu’elle peut et doit faire, à moins que Dieu ne lui marque autre chose ; ces sortes de petites retraites silencieuses durant le jour n’étant proprement que pour calmer son cœur et se mettre en repos proche de Dieu : ce qui n’empêche pas que dans l’Oraison l’âme ne quitte ce procédé silencieux pour s’occuper conformément à son degré.

5. Ne jugez jamais de l’avancement ni de l’utilité de votre Oraison par ce que vous y faites, et que vous y recevez, ou y sentez ; ce serait un mauvais moyen : mais bien par la fidélité que vous avez à faire ce que Dieu veut ce que vous y fassiez, si Dieu veut que vous y soyez pauvre et dénuée, soyez-la [soyez-le] ; et faites avec vos puissances, comme vous pourrez, ce que l’on vous conseille en votre degré : et vous trouverez par expérience que vous ferez toujours bien votre Oraison et très utilement pour votre perfection, si vous tâchez en mourant à vous de vous y ajuster selon qu’il le désirera de vous.

6. Quantité de personnes tirent peu de fruit [220] de l’Oraison, d’autant qu’elles croient qu’elle consiste à la faire et à la bien faire : cela est vrai, étant bien entendu [étant bien compris]. Mais ce faire et ce bien faire consiste [consistent] à être là et à faire là ce que Dieu veut ; et ainsi la plus grande complaisance et la plus grande conformité à ce procédé est [sont] la plus pure et la meilleure Oraison. D’où vient que très souvent on tire plus de profit d’une Oraison bien sèche, et où on pâtit davantage, parce que l’amour-propre et la propre suffisance y est [y sont] à la gêne, que dans celle l’où on a le vent en poupe et où très souvent la nature a le gouvernail. Car pour lors sans que l’on y pense, l’on suit ses petites inclinations et l’on adresse250 son vaisseau en l’Oraison où la propre volonté tend : et ainsi croyant avoir fait beaucoup parce qu’on a été à son aise et que la propre volonté a été un peu au large, on trouve cependant qu’on n’a pas fait un pas pour sortir de soi-même, qui est proprement le pur ouvrage de la vraie Oraison. Et au contraire ayant été bien sèche, bien pauvre, et bien contrariée en l’Oraison, consultant la raison, les sens, et l’amour-propre, on juge n’avoir rien fait ; et cependant l’âme ayant été fidèle à marcher pour lors contre soi-même selon l’ordre qu’elle doit tenir en son degré, elle trouve que chaque moment de telle Oraison n’est pas seulement une course, mais un vol léger très fort, par lequel durant tout ce temps elle s’écarte et s’éloigne de soi-même. C’est pourquoi il ne faut jamais prendre pour conseiller, (savoir s’il en a fait une bonne Oraison) l’esprit propre et la nature, mais bien un conseil expérimenté de quelque Serviteur de Dieu ; et ainsi s’y réglant par là et par les maximes que [221] l’on sait être de l’Esprit de Dieu, il faut s’y tenir fortement en mourant à soi.

7. Il est certain qu’au commencement que l’on travaille à l’Oraison, comme Dieu nous prend tout dans nous-mêmes, il est une bonté si infinie et si accommodante qu’il se sert durant un très long temps de ce même nous-même, par ses petites activités soit de pensées, d’affections, ou de paroles pour peu à peu nous attirer à lui et nous faire sortir de nous. Cela ayant déjà beaucoup réussi, et l’âme s’étant approchée de Dieu par la pureté plus grande, peu à peu le calme commence à se faire, et le bruit de ces opérations commence à cesser un peu en se simplifiant ; c’est pourquoi l’inclination du repos intérieur et de la simplicité survient. Et il est de très grande conséquence à l’âme de suivre Dieu pas à pas en s’ajustant suavement à ses démarches ; et ainsi il faut être active quand il nous veut actifs ; et présentement qu’il veut un peu faire reposer et simplifier l’âme, il faut contribuer doucement à cette opération.

8. Ce désir de Dieu que vous avez, est très bon, sa bonté l’imprimant dans nos cœurs afin de nous dégoûter des créatures et de tout le créé ; et quand il l’a imprimé un peu fortement, il le cache [ce désir] de fois à autres, afin que l’âme devienne inquiète et qu’ainsi son amour par cette privation simulée s’excite. C’est pourquoi ce dégoût des conversations et de toutes choses est un secret désir de Dieu, sans que vous vous en aperceviez, et ainsi vous devez laisser votre âme occupée de ce dégoût, qui insensiblement vous fait fuir de toutes choses sans cependant distinctement savoir où vous allez, et qui excite [222] ainsi peu à peu vos démarches vers Dieu.

9. Pour ce qui est de la Confession, ne vous embarrassez pas de rendre votre contrition sensible. Il suffit qu’elle soit raisonnable, c’est-à-dire dans le fond et l’inclination de la volonté qui est marrie251 de son péché : et il est certain que l’âme dans l’état où vous en êtes porte continuellement comme une contrition des fautes qu’elle commet. Et ainsi il suffit allant à confesse de vous remettre plus silencieusement auprès de Dieu ; et aussitôt vous verrez que votre âme voyant ses fautes sera inclinée derechef252 au désaveu de ces mêmes fautes sans que vous en fassiez d’actes sensibles, sinon de fois à autre que votre âme y est inclinée, mais en faisant cependant de plus véritables et de plus forts [actes] que si vous les faisiez par activité propre et par vous-même. Et quand vous ne ressentez en vous que toute corruption, sans vous apercevoir d’autre contrition que d’un fond d’humiliation, qui vous rabaisse devant Dieu sans avoir rien de sensible qui vous marque le regret, vous devez ne vous pas mettre en peine ; car cela suffit : d’autant que si l’on vous demandait pour lors si vous êtes marri de vos péchés, vous répondriez, assurément que oui.

10. Ce que vous me dites de la Communion est très bon et selon l’état présent de votre âme. Car comme le degré intérieur où vous êtes commence à goûter Dieu, aussi commence-t-il à vous donner la Communion, et le fruit de ce divin Sacrement ; non par raison comme autrefois, mais bien par expérience de lumière de foi : et c’est là que la Communion fréquente commence d’être utile et de profiter beaucoup [223]. Elle sert beaucoup dans le commencement à la vérité ; mais c’est par un moyen raisonnable, qui est si bas qu’il peut donner peu en comparaison de ce moyen présent : mais lorsque l’on commence à goûter Dieu, tout devient grand, et chaque Communion devient une source de grâce très féconde. Or pour ce goûter remarquez, que je ne dis pas, que ce soit toujours un goûter sensible, mais un goûter en foi.

11. Pour ce désir que vous avez de demeurer en repos en Oraison, au lieu de l’exercice du soir, je crois qu’il est fort bon, et que la raison que vous m’apportez pour craindre la paresse en ce repos ne vous doit point donner de peine : d’autant qu’il y quantité de raisons (que je vous pourrais dire) qui me convainquent que présentement vous le pouvez faire.

Comme votre âme se recueillit [se recueille] et se tient assez silencieusement durant le jour, il n’est pas besoin de renouveler si souvent votre intention durant le jour. Et il suffit que vous le fassiez selon l’inclination intérieure que votre âme en a : et même quand vous n’avez pas d’inclination particulière, continuez à demeurer silencieusement auprès de Dieu ; ou bien occupée de quelque petite disposition que Dieu vous donne, qui contient toutes [les] intentions sans les multiplier en les renouvelant.

12. Dans les souffrances il vous suffit de demeurer paisible, et de laisser votre âme en liberté, afin que selon les inclinations que Dieu lui donnera elle soit agissante, ou souffrante selon l’inclination de Dieu. Et dans les occasions où vous craignez d’offenser Dieu, il n’est pas nécessaire que vous vous éleviez en acte de [224] résignation vers Dieu, mais seulement que vous tâchiez de vous tenir auprès de lui, comme en vous y approfondissant de plus en plus ; comme l’on voit qu’un enfant qui se tenant à la main de sa mère est surpris de quelque peur, s’attache à elle, et paraît en se retournant vers elle, de se mettre comme en sauve-garde de toutes choses. Ainsi en fait l’âme qui commence d’être simplifiée et en repos dans l’inclination qu’elle porte de plus se tranquilliser que d’agir.

13. Ce que vous me dites de votre Oraison présente est très bon, et une marque que votre âme se simplifie. Car quand Dieu simplifie la diversité des lumières pour approcher l’âme davantage de lui, il commence toujours de toucher la volonté, et cela par un désir qui lui est toutes choses. Tout ce que vous m’en dites est fort bon et vous ferez bien de le continuer.

14. Vous pouvez de fois à autre253, pour soulager votre âme, faire vos affaires dans le temps des récréations : mais aussi il faut prendre garde qu’avec bonne conduite vous tâchiez d’observer quand il sera nécessaire que vous soyez aux récréations, afin de soutenir votre Communauté et lui faire un million de biens que l’expérience vous fera connaître.

15. Il est certain que pour le très-ordinaire254, Dieu ne nous défait de nos défauts et de nos péchés que quand il nous a réduits dans l’aveu humble et sincère que nous ne sommes que toute corruption, et qu’après avoir fait tout ce que nous avons pu, nous nous voyons comme dans l’impossibilité de nous purifier. En cet état il naît en l’âme une confiance en Dieu ; et pour lors il prend plaisir d’étaler sa miséricorde [225] sur le fumier de notre propre corruption en nous facilitant la victoire de quantité de péchés et des [de] défauts, dont nous n’avons jamais pu nous défaire.

2,39 Purification. état de simplicité

L. XXXIX. Se laisser purifier à Dieu par l’expérience de ses misères. Comment remédier à ses défauts en l’état de simplicité. Secret pour aller promptement à Dieu.

1. C’est toujours avec beaucoup de joie, Madame, que je me donne bonheur de répondre aux difficultés, sachant qu’en vérité tout ce qu’on vous dit portrait fait de grâce et fructifie.

Il faut donc remarquer qu’en l’état où votre âme est, toutes les grâces et les opérations de Dieu se terminent toujours et se doivent terminer non seulement à la vue de vos défauts, de vos imperfections, et du fonds corrompu qui est en vous ; mais encore dans l’expérience de ces mêmes misères, afin de vous solliciter davantage d’y travailler efficacement, et d’employer comme il faut toutes les grâces et toutes les lumières de votre état présent.

2. Où il faut remarquer que durant le temps de la purification et jusqu’à ce qu’elle soit fort avancée, Dieu ne travaille spécialement notre âme que pour la faire : le reste qu’il opère et toutes les autres lumières qu’il nous donne, ne sont que comme en passant, et pour nous fortifier dans le travail si nécessaire de notre purification. C’est pourquoi l’on ne voit ordinairement que défauts, et l’on n’a d’expérience que de sa misère ; de manière qu’il paraît qu’au lieu d’avancer on recule, et au lieu de se purifier on se salit soi-même par des chutes sur chutes : ce qui jetterait souvent dans la découragement, tant par la vue de tant de misères que par le peu d’usage que l’on fait des miséricordes de Dieu, que l’on croit recevoir à tout moment.

3. Je dis que l’on croit ; d’autant que l’expérience de ses misères dans tout ce temps de purification n’est pas vue sûrement comme grâce spéciale et continuelle de Dieu : mais au milieu de ces ténèbres et de ces pauvretés on ne peut cependant qu’on ne le croie par un je-ne-sais-quoi qui gagne le cœur, et qui fait qu’au milieu des misères expérimentées, et du peu de fruit que l’on fait pour se corriger, on a incessamment un certain désir de Dieu, et de lui être fidèle, qui ne quitte presque pas l’âme. Il est vrai qu’il n’est pas consolant, mais affligeant ; à cause que l’âme est en cure, c’est-à-dire en état et en attente d’être guérie de ses misères, portant ainsi la peine de ses médecines : ce qui fait que ce désir au lieu de consoler inquiète, sollicitant toujours l’âme à aller et à voir toute autre chose qu’elle n’a, et à n’être nullement contente d’elle-même. Ce n’est pas le dessein de la grâce en ce degré : au contraire plus Dieu qui fait des miséricordes et plus l’âme y est fidèle, plus aussi paraît-il que l’âme est horrible, infidèle et peu constante à faire fruit des miséricordes de Dieu, et à les mettre en exécution. Tout le procédé de la grâce en ce degré est, pour faire en sorte d’éloigner l’âme d’elle-même, afin qu’elle se haïsse et qu’elle entende vraiment qu’elle n’est que misère, éloignement de Dieu et impureté qui doit être détruite pour y placer la pureté intérieure.

4. Ainsi vous ne devez pas vous étonner de ce que la grâce ne vous donne pas d’inclination pour vous-mêmes ni qu’elle ne vous fasse voir quelque pureté en vous : plus elle poursuivra cet effet est plus vous serait courageuse à travailler conformément et sur ses lumières ; plus sans vous en apercevoir d’ici à très longtemps, vous avancerez. Car avancer en ce degré est se détruire soi-même en ses inclinations propres, en son amour en l’estime de soi-même et en une infinité de dissemblances que la lumière divine prend plaisir de faire voir et faire toucher au doigt à l’âme, durant tout ce degré que vous passez et que vous avez à passer.

5. Pour la fidélité en ce degré, il est à remarquer que vous ne devez pas observer vos défauts, ni y remédier par une manière plus selon les sens ni plus multipliée que vos autres degrés simples où vous êtes. Ce serait ne rien faire, et plutôt vous jeter dans la confusion de vos inventions que de remédier à vos misères. C’est pourquoi il vous suffit, en suivant doucement et humblement la lumière qui vous découvre vos défauts et vous fait voir votre corruption, d’en être humiliée tranquillement, et de vous en confesser dans les rencontres selon le besoin plutôt que de retourner aux grands examens et aux confessions extraordinaires.

6. Car il faut remarquer comme un principe de conséquence que l’âme commençant à être simplifiée par la lumière de Dieu, doit remédier aux vues générales de sa corruption et de sa misère plus par le retour humble et tranquille vers Dieu en sa simplicité que par la multiplication, quoiqu’avec bonne intention, des pratiques de confessions ou d’autres divers actes, qui sont fort efficaces dans le temps que l’âme est dans la multitude de son activité par les méditations ou autres exercices semblables ; car par ce procédé elle va se défaisant davantage de ses impuretés près de Dieu qu’elle ne ferait par tous ses efforts.

7. Ne craignez pas que ce procédé soit une fainéantise de votre amour-propre qui aimerait le repos ; cela serait vrai si vous n’étiez pas au degré où vous êtes : mais assurément plus une âme en ce degré se tranquillise humblement et plus elle répare ses défauts en retournant simplement à Dieu, plus elle y remédie. Tout ce qu’elle a à observer est de porter courageusement la peine que la nature a pour lors de ses misères et de ses défauts, sans se soulager par la voie multipliée des exercices qui ont autrefois y remédié et ainsi le retour à Dieu joint avec la peine de sa faute, est un excellent remède pour réparer sa corruption, et pour se disposer même à la confession dans le besoin actuel, quand il est nécessaire.

8. Il ne faut pas s’amuser dans le degré dont nous parlons, à se donner soi-même les pensées d’humiliation et d’être humiliée en vue du fond le corruption. Il vaut mieux être tranquille sur son fumier en la vue humble et douce de sa misère que de penser à tant de choses, et laisser à la providence de faire penser et dire de nous ce qu’il lui plaira. Il vaut mieux sans comparaison, n’étant rien et moins que rien, nous laisser comme nous sommes, indifférents à tout ce qu’on pense de nous, que de nous remplir par nous-mêmes de bien des choses quoiqu’elles nous paraissent belles, qui sont la propriété de ce que nous voyons ne valoir rien ; et Dieu en fera comme bon lui semblera. Et je m’assure que notre rien crèvera plutôt par ce procédé que par tous les autres que nous pourrions prendre pour remédier à cette apostume qui nous incommode tant. Ainsi laissez dire et penser de vous ce qu’on voudra, vous n’êtes et ne serez en vérité que ce que vous êtes devant Dieu.

9. Et il est très certain que toutes ces belles vues que nous avons souvent de notre misère et de vouloir paraître devant les autres tels que nous sommes, n’est très souvent qu’en idée. D’où vient qu’après de beaux désirs nous retombons tout aussitôt, et nous donnons du nez en terre : ce qui fait bien voir qu’il faut seulement recevoir avec humilité les bons désirs que l’on a, sans s’y appuyer et sans y rien croire ; de manière que quand on vient à retomber, tombant de fort bas on se fait peu de mal.

10. Car de bonne foi, Madame, d’ici à long temps vous n’aurez de vraie consolation qu’autant que vous en prendrez et en voudrez prendre dans la vue et expérience de vos misères : car jusqu’à ce que la purification soit beaucoup avancée, la lumière divine fait peu de chose qui ait permanence en l’âme et où elle ait à s’assurer, et s’appuyer comme sur un état. Ainsi le meilleur est de demeurer humblement sur son fumier, attendant de Dieu la miséricorde de son changement avec paix et tranquillité en faisant ces petits exercices selon son degré.

11. Vous ne sauriez croire combien il vous est d’importance pour consommer avec fidélité l’état de purifications vous êtes, de porter autant que vous pourrez un cœur vraiment détaché et une volonté libre du créé. C’est vraiment dans cette volonté que se font les grandes opérations de Dieu et les grandes démarches vers sa divine Majesté. L’entendement est bien le flambeau qui l’éclaire ; mais la volonté est celle qui marche et qui étant la reine commande et tire après soi le reste du peuple. Une volonté donc vraiment dégagée et libre de tout, et animé seulement de l’inclination de Dieu, est en état nom de marcher, mais de voler vers Dieu se rendant à son bon plaisir.

Il y aurait ici des choses infinies à dire ; d’autant que c’est en vérité dans l’enceinte, la grandeur et la liberté de la volonté que se font les merveilleuses opérations de Dieu depuis le commencement jusqu’à la consommation de la perfection. Ainsi qui fait sincèrement porter une volonté dénuée de tout le créé, peut tout espérer de la bonté et de la puissance de Dieu.

12. Où il faut remarquer que quantité d’âmes reçoivent beaucoup de grâces de Sa miséricorde et cependant ne portent aucun fruit, faute du vide de la volonté. Ils sont comme des oiseaux qui ont des ailes et le pouvoir de voler et de se guider en l’air avec plaisir, et qui cependant sont liés et arrêtés : ils font des efforts et voltigent incessamment, mais sans autre effet que de se bien lasser ; ils sont liés, ces pauvres oiseaux. Il en va de même d’une volonté pleine quelque chose, la plus grande et la plus belle qu’elle puisse être. Elle est attachée à ce morceau de terre souvent par quelque filet d’or, c’est-à-dire par quelque belle intention : l’âme se tuera à voltiger par un million de bons désirs, de [231] desseins merveilleux et de résolutions admirables ; et cependant après tout, elle demeurera là sans arriver à rien de ce qu’elle prétend, d’autant que la volonté est liée et n’est point en liberté de posséder ce que Dieu lui présente et d’en jouir. Et si cette pauvre âme venait à découvrir qu’il n’y a qu’à vider sa volonté et à aller à Dieu avec une volonté vraiment vide du créé, elle serait heureuse, d’autant qu’elle se peut également remplir que son vide est grand.

13. Ainsi, Madame, le secret pour aller vitement et hautement à Dieu n’est pas si grand qu’on se l’imagine : il n’y a qu’à vider sa volonté et Dieu la remplira. Mais le malheur est que personne ne le veut faire. Je vois presque toutes les personnes de piété en soin d’avoir des révélations et des lumières pour savoir où elles en sont. Elles n’ont qu’à se mesurer à cette aune et je m’assure qu’elles seront certifiées très assurément. Ainsi elles n’ont qu’à voir si elles n’aiment point leur volonté, leur propre jugement, l’estime d’elle-mêmes, l’inclination pour quelque chose moindre que Dieu ; et elles verront bientôt où elles en sont. Au nom de Dieu, Madame, laissez votre volonté autant qu’il vous sera possible, vide de tout, et permettez à Dieu de grand cœur qu’Il la vide incessamment ; et vous trouverez que, sans vous apercevoir, vous deviendrez heureuse.

14. Pour ce qui est de votre oraison, elle ne changera pas de longtemps, ayant toujours des vicissitudes, tantôt de lumières, tantôt de ténèbres ; une fois de facilité, et aussitôt de peines et d’inquiétude. Tout cela n’est pas l’essentiel de votre oraison. Vous le devez recevoir humblement en vous tenant simplement occupée ; comme on vous l’a dit. Et quand vous ne pouvez avoir cette petite occupation qui vous lie à Dieu, et qu’au lieu de cela vous avez un simple désir d’être à lui selon que vous me l’exprimez, laissez le doucement occuper votre âme et la mettre en agilité vers sa divine Majesté par ce moyen ; et quand il vient à manquer et que votre âme tombe en défaut, ce que vous expérimentez facilement par son vide, retournez doucement à votre petite occupation ou vue sur quelque vérité qui mette votre âme en inclination vers Dieu.

15. Je vous prie de prendre courage, et que vos misères ni la peine que vous rencontrerez par la voie, ne vous étonnent pas. Plus même vous en trouverez, plus vous serez heureuse ; d’autant qu’elles creusent dans notre âme, et qu’ainsi en nous et nous humiliant, elles sont capables de nous faire trouver peu à peu la source d’eau vivante dans notre âme. Et je puis assurer votre âme, que si elle savait combien toutes choses, non seulement les crucifiantes, mais les plus éloignées, selon la raison, de notre perfection, peuvent contribuer à nous faire trouver Dieu, elle en serait charmée, et elle louerait incessamment sa divine Majesté d’avoir trouvé le moyen de pouvoir changer tout en fin or. Courage donc Madame, et en allant de toutes vos forces au bon Dieu, animez vos filles à travailler tout de bon à leur perfection ; et vous trouverez à la suite (Dieu aidant) que votre travail, soit pour vous-mêmes ou pour elles, ne sera pas inutile, mais plutôt très fructueux, et qu’enfin avant que de mourir vous mangerez des fruits de la terre que vous labourez.

16. Pour ce qui est de votre santé et ce qui regarde votre corps, assurez-vous que non seulement vous êtes en assurance de votre conscience de suivre l’avis de votre médecin ; mais qu’en vérité ce procédé humble et petit de soumission et de dépendance sans tous ces raisonnements trompeurs d’austérités, est sans comparaison plus propre à la grâce, nous cachant plus aux autres et à nous-mêmes.

2.40 Mourir à soi en toutes choses

L. XL. Fidélité à poursuivre la mort de soi-même en toutes choses.

J’espère de la divine bonté, qu’autant que vous serez fidèle à poursuivre infatigablement la mort de vous-même en toute chose, tâchant d’étouffer toutes les raisons trop humaines de votre esprit, et ne suivant jamais les mouvements de votre propre volonté, vous arriverez au dessein de Dieu sur votre âme, lequel ne s’achèvera jamais que par la vraie humiliation et le terrassement ; de telle manière que ce serait vous donner du poison que de vous donner l’amour de Dieu et Ses autres miséricordes dans un autre vase que dans le vrai néant de vous-même ; et autant que vous y boirez, vous serez désaltérée des créatures et de vos propres désirs, et au contraire altérée de Dieu et de la vie éternelle. Mourez et mourez en petitesse véritable devant vos yeux et devant ceux des [234] autres. Car hélas ! on ne fait que corrompre la grâce ; et mon âme ne peut expérimenter de vérité pour vous qu’en vous insinuant cette vraie humiliation dans laquelle seule est l’unique vérité pour votre âme.

Soyez cruelle à vous-même, et j’espère de la bonté divine que jamais nous ne nous verrons sans un renouvellement spécial tant en vous qu’en N., car ne terminant pas ce torrent impétueux des grâces divines que je vois venir sur vous autres, elles porteront grand effet pourvu que vos cœurs soient des vallées. Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme255 très unie à Sa divine Majesté, savoir que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles. Heureuses et mille fois heureuses les âmes quand elles ont rencontré le trésor infini de la vérité, car elles sont en voie pour trouver les trésors des grâces infinies de Sa divine Majesté. Aimez donc en cette manière et ne cessez pas d’aimer, car jamais Dieu ne cessera de correspondre. Servez-vous de ce que votre chère âme expérimente pour voir la vérité de ce que je vous dis.

Rendez-vous fidèle de moment en moment à porter ce qu’il y aura d’humiliant, de rabaissant, et faisant mourir et vos sens et votre esprit ; et sans y ajouter, vous remarquerez que la divine Providence vous conduira bien loin dans le désert de votre amour propre ; je veux dire au-delà de ce que voudriez. Parlez quand vous ne voulez pas et que l’on le demande. Faites ce qu’il y a à faire, quoique [235] contre votre inclination, et vous formez selon l’inclination des autres, réprimant la vôtre ; et je m’assure que cela vous taillera de la besogne pour un long temps. Soyez donc fidèle à Dieu qui vous a aimée, vous aime et vous aimera, autant que vous Lui donnerez lieu de vivre en vous. Et quand cela sera autant qu’Il persistera, je crois que Sa bonté nous tiendra unis par le lien de Son infinie charité.

2.41 Patience à se corriger

L.XLI. Travailler avec une patience humble à se corriger. Vœu d’obéissance. Etre fidèle aux instincts du pur amour dans l’expérience de ses misères. Que la vraie perfection consiste dans le bon plaisir divin.

1. Pour ce qui touche votre intérieur, vous devez apprendre et beaucoup retenir un principe de grande conséquence, que Dieu ne fait pas tout ce qu’il y a à faire en nous tout d’un coup et subitement, mais peu à peu ; et que l’adresse de l’âme est de souffrir et de patienter doucement, en déracinant peu à peu ses mauvaises habitudes et tout ce qu’il y a en nous de contrariant les desseins de Dieu. On voudrait par impétuosité de nature tout faire tout d’un coup, et l’on ne s’aperçoit pas seulement que ce n’est rien faire ; d’autant qu’on ne s’ajuste pas à la grâce et à l’opération de Dieu qui concourt en sa manière pour la rectification de nos défauts. Ainsi lorsque par bonne intention et par désir même de glorifier Dieu l’on quitte cette subordination, on ne fait rien sinon se brouiller ; et au contraire quand on tâche en patientant de miner peu à peu ce dur rocher de nos péchés et de nos imperfections, on travaille efficacement, et ainsi on en vient à bout, et l’on y remédie sûrement.

2. Il est vrai qu’il faut se posséder beaucoup, et même que la qualité de l’esprit soit un peu forte pour prendre cet ajustement à la grâce : mais quand cela se rencontre, l’on ne saurait croire combien Dieu vient tôt à bout de nos extrême misères, et même de nos gros péchés. Quand cela n’est pas, quelque bonne intention et quelque saint désir de sainteté que l’on ait, ne se servant pas par subordination de l’opération de Dieu, l’on croit faire merveille ; et cependant pensant remédier à une chose, quatre autres rebourgeonnent de nouveau. C’est pourquoi vous voyez si peu l’avancement en quantité d’âmes qui désirent impétueusement en certain temps de se défaire de leurs péchés et de leurs mauvaises habitudes, mais qui tout aussitôt se lassent. Une personne qui entreprendrait un voyage de longue durée et qui rencontrant dès la première journée quelque haute montagne, voudrait la monter en courant avec violence, se lasserait bientôt ; et les personnes habiles à voyager jugeraient que ce ne serait pas le moyen de soutenir son travail. Il faut donc vaincre ses misères peu à peu, et quoique qu’elles nous humilient et que très souvent elles nous fassent paraître devant Dieu indigne de sa suite et de ses grâces, il est nécessaire d’en porter l’humiliation sans nous embarrasser, mais plutôt en nous animant à y travailler avec patience et générosité. Le sentiment de saint François de Sales sur cet article me paraît tout à fait beau et d’expérience, qui disait à sa fille Madame de Chantal : accueillons avec humilité les petites violettes au pied de la croix, et regardons avec un sentiment humble et respectueux les grandes âmes s’attacher aux cèdres du Liban. C’est là vraiment le moyen non seulement de sarcler son jardin, mais encore de le parsemer des plus belles fleurs du christianisme, qui n’ont de beauté, de relief, et d’éclat qu’autant que le fond en est en véritable patience, petitesse, perte, et mort de soi-même.

3. Appliquez ce divin principe à tout ce que vous devez faire pour surmonter vos défauts et pour arriver peu à peu à la perfection des vertus que votre cœur désire ; et vous verrez par expérience que les fleurs des vertus croîtront, et que les mauvaises herbes de vos défauts s’arracheront admirablement sans que vous vous en aperceviez en quelque manière. Il est donc de conséquence, selon ce principe, que vous vous supportiez beaucoup en surmontant peu à peu les défauts que vous voyez en vous ; et pour ce qui est des défauts d’autrui, en les supportant beaucoup par cette même patience : car comme je viens de dire, jamais vous ne viendrez à bout de vos défauts propres que par une humble patience en les déracinant ; aussi ne gagnerez-vous jamais les autres et ne leur aiderez point à se défaire de leurs imperfections et de leurs péchés que par une très longue et humble patience, qui non seulement leur aidera beaucoup, mais aussi vous fera beaucoup mourir.

4. Votre vue de soumission et dépendance est très bonne, et la pratique que vous en ferez produira effet de grâces ; mais il faut une grande prudence pour l’exécuter, afin de ne pas nuire à la personne dont vous vous servirez. Pour ce qui est du vœu d’obéissance, outre que vous ne le pouvez pas faire de droit, vous ne devez pas le faire, ces sortes de pratiques étant pour l’ordinaire fort nuisibles, et des sources scrupules et d’embarras non seulement pour la vie religieuse, mais encore pour tous les vœux que je remarque que plusieurs personnes de piété font à leur confesseur, qui ne les devraient jamais recevoir s’ils avaient une expérience assez profonde pour en voir la conséquence.

5. Ces inclinations qui se sont renouvelées en vous et ces désirs du pur amour, que ce feu divin consume des imperfections de votre âme, conformément aux vues que vous en avez et que vous me marquez, sont très excellentes et une marque non seulement des grâces que Dieu vous a données jusqu’à présent, mais encore de celles qu’il désire vous donner. Où il faut remarquer qu’un très longtemps Dieu fait naître dans les âmes certains instincts de lumière pour leur aider peu à peu à se défaire des imperfections plus grossières, et des penchants plus manifestes vers elles-mêmes et vers les créatures. Les âmes ayant travaillé de leur mieux sur ses premières démarches de l’esprit de Dieu, il réveille volonté par des inclinations amoureuses et des désirs forts que cette pureté s’augmente et qu’elle soit plus efficace pour détruire plus profondément ces défauts. Ensuite l’âme étant fidèle et goûtant et expérimentant sa faiblesse et son peu d’efficacité pour détruire ses défauts, en voyant davantage et même lui paraissant qu’elle en trouve encore bien plus qu’elle ne pensait ; pour lors il naît en l’âme des désirs et un instinct fort que ce divin feu de l’amour divin qui doit tout opérer et qui le peut, vienne consumer tous les défauts les plus cachés de l’âme. Pour cet effet plus ses désirs s’augmentent, plus aussi lui survient-t-il une certaine vue expérimentale d’une plus grande faiblesse et d’un amas de défauts qui la surprend. Et il faut remarquer qu’à mesure que l’âme est fidèle à désirer ce divin feu et qu’elle se répand et se met toute en désirs, aussi lui survient une expérience plus grande de ses misères et de ses pauvretés : ce qui souvent donne de la peine faute d’expérience, jugeant par là que plus on a de désir de Dieu, plus on se voit et se sent misérable. Mais quand cette expérience est arrivée, et que l’on voit que ce sentiment de sa misère est un effet de grâce, produit par le désir de l’amour divin que l’on a, l’on tâche de se souffrir patiemment et humblement en désirant de plus en plus ce feu divin, afin qu’il consume non seulement tout ce que l’on voit et tout ce que l’on sent de misères, mais encore ce que l’on ne voit pas, et que l’âme par un certain je-ne-sais-quoi prévoit fort bien qui est caché dans son fond. Ainsi il est très vrai que ces deux choses se suivent l’une l’autre, la connaissance et l’expérience de ses misères et les désirs du feu divin pour les détruire ; et plus on voit et plus on expérimente ceci, plus aussi on doit être fidèle, espérant beaucoup de son intérieur qui se réveille par ces mouvements divins.

6. Je vous remercie de prier Dieu pour moi, afin que Sa bonté me donne lumière pour voir et découvrir Son ordre divin sur vous : mais je vous puis assurer que Sa bonté n’y manque pas et que, conformément à cela, je ne voudrais pour [240] rien du monde vous épargner, ni vous celer rien qui pût contribuer à vous arrêter dans la voie de votre perfection. Je crois donc que vous devez en simplicité suivre les avis du médecin, sans de tant réfléchir sur le peu mortification et sur d’autres vues qui vous surviennent. Que vous importe comment vous soyez, pourvu que vous soyez au gré de Dieu ? C’est là où doivent se terminer toutes nos inclinations et nos prétentions ; et c’est vraiment se tromper que d’avoir d’autres idées de perfection. Faute de cette vue véritable et de cette mort de nous-mêmes que ce degré suppose, plusieurs personnes se tourmentent beaucoup pour travailler à leur perfection et cependant elles font très peu de choses ; d’autant que chacune travaille sur sa propriété, ce qui se termine à très peu, et l’on peut dire même à rien du tout.

7. La vraie perfection n’est pas de se perfectionner en ceci et en cela, mais bien de se perfectionner en ce qui nous doit mettre selon les inclinations et le bon plaisir divin ; et ainsi la volonté divine et Son bon plaisir sont plutôt notre perfection que non pas toute autre chose que nous pouvons avoir en vue et en désir. Et quand on ne prend pas ce procédé, ou faute de lumière, ou parce que l’âme n’est pas encore assez morte à ses intérêts, on se donne de la peine infiniment sur ses propres frais ; et tout cela en vérité est peu de chose devant Dieu, ce qui à la suite même trouvera peu sa place dans l’éternité. Car comme en ce pays-là rien ne pourra subsister que l’unique bon plaisir de Dieu, et que la vie présente dans la grâce est un commencement de l’éternité, si ce temps-ci n’est pas conforme à ce qui se sera en celui-là, [241] nous serons donc bien petits, croyant être quelque chose dans l’idée de notre perfection.

8. J’ai fait tant de réflexion sur ces belles paroles : Intra in gaudium Domini tui256; entrez dans la joie du Seigneur. On ne dit pas : entrez dans votre joie, mais dans celle de Dieu, pour nous montrer qu’il est certain que les bienheureux dans l’éternité seront heureux et pleins de gloire par le bonheur et par la félicité de Dieu. Ainsi en cette vie nous pouvons avoir la perfection uniquement autant que nous arrivons à nous conformer à l’ordre de Dieu et à entrer dans le bon plaisir divin et que, pour y être plus purement, nous quittons tout le nôtre.

Ce principe doit s’étendre non seulement sur ce qui est et ce qui fait notre intérieur, mais généralement sur tout où nous sommes obligés de nous employer ; et l’exécution de cela supposé, nous trouvons en tout ce que nous souffrons et en tout ce que nous faisons, soit pour nous ou pour les autres, une joie continuelle, nous contentant de l’ordre de Dieu et de Son bon plaisir selon que Sa Providence nous la fait rencontrer. Heureuse l’âme qui ne tend que là et qui n’a d’autre plaisir dans la vie que de se remplir de ce plaisir véritable !

9. Pour ce qui est de N. je vous avoue que cela est fâcheux : car à moins qu’elle ne se connaisse elle-même conformément à toutes les lumières qu’on lui en donne, elle ne pourra jamais avancer ; et c’est une faute grande de son naturel qui la trompe. Il y a bien de ces sortes de personnes dans le monde qui ont bien des grâces et une sainte intention, et qui cependant sont toujours fautives dans le jugement qu’elles portent d’elles-mêmes. C’est proprement parce qu’elles ont une inclination étrange pour tout ce qu’elles font, et pour tout ce qu’elles sont. Leur âme est à leur égard comme ces glaces trompeuses qui font voir les objets tout d’une autre manière qu’ils ne sont en vérité : et ce qui est étrange il y a même des personnes au monde qui volontairement et par choix ont de ces sortes de glaces, afin d’avoir la joie de se satisfaire en se regardant et en se voyant. Il faut avoir beaucoup de compassion pour ces pauvres âmes, où il y a assurément quelque grain de folie, et de manque d’esprit, tâchant de leur aider doucement et avec patience, afin que la charité que l’on exerce en leur endroit, leur attire quelque grâce et quelque lumière de vérité. Je suis à vous sans réserve

2.42 Trouver la vie par la voie de la mort.

L.XLII. L’âme fidèle à l’ordre divin trouve en tout ce qu’elle a et ce qui lui arrive, sa vie et sa béatitude par la voie assurée de la mort.

Tout le bonheur d’une âme étant de marcher dans sa vocation et de la remplir ; aussi tout son malheur est quand elle n’est pas fidèle de moment en moment pour faire ce que Dieu veut : car quoi qu’elle fasse et quelque grand qu’il soit, ce n’est rien ; puisqu’on ne marche qu’autant que l’on exécute ceci. Une infinité d’âmes passent et consument leur vie en choses saintes, sans pourtant avancer d’un pas, faute [243] de remplir les desseins de Dieu sur elles, ne laissant pas d’être souvent beaucoup contentes : mais à la suite la chose change bien, quand par quelque miséricorde de Dieu elles découvrent leur erreur et leurs défauts. Elles sont semblables à ces personnes qui sont enfermées dans un labyrinthe, qui marchent toujours sans avancer et n’ont pour fruit de leur travail que la fatigue de se sentir fort lassées par bonne intention. Il y en a plusieurs qui ne sont pas assez heureuses de découvrir leur défaut en la vie présente, mais seulement à la mort ; et comme elles ont eu bonne intention, elle leur a suffi pour être sauvées, ayant été assez fortes pour les empêcher du péché mortel : mais celles qui sont assez heureuses de découvrir leur défaut sont les bienheureuses de la vie. Pour lors elles ne jugent pas de leur intérieur par la grandeur et l’éminence de ce qu’elles font ni de ce qu’elles désirent ; mais seulement par l’ajustement de leur volonté à l’ordre divin, pour n’être dans le temps et dans l’éternité que ce que Dieu les fait être et ce que Dieu désire d’elles.

2. Ceci met un grand calme en l’âme, réglant beaucoup leurs [ses]257 désirs et leurs prétentions, leur faisant trouver leur bonheur et leur béatitude en ce qu’elles ont de présent par la divine providence ; tous leurs désirs et leurs inquiétudes se terminant à faire usage de l’état où elles sont, des croix et des renonciations et de tout le reste qui leur arrive, sans se laisser amuser à d’autres prétentions. Et elles ne trouvent pas peu de travail en cela, la nature ayant à mourir infiniment avant qu’elle soit purifiée, et beaucoup ajustée à l’ordre divin, qui est tout leur désir et leur juste prétention. C’est ce qui fait [244] qu’insensiblement l’âme258 est excitée d’être fort fidèle pour se laisser conduire et s’ajuster au procédé divin, lequel n’est pas toujours d’une même manière à cause de notre faiblesse et impureté.

3. Car quand nous serons purifiés et que Dieu seul sera purement en nous, ces vicissitudes et ces changements se perdront, n’y ayant plus qu’uniformité, ou pour mieux dire qu’une même chose en très pure simplicité. Mais comme notre impureté est si grande, il faut par nécessité que ce Dieu de bonté qui ne change jamais et qui est toujours le même, s’ajuste à notre faiblesse et soit à notre égard dans la vicissitude, faisant tantôt une chose et après l’autre. Ce qu’il y a à faire en cela, est qu’avec grande patience et longanimité nous suivions doucement son opération et que nous nous y ajustions. Quand il nous console, il faut recevoir humblement cette consolation, et par là être fidèle à mourir. Quand l’âme est en sécheresse et nudité, il faut être également fidèle, Dieu faisant aussi bien ce qu’il faut par là que par la consolation, et ainsi aller à la mort.

4. Car il faut savoir que comme la fin de toute l’opération de Dieu en nous, est, de nous donner la vie, et de nous faire vivre ; aussi il n’est jamais un moment sans opérer la mort. Ce que l’âme doit bien remarquer afin de ne pas s’amuser à rechercher ce que Dieu veut d’elle. Elle n’a qu’à regarder comme elle est, et à mourir par là : car soit qu’elle ait la consolation ou la sécheresse, enfin quelle qu’elle soit et en quelque état qu’elle soit, la mort doit être toujours sa pratique et à la suite l’effet de ce qu’elle aura. Il n’est donc pas tant nécessaire de réfléchir [245] particulièrement sur toutes les dispositions que l’on expérimente ; mais de s’en servir généralement pour mourir, sans savoir particulièrement comment cela se fait. De cette manière l’on trouve insensiblement la vie. Car la voie pour la vie, c’est la mort ; et plus tôt on l’embrasse et court à la mort, plus tôt aussi on trouve et on rencontre la vie.

5. Le malheur des âmes est qu’elles négligent incessamment cela, s’amusant à toute autre chose. Car le Diable qui est fin et rusé, conjecturant d’une âme qu’elle a quelque semence et quelque commencement de cette grâce, apporte tous ses soins pour l’embarrasser et lui fournir quelque emploi qui l’occupe, afin de lui ôter insensiblement cette occupation admirable et si utile. Car comme il sait bien que supposé qu’elle travaille à n’avoir que cette occupation de mourir par ce qu’elle a de Dieu de moment en moment, elle fera de si grandes démarches qu’insensiblement elle lui échappera et ira dans un pays où il ne peut aller ; il fait tout son possible pour lui donner quelque occupation de bas aloi259 : Occupationem pessimam dedit filiis hominum260. Il lui donne des soins, des liaisons, des affaires, etc. ; et ainsi il l’occupe, et de cette manière il l’embarrasse.

6. D’abord cela n’est pas souvent de grande conséquence ; mais à la suite il met le trouble, la confusion, et l’embarras, et fait ainsi perdre la piste et la voie de Dieu. Quand cela est une fois fait, l’âme est exposée à tout mal : car outre qu’elle perd l’Oraison, elle tombe toute [246] en soi, et ainsi marche dans ses voies non dans les voies de Dieu ; si bien que la fin est le labyrinthe : au lieu que marchant dans l’ordre de Dieu, et par l’ordre de Dieu, quoiqu’il semble à l’âme être dans un labyrinthe, cependant il se termine à la vie ; car il cause la mort de soi-même. Au contraire notre voie quand elle est nôtre et causée par le Démon et la nature, quoiqu’au commencement elle semble facile, se termine en confusion et perte de soi, non dans Dieu, mais dans soi-même et dans sa voie propre.

7. Toute cette vérité bien supposée, il n’y a qu’à travailler fortement à mourir par ce que la providence nous donne, sans nous amuser à une infinité de particularités qu’il faut outrepasser en mourant ; car la mort est l’abrégé ou pour mieux m’expliquer, le centre pour trouver la vie. Au commencement il faut bien plus particulariser afin d’instruire d’une infinité de choses ; mais à la suite il faut réduire les âmes dans le court et assuré sentier de la mort, que j’appelle le centre : d’autant que comme le centre contient toutes les lignes ; ainsi la mort resserre et contient toutes les voies, rectifiant et rajustant chaque chose pour la vie comme la fin de notre être. Cependant il y a peu d’âmes propres à ceci et qui veulent s’y ajuster. Que cela est digne de compassion ! C’est ce qui est cause qu’une bonne partie demeurent (sic) dans le péché. Les autres qui passent plus outre sont au plus occupées saintement, mais bassement : mais très peu portent avec efficace261 et dignement le fruit du sang précieux de Jésus-Christ qui ne se communique que par la mort. [247]

8. Je ne m’arrête pas à plusieurs dispositions particulières que votre écrit marque ; car ce particulier ne conduirait qu’au particulier. Il vaut mieux donner un principe général qui étant appliqué à toute disposition particulière y fait recourir incessamment l’âme par elle, et ainsi elle en fait usage ; ce qui est plus nécessaire et plus utile supposé [e] la fidélité de l’âme. Car les âmes qui ne peuvent goûter de ce remède général, à cause de leur peu de courage et de vigueur, se plaisent au particulier ; et ainsi s’amusent et font de cette manière vivre leur nature. Mais les autres qui éclairées de la grâce meurent incessamment, trouvent tout en quittant tout, et trouvent la vie dans la mort ; vie qui les fait vivre une vie, non de joie sensible, mais en esprit solide, pour être vraiment conforme [s] à Jésus-Christ, où enfin se termine la véritable vie par la mort de nous-mêmes. C’est là et par là que finissent les embarras des créatures, et où le Démon ne peut nuire. Mais ô Dieu, qu’il faut de générosité, de constance et de fidélité !

2.43 Dépendance du bon plaisir divin

L.XLIII. Que l’âme de foi trouve tout ce qu’il lui faut et Dieu même par la fidélité à la dépendance du bon plaisir divin en tout ce qui lui arrive à l’exemple de Jésus-Christ.

1. Notre Seigneur se communique aux âmes en deux manières différentes selon ses desseins. La première est générale et ordinaire, étant en la manière de la créature, par laquelle il sanctifie plusieurs âmes très éminemment ; c’est en éclairant leurs puissances et les élevant selon ses desseins plus ou moins, afin de louer et de glorifier Dieu par leurs pratiques de vertu, selon les lumières et l’amour qu’elles ont. Elles sont fécondes en bons desseins, en ferveurs, en saintes inventions et pratiques qu’elles puisent à l’oraison, dans les lectures et dans les entretiens familiers qu’elles ont avec Dieu ; et souvent quand elles sont bien fidèles et qu’il les a bien purifiées, elles reçoivent des lumières passives de Dieu par ces pratiques.

2. Les secondes sont conduites d’une autre manière. Comme Dieu les veut approcher de lui, il les dispose à vivre de la foi et leur donne ensuite cette foi, qui est une lumière obscure dont l’effet est d’approcher l’âme de Dieu même en l’obscurcissant, la desséchant et la dénuant de tout ce qui peut être un milieu entre Dieu et l’âme, afin que la foi soit plus pure et qu’elle l’approche de plus en plus de Dieu, en lui donnant l’inclination de se former sur Jésus-Christ. Ce qui fait que l’âme a une inclination secrète dans le cœur et dans son plus intime centre de lui ressembler, (sans que de très long temps on entende ce secret) ; et qu’elle porte secrètement une impression des inclinations de Jésus-Christ. Celle donc qui a prédominé en Jésus-Christ, a été une dépendance totale du bon plaisir divin, pour être et pour faire de moment en moment ce que la divine Sagesse avait ordonné sur lui.

3. C’était ce principe qui était à l’origine de tous ses Mystères, lesquels sont dans leur source et origine si naturels et si peu extraordinaires que c’est ce qui est digne d’admiration et comme le Mystère du Mystère ; ainsi qu’on le peut voir dans tous les Mystères de Jésus-Christ. La divine Sagesse a ordonné qu’il fût enfant, pauvre, abandonné de tout secours. Cela est arrivé comme naturellement ; d’autant qu’étant né une pauvre fille de la maison de David, elle est obligée, afin d’obéir à l’Empereur, d’aller à Bethléem. Le temps d’accoucher étant venu, il n’y a pas de logis à cause du grand monde et de sa pauvreté ; par conséquent il faut qu’elle accouche en une étable, et que tout le reste du divin Mystère de son enfance s’exécute en cette pauvre étable. La même Sagesse permet que ce divin Enfant soit persécuté, qu’Hérode entre en jalousie et qu’ensuite il massacre des Innocents. Cette même Sagesse désire une vie inconnue et laborieuse de Jésus-Christ : sa sainte mère ayant une maison à Nazareth, il s’y retire ; et saint Joseph étant pauvre et de son métier charpentier, Jésus-Christ aussi est du même métier et demeure dans la soumission et le travail. Poursuivez ces autres Mystères ; et vous y trouverez une suite de providences comme tout à fait naturelles ; j’entends où il ne paraît rien d’extraordinaire, mais tout se réduit à l’ordre commun de l’ordonnance divine : ce qui est le Mystère de Jésus-Christ le plus grand. Dans ses miracles il a paru de l’extraordinaire comme en cachette et à la dérobée.

4. Tout ce procédé est tellement exécuté pour les âmes à qui Dieu se communique de cette féconde manière, qu’elles n’ont d’amour que pour ce qu’elles ont à faire et à souffrir de moment en moment ; chaque moment étant rempli de toute la bénédiction qui leur est nécessaire, soit pour la pratique des vertus et la correction de leurs défauts, soit aussi pour remplir le dessein éternel de Dieu sur elle. Ceci leur donne une inclination secrète, et presque continuelle d’envisager Jésus-Christ dans ses divins Mystères, ne conservant nulle inclination pour ce qui est extraordinaire ; mais seulement celle de mourir de moment en moment par tout ce qui leur arrive incessamment : et elles trouvent que par cette fidélité elles pratiquent toutes les vertus qui sont propres pour l’édifice de leur perfection selon que Dieu la désire d’elles. Si bien que quand elles n’y sont pas fidèles, le trouble se met dans leur cœur et elles ne savent où elles en sont ; et quand elles le font, elles ont une grande foi et confiance que tout ce qu’il leur faut pour la vertu, pour leur correction et pour leur perfection leur est donné comme par une providence naturelle et très suave de moment en moment par toutes les choses qui leur arrivent, quoiqu’elles leur paraissent souvent très contraires éloignées de ce qu’il leur faut.

5. Ce qui les porte à s’aveugler et à mourir à elles-mêmes pour faire usage de chaque moment et tenir pour très précieux ce qui leur arrive, ne s’amusant jamais à regarder d’où il vient. Car par un Mystère admirable et par la conformité à Jésus-Christ tout est égal à une âme de cette grâce, quoiqu’il vienne par les créatures défectueuses et passionnées, ou aussi du diable et même de nos péchés et imperfections. La foi et la fidélité au moment présent dans l’état où nous sommes, fait faire un usage très admirable de tout et fait trouver la mort et la perte de soi-même, qui met l’âme en Dieu d’une manière que la seule expérience peut savoir. Il n’y a donc rien et il ne peut rien arriver qui ne soit et ne puisse être à une telle âme la voie et le sentier secret de trouver Dieu et de se perdre à la suite en lui. Tout devient voie de Dieu et le sentier secret de trouver Dieu et de se perdre à la suite en lui. Tout devient voie de Dieu à l’âme fidèle à mourir à elle-même par tout ce qui lui arrive et par tout ce qu’elle a de moment en moment.

6. Heureuse l’âme éclairée de ce secret ! Mais que peu y sont fidèles ! Car cette fidélité cause une croix et une mort continuelle. Ce qui fait que plusieurs ne pouvant souffrir ce qui les mortifie et crucifie sans relâche, quittent cette voie qui leur paraît trop étroite, pour se remettre dans quelques pratiques et inventions d’elles-mêmes ; ce qui leur fait un tort irréparable : puisque c’est à la mort et au crucifiement de ces âmes que Dieu est réservé ; et elles le trouveraient à la suite aussi facilement que naturellement et avantageusement autant qu’elles ont bu l’amertume des croix, des pertes et des mortifications de chaque moment de providence.

7. Ces âmes n’ont point ou très peu de pratiques : cette fidélité leur sert de toutes pratiques. Elles sont fort calmes : l’abandon et la perte en chaque moment présent leur sert d’ancre assurée. Elles ont peu de différentes lumières en leur oraison ; l’oraison et le moment ne devenant qu’un. Mais surtout elles savent que la seule lumière qui les fait heureusement subsister dans une fidélité à chaque moment que la providence leur envoie, est la foi en Dieu et l’oraison continuelle par le repos et la perte d’elles-mêmes qui insensiblement ne leur fait trouver que Dieu seul lequel leur est tout en tout.

8. Les âmes qui ont ce don et cette lumière doivent savoir qu’il faut qu’elles laissent évanouir et effacer toute idée des créatures ; car assurément il y a un soin et une application de Dieu toute spéciale sur elle. Et plus elle se perdront de vue et de ressouvenir pour songer à elles soit pour le spirituel ou pour le corporel et le temporel, plus le soin divin et la sacrée providence s’y appliquera par une manière admirable. Un cheveu de votre tête ne tombera pas sans mon Père dit notre Seigneur262 à l’âme. Ceci est général en l’oraison et en tout événement quel qu’il soit. O qu’heureuse est une telle âme puisqu’elle devient l’objet du soin amoureux de Dieu ! C’est lui qui est son séjour ordinaire et l’air qui la fait subsister. Nostra conversatio est in coelis263.

2.44 Présence de Jésus-Christ en l’âme.

L.XLIV. Effets de la présence de Jésus-Christ dans l’âme.

1. C’est aujourd’hui la fête de la Nativité de S [aint] Jean [le Baptiste], qui assurément est un très grand et précieux jour pour la terre, étant le jour où Dieu nous a marqué son amour vers sa créature. La terre ne produisait que des ronces et des épines ; mais aussitôt que Jésus-Christ a paru et s’est approché de cet Enfant aussitôt il le vivifie (sic) [vivifia] comme un Soleil qui lui a communiqué sa vie.

2. C’est pourquoi l’on remarque en cette sainte naissance un Enfant solitaire pour s’appliquer uniquement et sans réserve à son Dieu comme l’objet de son amour : un Enfant dans l’austérité de la vie pour ne prendre plaisir qu’en Dieu, dans lequel était sa seule satisfaction ; et par là son cœur vraiment aimant retrancha [253] tout plaisir et satisfaction à soi-même. On voit enfin un Enfant qui dès le commencement est dans la perfection : car il sait jouir de Jésus-Christ au-dessus de ses sens et de soi-même par une lumière que le même Jésus-Christ lui communiqua indépendamment de ses sens, et dont il faisait aussi usage indépendamment de ces mêmes sens ; et c’était la cause pourquoi il ne s’en est pas servi pour le voir ni pour lui parler. Il [le Baptiste] avait une manière plus relevée dont il a commencé à faire usage dans le ventre de sa mère264, Jésus-Christ étant aussi dans le ventre de sa sacrée mère.

3. Voilà les effets admirables que la présence de Jésus-Christ opère en une âme dont il s’approche par sa bonté et par une sagesse et providence si secrète que l’on en sait, et en comprend peu le moyen. C’est donc cette divine approche qui rend un cœur vraiment solitaire, comme il [Dieu] le fit en S [aint] Jean, qui le sèvre de toutes les créatures et les plaisirs de la vie pour les faire trouver en lui, ce qui est comme une manne cachée à bien du monde ; et enfin qui fait trouver le Paradis dans la terre, faisant rencontrer sa divine Majesté par un moyen qui établit l’âme dans un Paradis la désembarrassant de soi-même, pouvant sans son soi-même rencontrer et à tout moment trouver Dieu et en jouir.

Tout ce qui s’est passé dans cette sainte naissance et dans la suite de la vie de ce grand saint, est une lumière et une voix qui dit [disent] des merveilles de Jésus-Christ. Mais bienheureux qui entend ce discours ! C’est pourquoi il se nomme soi-même une voix qui crie dans le désert265.

2.45 Voie à la liberté divine

L.XLV. La lumière de foi en aveuglant et apetissant l’âme, la conduit à la liberté et à l’immensité divine. Fidélité de se contenter de l’ordre divin de moment en moment, quelque détruisant qu’il paraisse.

1. Comme tout le bonheur de la vie consiste à être dans l’ordre de Dieu, (car de cette manière l’on possède son cœur et assurément l’âme doit en être pleinement satisfaite) cela est cause que je m’appliquerai seulement à vous parler de votre intérieur afin de vous aider, si j’en suis capable, à entrer dans le divin ordre de Dieu.

2. Je vous parlais l’année passée de la lumière de vérité, qui assurément seule a le pouvoir d’éclairer l’âme et de la conduire par la main dans la foi de vérité, c’est-à-dire en Jésus-Christ ; où elle peut trouver et trouver assurément toute sa nourriture et sa béatitude, pourvu que l’âme s’aveugle de telle manière qu’elle se laisse seulement est absolument conduire par elle. Je dis se laisse aveugler : car faute de cela on se conduit sans le savoir et on se fourvoie souvent sans s’en apercevoir ; à cause que l’aveuglement que la foi demande de l’âme est si général et retire tellement l’âme de ses lumières et de sa conduite, qu’elle croit toujours tout perdre en s’aveuglant par la conduite de la foi. Au contraire quand on se conduit soi-même, comme l’on va par ses bons désirs et ses bonnes prétentions, on croit faire merveilles ; et ainsi on se retire facilement et très facilement de la conduite de la foi et de la vérité, si ce n’est qu’à la suite sa propre lumière conduisant l’âme par les bonnes choses, (mais propre) par ses désirs et lumières, insensiblement la mène par là dans des embarras et dans un labyrinthe sans lumière.

3. Je ne puis mieux exprimer ceci dans la vérité que par l’expression de la vérité même Jésus-Christ, qui dit que le sentier qui conduit au bonheur et à la béatitude est si étroit, et se sert de ces paroles 266 : Quam augusta porta, et arcta via ! Lesquelles paroles expriment quelque admiration à cause de la difficulté et du chemin rétréci, par où la vérité mène une âme, dont le but et la fin est la liberté divine et la béatitude du cœur dès cette vie. Tout au contraire la voie de sa propre conduite est large, facile et spacieuse : si bien qu’elle semble vraiment une béatitude dans son commencement, l’âme volant et voguant dans l’amplitude de ses bons désirs, et ses bonnes conceptions et inventions : mais à la fin elle se rétrécit ; d’autant qu’elle est terminée par un labyrinthe de confusion dans lequel l’esprit et la propre volonté étant abîmés vont et marchent sans ordre dans la confusion de leur esprit et de leur conduite propre sans fin ni bornes.

4. Une raison qui me convainc qu’il est fort facile de tomber en ce désarroi, (à moins de se tenir fermement à la conduite de la foi, et d’être conduit par la vérité en aveuglement de son esprit propre et de son propre sembler,) est, que la foi et la lumière de la vérité quand elle prend une âme pour la conduire, agréablement et avec grand amour l’amène par des chose si petite et si pauvrette, et par des voies si humiliantes non seulement à l’égard des créatures, mais encore de l’âme même, que la foi se rend même méconnaissable, en paraissant s’amuser à faire de si petites choses et ainsi long temps : si bien que l’âme réfléchissant sur ce qu’elle est, et sur ce qu’elle a intérieurement, elle dit : assurément je perds tout à me laisser conduire de cette manière-là ; car je n’ai rien et Dieu ne me donne rien : et ainsi l’on travaille par soi-même, oubliant et méprisant sa conduite.

5. Cependant c’est le véritable procédé de la foi, lumière de vérité, de conduire l’âme, sa chère fidèle, par les petites choses, comme si véritablement elle ne faisait rien en elle et que Dieu n’eût nullement dessein sur elle. Car elle va toujours creusant, humiliant et l’apetissant peu à peu, jusqu’à ce que l’âme soit réellement petite à Ses yeux et perdue à Ses desseins et à Ses volontés, qu’elle soit petite comme un atome non seulement devant les créatures et soi-même, mais encore dans les desseins éternels. Et à moins que la foi ne soit en liberté de conduire l’âme là comme elle le désire, insensiblement elle se retire et laisse l’âme dans ses saintes intentions, ses bons desseins et ses saintes lumières, qui, comme je viens de dire, semblent au commencement admirables et causer un fruit surprenant, mais à la suite s’évanouissent et deviennent à rien. Au contraire cet divine lumière de foi ayant apetissé, humilié et anéanti véritablement une âme par le rétrécissement, l’aveuglement et la petitesse de son opération [257] et de ce qu’elle faisait en l’âme, la conduit par là dans le large de l’abîme divin, où elle ne trouve de rétrécissement et bornes qu’autant qu’elle se réserve quelque chose dans la voie précédente de petitesse, en voulant avoir soit lumière ou quelque autre chose, et enfin en voulant et désirant être quelque chose soit dans la perfection ou dans les desseins de Dieu. Si enfin elle se laisse conduire absolument, se crevant sans réserve les yeux et s’arrachant tous les désirs et desseins, elle rencontre l’immensité même sans bornes ni mesure.

6. O cher frère, heureuse l’âme éclairée et conduite par cette divine lumière de vérité, laquelle étant si petite et si rien, se laissent conduire de cette manière ! Une langue mortelle ne fait que bégayer en voulant exprimer ce qui en est ; et je vous assure que je vous dis la vérité. Courage donc, cher frère ; marchez en ne marchant pas ; désirez, mais d’être dans le point de l’ordre de Dieu qu’elle qu’il soit, et vous complaisez de tout votre cœur dans le dessein éternel de Dieu sur vous.

7. Je ne sais si je me trompe : mais il me semble que ma complaisance serait aussi parfaite pour le bon plaisir divin, en sachant qu’il m’aurait destiné pour être un moucheron que pour être un séraphin ; et que mon cœur l’aimerait autant, aimant son plaisir, et non le mien dans l’excellence de ce que je serais. Je crois qu’à moins qu’une âme ne se rende pliable à cette voie, elle ne peut jamais s’ajuster à la lumière de vérité, qui n’en fait pas d’autres et qui n’a jamais conduit aucune âme que par ce chemin. C’est pourquoi les âmes, ses chères fidèles sont toujours pleinement consolées, et abondamment en repos et paisibles, et enfin infiniment contentes, quand elles sont un peu avancées dans ses routes petites et secrètes. Car secrètement elle goûte que bien que cette vérité soit si petite, si humiliante, terrassante, elle n’est pas moins que la vérité divine ; et qu’ainsi jamais Dieu ne se communique à demi ; mais qu’au contraire c’est toujours avec profusion infinie, emplissant largement toute la capacité de la créature quoiqu’elle ne le voie, ne le sente, et n’en puisse rien juger.

8. Si vous me demandez de quelle manière est une âme laquelle marche plus fortement et avec plus de fidélité, et à laquelle la divine lumière de foi s’applique par conséquent le plus et avec plus grande magnificence ; je vous répondrai que c’est celle qui désire, sans désir, n’être rien et qui se laisse au gré du bon plaisir divin pour n’être rien : si bien que la lumière de foi en doublant encore l’apetisse de plus en plus, en lui soustrayant tout ce qui la pourrait faire être quelque chose soit à sa vue ou en la vue de Dieu ; la conduisant par une voie si petite, si commune et si basse, qu’elle a beaucoup de honte de soi-même et qu’elle se croit en vérité non seulement être tout du commun, mais encore être bien loin du commun des hommes un peu dévots. Car la sagesse et la vérité divine voyant une âme être fidèle, permet souvent (par des secrets qu’il faut adorer et non vouloir comprendre) lui arriver des défauts et autres chose si pauvres et quelquefois si surprenantes qu’elle se voit en vérité être et plus faible et plus misérable que le commun des hommes. Mais pour l’ordinaire la Sagesse divine ne donne et ne laisse arriver ce dernier que lorsque Dieu veut conduire fortement et avancer beaucoup en peu de temps une âme très petite à ses yeux.

9. Que les hommes souvent sont trompés dans leurs desseins de piété et d’oraison ! Pour moi en voyant et approfondissant cette vérité, je ne m’étonne nullement que si peu trouvent le biais et la voie de l’oraison et de la perfection, si peu marchant par cette route. Tout le monde désire être toujours quelque chose, soit pour les créatures, soit pour Dieu ; et la lumière de Dieu conduit à tout le contraire et désire toute autre chose : et faute de s’ajuster à cela, toute la vie se passe en contrariétés à s’opposer et à ne jamais trouver. Qui non colligit mecum, dispergit267.

10. Comme tout ce que vous me dites en la vôtre, me marque lumière et désir pour cela ; je vous assure que j’en ai grande consolation. Marchez donc au nom de Dieu, cher Frère, et vous conduisez par ces principes qui sont infaillibles et de la vérité même ; et vous trouverez tout ce qu’il vous faut par ce moyen. Ne vous mettez pas en peine de ce que les créatures disent et pensent : il suffit que vous fassiez et que vous soyiez de moment en moment comme Dieu le veut, sans que cela vous paraisse quelque chose, l’ordre de Dieu y étant et le moment quel qu’il soit étant l’ordre de Dieu.

11. Ce moment qui est ordre de Dieu, est ce qui est au moment le plus naturellement, c’est-à-dire, qui nous vient ou à cause de notre état, ou par les créatures agissant comme elles voudront, ou de la providence quelle qu’elle soit. Tout ce qui est donc en nous, hors de nous et sur nous, est le moment de l’ordre divin ; et cet heureux moment, qui au commencement vide, apetisse, et anéantit l’âme, et qui à la suite la remplit non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu. Car comme il agit en anéantissant, il ôte ce qui la limite et l’étrécit ; et ainsi la rend capable de l’infini ; comme une goutte d’eau est capable et devient participante de l’amplitude de l’océan, non en recevant la mer en elle, mais en se perdant dans la mer.

12. Pardonnez-moi si je vais jusque-là, mais il est difficile de parler du rien et de la misère et petitesse où la foi et la vérité conduisent une âme, sans dire un mot en passant du terme où elles vont et de la manière qu’elles tiennent. Les autres grâces qui sont admirées des âmes qui les ont, et des créatures qui les remarquent, rendent bien les âmes qui les ont, capables de Dieu, comme un vase est capable d’une liqueur, laquelle est limitée par la capacité du vase ; et c’est pour cet effet que les dons grands et admirables sont donnés à ces âmes, comme la présence de Dieu, les vertus et le reste qui accompagne le don d’oraison et d’union. Ce qui fait qu’elles sont admirées en terre et portent grand fruit par leur exemple. Mais les âmes que Dieu veut conduire par la foi, si elles sont fidèles, en les apetissant et humiliant, Il les fait sortir d’elles et par conséquent de leur capacité limitée ; mais aussi pour l’ordinaire, elles ne sont en cette vie pour le goût ni selon le goût d’aucune créature : c’est le repas de Dieu seul.

13. Courage donc, cher Frère, laissez-vous conduire et ensevelir dans la pourriture et le rien de vous-même ; les morts éternelles n’étant propres à rien. Faites de votre mieux pour accomplir l’ordre de Dieu, tant l’extérieur dans votre condition, que l’intérieur par votre application en l’oraison et hors l’oraison : mais ensuite laissez tout à Dieu, vous contentant de l’ordre divin, sans vous amuser à le discerner, mais le prenant de moment en moment. Quand vous avez besoin, voyez le bon Père N., car cela est merveilleusement dans l’ordre de Dieu, la conduite et la soumission aux créatures s’ajustant admirablement avec l’ordre divin.

2.46 Chemin pour trouver Dieu

L.XLVII. Voir en lumière divine. Mourir à soi est le seul chemin pour trouver Dieu et toutes ses merveilles.

1. C’est une chose digne de remarque pour l’intérieur, que quoique les personnes auxquels nous nous communiquons, voient dans leurs lumières nos besoins et nos nécessités, et qu’ils nous répondent et nous assistent par cette lumière de vérité ; il ne faut pas laisser de dire en simplicité ses peines, ses dispositions, et ce qui, comme l’on pense, se passe en son intérieur. Car autre chose est de voir en lumière divine sans objet qu’on lui propose ; autre chose est quand on lui propose un objet, d’en voir dans cette lumière et par cette lumière la vérité, et tout ce qu’il faut faire pour y être fidèle, et aussi tout ce que Dieu prétend par là d’une âme.

Le premier, qui est de voir les intérieurs sans objet, c’est-à-dire sans que les âmes en disant rien, est prophétie, et est de fois à autre donné en Dieu, lumière de vérité ; mais Dieu n’agrée pas, que l’on se serve de ce moyen ; au contraire il faut de soi faire ce que l’on peut pour ne le pas faire, mais plutôt si cela arrive le céler et le cacher.

2,46

2. L’autre manière est lors que l’on parle à une personne que l’on croit avoir trouvé Dieu, et ainsi qui voit en lumière de vérité. Cette lumière de vérité fait à une telle personne en Dieu et par Dieu ce que la lumière du soleil fait à nos yeux. Elle nous donne pas des yeux, elle fait voir les yeux : de plus quoiqu’une personne eût de bons yeux, et que la lumière du soleil fût fort claire et en un beau jour, il est très certain que nous ne verrions rien si nous n’exposions à nos yeux éclairés de la lumière du soleil quelque objet ; et de cette manière à l’aide de la lumière du soleil, nos yeux voient la beauté de l’objet qu’on leur propose. Si vous voyez une maison, vous en voyez la beauté et le reste. Si bien que vous voyez par là qu’autre chose est de voir les choses quand on les propose, autre chose est de les voir sans les proposer. Car quoique qu’en l’un et l’autre soit la même lumière, il faut que l’âme soit dans un état très éminent de voir les intérieurs sans objet.

§3 Ce que je vous dis pour ce qui est de l’intérieur des autres est très fréquent pour soi-même. Pour l’ordinaire une âme qui est en lumière divine, c’est-à-dire qui est assez heureuse d’avoir trouvé Dieu dans son fond où Il demeure sans jamais S’en séparer, jouit de Sa [263] lumière autant qu’elle est fidèle d’y demeurer et d’en jouir, mais non pas en sorte qu’elle puisse voir des objets en cette divine lumière et en jouir (ce qui est de nulle importance), sinon lorsque cette divine lumière est assez levée et que Dieu, soleil éternel, y est d’une manière qu’Il ne peut être sans objet, ce qui est beaucoup relevé. Car un très long temps, Dieu Se communique et Se lève en l’âme comme un soleil, et ce soleil est le Verbe divin que le Père Eternel va incessamment communiquant tout, de même comme incessamment Il l’engendre dans l’éternité. Or quand ce Verbe divin Dieu-homme est beaucoup communiqué, l’on voit en Lui, et c’est pour lors que les yeux sont ouverts et s’ouvrent incessamment de plus en plus. Car les âmes doivent savoir que Dieu, demeurant et résidant en elles, est une source infinie et aussi infiniment féconde, que le Père Eternel dans la génération de Son Verbe est infini, car il est très vrai, et l’âme l’expérimente, que ce qui se fait en elle, est ce qui se fait en Dieu quand l’âme est devenue par Sa pure miséricorde capable de Dieu même ; car pour lors Dieu en l’âme ne sort de Lui-même, sans sortir cependant, que par Son Verbe et par le saint Esprit.

4. Et ce qui me ravit, si je m’entends, est que jamais on ne trouve cette source que par la mort de soi, par l’humiliation, par la pauvreté et par un million de providences semblables ; et qu’autant que Dieu veut Se faire trouver, autant Il abîme une âme dans l’humiliation et la mort. Il n’y a pas d’autre chemin et il n’y en aura jamais. Je le vois clairement et, par la miséricorde de Dieu, je le vois tous les jours de plus en plus. Si Dieu ne favorise pas tant l’âme que de la [264] crucifier, humilier et la tourmenter véritablement, c’est un signe que Sa bonté se contentera de lui donner de bonnes lumières et quelques touches d’amour, supposé sa fidélité à ce que Dieu lui donne. Mais quand l’heureux moyen de l’humiliation et de la mort lui est distribué, pour lors elle trouve la porte du conclave268.

5. Et en vérité, si je ne parlais à des personnes que je connais et que je ne me laisse aller à la divine Providence, j’aurais grande honte de moi-même. Mais je vois très clairement que le plus pauvre ignorant villageois ou la plus rustique femmelette peut trouver, par sa mort et en étant humiliée, véritablement et réellement la sainte Trinité, autant que l’homme le plus docte et le plus saint. Tout est de la divine bonté qui fait mourir et humilie. Et ayant trouvé Dieu, elle peut jouir du Verbe Jésus-Christ aussi éminemment qu’il lui sera communiqué avec les effets du même Verbe. Tout cela n’est nullement extraordinaire, supposé le don et que la mort ait fait trouver la source de nos vies, qui rassasient suffisamment l’âme et qui en peut donner à d’autres.

6. Je vous avoue que je commence à voir le bonheur des âmes qui travaillent peu à peu tout de bon à ne se rien pardonner, et qui de cette manière mourant incessamment à elles-mêmes, deviennent saintement et tranquillement avides de toutes les petits et fréquentes occasion d’humiliations et de mourir ; ce qui est aussi ordinaire qu’il y a des moments au jour et suppose une grande fidélité pour tout

7. Vous voyez par ce long discours comment une âme doit toujours se renouveler et se servir [265] de tout, des croix, des contradictions, des défauts, des providences tant intérieures qu’extérieures : car il est vrai qu’à moins de l’expérience, on ne saurait croire combien Dieu veut que l’on soit exact et que l’on travaille à mourir et à se purifier en tout. Ne vous donnez donc aucun relâche, faites fruit de tout ce que vous Dieu vous donne, et de tout ce que Dieu vous a fait dire.

J’ai vu une âme beaucoup désireuse d’aller à Dieu et dont l’intérieur était dans une sainte impatience d’y arriver. Mais ô le malheur ! mais le malheur ! passant par des broussailles et des épines, elle y a accroché sa robe de telle manière que, toute impatiente, elle a été contrainte de demeurer pour défaire peu à peu sa robe. Je porte grande compassion à cette âme, car pensant se défaire d’un côté, des broussailles la raccrochent tout de nouveau, et comme elle ne veut déchirer sa robe, elle la détache d’un côté et d’un autre, mais sans effet, ce qui la retarde tout à fait. Je lui aurais dit volontiers : déchirez plutôt votre robe et suivez votre chemin par l’impétuosité de votre désir. Mais il faudrait tout déchirer et le monde verrait ce désastre ! Et depuis elle est attachée à sa robe, ce qui est peut-être sans remède.

2.47 Moyens de devenir heureux.

L.XLVII. Que la pauvreté, la souffrance et l’abjection rendent véritablement heureux.

1. Que les âmes qui mettent tout leur bonheur et toute leur consolation à jouir de Jésus-Christ sont heureuses ! Je dis plus : ce sont [266] les uniquement heureuses ; puisqu’elles sont hors du changement de la terre qui n’est que vicissitudes perpétuelles. Il n’y a proprement que Jésus-Christ qui soit la pierre ferme, et ce que Jésus-Christ a choisi qui puisse affermir. Ôtez-moi la pauvreté, la souffrance, l’abjection et la petitesse d’une personne, vous me la mettez comme une girouette au gré de tous les vents, non seulement des choses extérieures, mais d’elle-même. Car en vérité la condition qui éloigne par soi-même du procédé de Jésus-Christ, comme est celle des Grands du monde, les rend les malheureux du monde, les faisant le jouet de la fortune, et je ne sais par quel malheur elle les fait, par leur nature, s’ils ne la corrigent puissamment, très sujets au changement ; ce qui n’est pas une petite croix à une personne qui veut être tout de bon à Dieu, et qui fait une véritable et sérieuse réflexion sur soi-même.

2. Je vous avoue que cette lumière me sert pour tourner plus fortement mon cœur vers le pauvre et abject Jésus-Christ, et pour me convaincre fortement de son infinie Sagesse. Quand la foi ne m’apprendrait pas que Jésus-Christ est Dieu, le procédé qu’il a choisi pour venir vers les hommes afin de les rendre heureux, m’en convaincrait absolument, étant le seul et l’unique [procédé] que son infinie Sagesse pouvait trouver pour communiquer la béatitude aux hommes.

3. Mettez-moi un homme marqué au vrai de Jésus-Christ dans l’extérieur par la pauvreté, le mépris et l’humilité, réglé dans l’intérieur par la souffrance, par la mortification de ses passions et inclinations, vous me mettrez un homme roi de tout le monde et heureux en toute manière. Ha ! qui peut incommoder une [267] telle personne ? par où pourraient venir les peines ? si on lui ôte son bien, son honneur et si on le fait souffrir, il est pleinement content. De plus ses passions étant réglées qui le peut incommoder ? Au contraire ayant tous les royaumes du monde sans cela, il sera incommodé de toutes choses, et s’il ne l’est par le dehors, par le dedans il sera cruellement dévoré par autant de tigres impitoyables qu’il aura de passions, qui ne s’adoucissent à son égard qu’en les écrasant, et les réduisant sous le joug suave de Jésus-Christ, suave dans ce qu’il met la vraie joie par la mort totale. Vous serez vraiment libre quand Jésus-Christ vous aura délivrée.

4. Je me réjouis infiniment vous voyant goûter cette vérité, et remarquant que vous tâchez d’en nourrir votre âme. Fi de la grandeur, quand une âme commence de goûter Jésus-Christ. Courage, courez incessamment, vous convainquant de ce divin Mystère, et tâchant de ne vous donner aucune relâche pour avancer dans cette sainte et heureuse béatitude. Que tout ce qui vous arrive, ce que vous voyez et ce que vous avez chaque jour qui vous peut renouveler dans ce sentiment par quelque expérience, vous soit une béatitude ; ce que j’espère du bon Dieu si vous tâchez de ne vous donner aucune relâche, et que vous ne vous arrêtiez aucunement à regarder derrière vous.

5. Laissez tout cela aux pauvres aveugles du monde, qui comme des enfants sans lumière courent après une plume qui voltige en l’air. Allons au solide que tous les hommes ne nous sauraient ôter, et qu’au contraire ils nous donnent incessamment, ayant intention de nous le ravir. Ils font ce que les bourreaux faisaient [268] aux martyrs : en pensant leur ôter la vie, ils la leur donnaient ; en les déshonorant, ils les accablaient d’honneur ; et en les réduisant dans la dernière pauvreté et misère, ils les mettaient rois de tout le monde.

6. Ô269 heureuse l’âme éclairée de cette divine lumière ! C’est un autre monde dans le monde, peu connu, ou plutôt tout ignoré : ce qui fait l’enfer et le malheur de tant d’âmes qui faute de cette divine lumière sont et deviennent malheureuses, parce que les Souverains et les Grands les appauvrissent, et elles sont vraiment la boue du monde d’autant qu’on les rend abjectes et méprisées. Ainsi la même chose les rend malheureuses, et fait des reines des âmes éclairées. Cette divine lumière est le véritable secret de la pierre philosophale. Travaillez-y au nom de Dieu, et le priez [et priez-le] pour moi afin que j’y travaille.

2.48 Voie du néant et de la perte

L.XLVIII. Que la voie de l’anéantissement et de la perte totale est préférable à celle des lumières.

1. [268] J’ai270 bien de la joie d’apprendre de vos nouvelles. Mais elle serait entière si vous pouviez bien comprendre la vérité du don de foi et comment il opère plus efficacement par l’obscurité, la perte et l’abandon, que par toutes les belles lumières et les sentiments élevés. C’est marcher en poule que d’être conduite de cette manière et c’est voler en aigle que d’aller par l’autre voie, pourvu que l’on soit forte à la supporter et à en faire usage. Cela suppose le don, car cela étant, l’obscurité est lumière [269] et les pauvretés intérieures, les dénuements et les précipices où il semble que l’on aille se perdre, ce sont des moyens de faire des grandes démarches sans s’en apercevoir, non plus que des personnes qui sont embarquées sur la mer, se voient aller, ayant le vent en poupe. Tout le mal est que l’on veut toujours tout voir et posséder toutes choses, et cependant pour voir Dieu et pour jouir de Lui, il ne faut rien avoir. Il est certain qu’il est fort rude à la nature de ne rien avoir, à cause qu’elle expérimente ensuite son vide et ses faiblesses causées par le principe de corruption qu’elle porte en elle.

2. L’âme court continuellement après quelque chose, quoiqu’on lui ait dit qu’aller ainsi sans rien avoir et expérimentant sa misère, qui nous aide beaucoup à nous enfoncer et à tomber dans le rien, est tout son bonheur, d’autant que cela lui découvre davantage sa pauvreté, sa misère et sa corruption, ce qui l’humilie et lui ôte une certaine suffisance et excellence propre, qui est le principe d’une infinité de corruption qui la fait demeurer dans sa misère en s’enfonçant en elle-même, au lieu que par l’autre voie devenant humiliée, elle se hait et s’abhorre, et ainsi se perd peu à peu à ses yeux, et insensiblement tombant dans le néant, elle s’écoule sans le savoir en Dieu. Ce n’est qu’à la suite qu’elle expérimente qu’après avoir tout perdu sans le savoir, Dieu dans Sa grandeur vit et subsiste dans son pauvre néant.

3. Je ne doute nullement de votre grâce et de votre vocation. Mais la difficulté est de se perdre et de suivre cette voie, laquelle est très assurément épineuse à la nature, qui n’aime et ne goûte que les belles choses qui éclatent et [270] sont saintes et grandes ; mais pour ce petit sentier, elle l’a en horreur comme sa perte spirituelle. C’est un miracle quand une âme vient à découvrir cette vérité par expérience. Cependant c’est le bonheur de l’âme, et autrement c’est se nourrir des miettes, quand bien ce seraient les plus beaux sentiments et les lumières les plus élevées que Dieu ait donnés à ses plus grands serviteurs.

4. Je Le prie de vous éclairer de cette vérité afin que votre esprit la voyant telle qu’elle est, se laisse tomber doucement dans le néant. Je vois que vous manquez encore un peu de lumière nécessaire pour cela, sans quoi vous verriez ce qui a empêché si longtemps votre avancement dans la perte de vous-même. C’est que vous avez été à gauche, au lieu d’aller droit : vous vous remplissiez par force et ainsi vous aidiez la nature à se nourrir et fortifier dans sa propre suffisance et excellence ; au lieu que, marchant ce sentier, vous fussiez peu à peu devenue petite et humiliée, et qu’ainsi vous fussiez tombée dans le repos et le rien. Mais ne laissez pas d’avoir courage : puisque la lumière a paru à vos yeux, quoique tard, c’est une marque que Dieu vous la veut donner.

5. Il ne faut pas objecter que vous avez soixante ans : car cette divine lumière travaillant peu, pourvu que l’âme soit fidèle, et qu’elle soit cruelle et sans miséricorde afin de terrasser la nature et lui ôter tous les moyens de se nourrir. Car supposé que Dieu fasse miséricorde à cette misérable nature, elle tournera toute sa nourriture en venin de suffisance, d’orgueil et de grandeur ; ce qui trompe l’âme sous prétexte que tout cela est sain.

6. Et voilà pourquoi Dieu paraît ainsi longtemps cruel et impitoyable à plusieurs âmes, même jusque-là que quand le sujet est fidèle et fort pour porter le feu de la tribulation, il semble que Dieu ne veuille jamais entendre parler de cette âme, qu’il lui souffre de gros défauts, la prive d’oraison et lui ôte le divin et l’humain, afin qu’étant humiliée devant Dieu, les créatures et soi-même, elle devienne à rien, mais un rien sans consolation. Ne croyez-vous pas que Dieu ne prenne plaisir qu’à enfoncer réellement et véritablement l’âme dans un cloaque de misères, qui la perde réellement à tout sans espoir de grâce ni rien de Dieu ? Mais ce dernier est le coup d’ami, et est donné à peu ; car peu en sont capables. Pour les autres, Dieu se contente de les humilier et de leur donner quelque sécheresse et quelquefois de les laisser tomber dans leur bourbier ; ce qui est encore beaucoup. Et de cela même peu le supportent, quoique cependant ce soit peu de chose. Mais quand il s’en trouve de plus fidèles, il passe outre selon ce que je viens de vous dire.

7. Voilà bien du discours : un éclair de lumière en fait bien voir d’autres. Mais, ô Dieu que peu marchent par là ! Et que c’est une grande grâce quand Dieu y conduit, et que l’âme ne craint pas de s’y crotter et de marcher dans les épines et les précipices ! C’est là le grand secret de l’Incarnation, pourquoi Dieu a voulu prendre un corps et un esprit sujet à tant de misères, se les rendant propres par l’union hypostatique pour en faire un usage divin, dont nous recevons la grâce par la foi. Il faut remarquer qu’ensuite de ce Mystère un Dieu-homme quoique infiniment sage, étant la Sagesse éternelle, unie hypostatiquement à l’homme, a été dans la dépendance d’un pauvre homme : ce qui a été un Mystère divin dont les âmes reçoivent des grâces infiniment dans le don de la foi. Ce qui est cause qu’à moins d’un miracle Dieu ne fait écouler la lumière et la grâce que par cette dépendance dans les âmes qu’il appelle à la foi, et par conséquent aux démarches dont j’ai parlé ci-dessus, et à l’anéantissement ; ces âmes n’ayant jamais de lumière que par dépendance, par la même raison qui est afin que cette misérable nature n’est rien en soi, et qu’ainsi elle meure de faim, ayant cependant tout dans sa dépendance, sa perte et son néant. Priez Dieu pour moi ; et je lui demanderai de tout mon cœur qu’il vous donne lumière sur cette voie, afin que vous marchiez courageusement et qu’ainsi vous remplissiez ses desseins éternels.

2.49 Paix intérieure. Oraison de foi

L.XLIX. le moyen d’établir la paix intérieure. Que l’expérience de nos misères sert pour faire croître l’oraison de foi.

1. Pour établir solidement la paix d’une âme, il faut qu’elle bute incessamment à se former sur l’ordre de Dieu et qu’elle mette uniquement en cela sa perfection pour trois raisons :

La première, parce qu’il n’y a rien de plus grand ni de plus sanctifiant que l’ordre de Dieu, quelque petit qu’il nous paraisse.

La seconde, d’autant qu’il n’y a rien qui fasse [273] plus mourir l’âme et la mortifie davantage que la dépendance et la soumission humble et douce à cet ordre.

La troisième, parce qu’il y a rien de plus aimable de plus facile, cet ordre nous étant à tout moment présent et en notre disposition.

2. Cet ordre divin, quoique toujours un et le même, est cependant divers, car il nous est marqué par les commandements, par les providences et par les rencontres dans lesquelles nous tombons à tous moments, si bien qu’il n’y a rien, en aucun moment de notre vie, dans lequel nous ne rencontrions cet ordre. Et ainsi mettant sa perfection à s’y soumettre agréablement, on calmera tous ces désirs et on sera paisible dans tous les événements, et de plus on pourra jouir par là incessamment de la présence de Dieu, cet ordre ainsi humblement exécuté étant véritablement une présence de Dieu en l’âme.

3. Une âme parlant de l’état qu’elle porte à l’oraison et de ce qu’elle expérimente de ses faibles, qu’elle connaît très grands, fit voir la privation où elle se trouve de toutes les vertus et les convictions qu’elle a non par lumière, mais par état de tous les maux, dans lesquels elle tombe continuellement, ce qui la rend confuse et abjecte aux yeux de Dieu où elle se voit très misérable, et aux yeux des créatures qui la voient toujours dans de grandes fautes, et à ses propres yeux, expérimentant sa corruption continuellement.

On lui a répondu que tout cela était du fumier qui faisait engraisser et croître le pépin, [274] qui n’est autre chose que la vocation à l’oraison de foi et de simplicité. Que la différence de celle-ci à l’oraison ordinaire était que cette oraison ordinaire est en bonnes pensées, en bonnes lumières et en bonne volonté, mais qui souvent ne produisent que des connaissances spéculatives de ce que l’on est et ne donnent pas le commencement réel d’une abyssale humilité et abjection : ce qui se rencontre dans l’oraison de foi, où l’âme ne voit ou plutôt n’expérimente que faiblesse. Elle commence, par cet état, à entrer dans cette voie aimable de l’oraison par la petitesse et humiliation qu’elle porte de ses chutes et de ses faiblesses, ce qui attire de plus en plus Dieu dans son âme et en fait jouir.

4. On lui a fait voir comme le commencement de cette petitesse réelle que donnent les chutes, nous découvre la grandeur de Dieu et Sa bonté qui se plaît à se donner à ces âmes qui commencent leur voie par cette petitesse et cette humilité. C’est pour cela que la sainte Vierge se voyant mère de Dieu, s’écrie que le Très-Haut avait regardé (Luc, 5,42) l’humilité de Sa servante, non pas en vue de ses faiblesses puisqu’elle n’en n’avait pas, mais bien parce qu’elle était pleine de grâce qui lui découvrait le néant de toutes choses.

5. Ainsi une âme convaincue de sa misère et de ses passions en est humiliée en paix et en abandon et dans une grande confiance en Dieu, et non pas en sa force ni en son industrie, ne pouvant plus rien faire ni par acte et par effort ; mais par dépouillement de toutes ces mêmes choses. Ce qui peut lui nuire dans cet état, c’est lors qu’il y a eu des occasions de se renoncer et d’anéantir sa raison, et qu’elle ne le fait pas, écoutant ce que les passions ou les sens voudraient dire pour se plaindre : au lieu de supporter par amour pour Dieu qui est dans son fond, avec grande patience et humilité ce qu’elle sent de contraire ; et quand elle y a commis quelque faute de retourner doucement, sans retour pourtant, de sa volonté vers Dieu qui est dans son fond, de s’en humilier et de s’abandonner, avec confiance en sa miséricorde.

6. Ceci ne se doit pas faire par des actes distincts, mais bien par son état simple du fond de la volonté qui est à Dieu qui en jouit. Plus cette âme sera fidèle à la mort selon les providences pour les sens et les facultés ; plus elle attirera Dieu en elle. Il fait plus de cas de la petitesse et de la conviction de son abjection, que de toutes les grandes choses qu’elle pourrait pratiquer. Cette âme est en obligation de veiller sur soi, de peur que sa nature, ses sens et ses facultés qui dans la suite seront plus pauvres, plus sèches, et par conséquent plus dépouillées de vie dans leur manière d’agir, ne prennent le change, en s’occupant avec inquiétude de la vue qu’elle a de ses faiblesses, et de son fond corrompu ; ce qui l’éloignerait de la foi et de son état simple.

7. Mais ce qui lui fera discerner l’esprit de Dieu et de vérité, dans la vue qu’elle aura de ses faiblesses ses défauts, ce sera lorsqu’elle sera en paix, en humilité, en abandon et confiance en Dieu qui lui fera voir, si elle veut se servir de sa grâce, la possibilité de se corriger par son courage à faire usage des providences, qui nous donnent les moyens de faire mourir la malignité et la corruption de l’esprit, les passions et les faibles qui lui ont été marqués par sa conduite et par la lumière des expériences journalières.

8. Si Judas lorsqu’il fut convaincu qu’il avait livré le sang du Juste, s’était retourné vers Dieu avec confiance et humilité, il aurait obtenu miséricorde. Mais la nature et le démon ne manquent jamais, quand la connaissance que l’on a de ses fautes vient de l’une ou de l’autre, de jeter dans l’inquiétude et le découragement l’âme trouvant de l’impossibilité à se corriger. Il se faut défier de cette disposition et demeurer paisible dans la confiance en la bonté de Dieu, et espérer tout de sa bonté divine, ayant une douce et paisible douleur de son péché.

9. Il ne faut pas croire pour être appelé à l’oraison que l’on ne doit plus voir de chutes du de faiblesse. L’humilité, la contrition douce et l’abjection attireront plus de grâces que toute autre disposition. saint Pierre qui était destiné à être le chef de l’Eglise, n’a pas laissé de faillir. Son humilité et sa contrition font voir l’usage que l’on doit faire de ses chutes et de ses faiblesses. Et ainsi lorsqu’une âme se voit toute remplie de misères, de péché et de faiblesse, que son délaissement lui fait voir que l’on n’a pas de vertu ni d’oraison, que l’on est un pauvre misérable ; qu’elle se perde en paix, en confiance et en soumission, afin que Dieu fasse en elle et d’elle ce qu’il lui plaira : c’est ce qui attirera à cette âme beaucoup de miséricorde de Dieu. [277]

2.50 Retour en Dieu par la foi

L. L. du retour de l’âme en son fond est en Dieu, par la lumière de la foi.

On ne peut jamais exprimer le bonheur d’une âme à laquelle Dieu donne la semence de la foi et de l’anéantissement. C’est un trésor infini, qui produira en son temps de quoi rassasier et soutenir l’âme, quoiqu’elle ne puisse comprendre dans la voie, jusqu’à ce qu’elle soit beaucoup avancée et qu’elle commence à jouir de ce trésor. Car durant qu’elle marche pour arriver à cette possession, c’est avec tant de pauvreté et tant de misère soit par son fond propre, soit aussi par la difficulté de la lumière qui est si obscure et si sèche, qu’elle ne peut presque jamais se persuader, sinon pour quelque moment, que telle voie puisse jamais rien produire. Il faut porter telle misère et tous les ennuis qui arrivent, autrement il est impossible que la semence de la lumière de la foi puisse avoir son effet.

Et afin de bien comprendre cette importante vérité, il faut savoir que cette semence de lumière de foi est donnée de Dieu dans le fond de l’âme ; et c’est pour cet effet qu’elle est appelée par plusieurs « lumières du fond », d’autant que, comme je dis, elle est reçue dans le fond, et que du même fond elle se communique très secrètement à l’âme pour la faire peu à peu revenir en foi, cherchant son fond, qu’elle ne trouve que par la manière que je vais dire.

Cette lumière de foi étant reçue dans le fond de l’âme, réveille le fond et le centre de [278] l’âme qui était enfouie dans le péché et par le péché271, exilé dans une région de dissimilitude infiniment loin de Dieu, quoiqu’il n’y eût pas de péché mortel ni véniel volontaire. Ce réveil se fait, la foi découvrant à l’âme le bonheur de se pouvoir posséder et ainsi de posséder son fond où Dieu Se trouve. Plusieurs lumières secrètes et obscures sont données à l’âme qui lui font désirer que Dieu vienne dans son fond comme étant son bonheur. Et Dieu prend plaisir à augmenter secrètement la foi pour faire croître ce désir.

Et comme il ne paraît pas à l’âme que Dieu entend son désir et qu’il l’exauce ; cela accroît son désir, soit en l’oraison, soit durant le jour : si bien que par la fidélité de l’âme cette fois croît, et par cette foi ses désirs s’augmentent ; et ainsi successivement. Cela se fait sans que l’âme puisse avoir la consolation que rien se fasse ; car elle a l’amour de la foi sans consolation qu’elle l’ait. Elle désire que Dieu habite en son âme et possède son fond, sans aucune certitude que cela soit : au contraire plus l’un et l’autre augmente, plus elle croit en être éloignée ; ce qui accroît beaucoup ses désirs. Dans la suite et à mesure de tels désirs Dieu vient, quoiqu’elle ne le sache ni ne le puisse savoir.

4. Dieu étant plus proche du fond de l’âme, il envoie un rayon de foi plus fort et plus pénétrant, qui commence à découvrir peu à peu à l’âme ses misères, à quoi elle n’avait pas encore bien pensé, afin que travaillant efficacement à les détruire selon quelles sont découvertes dans les diverses parties de l’âme, cette lumière rapproche peu à peu par ce moyen l’âme du fond où réside son bonheur. Et il faut savoir quand on dit que l’âme doit retourner à Dieu, que ses pas sont des degrés de similitude ; d’autant que le péché nous a éloigné dans une région de dissimilitude infiniment loin de Dieu : si bien que cette foi qui sort du fond de l’âme a la propriété de faire voir les péchés et les dissimilitudes, afin que l’âme travaillant à les détruire, s’approche à mesure de sa pureté. C’est comme qui serait dans un lieu secret d’où l’on appellerait des personnes pour venir se rendre dans ce lieu. Aussi cette foi par la vue des péchés et de la corruption propre fait retourner l’âme vers son centre autant qu’elle les fait voir, et que l’âme est fidèle à détruire et à corriger ce qu’elle découvre.

5. [279] Cette foi ayant fait voir la corruption et la dissimilitude de l’âme autant qu’il est besoin selon le dessein de Dieu et l’âme y ayant correspondu au point qu’il faut, elle découvre les vertus comme une plus grande approche de Dieu, et de cette manière l’âme approche de son fond beaucoup plus, poursuivant la pratique des vertus, comme elle a poursuivi la destruction de ses défauts : si bien que peu à peu à mesure qu’elle fait l’un et l’autre, elle s’aperçoit qu’elle commence à se posséder, car se posséder est posséder son fond. Et pour lors elle voit qu’elle a capacité de faire ou de parler ce qu’il faut faire ou parler, et tout le reste tant pour se garantir de ses défauts que pour pratiquer les vertus par la possession de soi-même, c’est-à-dire de son fond qui pour lors devient fort fécond avec facilité de se garantir des uns et de pratiquer les autres. Et voilà comment la foi peu à peu réveille l’âme pour se [280] retirer en soi et pour venir posséder Dieu dans le fond de soi-même.

6. Mais avant que cela soit fait, la foi est très longtemps à purifier les sens et les appétits, les passions et les puissances en la manière susdite. Ce qui est cause qu’il faut avoir une très grande patience et souffrir un million de croix : car la foi qui est la lumière qui effectue toutes ces merveilles, est très pénible à l’âme, et fait faire ce retour fort sèchement et avec une grande nudité ; et plus elle est grande, l’âme étant fidèle, plus elle fait marcher promptement jusqu’à ce que l’âme possède son fond.

7. Il faut remarquer qu’il y a bien de la différence entre avoir le fond et posséder son fond. Avoir son fond est jouir de la lumière du fond, qui fait faire tout le voyage de nous-même en Dieu, nous allant chercher fort loin dans la région de dissimilitude. Posséder son fond, c’est lorsque le retour est fait ou presque fait, et que l’âme est en Dieu et jouit de Lui. Pour lors posséder Dieu, c’est se posséder et être en capacité de faire tout avec poids et mesure sans précipitation, mais plutôt avec paix et comme il faut, c’est-à-dire selon la perfection de chaque chose. Et (si l’on est obligé de parler) de dire les choses quand et comment il faut et dans sa perfection : et ainsi de chaque chose ; car Dieu est la perfection de toutes choses. Et voilà ce que l’âme apète et désire, et ce que l’on a et ce que l’on doit avoir par pratique, qui se perfectionne peu à peu selon son degré de retour à Dieu par la foi ; mais on ne le peut jamais posséder selon son désir que l’on ne se possède en Dieu ; c’est pourquoi le désir de se posséder, s’augmente incessamment plus on approche de Dieu. [281]

2.51 Foi passive et son progrès.

L.LI. De la foi passive et de son progrès en l’âme.)

1. Quand la foi est venue et qu’elle commence à se lever en l’âme, le procédé commence à changer, y ayant plus de repos, plus d’abandon et d’inclination à la perte : Ce sont les nourritures de la foi. Longtemps la foi est fort cachée et l’âme agit et travaille par l’instinct qu’elle sent, qui l’excite à chercher à mourir et à se détruire ; à quoi il faut être fidèle quelque renversement que l’on expérimente. Mais quand cela est aucunement272 bien fait, la foi s’augmentant donne un calme à l’âme ; et elle commence d’être plus manifeste : ce qui oblige l’âme de se reposer davantage, c’est-à-dire, d’agir en plus grand repos, voyant que selon qu’elle est fidèle à mourir et à se laisser soi-même, la foi opère en elle.

2. Car il est certain que dès que la foi commence d’avoir le dessus sur l’opération des puissances, elle opère toujours sans manquer, non seulement l’âme étant en actuelle Oraison ou en recollection durant le jour ; mais encore par tout ce que la personne fait, et qui lui arrive de moment en moment : il n’y a rien qui lui échappe et où elle ne se trouve ; d’autant que c’est une véritable émanation de Dieu dont tout ce que l’on peut dire n’est rien en vérité de ce que c’est, étant un trésor infini.

3. L’âme donc qui commence à l’expérimenter et qui en est certifiée, n’a qu’à mourir et à se rendre de plus en plus continuellement présente à son opération et à sa vertu ; et elle [282] trouvera que mourant et se quittant par ce moyen, il se fera en elle un œuvre273 que Dieu seul peut opérer. De vouloir le comprendre c’est se tromper ; car cela ne se fera jamais ni dans son progrès ni dans sa perfection. On en peut dire quelque chose par la divine illumination, mais, que ce soit ce que l’on veut dire, cela ne se fera jamais.

4. Au commencement c’est une lumière que S [aint] Pierre appelle admirable274 ; en son progrès c’est [un] amour opérant et agissant pour perdre et consumer l’âme comme le feu fait [avec] le bois275 ; et en sa perfection ce n’est ni l’un ni l’autre ; mais c’est Dieu véritablement, ayant en soi originairement et la lumière et l’amour. Et l’âme qui est arrivée à ce troisième degré, voit que bien qu’au premier [degré] les choses paraissent comme lumière, au progrès comme amour, ce sont vraiment [des] influences de Dieu, comme les rayons du Soleil [avec majuscule dans le ms.] sont le Soleil par communication, qui opère par là les merveilles du monde.

5. Une âme donc qui est certifiée d’avoir un commencement de cette divine foi et qui a les effets de ce que dessus276, doit être fidèle à mourir et à se séparer de soi autant que la foi l’y incline et le demande d’elle : car jamais cette foi ne croîtra qu’en augmentant ses démarches en la mort, la pureté et la séparation. Mais cela supposé, elle n’est jamais un moment également comme l’autre, non plus que le Soleil ne s’arrête jamais sur notre hémisphère. Ô le malheur des âmes qui l’arrêtent par leur défaut de mourir et d’être fidèles !

2.52 Avantages de la foi passive

L.LII. Que la foi passive qui paraît si petite et si obscure en son commencement, et même en son progrès, avance admirablement les hommes fidèles à la suivre en mourant à soi.

1. La seule expérience fait le bonheur qu’une âme peut espérer, laquelle a la semence du don de la foi passive. Cette semence est fort longtemps cachée en l’âme et n’a pour effet que la mort, causée par un million de diversités, tantôt de troubles et d’inquiétudes, tantôt de défauts assez fréquents, quoique l’âme fasse de son mieux pour s’en défaire ; mais comme cette semence est fort obscure et cachée, elle console fort peu, ne donnant qu’un certain instinct de chercher Dieu par un goût secret des vérités.

Quand l’âme est certifiée de cette semence de foi, elle doit tout faire et tout souffrir afin de la conserver en soi, pourrissant à la vérité et faisant pourrir l’âme par les diverses morts. Il arrive en cela ce qui arrive à la semence que l’on met en terre : elle prend vie et fructifie en pourrissant.

2. Pour dire tout le détail de ce qui se passe durant cet état qui est long, il faudrait des volumes. Ce à quoi l’âme doit prendre garde est spécialement de ne pas s’effrayer des morts et des combats, des sécheresses et des obscurités continuelles, voyant par les yeux d’autrui et se soutenant par la force de la personne qui lui est donnée, et pratiquant ce que l’on nous [284] marque, quoique nous n’y voyions goutte et que nous n’ayons que des défauts et de la corruption. Dieu, pour l’ordinaire, ne manque jamais en ce degré de donner quelqu’un qui aide. Car à moins de cela, c’est un miracle si l’on subsiste ou que l’on avance, parce que l’âme est là dans un labyrinthe où l’on ne peut aller sans guide, et l’on ne peut pratiquer sans se surpasser par une soumission aveugle ; et autant que cela est, autant on marche vite et on pratique fortement, quoique sans lumière, sans goût et sans vertu prise en soi.

3. Ce degré germe et produit une foi un peu plus forte et l’âme commence d’être plus vivante, mais non pas beaucoup plus lumineuse. C’est pour lors que la foi, quoique obscure, sèche et insipide, tire de l’huile de la pierre 277 par la fidélité paisible et tranquille de l’âme. Car encore que l’âme soit fort sèche en l’oraison, cependant cette foi exercée tire de la nourriture des vérités et une sorte de conviction que l’expérience seule peut savoir. L’âme commence d’être plus tranquille en tout et s’appliquant par foi à l’oraison, elle en tire et reçoit vie. Quand elle fait des lectures, c’est la même chose ; et pourvu qu’elle s’applique à l’un et à l’autre par une disposition tranquille et abandonnée, elle pénètre sans pénétration, elle voit sans lumière et elle goûte sans goût des vérités qu’elle prend pour sujet de son oraison ou pour faire sa lecture.

4. Je compare une âme en ce degré de foi à un enfant au ventre de sa mère, qui vit et qui se nourrit, mais de l’aliment que lui donne sa [285] mère : en cet état il vit et c’est tout ; il ne voit ni ne marche. Ainsi l’âme par ce second degré de foi reçoit un pouvoir secret de tirer vie des vérités, mais d’une manière fort secrète et inconnue.

Il faut prendre des vérités pour sujet d’oraison et de bonnes lectures ; autrement l’âme mourrait et la foi ne se nourrirait pas, de la même manière qu’un enfant, si sa mère ne se nourrissait, mourrait indubitablement.

5. Durant tout ce degré, Dieu ne manque jamais de donner quelqu’un qui fasse l’office de mère ; et à moins qu’une âme ne soit extrêmement soumise et ne s’aveugle extrêmement pour croire ce qu’on lui dit et pour pratiquer ce qu’on lui ordonne, elle demeure sans prendre nourriture et à la fin elle meurt. Dieu durant tout ce degré ne laisse pas au discernement de l’âme sa conduite ; tout ce qu’elle peut avoir de pratiques, tant pour se défaire de ses défauts que pour la pratique des vertus, est dans l’obéissance aveugle. Et à moins d’être véritablement et profondément éclairées sur ceci, plusieurs âmes perdent leur grâce ; et souvent même faute d’avoir quelque guide expérimenté, plusieurs n’y réussissent pas, en quoi il faut adorer les jugements de Dieu.

6. Comme Jésus-Christ a passé trente ans de Sa vie divinement humaine pour parfaire et consommer le divin et très adorable Mystère de Son obéissance à une pauvre fille et à un pauvre charpentier, aussi veut-Il qu’Il soit la source féconde et intarissable des grâces infinies que les âmes doivent recevoir par la soumission et la dépendance. D’où vient qu’il faut avoir un spécial [286] respect pour ce divin Mystère, s’y liant davantage, plus on se voit faible pour recevoir force par lui dans la soumission que l’on pratique, et aussi lumière, afin de marcher par où l’on nous marque, quoique l’on ne l’entende ni le voie aucunement.

7. Cette voie de foi dans son commencement et son progrès est un don si grand, que qui le saurait comme le savent les âmes qui y sont fort avancées, donneraient volontiers mille vies pour reconnaître la bonté de Notre Seigneur de qui on l’a reçu ; et l’on aurait aussi une crainte extrême de perdre ou d’empêcher qu’il ne se perfectionne, s’exposant plutôt à un million de croix, d’ennuis, et d’extrémités que de lui causer le moindre détourbier volontaire. Cependant on en cause tant d’involontaires, faute de s’aveugler et d’être fidèle aux vertus, que cela fait gémir bien les âmes qui en savent la conséquence, à cause que (supposer la fidélité) l’âme trouve que Jésus-Christ a dit admirablement vrai quand Il a exprimé ce don de foi par la parabole d’un grain de sénevé.

8. Car son commencement est très petit et le plus petit comme dit Notre Seigneur278. Et cependant peu à peu il croît tellement qu’il devient un grand arbre, jusque-là même que les oiseaux du ciel y peut faire leurs nids. C’est-à-dire que le don de foi est en son commencement une semence si petite que l’on ne s’en aperçoit pas à moins que l’on n’en parle à quelques personnes expérimentées ; mais dans la suite peu à peu, selon que l’âme meurt à elle-même et que cette foi prend ces accroissements suivants [287] ses divers degrés, par la nourriture propre à chaque degré, elle devient un grand arbre. Ce qui étonne, d’autant que le propre de la foi est d’être toujours petite, cachée, obscure, et anéantie ; et cependant elle devient un grand arbre, ce qui est très vrai dans l’expérience. Car quoique l’âme ait été et soit encore si petite à ses yeux et aux yeux des autres, cependant elle devient un grand arbre verdoyant et vivant jusque-là que les contemplatifs, qui sont signifiés par les oiseaux du ciel, viennent faire leur nid dans ses branches, c’est-àdire tirent lumière, certitude et force d’une telle âme vivante en foi.

9. Selon le jugement humain, les contemplatifs, étant toujours fleuris en belles lumières et en amour extatique, sont d’un degré admirable, et les âmes élevées et conduites par la foi ne sont rien auprès : au contraire elles sont infiniment humiliées et contemptibles. Cependant à la vérité ce rien du monde devient leur soutien et cette flammèche de feu cachée sous un million d’ombres devient un embrasement surprenant, de telle manière qu’ayant été humiliées en elles-mêmes par le jugement qu’elles ont porté de soi, se voyant auprès des autres qui sont éclairées et élevées comme oiseaux du ciel, et aussi par le jugement des autres qui en ont eu pitié à cause de la pauvreté et misère de leur état, elles deviennent à la suite les proues de la magnificence et puissance divine, où Dieu Se manifeste d’une manière qu’il faut admirer.

10. Et voilà pourquoi Jésus-Christ a dit ces belles paroles279 ; Si credideris videbis gloriam Dei ; Si vous êtes assez heureuse de croire, vous verrez la gloire de Dieu. Car en vérité par la foi Dieu lui-même est révélé en l’âme d’une manière dont il faut garder le secret ; par ce que c’est véritablement la gloire de Dieu qui lui est secrètement révélé, non en lumière de gloire, mais en communication de foi que jamais on ne comprendra que par la même lumière. C’est pourquoi Isaïe dit280 ; Si non crediteritis, non intelligetis : si vous n’avez la foi, jamais vous n’aurez l’intelligence, c’est-à-dire jamais Dieu ne vous sera révélé par le don d’intelligence dans lequel on comprend quelque chose de la gloire que Dieu donne à une âme qui est fidèle à passer les degrés d’accroissement du don de foi qui lui est donné.

11. Si l’âme doit mourir à sa lumière propre pour voir et jouir de la lumière de foi ; elle doit pour le moins autant se défaire de sa propre vertu et suffisance pour entrer par la foi dans la puissance divine et devenir forte par Dieu même. Par ce moyen mourant ainsi à elle-même en pratiquant ce que Dieu lui ordonne de moment en moment, ou en souffrant ce qui lui arrive, elle jouit d’une force divine qui la fait tout faire et tout entreprendre conformément à ces paroles281 : Omnia possibilia sunt credenti : tout est possible à l’âme qui a la foi et qui s’en sert. Car par là elle entre dans la jouissance du pouvoir divin : si bien que n’étant rien, elle est tout ; comme en ne voyant rien par ses propres lumières, elle découvre tout dans cet abîme infini de Dieu même.

12. Mais toute la difficulté est que jamais ni l’un ni l’autre n’est donné qu’à mesure de la séparation et de la mort, et que pour y arriver il faut que la foi conduise une âme peu à peu dans le véritable néant de sa lumière propre et de sa vertu et son propre pouvoir ; si bien que si on la recherchait on ne trouverait rien, le néant étant sa demeure non en lumière, mais en vérité. Une telle âme peut transporter les montagnes, c’est-à-dire outrepasser les difficultés comme si ce n’était rien.

2.53 La foi conduisant par les sécheresses

L.LIII. Que la foi en conduisant l’âme par les sécheresses et l’obscurité la fait heureusement arriver à Dieu.

1. Pour la crainte que l’on peut avoir d’être inutile par les sécheresses et l’abandon où se trouvent les sens et les puissances dans le degré de la foi passive, il faut savoir que l’âme qui est certifiée du don de la foi passive, doit croire que la foi sort du visage de Dieu, qui est un Être actif et toujours produisant incessamment avec une activité infinie. Aussi la foi passive dans une âme est comme les rayons qui sortent du corps du soleil ; et elle y fait ce que le feu fait, qui est de brûler ce qui lui est propre, et qui peut l’approcher et recevoir l’influence du feu, comme le bois, la toile et le drap, qui se brûlent par l’approche du feu qui les consume : et si cela ne se faisait, le feu s’éteindrait aussitôt. De même la foi dont nous parlons est toujours active dans l’âme.

2. Ce qui pourrait empêcher son activité est,

(1) si l’âme doutait du don après en avoir été certifiée par des personnes éclairées dans cette voie.

(2) si l’âme s’attachait ou s’occupait volontairement aux choses extérieures qui ne seraient pas d’obligation.

(3) si l’âme demeurait attachée à ses propres pensées et à ses sentiments dans les choses qui nous contrarient et qui sont contre nos inclinations ; nous en occupons volontairement : c’est être inutile ; et pour lors la foi n’opère pas.

(4) si l’âme négligeait dans son degré d’envisager la foi simplement et doucement sa vérité.

3. Quoique la foi paraisse perdue ce n’est qu’au sens et aux puissances : car la foi est dans le fond et dans le centre, où elle agit incessamment par lumière, connaissance et amour. Elle fait dans le fond ce que d’autres fois les sens et les puissances ont fait en actes, comme des actes d’amour, d’adoration, de bonnes résolutions, et ainsi de toutes les autres choses qui ont accoutumé de suivre cet état, qui s’accomplit par cette activité de la foi opérant dans le fond de l’âme. Et plus l’âme se trouve sèche et pauvre, et porte avec mort et patience cet état ; plus la foi s’augmente dans son fond et plus elle est active. Tous les biens viennent de ce fond qui découvre, à mesure que l’âme avance les Mystères, tout d’une autre manière que dans les autres sortes de grâces ; la foi rendant les choses absentes et passées comme si elles étaient présentes et réelles.

4. Mais cette voie est longue : il y faut une grande fidélité pour la petitesse, l’humilité, la séparation, et enfin la mort en tout et partout. Comme, dis-je, cette voie est fort longue, épineuse, pleine de souffrances et de ténèbres ; la pauvre âme n’a rien pour se conduire que la soumission et l’obéissance à celui qui la certifie de son état. Elle doit pour s’animer dans la persévérance, voir que Jésus-Christ qui était la vérité et la lumière éternelle, ne s’est point servi de sa puissance, de sa connaissance ni de sa sagesse pour se conduire depuis sa naissance jusqu’à ce qu’il ait travaillé à la conversion des hommes. Il a été soumis à la sainte Vierge et à saint Joseph, et s’est laissé conduire en tout comme s’il n’avait eu nulle connaissance. C’est ce que l’âme doit faire particulièrement, tant que la foi opère dans le fond jusqu’à ce que Dieu même prenne la place ; ce qui sera lorsque l’âme est très avancée : jusque-là elle doit être obéissante, simple et aveugle.

5. Les sécheresses et le vide sont donnés de Dieu pour deux effets, ou pour purifier ou pour illuminer. Pour purifier un million de fautes que nous commettons (soit que nous les connaissions ou bien que nous ne les connaissions pas), faute d’exactitude à nous observer et à observer les lumières divines. Par les sécheresses ces fautes sont purifiées ; d’autant que l’âme y est humiliée, et si elle les porte comme il faut, elle est rendue plus exacte et s’observe davantage. Ils sont aussi donnés pour éclairer ; car il est certain qu’une âme qui a la foi est plus en lumière, plus elle est obscure et plus elle est vide, Dieu retirant insensiblement l’âme des créatures et de soi-même par ce procédé qui est pénible, mais qui élève admirablement l’âme : car par là la foi croît beaucoup, la confiance augmente, et le plaisir que l’on trouvait en soi et aux créatures diminue. La foi croît ; car l’âme marche fidèlement nonobstant qu’elle ne voit goutte, parce qu’il n’y a que la foi qui la puisse guider. La confiance augmente ; d’autant que ne voyant rien qui l’assure, il faut que l’âme s’élève et se perde en confiance pure. Pour ce qui est de la séparation de soi et du créé, cela est très certain ; d’autant que l’âme étant aveugle en tout, et tout lui étant aussi insipide, elle ne se peut appuyer en ce qu’elle n’a pas et en ce qu’elle ne voit pas.

6. Il faut conclure que, supposé la vocation à la foi passive et la fidélité à ce que Dieu demande de l’âme, plus elle est conduite par la sécheresse et le vide, plus Dieu la traite bien. Mais il faut avouer qu’avant que l’âme s’en sache contenter, y voir et goûter Dieu, il se passe bien du temps. C’est pourquoi tout ce que l’âme peut faire jusqu’à ce que cela soit, est d’en faire un usage par résignation et abandon, se rendant la plus fidèle qu’elle pourra à mourir à soi et à tout le reste, car l’âme n’entrera dans cette résignation et cet abandon qu’autant qu’elle exécutera le second ; mais cette fidélité supposée, la résignation et l’abandon insensiblement conduiront l’âme à la découverte d’une lumière infinie, qui ne survient pas en l’âme, car elle y était, mais l’âme n’avait point d’yeux pour la voir. La lumière du soleil ne laisse pas d’être présente à un aveugle quoiqu’il ne voit pas. Donne-lui des yeux, il voit et jouit admirablement de cette belle et très féconde lumière. [293] J’en dis autant des obscurités. À la suite, quand l’abandon et la résignation ont purifié les yeux de l’âme, ce qu’elle croyait être privation de lumière et absence de Dieu, ce qu’elle jugeait vide, lui est une lumière ; et elle voit ces sécheresses et ces ténèbres comme une lumière très brillante, mais dans les mêmes ténèbres. Alors elle comprend bien ces belles paroles : Et nox illuminatio mea in deliciis meis282: la nuit est ma vraie clarté et dans mes plus grande délices ; l’âme étant plus dans les trésors infinis de Dieu, plus elle est obscure, vide, séparée et se sentant séparée de Dieu et proche de soi-même. Tout ceci est très véritable et la vérité même, qui cependant ne peut être connue et encore moins trouvée que par la pure lumière de vérité.

7. Mais comme plusieurs personnes tâchent de la rencontrer et de jouir de cette lumière en ténèbres et dans le vide sans la bien chercher, ils ne la trouvent jamais. Ils la cherchent par l’obscurité et par le vide, se contentant d’être en obscurité et sans rien avoir en leur intérieur, au lieu de la chercher par la pureté intérieure et par la fidélité à mourir à soi-même par ce qu’ils ont et doivent avoir dans l’état où ils sont. Faisant de cette manière, elle se présentera à leur âme, et alors ils n’ont qu’à porter les obscurités et à être fidèles aux obscurités et aux ténèbres qui leur arriveront, mais non pas à les chercher directement en se mettant dans le rien et se contentant dans les ténèbres qu’ils ont, sans se soucier de leur pureté et fidélité.

8. Cette divine lumière vient, sans que l’on y pense, surprendre les âmes. Lorsqu’elles sont en travail et en soin pour se rendre conformes au divin bon plaisir, elle est masquée et cachée les accompagnant sans qu’elles le sachent : et quand elle se découvre, elle charme de joie ces pauvres âmes qui lui disent de bon cœur qu’elle est une agréable trompeuse. Elles la croiaient infiniment éloignée et elles la trouvent si proche : que dire ? Je me trompe ; car elle est plus en elles-mêmes qu’elles-mêmes.

Qui saurait l’adresse du bon Dieu pour s’y insinuer et se donner en serait charmés : et bien plus, à moins d’une lumière extraordinaire, ou d’une grande soumission, on ne pourrait jamais croire ni concevoir comment Dieu trompe les âmes pour s’insinuer et se donner. Elles croient un long temps être en ténèbres et vides de tout et en privation, elles se résignent et font pratiques de vertu de cela ; et elles ne voient pas que c’est Dieu déguisé qui furtivement veut se rendre le maître d’elle. Mais quand leur vue est plus forte et qu’elles ont des yeux capables de voir, elles découvrent la tromperie agréable et charmante d’un Dieu immense et infini, qui s’accommodait à la bassesse de sa chétive créature.

9. Par là on passe du fini à l’infini et du créé à l’incréé par un moyen que nous devons appeler un Mystère dont la source est dans la privation et l’obscurité que Jésus-Christ a porté dans les sens et les puissances. Une âme qui a goûté et vu ce divin passage et comment Dieu l’a trompé par les pauvretés, les sécheresses et le vide, et charmés de l’amour infini et du soin de Dieu pour se donner sans toutes ses extases, changements, ravissement, visions et le reste, qui ne sont que des communications très passagères, au lieu que celle-ci est l’infini du même Dieu dans son infinité même, dont l’obscurité et ce vide sont le moyen de communication et autant qu’ils ont été et qu’ils sont grands, cet infini se communique.

10. Je crois que ce cher trompeur a voulu en diverses rencontres donner une petite figure de ce divin et intérieur Mystère dans les diverses apparitions qui se sont faites à quantité de saints, comme un saint Grégoire et à plusieurs autres, Jésus-Christ prenant plaisir de se travestir en la figure d’un pauvre, d’un lépreux etc. pour se donner lui-même dans le secret de leur intérieur par le moyen charitable que Dieu leur avait choisi.

11. Ceci est relevé ; mais je l’ai dit pour faire voir en quoi les sécheresses de la foi se peuvent terminer quand l’âme est fidèle à en faire usage comme je le dis : mais je vous dirai que peu d’âmes arrivent jusqu’à l’expérience de ce Mystère (qui n’est encore que la porte du palais,) faute de fidélité et peut-être de beaucoup d’autres choses qu’il faut laisser dans le secret de la divine Sagesse.

2.54 Foi dans les sécheresses des sen

L.LIV. De la fidélité à faire usage de la foi, au milieu des sécheresses des sens.

1. Dieu a donné le don de la foi habituellement aux âmes en cette vie, afin que les âmes qui sont assez heureuses pour être éclairées [296] de ce don, en puissent faire usage toutes les fois qu’elles le désirent. Où il est à remarquer que ce don de foi habituelle est donné et qu’il réside dans le fond de notre âme comme un beau soleil qui y luit incessamment, mais qui n’éclaire les puissances et les sens que selon que l’âme en fait usage par une fidélité libre283. Et ainsi l’esprit s’ajustant peu à peu à la clarté obscure de la foi, peut très souvent en faire usage, quoique les sens en soient souvent très éloignés par leurs sécheresses et distractions et par autre chose semblable. Je dis plus, comme cette lumière de foi est dans le fond de l’âme et qu’elle éclaire ainsi les puissances, et que dans ces puissances on peut distinguer deux parties, l’une plus spirituelle, qui approche de plus près du fond et qui est plus semblable au fond de l’âme à cause de sa spiritualité, l’autre qui regarde davantage les sens, et qui par conséquent s’y proportionne plus particulièrement à cause des espèces plus sensibles qu’elle en reçoit ; que les puissances selon ce plus spirituel peuvent assez ordinairement et même autant qu’elles le veulent, faire usage de la lumière de la foi habituelle dans le fond de l’âme pour croire, quoique les mêmes puissances au même temps aient en quelque façon le contraire, à cause de l’insensibilité et de l’obscurité des sens qui disent tout le contraire de ce que la foi dit insensiblement et imperceptiblement dans l’âme. Si bien que pour faire usage de ce don habituel de la foi éclairant toujours l’âme, si elle est fidèle, il ne faut point qu’elle fasse état de ce que les sens lui disent et lui représentent par leurs sécheresses, obscurités et insensibilités, ni même de ce que les puissances [297] expérimentent par le commerce des sens (comme je viens de dire) ; mais seulement s’assurer et s’arrêter solidement à ce que la foi dit, en croyant dans le fond de la volonté uni imperceptiblement à l’entendement, qui croit et qui fait usage de sa lumière au-dessus de ses ténèbres et de ses insensibilités, pour croire stablement et habituellement par le don de foi qui lui est donné.

2. Et ainsi il est très certain qu’une âme qui est un peu en expérience de ceci, avec un conseil d’une personne expérimentée, peut très stablement faire usage de la foi en tout temps pour avoir par son moyen l’accès très habituel vers Dieu, et pour demeurer auprès de Dieu et converser avec Lui en foi et par la foi, nonobstant toutes les choses contraires que son esprit et ses sens lui peuvent faire expérimenter. De manière que cette âme voit bien que Dieu par la foi est un soleil toujours présent et toujours éclairant l’âme, dont elle peut faire incessamment usage, autant qu’elle est fidèle à outrepasser et à surpasser toutes choses pour, par sa fidélité, faire usage, en croyant, de cette lumière divine comme soleil éternel.

Et afin de faire entendre ceci plus clairement, posons cette vérité que Dieu en cette vie est dans le fond de notre âme, l’éclairant toujours par la foi, comme le soleil matériel est en ce monde attaché au firmament éclairant les parties de la terre ; et comme il est libre aux hommes de se servir du soleil quand ils le désirent et comme ils le désirent, sans avoir besoin de s’amuser à savoir s’il y est ou s’il sera, n’ayant besoin que d’ouvrir les yeux et de faire ce qu’il faut pour voir, qu’ainsi en cette situation [298] spirituelle comme je la viens de dire, l’âme doit seulement par fidélité ouvrir les yeux à la foi pour croire au-dessus de ce sens et de tout ce qu’elle expérimente de contraire, et ainsi croire ; et par ce moyen elle pourra être sûre de pouvoir toujours voir et de pouvoir toujours et incessamment être en état de faire usage de sa foi.

4. Mais pour éclaircir davantage cette comparaison de la foi avec le soleil matériel, il est à remarquer que le soleil matériel ne peut pas éclairer facilement toutes les parties de la terre tout à la fois, à cause qu’il en est empêché par quelques-unes qui cachent les autres. Mais il n’en va pas de même de Dieu comme Soleil éternel par la foi : car étant situé au fond de notre âme comme premier principe de tout, il l’éclaire par cette divine lumière si éminemment qu’il y a rien qui lui puisse faire ombre, si l’âme s’élève par fidélité au-dessus de soi-même en croyant. Et ainsi son usage dépend (supposé le don de la foi) de la fidélité constante de la volonté pour vouloir croire et y demeurer stable en croyant : ce qui se facilite extrêmement à la suite, les puissances et même les sens s’ajustant peu à peu en s’outrepassant ; de manière que la foi s’étendant beaucoup en l’âme, (comme nous voyons que le soleil matériel fait dans le monde,) elle éclaire peu à peu non seulement totalement, mais très facilement. Ainsi le tout consiste à être bien fidèle en toute rencontre de bien faire usage de la foi, et de supposer toujours (sans en demander des nouvelles à nos sens) sa lumière levée et éclairant notre âme pour trouver toujours par son moyen Dieu veillant sur nous et disposé de nous éclairer par les brillants obscurs de la foi pour nous conduire et pour nous éclairer selon nos besoins, soit pour faire oraison actuelle, soit pour subsister et nous tenir recueilli en sa présence, soit enfin pour nous fournir toutes les lumières et toutes les secours qui nous sont nécessaires dans nos besoins ; Dieu étant en nous non seulement pour nous être toutes choses, mais encore pour nous être un secours pour toutes choses, bien plus que le soleil matériel n’est dans le monde, pour en être le principe, pour nous en faire voir la beauté et pour nous faire voir toutes choses.

5. Enfin il est à remarquer pour la consolation des âmes qui ne font que commencer d’entrer dans cette lumière de foi, que peu à peu elles peuvent arriver à sa possession et approcher de ce grand et admirable Soleil éternel dans le fond de leurs âmes par les actes qu’elles en font fréquemment, et par l’usage fidèle de cette lumière de foi qui leur est donnée au saint baptême, par les oraisons et par les pratique de vertus, qui établissent la foi peu à peu, et qui insensiblement la développent et la dégagent du bourbier de nous-mêmes, causé par le péché et l’engagement de nos inclinations et de nos passions.

6. C’est ce qu’a voulu dire très doctement et avec une grande expérience la grande sainte Thérèse, dans son Château de l’âme, où elle dit que Dieu est comme un beau diamant dans le fond de notre âme, tout embourbé et tout caché dans nos péchés et dans nos inclinations corrompues : et que l’âme découvrant ce secret et étant assez heureuse d’avoir l’inclination de trouver ce trésor caché, elle leur rencontre par la fidélité qu’elle a à ôter cette boue qui cache ce beau diamant ; et peu à peu en ôtant la boue et en essuyant ce précieux diamant, elle donne lieu à son éclat et à son brillant : et ainsi il répond admirablement cette grande et cette merveilleuse clarté dans toute l’âme, qui peu à peu lui va faire trouver en vérité le bonheur de cette vie, lui faisant posséder par la lumière de la foi ce dont la lumière de gloire donne la jouissance aux bienheureux dans l’éternité.

7. Cette sainte ayant commencé ce livre admirable de ces demeures intérieures par cette comparaison, a fait subsister toutes les démarches de l’âme sur ce fondement pour faire voir que la foi, étant trouvé par la fidélité de l’âme dans son commencement, va s’augmentant comme un beau soleil qui par ses rayons éclaire toutes les parties de l’âme autant qu’elle est fidèle à faire reluire la foi par la mort de soi-même, par les pratiques des vertus, et par sa confiance généreuse à trouver Dieu au-dedans de soi et à faire usage de sa divine présence dans les actions de sa vie : ce que l’on peut espérer par tous les petits actes de vertus et les autres fidélités de la vie chrétienne, étant fidèle à les exercer et à les poursuivre. [300]

2,55 Enfance spirituelle. Participation de J. C. crucifié.

L.LV. Vocation à la S [ain] te Enfance de Notre-Seigneur. Participation de Jésus-Christ crucifié.

1. Vous ferez très bien de vous retirer autant que vous pourrez durant ce saint temps de l’Avent. C’est un temps de grande bénédiction, [301] spécialement pour vous, à cause du fond de votre grâce, dont je ne doute nullement, goûtant et expérimentant assez souvent le fond du dessein de Dieu et la grâce qu’il a mise en vous, qui vous serait [seraient] une source de grâce très agréable et très féconde si vous étiez bien fidèle. Cette grâce, comme je dis, serait très féconde en un million de choses, dont je vous pourrais faire un grand volume si je vous disais tout le détail que je vois par le fond de votre vocation ; car par un clin d’œil découvrant ce fond en vérité, le reste est aussi découvert à proportion de la grâce de la sainte Enfance et des effets que ce divin Mystère a opérés en Jésus-Christ.

2. Et sur cela il faut en passant remarquer une chose très vraie et infiniment considérable, savoir que chaque Mystère est opéré en Jésus-Christ pour être la source et le fonds284 des diverses grâces des âmes ; et que comme ces Mystères sont le fonds et la source de chaque grâce, aussi sont-ils les sources des effets à proportion des effets de chaque Mystère.

3. Si je vous disais tout ce que mon cœur goûte sur cela caché sous un millions de choses, je vous surprendrais ; et je crois avec l’aide de Dieu ne me tromper pas [ne pas me tromper]. J’en ai le goût ; et il me semble qu’au travers de vos oppositions, qui sont réelles et véritables, je pénètre par une secrète lumière ce fond de vocation que vous avez suspendu par tout ce que vous me mandez.

4. Votre âme ne goûtera les fruits de ce divin Mystère qu’autant qu’il viendra et sourdra285 par votre intérieur. Vous en aurez pendant ce saint temps quelques petites lumières qui ne [302] feront que réveiller votre appétit intérieur, et vous faire un peu prégoûter ce que je vous en ai dit et ce que je vous en dis. Ôtez toutes ces naturalités, qui sont comme de grosses pierres qui bouchent la source ; et l’eau rejaillira de la caverne de Bethléem : et si cela était une fois, vous seriez si surprise de ce que je prégoûte pour votre consolation et instruction, qu’il ne serait pas possible que jamais vous vous dégoûtiez de cela, et que les divers effets d’une si grande grâce fussent étouffés.

5. Voilà pourquoi nous nous sommes connus ; voilà le premier goût que j’ai eu en vous voyant ; et voilà la goutte d’eau que j’ai goûtée et qui m’a fait vous poursuivre, et ne jamais quitter. Cependant cette goutte d’eau est dans les pierres : je la vois et je ne l’ai pas. Je la vois dans votre âme et dans votre naturel tel qu’il est dans sa source et entre les mains de Dieu. Je ne l’ai pas ; car ce même naturel approprié par les mains de Dieu au dessein premier de sa grâce et de notre régénération est accablé par les effets de ce même naturel perverti.

6. Ne vous en prenez pas au naturel ; il est très bon sur le dessein de Dieu ; mais vous le gâtez. Ce n’est pas que, grâces à Dieu ! il n’y ait un grand changement, mais non encore parfaitement : mais vous devez avoir consolation. Car il est vrai que remédiant le remède se goûte, et a effet au fond de votre grâce ; et si vous remédi [i] ez à tout il aurait effet total, et la source deviendrait grosse et abondante.

7. Il faut que je vous dise une chose qui est arrivée depuis peu, et dont j’ai une connaissance certaine ; sachant le fond de la grâce de [303] la personne dont il s’agit, et ayant traité avec elle pour le moins dix ou douze ans avec une ouverture entière de sa part, cette âme étant [d’] un excellent naturel pour la grâce. Sa grâce était la participation de Jésus-Christ crucifié286 : et elle a porté une croix très pesante en toute manière, soit intérieure soit extérieure, durant plus de quarante ans. Son naturel était timide pour être ajusté à sa grâce ; et ainsi elle a été outrepercée287 de croix furieuses, de scrupules et d’autres accidents dans un admirable amour de Dieu, qui accompagnait cette grâce de croix, qui était véritablement un amour crucifié, avec une pureté vraiment languissante dans une fidélité sans aucune consolation : car quoique très fidèle, elle se voyait toujours impure, de telle manière que par un secret admirable elle était crucifiée sans consolation et mourait continuellement de douleur sans douceur.

8. J’ai su la fin de cet ouvrage vraiment caché à toute créature, par sa propre sœur aussi Religieuse288. Elle m’a assuré qu’elle est morte comme elle avait vécu sans consolation et toujours crucifiée : si bien que par un secret de Dieu ses douleurs et son mal se sont redoublés dans la semaine sainte dernière ; et elles ont crû avec les jours de cette sainte semaine de telle manière qu’à l’heure et au moment que le prêtre qui chantait le Vendredi saint la sainte Passion, dit289 Et inclinato capite tradidit spiritum, aussi cet esprit vraiment crucifié avec Jésus-Christ fit la même action et expira. Comme j’ai su le secret de sa vie, j’ai eu grande joie d’apprendre aussi la fin de sa vie. [304]

9. Je vous dis ceci pour vous exprimer ma petite lumière sur votre âme, qui si vous étiez fidèle tirerait grâce de ce divin Mystère de l’Enfance, comme cette grande Servante de Dieu a fait de cette grâce de Jésus-Christ souffrant. Ce qui me confirme fort dans la lumière que je vous ai exprimée en cette lettre, savoir que les divins Mystères étant la source de notre grâce, produisent aussi les effets conformes quand les âmes sont fidèles. Et si on savait la grâce que Dieu fait à une âme, quand elle est assez heureuse d’être appliquée par vocation à la fécondité d’un Mystère, elle ne pourrait jamais avoir assez de jours pour reconnaître cette grâce.

2.56. Enfance spirituelle.

L.LVI. Usage des maladies. état d’enfance spirituelle.

1. Je ne manquerai pas, Dieu aidant, d’aller à Notre-Dame de la Délivrance et de faire la neuvaine que je commencerai la veille de Noël.

Je vous prie de dire à N. que le mal a cela, tout de même que les croix, qu’il contient en soi l’oraison et les applications à Dieu, qu’il les faut faire seulement selon que l’on voit que le mal le requiert pour ne pas s’intéresser, que l’ordre de Dieu demande seulement en ce temps l’abandon, la paix et le silence pour souffrir en ces dispositions avec quelques retours amoureux, non par acte, mais par abandon et par état : ce qui retranche insensiblement la corruption de la nature, qui flue aussi bien en [305] ce temps-là qu’en un autre, spécialement quand l’âme ne se tourne pas vers Dieu selon son biais et selon le dessein de Dieu sur elle. Il faut donc retrancher prudemment tout ce que l’on peut voir qui pourrait incommoder, car la foi supplée à tout et contient toutes les opérations extérieures et fait que l’âme étant dans sa disposition privée soit d’oraison soit de communion, les retrouve éminemment en ce qu’elle souffre ou fait par ordre divin, qui est souvent plus efficace non seulement pour produire la grâce, mais pour détruire les défauts, par la raison qu’étant dans le divin ordre chaque chose manifeste les défauts qui sont en l’âme par la pratique et expérience. Je ne sais si vous m’entendrez et elle aussi.

2. Je vous ai tant parlé de la petitesse et comment vous la devez pratiquer qu’à moins d’une lumière actuelle pour cet effet précisément je ne puis vous en dire davantage. Peut-être le divin enfant m’en donnera-t-il quelque chose à Noël. Mais lisez et relisez mes lettres et vous y trouverez plus que vous ne croyez, la divine lumière y ayant été, car la divine lumière qu’elle contient tout et dit tout selon la disposition des yeux qui la voient, et en vérité elle a tant été pour vous et pour N. que j’en suis étonné.

3. Sachez que jamais vous ne trouverez rien que dans l’Enfance et que là vous trouverez tout : ce sera votre trésor. Cette Enfance dit simplicité, joie en docilité d’un enfant, si bien que, pour que cela soit et que cette divine lumière qui vous est propre soit avec étendue selon l’ordre divin, il faut que la nature meure à tant de choses : précipitations etc. et enfin [306] que vous tâchiez de vivre toujours en esprit. Rien ne vous fera entrer dans cette divine lumière d’enfance qui vous est propre que la foi qui retranche l’usage des sens élevant l’âme en esprit. C’est dans cet esprit de petitesse que vous pouvez trouver seulement la solidité et la confiance. Au contraire, cela n’étant pas, votre esprit est toujours comme un oiseau sur la branche en avidité et en recherche. Enfin, sachez que tout de même qu’un enfant ne peut jamais trouver que son malheur dans sa propre volonté, sa volonté n’étant pas accompagnée de sagesse, jamais aussi vous ne trouverez rien en votre propre volonté, et au contraire par la divine conduite vous trouverez la divine Sagesse dans la soumission aveugle à la volonté d’autrui. Remarquez cela pour toujours.

4. Il faut non seulement que vous preniez garde par la lumière divine aux choses qui accompagnent l’état d’Enfance de Jésus-Christ, comme la pauvreté, l’abjection et le reste, mais [aussi] à ce qui le constituait qui était cette petitesse d’un enfant, ce manque de volonté et de conduite et tout le reste qui constitue l’enfance, car c’est en cela qu’est le fond de la lumière et Sagesse divine, sans quoi vous n’aurez jamais l’état d’Enfance en vérité.

Ceci est fort et il y aurait infiniment à dire étant d’une lumière très grande. Appliquez-vous à chaque parole, non pour en prendre l’écorce mais pour en puiser avec l’âme de la divine lumière le fond et l’essence, car c’est en cela que consiste l’Enfance divine pour vous ; et si vous pouviez perdre heureusement votre volonté pour une autre que Dieu vous a choisie, [307] vous trouveriez par là la divine Sagesse et vous ne le ferez jamais autrement.

5. Par là, la divine Sagesse vous donnera la pauvreté, l’abjection et le reste de ce qui accompagne l’Enfance ; et jamais rien de cela ne vous viendra qui soit effet de la divine Sagesse que par perte de volonté, de conduite, et en vous laissant conduire par autrui comme un enfant. Autant que cela arrivera, autant vous entrerez dans votre grâce ; cela manquant rien ne viendra, et cela est si vrai qu’au cas que vous soyez fidèle et que vous quittiez le passé pour entrer dans cette grâce, Dieu ne manquera pas jusqu’au dernier moment de votre vie de vous donner un homme qui par son ordre aura effet de grâce sur vous, et quand cela ne sera pas ce sera une marque que vous ne serez pas fidèle à votre grâce. Quand Jésus enfant ou plutôt quand l’état de l’Enfance de Jésus eut cessé, saint Joseph est mort. Sans y penser, en écrivant, la lumière est venue abondamment.

6. Prenez, au nom de Dieu, garde à votre grâce et aux renouvellements intérieurs qui la marquent, car ils sont vrais comme je vous l’ai mandé. Faites application forte à ce qui constitue essentiellement votre état et par où vous doit par conséquent venir la lumière et la grâce qui sera la mère qui engendrera le reste, je veux dire les accompagnements de la sainte Enfance. Vous n’aurez d’oraison que par là, et tout le reste vous y sera communiqué. Omnia bona mihi venerunt pariter cum illa, et innumerabilis honestas per manus illius290.

2.57. Usage des maladies.

L.LVII. Dessein de Dieu dans les maladies envoyées aux personnes d’oraison, et comment y correspondre.

1. Je vous aurais écrit pour vous consoler et pour vous dire deux ou trois mots de la disposition où vous deviez être selon votre grâce dans votre mal : vous m’avez prévenu, [ce] dont je vous remercie et dont j’ai bien de la consolation.

2. Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que pour l’ordinaire le grand effet de grâce que Dieu prétend en donnant des maladies aux personnes qui sont amoureuses de la sainte oraison et qu’il destine pour l’union en simplicité de foi est de les dénuer par là peu à peu et de leur ôter un million d’appuis que la nature ne quitterait jamais. Souvent même quand les âmes sont fortes, Dieu se plaît en cet état de les mettre en telle déréliction et tout ensemble de laisser leur pauvre nature comme des chevaux échappés sans être domptés ni arrêtés par rien, car, comme en ce temps le corps étant affaibli il ne leur reste nulle correspondance ni force, ainsi sont-elles du côté de Dieu et de leur part aussi dénuées de toutes choses aperçues, oubliant tout à la réserve des douleurs qui les pressent et d’un million d’instincts naturels qui les tourmentent.

3. Quand les âmes ne savent pas le secret divin et qu’elles regardent naturellement leur mal, attribuant seulement cet affaiblissement et cette pauvreté intérieure au mal qui naturellement [309] affaiblissant le corps diminue la vigueur de l’esprit, elles se tourmentent et souvent elles se font du mal et, bien plus, elles perdent tout le dessein de Dieu par telle maladie, ne faisant ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire ne correspondant pas à Dieu par leur activité, car elles ne le peuvent, et ne faisant pas usage du mal, se contentant de la bonne intention qui le souffre par pénitence ou autre motif au lieu de s’unir au dessein de Dieu qui dénue, fait perdre et prive de tout, non seulement des précédents exercices mais encore de toute correspondance. Si bien que, si l’âme fait application, la maladie est une merveilleuse grâce pour dénuer et faire tout perdre afin de conduire et traîner l’âme insensiblement et sans s’en apercevoir dans l’abîme de Dieu, pourvu que dans le mal la pointe du cœur soit seulement vers Dieu en abandon : je le veux, je suis à vous, faites comme il vous plaira. C’est donc l’abandon unique, en repos et paix, perdant tout soin de ce que l’on est ou de ce que l’on devient, qui est la grande correspondance au dessein de Dieu dans les maladies des âmes où la foi a bien commencé. Car les âmes qui ne sont pas là doivent prendre leurs motifs et s’aider de la vigilance pour la pratique de la vertu. Et ici le repos et l’abandon fait pratiquer toute vertu dans le mal quand l’âme est fidèle selon que je dis.

4. N’avez-vous jamais pris garde, sur le bord de quelque rivière, comment elle entraîne à son gré par son mouvement propre quelque morceau de bois qui flotte dans l’eau : il ne fait rien et il fait tout, car il se laisse aller au gré [310] de l’eau qui le porte insensiblement jusqu’au plus profond de la mer291. Voilà l’exemple d’une âme qui correspond en simple abandon au vouloir divin dans le mal, lequel supplée et contient pour lors tout exercice, de telle manière que souvent même on les perd ; mais encore toutes les lumières, tous les goûts, et tout ce que l’on savait des voies de Dieu s’efface, devenant dénué de tout.

5. Quand l’âme a été bien fidèle de cette manière, les forces revenant peu à peu en l’esprit, et l’esprit se dépêtrant de la faiblesse comme d’un bourbier où il était abîmé, s’il n’y prend garde il devient fort actif et ainsi il se trouble. Mais il y faut prendre garde et continuer doucement son simple abandon en repos et en nudité trouvant là toute la simple et sainte multiplicité des divins Mystères de Jésus-Christ par les saintes fêtes jusqu’à ce que le corps et l’esprit soient entièrement fortifiés et capables d’agir. Et vous remarquerez que, comme la main de Dieu par la maladie vous a dénuée et fait trouver tout en votre simple repos et abandon perdu, l’activité revenant par la main de Dieu, sans précipitation de votre part, vous retrouverez la sainte et féconde multiplicité des divins Mystères avec bien de la grâce.

6. Il faudrait du temps pour vous parler de tout cela. Seulement je vous prie de vous faire souvent lire et relire ceci et vous y trouverez votre affaire. Ceci est fondé sur un grand et infaillible principe de la foi qu’il n’y a rien de naturel pour les âmes qui sont assez heureuses de vivre en foi, et qu’encore que les choses arrivent naturellement, tout est divin et [311] conduit par l’infiniment sage Providence. Si bien qu’il ne faut jamais rien regarder naturellement mais tout divinement, soit les maladies ou le reste qui nous arrive, tout étant pour la perfection de l’état où nous sommes, spécialement les âmes étant dans quelque simplicité de foi par vocation. D’où vient que quand une âme qui a déjà quelque commencement de cette grâce serait tellement avancée en âge que la vieillesse commencerait à l’affaiblir je ne doute point que cette faiblesse aussi bien que la maladie ne contribuât à la simplifier davantage, quoiqu’elle soit une cause naturelle, mais qui devient divine par le commencement de cette grâce surnaturelle et divine de simplicité ou de foi.

7. Vous dites fort bien que dans ce repos et dans cet abandon où l’âme perd tout soit du côté de Dieu ou d’elle-même, à la réserve de son nu abandon, elle a une délicatesse de conscience plus grande qu’auparavant quoiqu’elle ait moins et qu’elle fasse moins. Cela vient de ce qu’elle est plus purement et plus nuement sans son secours abandonnée à Dieu, et ainsi Dieu est son sensible, y ayant moins de naturel. Cela est certain, et c’est le moyen le plus solide et le plus infaillible pour connaître quand la privation, le dénuement et la simplicité sont de Dieu ou par une paresse naturelle. Car s’ils sont de Dieu, le sentiment devient délicat à cause que Dieu y devient le sensible de l’âme, qui ne peut rien faire de mal sans Le bien sentir ; et au contraire, s’ils ne sont pas de Dieu, mais par une intervention de l’âme, l’âme devient hébétée et aveuglée à ses défauts, à cause que, bien qu’il paraisse à l’âme qu’elle ne fait rien [312], cette paresse est multipliée secrètement et éloigne par conséquent de Dieu.

8. Prenez courage, demeurez comme Dieu vous met ; et à mesure que vos forces reviendront, reprenez simplement et en abandon vos petits exercices selon que votre cœur s’y trouvera porté et que l’ouverture par la lumière divine vous en sera donnée. Voilà une grande lettre que je prie Notre Seigneur de vous faire comprendre, car elle est d’infinie conséquence. Je suis à vous de tout mon cœur.

2.58. Solitude et dégagement. [1674?] 

L.LVIII. Avantages de la solitude et dégagement entier des créatures.

1. Je me réjouis que votre voyage se soit bien passé292 et que vous soyez de retour. Je vous assure que la solitude fait respirer tout un autre air que le monde. L’air du monde non seulement est infecté en plusieurs manières mais encore il n’a nul agrément, comparé à celui de la solitude où l’on goûte en vérité le printemps et une sérénité qui contient le goût de Dieu. Dieu seul est le printemps de la solitude et c’est là qu’on le goûte.

2. Il est vrai qu’avant que cela soit et que l’âme ait le calme, le désembarrassement et le reste que Dieu communique en solitude, il faut peiner et travailler, la nature se vidant d’un million de choses qui empêchent l’âme de goûter à loisir cet air doux et agréable d’une solitude calme et tranquille qui à la suite lui est vraiment Dieu : car qui fait cette solitude si [313] belle, si sereine, si douce et si agréable, sinon Dieu, qui se donnant à l’âme et l’âme L’ayant trouvé elle le goûte et en jouit comme nous jouissons de l’air agréable du printemps, de la beauté des fleurs, de leur odeur plaisante et de tout le reste.

3. En vérité les créatures, et le soi-même encore plus, sont un vrai hiver à l’âme qui y habite, et quand l’âme trouve Dieu, elle trouve le printemps en toute manière par la solitude et l’éloignement du créé en repos et cessation de tout. Je vous avoue qu’un je ne sais quoi me fait soupirer, avec patience et sans désir, après l’entier dégagement de la manière que Dieu le voudra. Je l’espère par le règlement de toutes choses qui sont, Dieu merci ! en Sa main, et si je me vois une fois en ce printemps de la solitude, qui que ce soit ne me raccrochera, avec l’aide de Dieu.

4. Je vous avoue que les choses de la terre, les dignités et les grands biens sont une pauvre affaire. N. avec tous ses biens est peut-être bien empêché. Les biens modérés ne sont bons en cette vie que pour être des murs afin que les créatures ne viennent pas inquiéter les personnes solitaires que Dieu n’appelle pas au grand don de pauvreté. Mais en vérité il faut que cela soit bien modéré puisque, quand il y en a plus qu’il ne faut, cela fait toujours un autre tracas et embarras. Heureuses les âmes qui ont le don de la pauvreté absolue, car par là elles ont l’entière solitude sans aucune crainte. Mais c’est une chose que j’admire de loin, me contentant de ma petite grâce et de ma petite solitude. Car selon ce don de pauvreté la solitude est grande. Pauvreté de biens, d’amis, [314] de créatures : voilà la grande solitude, à laquelle je ne prends part que selon le don de Dieu à mon âme.

5. Je prie Dieu de vous y donner part et de vous faire bien entendre le grand bruit des créatures, du soi-même et généralement du créé. Mais cela ne sera que goûtant la sérénité, le repos et le plaisir de cette agréable solitude. Comme j’en parle, l’une découvre l’autre et sans y penser. On se trouve entrant en cette solitude comme une personne qui serait dans le milieu de Paris les yeux fermés et les oreilles bouchées, qui, en ouvrant les uns et les autres, est fort surprise du tumulte et de l’embarras qui se découvre. « Eh ! mon Dieu ! dit l’âme, où étais-je ? je ne voyais ni entendais cet effroyable chaos, mais retrouvant mes yeux et mes oreilles par le don de la solitude en Dieu, je vois tout autre chose. Cependant un doux contentement, une tranquillité admirable, un éloignement du créé et généralement une satisfaction par une jouissance de toutes choses ayant perdu toutes choses, me fait goûter le printemps dans la solitude. »

6. Voilà quelque petit crayon de ce que la divine lumière en cette solitude donne peu à peu à chacun selon sa capacité et ainsi en n’étant rien elle est toutes choses et en ôtant tout elle donne tout. Et c’est pour cet effet que Jésus-Christ dans tous les états de sa vie a toujours été solitaire et a opéré tous Ses Mystères en solitude. Prenez-y garde, ce serait un détail agréable à voir ; mais vous le pouvez facilement observer dans chaque Mystère. Je prie Notre Seigneur qu’il vous donne une sainte année.

2.59. Se souffrir.

L.LIX. Se corriger et se souffrir soi-même en paix et en abandon.

1. J’ai de la consolation que vous vous portez mieux. Tâchez de vous appliquer à ce que je vous écris, car c’est votre affaire et vous devez agir comme je vous le mande. Toutes ces pauvretés que vous me dites et que vous me direz encore sont une aide pour vous perdre et vous laisser en plus grande perte. Il faut y faire de votre mieux en tâchant avec abandon de vous corriger, mais quand la vue et même l’expérience de ces misères vous accable, il faut vous relever, non par force mais vous calmant et vous abandonnant. Si vous pouviez une fois bien comprendre cette leçon, vous seriez heureuse, car vous remédieriez à vos défauts et vous arriveriez au même temps où Dieu vous veut qui est la mort de vous-même.

2. La corruption n’est-elle pas le principe d’une autre génération ? Ne voyez-vous pas qu’il faut qu’un oignon de tulipe pourrisse avant qu’il produise ? Comment se vider de la plénitude, de l’estime de soi, de la suffisance, de l’orgueil et de la promptitude qu’en voyant et expérimentant ce fumier ? Mais le malheur est quand l’âme ne se sert pas de ces vues et expériences en paix et abandon pour s’en défaire en cessant ou défaillant et non en opérant. Vous ne cesserez jamais de voir et d’expérimenter ces pauvretés jusqu’à ce que vous preniez ce procédé comme il faut et qu’ainsi [316] vous deveniez petite par ces vues comme une fourmi, non en vous décourageant mais en vous unissant à Jésus-Christ qui prend plaisir d’être dans un cœur et d’en prendre possession quand il est vraiment humilié.

3. Travaillez donc doucement et simplement comme je vous ai dit et écrit tant de fois, faisant oraison et étant fidèle à chaque moment, et laissez travailler Notre Seigneur chez vous par vos pauvretés et par le fond de corruption qui se découvrira encore bien plus. C’est une chose admirable que ces vues étant dans un cœur humilié et doucement tranquille par l’ordre de Dieu, l’on trouve dans cette pauvreté et dans ce bourbier Jésus-Christ, et qu’au contraire se forçant par une secrète suffisance qui fait que l’on se veut remplir de vertus, pensant que ce soit un remplissement secret de Jésus-Christ, l’on s’éloigne de Lui.

4. Heureuse l’âme qui pourrit et pourrit encore un million de fois, car, pourrissant en paix et en abandon, elle germe à la suite ! Mais le tout est de faire ce que Dieu vous laisse à faire en cet état et de souffrir ce qu’Il veut faire Lui-même. Il veut, comme je vous viens de dire, que vous fassiez de moment en moment ce qu’il y a à faire et Il veut que vous souffriez en abandon ce que vous ferez.

5. Je prie Notre Seigneur qu’Il vous donne lumière, car voilà le fond de votre conduite. Si vous aviez entendu le secret de Jésus-Christ incarné, vous auriez marché à grands pas et peut-être ne l’auriez-vous pas pu, votre nature étant trop forte dans son commencement. Je crois de plus que ce défaut passé vous servira encore infiniment pour pourrir, le portant avec [317] la même disposition que les pauvretés journalières. Soyez pour le passé et pour le présent en abandon paisible, faisant ce que vous avez à faire et à la suite, Dieu aidant, le grain étant pourri il germera, et ce que je vous pourrais dire arrivera ; mais ce ne sera jamais que vous ne soyez pourrie ! Vous m’entendez, car je ne parle point de la pourriture corporelle.

6. Lisez et relisez ceci, et sachez que jamais vous ne le mettrez en pratique de manière que votre esprit en soit content ; quand cela sera votre pourriture sera achevée et elle commencera à germer. Je ne sais si vous comprendrez ce dernier.

2.60 Abandon. Tristesse. Lecture.

L.LX. S’abandonner nuement à tout ce qui nous arrive, quelque détruisant qu’il soit. Comment outrepasser la tristesse. Quand il est temps de quitter ou de ne pas quitter la lecture.

1. On ne saurait assez se convaincre combien il est de conséquence de s’ajuster aux providences de Dieu : et quoiqu’elles semblent nous empêcher et même souvent détruire nos desseins pour Dieu, il n’importe ; pourvu qu’on s’y tienne avec une entière et nue fidélité. Un très long temps Dieu prend plaisir de faire passer et repasser les lumières pour convaincre l’âme et l’établir dans ce principe et dans cette vérité : mais quand il [ce principe] est suffisamment établi en l’âme, Dieu pour le [la] purifier davantage efface toutes ces vérités et soutient en nudité l’âme par ce principe même.

2. De vous pouvoir exprimer ce qu’il [ce principe ? Dieu ?] produit [318] dans une âme vraiment nue et fidèle à mourir à tout, et à tout intérêt tant humain que divin, pour subsister uniquement dans l’ordre et par l’ordre divin, sans en découvrir aucune excellence, ni où il conduit ni ce qu’il prétend, cela ne se peut [être exprimé] : car il est vrai que ce que Dieu opère dans une âme vraiment nue de toutes choses, subsistant de moment en moment par ce que Dieu fait en elle, est si grand qu’il donne de l’étonnement à l’âme qui en a l’expérience. Car comme Dieu par sa pure opération ne peut faire que lui-même ; aussi l’âme mourant à toutes choses et à elle-même, et recevant seulement ce que Dieu lui donne, ou ce qu’elle a soit intérieur soit extérieur, à la seule opération de Dieu : [e] t ainsi quoiqu’elle voie souvent qu’elle ne fasse pas grand-chose, et qu’il lui paraisse aussi que Dieu ne lui fait rien, mais seulement qu’elle est occupée comme naturellement des choses qui lui arrivent et qui sont ordinaires dans son état et condition ; au milieu de tout cela et en tout cela en mourant à soi pour y trouver seulement l’opération de Dieu, elle l’y trouve sans y rien trouver de différent. Et c’est cela proprement qui la faisant mourir à un million de choses, travaille magnifiquement, et fait vraiment l’ouvrage d’un Dieu et qui est vraiment à la suite Dieu en elle quand il l’a purifiée de tout ce qu’il y avait de contraire. Car il est certain que si nous savions bien nous laisser entièrement et nous abandonner véritablement à tout ce que Dieu fait en nous et autour de nous, c’est-à-dire à tout ce qui nous arrive, quelque naturel qu’il puisse être ; et même quelque détruisant [destructeur] et quelque renversant qu’il soit, nous [319] trouverions qu’il n’y a rien de mieux ni de meilleur pour faire tout ce qu’il faut faire en nous, que ce qui nous arrive.

3. C’est pourquoi il vous est de grande importance d’ajuster votre âme peu à peu à ce procédé. Et cela étant assurez-vous qu’elle aura souvent des régals intérieurs qui viendront du fond comme ceux que vous me marquez. Et je vous dis plus, que je vous puis assurer qu’au degré où vous êtes, vous ne devez pas accepter du premier abord la mélancolie et le petit abattement qui vous pourra [pourront] arriver et qui vous arrive [arrivent] ; mais qu’au contraire pour correspondre à Dieu comme il faut et pour entrer dans son dessein conformément à son opération divine, vous devez contribuer à vous donner de petites joies et à réveiller votre cœur en Dieu toujours présent pour être son aimable demeure. Mais quand vous avez fait doucement et humblement ce que vous avez pu, et qu’il vous paraît que Dieu n’y correspond pas, mais que vous êtes laissé [masculin] en quelque tristesse, de quelque lieu qu’elle vous vienne ; souffrez-la comme opération divine : mais que cependant la pointe de votre cœur ait toujours quelque réveil pour la joie aussitôt qu’elle paraîtra et que Dieu permettra que cette aurore se représente sur votre âme.

4. Où il faut que vous remarquiez ceci, comme de conséquence pour votre âme, que la tristesse et l’abattement ne sont pas opération divine sur vous qu’ayant fait de votre part ce que vous pouvez et devez pour l’outrepasser : par la raison293, que cette mélancolie, cette tristesse, et ce petit chagrin étant dans le fond de votre complexion naturelle, vous devez toujours [320] de votre part tâcher de vous en défaire afin de la [de les ?] surnaturaliser294. Mais ayant par détour de vous-même fait ce que vous avez pu, pour lors Dieu s’en sert, comme il se sert de toute autre chose, pour exécuter ce qu’il prétend en vous ; et vous trouverez qu’agissant de cette manière, tout ce qui sera en vous, quelque souffrant et détruisant [destructeur] qu’il soit, vous mènera beaucoup au large, n’y ayant que notre nous-même295 qui nous rétrécisse et nous captive.

5. Ne vous mettez pas fort en peine de ce que vous faites ou de ce que vous ne faites pas, demeurant en la main de Dieu : car si sa divine bonté demandait quelque œuvre de vous, ou il vous en donnerait l’inclination, ou il vous y engagerait par quelque providence qui vous marquerait son ordre. C’est pourquoi laissez-vous mourir et laissez les hommes juger selon leurs pensées.

6. Il n’est pas temps de quitter les lectures : et autant que vous remarquerez qu’elles seront nourriture à votre âme et qu’elles vous causeront de la joie, continuez ; car c’est une marque de l’ordre divin. Il ne faut jamais se priver des moyens divins que par surabondance. Ce n’est point en se privant de nourriture que l’on meurt à soi-même en l’état divin ; mais plutôt par surabondance de nourriture. Et ainsi il est d’importance durant que tel effet des lectures subsistera en vous, de les continuer : et par là insensiblement la lumière divine ira toujours s’augmentant, et vous verrez par là quand il faudra même cesser ; car qui a suffisamment, n’a pas besoin de chercher. Et quand vous vous apercevez que ce n’est pas seulement nourriture, mais qu’il y a trop d’enjouement naturel, [321] vous arrivant ce qui arrive aux hommes trop gloutons, lesquels ne se contentent pas de se nourrir, mais prenant de la nourriture par excès ; pour lors [en deux mots distincts dans le ms.] cessez, afin de digérer ce que vous en avez pris. C’est pourquoi quand vous lisez, digérez le tout doucement et posément, à mesure que vous lisez ; et quand vous vous apercevrez de l’excès, demeurez296 un peu : car vous ne lisez que pour vous nourrir. Le faisant de cette manière, vous verrez que les lectures vous seront très utiles, et même que très souvent vous y verrez et y remarquerez ce que secrètement votre aura reçu ou cherché en l’Oraison : et ainsi par ce moyen votre âme non seulement sera au large, mais aussi trouvera de la joie dans la voie de Dieu, rencontrant très souvent ce que vous avez de plus caché en vous par ce moyen.

2.61 Soumission et abandon etc.

L.LXI. Que la pure soumission et l’abandon total à la divine Providence faisant sortir l’âme de soi, la fait [font] courir à Dieu sûrement, et l’acheminant au pur dénuement devient [deviennent] pour elle une source de lumière continuelle et féconde en tout.

1. L’âme dont il est question, doit être certifiée de plusieurs choses, qui lui importent infiniment pour sa conduite, et pour la paix imperturbable de son âme. Savoir, elle doit être assurée, que sa vocation à l’Oraison n’est pas depuis son renouvellement, mais bien dès le commencement de sa conversion, et du temps qu’elle commença à se donner à Dieu : [e] t faute d’y être fidèle en la manière de Dieu, [322] elle s’est reculée [éloignée] de sa vocation, et a pris un chemin pour l’autre, par lequel elle ne pouvait jamais rencontrer le terme de sa vocation, ni arriver où Dieu la voulait. Sa vocation donc dès le commencement, a été de sortir hors de soi-même, pour arriver à Dieu par une soumission, et une perte en la providence : ce qui lui devait fournir incessamment un moyen divin, et comme infini de passer en Dieu, qui est le vrai infini, qui doit calmer et rassasier notre âme, et toutes ses opérations et désirs. Et au lieu d’aller selon les instincts de cette vocation, par la paix, par la perte, et par où elle n’avait rien, elle a sensibilisé toutes ces choses, se servant de ces instincts et des saints désirs, pour se porter et s’enfoncer dans les choses mêmes ; et au lieu d’en sortir pour aller d’elles à Dieu, elle y est demeurée, se repaissant avidement d’austérités et d’actes de vertu pratiqués à sa mode. Et ainsi les mouvements de sa vocation ont été pervertis par sa nature empressée et précipitée, tournant à soi, ou plutôt consumant pour soi l’obéissance, la mortification, les actes de vertu et le reste qui étaient saints de soi à la vérité ; mais par leur mauvais usage ces choses n’ont pas fait fructifier sa vocation.

2. Quand donc le temps est arrivé que la divine providence toujours adorable l’a voulu éclairer pour la mettre dans sa voie, elle [cette âme] n’a pas découvert ni vu une chose nouvelle, mais bien une chose qui était il y a longtemps [ms., en deux mots], quoique cachée et encombrée par toutes les bonnes choses qu’elle avait faites jusqu’alors, lesquelles lui paraissant être quelque chose de grand et de saint lui cachaient sa voie, qui ne devait faire autre chose que l’apetisser, la perdre et [323] la faire sortir de soi, de ses efforts, et de tout ce qu’elle pourrait jamais être et avoir. Et ainsi ce sont les bonnes choses mal prises qui l’ont aveuglée et qui lui ont caché Dieu : d’autant que par là s’augmentait [s’augmentaient] la plénitude de soi, la suffisance, la faim précipitée, et un million de fautes, qui loin de calmer son âme, la mettaient incessamment en action pour soi et vers soi, au lieu de la porter à sortir de soi par un oubli véritable, et par une paix et un abandon dont la fin serait Dieu trouvé en nue obéissance, et joui en nue et très obscure providence ; prenant de moment en moment ce que cette divine providence lui donnerait et ordonnerait d’elle, et n’ayant rien, et ne cherchant autre chose ni assurance que [ou : que ce que] la nue obéissance et perte de soi lui communiquerait [communiqueraient] véritablement et foncièrement, quoiqu’elle n’en eût nulle connaissance.

2,61

3. Pour la pratique donc de tout ceci, et pour rectifier tout le passé, il n’y a qu’à se bien convaincre de cette vocation et de ce procédé divin, tâchant sur tout de vivre incessamment en paix et en abandon total, ne s’appuyant jamais sur rien qu’elle [cette âme ?] ait et dont son âme297 soit en possession ; mais bien sur l’étendue infinie de sa soumission à l’ordre divin qui lui fournira toujours sans rien avoir en soi ce dont elle aura besoin, la divine providence marchant de pas égal avec cet ordre divin par la soumission pour lui être toutes choses en toutes choses, pourvu que s’oubliant elle demeure en la main de la divine providence. Et ainsi peu à peu elle verra qu’en n’ayant rien elle aura tout, et par ce moyen elle passera insensiblement et imperceptiblement du créé à l’incréé, du fini à l’infini. Car il faut remarquer que tout ce qui est [324] de Dieu, aussitôt qu’il est reçu en nous quelque relevé qu’il soit, devient limité et fini ; et qu’afin qu’il demeure dans son excellence et grandeur, il faut qu’il demeure et qu’il soit toujours hors de nous.

4. Ainsi Dieu voulant conduire une âme par la dépendance, il faut qu’elle demeure nuement et pauvrement en elle. J’en dis autant de la divine providence : et par là se tenant ferme en cette pure soumission et en cette dépendance totale de la divine providence [minuscule], n’ayant pour soi que la perte et l’abandon, elle aura tout ; d’autant qu’elle aura et trouvera Dieu même. Mais le malheur est que l’on juge et que l’on veut toujours voir cette dépendance non en elle, mais en quelque chose qui soit en nous. J’en dis autant de la providence, laquelle doit être poursuivie de moment en moment pour faire et souffrir ce qu’elle donne et ordonne sans s’amuser à remarquer où elle va, ou ce qu’elle donne. Il suffit que l’âme la suive en paix et en abandon, faisant ou ne faisant pas ce qu’elle [la providence] marque. Et ainsi quoique l’âme croie n’avoir rien ou peu qui la contente, qu’elle se perde ou demeure en repos ; et elle verra que sa nue obéissance la fera aller et courir sans jamais s’arrêter, et enfin lui fera trouver Dieu dans lequel elle trouvera tout ce qu’elle peut désirer.

5. Voilà la raison pourquoi ne remédiant pas à vos défauts, ne pratiquant pas les vertus et ne courant pas à Dieu de cette manière, vous n’avez pas rempli votre vocation ni marché selon elle : et ainsi au lieu d’aller, vous vous êtes garrottée298 les pieds et les mains ; au lieu de trouver Dieu vous vous êtes enfuie de lui ; [325] et au lieu d’avoir la paix et la jouissance conformément à votre vocation, vous avez eu la précipitation, et des désirs anxieux pour compagnie, sans avoir rencontré nulle plénitude. N’allez donc plus cette route, marchez à l’aveugle en sécheresse et pauvreté de votre esprit ; et vous verrez que Dieu viendra, ou plutôt que votre âme courra pour être en Dieu autant qu’elle sera en paix et en nue perte, soutenue, sans soutien qui soit en vous, par l’unique soumission, et par la perte et par la divine providence sa chère compagne, qui ne manqueront jamais de vous tenir la main et de vous donner toutes choses en leur manière. Mais ne vous attendez ni aux lumières ni aux goûts, elles vous traiteraient trop mal, et diminueraient votre grâce. Contentez-vous de ces divines princesses qui ont en soi toute la beauté et l’excellence qu’un cœur peut désirer sans qu’elles fassent montre de ce qui peut sortir d’elles en vous, qui est toujours infiniment moindre qu’elles-mêmes quoiqu’il nous paraisse beau et admirable. Il vous suffit de les suivre [ces divines princesses] et vous aurez tout en vous perdant par elles.

6. Arrêtez-vous, et vous fixez [fixez-vous] donc à n’avoir et à n’être rien que ce que l’obéissance et la soumission vous fera [feront] être ; et pour tout soyez en paix et en abandon, vous perdant sans ressource en cette divine conduite, laquelle vous suffira en l’Oraison et hors l’Oraison pour être continuellement en pleine lumière. La dépendance, et par conséquent la mort de vous-même en soumission, vous sera [seront] une lumière et une source continuelle de lumière, laquelle selon votre fidélité sera en tout féconde, jusque [326] là qu’enfin à force de vous quitter et de mourir peu à peu à vous-même, c’est-à-dire, à vos inclinations, passions, et recherches, l’âme tombant dans un vrai calme, elle viendra en la vraie et nue lumière comme une personne dans une rase campagne que nul objet n’arrête ; et ainsi en ne voyant rien elle voit tout, car ce rien est le tout de l’âme.

7. Par là vous voyez que ce qui remplit l’âme d’objets sont les passions et les inclinations, et que les objets sont ce qui termine l’âme299. Ôtez votre vous-même300, vous ôtez les objets et vous donnez de cette manière la paix à votre cœur, le réduisant en simplicité et unité en la vraie lumière. Ôtez enfin la créature et vous trouvez Dieu assurément. C’est ce qui fait que les âmes qui avec le don de Dieu entreprennent cet ouvrage tout de bon et en simplicité, n’ont pas besoin de tant de choses ni de tant de pratiques ; plus même elles approchent, et plus leur affaire s’avance, plus deviennent-elles calmes, simples, et nues, jusque là qu’enfin tout leur devient lumière, non aperçue et [non] manifeste aux sens, mais certaine et véritable à l’esprit, marchant en assurance sans rien voir, et voyant tout par la dépendance et la soumission, n’ayant rien et cependant ayant toutes choses par ce même moyen. Ce qui est cause que s’habituant peu à peu à ce dénuement et à ne rien réserver pour leur assurance, elles [ces âmes] marchent incessamment en lumière, selon ce que j’ai déjà dit, comme une personne qui serait dans une rase campagne où aucun objet ne terminerait sa vue301 ; elle ne verrait rien, et cependant elle serait dans une bien plus ample et étendue lumière. Ainsi en est-il d’une âme la [327] quelle se laisse peu à peu dénuer pour n’être, ni subsister et n’avoir que ce qu’elle a de la divine providence en dépendance et soumission, par lequel moyen Dieu lui donne toutes choses sans que rien lui manque, ni qu’elle fasse réserve ni magasin302 de quoi que ce soit : et ainsi elle est acheminée au pur dénuement en lumière nue de foi, laquelle plus elle est nue, et sans rien manifester ni communiquer, plus elle est féconde et remplie ; et si elle communique et manifeste quelque chose c’est toujours pour corriger l’âme de quelque défaut qui est en elle, ou pour lui découvrir quelque vertu qui lui manque, et l’âme doit se servir de ces lumières pour son bien, mais en marchant toujours vers Dieu.

8. Il est à remarquer qu’il n’y a que les seuls défauts et l’infidélité qui arrêtent l’âme. Car de la part de Dieu il va et court toujours dès qu’il a donné le don ; et ainsi il n’est jamais arrêté en sa course selon le dessein éternel de la divine Sagesse : mais c’est l’âme qui s’arrête ; et c’est son grand malheur, qu’il faudrait tâcher d’éviter par une constante fidélité, et par la pureté, la mort et la séparation de ses inclinations.

Pour finir cet éclaircissement, vous devez savoir que dès que l’âme a le don, tout dépend de sa pratique, et que tant que l’âme est pure et vide de soi-même, jamais le Soleil éternel ne manque de se communiquer. Ainsi tout consiste à s’ajuster à cette manière de communication par la nudité, et tout cela selon l’ordre divin communiqué par la dépendance selon que je vous ai dit tant de fois, outre ce que j’en dis en cet écrit. [328]

2.62 Source de lumière divine en l’âme.

L.LXIII.Bonheur de l’âme qui découvre en soi la source de lumière divine qui fait trouver Dieu et Jésus-Christ, lorsqu’on y est fidèle par la séparation de tout le créé.

1. Mandez—moi en simplicité ce que mes trois dernières lettres auront fait sur votre esprit, et si ce que je vous ai mandé est conforme à l’instinct secret et inconnu de votre cœur. Je dis secret et inconnu ; car assurément l’eau de source ne passe que goutte à goutte et comme par force, ainsi que nous voyons arriver à une source d’eau encombrée de pierres. Elles sont humides ; et quelquefois par la force de la vive source il en rejaillit quelque goutte laquelle fait douter qu’il n’y ait une source : je dis douter ; d’autant que par cet encombrement de pierres qui empêchent son cours, les gouttes d’eaux [sic] sont toutes bourbeuses.

2. Plus je vois d’âmes, plus je goûte la grande grâce que Dieu vous a faite de vous donner cette vocation ; car vous êtes en pouvoir d’arriver un jour : et les autres où il n’y a pas de vocation ni de semence, ne le peuvent. Elles ont beau se tourmenter en entendant parler de cette grâce, et en lisant des livres qui expriment les beautés de la lumière du fond, ou de la lumière éternelle du centre : tous leurs travaux ne se termineront qu’en essais et efforts d’activités qui leur figurent quelque chose selon qu’elles ont ouï ou lu ; mais pour venir à goûter ou expérimenter la vérité, jamais cela ne sera : non plus qu’un homme [329] quelque travail qu’il prenne pour fouir303 et chercher une source d’eau dans un lieu, si elle n’y est naturellement, ne l’y trouvera jamais ; et si enfin il y en fait venir, ce sera par artifice à grands frais et avec bien de la peine. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui a cette source divine dans son champ.

3. Cette source divine donne ses eaux en différentes manières selon la différente vocation des personnes ; et elle est cependant très-une dans son infinie multiplicité. C’est cette eau dont parle Notre-Seigneur dans le St. Évangile304. Fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam. Et tout de même qu’il y a certaines sources cachées, il y en a aussi de très manifestes, comme sont certains grands saints et saintes dont leur eau de source est manifeste et paraît sans aucun travail ; ainsi que font ces sources dans ces lieux qui naturellement donnent abondance d’eaux sans leur aider : aussi il y en a d’autres qui ne se découvrent que peu à peu ; comme nous voyons qu’en certains lieux des fontainiers habiles découvrent par certaines marques d’expérience qu’il y a une source là, et cherchant peu à peu ils la trouvent.

4. Ne vous arrêtez au nom de Dieu à rien qui vous puisse empêcher ce bonheur. La nature sera contristée : mais ô Dieu ! la joie et la satisfaction qui suit [suivent] infailliblement ce travail, récompense [récompensent] en un moment toutes les peines passées. Cette source est le goût et la lumière, par laquelle on peut goûter et voir les divins Mystères ; c’est elle qui fait trouver Dieu, et [330] qui donne l’expérience d’une infinité de choses absolument cachées sans son secours. C’est ce qui fait que certaines âmes qui ont cette source cachée et cette semence en leur fond, expérimentent une inquiétude secrète et une faim pénible. Elles ont faim des Mystères et de la sainte Communion ; et toutes choses leur causent un goût caché et inconnu qui les tourmente, ne pouvant avoir ce qu’elles voudraient selon leur désir [le] plus intime : et à moins de très grandes infidélités tous les Mystères, toutes les fêtes et solemnités305 [solennités] leur causent de secrets renouvèlements [renouvellements], dont elles ne peuvent jouir à leur aise, à moins que de se mettre au large, et de donner une ouverture facile à ce qu’elles ont dans le plus secret d’elles-mêmes.

5. Car ce n’est pas par le seul dehors, c’est-à-dire, par la considération ou application extérieure qu’elles [ces âmes] se peuvent contenter : il faut que l’intérieur soit de la partie, dont elles ne se peuvent aider, si ce n’est que par la fidélité continuée elles se mettent au large, se séparant de tout et leur pauvre cœur étant pleinement en liberté. Mais quand cela arrive, elles trouvent que les Mystères sont la même source de grâce ; et l’extérieur des Mystères et des fêtes, les Communions et ce que la sainte Église notre mère leur donne est la même eau. Ce n’est pas qu’il arrive du changement aux Mystères, et aux autres choses ; mais bien que l’eau de source qui rejaillit par le fond et le plus intime de leur âme s’unissant à ces divins Mystères, ils deviennent une même eau de source.

6. C’est pour lors que les Mystères des temps leur deviennent féconds, soit aux temps de la [331] Nativité, de la Passion, ou aux autres, et autant féconds que leur source intérieure est grande, et qu’elles [ces âmes] l’ont dégagée [cette source] et ouverte. Car il y a des âmes qui ont en leur fond une très grande source, laquelle cependant faute de grande ouverture qui corresponde à la source, ne donne des eaux qu’à mesure de cette ouverture. Or cette ouverture comme vous pouvez voir par ce que je viens de dire, ne s’opère et ne se fait que par la séparation. Ce qui est admirablement vérifié par les divins Mystères de Jésus-Christ qui ne sont que séparation, mort, croix ; et jamais cette source ne donne que Jésus-Christ.

2,62

7. D’où vient que je m’étonne souvent de certaines âmes qui croient avoir des merveilles en elles ayant des visions ou des prophéties. Je laisse ce qu’il y a de vrai ou de faux en cela, pour dire que ces choses quand elles seraient vraies, sont très petites, comparées à cette divine eau de source, qui n’est en vérité et ne sera jamais en aucune âme qui sera assez heureuse d’en jouir, que le petit et le pauvre Jésus-Christ diversement goûté et expérimenté dans ses Mystères, et autres merveilles.

8. Sans y penser je m’étends bien loin : mais en vérité je ne puis m’en empêcher ; le peu de séparation que vous avez fait, ayant fait rejaillir quelque goûte d’eau que j’ai goûté [e] et qui me cause la faim et le désir, que vous jouissiez d’un trésor infini qui est dans votre champ. Je vous avoue après tout ce que je vois et entends tous les jours que c’est une très grande grâce quand on a un fidèle ami qui nous dit les choses, et que l’on soit à Dieu seul sans le commerce [332] des créatures. Il faut y être autant que Dieu veut pour purifier son âme ; car la vie active est destinée pour cet effet : mais au moindre signal de sa Majesté qui nous marque son agrément306 pour la quitter, une âme serait bien malheureuse le pouvant de ne le pas faire.

9. Je me réjouis de tout ce que vous me mandez dans votre dernière [lettre] ; et voyant votre sainte disposition, je prie Notre-Seigneur qu’il la confirme et qu’il vous fasse la grâce d’entrer parfaitement dans son dessein. Priez-le, je vous prie, que je le fasse aussi : car sa bonté me fait bien des miséricordes pour cet effet. Dieu seul est, et il suffit.

2.63 Fidélité au divin néant en foi

L.LXIII. Comment l’âme appelée au divin néant en foi nue y doit demeurer fidèle, et faire en Dieu son oraison et toutes ses actions et pratiques. Accroissement et fécondité de cet état, qui fait germer Jésus-Christ. Piège que le diable tend à ces âmes.

1. J’ai lu avec application l’écrit qui m’a été envoyé, lequel marque très assurément que Dieu vous appelle à la sainte oraison en foi nue. C’est une grâce que vous devez beaucoup estimer et conserver, non en agissant, mais en mourant. Vous devez donc savoir que Dieu vous appelle à l’anéantissement véritable par les puissances de Dieu et de Sa divine opération. Jusqu’ici vous avez fait un long circuit, faute de secours, mélangeant toujours votre propre opération avec celle de Dieu, laquelle, supposé [333] le don, n’est pas moins en la sécheresse que dans les goûts et les lumières. Cependant vous n’avez défailli et ne vous êtes laissé anéantir que la voyant et la goûtant ; et c’est en cela où vous avez plus besoin de secours pour vous bien certifier que Dieu vous appelle à ce divin néant opéré par la foi, laquelle est une lumière sans vicissitude, et qui ainsi doit être également suivie, soit qu’on l’expérimente ou non, soit qu’elle cause quelques effets, ou que l’âme ne voit que son néant et sa misère. Et à moins que de suivre fortement et sans vicissitude cette divine lumière, l’âme mélange toujours, faisant et défaisant, laissant souvent opérer Dieu et ensuite que l’on est dans la tentation de la sécheresse, reprenant son opération ; et de cette manière on fait un mauvais mélange, ce qui cause un mal que la seule expérience peut faire voir et découvrir.

2. Car comme par ce divin néant opéré par la foi nue, Dieu ne donne pas moins que Lui-même, aussi quand on manque à se simplifier et à se dénuer peu à peu de son opération et de sa vie propre, on quitte Dieu et Il ne prend pas possession de l’âme, de sorte qu’il arrive deux grands maux, qui sont que l’âme vit toujours en elle-même, empêchant Dieu d’y être par son opération, parce qu’il est certain que telles âmes, supposée leur vocation, ne peuvent jamais trouver Dieu ni L’avoir que par ce néant opéré en foi ; ainsi manquant à cette conduite par leurs opérations elles ne Le rencontrent point, mais plutôt sont toujours sourdement inquiètes sans savoir où est leur place. De plus ces âmes, appelées de Dieu pour Le posséder de cette [334] manière, ne peuvent jamais avoir les vertus que par ce biais, c’est-à-dire dans le seul néant et partant par la venue de Dieu en elles, de telle sorte que, manquant à l’un, elles manquent à l’autre sans savoir pourquoi elles ne peuvent acquérir ce qu’elles désirent tant. C’est ce que la Sagesse nous exprime fort bien en disant307 : « Tout bien nous est venu avec elle ».

3. Les personnes qui ne sont pas profondément éclairées dans cette conduite divine, ont beaucoup de peine à comprendre comment l’âme, ne faisant que mourir à soi et par conséquent à toute opération propre, puissent donner lieu à Dieu de venir en elles pour y vivre et opérer non seulement Soi-même, mais encore les divines vertus en Lui-même ; cependant cela est très véritable. Quand l’âme est assez heureuse d’être attirée ici, elle n’a qu’à mourir et à se simplifier peu à peu ; et elle remédiera par ce moyen à ses défauts non seulement volontaires mais naturels. Cette voie diffère de l’autre qui est seulement lumière pour honorer Dieu, L’aimer et Le servir, en faisant un saint usage de son soi-même ; et elle ne va jamais à la destruction véritable et effective des défauts, mais seulement à remédier tellement quellement aux volontaires. Mais celle-ci dont le propre est de donner Dieu par le néant total de soi-même en foi nue, va non seulement ôtant les péchés et les défauts et mettant les vertus qui les détruisent à leur place, mais encore règle si bien les passions et les mouvements de l’âme qu’elle réduit peu à peu l’âme qui est fidèle à une sainte et inviolable paix, tant en elle-même qu’aussi à l’extérieur envers le prochain. [335]

4. C’est pourquoi vous voyez par là qu’une âme de cette vocation a beaucoup à travailler, quoique ce soit sans rien faire d’elle-même, mais en laissant agir la divine opération qui est toujours présente, non seulement pour l’exciter mais pour lui faire pratiquer toutes les vertus conformément à chaque moment présent, sans qu’elle ait besoin des précautions des autres, supposé toujours sa fidélité à se simplifier pour tomber peu à peu dans le néant non seulement à l’oraison, mais encore dans toutes les actions et rencontres du jour ; car elle ne doit pas faire de différence entre le temps de l’oraison et celui de l’action, comme jusqu’ici elle en a fait par sa faute, y ayant trop mélangé son activité. La seule différence qu’il y a, c’est qu’en l’oraison l’âme est plus solitaire et plus calme. Et même dans la suite du temps, si elle est fidèle à n’y point mélanger son activité, elle expérimentera dans les occupations ce même calme et cette même tranquillité ; et ainsi tout doit devenir uniforme. Mais le mal est que l’on veut toujours voir et sentir ; et c’est ce qui gâte tout, où tout au moins qui retarde de beaucoup les desseins de Dieu.

5. Voilà à quoi Dieu vous appelle si vous êtes fidèle à tomber peu à peu dans le néant dans lequel vous honorerez et servirez mille fois mieux Dieu que par toutes les pratiques les plus saintes et relevées qui se puissent faire de soi-même. Toutes ces pratiques doivent aussi bien tomber dans le néant pour vous, que vous le faites vous-même. Car l’être moral de la créature devant y tomber en la manière que les âmes de cette grâce expérimentent, il faut de nécessité que tout ce qui est de son opération y [336] tombe aussi, par la raison que l’être défaillant, la vie et l’opération propre doivent le suivre par nécessité. C’est pourquoi les âmes à qui Dieu donne cette grâce, expérimentent non seulement une inclination continuelle à défaillir et à tomber dans le néant d’elles-mêmes, mais encore de tout ce qu’elles peuvent faire par elles-mêmes, comme de leurs intentions, pratiques, prières et autres choses de cette nature, qui faisaient leur première occupation et qui font la sainteté des âmes qui ne sont pas appelées à cette grâce.

6. Ce n’est pas assez de vous assurer de votre vocation pour le néant en foi et de vous donner lumière pour mourir à vous-même, mais il vous faut apprendre la manière que vous le devez tenir pour y réussir. Quand vous vous levez le matin, comme vous êtes certifiée de la présence de Dieu par la foi habituelle, dont vous avez le don non seulement comme tout le monde chrétien, mais d’une manière spéciale, non par actes, car vous les avez déjà dû outrepasser, mais par une habitude de constitution, l’âme, par un certain calme intérieur et une récollection de la volonté, se met, sans se mettre, en Dieu, c’est-à-dire proprement que laissant écouler toute distraction et production naturelle de l’âme par une certaine foi habituelle, elle est unie en récollection à Dieu intimement présent qui n’est jamais sans opérer ; et ainsi la récollection est son opération puisqu’en cette manière elle fait tout ce que les autres font par les actes d’adoration, de considération et autres.

L’âme demeure quelque temps de cette manière à genoux, sans que son intérieur change [337] de constitution, afin de ne rien brouiller par son activité propre en produisant quelque acte, mais laissant cependant à Dieu une entière liberté d’incliner l’âme et d’imprimer en elle ce qu’Il désirera ; et pour lors si elle sent le désir de faire un acte d’adoration, d’offrande ou autre, elle le peut ; mais à moins que Dieu ne le marque, elle doit demeurer dans sa constitution abandonnée et passive pour laisser Dieu faire tout en elle et pour faire tout en Lui. L’âme doit continuer ce calme et cette récollection par manière d’habitude intérieure sans changer pour le changement des actions, soit allant au chœur, à l’oraison ou aux autres actions qui remplissent le jour.

7. Il arrive assez ordinairement que l’âme ressent que plus elle tombe dans la simplicité et le calme, plus une certaine expérience de Dieu se manifeste ; tout de même que nous voyons qu’ayant laissé tomber quelque chose dans l’eau, on la laissera rasseoir et se calmer pour voir la chose plus facilement. Il en est ainsi de l’âme : elle voit qu’en toutes ces actions, oraisons et conversations, elle n’a qu’à se laisser calmer, et cette divine foi par son fonds d’habitude s’éclaircit et manifeste ainsi ce qu’il faut pour faire chaque action saintement et dans le point de sa grâce. Ceci est d’expérience ; et les âmes qui ne l’ont pas, ne peuvent comprendre cette conduite, qui est au-dessus de la capacité humaine et même de la grâce ordinaire, qui ne peut découvrir que ce que l’âme fait par elle-même, aidée de la grâce. Je dis plus, que les âmes mêmes qui ont ce don, mais qui n’est pas encore assez avancé, sont assez en peine à le comprendre quoiqu’il soit toute l’inclination [338] de leur cœur. Mais qu’elles aient courage et qu’elles meurent à elles-mêmes par toutes les peines, les ennuis et les incertitudes qu’elles expérimentent ; et ainsi peu à peu Dieu les laissera mourir et dénuer d’elles, et par là elles verront clair au milieu de leurs ténèbres.

8. En l’oraison vous ne devez pas prendre de sujet, ni vous mettre en la présence de Dieu par acte, mais par état et habitude, ainsi que j’ai déjà dit, et mourir par toutes les peines que vous ignorez, et recevoir en passiveté tout ce que Dieu vous donnera sans en faire de registre le gardant, et le laissant écouler aussi comme il plaira à Dieu, car Il doit être le maître et doit Se connaître et S’aimer en l’âme.

Que l’âme ne s’étonne pas des vicissitudes qu’elle expérimentera en l’oraison ; elle seront continuelles jusqu’à ce que l’âme soit arrivée à une grande mort d’elle-même et de son opération. Mais quand par ce moyen Dieu sera beaucoup écoulé en elle, pour lors elle expérimentera une certaine stabilité qui sera Dieu même ; mais jusque-là cette vicissitude est une partie de la mort, aussi bien que les sécheresses, les obscurités, les incertitudes et l’expérience de ses propres faiblesses et misères.

9. Quand il faut aller à confesse, demeurez en la présence de Dieu en la manière dont j’ai déjà parlé ci-dessus, pour être éclairé de vos fautes ; et recevez la lumière qui vous sera donnée et le regret de ses fautes, sans vous multiplier : car tout cela s’opère assurément étant dans cet état et degré, par l’intime et secrète opération de l’amour divin. Et au cas que Dieu ne vous fasse voir ni sentir aucun défaut, demeurez en repos dans votre néant sans vous forcer pour trouver des péchés : confessez simplement ce que vous connaîtrez selon la lumière que Dieu vous donnera. Pour la sainte communion, votre âme doit observer le même procédé, sans changer de pratique, mais seulement continuant son calme et son union en nue et simple foi, sans diversité ni différence si Dieu ne la donne ; et cela pour l’action de grâces comme en la préparation. Il faut continuer de même allant à la conversation et aux affaires.

10. Ce qui nous trompe le plus souvent et nous fait retourner en nous-mêmes et dans notre activité, est que lorsque l’on fait quelque défaut, on tâche insensiblement et même par un fonds de scrupule d’y remédier par activité, en faisant des actes de renoncement, de regret et autres, et l’on a point de cesse que l’on ne sente que les défauts soient purifiés non en Dieu, mais par sa propre opération : ce qui est une très grande faute en une âme de cette grâce. Car quand elle a fait une faute quelle qu’elle soit, il est nécessaire non qu’elle se remette en Dieu, mais qu’elle y demeure par la simple foi, souffrant en Dieu sans expérimenter Dieu sa purification ; et secrètement par sa mort elle a essentiellement le regret et le retour, et le remède à son défaut mille fois mieux que de l’autre manière de quelque nature qu’il soit : autrement c’est se salir encore plus dangereusement. Et de cette sorte nos péchés et défauts étant sincèrement remédiés de cette façon, sont comme une paille mise dans un grand brasier laquelle est dévorée en moins d’un instant.

11. Pour les prières vocales et d’obligation, les prières pour autrui, l’intercession des saints, gagner des les indulgences, et autres saintes pratiques, exécutez les de cette manière, disant seulement extérieurement ce qui est d’obligation, mais pour l’intérieur il faut le garder inviolablement de la manière que je viens de dire ; l’âme de cette grâce et de ce degré ayant le pouvoir et étant en état de faire tout en Dieu par simple foi sans aucun acte, mais par état et habitude et par une nue et perdue constitution de soi en Dieu.

12. Il faut remarquer que l’âme appelée à demeurer toujours en Dieu par la foi qui opère son néant, est en état d’espérer un accroissement à l’infini, ceci n’étant pas encore un degré parfait, y ayant encore un nombre infini de démarches de néant, de nudité et de perte, qui la feront être et vivre en Dieu bien plus purement, nuement et parfaitement que je ne l’ai exprimé, étant fidèle. Tout ceci est un degré pour y monter, car comme il y en a eu plusieurs degrés pour arriver à celui-ci, aussi l’âme doit passer quantité de degrés pour arriver à la perfection et consommation du néant et de la perte en Dieu. Prenez donc courage et envisagez souvent en Dieu ce à quoi Il vous appelle, afin de vous fortifier et de vous convaincre, comme j’ai dit, que vous devez trouver tout en Dieu selon la perte et le néant que vous aurez. Souvent Dieu nous laisse plusieurs défauts pour nous aider à nous perdre encore davantage ; d’autant qu’en ce degré ils opèrent cet effet, supposé la fidélité de l’âme à ne vouloir que Dieu et à perdre tout ce qu’il y a de grand, de saint et d’avantageux, que Dieu ne lui fait pas trouver dans sa perte, son dénuement et son néant. Si bien que par [341] cette entière nudité et perte, Dieu devient toute attention, toute perfection et tout objet de l’âme, non objectivement, mais en perte totale ; et plus l’âme peut être généreuse pour cela, plus promptement elle y arrive.

13. Quand ces âmes voient les autres âmes appliquées aux divins Mystères activement et même en lumière passive, elles en ont souvent une grande peine faisant insensiblement en sorte de se proportionner aux autres. Mais c’est inutilement, ne comprenant pas assez que cette application active et même passive en lumière divine n’est pas de leur degré : puisqu’elles ont essentiellement les divins Mystères, plus elles se perdent et se dénuent, quoi qu’elles n’en sachent rien et qu’elles les perdent de vue et de sentiment ; car c’est véritablement les avoir en ce degré de foi que de ne les pas avoir ni sentir en la manière des autres. Cependant il faut remarquer que comme il y a plusieurs degrés en cette simplicité et perte de soi-même, ainsi que j’ai déjà dit, aussi ce dénuement des Mystères s’opère peu à peu ; et qu’il faut les recevoir comme Dieu les donne. Mais à la suite de ce degré et plus on avance, on les a en ne les ayant pas, et on trouve tout dans sa perte : car trouvant Dieu on trouve tout et toute chose en lui, non en la manière humaine, mais divine et en la manière de Dieu ; ce qui est beaucoup dire à une âme qui en a l’expérience.

Prenez garde du mélange de lectures qui ne sont pas dans cette grâce ; car il s’en trouve tant en lumière seulement, que cela donne quelquefois le change, et fait que l’âme se multiplie infiniment sous bons et saints prétextes.

14. [342] Quand une âme est assurée de sa vocation pour marcher dans cette grâce de dénuement et de néant, c’est beaucoup dire. Car autrement si cela n’est pas, il est impossible d’y avancer un pas. On en peut contrefaire quelques traits, comme l’on peint un Mystère, mais pour en mettre la vérité et la réalité dans l’âme, il n’y a que le seul doigt de Dieu qui le puisse faire : si bien que l’âme qui s’y met sans vocation, contrefaisant cette grâce et se formant sur ces principes, se met en danger de se perdre par une oisiveté et un vide sec et inutile.

15. Plusieurs personnes saintes charmées de l’expression ou de quelques lumières de cet état, en disent beaucoup de choses, mais à moins d’une expérience réelle, il est autant impossible d’en dire un mot qui soit dans la vérité et la réalité qu’il est impossible de marcher sur l’eau sans secours qui affermisse cet élément, ou de découvrir ce qui est en Dieu sans la participation de Sa divine lumière.

Ce que je dis de ceux qui en parlent et en écrivent, se peut dire aussi de ceux qui veulent s’y introduire par quelque goût et subtilité d’esprit qu’ils se sont procurés par quelque livre ou entretien. Ils ne le peuvent nullement ; et telle pratique leur est toujours pratique. Comme au contraire les âmes y appelées [sic], et qui jouissent de la divine lumière de foi, qui opère leur néant, sont dans ces choses sans qu’elles leur soient pratiques. Car elles y sont parce que Dieu les y a mises, et toutes les aides qu’elles reçoivent ne sont que des facilités ou des secours afin que la nature trop empressée et active d’elle-même n’y mette pas d’empêchement à l’opération divine, qui veut seule faire [343] son ouvrage en la créature, quoique avec la créature, mais par une manière que la seule expérience peut exprimer à ceux qui le ressentent, sans pouvoir bien dire aux autres comme les choses se passent.

16. Comme ces âmes sont par une grâce spéciale destinées à une jouissance très particulière de Dieu par le néant d’elles-mêmes, aussi sont-elles appelées à porter l’expression de Jésus-Christ en elles et au-dehors d’elles par un écoulement particulier de Sa divine Majesté. De telle manière qu’à la suite de cette grâce dans les degrés qui y conduisent, Jésus-Christ est l’écoulement qui remplit peu à peu l’âme dans son intérieur et extérieur, Dieu ne S’y trouvant pas toujours nuement, mais Jésus-Christ homme-Dieu sans distinction ni division, si bien que cette lumière divine, quoique très nue, très perdue et très simple, n’est pas une lumière sèche et sans fruit puisqu’elle porte et fait germer le fruit de vie, Jésus-Christ. Il n’en va pas de même quand cette lumière est forgée et imaginaire : elle se maintient toujours dans une nudité qui est ténébreuse et sans fruit, et dans une sécheresse sans abondance, ne pouvant trouver en quelque degré qu’elle soit, la simplicité dans la multiplicité et l’unité dans la diversité.

17. Mais quand cet état est véritable, et qu’à la suite ce divin néant est avancé et que Dieu par conséquent est beaucoup en l’âme, pour lors elle est multipliée sans multiplicité, elle est extérieure sans extraversion et elle est infiniment féconde en son néant. Car Jésus-Christ la remplit intérieurement et extérieurement de telle manière que si au commencement et même un très long temps, elle a été toute nue et simple, à la suite sans quitter cette nudité et simplicité et même la nudité s’augmentant, elle devient infiniment féconde ; Dieu lui donnant toutes choses par sa simplicité même. Ceci ne vaut-il pas bien la peine non seulement que l’âme meure et meure un million de fois en son néant, mais encore qu’elle soit exercée de Dieu et des créatures. Ce qui contribuera merveilleusement et d’une manière très incompréhensible à l’usage de sa destruction et de son anéantissement, pourvu qu’elle soit fidèle à se laisser dépouiller et maltraiter de Dieu et des créatures.

18. Très souvent les âmes reçoivent ce don et sont en état d’en faire beaucoup de fruit ; mais elles en sont empêchées par des pièges que le diable leur tend finement et qu’elles ne peuvent découvrir sans une lumière et une application particulière.

Ces empêchements se peuvent réduire à trois que je vais marquer, afin que l’on y prenne garde. Le premier est le trop d’activités fondées sur un naturel violent qui ne peut et ne veut se perdre au point qu’il faut pour suivre cette grâce ; et ainsi la précipitation empêche les âmes et les multiplie. De plus (2.) le naturel timide, qui veut toujours être assuré et qui ainsi ne donne rien ou très peu de chose à la confiance ou à l’espérance en Dieu, les tient très souvent enchaînées d’une telle manière, que cette timidité les fait incessamment produire et être en mouvement pour s’assurer ; et par là on se trompe finement sous prétexte de Dieu et de l’assurance de la conscience. Cependant dans la vérité c’est un fin et subtil amour-propre, qui empêche de jamais se pouvoir perdre au moment de vue ; et par là elles fuient ce précipice divin où se doivent heureusement perdre les âmes qui ont cette grâce. Il faut avoir un grand cœur pour ne pas blêmir souvent à la vue horrible des vagues et des creux profonds des abîmes divins, où les âmes en se perdant sans se multiplier, apprennent admirablement la science du pur amour qui consiste en la confiance et l’espérance en Dieu au-dessus et contre toute espérance et confiance. Enfin (3.) Le Diable est quelquefois si subtil dans ses pièges qu’il arrête même ces âmes en les multipliant dans les choses grossières du monde, par lesquelles il les remplit, et extérieurement d’actions, et intérieurement de soins ; et de cette manière étant pleines, il n’importe de quoi, il les vide de Dieu et les égare dans leur voie, et tout cela par les plus beaux prétextes de Dieu, qui se puisse rencontrer308.

2.64 Divine Justice, partage du pur amour...

Mystères de la croix de Jésus-Christ révélé aux âmes humbles et abandonnées sans réserve. Que la divine justice est le partage du pur amour.

1. On ne peut jamais finir parlant des croix, étant un Mystère admirable et aussi profond que Jésus-Christ même. Cela est cause que lors que Dieu honore tant une personne que de lui faire part de ses croix, il marque par là son amour et son dessein sur elle. Ne vous épouvantez donc pas au nom de Dieu, et croyez fermement et au-dessus de tous vos sentiments, que les bourreaux et les persécuteurs au commencement de l’Eglise, au lieu de la détruire la fondaient admirablement. C’est le Mystère de Jésus-Christ caché, mais très caché aux humains sages et suffisants, et révélé seulement aux petits et aux humbles qui savent pour tout s’abandonner sans réserve.

2. Ne vous étonnez donc pas de ce que vous voyez votre intérieur si pauvre, et de ce qu’il vous paraît que notre Seigneur semble ne vous pas écouter mais au contraire vous abandonner, et même que votre naturel délaissée à elle-même se ronge par cette peine et ses ennuis secrets ; vous trouvant souvent même accablée de vos défauts : car l’âme en cet état est fort sujette aux diverses passions et faiblesses ; ce qui cause un grand ennui. De plus quand la divine sagesse par un ordre incompréhensible permet que les choses extérieures se mettent de la partie, et surtout quand Dieu veut que nous y donnions ordre, assurément cela est très amer et très rude. Mais que faire ? Il n’y a qu’à dire à son âme généralement : « mort et abandon », pour se laisser dévorer toute vivante à la divine Justice.

3. C’est ici un Mystère que le Père Éternel seul peut nous révéler, car très assurément la créature de foi ne le comprendra jamais ; d’autant qu’outre qu’Il est infini, il faut par nécessité, selon l’ordre de Dieu, qu’Il nous comprenne en nous dévorant et nous consumant sans que jamais nous Le puissions concevoir. Car comme le Père Éternel, aimant infiniment Son Fils, L’a exposé à toutes les rigueurs infinies de Sa divine Justice sans aucune miséricorde, aussi l’âme aimée du Père Éternel est exposée à [347] la rigueur amoureuse sans miséricorde quand elle est capable de le supporter, même animant toutes choses par cet esprit de justice à notre égard.

2,64

4. Et pour pénétrer plus aisément ce divin Mystère de Jésus-Christ, il faut savoir que la divine Miséricorde qui est chargée de présents et de témoignages d’amour, de caresses et de tout bien pour enrichir les âmes, est préparée pour les pécheurs et les âmes faibles, qui sont encore peu fortes pour aimer. La Justice divine au contraire est sévère, renfrognée, avare, cruelle, sans société, marchant toute nue, pauvre et vide de tout bien ; et en cet équipage elle prend et se saisit cruellement des âmes destinées à l’amour, exerçant des rigueurs extrêmes plus ou moins, selon que les âmes sont fortes et destinées à un plus pur amour. Je dis même, et je ne crois pas me tromper, que la Justice divine ne se saisit jamais d’une âme qui n’est pas appelée au pur amour ; mais tout au contraire la douceur et la miséricorde l’accompagnent toujours afin de l’ennoblir de plus en plus des dons de la grâce. Mais ce n’est pas le fait ni l’exercice de la Justice de s’amuser aux dons, à cause qu’elle ne peut donner rien moins que Dieu : c’est pourquoi elle ne se donne qu’à celles qui sont appelées à jouir de Dieu. Mais comme en Dieu il y a plusieurs degrés de jouissance, la Miséricorde ne les quitte pas tout d’un coup, elle les suit jusqu’à ce que l’âme soit assez forte et qu’elle puisse porter la Justice fortement : pour lors elle suit en sa manière, qui est cependant encore différente selon la vocation et la portée des personnes. Car une âme qui est assez heureuse [348] pour boire dans le calice pur de la divine Justice, boit avec Jésus-Christ et entre en société et union avec ce divin Verbe humanisé. O quel bonheur ! ô, quelle félicité ! ô heureuse cruauté ! O, rigoureuse inhumanité, cruelle à la vérité, toute fiel, toute vinaigre et toute absinthe, qui cependant ne donne pas moins que Dieu même ! Enfin, ma chère sœur, la divine Justice et le partage de Jésus-Christ. Une âme n’est-elle pas bien partagée quand elle y a quelque part ? Il n’y a pas d’autres moyens d’en jouir en cette vie que par l’union à la divine Justice ; autrement on a part qu’aux dons et aux richesses de Dieu, mais non pas à Dieu même. Et voilà en quoi l’on se trompe infiniment, prenant pour l’ordinaire les dons pour l’Auteur des dons. Jésus-Christ a bu le calice de la Justice divine tout pure et a donné aux créatures la miséricorde pour les remplir de dons et de grâces.

5. Vous me direz peut-être : Mais quoi donc ! Les pécheurs ont la miséricorde, et les âmes pleines de Dieu la Justice ? On nous dit pourtant tout le contraire ; puisque l’on fait peur aux pécheurs de la Justice divine, et que l’on anime les âmes qui aiment Dieu par la miséricorde. Cela est vrai, et l’autre est encore plus vrai ; d’autant que Jésus-Christ ayant consommé toute l’ire de Dieu dans sa divine justice, les pécheurs qui ne veulent pas aimer et servir Dieu, attirent sur eux la plénitude de la colère de Dieu et du sang de Jésus-Christ ; et ainsi cette Justice opère sur eux ire et châtiment de Dieu : au contraire aux âmes qui sont capables du pur amour, elle leur communique Dieu même dans le plus intime de leur âme, autant qu’elle s’y donne à goûter en une vie pure et nue, et que l’âme par un amour secret et inconnu correspond à la Justice divine. N’est-il pas vrai que le même soleil endurcit la boue et fond et dissout la cire ? Il en est ainsi de la divine Justice : toute pleine du feu de l’amour divin, elle consume et dissout une âme capable et en état d’aimer, et endurcit une âme de boue et de péché. Voilà la raison qui fait que plus on veut aimer, plus aussi pour l’ordinaire Dieu paraît se retirer et s’éloigner, se rendant inaccessible et permettant par une providence adorable que tout ce que l’on fait et désire soit renversé.

6. Quand une fois l’âme a trouvé le sentier de la divine Justice, elle ne marche plus, mais elle vole. Et sur ce sujet il faut que je vous dise ce que Dieu fit connaître à une personne 309 qui est morte à présent, qui était un miracle de grâce, et qui avait pour partage la divine Justice dans un très grand degré de pureté dont les effets ont été surprenants en elle. Elle me disait que la Miséricorde allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent, mais que l’Amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargé de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler. Oh, qu’heureuse l’âme qui attend et peut porter l’opération divine de la justice en Jésus-Christ ! Elle est et elle n’est pas : elle est en Dieu ; et elle n’est pas, d’autant qu’elle n’ait connu ni d’elle le ni des autres.

Vous êtes infiniment aimable, chère justice ! Qui vous connaît vous aime. Heureuse donc l’âme qui fait c’est qui vous êtes ! Vous êtes la trésorière des grâces autant que vous êtes amère et cruelle ! Vous êtes la plénitude des vertus, autant que vous avez été avare et sévère ! Vous êtes la jouissance sans fin et l’éternité même dès cette vie en plénitude, plus vous êtes impitoyable pour séparer de la douceur des dons et des correspondances tant de Dieu à l’âme que des créatures pour l’âme ! Enfin par vous l’âme entre en jouissance de la plénitude de Jésus-Christ, du Mystère de son sang précieux, et généralement de tout ce qui est opéré dans l’intérieur et l’extérieur de Jésus-Christ, soit à l’égard de son Père Eternel soit aussi pour ces pauvres créatures dans son Église ! C’est donc dans cette plénitude de la divine Justice que Jésus-Christ a prononcé en finissant sa vie : (a Jean XIX verset 30) Tout est consommé. Ne nous trompons pas : rien n’a le droit et la vertu de consommer soit nos péchés ou nos passions, nos mauvaises habitudes et enfin tout votre être propre que la divine Justice.

2.65 Lumière du fond et de ses effets

De la lumière du fond, de son commencement et de ses progrès. Que la lumière de foi y conduit peu à peu l’âme fidèle à mourir. Règles de conduite pour ce qui commence de l’avoir. Ses effets admirables dont l’âme jouit en abondon avec indifférence et liberté divine.

1. J’ai beaucoup de consolation, mon très cher frère, dans la lecture de la vôtre, y remarquant l’avancement de votre âme. J’ai toujours remarqué en vous, depuis que j’ai l’honneur de vous connaître, une grande vocation pour la lumière du fond ; et je ne doute nullement qu’étant fidèle à sa mode, elle n’augmente de jour en jour. J’ai dit à sa mode : car souvent on prend la fidélité pour un amas de pratiques ou d’austérités ; ce qui n’est pas sinon selon que Dieu le demande. Car la lumière de la foi et la lumière du fond (ce qui est la même chose n’y ayant que du plus ou du moins,) se nourrit uniquement de l’ordre de Dieu ; et ainsi tout ce qui n’est pas ordre de Dieu, quelque saint ou mortifiant qu’il soit, est impureté à sa divine pureté. Cette divine lumière donc, comme j’espère, s’augmentera pourvu que vous y correspondiez et comme il faut. Et vous devez vous assurer qu’en s’augmentant tout croîtra de pas égal, et qu’elle vous fera trouver toutes choses : car comme elle fait trouver Dieu, et est même Dieu à la suite ; aussi donne-t-elle les vertus, il est fait finalement trouver en Dieu, comme dans leur origine et leur source.

2. Toute la difficulté consiste en deux choses : la première à l’avoir ; car c’est assurément un don surnaturel et que l’on ne peut avoir sans une vocation spéciale. La seconde consiste en la manière de s’y conduire pour y correspondre et la faire croître : car je crois que plusieurs personnes en ont la semence, et que le don leur est fait ; mais faute de s’accommoder à elle et de s’ajuster à sa mode, ils l’accablent la ruinent comme le bon grain parmi des épines.

3. Pour la première, cette lumière du fond, étant la même que la lumière de la foi, est comme un grand jour et à la suite comme un grand soleil qui se lève dans le centre et par le centre de l’âme, dans les parties plus éloignées, savoir les puissances et les sens. Cette divine lumière du fond remplit du premier abord le centre de l’âme ; et voilà pourquoi on l’appelle lumière du fond ; mais ce fond et ce centre étant plein et éclairé, elle sort et éclaire les puissances et finalement les sens. Cette lumière paraît toute autre dans le fond, que lorsqu’elle éclairera les puissances et que finalement elle éclairera les sens ; ce sera la même lumière qui par surabondance du fond éclairera, remplira et rendra fécondes ces trois parties ; et cependant elle paraîtra toute différente. Car dans le fond ce sera un jour serein sans nuage et distinction, ôtant et perdant toute particularité, pour perdre ce fond et centre dans l’essence divine. Cette même lumière se communiquant et débordant sur les puissances, les éclairera en leur manière et les rendra fécondes, [353] selon leur capacité, en lumières divines ; mais cela rarement, c’est-à-dire qu’il est donné à peu, les rendant fécondes du Verbe divin et de l’amour divin, et c’est là qu’est redonnée la liberté pour prier, pour s’élever à Dieu, et enfin pour exhaler en louanges et en amour divin, dont Dieu Lui-même est le principe et la source. Enfin cette même lumière du fond s’écoule sur les sens, ou sur les fruits des vertus et d’un million de merveilles dont ils sont rendus capables par cette divine et féconde lumière.

4. Je commence donc à voir, comme je vous dis, que le commencement de cette divine lumière est la lumière de la foi, laquelle contenant en semence tout ce que je viens de dire, en donne des instincts et dispose peu à peu l’âme pour tout cela, quand l’âme est fidèle à la suivre en son obscurité, qui conduit à un million de morts et de séparations de soi-même. Il vous paraîtra par tout ce que je viens de dire que cela est trop sublime : mais je vous assure que qui est assez heureux d’avoir le don de foi et d’en jouir, doit humblement espérer tout cela ; pourvu qu’il soit fidèle en faisant usage de la foi par la mort, qui ne manque jamais de nous être donnée de moment en moment, si nous nous y rendons attentif en prenant les occasions de toutes les occurrences journalières, soit intérieures ou extérieures, dans lesquelles cette foi se communique sans cesse. Mais comme cette foi et si obscure, et qu’elle ne fait que de la peine et rien de grand, mais plutôt nous va toujours apetissant, humiliant et anéantissant par une manière si petite, et qui semble si naturelle, on ne croit rien avoir, et que tout cela n’est rien ; ce qui fait négliger sa voie et sa lumière : mais assurément la chose doit aller cette manière. Car l’office de la foi doit être de faire mourir, et si nous ne mourions et nous séparions de nous-mêmes par ce moyen, nous en viendrions jamais à bout ; à cause que la nature est si ancrée en la créature qu’elle s’attache encore plus aux dons de Dieu qu’à lui-même. Quand on croit avoir les dons de Dieu, souvent au lieu de ses dons nous tire de nous, nous y enfonçons par leur moyen : c’est pourquoi cette divine foi nous donne en nous ôtant, et nous rend digne de Dieu et capable de mériter ses regards et la jouissance de lui-même, en nous en nous enlaidissant et nous appauvrissant.

5. Il est vrai que si j’avais su dans le temps passé ce que je sais, à ce qu’il me semble, j’aurais non marché, mais volé, la foi m’appauvrissant et me dénuant comme elle faisait. Peut-être que je me trompe et que je n’aurais pas été plus vite pour cela ; cependant à présent que je vois plus clair ce qu’elle est et ses divins effets, je ne puis m’empêcher de croire qu’il ne serait passé un moment sans que mon âme n’eût été dans une course grande vers Dieu. Car il est vrai que je vois que lorsque cette foi se donne, elle ne cesse jamais d’opérer et d’éclairer obscurément en angoisse et peines de sa misère et pauvreté, et en impatience de ne rien avoir et de n’être pas à Dieu comme on le désirerait, ce qui est tout lumière de foi. Mais que fait-on, sinon se remplir plus on se voit vide, se presser d’aller à Dieu plus on se voit reculer, s’ajuster plus on se sent misérable ?

Plus vous vous voyez pauvre, laissez-vous [355] dans cette pauvreté pour tout perdre ; plus vous avez de faim et vous vous sentez éloigné de Dieu, laissez-vous là, car vous en approchez plus, et les efforts que vous feriez pour cet effet vous en éloigneraient.

6. Qu’y a-t-il donc à faire sinon de vivre en paix et en abandon dans la foi avec certitude, quoique incertain que la foi fera tout ce qu’il faut ; et ainsi remplissant chaque moment et donnant tout ce que la foi demande de vous, insensiblement elle vous conduira, ou plutôt par une manière que Dieu fait, elle tombera dans le repos et le fond deviendra éclairé.

La foi mène jusqu’au fond et au centre de l’âme en l’agitant, l’appauvrissant, et la rendant famélique ; et la même foi devenant calme, éclaire le fond et devient lumière du fond, c’est-à-dire l’âme jouit dans le fond de ce qu’elle a désiré, et a ce dont elle a été si famélique et si pauvre, ce qui n’est encore qu’un commencement.

7. Ce que vous me dites que vous expérimentez dans votre intérieur me marque que cette divine lumière qui est assurément. C’est pourquoi soyez fort fidèle

(1.) à faire autant d’oraison et à être autant recueilli que vous pourrez sans intéresser vos emplois ordinaires et votre santé. Je dis vos emplois ordinaires : d’autant que je vois clairement que cette foi s’ajuste admirablement avec l’ordre de Dieu ; et qu’il est vrai ce que vous me dites, que vous auriez du remords de conscience et de la sécheresse, si pour être solitaire extérieurement vous quittiez quelque emploi. Tâchez seulement de n’y être pas empressé, mais de les recevoir comme passivement de la providence, soit par ordre des autres, ou par l’ordre commun de l’état ou vous êtes. Je dis de plus sans intéresser votre santé : car prenez garde à la mélancolie ou à vous surcharger de travail qui vous ruine. N’ajoutez rien à l’ordre de Dieu, et tâchez dans l’état où vous êtes d’être toujours maître de ce que vous faites, afin que les affaires ne vous accablent pas. Quand votre intérieur sera au point qu’il faut pour souffrir et supporter l’accablement, pour lors il faudra vivre en pur abandon, et sans discrétion plutôt au-dessus de la discrétion. Mais durant qu’il y a encore du nous-même dans la foi, et que l’eau de source n’est pas encore une pique par-dessus notre tête, il faut se conduire et être conduit avec discrétion lumineuse.

8. (2.) Pour vos lectures n’en faites qu’autant qu’elles vous éclairent, et font effet en votre âme ; car hors cela, la foi n’opère pas par elle et elles sont sans fruit. Autant que vous serez fidèle à vous laisser conduire intérieurement et extérieurement, autant vous ne manquerez pas de lumière secrète pour vous faire discerner ce qui sera bon. Enfin pour la lecture n’en faites et faites-en, selon que vous verrez que cela correspondra à votre intérieur et qu’il vous sera nourriture. Lisez les livres qui feront de cette lumière ; car autant qu’elle croîtra en vous, autant les autres lumières et les expressions différentes vous seront inutiles et infructueuses.

9. (3.) Ne craignez pas de ne point faire de grandes mortifications. Peut-être même que si vous étiez assez courageux et que la conduite de votre directeur s’y accordât et l’agréât, elle vous serait ôtée par la raison qu’un [357] des principaux effets de la foi est de nous tirer de nous-mêmes, en nous ôtant tout ce dont nous sommes le principe et sur quoi nous pouvons appuyer ; et de cette manière nous ôtant peu à peu tout, et nous laissant dans une simple capacité de notre véritable rien, à la suite la foi et la lumière étant suffisantes pour nous remplir de Dieu, tout nous est redonné ; comme je vous viens de dire au commencement, que cette lumière du fond, ou Dieu par le fond, se donne par surabondance, étant le principe de ces mêmes choses. Cependant il faut que vous fassiez par soumission ce que le révérend Père Lalleman310 vous dira. Mais ne vous étonnez pas de n’y avoir nul goût ni aucune correspondance. Plus la lumière de la foi viendra et croîtra et plus elle vous approchera de Dieu, plus ces choses vous seront ôtées, jusqu’à ce que Dieu Lui-même soit venu en la manière susdite. Comme les lumières sont ôtées, aussi toutes les pratiques, tout l’amour, et tout le distinct est aussi ôté ; et enfin cette divine lumière met l’âme dans une simple capacité pour jouir de Dieu, l’âme se contentant, sans contentement, de son rien.

10. On n’arrive ici qu’après bien des années, car la lumière de la foi, comme une divine maîtresse et une sûre guide, conduit et tient toujours l’âme par la main ; et pourvu qu’elle se laisse crever les yeux pour se laisser bien conduire, elle arrivera assurément au port. C’est ce que je vois de plus en plus, car dès que le don de la foi est fait, il y a que du plus ou du moins et selon le degré où l’on en est, la correspondance est différente. Si vous êtes [358] dans le degré de foi, vous courez en vous reposant et vous jouissez en ayant rien et en vous reposant sans repos ; et cela, en tâchant comme vous pouvez de faire oraison et vos actions en recollection. Si ensuite la même lumière est devenue lumière du fond, on en jouit en repos et dans le vide de tout et étant perdu sans perte, etc.

11. Vous me demanderez peut-être si la foi n’est pas aussi appelée lumière du fond, comme je lui donne ce nom indifféremment. Je vous dis que oui, mais lumière du fond pour chercher le fond et pour y arriver ; et ensuite elle s’appelle lumière du fond parce qu’elle le constitue et l’éclaire et en fait jouir ; et c’est à cause de ces deux différents effets que la première est appelée lumière de foi et la seconde lumière du fond. De plus, même quand, par surabondance du fond, elle abîme et remplit les puissances et finalement les sens, on l’appelle du fond. Mais peu arrivent selon ma pensée à cette troisième : c’est un grand don, pour lequel nous sommes créés et qui souvent nous est réservé pour l’éternité.

12. Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que mon âme commence de goûter de la seconde eau, et que la lumière du fond commence de m’éclairer, ce qui assurément me fait un grand bien. Premièrement d’autant que je vois clairement tout le procédé de la lumière de foi qui a précédé, ce qui m’aide beaucoup. Et comme, par cette lumière, mon âme a trouvé le repos et qu’elle commence à jouir du centre, les créatures et généralement tout me tombe des mains, me pouvant contenter de Dieu seul (peut-être que je me trompe). [359] De plus comme cette lumière du fond est immense et toujours présente, — autrement elle n’y est pas, mais seulement c’est la foi —, cela fait qu’il n’y a rien de plus facile que de faire oraison, l’âme veillant à demeurer en ce repos dans une capacité de Dieu sans rien de distinct, ayant une intime et secrète capacité de s’écouler en Dieu, comme une goutte d’eau en a, étant mise en mer, de se perdre dans cet océan.

13. Là tout sert admirablement : car les croix, les emplois et tout le reste qui est ordre de Dieu, c’est-à-dire qui est naturellement dans mon état, tout cela causant mort et séparation, soit de moi ou de mon intérieur, me cause plus de perte et de cette manière me sert ; mais durant que cela se fait, je ne puis porter ce jugement et tout ne cause que perte : je ne vois cela qu’après que la personne est faite par l’opération secrète de Dieu en Dieu. Et il faut remarquer qu’il n’y a nulle opération en toute cette opération : car comme ce fond est Dieu et que l’opération de Dieu est son repos, il y a et il ne s’y trouve rien de distinct, ni en ce qu’il est ni en ce que Dieu y opère. Dieu est Son opération, comme Il est aussi toutes choses peu à peu. À mesure que ce fond devient plus ample et que Dieu S’y communique davantage, l’âme expérimente aussi davantage ce qu’Il est par Sa divine essence, un Dieu, la simplicité même, la source de tout et la fin centrale de toutes créatures, et un million de merveilles que l’on voit et dont on jouit sans distinction et sans opérer, c’est-à-dire sans qu’il se fasse de changement. Et je commence à voir que supposé [360] qu’un pauvre villageois eût cette divine lumière du fond, il découvrirait et verrait par une lumière infiniment profonde tout ce que Dieu est et tout ce que les docteurs en disent.

14. Tout cela se donne sans que l’âme en fasse aucun compte. Car elle a cela sans en jouir ; et elle en jouit sans crainte de le perdre ni désir de plus ample jouissance ; tout cela se perd et se fond dans une sérénité ou jouissance qu’il faut avoir pour la savoir. C’est une jouissance sans jouissance, jouissance qui ne dit nulle altération ni multiplicité. L’âme a les yeux ouverts : il est jour sans lumière et l’âme possède sans rien avoir. Tout devient en un non-opérer et en une jouissance sans rien avoir, et en une perte qui incessamment se renouvelle par toutes choses sans perte qui se tienne du côté de l’âme. C’est cette divine lumière qui fait tout cela sans action ni mouvement. Ce fond n’a pas de fond, car il n’y a ni ne peut y avoir de fond ni de terme, parce qu’étant Dieu, il est sans fond ni fin et est fondement de tout le reste qui suit, comme la divine Essence dans son repos et son unité est le fond des divines Personnes en unité d’un Dieu seul. Dans mon degré du fond en unité, je découvre le passé et commence à prégoûter un peu ce qui doit suivre, c’est-à-dire comment, dans le repos de la divine Essence, les trois Personnes divines y sont agissantes, le Père Eternel y engendre Son Verbe, le Père et le Fils spirent le saint Esprit. Quand cette divine lumière surabonde le fond, il est infiniment facile et encore plus facile que le fond [361] précédent, d’être en action des divines Personnes.

15. Vous avez désiré que je vous dise simplement quelque chose de ce qui peut être en mon âme. Je vous prie de prier notre Seigneur que cela soit en vérité ; car je vous assure que je ne désire que son bon plaisir. La paix et le repos, comme je vous l’ai dit, étant dans mon âme, tout m’est indifférent ; et il me semble que mon âme serait aussi contente de n’avoir rien de tout cela par ordre de Dieu que de l’avoir. Je l’ai sans contentement en cela, quoiqu’avec grande joie, non sensible mais centrale ; et avec tout cela j’aurais autant de joie que Dieu me le prît s’il en était contant, comme de l’avoir. Une paix sans paix s’est saisie de mon âme et de mon fond tellement, que tout m’est indifférent sans indifférence : tout m’est un dans le divin plaisir. Je ne sais si je ne me trompe : mais la liberté commence ; et je vois que vraiment Dieu est le souverain pays de la parfaite liberté pour n’être que ce que Dieu veut, et pour n’être rien dans le temps et l’éternité si Dieu le désire : et l’on est content. Priez pour moi et me croyez tout à vous de cœur.

Pour la solitude, comme je vous ai dit, mon âme en a instinct et la désire sans désir ; mais je me laisse au bon plaisir pour ce lieu selon la providence : car par les affaires je ne puis rien voir de clair. Il faut que ce soit la main de Dieu qui fasse tout et qui me plante où elle voudra.

2.66 La lumière divine se levant en l’âme

L. LXVI. état d’une âme la lumière divine commence à se lever par le centre. Sûreté de la voie de foi qui mène la par le vide, la certitude et la perte de tout. Différence des âmes conduites par la foi lumineuse d’avec les autres qui vont par la foi obscure. Que celles-ci font les délices de Dieu nonobstant leur faiblesse.

Ma chère sœur.

1. Je vous avoue que mon cœur se défait et que mon âme tombe dans un tel oubli que les choses me sont ôtées des mains, car à mesure que Dieu Se manifeste et S’écoule, le reste disparaît. Ce n’est pas que mon âme n’ait en Dieu la même cordialité et sincérité qu’auparavant, mais elle est en Dieu et non dans les sens, ce qui est cause que j’ai peine de me mettre à écrire et que je l’oublie facilement. Je trouve une grande joie de n’avoir rien à faire et de laisser mon âme dans la paix et le repos être ce que Dieu la fait être et faire ce qu’Il fait. Ce procédé, quoiqu’il paraisse oubli des autres et non zèle de leur perfection, est vraiment ressouvenir et zèle véritable, mais en la manière de Dieu, non de la créature.

2. Car je vous avoue que je ne suis qu’à charge à moi-même, et qu’autant que je puis m’oublier et ne rien faire, autant mon âme se sépare, s’écoule et se perd, parce que Dieu la perd en Lui, comme le soleil, se levant et éclairant, perd et fait disparaître les étoiles en [363] perdant leur lumière propre en la sienne, qui est comme immense à leur égard et qui, étant plus lumineuse et plus forte, peu à peu en vient à bout. Elles ne perdent rien pour cela, car leur lumière et leur opération particulière est et subsiste plus avantageusement, étant disparue dans cette vive clarté, que lorsqu’elles éclairaient par leurs lumières propres. Il me semble qu’il en arrive autant ici, et que l’âme qui est de cette manière ne perd rien pour oublier toutes choses, et pour n’être plus propre à rien ; et que même aussi les choses et les créatures n’y perdent rien, d’autant que le soin et le travail que l’âme avait à leur égard n’est pas moindre quoiqu’il soit une autre manière. Après tout c’est peut-être paresse et fainéantise ; mais je vous avoue que je ne m’amuse pas à ce discernement : je laisse les choses ce qu’elles sont sans soin, sans désir ni prétention.

3. Peut-être me direz-vous que je n’ai pas grande peine, cela étant fort agréable. Je vous dirais que plus cela est rien, sec, insensible, perdu et sans expérience que ce soit quelque chose, plus c’est Dieu, et plus Il perd et consomme de cette manière susdite ; et plus mon âme va, ou pour mieux dire, plus Dieu vient, plus Il est nu et insensible. Et je découvre en cette véritable lumière de Lui-même que tout ce que l’on croit très souvent être Dieu, est quelque chose de Dieu et non Dieu. Car en vérité tout ce que l’on peut goûter, voir et sentir, quelque relevé, quelque grand et quelque lumineux qu’il soit, est parfois quelque chose de Dieu, ou comme des miettes qui tombent de Sa table, mais non Dieu. C’est [304] ce qui fait que l’âme ne sortant jamais de ce voir, de ce goûter et expérimenter, ne vient jamais à se perdre ni à disparaître ; et par conséquent ces créatures et son soi-même l’occupent toujours peu ou beaucoup à mesure qu’elle s’en approche. Si le soleil ne se levait jamais, les étoiles auraient toujours leur éclat et splendeur particulière, fort bornée et peu efficace. Mais le soleil éternel, Dieu même, ne se lève jamais, ni ne paraît par le centre de notre âme pour nous perdre et nous faire heureusement disparaître, que se manifestant tel qu’Il est, c’est-à-dire sans goût, sans connaissance et sans sentiment. Et comme l’âme n’ose entrer dans cette nuée et dans ce brouillard divin, ne le pouvant faire qu’en se perdant, aussi demeure-t-elle toujours à la porte, mendiant et se repaissant des miettes, sentant cependant la profonde peine de sa capacité, comme un estomac qui aurait extrêmement faim, auquel on ne donnerait que du vent pour se repaître. Car l’âme créée pour Dieu ne peut se nourrir et se rassasier de moins que de Lui-même.

4. Vous serez étonnée de cette lecture, et pourquoi je vous tiens ce langage. Je le fais pour deux raisons : la première, afin que vous ne vous étonniez pas que je suis un peu paresseux de vous écrire. La seconde, afin que vous appreniez une bonne fois que vous vous plaignez souvent de votre bonheur, et que vous prenez ordinairement en mauvaise part les caresses que Sa divine Majesté fait à votre âme. Car en vérité, supposé le don de la foi, Dieu ne fait et ne peut faire de plus intimes et de plus cordiales caresses qu’en Se cachant, [365] qu’en Se rendant insensible, et en Se perdant à la vue et à la connaissance de Sa créature. Cependant faute de savoir ce divin secret, l’âme ne correspond pas et désire toujours, cherche toujours, et se plaint toujours de ce qu’elle ne peut trouver ni posséder ce qu’elle a et ce qui se donne plus infiniment qu’elle ne peut et n’a jamais pu désirer ; et faute de le connaître, elle le méconnaît, et quelquefois la personne meurt sans l’avoir jamais connu. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui sait ce secret essentiel ! Et quoique l’âme ne vienne peut-être jamais à en faire l’usage que Dieu désire, Il ne change jamais Son procédé, par bonté infinie.

5. Quelquefois aussi Il Se déguise à cause de la grande faiblesse de la créature, et lui donne quelque lumière et quelque goût, Se retirant Lui-même ; et cette pauvre ignorante croit avoir trouvé merveille et être beaucoup remplie de Dieu, exhalant en louanges de la bonté et de la miséricorde divine pour son ample communication. Elle ne voit pas que ce qu’elle a, Dieu le lui donne contre Son cœur, et que d’autant qu’elle ne se contente pas du plus, il faut qu’Il lui donne le moindre, à cause de l’inquiétude où est l’âme. Dieu la traitant fort en enfant, Il agit souvent à son égard comme l’on fait avec les enfants : on leur ôte une pomme pour leur donner un diamant de prix ; ils trépignent et font du bruit jusqu’à ce qu’on leur ait redonné leur pomme et leur ragoût, quoiqu’il y ait bien de la différence ; et il y a que l’enfance qui les excuse. Aussi certainement il n’y a que le peu de discernement de plusieurs âmes qui les excusent [366] devant Dieu, en préférant le goût et la lumière au goût sans goût de la foi et à l’obscurité et au vide de la foi.

6. Leur excuse est, à ce qu’elles disent, qu’elles veulent aimer Dieu et Le connaître, et que s’ils étaient assurés que cela fût, elles se perdraient. Mais assurément, si cela était, elles ne se perdraient pas : car la certitude retient presque toutes les âmes de ce degré de foi ; au lieu que la perte totale et en toute manière, ce qui dit des choses infinies, fait trouver Dieu et jouir de Dieu sans borne ni mesure. Cependant on veut toujours se perdre et on ne se perd jamais ; on désire de n’avoir rien, et on est toujours occupé de quelque chose et autour de quelque chose, soit de lumière, d’amour ou de sentiment.

7. Mais ô merveille d’une âme qui sait vivre de la perte et se sait perdre par tout moyen et en tout moyen sans s’appuyer ni se certifier de quoi que ce soit ! Il est vrai que c’est un pays perdu et pour se perdre quand on s’y engage et veut se conduire par ces maximes et qu’on n’a pas le don de la foi. Mais quand on l’a, c’est se perdre misérablement et s’enchaîner que de ne pas se perdre continuellement dans l’obscurité, le vide et l’incertitude. Supposé qu’une âme ait ce don, et qu’elle marche fidèlement, plus elle avance et plus Dieu Se montre en son endroit gracieux et libéral ; plus Il lui donne des sécheresses, plus Il les augmente, plus Il la vide et l’abandonne à l’incertitude, la fortifiant secrètement pour y subsister. Je dis secrètement, d’autant que s’Il envoie des maladies, des croix et des peines, soit intérieurement ou extérieurement [367] plus Sa miséricorde est grande vers l’âme, plus Il la laisse vide pour souffrir seule et sans secours, comme s’il y avait en elle rien de Dieu, et bien plus, comme si tout y était humain, ni restant qu’un peu de bonne volonté pour souffrir. Ce desséchement de l’âme en toute manière est la communication de la force divine, si bien que plus l’âme redouble ses fidélités, plus Dieu la dessèche jusqu’à ce qu’enfin Dieu ait consumé tout son goûter, son voir, son souffrir, son assurance, sa force et son appui, pour n’en n’avoir aucun qu’en Dieu même par la très nue foi, non expérimentée, mais vraiment résidente dans le très pur centre de l’âme ou dans la très suprême cime de l’esprit.

8. Quand Dieu donne ce don de la foi aux âmes, elles ne sont et ne vont pas toutes de la même manière. Entre une infinité de manières, il y en a deux spéciales et qui peuvent presque faire toute cette différence, les autres n’étant que quelque suite de ces deux principales. Les unes reçoivent cette lumière de foi et en font usage par quelque don contemplatif, ayant quelque facilité à l’apercevoir et à découvrir ses effets et sa résidence en l’âme, par quoi elles subsistent et agissent et trouvent quelque consolation par l’usage de la foi avec lumière et repos. Ces âmes-là ne vont que lentement quoiqu’elles paraissent faire de grands pas, et qu’il leur semble à elles-mêmes avoir et apercevoir beaucoup de Dieu. Elles vont à pas de tortue, quoiqu’il semble qu’elles courent et qu’elles volent, à cause qu’elles sont appesanties par la contemplation, les lumières et le sensible de Dieu et de Ses dons ; [368] et plus Dieu les en remplit, plus Il les charge, et par conséquent les appesantit, à moins qu’elles ne soient secrètement éclairées de côtoyer ces mêmes dons et d’outrepasser leur contemplation en contemplant, c’est-à-dire d’aller toujours très légèrement et au-dessus de tout ce qu’elles voient, goûtent et expérimentent pour trouver l’invisible, l’inaccessible et l’infini, le centre de leurs cœurs et de leur désir. Cependant ces âmes se doivent contenter de leur état, quoique petit à l’égard de celui des autres âmes que je vais décrire. Elles sont admirables, comparées aux âmes que Dieu conduit par les sens et les dons des puissances ; mais quand on les regarde auprès des autres âmes, leurs compagnes en foi, ce sont des atomes et les autres des géants ; ce sont des étincelles de feu et les autres des incendies ; ce sont des bougies et les autres des soleils. Et cependant elles et tout le monde en jugent tout autrement ; d’autant que l’on ne discerne la foi que par ce qu’il y a de moindre et non par ce qu’elle a de véritable.

9. Ces autres âmes, donc, ont dans leur centre un certain secret don que l’on peut appeler un je ne sais quoi, étant un anonyme divin, d’autant qu’il ne se peut proprement nommer ni qualifier, qui les porte et les agite secrètement à désirer Dieu et à L’aimer ; et cependant elles ne sont jamais contentes, et ne le seront aussi jamais qu’elles n’aient rempli le vide qu’elles sentent. Plus elles désirent Dieu et Le cherchent, plus Il s’éloigne d’elles ; plus elles se pensent remplir de Lui, plus elles s’en trouvent vides ; et plus elles prétendent Lui plaire, plus elles s’en sentent éloignées et rebutées [369], comme si Dieu secrètement leur disait : « Je ne vous connais pas ni ne vous veux nullement. » Pendant tout cela, tout ce qui leur peut arriver de fâcheux, soit selon Dieu ou selon les créatures, ne les rebute pas, c’est-à-dire n’éteint ni n’amortit cette secrète recherche, et ce pressant désir qu’elles sentent très intime sans consolation, et qui plutôt est leur croix et leur peine. Ce qui est surprenant en ces âmes est que, ne désirant que Dieu et Lui plaire, elles trouvent toujours le contraire. Il semble que Dieu, qui ne désire autre chose que d’être aimé et trouvé de Sa créature, et qui ne recherche rien tant que de Se donner et d’être en la créature, semble ne vouloir d’elles et prendre plaisir à les laisser désirer et s’impatienter en recherchant, et à ne jamais leur rien accorder. Il est vrai que qui voit et entend telles âmes sans savoir le secret divin, juge qu’elles sont malheureuses et dans des croix extrêmes ; mais quand elles sont envisagées par des yeux clairvoyants et perçants dans l’abîme divin, on en juge comme des créatures très aimées et très aimables, et qui charment le cœur divin, sans en rien savoir ni expérimenter qu’elles sont les délices de Dieu, et qu’elles peuvent tout dans leur extrême oppression.

10. Tout ceci semble une belle exagération ; cependant c’est une belle vérité, et qui l’est encore davantage, plus les âmes deviennent pauvres et réduites au seul instinct, à la suite à la seule perte et finalement à n’avoir ni l’un ni l’autre, vivant sans rien avoir.

Mais afin que l’on sache encore mieux qui sont ces sortes de personnes, et qu’on les connaisse [370] plus facilement, il faut bien comprendre que ce sont des âmes que Dieu agite secrètement sans qu’elles le sachent, qui souffrent toujours sans assurance que Dieu y soit, et qui sont toujours de plus en plus vides et dépouillées, sans que Dieu agrée leur donner rien, sinon autant que leur faiblesse succombe. Car leur faiblesse est la mesure des dons, comme dans les autres grâces qui ne sont pas le don de foi, les dons sont la mesure des miséricordes multipliées de Dieu.

11. Vous me demanderiez peut-être volontiers si ces âmes ont la paix. Elles en ont assurément, mais non à suffisance, et qui les console pour leur donner quelque rassasiement, sinon sur la fin de leur course à cause que secrètement elles commencent à apercevoir le centre. Ce n’est pas qu’il n’y en ait toujours durant la voie, car elles ont secrètement une inclination de s’abandonner, qui ne les quitte jamais. Elles font des fautes, n’étant pas impeccables, et même très souvent, à cause que la nature ne trouve pas de consolation qui l’appuie et la soutienne. Mais ces sortes de défauts les humilient et leur servent infiniment à se quitter elles-mêmes, à se perdre de vue et s’écouler en Dieu. Car se perdre de vue par quoi que ce soit qui nous sépare de l’appui en nous-mêmes et sur ce qui est en nous, est se perdre dans l’inconnu qui est Dieu : Occulta et incerta Sapientiae tuae manifestasti mihi311 : Vous m’avez communiqué, dit le prophète, Votre divine sagesse qui me perd dans Votre inconnu et dans l’abîme incertain de Vous-même. [371]

12. Je crois que Dieu, tout bon et la bonté même, après une vie si humiliée et une mort si extrême, et par conséquent un amour qui ne peut se penser ni s’exprimer comme est celui qu’Il nous a mérité par cette mort qu’Il a souffert étant en terre, l’a fait pour chercher l’homme et pour le rendre capable de jouir de Lui et pour se préparer dans le monde quantité d’âmes qui fussent capables de ce que dessus. Mais souvent, faute de savoir et de connaître ce que Dieu désire d’elles, elles le négligent, travaillant à former un autre état, et à se mettre dans une autre voie inventée par leur lumière, et cherchée parmi les créatures. De cette manière elles travaillent beaucoup et ne trouvent rien, et souvent consument leur vie à vouloir se remplir, et elles se vident ; à vouloir aimer, et elles se sèchent ; à vouloir être certaines, et elles sont plus douteuses ; si bien que le secret est de se donner et abandonner à Dieu, se contentant de ce que l’on a, vivant et mourant par l’état que Dieu nous a choisi.

13 Tout cela supposé, ne vous mettez pas en peine si votre obscurité, votre pauvreté, et votre vide viennent par vous ou par les créatures. Dieu est en tout et agit partout. Il faut perdre ces sortes de vues qui font distinction, et marcher par ce que vous avez, et qui vous arrive de moment en moment. Car l’infinie sagesse de Dieu voit et connaît le moyen par lequel Il Se communique ; et c’est assez. Il le fait aussi bien par un moyen que par l’autre. O le secret divin ! Dieu est infini et sait Se communiquer par tout et en tout. C’est pourquoi il ne faut jamais hésiter ni douter un [372] moment que Dieu ne Se donne par tout ce qui vous arrive, et par tout ce que vous êtes, quelque manière que vous soyez312.

2.67 Liberté divine/Perte en Dieu.

L. LXVII. Liberté divine d’une âme perdue en Dieu, et manière de la conserver dans les occupations extérieures.

1. Je me réjouis de la continuation de votre grâce. Cette liberté tant pour l’intérieur que pour l’extérieur avec ses effets, est fort bonne. Tout ce qu’il y a à observer, est qu’il faut prendre garde, qu’étant si libre pour les bonnes œuvres, et même si capable, on ne s’y laisse trop aller, sans y penser. Il faut en cette sainte liberté, garder suavement la justice entre Marthe et Marie, pour donner à l’une et à l’autre ce qu’il leur faut : et de cette manière Dieu sera purement en l’âme, opérant par elle comme il faut. Cette divine liberté dont vous me parlez, est donnée à l’âme pour la dégager des sens et d’elle-même ; et ainsi mise en liberté par Jésus-Christ, qui est le vrai esprit de notre intérieur, elle est en capacité de jouir et d’agir comme il faut. Quand cette liberté n’est pas communiquée, l’âme est toujours enchaînée par les objets des sens et de l’esprit, sans pouvoir trouver purement le divin objet, qui est Dieu même, dans lequel elle se perd, et étant perdue, elle agit au-dehors sans en sortir ; car par cette divine liberté tout lui devient Dieu étant perdue en Dieu. Mais quand l’âme (faute d’une profonde expérience que l’on n’acquiert que dans la suite) ne [373] se donne pas de garde en cet état de se laisser aller outre mesure aux choses saintes, y trouvant par cette liberté Dieu, insensiblement le créé qui est toujours dans ces bonnes choses rabaisse et diminue peu à peu l’intérieur.

2. C’est pourquoi il est de grande conséquence de savoir que quoique l’âme voie, et expérimente qu’elle trouve Dieu si facilement en tout ce qu’elle fait, elle ne doit pas laisser de demeurer en Dieu dans certains temps afin que Marthe et Marie aient justement ce qu’il leur faut. Ainsi il ne suffit pas à une âme divinement libre d’agir pour Dieu et en Dieu : il faut encore qu’elle jouisse de Dieu, et cela même par intervalles purement ; autrement la créature sans s’en apercevoir l’attirerait à soi. Mais aussi cela supposé, cette divine liberté est un grand don puisque vraiment elle nous fait jouir de Dieu en Dieu, et de Dieu dans les créatures, nous dégageant d’un million d’atomes qui nous affaiblissaient le regard et la jouissance du Souverain Bien. Prenez garde à ceci, afin que votre lumière devienne très pure, et que vous vous sauviez d’un faux pas que vous ne découvririez qu’après un dommage grand.

3. Ne quittez pas vos emplois et vos affaires, mais soutenez votre âme en Dieu ; et vous y découvrirez un million d’atomes que les créatures quoique saintes vous donnent, et qui diminuent ainsi votre lumière. Mais votre Oraison, et votre demeure en Dieu étant fortifiée [s] et soutenue [s], vous verrez que cela vous aidera beaucoup ; étant certain que comme Dieu est l’objet essentiel de sa béatitude à soi-même, aussi son opération vers les créatures est son plaisir, et que l’un découle de l’autre [374] comme de sa source : ainsi en est-il en cette occasion. L’âme doit jouir de Dieu, et de cette jouissance doit découler son opération pour le bien des autres, et pour l’éternel contentement de cette Majesté infinie qui se donne si amoureusement. Ainsi l’un est le principal ; l’autre la suite qui doit en découler comme de son principe.

4. J’ai beaucoup de joie de tout ce que vous me mandez de votre cher Séminaire. En vérité cela me donne une grande consolation. Je remercie Dieu de ce que Monseigneur313 est avec vous pour vous aider à soutenir les croix et à travailler. Je prie Dieu que la providence divine se mêle de votre bâtiment. Tout ce que l’on voit en ce pays s’y oppose bien par sa pauvreté. Je suis tout à vous.

2.68 Génération du Verbe en l’âme.

L. LXVIII. D’une âme qui ayant trouvé Dieu, devient féconde en lui par la Génération du Verbe en elle.

1. Je ne manque pas de demander à Notre-Seigneur toutes les grâces qui vous sont nécessaires ; et je vous assure que je vous ai dit vrai, quand je vous ai parlé de cette sorte. Je n’en ai pas même dit encore assez : car qui saurait le don de Dieu quand il donne cette foi passive, serait incessamment en étonnement ; et qu’il n’y a que la seule foi au sang précieux de Jésus-Christ qui puisse arrêter son étonnement de voir que Dieu ait tant de bonté pour une pauvre âme si misérable et si chétive. Enfin tout cela n’est rien dire ; car qui dit le don de [375] foi en une âme, dit la semence d’une grâce qui ne se peut dire ni penser à moins de l’expérience. Cette foi se nourrit de mort et de renoncement à soi-même et vit en la mort. Prenez courage, et assurez-vous que Dieu ne se lassera jamais de vous donner pourvu que vous creusiez toujours par la petitesse.

2. Je vous avoue que j’ai eu un ragoût314 d’importance en la vue de deux personnes d’Oraison qui me sont venu voir deux fois. Ce sont deux veuves lesquelles s’y donnent de toute leur âme et qui y sont déjà très avancées. J’ai eu un grand plaisir d’entendre le récit de leur intérieur : ce qui m’a fait voir de grandes vérités dont je vous veux faire part.

3. (1.) Que Dieu n’a acception de lieux : car ce sont des fleurs champêtres, mais labourées et plantées de la seule main de Dieu ; arrosées seulement de quelque personne en passant. Je n’ai rien trouvé à Paris de plus beau. Le bruit et l’éclat de Paris ternit [ternissent] et fane [fanent] plutôt ; mais l’abandon de ces pauvres campagnes donne un admirable coloris et une odeur qui n’est pas artificielle.

4. (2.) J’ai découvert par le récit simple et naïf de l’intérieur d’une de ces veuves, qui est un des bons esprits que je connaisse ; comment Dieu vient prendre possession du fond de l’âme, et comment il s’y écoule par le repos et l’abandon. Que cela est certain ! Car toutes ces âmes ont et, l’ayant, disent et expriment la même chose. C’est par ce repos, abandon, et séparation de tout qu’il [Dieu] devient tout en une âme. Je le savais déjà par mon expérience : mais j’ai eu de la consolation de l’apprendre par le récit naïf que m’a fait cette [376] âme, qui dans sa simplicité de grâce, et non de nature, m’a bien exprimé, comment elle ne se peut contenter que de Dieu ; mais de Dieu dans son âme et non à l’Église et en d’autres moyens, dont elle se sert selon l’ordre de Dieu ; mais quand elle en est privée, elle s’en contente, ayant Dieu en elle, en solitude ou dans les affaires et l’ordre de Dieu sur elle. Son âme par cette présence de Dieu en général, est inclinée à la solitude quand elle en a le moyen : mais quand cela n’est pas, elle trouve l’ordre de Dieu dans le tracas, demeurant en Dieu et tendant à lui par son repos d’une manière générale et qui n’a rien de particulier ; mais plutôt faisant peu à peu perdre tout le particulier dans ce général de la présence de Dieu qui fait et cause paix et repos, et une certaine joie d’être proche de Dieu.

5. (3.) Durant tout ce temps qu’elle me parlait, je voyais clairement, comment l’âme par cette présence générale et par le repos s’écoule peu à peu, sans écoulement, et se perd en Dieu : et aussi comment l’âme commence à recouler de là par la génération du Verbe ; ce qui lui donne inclination au particulier. D’où vient qu’elle est recueillie par les vues de Jésus-Christ. Et comme auparavant le vide et le repos faisaient son inclination, le particulier de Jésus-Christ fait présentement ses délices. Elle ne recoule donc plus d’elle en Dieu ; mais plutôt le Père Éternel engendre par le centre de l’âme son Verbe : car les vues et les ressouvenirs de Jésus-Christ sont en elle autant d’écoulements du même Jésus-Christ. Et comme le Père Éternel engendre incessamment son [377] Verbe ; aussi il n’y a moment en l’âme où cela ne s’effectue autant que l’âme est fidèle de porter l’effet véritable de Jésus-Christ en ses inclinations. Cette Parole du Père, ou ce Verbe divin Jésus-Christ, Homme-Dieu, est un doux fruit qui s’étend par le centre de l’âme qui incline l’âme vers Jésus-Christ ; ce qui s’augmente de moment en moment, pourvu que l’âme ne l’empêche par quelque chose de contraire à Jésus-Christ. Heureuse mort qui produit le repos, et heureux repos qui donne Dieu et qui perd en lui par écoulement de toute l’âme et de toutes créatures ! Mais ensuite heureuse et plus heureuse l’âme qui étant perdue en Dieu par un vaste repos et une solitude silencieuse commence à se retrouver par la Génération du Verbe. Ce que c’est que cette génération du Verbe, nul ne le peut savoir qui ne l’a expérimenté, non plus que ce que c’est que ce repos et ce vide qui donne [donnent] Dieu en général et non par quelque manière qui arrête l’âme, et qui lui donne quelque chose de spécifique et de particulier ; si bien que l’âme y étant beaucoup avancée, n’en peut rien dire, sinon qu’elle a Dieu, que toute son inclination est de tendre à Dieu sans rien marquer de particulier.

6. (4.) Quand une âme arrive purement à Dieu en général, et qu’elle ne peut plus rien distinguer, pour lors, si c’est le bon plaisir de Dieu, n’étant plus empêchée de rien il se fait un écoulement de Dieu qui commence à lui redonner quelque particulier qui se découvre être le Verbe, mais si peu à peu que cela est incroyable à qui ne l’a pas expérimenté. Insensiblement, [378] il [cet écoulement] s’augmente et paraît formé par quelque inclination de regarder et aimer Jésus-Christ : si bien que comme l’essence divine qui est un général et un repos éternel est la source des Personnes divines ; de même de Dieu en général qui remplit l’âme, découle Jésus-Christ : et voilà le commencement de la génération du Verbe. D’où vient qu’à la suite l’âme comprend admirablement, comment le Père qui est la source de toute communication étant dans le centre de l’âme, engendre incessamment son Verbe, et comment toutes choses étant faites par le Verbe, le Père Éternel recrée de nouveau toutes choses par ce même Verbe, et que conformément à ces paroles315 Cor mundum crea in me Deus, engendrant peu à peu et insensiblement son Verbe Jésus-Christ en l’âme et l’y écoulant, comme d’une source vive il recrée l’âme de nouveau316, jusqu’à ce qu’elle devienne la même génération du Verbe par les véritables inclinations de Jésus-Christ et n’ayant que Jésus-Christ. Que cette source est féconde et l’âme commence à comprendre que le Père étant une source infinie engendre incessamment son Verbe, aussi l’âme ayant trouvé cette source dans soi elle coule incessamment par elle sans aucune peine ni travail.

Je vois donc qu’autant que l’âme est tombée en Dieu en général, autant elle a trouvé le sein du Père Éternel, d’où découle cette source vivante Jésus-Christ, Dieu et homme.

Ceci paraît élevé : mais sans doute il ne l’est qu’aux âmes élevées en elles-mêmes ; mais pour [379] les âmes petites et humbles cet énoncé paraît bas et commun. Revelasti ea parvulis317.

Lettre à l’Auteur. Activité etc.

Lettre à l’Auteur. état d’une âme peinée sur ce qu’elle se trouve très active quoiqu’en repos et en unité, et sur son impuissance à remédier à ses défauts.

1. « Il y a déjà plusieurs jours que je suis pressée de vous écrire la disposition où je me trouve. Je vous prie d’avoir la bonté d’y répondre un peu au long, puisque de là dépend toute la certitude de ma vocation.

« Mon âme tend continuellement au repos, à la solitude et au silence ; et en même temps je suis dans une activité continuelle, mon esprit me fournissant toujours de nouvelles lumières sur ce que j’ai à faire dans ma famille318 et ici : ce qui entretient mes sens dans une vivacité perpétuelle plus grande que je ne puis dire. Il est vrai que ce qui fait que je n’y résiste pas et même que je trouve un goût que je ne puis expliquer à tout ce que je fais, c’est l’assurance que m’avez donnée que tout cela est l’ordre de Dieu : je le crois même connaître en ce que cette activité ne laisse pas d’être en unité et pour l’ordinaire sans aucun trouble.

2. « Cependant je ne laisse pas d’en avoir de l’inquiétude ; parce que j’expérimente deux choses si contraires, savoir un état de repos et une activité sans bornes. Je vous prie donc [380] de me dire si cela doit être comme cela. Car quoique je voie bien que ces lumières et ce repos viennent de Dieu, je ne laisse pas en même temps de craindre beaucoup : parce qu’il distribue ses dons bien différemment, et que j’ai tout lieu de croire que son dessein n’est pas de me faire aller bien loin ; puisqu’il me donne un tempérament si vif et si actif, qu’à peine puis-je gagner sur moi de demeurer une heure dans mon cabinet en Oraison actuelle, tant mon imagination me fournit de choses à faire.

3. « J’avoue à ma confusion que j’ai une peine incroyable à m’assujettir en ce seul point, non plus qu’à aucune prière vocale. Je ne voudrais faire d’Oraison que quand le mouvement m’en vient et quitter quand il passe, sans regarder au temps ; au reste travailler en silence quand je le puis, et me retirer en mon cabinet, dans tous les petits moments où j’en ai la liberté.

4. « Cette humeur libertine me fait croire ou que je me trompe, ou que je recule. Il m’a passé aussi très souvent dans l’esprit que vous êtes convaincu que je n’irai pas loin ; puisque que vous me dites en partant que si je faisais autant d’Oraison que les autres je me perdrais. Vous ajoutâtes encore, que si un jour mes affaires et mes croix diminuaient, il me faudrait régler quelque pratique de visites ou d’assemblée pour les pauvres, afin d’occuper mes sens.

5. « Après toutes ces réflexions, il m’en vient encore une à ajouter : c’est que je ne me corrige presque point, et que j’ai tant de défauts que je ne me puis quelquefois [ms., quelque fois [381] supporter moi-même. Je voudrais bien me faire quelque punition, ou me prescrire quelque aumône chaque fois que je tombe dans mon défaut principal, afin de voir si je ne m’en déferais pas plus tôt. Mandez-moi votre avis319 sans me flatter ; et si je dois tout de bon prétendre où mon cœur aspire plus que jamais, c’est-à-dire, à la véritable destruction de moi-même, et trouver véritablement Dieu par le néant.

6. « Voilà tout ce que j’ai lumière de vous dire à présent. J’ajoute à ce que j’ai écrit, que je vois bien que j’aurai encore grand besoin d’être aidée, et que si l’on me laissait, je reculerais bientôt ; quoique j’aie plus d’envie dans le fond de bien faire que jamais. Je m’aperçois bien que je ne suis encore guères avant en pleine mer et que la terre n’est pas loin, pour me servir de ces comparaisons. J’ai cru quelquefois en être loin ; mais j’y retournerais présentement sans m’en apercevoir d’abord, si Dieu n’avait pitié de moi. Je ne me perds pas assez selon toute l’étendue que Dieu demande de moi : insensiblement je veux être quelque chose, tout au moins à mes yeux. À l’Oraison je ne puis m’empêcher de vouloir dire quelque mot pour témoigner mon amour à Dieu, le désir que j’ai d’être fidèle, de le vouloir prier qu’il ne me laisse pas reculer ; enfin plusieurs petits mouvements de la volonté, qui quoique délicats ne laissent pas, ce me semble, de venir de mon activité propre et marquer que je veux toujours tenir à quelque chose, quand ce ne serait qu’à un filet : et cependant je ne souhaite que le néant, et il semblait par [382] mes lettres passées que j’en approchais davantage les autres années. Vous voyez que je suis encore beaucoup en moi-même ; et je n’y voudrais plus être. Je sais que ce n’est pas l’ouvrage d’un jour, et je ne m’ennuie pas : mais ce que je souhaite, est de ne me pas égarer.

7. « Étant aujourd’hui à nos Bénédictines320 en Oraison, ce que je viens d’écrire m’est venu si fortement dans l’esprit, qu’ayant vu sur la table une écritoire je l’ai écrit tout à genoux. J’espère que si je demeure dans la suite en solitude comme je suis en comparaison des autres années, je me remettrai dans le bon chemin et j’aurai d’autres lumières. Je suis si peinée que je ne puis dire autre chose. »

2,69 Réponse à la précédente : Se laisser à Dieu. Vrai néant de l’âme.

L. LXIX. Se laisser en tout à la conduite de Dieu. Remédier à ses défauts avec humilité et patience. Néant véritable où l’âme doit tendre soit en l’Oraison, soit en l’action.

1. Ne vous étonnez pas de cette inclination que vous appelez libertine pour faire Oraison seulement quand vous en avez l’instinct et pour vous laisser ensuite aller selon la nécessité des affaires pour y donner ordre. Cela en vous n’est pas sans conduite de Dieu. C’est pourquoi vous ne devez pas absolument la forcer, mais vous y ajuster doucement, afin que l’Esprit de Dieu soit le principe aussi de [383] votre temps d’Oraison comme de votre action : et lorsque vous voyez que l’un ou l’autre prédomine trop, rajustez-le doucement jusqu’à ce qu’enfin ce que je vous viens de dire [syntaxe] soit en pratique en vous. Et quoique je vous aie dit autrefois que vous aviez besoin de soins et d’affaires pour occuper vos sens, ce n’est pas une marque que vous ne soyez appelée à une grande Oraison. C’est tout le contraire comme vous le pouvez voir par tout ce que je vous ai dit. Mais comme vos sens sont forts agiles et actifs, vous devez être assurée que demeurant fort fidèle en la main de Dieu, il ne manquera jamais de les occuper.

2. Pour ce qui est des défauts en l’état où est votre âme présentement, vous devez être fort exacte pour vous en défaire ; mais avec beaucoup d’humilité et de patience, pour ne pas vous étonner de vos rechutes, mais plutôt vous animer à un combat tout nouveau. La peine et la vue que vous en avez est fort bonne, et une suite de l’intérieur : mais comme ce rocher ne se mine que par la patience, toutes les pratiques que vous pourriez vous donner par vous-même, ne vous seraient pas utiles. S’observer en vrai esprit d’humiliation est plus nécessaire que tout le reste ; et assurément quand l’âme s’observe et est exacte, insensiblement elle en vient à bout et par ce moyen elle acquiert un grand fond de patience et d’humilité.

3. Selon ma pensée vous devez prétendre incessamment non seulement où votre cœur aspire selon l’intérieur et l’Oraison, mais encore au degré de pureté et de perfection qu’il voudrait bien obtenir. Ce sont des instincts [384] inséparables de l’Esprit de Dieu, qui au lieu de diminuer vont toujours en augmentant, jusqu’à ce que l’on trouve enfin la jouissance de ces désirs ; ce que la sécheresse, la pauvreté, l’insensibilité ne peuvent jamais effacer dans le plus intime de l’âme. Car quoique souvent on ne s’en aperçoive pas par les sens, à cause de ses sécheresses ; cependant si l’on y prend bien garde, cela y est si bien gravé par l’Esprit de Dieu qui pénètre l’âme, que plus elle travaille et plus elle est fidèle incessamment, plus cela s’augmente et se doit augmenter.

4. Comme tout dépend de la subordination et de la dépendance à Dieu, et que ce n’est point dans ce qui est et dans ce qui paraît de plus grand à nos yeux et aux yeux des autres, que consiste la perfection et la pureté de l’Oraison ; il est de grande conséquence de prendre les choses selon la vérité. Car le néant n’est pas de n’avoir rien ou de ne tendre à rien ; mais de n’être rien, et de ne tendre à rien que par le mouvement et selon que l’Esprit de Dieu nous conduit et nous l’ordonne. C’est pourquoi un très long temps que nous faisons un peu notre néant nous-mêmes, nous aidons à notre esprit et à nos sens à n’être rien et à n’avoir rien : mais à la suite que Dieu devient davantage le maître et notre premier principe, le vrai néant est d’avoir purement ce que Dieu nous fait avoir. Quand donc à l’Oraison notre âme a l’inclination de laisser aller quelques paroles amoureuses vers Dieu, ou qu’elle est inclinée à quelque vue, sentant bien que ce n’est pas par soi-même ou par inquiétude à cause de la douce inclination ; il faut la laisser aller doucement et se laisser conduire par l’Esprit [385] de Dieu. Quand au contraire l’instinct intérieur est de n’être rien et de n’avoir rien, il faut doucement patienter quoique les sens pétillent pour prendre quelque chose et pour se soulager.

5. Où il faut remarquer qu’avant que l’âme ait cette liberté de pouvoir s’ajuster justement à l’Esprit de Dieu pour prendre le véritable et l’essentiel néant, un très long temps elle tend par ordre de Dieu au néant, c’est-à-dire, à n’avoir rien et à ne faire même rien par choix. Quand je dis qu’elle tend à n’avoir rien et à n’être rien, ce n’est pas à dire qu’elle n’ait rien et qu’elle ne fasse rien ; car elle serait inutile : mais bien de se contenter de la pauvreté et du rien que Dieu veut qu’elle ait, qui lui cache sous ce rien bien des richesses, qu’elle ne connaît pas ; et par ce moyen elle arrange un million de choses dans son esprit multiplié en désirs inutiles. Et voilà le premier degré du néant qui a une étendue presque infinie, quoiqu’un peu dans le choix de l’âme ; à cause que [locution vieillie] Dieu n’est pas pleinement le maître et le premier principe, jusqu’à ce que ce premier degré de néant soit parfait.

6. Mais à la suite que l’âme est devenue en quelque façon une table rase et bien polie entre les mains de Dieu, ou bien si vous voulez une autre comparaison, une boule parfaitement ronde qui n’a nulle inclination d’un côté plus que de l’autre ; pour lors l’Esprit de Dieu commence à devenir le principe de tout en l’âme : et ainsi le néant commence à n’être pas seulement ce qui n’est rien, mais à être tout ce dont Dieu est le principe. Ce qui a été cause que les âmes les plus actives comme un St. [386] François Xavier et autres personnes vraiment Apostoliques, quoiqu’infiniment multipliées non seulement dans les productions de leur esprit, mais encore dans la diversité des opérations de leurs sens pour tout ce qu’ils avaient à faire, soit pour eux soit pour la conversion des autres, étaient et opéraient tout dans le néant, Dieu en étant vraiment le principe : c’est pourquoi non seulement ils faisaient infiniment des affaires et des ouvrages sublimes en la conversion des âmes et en tout ce qu’ils avaient à faire ; mais encore ces mêmes choses étaient très relevées devant Dieu.

7. De ceci vous pouvez tirer une instruction et juger comment vous devez tendre au néant, tantôt d’une manière tantôt d’une autre. Car il est certain que la Sagesse divine ne nous conduit pas toujours d’une même sorte ; et que pour consommer en nous son dessein éternel, s’ajustant à notre faiblesse, elle agit un temps d’une manière, un autre d’une autre ; et ainsi l’âme par conduite de Dieu tend tantôt au néant premier, quelquefois aussi elle est mise dans l’opération du second, et de cette façon peu à peu par diverses allées et venues ce divin néant, où Dieu fait tous ses beaux ouvrages, se perfectionne en l’âme.

8. Et il faut remarquer qu’afin que Dieu la fasse courir à plus grands pas, il lui donne des occasions pour tout perdre intérieurement, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre ; et par là elle a des occasions de se perdre, de s’abandonner et de se délaisser entre les mains de Dieu, qui sont les moyens pour tomber peu à peu dans le néant. Car qui ne sait se passer de tout et se pouvoir appuyer sur Dieu seul, ne [387] peut tendre au néant comme il faut. Et voilà pourquoi Dieu par une providence toute particulière donne en toute manière, soit intérieurement, soit extérieurement, des moyens et des occasions de s’abandonner et de se perdre ; ce qui doit être beaucoup précieux, le néant en dépendant.

2,70 [Partie I] : Vie divine des sens.

L. LXX. Éclaircissements de quelques difficultés proposées à l’Auteur au sujet de la lettre précédente.321

I.

Les sens peuvent-ils être féconds en manière divine avant que d’être morts et anéantis entièrement? Les miens ne le sont pas assurément, puisque [ms., puis que (en deux mots)] leur activité est souvent pleine de défauts. La vivacité qu’ils ont, ne vient-elle pas plutôt de leur activité première et imparfaite qui est commune à tous ceux qui ont de la vivacité et qui sont agissants? [388]

RÉPONSE.

De la vie divine des sens par la communication sensible des états de Jésus-Christ, qui est le comble des miséricordes de Dieu en cette vie; et des moyens pour y arriver.

[1.] Les sens ne sont vivifiés que fort tard, et il faut par nécessité que le centre et les puissances le soient premièrement ; par la raison que la vie du centre et des puissances est la source d’où émane leur vie.

2. Cette vie des sens consiste en une plénitude de jouissance des états de Jésus-Christ. Et comme ce divin Sauveur a paru visible, corporel et sensible à nos sens ; aussi les sens qui ne sont capables que des images, reçoivent-ils par elles en cette vie qui les vivifie, capacité d’être remplis de ces images divines, qui sont un don et une grâce très spéciale à l’âme. Car comme Jésus-Christ est la plénitude des miséricordes du Père Éternel sur nous, ainsi la jouissance de Jésus-Christ dans les sens et par les sens est le comble de ses communications en cette vie.

3. Cette sorte de communication sensible en images divines de Jésus-Christ est très différente des images premières que nos sens prennent et reçoivent pour considérer Jésus-Christ et s’entretenir de Jésus-Christ, soit dans la Méditation, ou bien dans les autres degrés d’Oraison, même dans celui de Contemplation.

4. Peu d’âmes arrivent ici en cette vie ; ceci étant un don très relevé, et un effet d’union à Dieu très sublime dont Dieu honore les âmes [389] qui ont été fort fidèles à parcourir les degrés d’Oraison en mourant véritablement à elles-mêmes pour vivre de Jésus-Christ. Car pour parler avec grande sincérité, quoique l’on puisse dire que Jésus-Christ vit dans les âmes où la vie divine commence à être dans le centre d’elles-mêmes, et aussi dans leurs puissances ; cependant cela n’est point encore ce que l’on doit appeler véritablement la vie de Jésus-Christ : parce que c’est en ce seul degré où les sens sont vivifiés en images divines de Jésus-Christ, que l’âme est assez heureuse de recevoir la conformité divine de Jésus-Christ. Et la raison est d’autant que ce divin Sauveur non seulement a été Dieu mais Dieu-Homme : et par conséquent afin de jouir de sa conformité, il faut arriver au degré qui nous donne le moyen de l’avoir sensiblement et d’être capables des lumières sensibles de son Humanité sacrée.

5. Il faut remarquer ici une chose de grande conséquence, que ces images divines que les sens reçoivent pour leur donner la conformité de Jésus-Christ, ne sont en nulle manière visions ni choses qui paraissent extraordinaires. C’est une élévation de la capacité des sens par principe de grâce, par laquelle les sens voient comme ordinairement et naturellement tout ce qui touche les Mystères de Jésus-Christ : et ainsi cela paraît fort ordinaire, quoiqu’il soit très extraordinaire, tant en son principe qu’en la profondité des lumières que l’âme a pour découvrir les merveilles de Jésus-Christ, et pour y voir tant de raison, tant de Sagesse et tant de plénitude d’amour pour les créatures qu’il paraît à l’âme qui en est honorée, que [390] tous les degrés de grâce qui ont précédé, ne sont point dans la plénitude d’amour que celle-ci322 communique.

6. C’est vraiment là où l’on commence à découvrir le grand don du Père Éternel fait à la terre, en lui donnant Jésus-Christ. C’est là où l’âme a un si facile accès à jouir de Dieu, que comme nous voyons qu’il n’y a rien de si facile à découvrir et dont nous pouvons jouir plus à l’aise que ce que nos sens peuvent apercevoir, ainsi cette faculté de jouir de Jésus-Christ par les sens est si facile et si aisée que l’âme en est plus surprise que d’aucun autre don qui a précédé : et toute cette merveille vient à l’âme par le grand et infini don que Dieu a fait à la terre en lui donnant un Jésus-Christ. Ce qui fait remarquer à l’âme la grande différence qu’il y a entre le don de Dieu dans la Justice originelle et dans l’Ancien Testament, d’avec celui de la grâce Chrétienne dans le Nouveau. Comme le premier était le don de Dieu, ce second est le don de Jésus-Christ Dieu-Homme en surabondance merveilleuse : Veni ut vitam habeant, & abuntantius habeant323. C’est vraiment dans ce degré des sens revivifiés que l’on commence à comprendre cette abondance par le don de l’Humanité sacrée324.

On pourrait ici dire beaucoup de choses sur cela : mais il n’est pas temps. J’ai voulu seulement en dire ce peu afin de faire voir un échantillon de l’emploi de la vie des sens.

7. Or pour arriver à cette vie, il est impossible que cela se fasse ni [ne] s’opère que par la [391] mort. Et comme cette grâce de la vie des sens est un si grand don, il est certain aussi que la mort qui doit précéder est très longue, et commence même dès les premiers degrés d’Oraison. Je viens de dire que peu d’âmes arrivent à cette vie des sens. Je dis aussi que peu d’âmes y sont disposées par les morts qui sont préalables et nécessaires pour cette vie. Et comme il est certain que cette vie des sens est un dessein spécial de Dieu sur les âmes ; aussi Dieu dispose-t-il et donne-t-il des sens qui soient propres à porter cette vie, c’est-à-dire, qui soient vifs, actifs, forts, et soutenus d’un bon esprit naturel, mais spécialement fort judicieux. Et comme ces sortes de sens sont vifs et actifs, ils ont des croix pour mourir fort violentes et pénétrantes ; de manière qu’il faut bien de la force pour soutenir leur opération en les faisant mourir. Nous avons parlé en beaucoup d’endroits de ces sortes de morts : et il faut remarquer que l’amplitude et la profondeur de cette mort des sens est [sont] autant étendue [s] que la vie divine le doit être. C’est pourquoi, s’il était nécessaire d’en parler, il faudrait pour le moins un temps aussi long et une lumière divine presque aussi profonde que pour parler de la vie divine des sens revivifiés.

8. Il ne faut donc pas s’étonner si au degré où vous êtes, vous ne sentez que la vivacité de vos sens qui vous peinent, que la sécheresse et un million d’autres petites croix qui vous pénètrent de toutes parts : c’est ce qu’il vous faut présentement, et c’est le moyen divin par lequel Dieu se communique en votre degré. Car comme, si vous étiez assez heureuse à la suite d’arriver à la vie divine des sens, [392] cette vie [vous] communiquerait [sa] grâce et serait le canal par lequel les lumières et la participation de Jésus-Christ vous seraient données ; la mort et les croix de vos sens qui la causent, doivent être présentement le canal et le moyen des dons de Dieu et de ses miséricordes.

9. Ainsi il est certain que l’âme étant fidèle, il n’y a point de moment que la moindre contrariété, la moindre peine et le reste que le naturel et la vivacité des sens vous peut [peuvent] causer ne puisse être un moyen de grâce, l’étant de mort325. Toute la difficulté est que l’on veut toujours vivre avant que de mourir, et que l’on ne peut comprendre que la mort soit une vie ; (quand je dis la mort, c’est-à-dire la peine que l’on a à mourir et tout ce qui nous cause la mort ;) cependant il est certain que ces moments sont infiniment précieux, et qu’ils renferment le don de Dieu non seulement pour le donner au moment, mais pour le conserver pour les états futurs, si l’âme est fidèle.

10. N’est-il pas vrai que qui aurait considéré les pensées et l’agitation du cœur des saints Apôtres au temps de la mort de Jésus-Christ et tout ce qui s’opérait en l’Église ou en la personne de ce divin Sauveur, aurait vu des gens non seulement tout écrasés et en perplexité à l’égard de ce qui devait arriver ; mais bien plus tout doutant [s] et hésitants sur la vérité de ce que Jésus-Christ était et de ses promesses ? Cependant c’était pour lors le temps de la source du bonheur qui devait suivre. Mais si vous tournez de face la médaille et que vous voyez leurs esprits et leurs cœurs dans la première apparition de Jésus-Christ, vous les trouverez dans un transport de joie et dans des sentiments tout [393] plein326 de reconnaissance et de fidélité, étant vraiment humiliés de ce qui était arrivé auparavant.

11. Si nos yeux étaient dessillés pour découvrir la vérité telle qu’elle est, nous serions surpris de la situation de notre cœur et de notre esprit dans le temps des morts, des peines et des humiliations de ce même esprit et de nos sens ; et nous verrions que nous n’avons qu’une incrédulité continuelle et un affaiblissement de cœur toujours semblable à celui de ces saints Apôtres. Nous ne parvenons presque jamais à la lumière et à la fidélité constante, pour estimer les morts et pour en faire usage. Je sais bien que très souvent cette faute vient de ce que l’on croit que ce sont des choses naturelles et qui viennent par nos défauts ; mais il n’importe : il en faut être humilié [humiliés] et en faire usage comme de choses divines, d’autant que tout doit et peut servir à la mort.

[Partie II] : Lumières des âmes imparfaites.

II.

Puisque l’on ne peut rectifier les puissances, ni les sens, à moins que de les détruire entièrement, puis-je croire que les lumières qui me viennent, sont purement de Dieu, n’ayant point passé par toutes les agonies qui précèdent la mort réelle et véritable? [394]

RÉPONSE.

Que Dieu ne manque pas de donner grâce et lumière aux personnes encore imparfaites.

1. Il ne faut pas attendre que les puissances et les sens soient entièrement morts et rectifiés pour pouvoir espérer d’avoir des lumières et des grâces en ces parties de notre âme. Il est vrai qu’elles ne sont pas si pures ; mais il est toujours constant qu’il y en a et d’aussi pures que leur mort est avancée : ainsi à mesure qu’elles se rectifient, les grâces s’augmentent et deviennent plus pures. Au commencement de la mort, les désirs de mourir commencent à faire naître ces miséricordes ; et à mesure que ces désirs se changent en effets, ces lumières augmentent : et de cette manière successivement chaque chose se perfectionne.

2. Les personnes qui ne sont pas suffisamment expérimentées en l’Oraison et au discernement de la conduite de Dieu, jugent toujours que la grâce et la lumière ne peuvent demeurer avec les défauts et les imperfections. Cela ne se trouve pas tel. Car quoiqu’il y ait encore bien des défauts de mort en nous, les lumières ne laissent pas d’y être, et la divine Bonté ne manque pas à nous les communiquer afin de nous encourager de plus en plus et nous animer à mourir fidèlement.

3. Ce n’est pas donc une raison pour dire qu’il n’y a point de grâce, ni d’Oraison en une âme, quand on y remarque encore bien des défauts ; et l’on ne doit pas juger par là que ce que l’on voit de lumière en cette âme [395] soit faux. Mais quand on voit que ces lumières ne portent pas à mourir peu à peu à soi, et n’en donnent pas les instincts, c’est bien pour lors que l’on doit soupçonner quelque chose de mal, et travailler peu à peu pour s’animer afin de faire usage de la grâce et de la lumière.

[Partie III] : Mort de la mémoire.

III.

De même ma mémoire ne doit-elle pas se perdre entièrement avant que de devenir si féconde? Je vous ai ouï dire qu’elle se perdait en un point que dans les affaires on se trouvait fort embarrassé. Et même à présent je suis souvent comme cela dans tout ce que j’entends dire, et dans tout ce que je vois qui ne regarde point mon état présent. Car même pour le passé je ne retiens rien de toutes les choses que j’ai vues, que si confusément que je n’en pourrais rapporter aucune particularité. Cela est pénible dans les conversations, et attire de l’humiliation. Enfin elle est très vide de toute idée excepté, [396] (comme je vous ai mandé) pour le présent de ce que je puis faire dans mon état. Cependant je ne la crois pas morte pour les raisons ci-dessus. Et par une [raison] toute contraire, d’où vient que la vôtre, qui est morte il y a longtemps & qui est revivifiée, manque souvent à vous fournir dans les affaires ce qui est nécessaire? Pardonnez-moi si j’approfondis trop; mais cela m’est venu sans y penser, et c’est pour le bien public.

RÉPONSE.

Que la mort de la mémoire pendant que l’âme se simplifie, est bien différente de la perte de cette puissance en Dieu. Que les puissances perdues en Dieu ne se retrouvent en lui que selon son bon plaisir

1. Pour ce qui est de la mort de la mémoire de l’entendement et de la volonté, c’est une sorte de mort bien différente de celle dont nous parlons et dont nous avons parlé jusqu’à présent. Car la mort des sens et des puissances, dont nous parlons, est une mort pour les rectifier en vertu et en pureté des pratiques chrétiennes. Mais la mort de ces puissances dont vous me parlez en cette demande, [397] se fait par un écoulement de ces puissances en Dieu, qui en devient le principe et qui supplée à l’office qu’elles nous rendraient [rendaient ?] : et ainsi cette mort est toute autre chose et une suite dont il n’est pas temps de parler présentement.

2. La mort de la mémoire, dont vous voulez parler, est une rectification en pureté, par laquelle l’âme est purifiée d’un million de ressouvenir [s] et d’usages de son pouvoir et de sa capacité par elle-même. Et comme Dieu veut toujours attirer l’âme de plus en plus à soi pour la simplifier et pour l’unir ; aussi par providence lui retranche-t-il les ressouvenirs et les soins de diverses choses non absolument nécessaires : et à mesure que l’âme se laisse conduire à Dieu ; et qu’elle est fidèle à cette simplicité et à son union, Dieu ne manque pas à lui fournir les choses selon le besoin. Ce n’est pas que Dieu ne permette très souvent par providence qu’elle les oublie ; mais c’est pour lui donner lieu de mourir, et selon son degré de mort ces oublis ne laissent pas de lui servir, Dieu s’en servant pour son bien.

3. Il est donc très vrai que cette simplicité et cette union s’avançant la volonté devenant plus amoureuse et inclinée vers Dieu, la mémoire comme un papillon peu à peu se brûle et perd ses ailes et sa capacité d’entendre et de se ressouvenir, par ce même amour, c’est-à-dire, par son approche plus grande de Dieu. Les degrés de cette perte de mémoire sont très grands et très longs correspondants [s ?] à la grâce qui nous fait trouver Dieu. Cette perte ne nous doit pas brouiller ni inquiéter : mais aussi nous ne devons pas l’avancer ni la pro [398] curer ; d’autant que nous pourrions nuire aux affaires et à ce qui serait ordre de Dieu sur nous. Il faut en ces rencontres se comporter comme nous avons dit à l’égard de la simplicité.

4. Mais de juger promptement que ces oublis et ces étourdissements de mémoire sont des morts de la mémoire, et par conséquent des pertes de cette puissance en Dieu, où elle se trouve non seulement comme en son origine mais encore plus comme dans sa source très féconde, il ne faut pas le croire facilement. L’entendement et la volonté sont perdus un très long temps bien plutôt [plus tôt] que la mémoire, et la perte de cette puissance est le dernier point que Dieu nous fait trouver en cette vie. Ainsi il est certain que ces manques de mémoire qui viennent même par grâce, ne sont pas de vraies pertes, mais bien des dispositions et des approches de Dieu qui peu à peu fait [font] éclipser et diminue [diminuent] un peu l’éclat de cette puissance. Les étoiles ne se perdent pas au lever du Soleil, mais se cachent un peu : ainsi en est-il de la mémoire dans l’approche de la lumière divine. Il faut ménager doucement les choses en cette rencontre et les abandonner beaucoup à la providence. Car comme vous me parlez, vous devez faire ce que vous pourrez pour vous souvenir des choses ; et si cependant après ce soin vous les oubliez, laissez-les à la divine conduite.

5. Je dis bien plus : les âmes même plus avancées, où cette perte commence à se trouver et dans lesquelles la mémoire recoule en Dieu, ne laissent pas d’avoir ces oublis tout de même. Car en cette vie, quelque perdue [399] que puisse être une puissance, Dieu ne la donne jamais au gré et à la volonté propre de l’âme mais bien à la sienne : et ainsi ces âmes même plus avancées en perte de leur mémoire ou de leur [s] autres puissances, ne les ayant que par dépendance de Dieu en ont souvent des éclipses. Tout ce qu’elles ont de plus que le commun, outre le bonheur de leur perte, est qu’étant davantage en Dieu par cette même perte, elles ont leurs puissances plus vives qu’elles ne les avaient naturellement ; et cette vivacité augmente selon la perte plus grande de la puissance. Ce ne serait pas même un bonheur à l’âme en cette perte de jouir de la mémoire ou de quelque autre puissance à son gré, sans qu’elles [les âmes327 demeurassent en la conduite de la providence, ce qui leur est un très grand bien par les diverses rencontres de morts que cette même providence leur cause par les oublis inopinés et par les surprises des autres puissances. Ainsi généralement quand on parle de mort de l’âme et de ses puissances, et de les retrouver, cela ne s’entend jamais et [ni] ne doit jamais s’entendre que par disposition amoureuse de la divine providence et de la conduite divine qui en devient le principe.

6. Et je ne puis ici me passer de dire un mot de certaines âmes qui se croient si élevées en lumière de Dieu et en Dieu qu’elles ont à leur gré et selon leur volonté ses communications 328; de manière qu’il n’y a qu’à leur dire une chose pour avoir, aussitôt qu’elles le veulent, lumière et réponse divine. Ces choses ne sont point telles dans la vérité profonde. Dieu est un miroir volontaire qui fait voir comme il lui plaît les choses ; et ainsi notre âme approchant [400] de lui et se perdant par ses puissances en lui, ne fait pas usage d’elles et de toutes choses comme elle le veut, mais bien comme Dieu veut : si bien qu’il est très véritable que c’est contrarier l’ordre divin en toutes ces voies d’Oraison, de ne pas se soutenir, autant que l’on peut, dans l’ordinaire et ensuite s’abandonner à la conduite de Dieu.

[Partie IV] : Découverte des défauts.

IV.

Pour cet instinct de pureté intérieure je l’ai toujours ressenti, mais présentement c’est comme un flambeau qui me fait voir un abîme d’imperfections naturelles, où je ne vois point de fond et dont sans un miracle je ne crois pas pouvoir sortir; et à présent mes fautes continuelles sont des sottises et des imprudences, ce qui m’attire de bonnes humiliations. Je suis néanmoins tranquille sur cet article après ce que vous m’avez mandé329.

RÉPONSE.

Que la véritable lumière découvre à l’âme de plus en plus ses défauts.

Il est très vrai que plus la lumière divine s’augmente dans une âme, et plus elle perd [401] le moyen distinct devenant plus lumineuse ; plus aussi découvre-t-elle ce que l’on est en vérité. Les instincts que Dieu met en nous pour la pureté et pour les vertus, nous découvrent bien quelque beauté des vertus ; et ainsi nous animent à nous purifier pour les avoir : mais quand ces instincts deviennent lumière et sont lumineux, ils nous découvrent vraiment ce que nous sommes selon leur degré de lumière ; et à mesure que leur lumière augmente, la découverte de notre nous-même330 et de notre impureté foncière se manifeste. C’est même par ce moyen que l’on discerne la pureté véritable et la vérité de telles lumières ; ce qui souvent humilie beaucoup et nous fait voir bien des sottises que nous faisions auparavant sans les connaître. Un enfant dont le discernement n’est pas encore assez avancé, fait bien des faiblesses [expression : faire des faiblesses (?)] et a quantité de manques de jugement sans qu’il les voie et qu’il en soit humilié ; mais à la suite que la raison s’avance, elle lui fait voir les bassesses de sa jeunesse.

[Partie V] : Instinct pour recouler en Dieu.

V.

Je ne puis m’empêcher de parler d’un autre instinct, quoiqu’il n’en soit pas parlé dans la lettre, que j’ai ressenti dès le commencement que j’ai été touchée de Dieu, et qui quoique souvent caché par mes fautes et par les ténèbres et sécheresses a toujours augmenté. C’est un certain principe de vie tantôt comme [402] un amour secret et inconnu, tantôt comme une faim insatiable de Dieu, enfin comme une pierre qui tend à son centre; ou plutôt tout cela ensemble, car tout est renfermé dans cette simplicité. Au commencement j’en parlais, comme d’une chose que je croyais commune à tous ceux qui voulaient être à Dieu; mais cela n’est pas, à ce que je crois. C’est ce que j’ai appelé présence de Dieu. Je n’en ai jamais eu d’autre, et cela plus ou moins; selon les degrés cela est plus ou moins simple.

RÉPONSE.

De l’instinct donné à l’âme pour recouler en Dieu.

1. Cet instinct et ce penchant de votre âme vers Dieu, est [sont] un don que Dieu communique à l’âme qu’il veut approcher de lui par l’oraison et par les communications de ses plus particulières grâces. Ce don est plus ou moins fort selon le dessein éternel d’une plus grande ou moindre approche. Ce don qui est proprement un instinct, une pente, un poids, une tendance, une inclination, vient par une véritable touche de Dieu dans le centre et dans les parties de notre âme, pour les faire vraiment recouler vers Dieu. Cette touche est un mouvement de notre âme vers son centre. Et [403] tout de même que nous voyons que chaque chose tend à son centre par son inclination : une pierre tend en bas et a toujours son poids qui l’y incline ; le feu tend en haut ; et ainsi du reste : il en est de même de l’âme touchée de Dieu. Et ce mouvement, ce penchant et cette inclination est [sont] lumière, est [sont] amour, est [sont] tout ; par conséquent est [sont] présence de Dieu, est [sont] Oraison331, est [sont] toute chose qui se réveille différemment selon la diversité des grâces et des exercices dont l’âme est réveillée.

2. Cette touche est générale et commune à toutes les âmes appelées spécialement pour recouler vers Dieu leur origine, mais elle est différente en chacune selon le degré du dessein de Dieu. Toutes les âmes ne l’ont pas. Les unes ne sont touchées que pour éviter le péché mortel ; les autres de plus pour les vertus ; les autres encore un peu plus davantage, pour quelques pratiques plus avancées. Mais pour ce qui est de cette touche qui donne le penchant et l’inclination à toute l’âme secrètement et inconnument pour recouler vers Dieu comme son centre, c’est par une touche de Dieu même qu’elle [sujet ?] se réveille en l’âme. Et il y a des âmes où ce réveil et cette touche est si forte [sont si forts] qu’on la peut comparer [ou : qu’on les peut comparer] à un torrent qui va incessamment se précipitant jusqu’à ce qu’enfin il arrive dans son centre qui est la mer332. Ainsi cette touche est très différente en toutes les âmes qui sont touchées de Dieu ; mais il est toujours vrai qu’il faut par nécessité qu’elle survienne, avant que l’âme ait le penchant continuel pour y arriver.

3. Comme c’est une grande grâce, il faut tâcher de la ménager et faire tout ce que l’on [404] peut pour la mettre peu à peu en liberté : et par ce moyen elle entraîne insensiblement l’âme en son origine. Une pierre retenue a bien son poids et sa pesanteur pour tendre à son centre ; mais elle n’a pas le mouvement : dégagez-là, et lui ôtez [ôtez-lui (impératif)] les empêchements qui l’arrêtent ; et vous verrez que selon son poids elle se précipitera sans arrêt jusqu’au lieu où est son véritable repos.

[Partie VI] : Ménager le repos intérieur.

VI.

Pour le repos dont j’ai parlé, ce qui me le rend un peu suspect, c’est parce qu’il me rend à l’extérieur moins gaie. Car comme je n’ai personne à qui je puisse ouvrir mon cœur, toute ma joie et mon contentement est [sont ?] de me taire. Je ne puis prendre plaisir à ce qui divertit les autres; et hors ce qui est de mon devoir, le reste souvent me resserre le cœur et me peine. Je l’ai bien éprouvé depuis peu, n’ayant pas eu la même liberté. Quoique je sois pleinement contente, comme je ne vois que des objets tristes, je crains de la [de le] devenir. Ayez la bonté de m’expliquer pourquoi vous m’avez dit souvent que vous ne le craignez pas pour moi; car j’en ai [405] quelquefois de petites attaques, qui font en moi des effets très mauvais, qui seraient trop longs à dire.

RÉPONSE.

Qu’il faut bien ménager le repos intérieur pour prévenir la mélancolie.

Il faut beaucoup estimer le repos intérieur, comme la fin où Dieu tend en ses opérations, et même comme le moyen de ses grâces plus particulières. Cependant comme par une sagesse admirable de sa divine Majesté ses dons sont en cette vie mélangés de nos faiblesses, et que peu d’âmes arrivent à les recevoir purement sans mélange, il est d’importance de les ménager en y conservant la nature ; autrement les plus grands et les plus purs dons pourraient l’affaiblir à la suite et lui causer du mal. L’Oraison, qui est le véritable commerce avec Dieu, est le plus grand [don] que nous puissions recevoir actuellement. Cependant étant reçu sans conduite il peut lasser, et ainsi non seulement affaiblir la nature mais encore l’Oraison même, le sujet se gâtant. J’en dis autant du repos intérieur. Il faut y être fidèle pour soutenir et élever l’âme ; mais il est bon de le ménager afin qu’elle ne se laisse pas insensiblement accabler à la fainéantise d’esprit qui peu à peu attire après soi la mélancolie. De quoi il faut extrêmement se donner de garde, comme d’un venin non seulement très pernicieux, mais très présent. C’est pourquoi faites ce que vous pourrez pour vous en sauver. Je vous ai [406] dit autrefois que je ne la craignais pas tant pour vous, parce que vous êtes plus en état de discerner le mal qu’elle vous peut causer : mais en la vérité, si vous n’y prenez garde, ayant tant d’occasions qui vous y peuvent faire tomber, insensiblement vous vous en trouveriez accablée. C’est pourquoi il est de conséquence de la prévenir [i.e., la mélancolie] et même de la soupçonner en bien des occasions où la nature ne voudrait pas la qualifier de mélancolie, afin que la découvrant vous tâchiez de la combattre en toutes manières, tant en l’outrepassant, qu’en vous retournant amoureusement vers Dieu pour en faire par ce moyen [un] usage divin d’abandon en son divin ordre. Un cheveu, ni une feuille, ne tombe pas sans mon Père dit Notre-Seigneur333. Ainsi tout est ordre divin et effet de sa divine Sagesse pour notre bonheur et pour notre conduite. Qu’y a-t-il de plus consolant pour une âme désireuse de lui plaire334.

§

[Débute, page 407, de Marie-des-Vallées le texte magnifique retranscrit en tome III , Amis]







VOLUME  III (LETTRES)

_________________________

 LE DIRECTEUR 

MISTIQUE,

Ou

LES ŒUVRES SPIRITUELLES

DE

MONSR. BERTOT,

Ami intime de feu Mr. De BERNIERES, &

Directeur de Made. GUION &c.


TROISIÈME VOLUME,

Contenant

LA SUITE DE SES

LETTRES SPIRITUELLES

Sur plusieurs sujets qui regardent

la Vie Intérieure & l’Oraison de Foi


A COLOGNE

Chez Jean de la PIERRE. 1726.3.1 Abandon à l’ordre de Dieu. 

[« TABLE DES LETTRES Contenues dans ce III. VOLUME » suivie d’un « ERRATA DU VOLUME III  335» et d’une nouvelle page de titre légèrement allégé, sont omis]



3.1 Abandon à l’ordre de Dieu

L. I. Que l’abandon paisible à l’ordre de Dieu en tout ce qui nous arrive, est l’unique moyen de se rendre heureux, et de bien faire tout ce qu’on a à faire336.

1. Je crois que vous avez reçu présentement la lettre que j’ai écrite à N., par laquelle je marquais comme j’étais touché de votre [2] maladie : et en vérité je le suis encore de la continuation. Ma consolation est que j’espère que ce ne sera rien, et qu’au contraire cela pourra servir à vos incommodités ordinaires.  

2. Votre disposition de paix et d’abandon à l’ordre de Dieu, prenant de moment en moment chaque chose comme elle est donnée de sa bonté, est vraiment une disposition, qui non seulement sanctifie l’âme, mais encore lui donne la paix et la joie en toutes choses. C’est une tromperie des gens du siècle, et presque de tout le monde, de croire pouvoir trouver du repos et du plaisir en quelque chose hors de cet ordre de Dieu : cela ne se peut jamais ; d’autant qu’il faut par nécessité, que tout plaisir véritable ait son origine et sa source en notre centre et de notre centre. Et il est certain qu’il n’y a que ce seul ordre divin, qui nous puisse faire participer au plaisir et à la correspondance de ce divin centre ; toutes les créatures et généralement toutes les choses, ne pouvant donner de plaisir, que parce qu’elles sont émanées de Dieu. Cependant n’en faisant pas usage par ce divin ordre, le plaisir que nous y trouvons est si superficiel, que dans la vérité si on y réfléchit bien, il est plutôt un mécontentement qu’un plaisir ; d’autant qu’il ne peut contenter, et qu’il ne contente solidement, qu’autant qu’il y a d’union à Dieu par cela même, et par conséquent par l’ordre divin, qui nous y attache et nous y lie.

C’est ce qui cause cette inquiétude et cette vicissitude perpétuelle des gens du monde, qui plus ils ont, plus ils sont mécontents et inquiets ; et faute d’y réfléchir solidement, ils ne voient pas qu’ils n’ont de plaisir des choses [3] qu’autant qu’ils les désirent et non en leur possession.

3. Cette vérité constante et infaillible console fort et calme beaucoup une âme dans tout ce qui lui arrive même de plus pénible ; d’autant que ce divin ordre y fait trouver une consolation et un contentement qui surpasse [surpassent337] en vérité la croix et la peine que nous donne la même chose. Car de dire qu’une maladie et une affliction ne soit pas pénibles, ce serait être ridicule ; mais de la souffrir [de les souffrir] et de l’agréer [de les agréer] comme ordre divin, en se contentant de ce que Dieu ordonne, cela surpasse beaucoup cette peine.

Je vous aime beaucoup dans cette disposition et dans son exercice continuel, qui vous rendra incessamment heureuse, et qui arrangera même toutes choses dans l’état où Dieu vous appelle ; étant très certain que les personnes qui n’usent pas de ce divin ordre par abandon à sa conduite, non seulement sont malheureuses, parce qu’elles ne trouvent aucun contentement en la vie ; mais encore renversent toutes choses incessamment en leurs emplois et en leurs états : d’autant qu’étant dérangées elles-mêmes par leur peu de dépendance et de subordination à l’ordre de Dieu, elles dérangent aussi toutes choses qui ne peuvent avoir leur ajustement, leur conduite et leur beauté que par l’ajustement que leur donnent les personnes qui en ont la conduite, en s’ajustant à l’ordre divin en toutes choses qu’elles ont à faire et à souffrir.

4. Si les Rois, les Princes, les Ministres, et généralement toutes les personnes qui par ordre de Dieu ont la conduite des affaires, des [4] familles et des autres choses du monde, pouvaient apprendre ce secret de l’ordre divin, non seulement ils rendraient heureux en se rendant et en s’ajustant à Dieu ; mais encore de plus ils feraient des merveilles pour l’économie et l’arrangement de toutes choses : ce qui ferait que non seulement tout le monde serait content, mais que toutes choses seraient solidement établies, et hors d’une vicissitude perpétuelle, comme on le remarque en tout et en toutes sortes d’états.

5. C’est ici la cause pourquoi les Monarques, les familles et enfin tous les états ne subsistent pas, et que l’on voit incessamment des hauts et des bas, faire et défaire ; en voulant ajuster toutes choses à la raison humaine, et pensant trouver là un solide établissement. Cela ne sera jamais ; et il faut aussi bien que cette raison s’ajuste à l’ordre divin que les choses mêmes. Mais quand en tout on tâche de s’y soumettre et de s’y ajuster, insensiblement tout trouve sa place si admirablement bien, que l’on remarque qu’une main et qu’une sagesse divine cachée [s] sous cet ordre et cette conduite de Dieu a eu [ont eu] le pouvoir et l’adresse d’arranger bien toutes choses : et quand au contraire cela n’est pas, on est contraint dans la suite d’avouer, que tout homme est menteur, c’est-à-dire, qu’il est fautif en sa conduite, et que tout ne subsiste que par un hasard et un secret qui est [qui sont] conduit[s] par une main amoureuse du bon Dieu qui a pitié de ses créatures aveugles pour le soulagement des autres.

6. Et certainement cette vérité fait souvent admirer les personnes un peu éclairées, comment [5] toutes choses subsistent dans le monde ; remarquant que la conduite presque de toutes les personnes n’est qu’une conduite d’enfants emportés par leurs passions aveugles, et qu’il n’y a proprement que les personnes qui sont assez heureuses de se conduire par la sagesse de l’ordre divin, qui soient vraiment raisonnables et qui soient heureuses dans la vie.

7. Prenez donc courage au nom de Dieu, et ne vous étonnez de rien ; subsistez seulement en votre disposition, et vous trouverez que toutes choses se feront et s’ajusteront admirablement bien, aussi bien pour vos maladies que pour tout le reste. Tâchez d’être fort fidèle à voir toutes choses et à les remarquer dans ce divin ordre, car il n’y a rien qui n’y soit compris et qui ne s’y trouve, aussi bien les croix, les répugnances, que tout le reste que ce divin ordre permet [de] nous arriver par la conduite des autres, dont nous devons faire partout l’usage que nous venons de marquer. Par là nous nous ajusterons, et nous ajusterons toutes choses à notre premier principe. Je suis à vous de tout mon cœur. 1678338.

3.2 Détruire son fonds de corruption. 

L.II. Comment détruire son soi-même corrompu, au commencement activement, et puis d’une manière plus simple. 

1. Marchez en ne voyant pas ; aimez sans goût et sans le savoir ; honorez Dieu sans y penser ; demeurez unie à Dieu sans expérience ; demeurez assurée sans aucune certitude, ni volonté délibérée d’en chercher ; et [6] vous trouverez Dieu, et aurez le moyen présent et très efficace pour travailler de la bonne manière, et pour détruire tout ce qui est de vous, soit pour le temps ou pour l’éternité.

2. Il y a deux degrés à monter, ou deux démarches à faire, l’une dans le pur actif, l’autre lorsque la passivité approche, et que l’on y est. 

Dans le premier degré, savoir l’actif, il faut que l’âme travaille infatigablement à se détruire soi-même sans aucune pitié339 , envisageant Jésus-Christ, son original, pour combattre et détruire, autant qu’elle pourra, les passions, les propres recherches et inclinations, et une infinité de choses qui composent notre nous-même corrompu. Je vous dis encore qu’il n’est pas croyable, combien la corruption de ce soi-même, qui n’est pas combattue, fait de mal.

3. Cela étant en quelque manière fait, Dieu simplifie son travail ; et l’âme ne quitte pas le soin de se mortifier et de se détruire soi-même, quoiqu’elle le fasse par un moyen plus simple : au contraire, elle est plus ennemie de soi ; et c’est comme par le désespoir de soi, et par la haine qu’elle se porte, que courant après Dieu, elle n’a pas de cesse de se mortifier, de mourir à soi-même, et d’imiter Jésus-Christ, en se perdant dans cet inconnu340, par la pratique de ces maximes susdites. Et voilà le deuxième degré, qui n’est parfaitement achevé que lorsque Dieu a tellement détruit et consumé notre nous-même en lui, que la pauvreté, l’abjection, le mépris, la contradiction, et le reste de Jésus-Christ, Homme-Dieu, est en l’âme comme en son centre, c’est-à-dire, est reçu de l’âme avec une joie pleine341. [7]

4. Jugez quel mal vous vous causez, quand vous ne mettez pas en pratique fidèle, et constante au degré où vous êtes, ces quatre ou cinq maximes, qui sont comme une corde pour étrangler l’amour-propre, et le soi-même parfaitement. 1669342.

3.3 Se simplifier en l’Oraison. Présence de Dieu.

L. III. Se simplifier peu à peu dans l’Oraison. Conserver la présence de Dieu dans l’action.

1. Ne vous étonnez pas si après vos lectures, et même dans le temps de votre Oraison, il ne vous reste rien, ni de vos idées qui vous ont plu, ni du goût que vous aviez en lisant343. C’est une marque manifeste que Dieu désire pour lors que vous vous serviez de la foi, laquelle travaille sur un je-ne-sais-quoi344 qui reste dans le pur de l’esprit, de ce que vous avez lu. C’est pourquoi il ne faut pas tout aussitôt terminer toute votre opération en actes d’amour, d’anéantissement et autres, en rentrant nuement dans votre fond et en oubliant tout à fait votre sujet. Cela doit bien vous solliciter à vous simplifier en foi nue, qui travaille sur ce qui vous en demeure dans la pointe de votre esprit : mais afin que cela se fasse encore mieux, il faut par simple envisagement retourner de fois à autre sur votre sujet ; et quand vous ne pouvez rien retenir, et qu’enfin tout s’efface, pour lors il faut en venir aux simples actes que vous me marquez, et par ce moyen demeurer en anéantissement près de Dieu, où assurément vous trouverez de la nourriture, [8] quoique vous ne puissiez voir le moyen par lequel elle vous est donnée345.

2. Ne vous amusez pas tant à vous détourner de vos distractions, et des pensées pénibles qui vous accablent, en les combattant ; mais plutôt et bien mieux en vous divertissant par un simple retour vers Dieu que vous désirez, et que vous recherchez en votre Oraison et en vos exercices. Et par là, quoique par un simple acte, vous ferez toutes choses bien mieux que si vous faisiez tout cela distinctement ; comme quand vous vous voyez trop embarrassée. Si vous avez fait mal, si vous ne vous êtes point trop occupée à ces faiblesses : quittez promptement toutes ces perplexités en vous retournant vers Dieu et [en] vous tenant calme en abandon en sa miséricorde.

3. Tâchez le plus que vous pourrez de vous remettre en la présence de Dieu en agissant. Car par là vous aurez beaucoup de lumière ; et votre âme étant calmée, elle se trouvera bien plus en état d’agir pour Dieu et en Dieu. Retournez donc humblement aussitôt que vous vous apercevez hors de cette divine présence ; et par là l’habitude s’acquerra. Votre disposition d’agir avec Dieu en enfant, et par dépendance de sa divine Majesté, est très bonne : tâchez d’y être fidèle ; car elle est un grand principe de grâce en l’âme. Présentement il vous suffit, quand vous avez fait des fautes, de les rectifier et de les consumer par retour vers Dieu : et quand la providence permettra qu’on se voie, on vous en donnera des lumières.

4. Ne vous embarrassez pas, quand vous vous trouvez dans les insensibilités que vous me marquez : souffrez-vous avec patience, et [9] tâchez de réveiller votre cœur par des simples [sic] désirs en Dieu ; et ensuite demeurez humiliée proche de votre fumier. Prenez courage ; et j’espère que sa bonté vous secourera [secourra]. Je suis à vous de tout mon cœur.

3.4 état de simplicité.

L. IV. Demeurer en son état de simplicité en priant vocalement, ou pour autrui, en résistant aux tentations, et en remédiant à ses défauts.

1. Il faut observer soit dans les prières vocales ou les intercessions des saints, que de fois à autre selon quelques besoins particuliers, Dieu donne des mouvements de s’y adresser et de prier, et pour lors le faisant par ordre et mouvement divin, ce n’est point activité, ni se multiplier ; car tout ce qui se fait par le mouvement de la lumière divine, qui est la simplicité même, est tout simple. D’où vient que dans la suite, quand une âme a été beaucoup fidèle à se laisser dénuer et simplifier, et qu’ainsi Dieu la possède, quoiqu’elle devienne active comme ces grands Prédicateurs, par exemple un St. [saint] François Xavier ou autres, en s’appliquant à la multiplicité des œuvres de charité, elle est cependant très simple, n’y ayant que Dieu qui est le principe de cette activité et multiplicité. Quand on est obligé de prier Dieu pour les autres, soit pour les besoins de famille, ou que l’on se recommande à vos prières, il n’est pas besoin de se multiplier et [de se] former une idée, mais seulement de s’unir à Dieu pour cet effet, demeurant dans son état de simplicité346 ; et au moment il ne manque point de [10] faire de l’âme et par l’âme, la même chose, mais bien plus avantageusement, qu’elle n’aurait fait par son activité.

2. Il est aussi fort nécessaire d’être uniforme dans toute sa conduite, et de prendre la même manière dans les tentations de quelque nature qu’elles soient. Car si autrefois l’âme y résistait et y remédiait seulement et utilement par des actes contraires, et par des renonciations conformes à la tentation ; ici il ne faut que ce simple moyen sans moyen, demeurant simplement, et sans expérience de son union ni de l’opération de Dieu, unie et abandonnée au même Dieu qui la soutient, et la veut soutenir en cet état : tout ceci s’opérant en simplicité dans le fond de la volonté, qui n’y contribue que par une simple union et [par un] retour vers Dieu au fond de son âme ; ce qui dit toute chose à Dieu en secret sans que l’âme les spécifie.

3. La même chose doit être observée dans ses défauts et ses chutes qu’elle commet chaque jour : elle y doit remédier en retournant, sans retourner, et s’approchant en simplicité de Dieu, [qui est] la source de tous biens et de toute vertu ; et là elle trouvera non seulement la fin et le regret de sa faute, mais encore le remède et la purification ; remarquant assurément que ce procédé par fidélité à son état fera plus sans comparaison pour remédier à ses défauts, et pratiquer les vertus, que les actes formés des mêmes vertus n’opéraient dans les degrés passés.

4. Tout ce procédé347 est d’infinie conséquence à une âme qui a le don de la divine lumière, pour en faire usage et le faire croître. Et comme si dans le temps qu’une âme [11] est encore dans son activité, elle se servait de cette conduite, soit par quelque lecture, ou par quelque avis mal donné, elle se ruinerait sans ressource ; de la même manière le don et la lumière étant venue [ou : étant venus], si elle retournait à son activité ou qu’elle en gardât, quoi que par bon prétexte, ne s’ajustant pas fidèlement au degré et au moment de cette divine opération, elle arrêterait infailliblement sa course, et n’avancerait point en sa voie ; et même dans la suite peu à peu elle se brouillerait dans ses exercices, et prenant une route pour une autre, et se ferait un tort irréparable, faute de rencontrer quelqu’un qui la remettrait en son chemin ; ne pouvant bien s’ajuster, ni se servir d’une voie ni d’autre [sic], et demeurant comme suspendue, sans rien avoir de solide et de certain qui l’occupât. 1671.

3.5 Connaissance de soi. Voie du rien.

L. V. La véritable lumière donne une vraie connaissance de soi. La voie du rien et de la petitesse est préférable à celle des grâces extraordinaires.

1. Il me semble que je dois croire raisonnablement, que ce que N. vous dit dans sa Lettre, est très vrai ; mais je ne puis croire absolument que Dieu agrée cette sortie dans les circonstances présentes. Je vous avoue que cet intérieur-là ne m’est jamais revenu. Il y a quelque chose dans son procédé de visions, et d’extraordinaire, qui n’a pas, selon mon goût, un certain goût de vérité : cela n’est pas [12] marqué de Jésus-Christ. Quand ce sceau y est, il y a de la connaissance véritable de soi, et par conséquent une horreur formée, et une mésestime de tout ce qui sort de soi, en quelque état que l’on soit. Car même plus l’âme entre en Dieu, et se perd, plus elle s’abhorre, car plus elle se connaît : ce qui ne cause pas réflexion, mais plutôt éloignement de soi par perte amoureuse.

2. Et voilà la raison pourquoi Jésus-Christ étant Dieu, était en une vérité de son néant comme homme ; qui était infinie : ego [autem] sum vermis et non homo348, etc., et qui était aussi la source de son insatiabilité, et de son altération pour le mépris. Il est donc très vrai qu’une âme qui a un petit point de cette véritable lumière qui lui découvre Dieu, découvre en même temps son soi-même ; et ainsi altérée, de son néant, elle détruit de ce qui sort de soi, et l’a en horreur : et je ne vois pas cela en la personne que vous savez.

Quand Dieu fait la miséricorde de ne pas conduire par l’extraordinaire mais plutôt par le rien et le néant, c’est mettre l’âme dans la vérité, et la retirer d’un million de pièges que je remarque dans les autres âmes conduites par les voies de visions ou de grâces positives, et qui mettent l’admirable en l’âme.

3. Ce n’est pas qu’il n’y ait de bonnes choses en cette personne : mais il faut tant de soins et de peines pour démêler le bon d’avec le vil, que cela est fâcheux. Et si elle était fidèle à suivre le néant, ce serait bientôt fait : mais il faut tant mourir, que c’est une pitié. Peu d’âmes [13] sortent des pièges de l’amour-propre349 ; car peu quittent et veulent bonnement quitter la voie des sens, quoique selon leurs paroles elles le veuillent. Mais quel moyen de se quitter ? L’amour infini que l’on a pour soi crie si haut quand on veut un peu en essayer que l’on revient aussitôt autour de soi, si l’on s’est un peu perdu de vue, dans la sécheresse, la nudité et la pauvreté.

4. Mais de voir des âmes qui se perdent parfaitement de vue, sans plus penser à soi, ni se rechercher, étant perdues dans Dieu même ; ô que cela est miraculeux ! Car on ne saurait jamais croire ce qu’est Dieu à ces âmes qui s’oublient parfaitement et entièrement. Si je vous disais que c’est un vide entier, un non-savoir, un non-vouloir, et un non-goûter, cela vous surprendrait. Cependant cela est vrai : et cela est le gibet où la nature, c’est-à-dire les sens, et les puissances, et le fond de l’âme expirent cruellement et impitoyablement, souffrant un million de croix ; mais aussi c’est [là] où l’âme au-dessus de soi vit heureusement pour la gloire de Dieu, mais [où elle vit] malheureusement pour le goût et l’amour-propre. Ceci soit dit en passant pour vous faire comprendre que la petitesse, l’humiliation, et le reste est ce qu’il faut, et ce qui conduit à la lumière de vérité ; et non ce qu’il y a de grand, ce qui agrandit, et ce qu’il y a d’assuré ; mais plutôt l’incertain en bonne manière, c’est-à-dire [ce] qui fait perdre l’âme et la fait s’abandonner à Dieu.

5. Voilà chère sœur ce que les créatures ne nous sauraient donner, et ce qu’elles ne nous sauraient ôter ; pourvu que l’âme ne se tourne pas vers elles par amour et complaisance. C’est [14] pourquoi ne vous étonnez pas s’il vous vient des croix, des misères et des abandons. Il est vrai que leurs seules caresses, et leurs approches, (je dis des créatures) sont une peste. D’où vient qu’il faut chérir leurs persécutions et leur haine, et craindre leur[s] approche[s], et leurs caresses : ce qui ne se fait presque jamais (à moins d’un miracle) sans perte très notable ; si bien qu’il faut avec prudence les écarter [i.e., ces caresses et approches des créatures] autant que l’on peut. On sera pauvre ; mais il n’importe. 1669.

3.6 Se dénuer. Trouver Dieu en l’action.

L. VI. Se laisser dénuer peu à peu. Comment trouver Dieu dans l’action. Pratiques de petitesse.

1. Selon que vous me mandez, vous vous dénuez trop tout d’un coup, et vous vous précipitez selon votre naturel, sans observer les démarches de Dieu dans votre âme. Vous me dites que vous n’avez plus d’objet ; c’est trop, vous devez en avoir un simple pour arrêter et occuper doucement votre âme afin que là le Soleil Éternel soit comme déterminé à opérer en elle et à y faire les merveilles qu’il prétend.

2. Je sais bien que c’est par une ferveur nouvelle que vous vous jetez à corps perdu dans cette grande nudité, comme y trouvant davantage l’amour de Dieu et votre repos, et y voulant trouver davantage votre perfection. Cependant dans la suite vous n’y trouveriez que le dégoût et un labyrinthe d’esprit qui vous embarrasserait [embarrasseraient] : car assurément vous n’êtes pas encore là ; vous êtes encore trop en vous-même, [15] (comme toutes vos lettres me marquent manifestement,) pour être dans un état si dénué et où Dieu doit être par conséquent si pleinement le maître de vous. Vous me direz peut-être en passant que je vous dise en quoi je remarque dans vos lettres que vous êtes tellement en vous-même ? c’est par vos ferveurs et par un bouillonnement précipité que je vois en tout ce que vous faites et entreprenez par une bonne intention et non par un ordre réglé de Dieu, que je m’en vais vous marquer en particulier.

3. Ainsi vous devez donc vous arrêter à quelque simple vérité, comme je vous l’ai dit quantité de fois, et recevoir humblement ensuite ce que Dieu vous donnera. S’il semble ne vouloir vous rien dire ; tenez-vous humblement en repos vous contentant de ce que Dieu veut, et de fois à autre remettez doucement votre âme en vue amoureuse de votre vérité comme sollicitant sa bonté de vous regarder par sa miséricorde. Dieu aime beaucoup ces regards amoureux d’une âme humiliée en l’Oraison : car c’est là humblement frapper à la porte de sa miséricorde divine pour le solliciter de départir ses grâces à l’âme désireuse de lui. Et quand l’âme a fait plusieurs fois ces essais amoureux, ou Dieu lui donne quelque chose, ou non : si Dieu lui donne quelque éclaircissement ou lumière, elle s’en occupe doucement et humblement ; si Dieu ne lui donne rien, elle demeure humiliée et contente : car ayant fait d’elle-même ce qu’elle a dû, Dieu ne manque jamais de faire à son insu plus qu’elle ne peut prétendre et qu’elle ne peut voir ; ce qu’assurément l’âme découvrira ensuite par la paix [16] et le solide qu’elle trouvera étant hors l’Oraison pour exécuter l’ordre de Dieu dans l’action.

Quelquefois aussi l’âme demeure si sèche et si obscure qu’elle ne se connaît ni ne connaît rien en son Oraison. Pour lors qu’elle ne laisse350 pas dans cette langueur et dans la peine qu’elle y souffre de frapper amoureusement, comme j’ai dit : car les regards très simples, quoique très obscurs, ne laissent pas d’être vraiment amoureux, quoiqu’en sécheresse, et par conséquent efficaces pour attirer l’opération de Dieu en l’âme qui sait s’abandonner et se délaisser pour être formée, ajustée et accommodée selon l’ordre de Dieu, qui sera [fera ?] toujours sa beauté et qui fera toujours en telle âme humblement constante une vraie et solide Oraison.

4. Ne vous conduisez donc point par des ferveurs, qui n’ont nulle voie solide : et vous verrez que par là la foi s’augmentera, laquelle dénuera peu à peu votre âme, et ainsi vous arriverez où vous voulez ; mais par un moyen tout autre que vous ne sauriez vous imaginer. Faute de faire l’application nécessaire à tout ceci, vous passerez beaucoup de temps sans avancer aucunement, mais plutôt vous rôderez autour de vous-même et dans vous-même sans trouver de voie d’en sortir ; notre nous-même ne nous étant qu’un labyrinthe où les ferveurs humaines et les précipitations non soumises à l’ordre divin nous font courir et faire bien du chemin sans quitter notre place.

5. Tâchez d’être bien fidèle à vous posséder dans l’action et dans la conversation, vous renouvelant de fois à autre en la présence de [17] Dieu, et faisant cela de manière qu’on ne puisse pas s’en apercevoir. Cela vous servira pour établir le solide en votre action et pour régler votre naturel trop vif : et vous verrez qu’en faisant de cette manière, l’action ne vous brouillera pas mais vous disposera pour l’Oraison, vous donnant une certaine faim d’y retourner pour y être plus à l’aise. Prenez garde en ce temps de conversation et d’action aux trop grandes recherches de vous-même, en vous établissant dans l’esprit des autres par un million de productions d’esprit, qui vous viennent à la foule par la vivacité de votre imagination. Modérez gravement mais agréablement ces choses, afin de n’être pas ennuyeuse par un trop grand retirement en vous-même, comprenant bien que notre sortie vers le prochain, par un ordre réglé et en bonne manière, n’est pas sortir de Dieu, mais plutôt que c’est une demeure de notre âme en lui ; car comme il est infini, il est aussi bien en la conversation et en l’action qu’en l’Oraison, pourvu que nous tâchions d’être également hors de nous en ces choses, c’est-à-dire que nous faisions de notre mieux, selon le degré où nous en sommes, pour y trouver Dieu, qui veut que nous conversions et agissions, comme il veut que nous priions.

6. Les sentiments que vous me marquez pour l’Enfance de Jésus-Christ sont très bons, et les véritables fondements qu’une âme doit prendre, pour s’établir solidement dans la piété et dans l’intérieur : car autant qu’une âme est petite aux yeux des hommes et de Dieu même, autant est-elle en état de recevoir des dons infinis. [18]

Prenez garde sur cela de vous mettre sans ordre dans beaucoup de pratique de petitesse. L’âme voulant établir l’ordre divin en elle, doit recevoir avec beaucoup de respect et d’amour, les occasions de s’apetisser et de s’humilier qui lui arrivent, et être aussi bien suavement humiliée quand elle n’y est pas fidèle : mais elle ne doit pas (quoique avec ferveur et bonne intention) se jeter en confusion dans ces occasions ; c’est une chose trop précieuse : elle les doit regarder avec respect, mais non pas y mettre la main sans que Dieu le lui marque ; autrement elle mettra en son âme une confusion, qui paraît belle aux yeux du monde, mais qui n’est pas telle dans l’ordre de Dieu.

Ce que je vous dis ici, je vous le dis de toutes les autres pratiques dans lesquelles on se jette par bonne intention : vous les devez voir et regarder avec beaucoup de respect, mais vous tenir en votre place, jusqu’à ce que Dieu vous le marque par quelque occasion de providence.

3.7 Petites croix. Oraison simple

L. VII. Que Dieu se donne à l’âme en cette vie par toutes les petites croix qui nous donnent la mort. Joie et paix par l’ordre de Dieu. Fidélité à l’oraison simple de la foi obscure.

1. Les âmes sont souvent très trompées croyant que Dieu ne vient en l’âme que par de grandes choses, et par les rencontres extraordinaires, et ainsi elles sont toujours en l’attente de ce qui ne vient jamais. Et de cette manière elles n’ont jamais rien de présent, d’effectif ou de réel ; ce qui ne se donne et ne se fait que par les petites croix et les petites rencontres du moment de nos états et conditions, par quoi Dieu se donne en magnificence, autant que telles choses nous donnent actuellement la mort et détruise en nous un million de petits sentiments qui nous font vivre en nous-mêmes, et par conséquent hors de Dieu.

Elles [les âmes] sont tellement persuadées qu’en cette vie Dieu est quelque chose de grand et d’éclatant, jugeant les choses de Dieu par les choses de la terre, qu’elles ont toujours tout entre les mains et sont toujours tâtonnant pour trouver une chose qu’elles croient n’avoir pas. Et tout cela faute de se bien convaincre que Dieu n’est rien pour ainsi dire en cette vie, ou plutôt que le rien est Dieu ; mais le rien causé par les contradictions, humiliations et pauvretés de notre état, et généralement de tout ce qui nous humilie, abaisse et détruit ce que nous voulons être dans le monde, non seulement selon le monde mais encore selon Dieu. Ainsi qui connaît Dieu en cette vie, Le découvre si parfaitement en toutes les plus petites choses de notre état et de ce qui nous arrive, que le soleil n’est pas si aisé à rencontrer au milieu d’une rase campagne en plein midi d’un beau jour d’été, que Dieu Se découvre à une âme fidèle qui se rapetisse en son état. Quand je dis rapetisse, je n’entends pas cela activement mais passivement, c’est-à-dire qui sait se laisser dénuer par toutes les rencontres et les providences de son état et de ce qui lui arrive de moment en moment.

§2. Je sais bien que cette divine lumière que [20] l’on exprime facilement sur le papier n’est pas si facile de rencontrer dans notre état, mais il est bon, dès le commencement, d’en parler aux âmes, afin qu’étant déjà avancées, elles ne perdent pas tant de temps à courir après les papillons, en laissant la réalité et la vérité qu’ils ont sans la connaître et par conséquent sans s’en nourrir. Ce qui fait que quantité de personnes sont toujours en quête et empressées pour ce qu’elles n’ont et n’auront jamais, et laissent et abandonnent le réel, qui est ce qu’elles ont de crucifiant en leur état et condition ; de cette manière, elles ne se nourrissent jamais de véritable et solide, qui est ce qui donne Dieu et ce qui dans la suite est Dieu.

Je vous dis tout cela à l’occasion de N. et afin que vous voyiez de plus en plus que votre bonheur est entre vos mains, sans aller le chercher autre part que chez vous et en vous-même.

3. Vous faites très bien d’être gaie par l’ordre de Dieu, et vous verrez par l’expérience que cela vaut mieux que toutes ces méthodes forçées où l’on ne s’ajuste pas à ce que Dieu veut chaque moment. On n’est proprement dans le divertissement, et l’on ne donne de la joie aux autres qu’en vue de Dieu ; et de cette manière tout cela est Dieu à votre âme en l’état où elle est.

4. Quand Dieu vous donne la paix, recevez-la, car Dieu y est ; et souvent elle est aperçue pour un peu refaire et consoler les sens ; souvent aussi elle n’est nullement aperçue et il ne faut pas laisser d’y demeurer, car la vraie paix n’est pas essentiellement un calme aperçu, mais bien une situation de notre esprit qui [21] demeure secrètement en l’ordre de Dieu, laquelle situation ou arrêt s’écoule même dans les sens, quoiqu’ils se tourmentent quelquefois par les imaginations, craintes et soins de notre condition ; mais cette paix et cet arrêt les font demeurer en repos, quoiqu’ils paraissent n’y demeurer pas. Si bien que pour bien exprimer cette paix, il me paraît que l’âme est semblable à une personne qui est arrivée à un lieu où elle prétendait aller : cette personne a le repos, parce qu’elle ne tend plus par désir et inquiétude vers ce lieu, cependant elle ne laisse pas au même temps d’avoir le soin, l’inquiétude et le reste que l’état présent demande d’elle. Vous voyez que la paix et le soin subsistent ensemble. Quelquefois aussi tout est en repos et ainsi la fête est entière : mais cela est de peu de conséquences pourvu que le principal y soit, et qu’en cette disposition l’on sache ménager son âme dans la paix que requiert chaque chose de l’état présent et des rencontres de chaque moment.

5. Continuez à faire oraison autant que vous le pourrez et que vous y avez de facilité, en sorte que le corps ni la tête n’en souffre pas. Ce je ne sais quoi qui assurément vous est Dieu en votre état, est vraiment ce qu’il vous faut pour faire oraison, et pour vous occuper tout le jour si vous le pouvez. Il n’y a qu’à vous laisser doucement conduire et occuper par ce je ne sais quoi, qui dans la suite fera bien voir que c’est quelque chose, puisque ce je ne sais quoi sans forme et idée, qui occupe en paix l’âme et la nourrit sans aliment, devient une beauté et un bonheur inconcevable, renfermant tout bonheur et toute beauté. [22]

6. La semence de chaque chose n’a nulle figure de ce qu’elle produit et dans la suite elle donne un effet admirable. Ces graines que l’on met en terre, pourrissent ensuite et deviennent de belles fleurs. Il en va de même de cette occupation secrète en l’oraison, que l’on ne peut bien exprimer que par ce terme un je ne sais quoi. Quoique ce je ne sais quoi soit si petit et si obscur, cependant c’est une très grande lumière, non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu, pour découvrir les défauts de la créature ; et par là peu à peu l’âme vient à avoir les yeux si perçants, quoique crevés à ce qu’il paraît, que la moindre faute ne lui peut être cachée ; elle pénètre par ce moyen le plus secret d’elle-même et il semble qu’elle pénètre les abîmes divins, quoiqu’elle ne voie rien. Cette sorte de pénétration et de lumière est de la même nature que sa source ; et comme c’est un je ne sais quoi351, aussi fait-elle voir un je ne sais quoi dans l’impureté de son âme qui ne la contente pas.

7. Tout cela ne s’accroît qu’autant que ce je-ne-sais-quoi augmente, et ainsi elle est en grande lumière et ténèbres, et a toujours ces contraires, comme j’ai déjà dit, jusqu’à ce que cette lumière non seulement se soit assez accrue mais encore qu’elle ait mis une suffisante pureté en l’âme qui ait détruit l’impureté de son fond, et par conséquent qui ait remédié à l’opposition qu’elle sent à l’égard de Dieu : et pour lors ses yeux commencent à s’ouvrir et à découvrir qu’elle est sa chère hôtesse qui a fait et qui fait tant de merveilles.

On arrête le cours de cette divine lumière, quand on n’est pas fidèle à se purifier selon le degré de son oraison, et des grâces que Dieu y communique.

8. Ce je ne sais quoi, dont j’ai déjà tant parlé autrefois, est la lumière de foi et de sagesse, et assurément quand elle est grande et beaucoup avancée, c’est-à-dire quand, de foi, elle est devenue sagesse, ce qui ne s’opère que par la mort et la perte qu’elle cause, pour lors elle commence à faire voir les beautés divines et ce qui était en elle, et ce qu’elle faisait d’inconnu commence à se manifester : durant qu’elle n’est que foi, tout y est caché en foi ; mais devenant sagesse, elle devient beauté divine et merveille de Dieu ; et tout cela selon que la divine Sagesse l’opère en l’âme qui est assez heureuse de mourir et d’expirer en foi.

3.8 Fidélité aux croix

L. VIII. Fidélité aux croix extérieures et intérieures.

1. Ne vous étonnez pas des croix extérieures et des peines : c’est une chose nécessaire et dont Dieu Se sert pour la purification. Il faut y être fort fidèle, et vous ne sauriez croire combien ces choses sont essentiellement nécessaires, non seulement pour purifier, mais encore pour lier et unir à Dieu, d’autant que l’applaudissement, les affaires qui réussissent, même pour la gloire de Dieu, l’honneur et le bien temporel, sont un poison dont on ne se sauve presque jamais. Et Dieu qui veut S’attacher quelques âmes par union spéciale, permet que tout se renverse au lieu de réussir, que tout se brouille au lieu de fructifier : et souvent toutes choses se réduisent à tel point ; que cette personne n’a où mettre son pied pour se reposer ; heureuse en Dieu, et malheureuses selon le monde et dans son sentiment.

C’est cette vérité qui nous est marquée en l’Évangile de la drachme perdue. Il faut tout renverser pour la trouver, et l’humiliation et la perte que cela cause en l’intérieur, est bien plus grande souvent qu’elle n’est à l’extérieur.

2. Il faut bien prendre garde à la nature, qu’elle ne se lie au monde ou aux consolations humaines, qui servent en cette rencontre comme des planches à un homme qui se noie ; et quand on n’a pas tel attachement, on s’en prend à soi-même, craignant et se convainquant que Dieu nous délaisse : et de cette sorte nous délaissons Dieu, laissant la mort qui s’opère par la pointe de ces choses.

3. Qu’une âme est heureuse quand Dieu allume le feu à l’extérieur et à l’intérieur pour la purifier ! Le feu extérieur sont les croix du dehors, quelles qu’elles soient. L’intérieur est le rebut et l’éloignement de Dieu, et le brûlement que nous en sentons ; ce qui est une grande grâce, que pour l’ordinaire Dieu ne donne à l’âme qu’après qu’elle est bien purifiée et fortifiée par le feu extérieur, lequel en quelque degré qu’il soit, ne fait qu’échauffer, comparé au feu intérieur qui brûle et consume sans soulagement. Car on en peut prendre dans les croix et peines extérieures quelles qu’elles soient. Mais au feu intérieur il ne s’en trouve pas ; il n’y a point d’eau en terre pour se soulager : il faut qu’il fasse ce qu’il doit ; Dieu seul y peut remédier. Et pour le faire mieux entendre, il me semble qu’il faut comparer cela à l’opération du feu matériel qui ne fait qu’échauffer les objets distants de lui, selon leur éloignement, mais ceux qui sont en lui il les brûle et consume.

4. À moins que Dieu ne fasse la grâce de révéler cette grande et admirable vérité, il est impossible de la comprendre. Car comment croire que les croix, les pauvretés et le reste, de l’intérieur et de l’extérieur, soient une grâce et un feu purifiant : cela cependant est très vrai ; et jamais Dieu ne s’approche et ne se communique que selon le degré de cette purification. Heureuse l’âme à qui ce Mystère est révélé, et qui y est fidèle, non un jour, mais tous les jours de sa vie.

5. Il faut donc être misérable pour être heureuse, être salie pour être ornée, et être rebutée de Dieu et des créatures pour avoir la plénitude de l’amour.

Mais il est à remarquer que la fidélité n’est donnée que peu à peu, et après l’avoir bien désirée : et le malheur est qu’il y a peu de confiance dans l’esprit, et que l’on s’amuse à un million de badineries qui ne le méritent pas. Il faut tâcher de ne perdre pas du temps à l’extérieur ; au moins si on le peut, ou qu’il ne soit pas de conséquence ; car pour une infinité de menues choses, il faut tâcher de les négliger, ou y faire donner ordre par autrui ; et quand on ne le peut, se sacrifier et mourir à soi-même.

3.9 À qui parler etc.

L. III. Ne parler de la lumière mystique du fond qu’à ceux qui y sont appelés.

1. Je me suis bien aperçu que vous parlez à N. et que sans y penser vous lui insinuez votre lumière, qui n’est nullement son affaire. Dieu ne le désire pas dans cette lumière du centre et du moment ; mais bien dans la mort de lui-même, qui causera en lui une grande pureté par la mort et la rectitude de ses désirs en les calmant pour être et faire ce que Dieu veut qu’il soit et fasse, en esprit d’humilité et de vraie simplicité chrétienne, mais non mystique352. Cependant comme vous êtes plein de cette lumière mystique, sans que vous vous en aperceviez, vous laissez écouler ces discours : car je sais bien que vous n’êtes pas en état de faire encore autrement ; et [que] vous ne pouvez discerner encore le caractère et la différence de la lumière centrale et mystique que vous avez, et celui de la lumière chrétienne humble et petite etc. Car ce sont presque tous les mêmes termes : cependant il y a une distance telle que vous pourriez le faire arrêter là sans rien avancer.

2. Je vous dis ceci en secret, afin que vous preniez garde comment vous lui parlez, et que vous preniez garde aussi qu’il ne sache que je vous aie [sic] écrit de cela. Il se figure tout sur ce que vous dites, et il lui est impossible de faire autrement ; d’autant que sa grâce est objective353 : ainsi il se forme sur ce qu’il rencontre de plus parfait, et que son âme goûte davantage. [27]

3.10 Moyen de trouver Dieu.

A la personne dont il est parlé dans la [lettre] précédente.

L. X. Que la mort à soi-même est l’unique moyen de trouver Dieu.

1. Mon très cher Frère. Je reçois beaucoup de consolation de vous savoir en bonne santé, et que vous continuez avec ferveur la voie de mort à vous-même. C’est là le moyen non seulement d’arriver au comble de vos désirs, mais encore de remplir véritablement et efficacement les desseins de Dieu sur votre âme.

Autant qu’une âme se vide d’elle[-même] et qu’elle se sépare de tous ses désirs et ses desseins, pour être petite en toute manière, autant Dieu la remplit avec joie ; car il ne s’écoule avec inclination que dans les vallées et les lieux bas.

2. Et voilà la raison pourquoi tant d’âmes de bonne volonté travaillent souvent beaucoup et n’avancent nullement, mais semblent au contraire reculer. Elles croient secrètement pouvoir avoir les choses à force de désirer et d’effort : et plus elles se donnent de peine pour heurter à la porte de cette manière ; plus elles se la ferment et plus Dieu devient sourd pour elles. Il apparaît à ceux qui n’y pensent pas et qui ne le cherchent pas354. Que veulent dire ces paroles, sinon d’exprimer qu’il apparaît seulement aux personnes qui ne pensent et ne soignent [28] que de s’humilier et s’éloigner de Dieu ? Leur pauvreté est trop avant dans leurs yeux pour les pouvoir ouvrir afin d’envisager un si grand et admirable objet ; et cependant dans cet humble éloignement de Dieu, il les cherche et les regarde, autant qu’ils [ceux qui n’y pensent pas] s’enfuient et s’éloignent de sa grandeur, se cachant et se perdant en toute manière en leur petitesse et en leur néant. Ici par ce moyen se trouve le vrai calme : par là on a tout en n’ayant rien ; et jamais Dieu ne peut se laisser vaincre [qu’]en cette manière.

3. J’ai bien de la consolation que vous désiriez marcher par cette route à grand[s] pas. Je prie notre Seigneur de vous y aider ; et j’espère de sa bonté que par ce moyen vous le trouverez, et que même vous trouverez toutes choses amplement et abondamment. Je vous assure que vous m’êtes très cher, et aussi tout votre Séminaire355. Je suis à vous de tout mon cœur.

3.11 La croix donne la vérité.

L. XI. Qu’il n’y a que la croix qui donne la vérité et la plénitude en cette vie.

1. Ayez patience : Dieu veut que tout soit semé de croix, afin que par toutes manières nos âmes soient sacrifiées. Heureuse l’âme laquelle peut se crever les yeux, et s’ôter le sentiment pour la joie et la consolation, embrassant et caressant la croix de quelque part qu’elle vienne ! C’est assez que l’on soit en croix. Heureuse l’âme qui y expire sans réfléchir sur soi, et sans s’amuser à examiner rien ! Et heureuse la croix qui la tient attachée, et tout notre [29] homme tant intérieur qu’extérieur ! Cela est bientôt dit, et non sitôt fait : tant mieux, la croix en est plus excellente. 2. C’est aujourd’hui la fête de St.Pierre Célestin356, qui prouve ces vérités admirablement : car en vérité sa croix a été très pesante, mais aussi heureuse. C’était un saint doué d’une grâce admirable, tant pour la solitude, que pour la force et le courage d’expirer en croix : sans quoi je ne crois pas qu’il y ait grande vérité dans une âme ; n’y ayant que la profondeur de la croix qui met [qui mette] en vérité [i.e., qui puisse établir l’âme dans la vérité].

3. Cette vérité n’est presque jamais connue ; et cependant il n’en sera jamais autrement. Heureuse l’âme à qui ceci est révélé dans le centre d’elle-même, dans les puissances et dans les sens ; puisque cela supposé, toute vérité est en elle, sans quoi l’on vit toujours affamé. Car les joies intérieures, les consolations, et toutes les plénitudes, ne font qu’affamer ; mais la croix rassasie et donne la plénitude en toute [s] manière [s] dans cette vie. C’est l’arbre de vie qui a toujours feuilles et fruits, et qui est toujours arrosé ; et à moins que d’expérimenter ceci, l’on est toujours petit en la voie de Dieu, toujours désireux et cherchant quelque chose.

4. Bienheureuse donc l’âme laquelle en se perdant en Jésus-Christ est attachée à la croix tant intérieure qu’extérieure, ne pouvant s’y remuer non plus que lui, mais expirant seulement par l’humble consentement ! Et inclinato capit [e] tradidit spiritum357. Jésus-Christ pour [30] donner cette dernière grâce à une âme, lui donne peu à peu par les croix qui y disposent, l’horreur de soi-même et de toutes créatures : et de cette manière la croix devient en joie [sic] à cette âme ; parce qu’elle fait mourir, et fait justice d’un misérable, et fait la séparation de ce que l’âme aime : car qui dit croix, [et] abjection, dit rebut, séparation, pauvreté, et le reste qui était en Jésus-Christ. Mais à dire justement les choses, cette grande grâce ne se donne que très peu à peu ; elle est trop exquise.

3.12 La croix fait trouver Dieu.

L. XII. Qu’on ne saurait trouver Dieu en cette vie que par la croix.

1. Je ne vous dis rien de la peine que vous m’exprimez ; ce mécontentement de vous-même et de ce que vous faites est une opération de Dieu, par laquelle il nous part à sa croix et nous fait sortir des créatures : car il est certain que comme Jésus-Christ a tout sanctifié par sa croix, aussi sème-t-il sa croix sur toutes choses selon qu’il désire que l’âme y trouve Dieu ; étant très vrai que l’on ne peut jamais trouver Dieu en cette vie que par la pointe de la croix, et même autant que cette pointe est rude et cruelle. Dans l’autre vie Dieu s’y fera trouver et l’on en jouira en joie et par la consolation ; mais en cette vie la croix est la jouissance, c’est par la croix que l’on jouit. Ne nous y trompons pas ; et faisons en sorte que l’âme soit fortement convaincue de cette grande et unique vérité. [31]

2. Ne vous étonnez pas de ce que l’âme ne l’apprend jamais, qu’elle [cette vérité ? la croix ?] lui est toujours nouvelle, et que l’âme est toujours apprentive [sic] en cette foi et [en cette] sagesse : ce n’est pas sans Mystère ; car on ne serait plus en croix, et la croix cesserait d’opérer son effet si elle n’était toujours crucifiante et accablante. Tâchons de nous aider à le croire, et quand nous déchoirons de cette certitude, réveillons doucement notre âme afin de l’encourager, non seulement à porter les croix, mais encore à porter et à souffrir nos faibles et nos défaillances pour les croix.

3. Heureuse et mille fois heureuse l’âme accommodée et ajustée à la croix et pour la croix ! Il n’y a que la seule foi et la Sagesse divine qui puissent opérer ce divin Mystère et ce merveilleux ouvrage en l’âme. C’est pourquoi je vois et revois tous les jours le don de Dieu nous découvrir quoique de très loin cette grâce. Mais heureuses les âmes qui non seulement la voient [cette grâce], mais encore qui se consomment en elle par tous les moments de providence qui leur arrivent quels qu’ils soient ! La même vérité qui est à Paris et le même Soleil éternel qui luit à Paris est [sont] le[s] même[s] ici et en tous lieux. Les lieux changent, mais le procédé de Jésus-Christ est toujours le même, et l’on en voit la pratique et l’exécution de la même manière ; et jamais Jésus-Christ ne donnera rien à une âme que par ce moyen.

4. Ne vous étonnez pas de vos sécheresses et de vos misères ; pourvu que vous soyez à Dieu, et que vous fassiez de votre mieux pour lui être fidèle. Toute cette disposition portera fruit par la raison de ce que je vous viens de [32] dire de la croix : mais ce qui augmente cette disposition358 est la vie de vos sens qui ne sont pas assez morts dans les rencontres de joie ou d’anxiété extraordinaire. Tâchez doucement de les laisser mourir et tout se règlera.

3.13 Se soutenir dans la conversation dans les croix.

L. XIII. Comment se soutenir lorsqu’on doit être avec le monde; et quand on est accablé de croix et de tristesse.

1. Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que la Providence vous liant à une personne, qui demande de vous que vous voyiez beaucoup de monde ; cela ne vous sera pas dommageable, supposé que vous tâchiez de le faire avec des dispositions intérieures qui sont nécessaires pour soutenir l’âme en ces rencontres, et pour empêcher qu’elle ne se dissipe pas trop. L’ordre de Dieu est un moyen de nous soutenir au milieu des plus grands dangers, où nous sommes exposés, pourvu que de sa part on tâche de s’y lier, et de s’en servir afin de ne pas se laisser trop courber et trop affaiblir par ses propres faiblesses et inclinations naturelles.

Pour cet effet donc il faut envisager Dieu en ces rencontres, et de fois à autres [sic] se recueillir selon son degré et la capacité que l’âme en a.

Pour ce qui est de vos exercices d’Oraison, de prières vocales, et de vos Communions, je crois que tout y est fort réglé, et que vous devez continuer de cette manière : l’application intérieure s’augmentant et ayant [33] de l’accroissement, vous obligera à la suite d’y changer quelque chose.

2. Vos dispositions intérieures dans les croix et dans les tristesses, que vous me décrivez, sont très bonnes ; et je vous prie de les continuer. Car il est certain que ces temps sont précieux pour mériter beaucoup auprès de Dieu, quoique l’âme ne s’en aperçoive pas, et quoique au contraire elle soit fort surchargée des peines et des ennuis que la nature lui fait souffrir par ses faiblesses et par ses défauts. Tout ce que vous me dites en cette rencontre est très bien : tâchez seulement de réveiller un peu votre âme afin de les porter [les faiblesses, etc. ?] en vue de Jésus-Christ, et en le suivant par union à ses dispositions ; et lorsque vous vous voyez plus accablée de tristesse et que votre esprit est plus rempli de pensées inquiétantes qui vous accablent, faites charitablement ce que vous pourrez pour vous en divertir un peu. La raison de ceci est, que comme cette disposition en votre esprit n’est pas par pure opération divine, elle n’est pas entièrement surnaturelle, mais bien causée par une tristesse et par une mélancolie naturelle[s], qui vous produit [produisent] beaucoup de mauvais effets ; et de cette manière l’exercice purement spirituel, qui pourrait être le remède si cette disposition était par la seule opération divine, serait un sujet d’accablement total. C’est pourquoi vous soulageant un peu et trouvant quelque petit moyen naturel de vous aider et de vous consoler avec le secours de quelque disposition intérieure d’abandon à l’ordre de Dieu, et d’inclination amoureuse vers lui, cela pourra vous être utile en ces rencontres.

3. Où il faut remarquer un grand principe [34] pour l’aide spirituelle dans les dispositions pénibles de la vie, savoir que lorsque le principe de telles dispositions est purement surnaturel, il faut y contribuer par des moyens purement spirituels et divins, et ainsi prendre des dispositions intérieures qui tendent toujours à en faire usage surnaturellement.

Mais quand le principe n’en est pas tout à fait surnaturel ; et qu’elles [les dispositions ?] nous surviennent par des tristesses naturelles qui sont causées, ou par le penchant que nous avons à la mélancolie, ou bien par des maladies et accablements d’affaires contrariantes ; pour lors il faut ménager les dispositions intérieures, afin qu’elles ne soient pas purement naturelles, aidant un peu à notre faiblesse pour nous soulager et pour nous soutenir, et ajoutant au même temps [sic] de petites dispositions intérieures pour rendre ces dispositions naturelles, surnaturelles et agréables à Dieu, tâchant encore de plus de ménager en ces temps et en cet état l’occupation intérieure conformément à son état.

4. C’est pourquoi il est de conséquence pour vous d’être fort fidèle à Dieu dans toutes ces peines que vous m’exprimez. Cette fidélité consiste en plusieurs choses. La première est de faire un usage de vertu de toutes peines et de tous les affaiblissements qu’elles causent à votre esprit et à vos sens, cela étant une source de très grandes vertus et de très grandes grâces ; et cependant quand on n’y est pas fidèle elles accablent insensiblement au lieu de servir. Cette fidélité donc consiste au rapport de ces petites croix vers Dieu, et quand l’âme n’est pas en état de s’aider de ce moyen, [35] étant trop accablée, à y suppléer par un réveil d’abandon entre les mains de Dieu.

La seconde est de soutenir un peu son âme quand on remarque que les croix font trop d’effets sur elle et qu’ainsi elle se dissipe par la multitude des petits chagrins qui s’élèvent en elle, ce qui la retire de l’occupation vers Dieu et de sa fidélité aux retours amoureux vers sa divine Majesté, qui doit toujours être par l’aide des moyens que cette Bonté nous distribue dans les moments de notre vie en nos états. Et quand l’âme n’est pas bien fidèle en ceci, il se fait insensiblement et imperceptiblement un état de chagrin et de suffisance en l’âme, qui éloigne la suavité de l’Esprit de Dieu, au lieu que les croix, quelles qu’elles soient, l’y doivent attirer incessamment. Car il est certain que les âmes crucifiées et fidèles à l’Esprit de Dieu, et à sa conduite en ces états, sont [font ?] les délices de Dieu quand son Esprit est en liberté d’en faire l’usage qu’il prétend. Mais quand cela ne se rencontre pas, telles croix gênent beaucoup et dessèchent extrêmement l’âme, lui arrivant ce qui est ordinaire dans les jardins ; où le même Soleil qui y donne, la terre étant cultivée et bien ensemencée, produit des beaux et utiles effets, et au contraire ne l’étant pas il y fait venir de très mauvaises herbes en abondance.

5. Je ne puis que je ne vous dise ici [sic] un mot de conséquence dans l’expérience que j’ai eue jusqu’à présent de certaines personnes, qui faute de donner la liberté à l’Esprit de Dieu pour les conduire, se sont liées à des sentiments qui n’étaient pas de son Esprit : quoiqu’elles eussent toutes les bonnes volontés du [36] monde d’être vraiment à Dieu, et de faire usage de toutes choses selon son Esprit ; cependant elles se trouvaient semées de toutes sortes d’épines et de peines qui desséchaient leurs âmes crucifiées au lieu de leur donner de l’onction, la paix et la joie. Tout au contraire j’ai toujours remarqué que les âmes qui sont beaucoup droites dans leurs intentions, et dans ce que Dieu désire d’elles, portent toujours un cœur dégagé, paisible et tranquille359, plus elles sont crucifiées, et qu’encore que la croix du premier abord donne de l’amertume, c’est pour adoucir et pour vivifier. Je crois que toute personne qui aura un peu de goût de l’Esprit de Dieu demeurera d’accord de [sic] cette grande vérité par son expérience. Ainsi M. je vous conseille de vous laisser beaucoup aux mains et à la conduite de ce divin Esprit, afin d’en goûter vraiment les effets dans l’expérience de vos croix et dans la situation ordinaire de votre esprit.

6. Vous ferez toujours très bien de vous aider et de vous soutenir en ces temps de lectures comme d’une nourriture grande et efficace pour vous soutenir. Et quoique vous ne les goûtiez pas tant en ces temps[-là], ni même votre raison ; ne laissez pas d’y être fidèle : car l’esprit de foi y opère aussi véritablement en nos âmes, et même souvent plus, que dans les temps de facilité et d’onction. Je me recommande à vos saintes prières et suis tout à vous. 1678. [37]

3.14 Chagrin et sécheresses.

L. XIV. Souffrir humblement les chagrins et les sécheresses de la nature.

1. J’ai bien de la joie de vous savoir en meilleure santé. Prenez bien garde une autre fois à n’être pas si précipitée par ferveur et par dessein de perfection. Souvent le zèle, quoique bien intentionné, ne laisse pas de nous précipiter dans la nature : ainsi il faut beaucoup s’en précautionner, afin de faire usage des faiblesses non seulement corporelles mais même spirituelles que nos infirmités nous causent. Ne vous étonnez donc pas, si la nature, étant oppressée des maladies et des accidents que les infirmités causent, a ses petits chagrins, ses mélancolies et ses sécheresses : ces choses portées avec humilité et avec mort de soi-même, font très souvent plus mourir que les vertus les plus éclatantes. Tout ce qu’on doit faire est de ne pas s’y laisser aller par nature, mais plutôt de souffrir et mourir par ces choses ; et cette mort quoiqu’elle nous fasse paraître un éloignement des vertus, nous les donne cependant autant que l’âme est vraiment humiliée.

2. Je crois qu’il est à propos, pour peu que vous trouviez d’ouverture, de parler. Ce n’est pas toujours l’ordre de Dieu de tout souffrir, mais bien de souffrir avec raison et avec conduite ; et agissant ainsi cela nous donne la paix et maintien l’union.

3. Au nom de Dieu prenez bien garde de ne point suivre les mouvements impétueux de votre esprit, ni pour les vertus, ni pour l’Oraison, [38] ni pour les sentiments d’être à Dieu. Tenez-vous beaucoup en ses mains en abandon, et vous servez de ce qu’il ordonne sur vous sans le goûter, vous en contentant et l’offrant à lui ; et il suffit. Souvent plus nous croyons tout renversé, plus les choses s’établissent quand nous sommes humbles et tranquilles. Je suis à vous de tout mon cœur. 1678.

3.15 Expérience de ses misères

L. XV. Se posséder par une paix humble dans l’expérience de ses misères, en s’élevant à aimer Dioeu par-dessus tout. Trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de son état.

1. Ne vous étonnez nullement de vous voir enfoncer de plus en plus en vous-même, et de remarquer même votre plus grand éloignement de toute vertu ; ayez patience, car cela aura son effet. Il faut que Dieu vous fasse pénétrer la vérité de ce que vous êtes, avant que vous soyez éclairée véritablement comme il faut ; car sans miracle, cela ne se peut faire avant que l’âme ait croupie un très long temps dans ses misères et pauvretés. Assurez-vous que vous n’êtes pas encore au carrefour, où vous trouverez qu’il y a encore bien d’autres misères à découvrir. Tâchez de ne vous pas étonner, mais plutôt de vous posséder par une paix humble dans toutes ces expériences ; et cela supposé, vous verrez que la lumière sortira des ténèbres et la beauté de l’ordure, et que vous trouverez le tout caché dans le fond du rien.

2. Ayez courage en votre misère et en votre [39] pauvreté, gémissant doucement et désirant humblement de voir et de trouver au travers de toutes ces misères ce Dieu caché, qui vous cherche, quoiqu’il vous paraisse que vous vous enfuyez. Soutenez fortement ce combat et vous trouverez qu’en perdant et succombant par vos faiblesses, vous vaincrez le Très-fort : car ce Dieu d’amour Se laisse gagner et même garrotter dans la suite par un cœur humblement amoureux et accablé par tout ce que vous me dites.

3. Réveillez votre amour et quoique votre cœur ne soit pas ardent et affectif, je m’assure qu’il est touché d’amour au milieu de vos glaces, pour vous solliciter d’aimer au-dessus de tout le Tout-aimable. C’est pourquoi plus vous vous voyez pauvre, liée et garrottée dans vos péchés, vos insensibilités et vos misères, plus vous devez vous élever, (quoiqu’il vous paraisse sans fruit) afin d’aimer.

Aimez, aimez encore une fois, non persuadée de cet amour par ce que vous avez et expérimentez, mais bien par la certitude que Dieu vous fait donner qu’Il veut que vous L’aimiez par-dessus tout. Si un pauvre petit berger était chéri d’un grand roi, aurait-il raison de ne pas se contenter en y correspondant par amour, disant qu’il est trop misérable et qu’il y a un trop grand éloignement de son état de la dignité d’un roi ; que ses pauvres habits et sa manière maussade ne sont pas propres pour aimer un Roi ? Tout cela ne serait pas une raison, ni raisonnable ; car l’amour divin qui nous aime, est la raison qui nous rend dignes de nous élever en amour au-dessus de nous-mêmes et de nos pauvretés, afin de [40] réciproquer [sic] et d’aimer sans fin et sans bornes l’Amour infiniment aimable. Pardonnez-moi donc si je vous dis tant que votre cœur se doit élever au-dessus de vos glaces pour vous repaître de l’Amour ou plutôt pour vous y exciter encore davantage par la vue de vos misères, vous assurant que Dieu veut que vous L’aimiez, puisqu’Il vous le fait dire.

4. Soyez fidèle à porter les petites abjections et ce qui vous rabaisse, sans vous étonner de vous voir si éloignée de la perfection du mépris de soi. Cette divine vertu est si précieuse, quoique infiniment amère, que l’on ne le saurait exprimer. Tâchez donc de vous y renouveler souvent dans les petites occasions qui vous en arrivent.

5. Ce que vous expérimentez du secours de Dieu par ma présence, me convainc de la lumière que Sa bonté m’a donnée pour votre intérieur : savoir qu’il recevra grande grâce et grande lumière actuelle par le secours d’autrui, et qu’assurément il vous est nécessaire360. J’espère que Sa bonté vous le continuera, et comme c’est Lui qui fait cette œuvre, qu’Il fera tout ce qu’il faut pour le continuer ; et je n’en doute nullement, car cette paix et ce découlement de grâce sont une conviction infaillible de l’actuelle grâce qu’il y a pour vous. Et quand telle grâce disparaît par éloignement, tâchez de remédier au chagrin et à l’ennui par le ressouvenir de ce que l’on vous a dit ; car l’un manquant, je me confie en Dieu que l’autre y suppléera abondamment.

6. Je suis bien aise que votre voyage de B. soit changé. Souffrez tous ces remèdes en esprit de mort, mais en paix ; et quand vous vous verrez trop abattue, ne vous embarrassez pas pour vous vouloir forcer : souffrez-vous et patientez humblement, faisant ce que vous pourrez. Je suis à vous de tout mon cœur.

7. Je viens de recevoir votre seconde lettre dont je vous suis très obligé. Prenez courage en supportant paisiblement et humblement vos misères, vous soutenant par toute la nourriture que Dieu vous donne. Il faut beaucoup prendre garde en cette voie d’oraison et de foi où l’esprit de Dieu se communique en abondance, de ne pas marcher avec tant d’empressement pour avancer, mais d’aller bellement et doucement en supportant et soutenant Dieu, qui selon notre sens ne va pas si vite que nous le voudrions. Dans la suite que l’âme est plus capable de voir les choses telles qu’elles sont, elle remarque bien ce que ce procédé est un aller très vite, pourvu que l’âme meure à soi et à ses inclinations.

8. Continuez au nom de Dieu vos oraisons du matin et vos retours dans le reste du jour comme vous me le mandez ; et vous verrez dans la suite que tout cela aura son effet. Car le grand édifice de l’intérieur ne se fait pas tout d’un coup, ni sans bien de la peine et bien des hauts et bas. Et il est de grande conséquence de remarquer cela, passant toujours courageusement au travers de ses sécheresses, des distractions et des embarras, pour trouver et posséder en cherchant, votre cher repos, où vous trouverez vraiment Dieu, regardant toujours vos emplois et leur suite non seulement comme ordre de Dieu, mais comme moyen choisi de sa bonté pour vous élever en l’intérieur.

9. Vous vous ressouvenez bien de ce que nous avons tant de fois dit étant ensemble, savoir que le bonheur de la vie présente consistait à y pouvoir trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de nos états. Je vous avoue que cette grande vérité paraît en mon esprit comme une aurore, qui en s’avançant peu à peu, ne change jamais, mais s’accroît toujours et devient un plein jour qui éclaire toute l’âme pour trouver en tout et partout son bonheur, aussi grand que les croix sont grandes. Je prie Notre Seigneur que cette grande vérité pénètre non seulement votre esprit mais votre cœur. Cela supposé, une personne est plus riche et plus honorée que tous les rois du monde, et je vous tiens heureuse de ce que la Providence vous caresse comme elle fait. J’en ai ma part par les embarras des affaires où je suis, mais en vérité je n’y suis pas fidèle comme je devrais et selon la lumière que Dieu m’en donne. Je suis tout à vous sans réserve. Notre Seigneur a tellement lié mon âme à la vôtre, que ce qui vous touche me fait un contrecoup fort sensible361.

3.16 L’expérience de ses misères.

L. XVI. Porter gaiement l’expérience de ses misères.

1. J’ai lu votre billet. Je puis vous assurer qu’il est très vrai qu’il y a bien de la différence de voir les choses avec la foi en général, ou bien de les voir avec cette même lumière de foi mélangée de notre expérience. La première les fait voir belles et plaisantes, et la seconde nous les fait expérimenter amè[43]res et difformes : cependant l’une conduit à l’autre, et l’une n’est purifiée et éclairée que par l’autre.

2. On voudrait toujours se voir admirable et pure, et l’on ne l’est pas : ainsi la lumière de foi qui luit dans les ténèbres de la nature et découvre ce que nous sommes, nous déplaît ; non parce qu’elle n’est pas vraie, mais bien parce qu’elle n’est pas selon l’inclination de la nature.

Il est très vrai qu’au lieu de trouver mauvais que nous nous voyions tels que nous sommes, nous devrions en avoir une plus grande consolation : et il est très certain que les âmes qui savent goûter cette divine foi en leur expérience, vont toujours plus se certifiant de leurs misères, et cependant sont toujours plus gaies et joyeuses.

Voyez donc autant que vous pourrez, (et vous le pouvez autant que vous voudrez,) et sentez vos misères : et vous expérimenterez que mourant par ces vues peu à peu, la paix et le repos prendront place en votre âme ; car par là se purifiant insensiblement elle tombera dans la vérité.

3. Il ne faut pas s’étonner de ce que l’on voit qu’on a infiniment à mourir et même plus que l’on ne l’a cru : cela vient de ce que la foi n’était pas si grande. Mourez et soyez fidèle ; et vous verrez que par là la foi augmentera, et en augmentant vous fera encore plus profondément expérimenter ce que vous êtes, et que dans la suite elle ne vous trompera pas, supposé que vous travaillez à mourir ; car par là le cœur est fortifié : mais si cela n’était [44] pas, vous seriez incessamment étonnée, et même dans la suite terrassée.

Il en arrive tout au contraire, quand ensuite de ces vues de foi en ces expériences de ses misères on meurt, que plus on meurt, plus on expérimente un soutien qui empêche de s’éblouir dans l’expérience de ses misères infinies.

4. Courage donc, et mourez avec une paix humble et humiliée ; et vous trouverez la vie dans la mort, et la lumière dans les ténèbres. Mais heureux qui devient ennemi de la nature et de soi-même, pour pouvoir jouir de l’agrément de cette divine lumière !

3,17 Faire usage de ses défauts.

L. XVII. Comment faire usage de ses défauts et misères. La vertu et la vérité ne s’acquièrent que par le combat.

1. Je suis convaincu, Me. [Madame], que la Bonté Divine vous ayant fait la miséricorde de vous faire concevoir le dessein d’être vraiment petite en toute manière, et de recevoir très agréablement dans le fond de votre cœur toutes les occasions qui y contribueront, elle [cette Bonté] vous continuera cette miséricorde, et même vous l’augmentera beaucoup, y étant fidèle. Ne vous étonnez pas de vos défauts, mais plutôt servez-vous-en pour vous aider à creuser ce misérable soi-même, qui quoique très abject, étant vraiment humilié, et réduit au rien, doit être le trône de Sa Majesté. C’est tout le contraire des grandeurs du monde : elles n’étalent leur Majesté et leur pouvoir que dans les cœurs [45] suffisants et grands ; et Dieu ne donne son infinité et le comble de son amour que dans le rien, et dans la petitesse, qui font éclater la grandeur de Dieu en l’âme. On ne finirait jamais sur cet article, tant il est agréable et consolant ; mais il faut passer aux autres articles de votre lettre. Prenez donc garde, que jamais les défauts non volontaires, et nos faiblesses portées avec petitesse et humiliation, n’effacent pas [sic] les traces de Dieu et les dons de Sa Majesté ; au contraire insensiblement, et sans que l’âme s’en aperçoive, elles les font augmenter en nous diminuant.

2. Vous me dites qu’après avoir reçu de si bonnes nouvelles de la part de Dieu touchant sa bonne volonté pour vous, vous devez être dans la suite toute sans défauts. Ne vous imaginez pas cela ; car sa divine Majesté ne prendra jamais ce procédé : il ne fait fructifier ses dons, ne les augmente et ne les multiplie en nous que par les peines, les souffrances et les petits ennuis que nous avons à nous supporter nous-mêmes, et à détruire nos défauts. C’est pourquoi ces mêmes défauts et ces vues de vos pauvretés, au lieu de rabaisser votre cœur, et de lui donner comme quelque incertitude des dons de Dieu sur votre âme, vous doivent plutôt animer et encourager, afin d’arriver au dessein de Dieu sur vous : car prenant cette route et ce procédé assurément ils ne vous nuiront pas ; mais plutôt ils contribueront à faire fructifier ces dons.

3. Cette sécheresse et ce petit chagrin que vous avez dans les occasions, doit [singulier] être retranché avec grande fidélité : car quoiqu’en plusieurs [46] rencontres il ne paraisse pas de conséquence, il l’est cependant en son principe, par la raison qu’il nourrit beaucoup la nature et la fait vivre en soi-même, spécialement ayant un naturel bâti comme le vôtre, qui est infiniment caché dans sa plénitude et qui se cache entièrement à soi-même par sa lenteur naturelle. Car quoique devant les autres il ne paraisse pas que votre naturel soit beaucoup suffisant, paraissant raisonnable ; cependant il l’est extrêmement, et vous ne sauriez croire la peine que vous aurez à faire décamper votre naturel de chez soi par une solide humiliation et petitesse de soi-même. C’est pourquoi vous sentirez toujours une grande difficulté à vous soumettre aux sentiments des autres, et à vous assujettir à leurs naturels contrariants ; non pas que vous fassiez des éclats qui fassent grand bruit, car l’orgueil d’un naturel caché l’empêcherait : mais pour les petits feux sourds et sans bruit, vous les aurez fréquents ; et ce ne sera que par la très suave et très continuelle fidélité à vous vraiment rapetisser par union à Jésus-Christ que vous en viendrez à bout peu à peu.

4. Et sur toutes choses prenez garde qu’il vous est d’infinie conséquence de ne rien approuver en ces rencontres, mais plutôt de vous donner le tort ; d’autant que par ce moyen et par la Providence, qui vous en fournira continuellement, vous viendrez bien plutôt à bout de rectifier ces vies secrètes de votre naturel. Vous verrez par votre expérience, étant bien fidèle, qu’il n’y aura jamais que les moments de contradictions, d’humiliations et de combats qui auront le pouvoir de vraiment réveiller [47] votre âme et de la remettre en voie pour marcher efficacement vers Dieu. Tous les efforts de vertus ne vous seront point si surnaturels que vous seront ces moments, y étant fidèle ; et je suis très aise que vous expérimentiez cette vérité sur la diversité de vos naturels. Car comme Dieu vous a unis ensemble par son ordre, il est certain que Dieu élèvera ce moyen de contrariété362, (et ainsi tout le reste qui vous arrivera de cette part,) pour vous être un moyen divin de votre perfection, et pour entrer vraiment dans l’accomplissement des desseins de Dieu sur vous : c’est pourquoi soyez-y extrêmement fidèle. N’envisagez ces moments de providence que comme des coups de pinceaux dont Dieu se sert et se veut servir pour former vraiment Jésus-Christ dans le fond de votre âme : mais sachez et retenez toujours que jamais cela ne se fera ni [ne] s’exécutera qu’en faisant sortir de votre même âme le pus qui est contenu et renfermé dans vos mêmes plaies.

5. Et c’est ce qui trompe les personnes : car elles voudraient toujours que Dieu allât imprimant les vertus et les grâces dans leurs âmes, sans en faire sortir la malignité ; ce qui ne se fait jamais. Et c’est pour cet effet que l’on remarque que Dieu ne donne jamais une vertu et un don que par la pointe que son contraire nous donne. Si Dieu nous veut donner la petitesse, ce sera toujours en nous faisant combattre notre orgueil ; et cela par un million de petites occasions qui nous le font expérimenter, et ainsi nous oblige à le combattre et à y travailler : ce que je dis de cette occasion, je le dis de toutes les autres. C’est pourquoi les âmes [48] travaillant à leur perfection avec courage doivent être de plus en plus animées de posséder les vertus contraires, plus elles voient de misères, et expérimentent de pauvretés. Et je n’ai jamais vu d’âmes arriver à la vérité et à la jouissance de Dieu qui n’aient vraiment passé par ce procédé : c’est pourquoi quand je trouve des personnes, auxquelles leurs pauvretés et misères ne font point de peine, je conclus facilement qu’il y a peu ou point de lumière en elles.

6. Prenez donc courage au nom de Dieu, et vous servez [servez-vous] du don de Dieu, qui assurément se servira non seulement de toutes vos misères, mais de tout ce que vous avez en votre état, pour vous faire arriver au dessein éternel de Dieu.

3.18 Moyen de trouver la présence de Dieu.

L. XVIII. Que la fidélité à la lumière de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive de pénible, est le véritable moyen pour trouver la lumière de la présence de Dieu.

1. Vous m’avez donné beaucoup de joie en m’apprenant de vos chères nouvelles dans ce désert où l’on ne parle que d’affaires, et où il faut que tout mon esprit soit partagé par un million de petits soins, que je tâche de prendre en ordre de Dieu, sa volonté m’ayant placé en ce lieu. La lumière de l’ordre divin est très belle à qui la fait goûter : mais en vérité c’est tout autre chose à qui s’en nourrit par l’expérience pénible de tout ce que nous [49] avons à faire et à souffrir dans l’état, et dans la posture où Dieu nous met.

2. La lumière de ce divin Ordre est bien agréable à l’esprit qui la goûte, et qui en est éclairé : mais l’expérience pénétrant plus profondément communique cette joie, autant qu’elle écrase véritablement, non seulement notre esprit par un million de choses contraires qui l’embarrassent et le brouillent, mais encore toutes nos passions et nos inclinations ; si bien qu’il semble que Dieu prenne plaisir dans les rencontres de choquer et de combattre tout ce qui est en nous par tout ce qui nous peut contrarier. Et il est vrai qu’un long temps par ce combat nous nous voyons tantôt forts, tantôt faibles ; souffrant ainsi un million de vicissitudes qui sont amères à la vérité, non seulement par la peine contrariante qu’elles nous causent, mais encore par les diverses choses qui nous arrivent. Cependant tout cela étant porté avec fidélité, sans qu’on y puisse découvrir la main de Dieu, ce qui consolerait beaucoup, on trouve peu à peu que par ce moyen inconnu l’âme s’arrange et se met dans sa place, et qu’ainsi elle expérimente autant de joie solide en toute [ms., toute] elle-même, qu’elle est peinée de douleurs en se soumettant et s’ajustant aux providences qui lui arrivent en son état.

3. Je vous parle de moi en la situation où je suis ; car je vois que vous avez la même peine en votre état. Mais prenez courage, et assurez-vous que par la fidélité que vous aurez, vous trouverez que la foi s’élevant peu à peu dans votre âme par l’aide des diverses croix et peines, vous sera une lumière qui vous découvrira toute cette beauté. Il ne faut pas se tromper [50] : elle n’éclaire et elle ne s’augmente que par la pointe des croix, et sa douceur ne pénètre notre âme que par l’amertume des renversements qu’elle nous cause. C’est pourquoi peu de personnes sont capables d’en jouir et de la goûter : mais quand on est assez heureux de pouvoir un peu savoir sa manière et son adresse, on doit tout faire et tout souffrir pour se rendre heureux par son moyen.

4. Vous voyez par tout ce que je vous viens de dire, que non seulement la pointe de la croix causée par les suites de nos états, nous donne un bien infini, l’ordre divin s’en servant ; mais qu’encore Dieu se sert industrieusement et par amour de nos faiblesses mêmes, et de nos contrariétés à nous laisser ajuster à cet ordre : et que par tout cela la lumière peu à peu se lève, autant que nous nous en servons en nous rectifiant peu à peu.

C’est pourquoi comme votre naturel est beaucoup abattu et que par une suite il est chagrin, s’ennuyant de beaucoup de choses que l’expérience vous découvre et vous fera découvrir, vous devez incessamment vous réveiller, non par acte ; mais par disposition intérieure de foi, qui vous doit certifier que Dieu est toujours présent et prêt de vous secourir et de vous donner la main autant que vous expérimentez votre pauvreté et votre contrariété : et ainsi tâchant de voir toujours Dieu en état de vous aider et de vous recevoir, il faut faire votre possible afin que votre cœur soit dilaté.

5. Vous me dites que vous croyez n’être pas assez occupée de Dieu durant le jour à cause des divers devoirs et des grandes occupations qui [51] consument votre journée, et qui ainsi peu à peu vous dérobent Dieu.

Il faut donc savoir une bonne fois, que sa bonté nous est présente en deux manières aussi véritables et aussi réelles, qui se succèdent et se soutiennent l’une l’autre, et qui à la suite ne deviennent qu’une. La première est l’ordre divin, qui nous doit être et qui nous est présence de Dieu, autant que nous nous y lions par dépendance.

La seconde est une lumière secrète de la présence de Dieu que l’on tâche de suivre et de goûter, et qui étant suivie mène l’âme loin. Mais il faut savoir qu’elle n’est pour l’ordinaire que le fruit de la première, et que Dieu la donne autant que l’âme est fidèle en suivant et poursuivant sa présence en son divin ordre.

6. C’est pourquoi il vous est de conséquence de faire de fois à autre et du mieux qu’il vous sera possible, ce que vous pourrez pour avoir Dieu présent par la foi. Mais Dieu se dérobant de vous par vos fautes mêmes, ne vous en embarrassez pas : trouvez le présent en son ordre et en ce que vous avez à faire ou à souffrir dans le moment ; et vous trouverez que cette présence vous sera nourriture, et un moyen pour vous attirer insensiblement l’autre présence, qui ne se donnera à vous peu à peu, qu’autant que votre cœur et vos inclinations s’ajusteront à ce que Dieu désire de vous.

Je suis bien aise que votre âme sente cette peine de la présence de Dieu et son éloignement par ces contrariétés ; car c’est une marque qu’étant fidèle à suivre Dieu comme je vous le dis, vous le trouverez assurément. Et [52] pour cet effet laissez-vous en la main de Dieu et en son soin, et vous verrez que tout se fera à merveille ; et qu’en cette disposition tout vous doit être égal, et que tout vous sera utile.

7. Ce que je vous ai dit et écrit en diverses occasions, est très véritable ; savoir, que la foi donne Dieu et les vertus en donnant une certaine capacité non seulement pour les acquérir, mais encore pour les trouver dans les diverses rencontres de nos vies. Vous avez de la peine sur cela, ne remarquant pas en votre âme une inclination toujours égale pour toutes les vertus, et à présent pour l’exercice de la charité. Ne vous étonnez pas de cela : souffrez cette peine, et ne laissez pas cependant de faire dans les rencontres, quoique sans inclination, ce que la charité et la bonne prudence vous marqueront ; et vous verrez qu’étant fidèle comme vous le pourrez, la foi ne laissera pas de vous donner par divers contraires les vertus conjointement avec la présence de Dieu. Soyez donc assurée en ce point. 1678.

3.19 Solitude. Découverte des défauts.

L. XIX. Solitude intérieure et extérieure. Fidélité à la lumière qui découvre nos défauts.

1. Cette paix et ce vide des créatures que vous expérimentez, vous est de grande conséquence ; et plus votre inclination est pétillante363 et a de penchant pour se produire aux créatures, plus vous devez être fidèle à soutenir cette paix et ce vide. Cette sorte d’inclination naturelle va toujours au remplissement [53] et par conséquent à inquiéter et brouiller l’âme [syntaxe] : ce qui vous doit obliger à faire tout votre possible pour nourrir cette paix et ce dégagement des créatures et de vos inclinations : cela même vous portera au silence et à la solitude comme disposition extrêmement nécessaire pour la paix intérieure et pour l’Oraison.

2. Il n’est pas possible qu’une âme qui suit son penchant pour l’activité et l’inclination vers les créatures, n’expérimente toujours un empressement pour parler ou pour se retirer facilement de sa solitude intérieure aussi bien que de l’extérieure. Où plusieurs se trompent qui croient pouvoir ajuster l’intérieur avec la dissipation et l’inclination trop emportée pour les créatures : cela ne se fera jamais, et leur vie se passera toujours en combats et en hauts et bas ; étant très certain que dès que notre cœur a le penchant pour l’Oraison, il doit être ami de la solitude, du silence et de la retraite des créatures ; et qu’autant que l’Oraison augmente, ces dispositions aussi s’établissent davantage : ce qui est si vrai que l’âme doit être extrêmement fidèle à soutenir cette disposition aussi bien dans les sécheresses que dans le facilité de sa paix ; aussi bien lorsque tout manque selon son désir, que lorsque tout réussit à souhait.

3. Tout ce que vous méditez de votre Oraison est très bien : continuez-la de cette manière, en y observant toutes choses comme vous me les marquez ; et assurément cette Oraison ainsi prise fera un très bon effet en vous à la suite.

4. J’ai bien de la consolation de vous voir [54] éclairée sur vos défauts : il faut beaucoup ménager ces lumières comme étant de grande conséquence, et des suites des dons de Dieu et de ses miséricordes.

5. Où il faut remarquer deux choses ; la première que selon que l’âme travaille plus efficacement pour détruire et pour observer ses défauts, plus aussi la lumière des défauts plus cachés et plus inconnus se découvre ; et au contraire moins on travaille moins on les voit, et aussi ils nous sont moins sensibles et ne nous incommodent pas.

La seconde chose est qu’il est certain que le travail vers nos défauts étant bien efficace, la grâce s’attache toujours à ce qui est de plus particulier et davantage dans notre inclination naturelle : c’est pour cet effet que vous expérimentez davantage la sensibilité, soit pour ce qui touche votre corps ou votre esprit. Car comme ce défaut est extrêmement naturel en vous, pour peu que vous soyez fidèle à la grâce, elle y ira toujours remuant ce fumier, qui vous donnera de la peine, jusqu’à ce qu’enfin aidée de la grâce vous l’ayez beaucoup combattu [i.e. ce fumier] et que vous vous soyez laissé puissamment abandonnée en la main de Dieu, en lui laissant vos intérêts et tout ce qui vous touche. Et vous devez être fort fidèle en ce point, afin que la grâce ne travaille point en vain en vous : car comme il est très certain qu’elle opère par un choix de sagesse divine sur tout ce qui nous est et plus naturel et plus dommageable ; ainsi s’appliquera-t-elle toujours à cette inclination, et ne correspondant pas à ce trait de la grâce, vous ne feriez rien et elle serait inutile. [55]

3.20 Courir vers Dieu etc.

L. XX. Courir paisiblement vers Dieu en mourant à soi, quoique dénué de tout.

1. J’attendais toujours à vous écrire en particulier, l’ayant toujours fait en commun à N., Car comme c’est une même lumière, ce qui est utile à l’une est propre à l’autre. J’ai lu votre lettre avec attention et pour y répondre exactement, je vous dirai que votre âme est bien dans la simple et nue recherche en mourant à soi incessamment, sans assurance que d’être certifiée par le moyen que Dieu vous a choisi. Votre âme cherche toujours à avoir quelque chose de positif qui la puisse certifier, et par la Bonté divine vous ne l’aurez pas. Car si Dieu, par compassion, vous le donnait, vous seriez arrêtée en votre course et par conséquent votre grâce serait moindre. Je vois bien par votre lettre que votre inclination naturelle voudrait être certifiée d’être arrivée, et ce serait votre mal. Dieu ne le veut pas de vous et Il veut que vous alliez toujours sans vous reposer ; car ce qui vous a égaré autrefois, a été l’extraordinaire, qui était quelque chose, lequel s’interposant en votre âme, l’arrêtait ; et par conséquent elle n’allait pas en course paisible vers Dieu en mourant à soi.

2 . Demeurez au nom de Dieu certifiée, non par quelque chose que vous ayez en vous, mais par la certitude que Dieu vous donne, laquelle n’étant rien qui vous puisse arrêter, vous fera courir incessamment et vous fera toujours aller à Dieu d’un pas égal. Ainsi aller de cette [56] manière est être arrivée, d’autant que cet aller vous est et vous sera toujours Dieu, et cependant ne mettra rien en vous qui vous puisse arrêter.

3. Ce que vous avez à observer est de ne vous pas forcer, vous voyant si nue, si simple et toujours en course ; car n’ayant rien où la nature se puisse accrocher, elle se tourne toujours de côté et d’autre pour avoir quelque chose, et ne le trouvant pas, elle se ronge soi-même, au lieu qu’en s’abandonnant nuement et avec joie sans se regarder, l’âme irait toujours et jouirait toujours, quoiqu’elle n’eût rien. Ressouvenez-vous bien de ce que je vous ai dit tant de fois, que vous n’aviez qu’à mourir ; et que l’affaire de Dieu était de soigner à vous [sic] et qu’assurément Il y soignait, quoique vous n’en eussiez aucune connaissance. Ainsi ne vous embarrassez pas de ne rien voir, ni de ne rien avoir et de n’être assuré de rien ; il vous doit suffire que Dieu le sache et que vous sachiez seulement ce que Dieu veut pour mourir à vous.

4. Le jardinier cultivant sa terre laisse au soleil de faire croître toutes choses. Tâchez donc dans cette nudité de vous récréer et de vous contenter d’être au gré de Dieu, quoique vous ne soyez pas au vôtre ; autrement un fond de mélancolie vous surprendrait, ce qui serait fâcheux et vous arrêterait. Enfin ne voyez point où vous mettez vos pas, et allez toujours ; ne vous apercevez pas du lieu de votre repos et vous reposez toujours ; et il vous suffit que Dieu vous fasse certifier pour avoir sûrement l’un et l’autre. Il est d’importance pour votre intérieur de vous élever au-dessus de votre crucifiement pour jouir de Dieu en [57] nudité et en amour nu, vous abandonnant et vous laissant en paix et confiance.

3.21 Se complaire en Dieu

L. XXI. Que pour trouver la paix solide, il faut se complaire non en soi, mais en Dieu.

Je viens de recevoir la vôtre. Je vous prie de ne vous embarrasser jamais de ce que vous ne voyez pas ; il suffit que vous alliez par où l’on vous dit ; et de cette manière la lumière ne vous manquera jamais. Si vous alliez au-dessus de tout sans rien prétendre que de contenter Dieu, vous ne remarqueriez pas autant vos pertes, vos dénuements et tout le reste qui insensiblement vous donne quelque ennui.

Faites bonnement ce que Dieu veut que vous fassiez de jour à jour et vous trouverez que vous aurez toujours tout ce qu’il vous faut. Quoique vos sens trouvent peu d’appui pour se repaître, laissez-les comme des enfants qui ne savent ce qui leur faut et allez au-dessus de tout, et vous trouverez de cette manière sûrement le Tout. Mais cherchant toujours quelque chose, vous ne trouverez rien, et votre cœur et vos mains seront toujours vides. Tout au contraire, le cœur passant au-dessus de tout pour se contenter de l’ordre divin, il est toujours plein, car il est en repos, et les mains sont toujours agissantes dans l’emploi où Dieu nous appelle. Étant tel, le cœur est toujours content quoique souvent en croix, car l’on rectifie leurs piqûres seulement par la joie que l’on a de se remettre et de se soutenir [58] en ce divin ordre selon le plaisir divin. Mais le malheur est que l’on se plaît plutôt en ce qui nous plaît qu’en ce qui plaît à Dieu. Agréons davantage à Dieu sans nous plaire ni en nous-mêmes ni à nous-mêmes, et nous serons incessamment dans la joie.

3. Il est vrai et je le confesse, que cela aide le solide, mais très difficile à cause de l’amour infini que nous avons pour nous complaire : que si nous pouvions être assez généreux pour ne vouloir jamais nous plaire, nous verrions infiniment à l’amour infini, et nous serions par conséquent infiniment agréable non seulement à Dieu mais encore aux créatures pour Dieu. Prenez donc courage pour travailler peu à peu sur ce plan ; ôtez chaque jour quelques morceaux de cette dissimilitude qui vous donnent tant de peine, non pas tant en faisant quand vous ajustant à ce que Dieu veut de vous. [58]

3.22 Conduite dans les embarras de sa charge.

L. XXII. Avis de conduite intérieure pour une personne de qualité qui par la nécessité de sa condition se trouve engagée dans plusieurs occupations, et même dans des bagatelles.

1. Je reçois toujours de la consolation en apprenant de vos chères nouvelles ; et c’est avec joie que je réponds à vos difficultés. Je le ferai avec ordre, afin que cela vous soit plus utile ; et que comme l’expérience de ce que nous devons faire dans toutes les actions les plus ordinaires, est très lumineuse à une âme [59] ainsi vous y conduisant de la bonne manière, la lumière soit continuelle.

2. Car il faut observer que cette divine lumière ne vient pas en nos âmes si abondamment par les rencontres fort extraordinaires quoique très particulièrement de Dieu ; mais bien plus par tout ce que nous avons à faire et à souffrir dans le commun de notre état et de notre condition : et qui fait avec lumière et avec expérience divine se ménager et ménager aussi le don de Dieu en ces rencontres, est en état de jouir d’une lumière perpétuelle, quoique souvent sans lumière selon que les sens nous rapportent. Cependant par ce procédé il naît dans le profond de nous-mêmes une lumière qui non seulement donne le beau jour de l’éternité, mais encore y arrange admirablement bien et avec grande raison et conduite tout ce que nous devons faire, non seulement pour nous faire être bien selon l’ordre de Dieu ; mais encore pour nous bien arranger et pour nous bien ajuster pour les autres et pour nos emplois. C’est pourquoi il est de très grande conséquence de se connaître par expérience, et aussi de savoir expérimentalement comment on doit agir dans toutes les rencontres.

3. Pour répondre donc actuellement au premier article de votre lettre, je vous dirai qu’il ne faut pas vous étonner des peines qui naissent en votre esprit de l’embarras que vous prévoyez dans certaines affaires. Cela vous est naturel ; et il faut tâcher d’adoucir peu à peu cette inclination naturelle en la familiarisant et en l’ajustant aux affaires selon l’ordre de Dieu sur vous. [60]

Où il faut remarquer qu’il est de grande conséquence de se savoir bien connaître, afin de pouvoir se ménager et gagner doucement ses inclinations naturelles, en les ajustant et en les rectifiant selon l’ordre de Dieu, qui nous est marqué par nos emplois. Et ainsi quand vous vous trouvez embarrassé des affaires temporelles pour y donner ordre, tâchez de faire comme vous avez fait, et de ne pas écouter votre peine, ni votre trouble, passant fidèlement outre pour faire régner avec courage l’ordre divin à vos dépens ; et vous verrez toujours qu’encore que vous ayez eu de la peine, et même, si vous voulez, quelque petit trouble, ce procédé et cette victoire de vous-même sera toujours suivie [seront toujours suivis] de lumière et de paix en vous marquant l’ordre de Dieu.

4. Ce que vous me dites que vous avez fait en négligeant la petite joie naturelle que vous avez reçue étant déchargé de ces embarras, a été très bien : car votre esprit, comme je vous viens de dire, et tout vous-même ayant une antipathie naturelle pour les affaires et les embarras, l’esprit s’en voyant libre, insensiblement se sent au large et à l’aise ; et ainsi il vit naturellement. Il est bon pour lors du moins de n’accepter pas naturellement cette joie, mais seulement de la recevoir de la main de Dieu, qui nous met davantage en solitude par cette expédition ou décharge : mais si l’âme a inclination de passer outre en faisant le sacrifice de cette joie pour faire régner nuement l’ordre de Dieu, il est très bon ; mais il faut se laisser aller doucement et suavement à l’inclination de l’Esprit de Dieu pour en faire le choix.

5. Quand Dieu vous met dans le calme tel [61] que vous me l’exprimez, demeurez-y en abandon comme un enfant entre les bras de sa mère ; mais toujours en attente amoureuse des changements que la divine providence y voudra mettre, sans cependant changer, à cause de l’abandon du véritable fond de votre volonté : et en cette disposition recevez, comme vous avez fait, tous les changements qui vous arriveront, remarquant bien ce que je vous viens de dire de votre naturel qui reçoit facilement les grandes impressions de peines et de crainte, afin que vous vous possédiez davantage, étant suffisant en ces rencontres de troubles et d’inquiétudes qui vous arrivent en votre repos, de vous posséder seulement en vous laissant en abandon.

6. Où il faut remarquer qu’il faut bien se donner de garde de juger mal des choses et de les prendre autrement qu’elles ne sont dans l’ordre divin : autrement on se donnerait infiniment de la peine pour penser, s’arranger et s’ajuster, et ainsi pour accommoder ce que l’on aurait à faire à telle vue et à telle connaissance ; et comme elle [vue et connaissance] ne serait pas d’ordre de Dieu, l’on n’en pourrait jamais venir à bout. Il est donc certain qu’il est d’ordre de Dieu, étant de votre condition ; que vous tâchiez de faire avec perfection tout ce qu’il y a à faire, jusqu’aux bagatelles ; et qu’ainsi les retours et les soins que vous avez pris pour remarquer si tout était bien et comme il fallait, n’étaient pas hors de l’ordre de Dieu. Et quoique la nature s’y puisse trouver, et s’y trouve en plusieurs choses, il n’y a qu’à ne la pas suivre, mais seulement l’ordre de Dieu qui y est : et ainsi tels retours ne seront point une souillure, mais une rectitude, qu’il faut souffrir [62] à cause de la peine que telles choses donnent à l’esprit, sans vouloir s’en défaire en les retranchant ; et ayant fait ce que l’on a pu, il faut tâcher de porter la peine et la pointe de l’humiliation qui nous peut [peuvent] arriver par les rencontres comme vous avez fait, ce qui a été fort bien exécuté.

7. Il est vrai que l’emportement des mondains pour la bagatelle est infiniment plein de lumière aux âmes qui sont assez heureuses de tendre vraiment à Dieu de leur mieux. Ne voyez-vous pas ces pauvres gens courir toujours éperdument après un moucheron ? Car en vérité tous leurs plaisirs, tous leurs spectacles, et tout ce qui fait l’emploi de leur vie n’est rien de plus solide, ni de plus de conséquence ; ce qui consume malheureusement leurs années. Mais ce rien qui est la perte de tant de gens, est la lumière très grande des âmes qui ont les yeux assez ouverts pour jouir de la lumière de Dieu qui leur découvre cette bagatelle, et qui leur fait voir au même temps le bonheur, dont ils sont capables en faisant usage du don de Dieu, qui leur fait voir bien d’autres choses, leur donnant le moyen de trouver Dieu dès cette vie, et de le pouvoir rencontrer en toutes choses, mêmes dans ces bagatelles qui sont la perte et la ruine des autres.

8. C’est pourquoi au nom de Dieu tenez votre âme en repos en tous ces spectacles, souffrant en abandon tous les effets pénibles qu’ils vous causeront ; et vous trouverez qu’ils vous seront vie par l’ordre de Dieu, et source de grâce pour vous arranger en son ordre, y trouvant un million de petites rencon[63]tres qui par leurs croix pénibles iront incessamment vous ajustant à tout ce que Dieu veut de vous : et dans la suite vous trouverez que ce qui vous a paru vous éloigner, vous approche insensiblement et imperceptiblement autant que votre âme a été fidèle à suivre avec courage Dieu dans les sentiers inconnus où il vous a fait courir, et vous êtes assuré que bien que par l’ordre de Dieu vous soyez occupé en toutes ces choses, Dieu cependant vous y occupera, et empêchera que vous n’y preniez plaisir, mais plutôt il fera que par un secret de sa divine bonté vous l’y trouverez, sans pouvoir savoir le moyen comment cela soit [sic]. Il suffit seulement que le fond de votre volonté se pointe de fois à autres vers le secret de Dieu en votre âme, laissant suavement vos sens s’occuper de ce qu’ils doivent selon votre état, afin que vous ne paraissiez ni trop recueilli, ni trop éloigné de remarquer ce que vous devez voir en telles rencontres ; étant là non seulement par l’ordre de Dieu, mais étant obligé d’en prendre soin.

9. Pour ce que vous me dites de l’ordre du [et non : de] N. pour de nouveaux embarras, laissez-vous en la main de Dieu pour tout ce qu’il voudra ; et vous trouverez que toutes les vues qui peuvent être fort véritables, touchant les croix qui vous sont préparées, vous seront utiles. Il n’importe comme nous soyons [sic], ni ce qu’on nous fait, et même ce que nous faisons ; pourvu que nous demeurions entre les bras de notre tout aimable Père, qui fait et qui peut arranger toutes choses selon son bon plaisir. Il faut recevoir également tout ce que la divine providence ordonnera : et si elle permet que [64] vous ne soyez pas approuvé, souffrez-le humblement et laissez entièrement tout votre soulagement entre les mains de Dieu.

10. Quand vous êtes beaucoup dans les embarras en vos emplois, et que vous vous sentez même distrait, ne vous ramassez pas avec force et violence, mais tout doucement. Il n’est pas le temps présentement que vous preniez beaucoup de vérités pour le faire. La simple présence de Dieu en repos et en inclination amoureuse vous sera souvent plus utile que toute autre chose ; souvent aussi une simple pensée ou vérité qui touchera amoureusement votre âme, vous suffira : et ainsi le tout est d’observer suavement et sans effort l’inclination de Dieu à vous secourir par le moyen qu’il vous présentera, sans que vous le fassiez en vous multipliant trop.

11. Je suis bien aise que vous connaissiez votre naturel qui s’arrêterait à la bagatelle et à un certain arrangement trop actif et trop exact. Dieu veut que vous ayez soin des moindres choses, mais avec une manière libre et abandonnée qui vous tienne en repos et en calme non seulement dans tout ce que vous avez à faire et à souffrir, mais encore à l’égard de vous-même. Car souvent un petit défaut que vous avez commis, brouillera votre arrangement intérieur ; ou quelque chose qui concernera votre maison et vos affaires, vous brouillera et vous incommodera beaucoup. Il est certain que cette disposition vient du fond de votre naturel ; et ainsi il faut être fort fidèle à ne vous pas embarrasser de telles choses, les faisant avec liberté et en portant aussi avec abandon les petites croix et les suites : ce qui [65] fera que votre âme se soutiendra bien mieux dans les accidents quels qu’ils soient.

12. Ne vous étonnez pas si au milieu de votre Oraison et du temps plus recueilli, votre imagination se promène et travaille sur tout ce que vous avez à faire. C’est une croix qu’il faut porter avec patience et humilité, et ne pas laisser de faire ce que l’âme doit en Oraison ; car nonobstant cette disposition elle trouvera qu’en négligeant cette imagination (car il est difficile d’y remédier) le pur de votre âme ne laissera pas de pouvoir s’occuper en l’Oraison, non pas si tranquillement selon les sens qu’on le voudrait, mais avec fruit par le fond de la volonté, étant fidèle à se soutenir en l’Oraison.

13. Prenez au nom de Dieu courage ; et j’espère que sa bonté vous fera trouver la paix et la joie en lui par toutes ces vicissitudes d’expériences, qui sont une allée perpétuelle vers sa divine Majesté autant que votre âme sera fidèle à outrepasser tout, en vous servant de toutes choses, pour vraiment trouver celui qui se fait chercher si amoureusement et se laisse trouver si avantageusement. Je suis à vous de tout mon cœur. 1677. [66]

3.23 Fidélité à l’Oraison dans les embarras.

L. XXIII. Sur le même sujet. Comment conserver avec la fidélité à sa charge l’esprit d’Oraison, de repos et d’abandon, même dans les abattements causés par les affaires et par la vue de ses défauts.

1. Afin de vous répondre dans le même ordre que vous m’écrivez, je vous dirai que vous faites très bien d’être très exact à votre Oraison du matin : elle sera toujours le soutien et la nourriture de votre âme, étant proprement le temps où l’âme puise la lumière et l’amour qui anime [animent] tout le reste du jour. C’est pourquoi ne vous arrêtez pas beaucoup à vous mettre en peine de remarquer si elle est lumineuse ou non : il suffit que vous y soyez exact, et que vous y demeuriez selon le bon plaisir de Dieu, pour qu’elle vous soit une vraie source de grâce.

2. Soyez autant fidèle que vous le pourrez aussi à votre Oraison d’après-midi, vous ajustant à l’ordre de Dieu, qui vous désire en cet embarras par la raison de votre charge ; et assurez-vous que les distractions, les divagations, et tout le reste qui vous y trouble, au lieu de vous faire du tort, font la pureté de votre Oraison. Pour lors votre âme tendant au repos, ou le désirant, et par là, ne pouvant en ces divers embarras d’esprit, avoir facilement d’occupation fixe en votre Oraison, la simple présence en ressouvenir de foi en fera l’occupation en ce même repos ; et cela, comme je vous dis, avec autant de fruit, que les distractions [67] et divagations vous causeront de peine et que votre fidélité sera victorieuse pour outrepasser tout sans effort, afin de trouver votre repos en simple présence ou simple vérité.

Remarquez ceci et chaque parole, comme chose qui vous est de grande importance, non seulement pour faire usage de votre état, mais encore pour en tirer le fruit d’Oraison et d’occupation intérieure que vous y pouvez trouver avec abondance de grâce.

3. Et remarquez bien encore qu’il est d’ordre de Dieu sur vous de ménager avec grande discrétion et humble suavité toutes les petites rencontres qui vous occupent, ou qui vous distraient durant ce temps, sans en faire usage avec chagrin, ni vous brouiller par un million de remises364, causées par les discours que l’on vous fait ou autres divertissements que l’on vous procure ; n’y ayant autre chose à faire, sinon de revenir doucement après ces distractions.

C’est pourquoi étant en compagnie, soit à cheval, ou en carrosse à la suite du Roi, vous n’avez qu’à faire doucement votre Oraison, et vous laisser aller comme la providence vous conduira. Tantôt une personne vous distraira et vous parlera d’une affaire, et cette affaire remplira votre imagination, tantôt une autre en fera de même365 ; et ainsi d’un million d’occurrences, par lesquelles il faut traverser en faisant votre Oraison, et tendre ainsi doucement à votre repos intérieur.

Votre présence de Dieu simple et sans beaucoup d’effort, est très bonne : et ne croyez pas que pour en être souvent distrait, elle soit moindre ; au contraire cela y sert, en réveillant [68] la fidélité à y revenir après la distraction, et même la purifie par la peine qu’elle cause.

4. J’ai bien de la joie que vous soyez au milieu des divertissements de votre état, comme vous me le marquez : au lieu de vous salir, ils vous purifieront, étant ordre de Dieu sur vous. Et ne vous étonnez pas, si souvent vous n’y avez pas la présence de Dieu bien sensible : il vous suffit pour l’ordinaire que la pointe de votre volonté soit tournée vers Dieu, et c’est une présence efficace. Vous ne devez point avoir de peine d’être obligé d’assister en ces rencontres ; mais au contraire le repos en abandon tout nu, vous y sera fécond.

5. Vous devez remarquer que quand vous faites Oraison le matin, et qu’ainsi vous êtes dans un plus grand repos, vous devez avoir plus d’application à vos vérités simples, ne vous laissant pas trop tomber dans la nudité, sinon après plusieurs petits retours en votre même vérité ; et pour lors il n’y a point de danger de vous y laisser doucement et humblement. Mais quand vous faites Oraison l’après-midi dans l’embarras, laissez votre âme tendre à la nudité intérieure ; autrement vous n’y pourriez pas faire Oraison.

6. Il est vrai que votre état étant si dissipant, il cause insensiblement l’abattement par les lassitudes continuelles, et par le grand suspens d’esprit que telles affaires extérieures causent. De plus cet état est encore l’origine de quantité de défauts dont vous ne vous sauverez que par la longue et continuelle mort à vous-même. Tout cela cause assurément de l’abattement [69] pour l’ordinaire, à moins que de se soutenir et se relever incessamment.

Mais quand vous vous surprenez dans cet abattement, soit de corps ou en vue de vos défauts, tâchez de vous relever aussitôt. Car il est certain que les défauts bien ménagés, c’est-à-dire qui nous humilient, sans nous faire perdre notre repos, au lieu de nuire, servent beaucoup : et quand on se laisse abattre pour peu que ce soit, l’on se nuit extrêmement en retombant en soi-même ; et ainsi l’on s’expose à diverses tentations qui resserrent le cœur, au lieu de le dilater. Il en arrive autant de l’abattement du corps que de l’esprit : c’est pourquoi il est de grande conséquence de se traiter soi-même charitablement, et de se soulager lors qu’on se voit dans cet état ; autrement on se cause des inquiétudes qui ne sont bonnes à rien, quelque bonne intention qu’on ait.

7. C’est un très bon signe, de voir plus clairement et de sentir même davantage ses défauts en l’état où vous êtes : n’en ayez pas de scrupule ; mais au contraire il faut que cette lumière vous anime, afin que vous soyez plus fidèle, et que vous approchiez encore avec plus d’amour, s’il se peut, du très saint Sacrement. Car comme cette vue plus grande de vos défauts, vient d’une lumière plus pure qui vous découvre davantage ce que vous êtes ; elle vous doit animer aussi de plus en plus de vous approcher de la pureté même qui vous peut purifier, et cela en Oraison et en la fréquente Communion. Ainsi au lieu que le sentiment plus grand de vos misères vous éloigne de Dieu, il vous en doit approcher par la nécessité que vous avez de lui : et Dieu aime extrêmement ce procédé, [70] étant humble et véritable ; humble parce qu’il fait rabaisser l’âme et [accroître] l’humilité ; et véritable, mettant la créature dans la dépendance de Dieu et en son rien. C’est pourquoi je vous prie, ne vous éloignez jamais des Sacrements par la vue de vos défaut, mais plutôt faites exactement ce dont je vous prie.

8. Mettez toujours pour capital de votre conduite, le repos intérieur, du moins de volonté, étant embarrassé dans votre emploi ; et vous verrez que ce repos, non seulement purifiera toujours vos défauts, mais encore vous fera trouver un million de secours aux besoins présents. Et pour vous faciliter ce divin repos, tâchez de vous renouveler souvent en la présence de Dieu, spécialement dans le temps où vous vous voyez plus exposé aux distractions ; et par là votre âme se soutiendra mieux en son état.

9. Vous faites fort bien de continuer le plus que vous pourrez, vos sujets d’Oraison, et même de les simplifier autant qu’il vous sera possible : car comme vous n’y devez chercher que la nourriture, vous y appliquant humblement en foi et en simplicité, cela suffira.

Les sujets plus pleins de confiance et d’amour, vous seront plus utiles et fructueux que tous les autres. Ne vous embarrassez pas d’une suite de sujets ; mais cherchez-y plutôt l’onction et l’inclination de votre âme. C’est pourquoi prenez-les, comme vous verrez qu’ils vous serviront davantage ; et pourvu que vous les envisagiez doucement en foi, réveillant de fois à autre vos puissances par cet envisagement, il suffit, sans tant raisonner par effort. Car ce simple et humble envisagement excitera [71] et réveillera assez l’amour de la volonté, par où l’âme se nourrit.

10. Nourrissez autant que vous pourrez cette douce confiance en Dieu : c’est par ce moyen que Dieu élèvera votre âme, et la nourrira sur son sein, comme un enfant très cher ; et c’est là aussi et par ce moyen, que vous remédierez à un million de défauts, et où vous trouverez un secours très prompt dans toutes vos nécessités.

3.24 Réponses à des questions :

L. XXIV. Réponse à quelques doutes proposés à l’Auteur.

I.

D’où vient que je ressens plus mes défauts et souvent même que j’y tombe plus que je ne faisais il y a dix ans ?

Réponse

Plus la lumière croît dans l’âme ; plus voit-elle ses défauts.

1. Pour répondre à vos doutes, je vous dirai premièrement, que la raison pourquoi vous ressentez davantage vos défauts, et que même il vous paraît que vous y tombez plus que du passé ; c’est que la lumière divine est [72] plus grande, et ainsi vous découvre davantage vos défauts.

Car il est certain, que dès que cette divine lumière s’augmente beaucoup, l’objet premier qu’elle manifeste et découvre sont nos défauts et ce qu’il y a de contraire à Dieu et à Son divin ordre en nous, et à mesure que cette divine lumière augmente, ces vues aussi le font et deviennent plus manifestes, de manière que, croissant beaucoup par la dilatation et par la pureté plus grande et plus étendue de cette divine lumière, il paraît à l’âme qu’elle fait plus de fautes qu’elle ne faisait autrefois, quoique dans la vérité cela ne soit pas. Quand la lumière divine, et par conséquent Dieu, est éloignée de nous, nous le sommes aussi beaucoup au fait de nous connaître, sinon en nous estimant et en nous préférant à toutes choses, à cause de l’infini fond d’orgueil, de suffisance et d’amour-propre qui est en nous. Et c’est pourquoi en cet état d’éloignement de la lumière divine, on voit très peu ses défauts et l’on se sent très peu fautif.

2. Mais quand cette lumière divine en s’approchant devient plus pure, plus étendue et plus générale, et par conséquent plus vérité divine, aussi fait-elle voir plus véritablement ce que la créature est et fait juger plus justement et contre les intérêts de la créature ce qu’elle est en vérité. C’est pourquoi cela vient en tel état en beaucoup d’âmes très éclairées de cette divine et générale lumière de vérité, qu’en se connaissant telles qu’elles sont, elles se voient et se sentent si misérables que, si Dieu ne Se donnait à elles également à cette connaissance, elles ne pourraient [73] pas se supporter, tant elles voient et sentent la moindre faute qu’elles commettent. Et comme elles ne peuvent être sans un million de fautes, il est certain qu’elles sont toujours comme abîmées dans cette connaissance de leur néant, allant toujours de plus en plus s’y approfondissant par la pointe de cette divine lumière, ce qui vraiment les obligent d’être perpétuellement dans une dépendance de Dieu admirable, afin d’être soutenues dans ce néant infini où la main de Dieu les met ; et là elles voient peu à peu naître un désir du fond de leur cœur pour détruire ces défauts, mais avec dépendance et subordination à leur premier principe, qui les soutient dans leur néant.

II.

Quelle différence y a-t-il entre mes imperfections et mes chutes, et celles de ceux qui ne font que commencer ; et s’il y a lieu d’espérer que je les consume toutes.

Réponse

Différence des défauts des commençants d’avec ceux des âmes plus avancées.

[74] 1. La différence des défauts et des péchés des âmes qui commencent, et de celles où la lumière divine est bien avancée, et qui leur découvre, comme je viens de dire, tant de misère et de défauts actuels, est très grande. Et pour concevoir cette différence, il faut savoir que la lumière divine et de vérité s’emparant d’une âme, commence toujours par le fonds de la volonté, de manière qu’elle la détourne de tout péché volontaire, et que plus cette divine lumière augmente, plus elle prend possession de la volonté : de sorte que quoiqu’elle manifeste et fasse davantage découvrir les défauts tels qu’ils sont dans l’âme, et que même ils paraissent à telle âme, que comme tels défauts sont si grands et si propres d’elle, qu’il lui semble qu’ils lui sont plus volontaires qu’autrefois, cependant cela n’est pas vrai ; d’autant que la lumière divine ayant pris beaucoup possession de la volonté, elle la retire aussi de beaucoup de tels défauts. Mais il n’est pas possible que l’âme puisse découvrir ce secret jusqu’à ce qu’à l’aide de cette divine lumière, elle ait beaucoup travaillé à la destruction de tels défauts ; et pour lors elle voit et découvre fort bien, que quoiqu’elle ne se voit de plus en plus misérable à cause de la clarté plus grande de cette lumière, cependant dans la vérité ils sont plus éloignés du fond de sa volonté. Et ce que l’âme doit faire un long temps, pour avoir ce discernement, est de croire une personne expérimentée en cette divine lumière, laquelle juge du peu ou du beaucoup de volonté en tels défauts ; et cela jusqu’à ce que telle divine lumière soit si avancée et si pure, et que l’âme par fidélité à la suivre en mourant à soi [75] combattant tels défauts, ait acquis cette élévation et autorité de volonté au-dessus d’elle-même, qu’elle puisse discerner par elle, que bien qu’elle se voit à la vérité infiniment enfoncée dans la corruption et dans le néant, cependant sa volonté en est extrêmement éloignée, et qu’ainsi elle regarde ce néant et cette corruption au-dessous d’elle ; mais avec un esprit non de suffisance, mais d’humiliation, se voyant si pleine de corruption.

Au contraire comme les commençants, et même les âmes n’ont pas encore cette divine lumière en degré suffisant pour découvrir leurs défauts en vérité, ont toute leur volonté dans ces mêmes défauts, aussi sont-ils tout d’une autre nature, étant bien plus volontaires ; et par conséquent ces âmes coupables de tels défauts, ne le voyant pas tant, ni les sentent pas avec tant de peines ; mais elles les commettent plus volontairement.

2. On peut encore ajouter à cette raison essentielle, qu’il est très certain que comme les âmes éclairées de la lumière divine voient et jouissent de Dieu proportionnément à la vue et au sentiment de leur néant et de leur petitesse ; aussi sentent-elles davantage le moindre défaut : de manière qu’un atome leur paraît devant Dieu et devant sa divine Majesté un monstre infini ; ce qui les pénètre également selon leur lumière.

Mais les âmes qui n’ont pas encore cette divine lumière, comme elles ont peu de connaissance de la grandeur et de la Majesté de Dieu ; aussi sentent-elles et découvrent-elles peu la multitude et la grandeur de leur faute. Ainsi il ne faut pas s’étonner si telles âmes [76] ne se croient pas si fautives, et même ne le paraissent pas tant à leurs yeux que les autres.

Je dis à leurs yeux, d’autant qu’aux yeux des autres qui ont la lumière divine, cela paraît beaucoup ; car il leur est facile de faire le discernement de la nature des défauts des commençants et des autres qui sont en lumière divine.

3. Et sur ceci il est à remarquer comme chose de conséquence, que quand les âmes ne sont pas beaucoup en lumière divine, ne voyant pas et ne sentent pas la pointe de leurs défauts, elles jugent facilement qu’elles n’en ont pas ou bien peu : non pas qu’elles n’en aient pas ; mais bien parce qu’elles ne les voient pas bien ; et cela même doit faire juger de leur peu de lumière par les raisons que je viens de dire. Car assurément une âme en lumière, se voyant, ce juge toujours infiniment fautive ; mais cela avec beaucoup de confiance : car comme ces vues approchent plus de Dieu, quoiqu’elle paraisse s’en éloigner, aussi imprime-t-elle plus, bien que secrètement et à leur insu en ces âmes dans lesquels elles sont, une véritable confiance en Dieu, dont elles approchent d’autant plus qu’elles sont plus anéanties et plus apetissées par la vue et par le véritable sentiment de leur misère.

4. Et ceci pourrait encore donner une différence des défauts des commençants et des autres. Mais pour ne pas être trop long, je ne dirai que ce mot, savoir que quoi que ceux qui sont en lumière divine voient et sentent plus leur misère et leur pauvreté que les commençants, cependant comme cette lumière [77] dans laquelle ils se voient, est un écoulement de Dieu ; ainsi sentent-ils au milieu de leur pauvreté un certain soutien de Dieu, une certaine confiance qui les appuie, et qui les soutient invisiblement : non pas pour les empêcher de tomber dans leur néant ; mais bien seulement pour les encourager de plus en plus, afin de s’y laisser couler, et de s’y laisser perdre avec plus grande joie et inclination pour ce même néant, qui rend un souverain hommage à Dieu.

Au contraire les défauts des autres les entortillent toujours et les embarrassent dans le labyrinthe d’elles-mêmes, où elles ne voient et ne sentent que faiblesse et inclination à tomber de défauts en défauts. Ceci se pourrait étendre beaucoup ; mais je le laisse.

III.

D’où vient que je n’aurais pas tant de peines intérieures que les croix extérieures ?

Réponse

Diversité de purification.

1. Cela vient de l’ordre divin, qui veut vous purifier par ces choses : et comme votre esprit naturellement n’est pas si passionné comme d’autres, aussi vous donne-t-il et vous donnera-t-il un exercice qui sera conforme à la qualité de cet esprit naturel : les autres au [78] contraire qui sont passionnées et entortillées en elles-mêmes, pour l’ordinaire n’ont pas tant d’exercices extérieurs en ayant assez chez elles. Car comme Dieu est une Sagesse infinie, il règle de toute chose avec poids et mesures, et ne nous surcharge jamais ; et l’adresse de l’âme en connaissant la conduite de Dieu sur elle, est de s’y ajuster, sans s’amuser à la conduite des autres. Et ainsi toutes choses demeurant bien réglées, chacun demeurera en son exercice, portant sa croix selon que la Sagesse divine nous l’a ajusté et approprié ; et à mesure qu’on porte généreusement cette croix, on trouve et on expérimente, que non seulement elle est bâtie par une main très sage, mais encore très sagement ajustée à notre portée et à tout ce qu’il nous faut.

Lettre à l’auteur.

Etat d’une âme qui expérimente des vicissitudes fréquentes, de paix et de trouble, de force et de faiblesse.

1. « Je ne sais comment m’y prendre pour vous rendre compte de ce qui me regarde : car sans les espérances que vous m’avez données et sans la confiance que j’ai aux mérites de notre Seigneur, je ne verrais aucun lieu d’attendre rien de bon à cause de mes infidélités continuelles.

2. « Je vous ai instruit des diverses dispositions où je me suis trouvé jusqu’au départ de N. ; et cela été compris à ce qu’il me semble dans la lettre que je vous ai fait voir. Depuis ce temps j’ai éprouvé des changements très fréquents ; tantôt la grâce plus sensible me donnant la force de résister à des mouvements naturels, et tantôt aussi les mouvements naturels reprenant tout à fait le dessus. Vers le 22 juillet j’ai été environ huit ou dix jours dans la plus grande facilité du monde de posséder mon âme en paix et même (ce qui ne m’était pas encore arrivé) dans les actions les plus turbulentes et où le corps peinait et l’esprit était agité : lors que je m’apercevais que ma paix se troublait, je tâchais de tourner la pointe de ma volonté vers Dieu par un désir de repos, ce qui apaisait petit à petit tout le trouble et me rétablissait dans le repos sensible que j’avais goûté et qui avait été interrompu. Je n’imaginais qu’au moins serai-je toujours le maître de désirer ce repos quand je serai dans le trouble : mais des infidélités nouvelles et mon trop peu d’envie de contrarier la nature et de résister à mon naturel, me rejetèrent bientôt dans mon ancien état ; et j’éprouvais alors dans de petites occasions mon horreur pour l’abjection et mon fond ordinaire d’opposition pour être conforme aux inclinations de Jésus-Christ.

3. « Vers le 12 d’août j’ai été environ huit jours dans un calme très grand ; et alors ce même calme était la force qui me donnait la possession de mon âme, et le pouvoir de contredire jusqu’aux plus petits de mes mouvements naturels, qu’il me semble que je découvrais clairement. Il me paraît que durant ce temps je fus toujours en haleine pour veiller à tout ce qui pouvait être agréable à Dieu : mais depuis j’ai tant éprouvé de misères que je croirai tout perdu. J’ai commis une infinité de fautes, et beaucoup avec connaissance et volontairement. Je me suis laissé entraîner à tous mes mouvements naturels ; et il semblait que je remis à un autre temps de les combattre et de faire effort pour me corriger : tant j’apercevais de faiblesses et peu de moyens de le faire alors. Le tracas et l’embarras m’ayant jeté dans l’agitation, il me semble que cet état de trouble était la source de tous mes maux, comme celui de repos de tous mes biens ; et que je voyais aussi que le secours de Dieu plus présent était ma richesse, comme d’être un peu moins aidé de lui, me réduisaient dans cette extrême pauvreté. Si j’avais examiné les choses à la rigueur, je me serais cru perdu sans ressource à cause de ces fautes volontaires, qui ce me semble, n’était pas de malice, mais de fragilité et défaut de vertu. Tout ce que j’ai tâché de faire a été de mettre ma confiance, malgré tout cela, en l’extrême et infinie miséricorde de Dieu et aux mérites du sang de Jésus-Christ ; connaissant, sans en pouvoir douter, qu’il n’y avait en moi nulle ressource sur quoi je puisse compter, et n’apercevant la moindre apparence de vertu qu’au temps que dans les occasions j’en reçois de Dieu par une espèce d’écoulement : lequel étant suspendu, il ne me reste que misère et corruption, non seulement en fond, mais en actes selon les diverses rencontres qui se présentent et auxquelles je succombe d’abord.

4. « Je pris hier pour sujet d’oraison ces paroles366 : « Comme nous voyons qu’un Père à pitié de ses enfants, de même le Seigneur a compassion de nous parce qu’il connait notre pauvreté et indigence ». Je ne m’arrêtais qu’aux premières : ce qui me donnait de la confiance et me calmait dans le temps de mes plus grandes misères. Je ne laissais pas de tirer beaucoup de nourriture de l’oraison. Et même pendant que j’y étais tous mes mouvements corrompus étaient suspendus, et je me trouvais dans le calme ; quoi que je sentisse en même temps que le mouvement était prêt à s’échapper de nouveau, aussitôt que ce secours serait moins actuel. Ce qui arrivait ainsi après l’oraison, l’agitation se succédant au calme : ce qui me faisait toucher au doigt et à l’œil combien le secours continuel de Dieu m’est nécessaire.

5. « Il me semble que je ne vois que croix en la vie, et qu’elle est extrêmement ennuyeuse. Je suis très convaincu que les gens qui s’éloignent de Dieu en ont infiniment : aussi ne me persuaderai-je pas que ce serait l’abondance des richesses et des honneurs qui pourraient me rendre heureux ; puisqu’au contraire c’est le peu que j’en ai, qui en multipliant mes soins, multiplie les croix. Car à présent ce qui m’est croix, et surtout les choses qui me multipliaient les occasions où étant obligé d’agir par mon état, je vois que par ma misère je me trouble et ne fais rien qui vaille. Cependant je ne balance pas à croire que Dieu demande de moi la fidélité à m’y appliquer ; et lorsque j’envisage avec plaisir une vie plus tranquille je vois bien que ce n’est qu’une recherche de ma nature qui fuit la mort et ce qui l’incommode. Souvent je suis dans le dégoût de tous côtés, accablé de misères de celui de Dieu, et ne voyant rien de celui du monde que je puisse désirer. Dans ces états tout m’ennuie et sans l’espérance d’une autre vie celle-ci me paraîtrait un terrible exil. Voilà à peu près une partie de mes dispositions. J’avoue que si je m’y laissais aller, je serais bien jaloux du nouveau venu qui est si fidèle et va si bien pendant que je ne fais rien qui vaille. Mais en même temps je sais que ce n’est pas pas la faute de Dieu, et que c’est seulement la mienne. J’aurais bien de la joie de vous revoir et de recevoir de vous les secours qui me sont si nécessaires.

3.25 Vicissitudes dans l’intérieur. Oraison.

Réponse à la Lettre précédente. :

L. XXV. Avis sur l’expérience de ses misères et les vicissitudes dans l’état intérieur. Nécessité de l’Oraison. Fruit de l’Incarnation de Jésus-Christ.

Je vous assure que je reçois une grande consolation en recevant de vos chères nouvelles.

1. Vous savez que je vous ai dit quantité de fois, que vos pauvretés et vos défauts ne vous doivent jamais étonner, pourvu que vous [83] expériment[i]ez un certain penchant et désir pour tendre à Dieu au milieu et au travers de toutes vos misères ; car insensiblement elles humilient et fortifient votre âme par la patience vigoureuse à les supporter et les outrepasser, en vous en défaisant de votre mieux. Ce procédé est beaucoup efficace pour faire régner la foi dans votre cœur, laquelle en son temps portera ses fruits ; où vous aurez de la consolation de voir en pratique ce que je vous dis et à nos chers amis, et combien il est bon de mourir par quelque moyen que la providence nous puisse choisir.

2. Ce que vous me dites en cet article est très bien ; et ces vicissitudes sont de l’ordre de Dieu. Il n’y a qu’à se laisser aller doucement et humblement, au gré de la providence qui va instruisant l’âme expérimentalement. C’est pourquoi quand vous vous possédez en force et en facilité pour jouir du repos, ou quand vous l’avez égaré, pour le retrouver par le désir du repos, pour lors aidez-vous-en : et quand au contraire vous retombez en vous-même, et qu’ainsi vous êtes embourbé en votre misère, ne vous étonnez pas. Souffrez-vous et tâchez non d’expérimenter le repos, ni même la volonté du repos : c’est assez que vous le vouliez sans que vous vous arrêtiez à vouloir le sentir. Et pour lors arrêtez-vous, c’est-à-dire, possédez-vous en humiliation, allant et venant tantôt d’une sorte tantôt d’une autre. Toutes ces vicissitudes sont utiles et efficaces pour mourir vraiment à son procédé, et ainsi pour apprendre à s’ajuster à celui de Dieu qui est caché dans toutes ces diverses allées et venues. Tout ce que vous me dites en cet article est très bien, et vous n’avez qu’à continuer de cet [84] te manière, comprenant bien ce que vous expérimentez de votre corruption, et que dès que nous y sommes nous n’avons que des inclinations pour l’honneur et pour toutes les choses contraires à Jésus-Christ ; et qu’au contraire y mourant, les inclinations de Jésus-Christ naissent en nous, comme de la pourriture de la semence naît [naissent] l’herbe et le grain.

3. Tout cet article est très bien décrit et vous doit être d’une grande lumière et d’une forte expérience ; car vous expérimenterez très souvent ces vicissitudes. Possédez-vous, sans vous étonner des précipices : ne vous assurez pas par ce que vous savez ou expérimenterez, mais bien par les certitudes que Dieu vous fait donner ; et ainsi laissez-vous humblement porter comme dans le paradis par le repos et la possession d’une force qui vous rend maître de vos mouvements, et qui vous fait expérimenter des grâces très grandes. Mais aussi laissez-vous humblement choir jusqu’au plus profond de vos misères, de vos faiblesses et de l’enfer même par vos expériences ; et sachez que demeurant humble, c’est-à-dire, humilié et voulant l’être, et vous laisser en repos, la même main qui vous élève au-dessus de vous, vous conduit et vous précipite en vous ; et que le tout est de se bien tenir également en cette main et de la reconnaître aussi véritablement en un mouvement qu’en l’autre : Si ascendero in cœlum tu illic es, si descendero in infernum ades. & c. & illic tenebit me dextera tua367, et le reste [85] du passage des Psaumes. Faites donc bien réflexion sur tout ce que vous dites en cet article, et sur ce que je vous réponds, afin que cela vous serve à l’avenir.

4. Il n’est nullement croyable sinon par l’expérience combien l’Oraison et l’actuelle Oraison est [sont] nécessaire [s], non seulement pour nous mettre auprès de Dieu durant ce précieux temps, mais encore pour nous attirer des grâces à l’infini. C’est pourquoi il ne faut jamais s’embarrasser de tout ce qui nous arrive hors l’Oraison, étant dans les brouilleries et les convulsions de nos passions, ni nous amuser pour lors à porter jugement de nous et de notre état : mais ayant recours à l’Oraison, tâchons de nous y mette ; et nous verrons que ce saint et sacré exercice calmant notre esprit nous le rendra lumineux pour le discernement de ce que nous sommes, et que très souvent nous porterons tout un autre jugement en l’Oraison et après l’Oraison qu’auparavant étant dans le trouble et l’agitation. Je suis bien aise de votre expérience en cet article : ayez-y recours dans la nécessité.

5. Il est très constant que la vie présente en quelque manière qu’elle soit, est une croix perpétuelle, et ne sera jamais autre chose. Que l’on se trouve comme on voudra, l’on trouvera toujours des croix ; et il n’y a pas moyen d’y remédier, sinon en se rendant capable et digne de les porter par union à Jésus-Christ. C’est le secret de l’Incarnation de pouvoir par un [sic] Jésus-Christ rendre tout le monde heureux, non pas en nous exemptant de souffrir, mais bien en nous faisant dignement et saintement porter nos croix. Si nous sommes dans un état [86] médiocre, nous y trouverons les croix et les peines de cet état ; si au contraire nous sommes dans un état et une condition éminente, nous y rencontrerons les croix et les peines proportionnées à cet état : et ainsi de tous les états de la vie. De manière qu’il est certain que selon que les états sont plus grands et plus éloignés de l’état de Jésus-Christ, les croix sont plus grandes et plus pesantes, et même qu’il y a moins de grâce ; comme nous voyons que plus un pays s’éloigne du Soleil, plus il y fait froid et moins il est fertile.

Le tout donc est de s’abandonner à Dieu pour recevoir de sa main paternelle nos états et nos conditions, et de porter humblement les croix en paix et en abandon ; sans nous laisser foisonner en désirs qui ne font que nous faire sortir de nos états et nous tirent insensiblement de la protection de Dieu : de manière que quand nous changeons d’état sans que la main de Dieu nous y ait mis, souvent nous sommes écrasés par les croix que nous y rencontrons.

Demeurons donc fidèles en nos états, et marchons courageusement chargés de nos croix, et nous trouverons que quelles qu’elles soient elles nous conduiront à Jésus-Christ. C’est pourquoi ne vous embarrassez pas des vôtres quoiqu’elles vous multiplient : gardez les maximes que Notre-Seigneur vous donne par sa providence ; et vous trouverez que c’est ce qui [ce qu’il] vous faut. Portez avec patience les ennuis de la nature toujours contrariée par tout ce qui se rencontre dans nos états : car comme elle est infiniment inconstante à cause de la corruption du péché, elle voudrait toujours [87] changer et n’avoir jamais ce qu’elle a ; au contraire elle a toujours et par corruption, de soi-même désir et inclination d’avoir ce qu’elle n’a pas, se lassant de tout. Corrigez ce défaut commun et général aux hommes, par la constance solide à vous contenter de moment en moment de tout ce que Dieu veut, qui est proprement ce que nous avons, en faisant ainsi mourir tous ces désirs par un vrai repos dans l’ordre de la divine providence sur nous ; et de cette manière votre âme se purifiera admirablement.

Le nouveau-venu fait merveilles, et j’en suis très consolé. Je le suis beaucoup de vous, et de tous nos chers amis, qui vont Dieu merci à grands pas. Tâchez au nom de Dieu de les suivre, en vous reposant et en vous calmant. Je suis à vous de tout mon cœur.

3.26 Se posséder dans les chutes et dans les affaires.

L. XXVI. Se posséder humblement dans ses chutes et dans l’accablement des affaires sans s’en surcharger, et se remettre par là doucement en repos, où l’on trouve Dieu et tout.

1. J’ai bien de la satisfaction d’apprendre de vos chères nouvelles par la Lettre que vous m’avez écrite, voyant non seulement que vous continuez à chercher Notre-Seigneur de tout votre cœur ; mais encore que sa bonté vous fournit ce qu’il vous faut, pour vous humilier, et vous faire mourir à vous-même ; par où seulement vous trouverez la véritable lumière pourvu que vous soyez fidèle à vous posséder en humiliation et petitesse dans les chutes [88] et les renversements qui vous arrivent. Vous croirez que vous aurez un million de fois tout perdu, et que la lumière divine, qui vous paraît fort petite en son commencement, sera disparue, et même éteinte : quoique dans la vérité ni l’un ni l’autre ne soit vrai ; pourvu que vous vous possédiez un peu, en supposant par un petit retour votre lumière, et que vous remédiiez à vos faiblesses en vous tranquillisant et revenant peu à peu comme un enfant qui s’est égaré.

2. Ces diverses chutes sont causées tant par vos faiblesses que par vos mauvaises habitudes dans la diversité des affaires, tant en ne vous y possédant pas avec assez de paix, qu’en vous en chargeant et vous y précipitant trop ; et cela fait la multiplication de vos défauts. Mais comme tout cela ne peut pas être remédié tout d’un coup, et que même la Sagesse divine infiniment amoureuse de sa créature s’en sert pour allumer davantage sa lumière, et pour la réduire peu à peu à une plus grande petitesse par toutes ses misères et pauvretés ; insensiblement elle trouve que pourvu que le cœur revienne en paix et en humiliation, la lumière revient vraiment par les ténèbres.

3. Ce que vous avez donc à faire incessamment est de donner, en vous possédant, le meilleur ordre que vous pourrez à l’accablement de vos affaires ; mais cet ordre prudent étant suffisamment donné, laissez-vous en paix à la divine providence pour être vraiment éclairée par vos pauvretés et misères. Et vous verrez par expérience que du milieu de votre tombeau sortira vraiment la lumière, pour vous aider à discerner un million de choses qui vous occupent, [89] et qui ne le valent pas ; votre âme étant non seulement capable de Dieu, mais aussi appelée de sa divine Majesté pour jouir autant que vous saurez mettre le calme dans votre âme, et la tranquilliser peu à peu parmi les diverses vicissitudes. Et par là vous trouverez et la correction de vos fautes et la capacité pour une plus grande lumière en l’Oraison et en vos exercices.

4. D’ici à un très long temps vous serez toujours étonnée, croyant tout perdre dans les diverses rencontres de vos affaires, et de vos faiblesses, votre vous-même ayant trop pris le dessus ; ce qui vous trouble facilement. Mais mourez peu à peu par toutes les petites occasions, mourez à votre suffisance, apprenez à ne point vous faire des affaires, mais seulement à prendre celles que Dieu vous donnera par sa providence : et vous trouverez que par le même lieu et les mêmes choses où vous trouvez la mort de votre Oraison, des vertus et de la lumière en votre âme, vous y rencontrerez toutes ces mêmes choses autant que vous serez humblement paisible et que votre cœur tendra droitement à Dieu.

5. Voilà selon ma pensée à quoi vous devez vous appliquer davantage, afin que votre Oraison, vos Communions et vos autres petits exercices de piété vous donnent autant de grâce qu’ils le doivent selon la vocation et le don que sa divine Majesté vous a fait en ce renouvellement. Ne vous amusez pas tant à vous regarder après vos chutes, vous arrêtant ; au lieu de vous servir de ces mêmes misères pour avancer votre course et vous remettre par une foi nouvelle dans le repos et le calme auprès [90] de Dieu et de réparer là bien mieux votre faute et vous remettre en votre place précédente, ce que vous ferez mieux par là que par tous les autres moyens qui ne feraient que vous brouiller.

6. Il ne s’agit présentement en l’état où vous êtes, supposé la grâce que Dieu vous présente, que de vous tirer le plus promptement que vous pourrez du bourbier de vous-même, de vos précipitations, et de l’avidité étrange des affaires, pour vous mettre peu à peu en terre ferme, où, comme sans vous en apercevoir, vous trouverez non seulement Dieu, mais encore l’ordre merveilleux à vos affaires et à tout ce que Dieu demandera de vous ; et tout cela dans le seul calme de vous-même et de vos embarras.

7. Patience donc : allez pas à pas comme un homme embourbé qui ne respire qu’après le repos de la terre ferme ; où il trouvera tout son bien, quoiqu’un très long temps il ne puisse comprendre comment cela lui peut venir par de si faibles exercices et par une manière si petite et si humiliante. Cependant à la suite l’on verra que c’est le vrai procédé, et que par ce moyen, mourant à soi, l’on trouve tout, et que même l’on devient bien plus capable de toutes les choses où Dieu nous destine, soit pour le temporel ou pour le spirituel ; et que sans cela l’on ne fait que faire et défaire sans jamais rien faire de solide et de parfait.

8. Ménagez donc au nom de Dieu votre grâce avec fidélité, et faites ce que vous pourrez pour être fidèle à vos petits exercices : et par là ne vous embarrassant que de ce que Dieu [91] vous commettra, vous trouverez assurément le repos et le calme qui vous diront, sans vous tromper, des nouvelles assurées de tout ce que je ne vous dis pas présentement.

3.27 Se connaître et se combattre.

L. XXVII. Bonheur de se connaître et de se combattre. Victoire de Dieu en l’âme.

1. Je vous avoue que Notre-Seigneur renouvelle beaucoup mon âme pour vous, et que je ne puis jamais avoir plus d’union et plus de tendresse que j’ai pour vous : car en vérité mon cœur ne tarit pas parlant de notre union, et comme Dieu a mis tout ce que j’ai eu autrefois avec M. de Bernières avec vous autres368.

2. Ce que vous me mandez de votre intérieur me réjouit bien. Car vous connaissant bien, et Dieu vous donnant lumière pour cela, l’affaire est presque faite ; d’autant que le bonheur est de voir son mal et de le sentir tel. Suivez donc au nom de Dieu cette lumière, ne vous pardonnez rien : car vous êtes un peu traîtresse à vous-même ; et il y a bien des choses que vous ne voulez pas voir selon votre inclination. C’est pourquoi voyant tout ce que vous découvrez, ne vous pardonnez rien ; et vous verrez que le secours de Dieu y sera pour vous aider. Tout le mal est que nous ne suivons pas assez à nos dépens les lumières que l’on nous donne ; et par ce moyen la nature se cantonne en soi, sans en vouloir sortir : que si au contraire on les suivait peu à peu pour se corriger, insensiblement on [92] rectifierait les choses et l’on y remédierait tout autrement que l’on ne fait. Soyez fidèle à vous poursuivre ; et vous verrez que quoique vos Oraisons soient sèches et pauvres, cependant elles seront lumineuses pour vous découvrir vos attaches et tout ce que [tout ce qui] vous empêche de marcher.

3. Je suis bien aise de vous voir dans cette confusion d’esprit pour le dehors. Ce n’est pas que cela soit plus mal; mais Dieu fait cela afin que nous n’ayons pas de la complaisance en nous-mêmes, et en nos actions; ce qui perd presque tout le monde, et ce qui amuse la créature autour de soi et de tout ce qu’elle fait pour s’adorer elle-même. Mourez au nom de Dieu, et portez les abjections qui vous arrivent; et tout cela vous sera utile, et vous donnera de la joie et de l’ouverture auprès de Dieu.

4. Je suis charmé de N., car elle fait merveilles. Ô, que Dieu fait de merveilles quand il entre amplement dans un cœur; car il y règle admirablement les passions et les inclinations! Si vous saviez le changement de cette chère N. depuis quelque temps! Il me semble que Dieu est dans son âme comme un magnifique vainqueur, qui régit et gouverne doucement ce peuple de passions et inclinations qui étaient turbulentes et en émeute pour tout où son inclination se portait; et je vois avec joie que Jésus-Christ commence à la régir. [93]

3.28 Dieu Se donnant à l’âme.

L. XXVIII. Quand Dieu se donne à l’âme, tout ce qui n’est pas de lui tombe des mains. Retour à Dieu dans les distractions.

1. La disposition intérieure dont vous me parlez me plaît infiniment, car autant que vous tâcherez d’être petite et abandonnée et en confiance, autant vous entrerez dans la puissance divine. Et c’est pourquoi vous trouverez que la mort à soi donne le repos, car autant que nous mourons, autant Dieu S’approche et ainsi nous soutient et fait en nous ce qu’il faut. Prenez courage au nom de Dieu et travaillez à soutenir cette inclination à n’être rien et à n’avoir rien, car assurément elle mettra un merveilleux calme en vous, retranchant un million de petits soins naturels pour bien des accommodements peu nécessaires. Je ne vous en ai rien dit, car j’ai espéré du bon Dieu que Se donnant à vous, bien des choses vous tomberaient des mains. Et c’est là le bien des âmes auxquelles Dieu donne le don de la foi : car mourant peu à peu à elles-mêmes, et ainsi cette lumière s’augmentant en donnant Dieu, tout ce qui n’est pas Lui et dans Son ordre tombe des mains, non par des pratiques forcées, mais par le dedans et le fond de l’âme.

2. Laissez aller toutes choses, selon qu’elles vous tombent des mains et du cœur ; et cela par un je ne sais quoi, c’est-à-dire par une inclination fort intérieure qui penche l’âme vers Dieu, et qui est plus aperçue plus les sens sont occupés à des choses contraires. Ce n’est pas que cela soit plus en ces choses que dans l’oraison et la communion : mais cela vient de ce que les sens étant plus divertis, ils sentent davantage leur désunion ; et au contraire en l’oraison et en la communion l’âme y étant plus unie, elle sent moins son union. Vous ne sentez l’union de votre corps que lorsqu’il y a quelque chose qui cause de la désunion : car le bras étant bien sain, c’est une habitude naturelle à laquelle l’on ne pense pas et l’on ne la sent pas, mais quelque entre-deux y entrevenant, aussitôt l’on sent son union ou désunion.

3. Il n’est pas nécessaire de retour de volonté en l’oraison et en la communion qu’au cas que vous vous sentez absolument et entièrement distraite. Et cette réunion de volonté se fait en se remettant par inclination vers Dieu, sans acte qui vous fasse grand mouvement : ainsi ce retour ne vous peut embarrasser étant bien pris comme je le dis ; car c’est se remettre en repos n’y étant pas par la distraction.

4. Les affaires sont un poison pour moi369 et une mort continuelle qui ne fait nulle bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation ; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté. J’attends cependant en patience mon repos et ma solitude selon l’inclination de mon cœur : quand Dieu le voudra, je l’espère de sa bonté. [95]

3.29 Faire régner Dieu

L. XXIX. Fidélité à faire régner Dieu en nous à nos dépens, même par nos défauts. Aller à grands pas à ce qui est ordre de Dieu sans donner lieu à la timidité.

1. Il est de très grande conséquence d’être bien convaincu que les allées et les venues de Dieu en notre âme, ne sont pas et ne doivent pas être toujours uniformes et semblables. Il faut par la nécessité de notre imperfection qu’il s’y trouve des hauts et des bas, de la bonace et de la tempête, afin de nous apprendre à marcher également et de pas assuré par toutes ces diversités pour rencontrer notre centre et le terme où Dieu nous désire.

2. Quantité d’âmes qui désirent de faire régner Dieu sur elles et tendent à leur perfection, n’y arrivent jamais, faute de s’y bien prendre touchant la fidélité qu’elles doivent à Dieu dans les renversements et dans les croix qu’elles portent en Son éloignement, par leurs défauts et par leurs affaiblissements, même volontaires à ce qui leur paraît. Elles croient toujours que la perfection consiste en une certaine droiture et pureté intérieure qu’elles estiment blessées lorsqu’elles souffrent la peine de leurs impuretés et de leurs misères, et ainsi au lieu de marcher toujours par ce moyen, elles s’amusent à rajuster ce qu’elles croient ou tout à fait gâté ou du moins affaibli. Ce n’est point là le véritable procédé. Dieu Se sert bien de la fidélité et de la pureté de vertu, car Il est [96] un Dieu de pureté, qui est jaloux de la nôtre, mais comme Son principal est de régner vraiment en souverain et en Dieu sur nous, Il est très souvent plus honoré par la perte que nous faisons de nous-mêmes en souffrant humblement et patiemment nos misères et en nous souffrant aussi agités d’elles, que par la pureté de vertu qui nous tient en calme, où souvent nous croyons être quelque chose par la faiblesse que nous avons à nous croire et à nous estimer toujours.

3. C’est pourquoi les âmes qui ne sont pas assez aguerries pour se supporter également avec patience et avec une charité tranquille dans l’expérience de leurs plus grandes misères, ne sont jamais guéries d’une secrète estime d’elles-mêmes, qu’elles expérimentent très bien quand, par providence, elles viennent à ressentir les mauvais goûts de leur nature, ou à tomber dans quelque faiblesse dont elles ne se jugeaient pas capables. Vous voyez ces âmes, plus élevées par certaines médiocres vertus et par beaucoup d’estime d’elles que par une véritable mort et une véritable connaissance d’elles-mêmes et de ce qu’elles sont en vérité, si écrasées et si terrassées de se voir faibles et pécheresses, que vous remarquerez qu’en un moment elles font un pays infini en leur esprit pour se brouiller et pour s’entortiller par orgueil et par propre subsistance, de manière qu’autant que l’expérience de leurs misères dure, elles sont tout étonnées et épouvantées de ce qu’elles voient et de ce qu’elles expérimentent, ne faisant aucune démarche vers Dieu, mais s’enfonçant au contraire beaucoup en elles-mêmes. [97]

4. Tout le contraire de ceci arrive aux âmes vraiment éclairées de Dieu et par l’expérience d’elles-mêmes. Elles travaillent aussi bien de la main gauche que de la main droite. Et comme elles font régner Dieu sur elles-mêmes par l’oraison, par la bonace et par la vertu selon les occurrences de providence, aussi Le font-elles régner par leurs défauts et par l’expérience de leurs misères en travaillant à leur destruction. Et quoiqu’en ces rencontres370 elles soient humblement humiliées de ce qu’elles sentent et de ce qu’elles sont, elles ne laissent pas, sous le poids de cette expérience tranquillement et humblement soufferte, d’avoir de la joie dans la pointe de l’esprit de se voir ainsi humiliées sous le pouvoir divin, afin de n’être rien devant lui, et de laisser ainsi peu à peu détruire ce fond inépuisable de propre estime en croyant toujours d’être et de pouvoir quelque chose.

5. Si vous me demandez même sincèrement ma pensée sur ces deux moyens de faire régner Dieu en notre âme, ou par la bonace et la tranquillité en la pratique des vertus, ou par l’expérience de nos faiblesses et même de nos péchés en l’écrasement de nous-mêmes, savoir lequel des deux est le plus avantageux pour Le faire régner, je vous réponds qu’il est certain que le dernier le peut plus faire en une heure que l’autre ne le fera en plusieurs mois ; non seulement parce qu’il fait beaucoup souffrir, mais aussi parce qu’il purifie l’âme d’une impureté qui lui est comme essentielle et dont elle ne se peut presque jamais défaire en la vie, savoir de la suffisance et des désirs [98] d’être toujours quelque chose non seulement devant Dieu, mais devant les hommes.

6. Le démon fort expérimenté au moyen de nous nuire, se servit de ce même stratagème pour renverser Adam et Eve de l’état de la Justice originelle. Vous serez comme des dieux, leur dit-il ; et aussitôt qu’Eve entendit vous serez quelque chose de grand, elle succomba. Ce n’est donc proprement que par la vraie humiliation dans nos misères, que ce fond d’orgueil est détruit, et qu’ainsi nous apprenons à faire régner Dieu en souverain.

7. Soyez donc fidèles en vos exercices et à tendre incessamment à la paix et à la pureté intérieure. Mais quand la divine providence, dont la main se cache sous des moyens infinis que nous ne voyons pas, permet que vos faiblesses, vos pauvretés, et vos misères vous prennent au collet, possédez-vous en paix sans vous troubler : voyez-vous humilier sans vous embarrasser ; et en marchant doucement comme le bon Dieu permettra en ces rencontres, tâchez de vous tirer de la mêlée, portant cependant le poids de vos misères en vraie connaissance de votre néant ; et lors qu’au milieu de l’expérience de ce fumier, non seulement tout vous est ôté, mais qu’encore vous êtes affaibli dans le plus fort de votre volonté, soyez fidèle à demeurer là tout nud de tout ornement qui vous console, et tout pauvre, en la simple présence de Dieu présent, et en la simple attente que Dieu aura la bonté de voir votre misère et de vous consoler de nouveau. Vous possédant de cette manière et faisant cet usage de vos misères vous apprendrez insensiblement à vous aider par ces fâcheuses rencontres, et [99] vous remarquez et que par ce moyen votre âme ira toujours également, soit qu’elle soit haut ou bas, c’est-à-dire élevée ou humiliée, soutenue ou terrassée.

8. J’aurais beaucoup de consolation si vous me comprenez bien ; car ceci est de la dernière conséquence pour toutes les personnes qui désirent tendre à Dieu de tout leur cœur et qui sont déjà un peu à l’écart de leurs plus grossières misères. Entendant bien ce procédé il n’y a pas de moment en la vie, ou elles ne puissent avancer beaucoup, et où elles ne se fondent dans une paix imperturbable et inaltérable. Prenez donc courage au nom de Dieu, et travaillez incessamment sur ce modèle, afin que vous griffonniez tant et tant en vous copiant sur ce principe, qu’à la fin vous vous établissiez fortement dans ce procédé ; et je m’assure que si cela est, vous vous verrez en peu de temps tout une autre personne, non seulement pour l’oraison mais encore pour l’usage général de tout ce qui est dans votre état.

9. Afin de faire beaucoup fructifier tout ce que je vis vous viens de dire, allez à grands pas en tout ce qui est ordre de Dieu en votre état et en votre condition ; ne vous laissant pas aller à la timidité par la raison de la vanité ou d’autres inclinations qui naissent par les occasions que votre état vous donne. Souffrez donc ces distractions et soyez assuré que quand Dieu le trouvera bon et qu’il vous sera nécessaire, il vous donnera le temps de retraite et de solitude. Je vous remarque un peu plus généreux qu’à l’ordinaire et moins étonné dans vos misères, ce qui me donne de la consolation et beaucoup [100] d’espérance, que tout votre édifice intérieur réussira et qu’assurément Dieu accomplira par sa bonté son dessein éternel sur vous ; ce qui vous doit donner beaucoup de consolation et animer votre cœur pour poursuivre fortement, sans vous arrêter à un million de petits retours que votre naturel et vos inclinations vous pourraient inspirer.

10. Les gens du monde mettent la grandeur de courage qu’à défaire leurs ennemis, et a remporter des victoires et des places : leurs yeux sont trop chassieux pour découvrir les belles victoires. La non-pareille et la plus admirable de toutes est vraiment celle par laquelle nous nous vainquons nous-mêmes et nous outrepassons pour faire régner Dieu sur nous, à nos propres dépens. La paix qui la suit est inaltérable, et donne une joie en cette vie, qui ne se peut jamais estimer telle qu’elle est. Prenez donc courage au nom de Dieu, et travaillez avec fidélité à faire usage de tout ce que Dieu désire de vous. Croyez, je vous prie, que je suis à vous de tout mon cœur. 1678.

3.30 Oraison véritable. Foi divine

L. XXX. Que Dieu établit dans les âmes ou il commence à régner, sa véritable la véritable oraison, par les sécheresses, les obscurités et les dissipations ; de même qu’il leur donne la foi divine par les tentations contre la foi. Comment s’appliquer aux actions de vertu, et remédier à ses défauts en cet état.

1. J’ai beaucoup de consolation d’apprendre de vos chères nouvelles, spécialement des intérieures comme des plus nécessaires ; les autres n’étant que passagères et accidentelles.

Il est de grande importance qu’une âme qui veut tout de bon être à Dieu, et marcher sans relâche, sache la manière dont Dieu traite avec les âmes, pour les faire beaucoup avancer. Pour l’ordinaire, nous ne comprenons pas les choses nous être avantageuses, pour nous faire beaucoup courir vers Dieu, si elles n’ont apparence de sainteté, et qu’elle ne porte le caractère d’amour, de ferveur, de lumière divine et d’un million d’autres saintes dispositions, qui sont la recherche et la poursuite de presque tous ceux qui tendent à la piété et à la sainteté. Il faut prendre d’autres idées (sans idée cependant) de la sainteté et de la piété, lors que Dieu prétend disposer une âme pour être sa demeure, ou bien, lors qu’il commence déjà à y être par résidence : car pour lors il ne bâtit pas, mais il détruit ; il ne remplit pas, mais il vide ; il n’embellit pas, mais il défigure : et il fait tout cela, afin de jeter l’âme peu à peu dans le néant, et de lui ôter tout le moyen de s’arrêter à quoique ce soit, et même d’en avoir aucune idée.

2. Les premières âmes faisant consister leur perfection dans les saintes actions, et Dieu les destinant à cette sainteté, Il prend plaisir de les éclairer et échauffer et de produire en elle mille beaux effets, pour en l’ornement et l’occupation de ces âmes ; et c’est ce que le commun prend pour l’unique sainteté de la vie présente. Les autres, dont Dieu seul est la perfection et la sainteté, vont autrement ; d’autant que Dieu prenant plaisir à les faire toujours avancer, va toujours démolissant, détruisant et effaçant toutes [102] ces sortes de sainteté, qui serait des images et des empêchements ; et par là l’âme se perdant soi-même et toutes choses, et enfin ne trouvant rien, trouve le tout qui est hors de toutes choses quoiqu’il soit en toutes choses.

3. Ce procédé dans la seule pratique est toujours sans expérience et sans qu’on puisse jamais le bien apprendre, parce qu’il est toujours nouveau à l’âme ; et à moins qu’elle ne se perde incessamment, et qu’elle n’en suive toujours l’attrait par toutes les choses qui lui arrivent, sans s’arrêter ni s’amuser à ce qu’elles ont d’apparence, mais bien en pénétrant dans leur principe, jamais une âme ne peut aller incessamment à grand pas et être toujours pleinement contente.

Tantôt notre esprit est d’une façon tantôt d’une autre : une fois nous avons de la ferveur, tout subitement la lâcheté et la sécheresse s’empare de notre cœur ; enfin tous les moments de la vie sont différents et pour l’ordinaire de pis en pis ; ainsi si les âmes ne savent juger par l’immuable et le solide, et qu’elles ne soient pas encore arrivées à ce degré, elles changeront et auront des vicissitudes, non seulement aussi souvent que les heures et les quarts d’heure changent, mais à tous les moments de la vie qui sont différents. Le moyen donc de juger solidement est d’en juger par le principe qui gouverne tout ; et par conséquent comme il est certain que Dieu préside à tout et règle chaque moment de la vie, il ne faut pas s’arrêter à ce qui paraît, mais à ce que l’on a quel qu’il soit, car étant ordonné et réglé de Dieu, il a sa véritable sainteté et grandeur, quoiqu’il [103] n’en porte aucune figure ni caractère extérieur ; et supposé que l’on en use de cette manière, son effet sera toujours de nous faire sortir de nous-mêmes pour entrer dans l’inconnu de Dieu, étant conduit par cette divine opération qui se rencontre en toutes choses et qui est toutes choses.

4. Voilà pourquoi quand Dieu a une fois gagné le cœur et qu’Il commence d’y régner, il n’agit pas dans une âme selon ses idées de sainteté, comme autrefois Il le faisait lorsqu’elle était amorcée [sic] par les actions saintes de la vertu. Il n’a en cette âme que les mêmes intentions qu’Il a de toute éternité en Lui-même ; et comme Il est Sa fin et Son unique béatitude, aussi opérant en cette âme et par elle, Il n’a d’autre dessein que Lui-même, allant toujours démolissant et détruisant tout le reste ; et par ce procédé Il se trouve Lui-même.

5. Ne vous étonnez donc pas de ce qu’étant secrètement si désireuse et affamée de l’oraison, vous ne la pouvez trouver et qu’au contraire vous y êtes dans l’impatience, dans la sécheresse et dans le vide de Dieu et de toutes les bonnes choses. Au lieu de vous en inquiéter, souffrez patiemment et vous laissez vider de ce divin moyen qui, par sa perte, vous fait trouver la fin ; ce que vous avez à faire, à moins que votre corps ne souffre trop, c’est de ne pas quitter le temps que vous avez réglé pour l’oraison, mais bien de laisser volontiers perdre votre oraison en Dieu. Que dis-je en Dieu ? Puisque votre âme n’y a rien, et même que ce qu’elle a est plutôt mauvais que bon ; je dis bien, nonobstant cela, car cela même est Dieu à votre âme, étant soumise et anéantie [104] sous l’opération divine, laquelle quoiqu’elle ne fasse et ne soit rien pour lors à l’âme, est néanmoins tout et Dieu même, n’étant rien de tout ce que nous pouvons avoir et connaître.

6. Laissez-vous donc doucement au gré du bon plaisir divin qui va et vient, qui est tantôt d’une sorte et tantôt d’une autre, qui agit quelquefois et qui quelquefois ne fait rien ; et de cette manière vous trouverez dans la suite que tous vos moments d’oraison seront pleins et qu’il n’y aura proprement de vide que ce que vous aurez voulu avoir de rempli, soit en ferveur ou lumière ou intention, Dieu faisant éclipser toute lumière pour allumer et donner une naissance à la grande et infinie lumière. Je sais que ceci est surprenant à qui n’a pas l’expérience, et qu’assurément ce procédé est bien difficile, puisqu’il donne un million d’incertitudes, de peines et d’autres accidents, qui convainquent fort facilement que l’on n’a pas d’oraison ; mais lorsqu’une âme commence d’être un peu éclairée de la lumière éternelle qui est Dieu, pour lors elle entend ce procédé et elle sait que la lumière luit dans les ténèbres, que tout est dans le rien, et que la sainteté est dans la privation de tout le créé et très souvent de toutes les choses qui nous paraissent les plus saintes.

7. C’est ce qui oblige Dieu de traiter l’âme comme s’Il s’enfuyait d’elle, ce qui fait que le sens et même l’esprit sont toujours en suspens en l’oraison, sans pouvoir trouver où s’asseoir. Cette disposition cause beaucoup de peine ; mais elle est sans remède, jusqu’à ce que l’âme ait [105] trouvé Dieu véritablement, c’est-à-dire non dans Ses dons mais en Lui. Jusque-là, les sens sont en inquiétude et sans vouloir ni pouvoir s’appliquer ; au contraire ce temps ne fait qu’ennuyer, et ensuite on est convaincu qu’on est mieux en tout autre lieu à cause qu’on expérimente extrêmement sa dissipation et son inapplication, plus on est en oraison et en recollection ; et au contraire quand on est avec les créatures, ou dans des occupations de votre état, non seulement vous êtes en repos et vous jouissez facilement de Dieu ; mais encore on est tout autrement propre pour être touché de Dieu et pour se recueillir. Ce qui est cause que plusieurs personnes qui n’ont pas suffisamment d’expérience, jugeant par ce profit et par ce mieux apparent de l’utilité de l’action, et du peu de fruit de l’oraison, se laissant volontiers aller au premier, négligent le second et ainsi s’égarent insensiblement, pensant marcher par le solide.

8. Prenez donc courage et ne vous étonnez pas de la grande et continuelle dissipation de vos sens et de votre esprit ; souffrez ces impatiences et inquiétudes et soyez persuadée que par ce procédé, continuant tout doucement votre oraison, vous trouverez sans rien avoir Celui qui fait Sa demeure au-dessus des lumières, des goûts et des expériences.

Mais combien de peines, ennuis et de douleurs vous faudrait-il porter ! Cela ne se peut dire ; il n’y a que les seules âmes qui prennent à tâche de se perdre vraiment en tout et partout, qui en puissent entendre des nouvelles et en dire quelque chose. Si les personnes qui sont ainsi traitées de Dieu à l’oraison, consultent [106] quelqu’un qui ne soit pas expérimenté, il jugera assurément par le libertinage des sens et la divagation de l’esprit, que sans doute il n’y a rien ; et qu’ainsi il ne faut pas faire perdre inutilement le temps à cet exercice ; qu’il vaut mieux, en attendant que Dieu revienne, Se faisant sentir par quelque facilité ou suavité, se donner à quelque chose d’utile. Et ainsi il détournera une âme de son bien et du plus excellent de tous les biens qui lui peuvent arriver, faute d’apercevoir que cette personne ne fait plus oraison par les sens, ni par les puissances sur lesquels elle a pouvoir ; mais par un je ne sais quoi qui est proche du centre ou le centre même, dans lequel et par lequel Dieu opère quelque chose qui est caché à l’âme par toutes ces divagations. Si bien qu’il lui fait un tort infini de ne pas l’aider à patienter humblement en tel état ; et si Dieu même venait à changer cette conduite en donnant le repos, le calme et l’aperçu, ce serait un grand miracle si l’âme ne quittait ce premier inconnu par lequel elle court à l’infini en Dieu, pour s’arrêter et pour jouir de ces dispositions, quoique avec une sainte intention, ce qui la retarderait tout le temps qu’elle s’y occuperait.

9. Combien voit-on d’âmes qui s’arrêtent sans faire un pas vers Dieu, à cause de ces dispositions de repos, de suavité et de sentiments d’amour dont ces pauvres âmes sont toutes abreuvées et dont leur nature se repaît, et qui ainsi sont arrêtées par là, comme serait un chien de chasse qui s’arrêterait à un os ou morceau de viande et serait par là détourné de son gibier, lequel il ne peut attraper qu’en courant incessamment et en quittant [107] tout. Vous en voyez de pâmées d’amour, pleines de lumière, toutes en feu de ferveur, lesquelles, nonobstant ces belles merveilles, ne volent pas néanmoins plus haut que l’appétit de leurs propres goûts et de leurs inclinations amorcées de quelques bons désirs.

C’est un miracle quand une âme au milieu de ces fécondités quitte tout et oublie tout, pour ne chercher que Dieu. Mais Dieu par Son infinie bonté fait Lui-même l’ouvrage en Se cachant et Se déguisant si bien qu’il est impossible que l’âme Le connaisse. C’est pourquoi il faut qu’elle aille toujours sans aller néanmoins, et qu’elle ne s’attende à rien trouver que lorsqu’elle sera au lieu de repos.

10. Les pèlerins d’Emmaüs avaient Jésus-Christ qui parlait à eux, et il ne le connaissait pas ; ils s’aperçurent seulement de quelque ferveur : mais ils ne le connurent qu’en ce lieu ce lieu de repos et pour un moment ; car il s’évanouit aussitôt de leurs yeux, emportant avec lui leur cœur et le plus véritable d’eux-mêmes. Plus vous irez en avançant et plus vous serez fidèles ; plus votre oraison deviendra nue et moins vos sens et vos puissances y pourront trouver de quoi agir, et où se reposer. Il faut humblement les voir et les souffrir en peine, voyant souvent que c’est par votre faute sans néanmoins vous en troubler ni inquiéter. Demeurez abandonnée sans voir l’ouvrage qui se fait en vous, ni rien où tend votre âme, sinon un certain fond de mort où sa secrète inclination la porte.

Ce que vous avez à observer sur vos sens et sur vos puissances, c’est que lors que vous vous voyez trop fatiguée et lassée en cette pénible oraison, vous vous soulagiez doucement, en la faisant par plusieurs reprises, afin de ne pas accabler votre corps. Ce n’est pas de vous comme des religieuses, qui sont obligées à l’heure réglée de la faire une heure, ou une demi-heure ; et le reste de leur journée est employée en bonnes et saintes actions. Pour vous, vous devez être en une oraison perpétuelle par état, et ainsi vous n’y devez rien mesurer sinon pour donner quelque règle à votre âme : il faut que vous destiniez quelque temps particulier dans la journée pour cela, sans en exclure tout le reste du jour dans les emplois de votre condition.

11. Pour ce qui est de vos tentations contre la foi, vous en devez faire le même jugement que de l’oraison. Dieu qui veut communiquer à une âme une grande et pure foi, souffre qu’elle soit agitée de grandes tentations, afin que tous les appuis et tout ce qui peut y avoir de sensible, et même de spirituel, se perde et s’éclipse pour communiquer à l’insu et à l’inconnu de l’âme, cette belle et admirable lumière que l’on peut vraiment nommer incompréhensible ; d’autant qu’elle ne tombe jamais sous les sens ni sous l’appréhension et compréhension humaine, mais qu’en l’outrepassant et la perdant elle paraît alors merveilleusement. Il me semble que Dieu au milieu de ces tentations, et de cet état déplorable agit comme ferait un roi qui serait chassé de son royaume, qui viendrait déguisé comme un de ses ennemis pour y entrer, et ainsi sans combat ni contestation entrerait sans peine dans le cœur de son royaume.

12. Quand donc une âme est assez adroite pour souffrir comme il faut les peines contre la foi, sans s’amuser à les combattre, cette divine foi s’empare aussi purement et fortement du fond intérieur de cette âme, que les peines contre la foi sont grandes, et qu’ils font perdre terre, c’est-à-dire généralement tout appui à l’âme. Dieu se sert de toutes ces peines contre la foi et souvent dans les choses les plus apparentes, afin que nous ayons moins d’appui, et qu’elles nous tourmentent et nous assiègent plus dans leur fort. Il nous paraît souvent que nous y donnions lieu ; et qu’en vérité ce ne soit point des tentations, mais des doutes véritables, qui convainquent notre entendement et emporte notre esprit : il n’importe ; il n’y a qu’à souffrir et à mourir, sans se mettre en peine de tout cela : car par cette mort nous verrons qu’adroitement la foi s’emparera de notre cœur, et s’y établira comme dans sa place et dans son siège.

13. Vous voyez bien que Dieu par cette manière tient le même procédé qu’en l’oraison pour donner l’oraison : il l’ôte, et l’âme croit la perdre mais d’une façon que dans la suite du temps il ne lui en paraît plus du tout, mais plutôt toutes choses contraires et opposées à l’oraison. Dieu donne ainsi la foi par le manque, et l’augmente très avantageusement par les combats et les peines contre la foi ; par ce que cette conduite efface tous les appuis humains et toutes les idées impures, qui terniraient pour peu que ce soit la foi qui doit être sans image et en pure nudité.

Laissez-vous donc au nom de Dieu dans sa main, et souffrez toutes ces peines sans vous en inquiéter : tenez-vous seulement comme la providence vous mettra de moment en moment ; et quand il sera temps toutes ces contre-images disparaîtront et la vérité subsistera nonobstant tous ces combats.

14. Il y a des âmes à qui Dieu donne cette foi éminemment, sans passer par ces tentations contraires à la foi ; Dieu se servant de beaucoup de peines et d’obscurités qui peu à peu précipitent l’esprit humain dans cet océan sans fond. Dieu se sert indifféremment de tout ; tantôt c’est du naturel, sujet aux peines contre la foi ; tantôt pour d’autres d’un grand cœur et d’un esprit étendu, il se sert des obscurités et des ténèbres effroyables ; quelquefois de l’un et l’autre ; souvent aussi sans consulter rien du naturel dans la créature, il agit selon son plaisir, et se sert de toute chose comme je viens de dire pour produire ces divers effets surnaturellement. C’est pourquoi vous ne devez pas vous arrêter à examiner d’où viennent vos peines, ce qui cause tels effets ; il suffit que chaque chose soit en la main de Dieu pour s’en servir comme il lui plaît. Il y a donc à s’y soumettre et laisser opérer Dieu par le moyen qu’il choisit, jusqu’à ce qu’enfin vous soyez capables de l’opération de Dieu en lui-même, qui pour lors ne reçoit nulle distinction ni différence par le naturel ni le surnaturel dont il se sert, demeurant toujours en lui-même très pur quoi que mélangé en la créature, c’est-à-dire dans les choses par lesquelles il agit.

15. Il faut remarquer qu’il est de grande conséquence afin que Dieu prenne possession d’une âme, qu’elle cesse ses opérations propres, et ainsi qu’elle ne se porte pas par simple intention aux actions de vertu, de charité et de sainteté ; mais bien qu’elle y soit appliquée par la main de Dieu. Cet état d’anéantissement est bien long ; et Dieu prend plaisir durant tout ce temps de priver et d’ôter à l’âme tout ce à quoi elle pourrait s’appliquer, soit naturellement ou surnaturellement : il lui ôte ses œuvres de charité pour la mettre en solitude ; et lui dérobent les pratiques de vertu pour les lui donner plus substantiellement, et ainsi généralement tout le reste. Mais quand il semble bon à Dieu, il le lui rend l’une après l’autre, et l’y appliquent tout de nouveau : et comme Dieu en privant et en ôtant ses actions, devenait le principe des mouvements de l’âme ; aussi en redemandant et en donnant les mêmes actions il continue à en être le principe.

16. C’est pourquoi il faut vous tenir également en la main de Dieu, pour être comme il veut, et pour faire ce qu’il désire. Puisque donc votre âme depuis bien des années n’avait plus nul penchant, ni inclination pour des actions de charité envers le prochain, et que maintenant ce penchant et cette inclination reviennent, laissez-vous y aller doucement et suavement, comme un enfant conduit par la main de sa mère : laissez-vous à la providence divine qui vous présente ses actions de charité, et vous y tenez autant que la même providence vous marquera le vouloir de vous, n’y ajoutez ni n’y diminuez pas : mais seulement faite de jour en jour, et de moment en moment ce qui se présente, et quand la même providence ne vous présentera plus les occasions de pratiquer la charité, cesser de le vouloir et de vous y appliquer.

Ne craignez pas que ces actions faites de cette manière vous dissipent et vous éloignent de l’esprit intérieur ; tant s’en faut, que vous expérimenterez qu’étant faites par le mouvement divin, et par le moment de la providence qui vous y applique, elles ôteront et elles effaceront beaucoup d’images de repos, d’oraison, de récollection et autres choses, qui sont un certain milieu et entre-deux, qui gâte et ternit encore la foi nue ; et ces actions faites de la manière que je viens de dire, précipitent immédiatement dans la foi nue. Et voilà pourquoi quantités de saints qui nous paraissent fort actif, comme saint François Xavier et quantité d’autres ont été d’un centre très éminent et d’une foi très pure, et très vive.

17. Mais le tout est de se tenir et se laisser très librement en la main de Dieu, pour aller et venir comme il Lui plaît, pour être tantôt d’une manière et tantôt de l’autre, tantôt en solitude et tantôt en action, quelquefois en repos et le plus souvent dans les croix ; et par toutes ces vicissitudes qui sont parfois momentanées, Dieu nous dérobe amoureusement et d’une manière inconnue notre propre opération, pour mettre la Sienne en sa place, et par là Il est et vit en nous comme Il désire.

18. D’où vient que le grand secret en cette vie n’est pas d’avoir ceci ou cela, quelque saint et éminent qu’il soit, mais bien que nous l’ayons et que nous opérions par l’opération de Dieu, sans nous arrêter à ce qu’Il fait ou à ce qu’Il ne fait pas, toutes ces choses n’étant que passagères ; mais pour l’autre, c’est ce qu’il peut y avoir de permanent et d’immobile dans la vie. D’où vient que les âmes [113] qui ne sont pas suffisamment éclairées de la lumière divine pour faire cette distinction, s’arrêtent plus facilement et naturellement aux images de ce qu’elles ont ou de ce qu’elles n’ont pas, qu’à l’opération divine, et ainsi elles sont aussi mobiles que les moments sont vides et changeants, mais lorsqu’elles viennent à découvrir que l’opération divine est le solide et qu’il n’y a aucun moment qu’elle ne travaille dans notre âme, quoiqu’il nous arrive, elles s’y tiennent, bien que sans lumière et sans goût. Et ainsi elles établissent leur vie sur le solide et la pierre ferme : elles vont, elles viennent, elles travaillent, elles se reposent, elles font beaucoup, elles ne font rien ; et généralement elles font tout selon que la Providence le demande d’elles.

Et voilà comme il faut être en solitude ou en action, et faire de cette manière toutes choses, et toujours avancer sans jamais en désister un moment ; car Dieu ne cesse jamais d’opérer et de vouloir opérer dans notre âme.

Laissez-vous donc aller doucement aux actions qui se présentent dans votre état, tout le temps et en la manière que la providence de Dieu le marquera.

19. Pour vos défauts il ne faut pas vous imaginer que votre âme doive être impeccable, pour être dans l’esprit d’oraison et de foi. Dieu s’en sert très souvent pour faire mourir l’âme, et pour lui dérober une opération délicate qui est en elle : car comme il n’y a rien de plus doux à la créature que l’amour-propre, et que sa propre excellence ; quand il lui a arrivé quelque défaut, au même temps toute la nature se met en trouble pour y remédier, et aussi fortement que la perfection ou le péché est grand ; la nature qui soigne toujours à son bien-être, se revêt de toutes sortes d’inventions, et il n’y a rien dont secrètement elle ne fasse usage pour le réparer, et ainsi d’un million d’autres mouvements qui s’élèvent dans l’âme, et qui la portent à agir pour remédier à sa faute.

20. Autrefois cette manière était utile et sainte à votre âme, et la purifiait, parce que c’était des retours des puissances et des sens dont l’âme devait faire usage pour sa purification ; mais depuis que l’âme approche de Dieu immédiatement, elle ne doit plus opérer par ses puissances de cette manière, mais bien en repos et en perte et en vive foi ; et par là vous y remédierez et mille fois mieux que par les moyens passés et consommés. Je dis plus, que votre âme ne ferait plus rien par ses mouvements et ses actes, qui dans la vérité ne lui sont plus fructueux : votre âme ne peut plus opérer utilement qu’en unité, repos et perte. C’est pourquoi les âmes qui sont arrivées à cette foi vive et à ce centre, et qui cependant veulent remédier à leurs défauts par des actes de leurs puissances, n’y réussissent en aucune façon, mais plutôt se salissent davantage et s’embrouillent, se dérobant de l’unité et de la perte où elles sont.

Ce n’est donc qu’en se perdant doucement en nudité, et de cette manière dont j’ai parlé bien à fond dans les autres lettres que je vous ai écrites, que l’on fait tout sans s’en apercevoir, et ainsi les défauts servent à ces âmes infiniment pour étouffer plus promptement [115] l’amour-propre et ce délicat que nous avons sur nous-mêmes, les jetant ainsi dans l’océan infini de Dieu, où la foi peu à peu nous conduit.

Appliquez-vous à ceci ; car toutes ces choses sont de grande conséquence, afin de vous établir solidement dans la voie où vous êtes, et de vous ôter d’une hésitation, qui fait douter du chemin et qui insensiblement arrête. 1673.

3.31 Lumière de foi

L. XXXI. La divine lumière de foi sollicite l’âme à se purifier, puis à chercher la présence de Dieu en son intérieur, et enfin au lieu de cette présence elle substitue la divine Providence, qui lui fait trouver Dieu non seulement dans l’intérieur, mais aussi en son extérieur. Degrés et progrès de cette lumière de Providence, qui lors qu’on y est fidèle, découvre et donne Dieu par tous les moments de la vie.

1. Il est très vrai qu’il faut qu’une âme ait un commencement de lumière divine pour découvrir Dieu dans ses providences en notre état et notre condition : mais aussi quand une âme est assez heureuse d’être enrichie de ce sacré trésor, elle voit et remarque Dieu et sa divine conduite en toutes choses ; non seulement aux grandes, mais même aux petites : ce qui commence de calmer beaucoup un cœur, et de l’incliner à se contenter de tout ce que Dieu ordonne d’elle, et de tout ce qui lui arrive de moment en moment ; car tous ces moments dans la suite, ne sont pas moins que Dieu à telle âme.

2. Où il faut savoir qu’avant que de pouvoir découvrir Dieu en ses providences en notre état, il faut que la lumière de foi soit déjà grande et même beaucoup avancée : car quand elle ne fait que commencer, son inclination est de solliciter l’âme à la pureté intérieure sur les commandements et sur les conseils.

L’âme ayant fait progrès par son moyen en cette pureté, insensiblement et comme sans savoir le comment, la foi et la lumière divine, qui n’est que la même chose, insinue en l’âme une inclination pour la divine présence, laquelle l’âme va cherchant en elle et en son intérieur, par le moyen de la foi, qui donne à l’âme un million d’inventions, pour chercher Dieu, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre.

L’âme ayant fait beaucoup de progrès en cette divine présence par le moyen de cette divine lumière et ayant beaucoup trouvé Dieu en elle et l’ayant goûté souvent insensiblement, ce Dieu infiniment amoureux de Sa créature la mène plus avant. Pour cet effet, Il cache Sa présence que sa foi découvrait, et pour lors sa foi augmentant, Dieu substitue Sa Providence au lieu de Sa présence, où il y avait toujours quelque chose d’agréable et de perceptible ; et comme la foi lui faisait chercher et trouver la présence de Dieu en son intérieur comme en oubliant et en outrepassant tout dans un certain calme et oubli de toutes créatures, l’âme ayant été longtemps en cet exercice et y ayant beaucoup profité, pour lors la lumière divine substitue au lieu de Sa présence, Sa providence. Et ainsi quoique la [117] Providence soit Sa présence, cependant cette présence en lumière de foi Le faisait chercher intérieurement pour L’y trouver ; et cette foi donnant Sa providence, non seulement fait trouver Dieu intérieurement et dans son plus profond fond, mais dans tout son extérieur : car tout ce qui est providence sur elle et en son état, est présence de Dieu véritable. Ainsi par ce degré de foi qui est bien plus avancé et plus grand, non seulement l’âme peut et doit trouver Dieu en son intérieur et en son fond, mais elle Le trouve en son extérieur et généralement en tout ce qui est ordre de Dieu sur elle, de manière que, dans le degré de présence, elle ne pouvait par sa lumière trouver Dieu qu’en se recueillant intérieurement ; mais quand la foi est assez accrue pour lui donner et pour lui communiquer Sa providence, elle trouve Dieu et Le goûte, non seulement en son intérieur mais encore en son extérieur et généralement en tout ce qui lui arrive en son état.

4. Si le pays de la présence de Dieu en lumière de foi est ample et de grande étendue, celui-ci de providence et d’ordre de Dieu, est bien plus grand, et demande une lumière divine et de foi bien plus grande.

Cette lumière de foi en degré de providence et d’ordre de Dieu étant supérieure à la présence de Dieu, renferme toujours et contient sûrement tous les degrés inférieurs et ainsi elle a la grâce et la lumière du degré de présence ; c’est pourquoi plus la lumière de foi croît en ce degré, plus la présence divine augmente.

5. Ou il faut remarquer comme une chose de grande importance, que la lumière divine de foi a des degrés infinis, et qu’en ce degré de foi de providence divine elle commence toujours par les plus grands objets, c’est-à-dire qu’elle commence toujours à découvrir les providences plus manifeste et plus de conséquence ; et ainsi peu à peu à mesure que la foi augmente, elle découvre de plus en plus les objets qui sont moindres, jusqu’à ce qu’enfin cette foi devienne si grande qu’elle fasse voir jusqu’aux atomes : et pour lors la foi est très grande, faisant remarquer des merveilles en tous les moments de la vie, et en toutes les moindres rencontres qui nous arrivent. Il ne se perdra pas un cheveu de votre tête sans la volonté de mon Père, dit notre Seigneur371.

Tout au contraire la même foi en degré de divine présence, et même de pureté, comme j’ai dit, commence toujours par peu, et va toujours grossissant son objet ; car au commencement elle découvre peu la divine présence, et l’âme étant fidèle dans son exercice de pureté, peu à peu trouve la présence de Dieu plus grand et plus manifeste, jusqu’à ce qu’enfin cette divine présence lui soit très découverte et hautement manifestée.

Mais en ce degré de foi de providence divine, les choses vont tout autrement : elle montent du grand au moindre, et ainsi de degrés en degré, jusqu’à ce que l’âme tombe dans le néant, c’est-à-dire qu’elle trouve que le rien soit le tout, et que vraiment le tout soit le rien de tout ce qui lui arrive, et que l’âme a de moment en moment.

6. Vous me demandez peut-être pourquoi ce changement de route si contraire en la lumière divine ? Je réponds que cela vient de l’extraordinaire démarche du Verbe Incarné, qui s’est caché dans le néant et dans le fumier de la nature humaine : si bien que le moyen pour trouver Jésus-Christ dans son magnifique état, et son sublime Mystère, c’est de le chercher et de le trouver dans le rien de chaque moment de la vie par sa providence. Tout ceci demanderait un très gros volume pour crayonner seulement un peu les démarches du Soleil éternel dans l’intérieur d’une âme qu’il destine pour soi : mais comme cela serait trop long, je me contente de vous dire ceci en passant afin que cela vous fasse voir quelque chose qui vous console et vous aide pour suivre les démarches de la lumière divine avec plus de facilité. J’en dis peu ; car sur chaque passage il faudrait un très long écrit : mais étant ensemble, la vive voix y suppléera ; et de plus nous avons déjà tant et tant parlé de ses divines démarches, et j’en ai déjà tant et tant écrit, que ceci n’est que pour vous en renouveler un peu la mémoire, et pour vous consoler dans les peines que vous trouvez par ce chemin.

7. Ce n’est pas que Jésus-Christ ayant porté le poids du jour, n’ait porté le principal des peines que nous y devrions rencontrer : mais comme les épines de sa croix en sont le plus divin et brillant éclat, il est impossible que l’on ne les sente. Ce qui fait que dans le degré de providence en lumière divine on trouve de si fâcheuses rencontres, qui nous paraissent être comme naturelles dans nos états, mais qui cependant sont très divines dans le secret de la très sage providence. C’est pourquoi elles en accablent les saints et vivifient les autres ; elles accablent ceux et celles qui ne sont pas disposées divinement pour y trouver la divine providence ; mais elle vivifie ceux qui par ces exercices successifs de pureté, de présence et enfin de providence, sont capables de la lumière divine, pour trouver et faire usage de cette divine providence dans tout ce que nous rencontrons dans nos états.

Il faudrait ici un long discours sur le bonheur des saints et le malheur des autres : car les mêmes croix qui sanctifient les uns damnent les autres, ce que nous voyons arriver dans tous les hommes, si nous remarquons leurs états et leurs conditions.

8. De là tirez des lumières pour être fort fidèlle à la grâce que Dieu vous donne, afin que vous alliez de degré en degré. De plus voyez aussi par là, que plus la lumière augmente en votre âme, plus elle vous doit manifester clairement les moindres rencontres de votre état, et de votre vie, afin de trouver vraiment Dieu, qui y est pour vous et pour votre sanctification.

Ne voyez-vous pas par votre expérience journalière comment le soleil se levant et faisant son aurore, découvre premièrement les plus gros et manifestes objets, et que peu à peu s’avançant dans sa course, il devient plus clair et plus élevé, et découvre ainsi chaque chose plus manifestement, jusqu’à ce que le plein jour soit en son plein midi, et alors non seulement il n’y a coin ni recoin qu’il n’éclaire, mais encore il découvre et l’on voit par son moyen les moindres atomes. Voilà proprement les démarches de la lumière divine et du soleil éternel en foi pour manifester les objets divins de sa divine providence.

Or pour pouvoir expliquer la beauté que l’âme découvre en la moindre chose, et en la moindre rencontre, il faut aller à l’expérience. Car celui qui l’a vu, le sait ; et nul ne le peut comprendre sans expérience. Et pour avoir cette expérience, il faut être fort fidèle aux démarches de cette divine lumière selon ce que je viens de dire.

9. Mais comme votre âme par une grâce spéciale commence à goûter la foi et la lumière divine dans les providences de votre état, soyez fidèles aux démarches de cette divine providence par laquelle la foi opérera en vous ; ne perdez pas un moment de ses démarches sans vous amuser à les comprendre ni à les goûter. Quand donc ces divines providences vous sont plus manifestes, comme celles que vous me marquez, laissez-vous en la main de Dieu et vous calmez pour y faire tout ce que Dieu vous demandera, mourant et expirant par là autant que vous verrez que Dieu le désirera par cette providence.

Quand il n’y a rien de si manifeste et qu’il y a seulement une rencontre de mille choses très différentes qui se rencontrent confusément, pour lors possédez davantage votre âme en présence et en calme divin, afin que vous demeuriez plus purement en la main de Dieu. Et comme ces communes et petites rencontres, semblent davantage vous détourner de Dieu et vous aveugler, soyez pour lors plus fidèle que dans les autres où l’ordre de Dieu vous est plus manifeste ; et vous trouverez dans

La suite, que tout cela vous est autant ordre de Dieu, que les autres, et même encore plus, y ayant moins de l’humain et du sensible de vos sens. C’est pourquoi toutes ces menues choses des providences de votre état, font plus mourir sans comparaison que les autres, et aussi font plutôt tomber dans le naturel et dans les faiblesses que les grandes rencontres.

10. Mais il est très vrai que quand l’âme est assez fidèle pour porter le poids de toutes ces menues rencontres de providence, et qu’elle est assez clairvoyante pour y découvrir beaucoup l’ordre divin, pour lors tout cela donne Dieu très hautement et très continûment ; ce que l’on remarque singulièrement par la pureté intérieure que telle petite rencontre cause. Tant il est vrai qu’elles vont toujours combattant directement et sans y manquer, tous nos faibles et tout ce qu’il y a à mourir en nous : c’est pourquoi elles sont plus fortes et nous sommes plus faibles à leur égard, qu’à l’égard des grandes, qui pour l’ordinaire ne sont dirigées de Dieu que pour la pratique de quelque vertu ; mais ces rencontres menues et ordinaires vont toujours et incessamment à notre mort, et mort très cruelle et très pénible.

11. Ceci ne paraîtrait pas vrai à une personne qui n’aurait pas la lumière divine au point dont nous parlons, mais plutôt paraîtrait être une chanson ; par la raison que les hommes du commun et même d’une lumière bien avancée, négligent ces rencontres ordinaires, les estimant comme inutile dont il ne faut pas faire état, et qui même pourrait amuser en s’y arrêtant, n’y ayant à ce qu’ils pensent, rien de considérables dans nos états et conditions, que ce qui est considérable par sa conséquence objective, c’est-à-dire manifeste et sensible, sans regarder tout cela dans son principe divin, qui est la conduite et la providence de Dieu sur chaque âme en son état.

Oui, mais me direz-vous, l’observation de toutes ces choses peut mettre de la confusion et de la multiplicité dans les âmes. Cela est vrai pour qui voudrait prendre ceci comme une pratique, n’ayant pas la lumière divine et la foi qui fait voir tout cela sans se multiplier, et qui fait découvrir tout ce procédé en moment éternel, c’est-à-dire en chaque moment de la vie de chaque créature ; et ainsi cette divine providence au lieu de multiplier dénue, ôtant tout à une âme pour la mettre toute nue en abondon dans les bras, et dans le cœur de Dieu, où cette divine providence conduit par tous les divers chemins et détours journaliers. Et vous voyez par là que non seulement toutes rencontres de notre état sont de Dieu, mais qu’elles sont Dieu ; et de plus que les grandes providences ne sont pas plus Dieu que les petites, et les communes ; mais que même souvent les plus communes sont plus Dieu, nous faisant davantage mourir.

12. Cette lumière que vous m’exprimez touchant les providences divines, est assurément de Dieu ; comme aussi cette paix et cette joie : c’est une augmentation de votre lumière, qui me marque qu’elle travaille et qu’elle est vraiment en votre âme ; ce qui vous doit consoler et certifier dans les temps des brouillards et des ténèbres intérieures. Et il faut remarquer que cette foi est dans le fond de l’âme et non dans les sens ; car elle est trop générale pour leur capacité. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner durant que les providences ne font que nous écraser et nous moudre sans que nous y voyions goutte : cela se fait afin de crever les yeux de notre propre suffisance et de notre orgueil, et de nous ouvrir par là les yeux de notre fond plus intime et profond. Et par là on commence à goûter avec joie cette divine Providence écrasante et on admire le bonheur que Dieu donne à une âme par tous les moments de sa vie.

13. Cette lumière de foi, comme je vous le viens de décrire obscurément, cause une inclination perpétuelle à la pureté intérieure, découvrant incessamment nos pauvretés, car il y en a en tout et par tout, tout étant corrompu ; et il est impossible que cette pureté s’opère que par cette divine lumière, laquelle va toujours découvrant ce qu’il y a d’impur non seulement à chaque moment, mais en tout et par tout, et par là l’âme est sollicitée à se rectifier. C’est pourquoi selon ces instincts lumineux, possédez-vous en une paix humble dans la présence de Dieu et tâchez doucement comme en vous détournant de ces impuretés découvertes, de vous tourner vers Dieu intimement en vous, car par ce détour de volonté qui est plutôt fait qu’il ne se dit, l’âme désavoue sa misère et se purifie dans la pureté même. Il ne faut pas s’amuser de faire et refaire incessamment cela : car quoiqu’il paraisse à l’âme qu’elle n’avance en rien, elle avance infiniment ; et ce n’est que dans la suite qu’elle découvre l’avancement de la pureté de son fond corrompu, qui est comme un rocher qu’il faut peu à peu diminuer.

14. Tout ce que vous me dites en cette article de la vue de votre corruption et de vos misères est très vrai, comme vous me l’exprimez. Travaillez-y doucement en cette manière ; et il est bon que vous vous en ressouveniez selon cette expression, afin de peu à peu les rectifier. Ayez donc bon courage et ne vous étonnez jamais des difficultés : continuez au nom de Dieu selon tout ce que vous me marquez, vous laissant exercer par la volonté des autres, et que vous servant de tout pour mourir en tout. Ceci est très cruel et très rude, mais ensuite l’on en voit un effet souverain et admirable, et que les créatures remarquent très bien quoiqu’aveugles en tout.

15. Il est très vrai que la croix, et les peines qu’elle cause, donne une vie qui vivifie. C’est pourquoi vous avez très bien remarqué que votre croix en cette rencontre, et les sacrifices que vous avez faits, ont donné une agilité à votre âme : cela sera toujours en toute rencontre. Et cette agilité n’est pas seulement dans vos sens ; elle est encore plus dans votre fond, ayant été pénétré d’une vive douleur et d’une juste douleur ; comme étant pour une personne que Dieu vous a choisie et donnée : Dieu veut que vous l’aimiez de toute l’étendue de votre âme ; et Dieu veut que dans les rencontres vous lui fassiez un million de sacrifices de cet aimable objet que Dieu vous a donné.

16. Assurez-vous que l’un et l’autre sont de l’esprit de Dieu en votre âme, et la sensibilité que vous avez avec justice pour une personne si chère, et aussi la croix que vous avez ressentie jusque dans le plus intime de vous. Dieu l’a permis et l’a voulu sur vous, afin de vous sacrifier à sa bonté ; et Dieu le voudra dans toutes les rencontres de providence, où telles croix vous arriveront. Mais remarquez bien que comme tout cela est de Dieu, la paix succède au sacrifice cruel que votre âme en fait.

17. Si vous êtes fidèle à continuer votre travail, et à mourir à vous-même en paix et en esprit d’humilité, vous verrez les effets de l’esprit de Dieu en vous. Ne vous étonnez jamais de vos pauvretés, sécheresses et de votre vide de toutes vertus, au contraire animez votre cœur pour chercher cet Aimable qui Se cache si avant dans la sombre forêt de vos misères, afin que vous perdant en Le cherchant, vous Le trouviez, heureusement pour vous, dans le fond inconnu de votre cœur et de vous-même.

3.32. Se voir en Dieu.

L. XXXII. Les âmes unies en Dieu se voient et se servent en lui, quoique absent pour arriver en à cette vie en Dieu, il faut passer par bien des morts, qui naissent ordinairement des plus petites choses de notre état. Comment y être fidèle en passiveté et pertes. Nécessité de tout outrepasser.

1. Je vous assure, Madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de [127] cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu.

Assurez-vous donc, Madame, que j’ai et que j’aurai grande joie de vous pouvoir être utile en quelque chose en vous répondant et vous disant en simplicité les petites lumières que Sa Bonté me donnera et que je souhaite vous être fort efficaces. Pour ce qui est de la reconnaissance, il n’en faut point d’autre sinon de se voir et de se trouver en union en Dieu, chacun selon sa manière et son degré ; et là, on se rendra plus que tous les compliments humains ne pourraient nous dire.

2. C’est la misère présente du monde qui ne fait agir que par les sens et qui tient toute autre manière comme une chose chimérique et non réelle. D’être privé de ses amis et de toutes choses généralement dès que les sens ne les aperçoivent plus, cette manière des sens est l’origine de tant de croix pour les hommes et les rend si misérables dans la vie présente qu’on peut dire sûrement qu’une personne commence d’être malheureuse dès cette vie aussitôt qu’elle naît, et qu’elle ne finit son malheur qu’en mourant, supposé qu’elle soit sauvée. Mais au contraire les âmes qui sont assez heureuses de pouvoir trouver Dieu en soi dès cette vie, commencent leur bonheur dès aussitôt que cette lumière commence, et ce même bonheur va toujours augmentant autant qu’elle leur donne Dieu [128] de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elles soient en état de pouvoir voir et converser par ce moyen : car assurément l’âme, dans la suite, peut être si bien en Dieu qu’elle y trouve toutes choses et y jouit de tout. Les sens n’ont pas toujours là leur compte, mais, à la suite que la divine lumière qui cause ce bonheur s’augmente, elle les calme et réduit peu à peu à la raison, voyant qu’encore qu’ils ne trouvent pas toujours selon leurs désirs toutes choses, ils ne laissent pas de les avoir plus abondamment sans comparaison que s’ils les avaient par leur moyen. Et ainsi comme Dieu est l’infaillibilité même et le principe de toute fidélité, bonté et amour pour les créatures, ayant le moyen d’en jouir fort facilement, on trouve là sans peine le moyen de se contenter. Il est donc d’importance très grande de mourir peu à peu au procédé des sens, à leurs façons d’agir et à leurs lumières, afin que, se servant de la foi qui nous fait être et demeurer facilement en Dieu et y trouver tout notre nécessaire, nous y trouvions aussi notre joie véritable, et généralement tout ce qui nous manque.

3. Ceci paraît fort difficile et souvent impossible aux personnes qui n’en ont pas l’expérience et jugent selon les sens, mais en vérité, je ne saurais exprimer combien il [cela] est facile aux âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de la foi et qui ne s’amusent à rien discerner selon les sens, mais bien qui voient tout et jouissent de tout selon la foi.

C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière, car en les trouvant on ne laisse pas [129] d’avoir Dieu et de jouir de Lui. Et au contraire, quand on a ses amis et qu’on est occupé par les sens, pour l’ordinaire on est peu en Dieu et on leur est peu utile.

Ce n’est pas [le cas lors] qu’ayant trouvé Dieu par la foi, quoique l’on soit avec ses amis et que l’on travaille pour eux avec les sens, on ne laisse pas d’être en Dieu et qu’ainsi ils n’occupent pas mais plutôt renvoient l’âme en Dieu par le petit travail et service qu’on leur rend à cause de la charité qui est exercée.

4. Il faut bien savoir qu’une âme destinée à arriver en Dieu et à jouir de Dieu en foi de la manière susdite est destinée à la mort et qu’elle peut bien s’attendre incessamment à mourir par toutes choses. Il y a une Sagesse qui accompagne tous les moments de telle âme pour lui faire trouver l’occasion de mourir et des morts en toutes choses : je dis une Sagesse, car assurément ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui font mourir au point qu’elles nous causent la mort, mais bien un secret de Sagesse de Dieu qui s’y rencontre et qui nous les approprie si bien que nous trouvons à chaque moment de notre vie que c’est vraiment cela qu’il nous faut pour mourir à nous-mêmes.

5. Ce n’est donc pas [sic] pour l’ordinaire les grandes choses qui nous donnent la mort en nous accablant, mais bien un million de petites qui se rencontrent dans notre état et qui semblent fourmiller et naître à l’improviste, si bien que nous ne sommes pas plutôt crucifiés par une qu’une autre succède. Et ainsi il nous paraît (si l’âme est fidèle à sa lumière et à Dieu) que selon que l’âme avance ses démarches, les [130] croix aussi la précèdent et font vraiment le vide que Dieu qui suit ces croix remplit. Car telles croix vont toujours faisant mourir l’esprit et la raison en attaquant un million de petites recherches d’amour propre que nous remarquons bien ensuite à la venue de Dieu, qui faisaient plénitude et qui, par conséquent, l’empêchaient. Tout ce qu’il y a à faire c’est de mourir sans mesure, sans règle, sans ordre. Dans la suite on trouvera que ce procédé de mort par toutes les petites rencontres de notre état et condition faisant beaucoup naître la lumière de Dieu en nous et nous mettant de plus en plus en Dieu, y met ordre et arrange merveilleusement bien ce que nous croyons se gâter et se renverser par les morts et par les croix.

6. [C’est là] où il faut remarquer que toutes telles croix et morts attaquent toujours puissamment les sens, la raison et par conséquent tout le procédé humain et font par là insensiblement, et comme sans s’en apercevoir, régner magnifiquement la foi au-dessus des sens et de l’esprit. C’est par là que l’âme se dérobe de ses sens, de sa raison et de tout son peuple, je veux dire de ses passions et de ses appétits pour entrer et vivre dans la région de l’esprit ou, pour mieux dire, dans la région de la foi où elle trouve Dieu en vérité et plus facilement que nos yeux ne trouvent le soleil en rase campagne et en plein midi. Mais, ô malheur ! le procédé des sens est si difficilement détruit, et les morts et les croix leur sont si amères qu’incessamment ils attirent l’esprit éclairé de la foi à leur compatir et à s’amuser à ce qui les étourdit.

7. Soyez donc fidèle, je vous prie, à ne pas laisser passer le moindre moment de ce qui vous arrive par providence parce que chaque moment de mort est infiniment précieux, la vie divine y correspondant. D’abord l’âme est en peine au milieu de ces morts comment elle en usera et comment elle s’en servira. Mais un peu de courage et de patience, et vous trouverez que votre âme s’y ajustera si bien qu’elle y trouvera son bonheur, y trouvant Dieu. N’avez-vous jamais vu travailler à une statue de pierre ou de marbre ? Les premiers coups de ciseau et de marteau qu’on y donne semblent gâter et défigurer cette masse, mais quand à force de coups elle commence ensuite à recevoir quelque figure, pour lors, on remarque avec joie ce que les coups qui suivent font pour former et polir cette statue.

8. Il est vrai que du premier abord que l’âme entre dans le procédé de la divine Sagesse en mort, ce n’est que comme une confusion, quoique en paix, à laquelle on s’abandonne par une lumière au-dessus de soi, et comme se soumettant à l’ordre de Dieu. Mais à la suite que ces croix et ces morts donnent Dieu, l’âme est [si] surprise du bonheur qui lui vient par ce moyen qu’elle devient paisiblement amoureuse des croix et des morts, d’autant qu’elle remarque par un miracle qu’elle ne comprend pas ni ne peut comprendre que, comme cette statue vient en quelque manière du fond de la pierre, aussi ces morts font rencontrer Dieu ou deviennent Dieu par le fond de l’âme, si bien qu’autant qu’elle meurt autant elle vit et voit pour lors la mort comme source de sa vie. [132] Ce qui fait qu’elle estime infiniment toutes les petites occasions qui lui arrivent, ne pouvant faire aucun choix pour ce qui les concerne et aussi ne pouvant ne les pas recevoir avec un accueil tout plein d’amour quoique souvent insensible. Et ainsi l’âme trouve que tout son bonheur est de se laisser en la main de la Providence pour tout choix, pour toute élection et pour toute sa conduite.

9. Car les âmes qui sont destinées à mourir de cette manière en foi, doivent tellement mourir à elles-mêmes que dans la suite elles ne voient pas un moment qu’elles doivent choisir pour être d’une manière ou d’une autre, pour être dans un lieu ou dans un autre, pour être d’une façon qu’elles pourraient désirer ou d’une autre. Mais plutôt elles demeureront toujours dans la main de Dieu pour tout et toutes choses leur seront égales. Et au contraire, quand l’âme y a quelque part, il n’en va pas de même. Car toutes choses déchoient autant de leur opération pour donner Dieu à [une] telle âme qu’elles sont dans Son choix et dans Sa volonté.

Oui, mais, me dira-t-on, c’est donc une étrange captivité de n’user et de ne pouvoir user en rien de sa propre volonté ! C’est là au contraire que commence la vraie liberté, et autant que nous sommes en la main de Dieu pour n’avoir que Son unique conduite, autant le cœur se trouve vraiment en liberté.

10. Si l’âme n’avait expérimenté cet effet admirable de toutes les petites morts et croix de l’état d’une âme en foi, elle ne croirait jamais que telles dispositions pussent arriver à un si sublime état ; cependant il est très vrai et il n’en faut nullement douter. Il est même [133] de grande conséquence d’accommoder peu à peu par la lumière d’autrui les sens et l’esprit à cette divine lumière afin de recevoir de moment en moment toutes les morts et toutes les croix qui arrivent, sans hésiter pour s’en délivrer, en les côtoyant et en se laissant perdre et mourir avant qu’elles le peuvent faire. Car par là, la divine lumière s’augmentera beaucoup et, peu à peu, elle nous fera voir par notre propre fond la vérité que nous découvrons par la lumière d’autrui, de manière qu’à la suite qu’une âme commence de s’avancer en Dieu, elle soupçonne l’accroissement et l’augmentation des démarches de Dieu par les croix et les morts qui lui surviennent, de sorte qu’après plusieurs expériences chaque moment de croix ou de mort lui devient infiniment précieux, ce qui la sollicite à demeurer en pauvreté et perte autant qu’elles sont et subsistent.

11. Et afin d’expliquer davantage ceci comme une chose fort nécessaire, posons une âme qui soit en Dieu et en lumière divine : une affaire de son état, un embarras, un procès, une faiblesse qu’elle commettra (et ainsi de tout ce qui peut arriver généralement, car je n’excepte rien) y mettant l’abjection et la confusion qu’on peut avoir dans le monde, quelque chose, donc, de pareil lui embarrassera l’esprit, y jettera de l’obscurité et du trouble et un million d’autres effets qui paraissent effacer les traces de Dieu, embourber l’âme en elle-même, la jeter dans les embarras et lui causer un million d’effets tout contraires à ce qu’elle juge lui être nécessaire selon son degré d’oraison. L’âme, désireuse de sa perfection en [134] son commencement, voit tels effets de mort, travaille aussitôt, et même doit travailler pour trouver Dieu et ajuster ce que tels effets ont pu gâter. Mais au degré que j’écris, à telle âme il n’y a qu’à subsister passivement et porter l’effet de la mort en passivité nue tout le temps qu’elle durera, et l’on verra que la pointe de la mort donnera la vie et fera ainsi autant de jour qu’elle a été longue, pénible et renversant tout notre procédé propre et toute notre façon d’agir envers Dieu. Et cette manière dure jusqu’à la fin de la vie, changeant cependant selon le degré de lumière de plus au moins.

12. Par là, Madame, vous voyez combien vous devez priser chaque moment de mort et de croix de quelque part qu’elles viennent et que vous leur devez donner un favorable accueil dans votre âme. Il est vrai, Madame, que nous avons un grand voyage à faire et dont on ne voit l’éloignement que lorsque l’on est déjà beaucoup avancé dans le chemin, ce long voyage étant d’aller du fini à l’infini, du créé à l’incréé, de l’impur à la pureté même, et enfin de la créature en Dieu. Or quand l’âme commence déjà à sortir d’elle-même et par conséquent à goûter un peu de l’Être infini qui est infiniment au-dessus de la créature et infiniment éloigné de ce qu’elle peut avoir et de ce qu’elle peut goûter, il se fait en elle un certain désir, un instinct inconnu de tout outrepasser et de ne se pouvoir contenter de rien qu’elle ait. Il semble que l’esprit dit toujours en sa course et en s’avançant : « ce n’est point ce que j’ai que je cherche », et qu’il se fait un certain mouvement, [135] inconnu, d’avancer toujours, que l’on a et que l’on n’a rien, que l’on désire tout et que l’on ne désire rien, et qu’ainsi en vérité l’âme est en tout ce qu’elle a pour l’intérieur et en tout ce qui lui arrive comme un voyageur est pour les hôtelleries : il y passe et il y demeure autant que la nécessité le requiert mais non pas pour s’y arrêter, et ainsi il est toujours en mouvement, quoique en repos. Cette disposition de votre esprit est vraiment une touche de Dieu et une disposition certaine de Son approche, laquelle doit augmenter autant que Dieu S’approchera encore davantage. Et même, les âmes qui sont beaucoup arrivées en Dieu et qui ainsi sont au-dessus d’elles-mêmes, ne jouissent jamais un moment de ce qu’elles ont, ne jouissant jamais de Dieu que par ce qu’elles n’ont pas.

13. Il faut qu’une âme ait un peu d’expérience pour entendre ceci et pour comprendre l’agilité et la course que Dieu imprime en une âme aussitôt qu’Il l’approche de Lui et la met en Lui. Il suffit que je vous assure que cela doit être tel sans plus nous étendre sur cela qui serait de longue déduction, d’autant que cela est inséparable de Dieu et propre à toutes les âmes qui approchent de Dieu et qui commencent d’être en Lui. Si bien que celles qui sont déjà fort avancées en cet Être infini et par conséquent qui boivent abondamment à la source, et sont jugées heureuses parce qu’elles possèdent abondamment les merveilles qu’on leur communique (soit des perfections de Dieu ou des Mystères et enfin de la jouissance de cet Être infini), sont cependant les plus pauvres d’autant que, quoiqu’elles aient abondamment [136], elles n’ont rien en comparaison des âmes moins avancées : car leurs sens et leurs puissances ne peuvent rien retenir et il faut par nécessité que cette source qui découle abondamment en elles recoule dans la même source en les faisant recouler elles-mêmes avec autant de vitesse en la même source que ce qu’elles reçoivent est grand. Et ainsi il ne leur demeure rien qu’une agilité bien plus grande pour outrepasser tout et aller en se reposant après cet Être infini qui les attire.

14. Vous n’avez donc qu’à vous laisser doucement et suavement aller et faire votre voyage, et autant que vous serez nue et déchargée de tout vous serez plus en état d’avancer. Ne rien avoir de cette manière est beaucoup avoir. Courir de cette manière est vous reposer et jouir pour vous remplir quoique en vous vidant et cela en unité et sans que vous ayez rien à craindre, car pourvu que vous vous laissiez aller et que votre âme se laisse mourir de cette manière en courant après Dieu, elle Le trouvera assurément.

3.33. La mort à soi.

L. XXXIII. Que l’oraison et la solitude n’avance vers l’âme vers Dieu sans la mort à soi, qui seule peut former Jésus-Christ en nous. Avis sur l’oraison comme le moyen pour arriver à la présence de Dieu.

1. J’ai bien de la consolation de recevoir de vos nouvelles et d’apprendre par vous-même le désir que vous avez de votre perfection et de travailler tout de bon à la rectification de tout ce qui n’est point selon l’ordre de Dieu en vous. Je vous assure que je [137] désire de tout mon cœur vous pouvoir être utile à cela qui est capital et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous y aider.

2. Votre solitude et l’état libre 372 dans lequel vous êtes présentement ne vous sera pas une petite aide puisque au contraire c’est un très grand secours d’être toujours attentif sur soi-même pour empêcher ces trop grands épanchements de nature sur les choses où notre inclination se trouve trop naturelle.

Les rencontres qui nous contrarient et auxquelles nous avons peine de nous ajuster en mourant à nous, ne nous dissipent pas tant dans nos conditions et nos états comme celles qui rendent nos inclinations trop pétillantes en nous dissipant et nous faisant trop courber vers les créatures. Usez donc du bon temps que vous avez et l’estimez fort cher afin de retourner plus facilement vers Dieu et de vous animer encore davantage à mourir plus efficacement à vos propres inclinations.

3. Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. L’oraison et la solitude sont bien des moyens que vous devez aimer et que vous devez pratiquer, quoique par ordre et par dépendance à tout ce que Dieu demande de vous en votre condition. Mais pour les occasions de mourir et de vous contrarier incessamment plus selon les vues d’autrui [138] que les vôtres, cela ne vous est pas seulement nécessaire mais indispensablement de conséquence. Sans quoi vous erreriez, toujours vagabonde, désirant Dieu et Le cherchant de tout votre cœur sans jamais Le pouvoir trouver, par la raison que votre inclination naturelle et votre esprit sont toujours alertes pour pouvoir se contenter des choses grandes selon leurs inclinations et selon qu’un certain esprit de suffisance et de grandeur leur donne de mouvement. Et comme vous êtes beaucoup naturelle en toutes choses, votre mort est extrêmement difficile et vous ne devez pas vous étonner de sa longueur ni des difficultés que vous trouvez dans les rencontres. Ainsi il est très certain que cette mort est l’essentiel pour votre intérieur et que vous ménageant doucement le moyen d’oraison et de retraite en mourant à vous, vous devez beaucoup espérer d’arriver et d’approcher de Dieu en gagnant Son cœur et en vous ajustant à Ses inclinations.

4. Ce que je vous dis est de si grande conséquence qu’il est certain que manquant en ce point vous manquez en tout, et que faisant tout le reste sans faire ceci, vous ne faites rien. Au contraire vous faites bien moins que rien, d’autant qu’étant solitaire et travaillant à l’oraison sans une véritable mort, insensiblement on se croit fort avancé et fort intérieur, et dans la suite on trouve qu’on s’est trompé, remarquant ses fautes et ses défauts d’autant que la source en était cachée sous la magnifique apparence de cette oraison solitaire.

5. Je ne puis m’empêcher de vous dire un mot en passant de l’étonnement où j’ai été [139] souvent de remarquer plusieurs personnes s’appliquant beaucoup, soit aux bonnes œuvres, soit à la solitude et à l’oraison, et que cependant je ne remarquais point du tout leur avancement et leurs démarches efficaces vers Dieu : au contraire souvent ces choses les approchaient davantage d’elles-mêmes en leur causant quelque estime, quelque distinction dans le monde, quelque hardiesse et liberté auprès de Dieu, et un million d’autres défauts où l’inclination naturelle prenait secrètement sa vie. Et quand, par providence, venant à découvrir ce secret et la cause de ce désordre, elles remarquaient que tout cela venait du manque de mort et d’usage de chaque chose pour mourir, insensiblement elles se sont aperçues que l’oraison et la solitude qu’elles n’ont pas quittées ont eu un autre effet dans leurs âmes, la mort en vraie humiliation étant la vie qui vivifie l’oraison, la solitude et la retraite. Et de cette manière elles ont fort bien jugé que cette mort devait être leur capital et qu’elles devaient se servir de l’oraison, de la retraite et de la solitude comme de moyens divins pour élever insensiblement l’âme à Dieu en la faisant sortir d’elle-même et de ses inclinations, remarquant très bien que cette mort a des yeux perçants pour pénétrer les moindres atomes des imperfections et pour faire échapper tous les pièges dans lesquels l’âme pourrait tomber sans ce moyen, quoique remplie et ornée de tous les autres moyens qui rencontrent tout leur bonheur en elle et par son moyen.

6. Cette mort donc se sert de tous ces moyens divins admirablement et il faut l’avoir expérimenté pour le bien savoir comme il est. Et [140] lorsque cette mort de soi-même remarque par une raison éclairée qu’il se faut priver de ces divins moyens à cause des empêchements que notre état nous fournit et ainsi que l’ordre divin nous impose pour lors, [cette mort] étant vraiment une Reine et une Souveraine en nous infiniment riche et abondante, elle supplée à tout et fait que l’oraison et la retraite ne pouvant se pratiquer se trouvent merveilleusement en la mort et par la mort de soi-même. De sorte que l’âme expérimente de jour à jour qu’en mourant fidèlement, non seulement elle trouve tout bien mais encore [qu’] elle élève tous moyens divins et tous les exercices de piété de telle manière qu’il n’y a rien qui ne la fasse approcher de Dieu et qui ne fasse un effet en elle merveilleusement efficace pour sa pureté intérieure, [effet] qui la rend non seulement agréable à Dieu mais aussi beaucoup aimable aux créatures avec lesquelles elle est et avec lesquelles elle doit agir.

7. Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années. N’avez-vous jamais pris garde que ces ouvriers qui jettent en fonte ont bien plus tôt donné la figure à un crucifix ou à quelque autre image que ne font ceux qui les font par le moyen de la sculpture ? Il me semble que cette comparaison est fort juste pour exprimer la manière dont Dieu forme Jésus-Christ en nous par le moyen de la mort à soi-même. Ce [141] moyen divin est vraiment une fonte par laquelle tout ce qui est en nous de raison propre, de propres jugements, d’inclinations naturelles, de passions, se fond et se liquéfie et étant ainsi ajusté par la solitude et par l’oraison, se forme en un Jésus-Christ. Ne mourez pas à vous-même, [et] vous vous donnerez bien des coups inutiles et qui produiront peu : faites-le [mourir à soi-même]. Il est vrai que si c’est de la bonne manière, vous vous écraserez et un long temps vous serez embarrassée à cause d’une certaine confusion que cette mort cause. Mais prenez courage : cette confusion et ce mélange qui humilie cause désunion de notre cœur d’avec nous-mêmes, et ainsi fait et exécute vraiment cette fonte dont je vous parle, amollissant notre cœur et le rendant vraiment souple entre les mains de Dieu.

8. Pour ce qui est de votre oraison vous ne devez pas vous étonner de vos sécheresses : au contraire elles vous seront toujours très utiles et nécessaires, supposé que cette mort dont je vous parle soit vraie en vous, car si cela n’était pas, la sécheresse et les divagations vous nuiraient beaucoup. Et au contraire elles vous serviront et vous servent beaucoup en mourant efficacement, et non seulement en vous donnant des moyens de mourir mais encore en vous ajustant pour peu à peu vous tranquilliser davantage. C’est pourquoi ne vous étonnez pas de ces sécheresses ni de ces distractions : soyez seulement fidèle à en faire usage de mort. De plus ne laissez pas de continuer de prendre simplement vos petits sujets et lorsqu’ils vous sont ôtés, patientez et vous possédez un peu, car, quoique [142] vous ne les ayez pas si fort dans l’imagination et dans l’esprit, elles [ils] ne laissent pas d’opérer en votre âme. Et étant trop effacés, revenez doucement par ces mêmes sujets, ou, si vous ne pouvez, remettez-vous un peu en paix en la présence de Dieu. Et y étant recueillie et ainsi votre âme étant plus calme, renvisagez doucement votre même vérité.

9. Où il faut remarquer qu’au degré où vous êtes, la présence de Dieu et par conséquent la paix et la tranquillité que vous y trouvez, ne vous est pas un moyen mais bien la fin à laquelle vous tendez par la simple vue des sujets et des vérités dont vous vous devez nourrir, selon la lumière et la manière que Dieu vous donnera en l’oraison. Ainsi ce ne serait pas bien faire que tout d’un coup vous vous tinssiez à la fin, quittant vos moyens ; mais vous devez plutôt humblement vous nourrir et tendre à votre fin par l’exercice de ces mêmes moyens, ménagés et exercés doucement, selon la capacité actuelle que vous avez en l’oraison, tantôt plus perceptiblement tantôt moins.

10. Et quand vous avez ménagé doucement et de votre mieux ces moyens en l’oraison et qu’enfin vous vous voyez si pauvre que vous ne pouvez recouler vers Dieu par ces mêmes moyens, il ne faut pas laisser de le faire par leur privation, d’autant que la sécheresse pour lors vous y renvoie en vous faisant désirer Dieu. Et ainsi vous êtes en repos, en inclination et en désir vers Dieu, ménageant toujours les moyens, comme je vous le viens de dire, qui est proprement l’exercice de l’oraison en votre degré, qui vous fait insensiblement arriver à leur fin, qui [143] est la présence de Dieu. Et sans ce ménagement d’oraison on se tourmente souvent en cet exercice, sans avancer, croyant toujours que le plus grand et le plus beau est le meilleur ! Et cela n’est pas, n’y ayant de vrai et de moyen divin pour faire l’oraison que ce qu’il nous faut dans le degré où nous sommes, où la mort ménage tout merveilleusement bien, sans laquelle il est bien difficile d’aller tant à pas comptés comme il est besoin, spécialement pour les esprits impétueux qui voudraient tout faire sans moyens, et passer à la fin sans milieu, ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut beaucoup réussir dans la piété et dans l’oraison.

Lisez et relisez souvent cette lettre, elle vous pourra être utile un très long temps. Je suis à vous sans réserve. 1678 373. [143]

3.34 Vie nouvelle.

L. XXXIV. Que l’on ne vient à la vie nouvelle que par la mort. En quoi consiste cette vie.

1. Me voilà à la veille de faire un voyage en Normandie ; je ne sais combien il durera. Il faut être dans la main de Dieu en la manière qu’il voudra : il ne faut pas vouloir les choses autrement que Dieu les donne ; car c’est toujours de la meilleure manière, quoique nous ne le croyions pas. Heureuse l’âme qui est si bien morte à soi-même, que Dieu soit en une pleine liberté en elle ; car par là il y vit et règne entièrement, et sans aucun moment de vide ! Ô si nous avions les yeux ouverts, pour voir ce divin Mystère ! Mais il est [144] vrai que toute la difficulté est dans la lumière, qui ne naît en l’âme que par sa mort : et à mesure que ses yeux se ferment par la mort, ils s’ouvrent pour voir et vivre comme je dis, au même temps que la défaillance de la mort, et le reste qui arrive à l’âme par la mort spirituelle, semblable à la mort corporelle, la prive du mouvement. C’est pour lui en donne un autre.

2. Ce qui trompe presque tout le monde, à moins d’une très véritable lumière et d’une expérience un peu profonde, est que l’on prend toujours cette vie et cette lumière pour quelque chose de ravissant, comme les extases, les visions, et les autres dons que l’on admire : et ce n’est nullement cela. C’est une vision à la vérité, mais de la vérité même, qui ne paraît ni à l’âme ni aux autres : et cependant, c’est voir admirablement, non quelque chose de particulier, mais comme Dieu gouverne et conduit toutes choses ; et de cette manière ce qui est tout commun vient à lui être découvert, ce qui lui est une source admirable de grâce. Elle voit comme la divine Providence est en toutes choses, et qu’il n’y a rien dans la terre qui ne soit conduit par une sagesse paternelle : elle a par cette lumière tout, et elle n’a rien de différent des autres ; car elle a ce que les autres ont, à la réserve que ses yeux sont ouverts pour voir la divine conduite, et comment ce qui est créé ne peut même subsister sans la providence de Dieu : ce qui lui fait trouver la vie.

3. Quand une âme par la foi peu à peu en est venue là, se soumettant amoureusement et par la mort de soi-même, faisant régner Dieu [145] par sa providence, sa conduite, et sa sagesse, agréant de tout son cœur tout ce qui lui arrive, tant intérieurement qu’extérieurement ; pour lors insensiblement et peu à peu sans extase, ni ravissement, sans visions, ni rien de particulier, elle trouve Dieu en tout, ou plutôt elle ne trouve que Dieu : car dans la vérité il n’y a que lui, toutes les choses de la terre n’étant rien. Et ainsi elle a tant cru à ses dépens que ces accidents crucifiants, ces renversements tant intérieurs qu’extérieurs, et généralement tout ce qui arrive de moment en moment, que tout cela, dis-je, est conduit de la divine Providence et Sagesse ; qu’à la fin elle ne voit que Dieu là-dedans, ou plutôt elle voit tout cela être Dieu.

4. N’est-ce pas une chose digne de compassion, de voir tant d’âmes misérables, faute de lumière de foi et de la pratique pour mourir à soi, lesquelles ont les mêmes choses : car elles ne peuvent être sans la conduite de Dieu sur elles ; et cependant faute de la grâce et de la poursuivre par lumière et pratique, elles en sont malheureusement opprimées. Au lieu que les autres y trouvent Dieu, ou plutôt, et pour mieux dire, que tout cela leur est Dieu ; mais d’une manière admirable : il faut l’avoir goûté pour le savoir. Et ainsi il est aussi difficile d’ôter Dieu à une telle âme qui l’a trouvé de cette manière, qu’il est difficile que Dieu ne soit pas Dieu. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui a été si longtemps malheureuse par les providences crucifiantes, qu’enfin Dieu s’est dévoilé non en lui ôtant sa foi, mais en lui donnant une foi si vive et si forte qui lui ôte toute hésitation, qu’il n’y a que Dieu dans le mon [146] de, et par conséquent que sa divine Providence, conduite, et Sagesse font le mouvement et le tout de ce qui paraît à nos yeux ! Combien de jours a-t-elle passé dans l’amertume, dans la douleur, et dans l’abandon, vivant à tâtons ? Mais il n’importe ; c’est par là que la foi croît, et que peu à peu faisant mourir l’âme, elle devient sa lumière qui lui fait découvrir ce beau Mystère. Je crois que c’était dans cette lumière qu’un pauvre Solitaire courait les bois jour et nuit et pour toute oraison criait à haute voix : Deum à me tollere nemo potest, personne ne me peut ôter Dieu, car il l’avait trouvé en vérité. 1669.

3.35 Vie nouvelle.

L. XXXV Sur le même sujet.

1. Je trouve que la constitution ténébreuse que vous décrivez, et où vous êtes présentement, me plaît. Ne vous mettez pas en peine d’être sans lumière et sans multiplicité : il suffit que vous ayez un certain abandon pour n’être et ne désirer que ce que Dieu veut. Soyez contente de ce que vous êtes, et de ce que Dieu permet : car ce que vous êtes à chaque moment, et ce que Dieu permet vous arriver par les croix, les peines, et le reste, c’est ce qu’il vous faut, et rien plus. Il vous suffit de vous abandonner à Dieu et d’en avoir quelquefois quelque ressouvenir sèchement amoureux ; car de cette manière l’âme trouve Dieu en tout temps, et en toutes choses. Mais vous n’arriverez jamais là, que par l’abandon total, non seulement selon les sens, mais encore selon le [147] raisonnable ; ce qui est très difficile : et quoique l’on n’y puisse arriver que très difficilement et fort tard, il faut faire ce que vous pourrez pour cela.

2. Il y aurait beaucoup à dire sur cela : mais pour le présent il suffit que vous tâchiez de mourir à votre volonté entre les mains de celle qui vous aide. Et pour cet effet quittez toutes vos vues et vos raisons, afin de faire et d’être comme l’on voudra, quoiqu’il vous paraisse quelquefois le moins parfait. Le secret de tout est d’estimer davantage à dépendre sans relâche, à mourir à soi, et non à se perfectionner, soit par la pratique de la pauvreté, de l’humilité, ou par d’autres vertus. Mais ensuite Dieu jette l’âme dans une certaine confusion, où il la dissout, l’âme ne pouvant trouver en soi, ni ordre, ni mesure ; cependant dans la suite il y a bien de l’ordre. Tout cause mort ; et la mort produit tout : c’est la terre d’où germent les fleurs et les fruits qui y sont produits. Enfin mourir à soi et à tout tant humain que divin, est la source de toutes choses. Ne cherchez donc pas l’ordre où il n’en faut pas. Et ce manque d’ordre n’est pas un désordre, mais plutôt la source de tout ordre : ce qui ne laisse pas de donner bien de la peine jusqu’à ce que l’âme ait trouvé le moyen de se servir de toutes choses qui arrivent, et dans lesquelles on est par son état et par sa condition. Dieu seul peut faire cela, et il ne le fera jamais que par la mort ; et la mort seule nous fera trouver la vie en toutes choses de notre état et condition.

3. Et voilà pourquoi tant d’âmes sont accablées par les croix de leur état, désirant secrètement [148] toutes choses qu’elles n’ont pas : mais quand par telles croix elles arrivent à la mort, pour lors telle mort leur fait trouver la vie, vie qui est divine, et où chaque chose qui vous arrive est vie de Dieu même. Voyez donc par là combien il faut s’abandonner à mourir par le couteau que nous avons entre les mains ; vous par ce que vous avez, moi par ce que j’ai, un autre par ce qu’il a ; et ainsi de toutes créatures. Heureuse l’âme qui par expérience sait ce secret ! Elle trouve le Paradis [ms., P maj.] en terre : et par là l’éternité est proche, chaque journée étant une démarche infinie. Priez Dieu pour moi.

3.36 Divine volonté

L. XXXVI. Que Dieu ne vient en l’âme qu’en lui communiquant sa divine volonté, qui n’opère que mort, et qui fait par là trouver Dieu partout et en tout.

1. Me voici de retour à Paris : je prie notre Seigneur qu’il fasse en moi sa sainte volonté. Il n’est pas possible de subsister un moment sans cette adorable volonté : c’est être malheureux que de n’y être pas, et de subsister par autre moyen que par elle. Quand on est plus éloigné de Dieu, cette volonté aide à fuir le péché ; et à mesure que l’on approche de lui on fuit le moindre péché : enfin arrivant à Dieu, c’est cette adorable volonté qui renferme tout, et par laquelle tout subsiste ; c’est pour lors être sans subsistance, que d’être sans elle : c’est pourquoi plus on approche de Dieu, plus cette divine volonté se découvre en tout. Or pour que cela soit en pratique, il faut par nécessité que l’âme se tourne et accepte la mort. Car la divine volonté n’opère que mort ; et il n’y a que la mort qui fasse régner la divine volonté : c’est ce qui fait qu’à moins qu’une âme soit assez heureuse de tendre incessamment à la mort de soi-même, il est impossible qu’elle reçoive l’effet de la divine volonté. On peut bien avoir dépensé de la divine volonté ; mais de subsister par elle, et de l’avoir pour vie, cela est impossible sans mort. Et c’est ce qui cause souvent l’enfer de quelques âmes, lesquelles ayant travaillé de leur mieux pour s’approcher de Dieu, et ayant réussi véritablement par la fuite des gros péchés, des plus petits, et d’un million d’imperfections, et se sentant par la grâce de Dieu proche de lui ; leur cœur à quelque joie, mais passagère ; d’autant qu’elle subsiste dans leur bonne volonté bien intentionnée et cherchant Dieu.

2. Mais Dieu désirant quelque chose de plus en se communiquant à l’âme, c’est pour lors que viennent les croix. Car en tout ce précédent degré que l’âme va à Dieu, c’est par sa bonne volonté qui le cherche : mais Dieu voulant à son tour travailler, chercher, et se donner, c’est en communiquant sa volonté ; si bien qu’il faut mourir à mesure que cette divine volonté se donne, jusqu’à ce qu’elle fasse trouver Dieu partout et en tout. Ce qui dit une mort continuelle dont l’âme est fort crucifiée : car on veut Dieu, et on ne peut désirer autre chose ; et d’une autre part on ne veut pas tant mourir. Si bien que l’on veut, et ne veut pas ; et jusqu’à ce que la volonté propre ait cédé, on est malheureux, et souvent on ne passe pas outre le premier degré. On ne peut comprendre la mort que Dieu opère ; au contraire on croit tout perdu, ne pouvant jamais se persuader que Dieu soit là : cependant c’est un faire le faut, et il ne fera jamais autrement. Jamais Dieu ne viendra en l’âme par possession véritable qu’en lui communiquant Sa divine volonté, et jamais la divine volonté n’y sera qu’en mourant à soi : ainsi sans la mort, jamais rien ne se fera et l’on demeurera toujours à la porte.

3. Mourez et vous vivrez, mourez et vous jouirez, mourez et vous trouverez pleinement Dieu et comprendrez qu’il n’y a rien plus proche de l’âme que Dieu, qu’Il est plus nous que nous-mêmes et que n’étant pas morts, nous Le croyons si loin et Se donnant si peu, mais que mourant à nous-mêmes, tout nous devient Dieu et moment de la volonté divine, qui est véritablement Dieu, mais pour une âme mourante ou morte, ce qui surprend infiniment, n’ayant plus besoin de Le chercher, de Le désirer ni d’être en souci de Lui. Heureuse mort qui fait régner la volonté divine ! Aimable divine volonté qui fait jouir de Dieu aussi réellement et continuellement, qu’en l’éternité, non en lumière de gloire mais en vérité de foi.

4. Je vous dis ceci est en abrégé, pour vous faire voir que la volonté divine ne peut subsister sans mort ; que l’on ne peut jouir de Dieu, sans que ce soit par le moyen de la communication de sa divine volonté ; et qu’ainsi il est infaillible qu’une âme qui ne veut pas mourir et continuellement mourir, se ferme la porte, ou pour mieux dire la ferme à Dieu, qui désire incessamment à se communiquer : et l’âme ne voulant ce qu’il faut, c’est un cruel combat de Dieu et de la créature. Jugez si la partie est égale. Cependant bien des âmes en viennent là, après qu’elles ont cherché Dieu (comme j’ai dit) de leur mieux. Mais quand il vient à se vouloir donner, c’est la douleur à ces pauvres âmes : il ne fallait plus que faire un pas, et faute de ce pas elles seront malheureuses toute leur vie. Si ces âmes expérimentent en leur impuissance à avancer, au lieu de se forcer en vivant à elles, mouraient et s’abandonnaient à Dieu, cette impuissance, mourant à soi, deviendrait puissance divine.

5. La raison et l’esprit propre font tout ce qu’ils peuvent pour se soutenir. Mourez : en devenant saintement déraisonnable et sans esprit, vous devenez fort raisonnable et vous avez l’esprit de Dieu. Mais comment ? Est-ce en faisant des folies ? Non, mais en vous abandonnant à la Providence et en rejetant ce que dira-t-on ?, et un million d’autres choses où l’esprit et la raison ne trouvent du fond que dans la volonté de Dieu par les providences. L’âme sera souvent sans lumière, mais savez-vous bien que cet aveuglement est lumière ; et plus on est aveuglé, mourant, c’est Dieu, et ainsi devient lumière infinie. La lumière dont votre esprit est capable n’est qu’une petite bougie à l’égard du soleil et de la lumière que la mort cause ; car l’aveuglement et la sécheresse deviennent un soleil par la mort, non en voyant, mais en jouissant.

6. Il est très vrai que jamais une âme ne peut faire un pas en ce chemin sans abandon. C’est pourquoi c’est tout perdre, quelque prétexte que vous ayez, de ne vous pas abandonner ; vous demeurez toujours en votre domaine. Mourez à toutes ces vues de ce que l’on dira pour vous manger et vos autres petites nécessités. Sachez que ce manque d’abandon rétrécit le cœur, qui y est comme un oiseau lié par le pied, qui fait des essais, mais ne prend jamais l’effort. Il y a bien d’autres choses en quoi se perdre et bien plus périlleuses en apparence ; sans s’amuser à si peu.

Quand Dieu vous donne quelque chose de distinct, prenez le ; mais ne courez pas après : mourez et laissez aller votre volonté dans un certain général. Si vous saviez vous perdre, ô que vous seriez heureuse.

7. N. a beaucoup de grâces, mais ne pouvant avoir la retraite, ni l’abjection, ni la pauvreté, elle n’a pas la nourriture abondamment comme vous. Je compare ces pauvres gens du monde (quoique fort touchés de Dieu) à ces pauvres qui vivent des miettes qu’ils quêtent comme ils peuvent, pendant que les pauvres, soit Religieux ou Religieuses, étant pauvres d’esprit et amoureux de Dieu, se remplissent par la perte en Dieu dans la solitude, l’abjection, et la mort véritable à soi-même, opérée en eux par l’obscurité et nudité de tout. Mais ô, que ce langage est dur, et qu’il est rare de le croire tel qu’il est ! Dieu me fasse la grâce d’être fidèle en cela. Priez pour moi, et me croyez tout à vous. 1669.

3.37 Foi obscure. Sécheresses. Oraison.

L. XXXVII. Dieu ne donne la foi obscure que pour avancer l’âme vers lui et la faire mourir à soi de plus en plus. Différence des sécheresses en la voie de foi d’avec les autres. Effets de la lumière divine de la foi. Bonté de l’Oraison. Fidélité durant le jour.

1. Je vous écris volontiers en cette occasion, pour vous marquer combien je suis à vous, et combien je désire vous être utile pour votre perfection ; spécialement remarquant que les grâces de Dieu s’augmentent en vous et que votre âme travaille tout de bon pour être fidèle à sa divine Majesté.

C’est beaucoup que de recevoir le don et les grâces qui sont nécessaires pour être d’Oraison, et pour devenir selon le cœur de Dieu ; mais c’est encore toute autre chose quand l’âme est assez heureuse pour faire usage de ces divines grâces, entendant de la bonne manière la voix de Dieu qui parle au cœur. On voit quantité d’âmes recevoir beaucoup de lumières et de grâces de la Bonté divine, qui cependant faute d’intelligence et de fidélité pour les mettre en usage en mourant vraiment à soi, portent très peu de fruit quoiqu’elles reçoivent beaucoup. Ce n’est pas donc le tout d’être bien honoré des miséricordes de Dieu, si le même Dieu ne fait la grâce de donner une certaine intelligence pour entendre cette divine voix et la fidélité pour vraiment se surmonter soi-même, afin qu’à l’aide de ce divin secours l’âme puisse faire régner vraiment Dieu sur elle aux dépens [154] de son amour-propre et de ses inclinations.

2. Tout ceci supposé, il faut remarquer, (pour répondre à la vôtre,) que Dieu ne donne des goûts et des lumières aperçues par les sens que pour soutenir un peu l’âme, et la disposer par là peu à peu à entendre son langage plus spirituel, plus insensible et plus inconnu. Car comme notre âme est capable de lui, ainsi la dispose-t-il peu à peu pour le pouvoir recevoir ; ce qui ne peut être que par l’insensible, et par l’incertain selon les sens, et ainsi par la foi : c’est pourquoi plus l’âme avance et est fidèle, plus aussi a-t-elle fréquemment des obscurités, des sécheresses et des incertitudes. Quand l’âme ne comprend pas encore ce procédé, elle croit reculer à l’égard de ce qu’elle avait dans ses commencements ; et ainsi au lieu d’entendre la voix de Dieu, et de tâcher de s’y ajuster, elle fait ce qu’elle peut pour avoir quelques grâces et quelques sensibilités tirées par force. De cette manière elle se dessèche plutôt que de se consoler ; et pensant mettre l’ordre où elle voit le désordre, elle se brouille plus qu’elle ne s’ajuste, y mettant insensiblement la confusion.

3. Mais quand l’âme est fidèle à faire usage des sécheresses et des obscurités où la voix de Dieu et son opération sont bien plus pures, pour lors Dieu les donne fréquemment ; spécialement dans les temps où l’on se voit plus renouvelée pour l’Oraison et pour la perfection. Car comme ce renouvellement dispose beaucoup l’âme pour la divine lumière, aussi Dieu la donne plus pure et non mélangée du sensible. Et l’âme doit doucement et humblement se laisser davantage en la main de Dieu ; [155] se contentant de ce qu’elle ne goûte ni n’entend pas, tâchant seulement de s’occuper doucement dans les vérités conformément à son degré : et si même tout moyen de s’aider lui est ôté, qu’elle pâtisse pour lors et souffre. Car alors la foi ne laissera pas dans son obscurité et [sa] sécheresse de faire plus qu’elle ne pourrait faire selon son aperçu. Je dis bien plus : quand une âme est fidèle à entendre la voix de Dieu dans la sécheresse, dans l’insensibilité et dans l’abattement de la nature, alors Dieu prisant extrêmement une telle disposition, multiplie ses grâces pour lui donner une foi encore plus obscure ; et tout cela afin de tirer peu à peu l’âme à l’écart de soi-même et hors de ses inclinations, afin qu’étant là seule avec Dieu seul, elle soit capable d’une plus forte grâce et d’une communication plus secrète avec sa divine Majesté.

4. Où il faut remarquer que la sécheresse, et ainsi la foi, étant un don beaucoup relevé et magnifique selon Dieu, il faut que l’âme y corresponde par une plus grande perte de soi-même ; autrement elle s’égarera et ne pourra suivre Dieu selon son dessein. C’est la cause pourquoi [sic] plusieurs âmes recevant ce don de foi et d’obscurité, sans se perdre assez soi-même et mourir ainsi assez à leurs inclinations naturelles, s’égarent facilement. Car demeurant en elles-mêmes, où cette divine lumière de foi ne peut subsister, elles la cherchent incessamment à tâtons, comme ferait une personne dans un lieu obscur, cherchant quelque chose l’ayant perdue [ms., participe accordé : perdue] : elle ne pourrait la trouver, et ainsi perdrait son temps avec ennui et tristesse. Mais quand l’âme est assez heureuse [156] de suivre, en se quittant soi-même, avec générosité, cette obscurité et cette foi qui conduit [qui conduisent] l’âme tant à l’écart ; pour lors elle n’a que faire de craindre de s’égarer : elle a une sûre guide [sic] qui sans faute la mènera où vraiment Dieu la désire, et ainsi lui donnera un contentement solide en soutenant l’âme, quoique sans saveur et sans s’apercevoir de ce qui la soutient ; cette divine foi étant une manne qui a tous goûts et qui vraiment soutient, sans savoir comment elle s’est donnée : tout ce dont on peut et dont on doit s’apercevoir, est ce plus grand éloignement de soi-même sans se mettre en peine de connaître et de goûter ni où l’on va, ni ce que l’on a.

5. Il faut remarquer ici un peu en passant la différence des âmes qui ont des sécheresses et des obscurités, et qui cependant ne sont pas en foi, d’avec celles qui les ont en foi. C’est que les premières n’ont point ce désir de perfection que j’ai dit : plus les obscurités augmentent, plus vous y voyez un aveuglement égal à leurs obscurités pour juger de leurs défauts et imperfections, et pour s’en tirer avec promptitude et agilité. Les autres tout au contraire, plus elles sont obscures, plus elles désirent Dieu ; et moins elles goûtent et voient ce qu’elles ont et ce qu’elles sont, plus elles sont clairvoyantes, sans savoir le comment, pour découvrir leurs défauts et agréer qu’on les leur découvre : ce qu’elles n’ont point de difficulté à comprendre, et même ce qu’elles font mieux, plus elles sont obscures et en ténèbres, d’autant que la lumière est vraiment chez elles ; qui par son brillant sans éclat leur découvre en vérité tout ce qu’elles sont. Car comme cette foi est une [157] lumière de vérité, plus elle est et devient elle-même pure, plus elle met la vérité en ces âmes qui la possèdent. Cependant comme elle fait voir la vérité, elle imprime en l’âme un tel dégoût de soi-même, qu’il semble que l’âme ne saurait assez se mépriser et se juger coupable et fautive. Ce qui est tout le contraire des premières, qui plus elles ont d’obscurités, moins elles se voient ; s’aimant et se flattant davantage pour demeurer avec amour-propre dans leurs défauts : et si par providence on leur en découvre qu’elles ne sauraient nier, étant trop manifestes ; il n’y a rien qu’elles ne fassent pour les diminuer ou pour les excuser, manifestant en cela qu’en vérité leurs ténèbres ne sont pas lumineuses. Mais il suffit de cette petite digression pour faire voir un peu la nature de cette divine lumière en l’âme obscure : poursuivons de faire voir l’adresse de Dieu pour l’augmenter en une âme qui lui fait accueil et la reçoit bien dans les occasions.

6. Comme il est certain que les fêtes principales et les temps des divins Mystères et solemnités sont des temps de grâces et de faveurs ; aussi pour le très ordinaire Dieu prend-il plaisir d’augmenter en ces jours la foi en une âme qui court et avance beaucoup dans le désir de sa perfection et de le [objet ?] trouver par tous les moyens divins que Dieu lui fournit. Au lieu donc de lui donner des goûts et des douceurs sur les Mystères, il les lui retire très souvent, non pour lui ôter la grâce ni la participation du Mystère ; mais plutôt pour la retirer plus en secret et en cachette, afin de la lui [objet ? (la grâce ?] communiquer plus abondamment en foi. Et lorsqu’en ce temps l’âme s’aperçoit de ce divin secret, elle [158] doit humblement prêter l’oreille pour entendre ce discours de foi, et ainsi se contenter de son obscurité et de sa pauvreté selon ces temps : et poursuivant, autant que sa foi se rendra obscure, elle trouvera qu’encore qu’elle ne lui donne rien selon ses sens, elle ne laissera cependant de lui donner une substance374 qui vraiment la nourrira en ce Mystère et en cette fête ; où elle trouvera infiniment plus qu’elle ne pourrait avoir par tout l’aperçu que son âme pourrait désirer. Et quand l’âme n’entend pas encore ce secret, elle se fait du tort et en mélangeant plusieurs choses où elle s’applique en se forçant, elle perd peu à peu la conduite de cette foi qui la mène par la main, pour lui faire jouir du Mystère, quoique vraiment elle ne sache le comment. Et il suffit que l’âme se soumettant humblement à la disposition que Dieu lui donne, fasse et agisse conformément au degré où elle est, et ensuite s’abandonne à la conduite de la foi. Et cela est si vrai, que quand l’âme est fort fidèle à cette divine conduite, elle voit et remarque que plus les fêtes et les solemnités sont grandes, plus son obscurité s’accroît ; Dieu faisant en ces temps ce qu’un voyageur adroit et judicieux fait quand il entreprend un fort long voyage. Il s’habille à la légère et prend fort peu d’équipage, afin de marcher promptement et d’avancer en hâte. Ainsi Dieu par amour, impatient de nous donner la plénitude des Mystères et de nous y faire trouver leur substance comme un aliment digne de Dieu, nous met en course par la foi de ces mêmes Mystères, afin de ne nous arrêter en rien de ce que nos sens et nos puissances y pourraient trouver.

7. Cela est si vrai dans l’expérience que l’âme [159] fidèle à la foi et à son procédé divin en ces saints temps, étant en emploi et en nécessité d’en parler quoiqu’elle sente et expérimente son vide, causé par la foi, ne laisse pas cependant de trouver chez elle (sans savoir comment cela y a [sic] entré) une infinité de choses auxquelles elle n’a nullement pensé, et qui cependant lui sont extrêmement savoureuses par le débit375 qu’elle en fait et aussitôt que sa bouche se ferme pour n’en plus parler par nécessité, son cœur devient sec et l’obscurité reprend sa place. Ce qui va et vient un long temps, y ayant des vicissitudes tantôt d’une manière et tantôt de l’autre : jusqu’à ce que l’âme étant assez forte et courageuse pour porter une sécheresse longue et pénible, elle soit capable de soutenir sa durée. Et pour lors les obscurités sont longues, et Dieu ne s’en ennuie point, quoique souvent l’âme les porte avec grande peine ; car les sens ni l’esprit humain n’apprennent presque jamais ce procédé, étant leur mort et leur perte.

8. Quand la foi ne tient pas l’âme tant en presse par son obscurité et par ses ténèbres, comme son dessein, pour l’ordinaire, est de conduire l’âme à l’unité, elle lui donne facilité pour la simple présence de Dieu, qu’elle doit priser, et faire suavement et simplement ce qu’elle pourra pour la cultiver non seulement dans l’Oraison, mais hors de l’Oraison ; afin qu’étant embaumée de cette manne elle soit fort fidèle à s’ôter tous les empêchements qui lui dérobent cette présence ; et pour lors elle lui sera autant lumineuse, que son cœur sera dépris de tout objet volontaire.

9. La foi prenant plaisir de donner cette divine [160] présence, l’accompagne assurément (si l’âme est fidèle) des vertus que vous me marquez pour lesquelles votre âme a inclination et disposition. Où il faut remarquer que lorsqu’on ne voit point d’opération du Soleil dans un lieu, l’on juge facilement qu’il n’y est point et qu’il n’y donne pas : car il n’est jamais oisif au lieu où il communique ses rayons ; faisant un million d’effets et de merveilles qui marquent son pouvoir et son opération. Par là on peut juger quand l’opération de Dieu est dans une âme, n’y pouvant jamais être sans effet véritable et efficace. Mais souvent comme on veut que ces effets soient sensibles et aperçus, on se trompe en leur discernement quant à soi : car pour la lumière des autres, elle ne peut jamais être si fautive que la nôtre pour voir les vertus ou les défauts qui sont en nous. Et pour ce qui est de l’ordre des effets de la lumière de foi dans les âmes, il faut remarquer que d’abord, et même un long temps, elle n’y met que les désirs des vertus et de la pureté intérieure, et indirectement les vertus mêmes, mais en petit degré. L’âme étant fidèle à ceci, le désir croissant, les vertus augmentent aussi : et de cette manière la foi va insensiblement opérant les vertus dans les âmes. Ce qui se rencontre quelquefois de pénible en l’âme, est qu’elle est souvent crucifiée par les désirs de pureté et de vertu sans discerner en soi ni pureté ni vertu : mais les personnes qui approchent cette âme, et qui voient bien plus clair au travers des nuages obscurs de la foi, que ne fait la pauvre âme qui en est éblouie, discernent fort bien que les vertus y sont, et que ce n’est qu’une peine que la foi cause, afin d’animer [161] cette âme encore davantage à la pureté des vertus.

10. Et quand vous trouvez des âmes qui croient avoir la foi, même en éminent degré, sans expérimenter tels effets que je viens de marquer, pour lors jugez, ou qu’il n’y a point de foi en don divin, ou que l’âme y est assurément infidèle ; spécialement quand vous voyez que ces âmes ont de la peine à consentir et à s’humilier aux vues que les autres ont de leurs défauts ; car quand la foi est dans un cœur et que l’âme y est fidèle, il peut bien être et se trouver que telles âmes paraîtront fautives, et que même (par opération de cette même foi) elles le verront beaucoup sans pouvoir s’en défaire, et que d’autres fois cette vue s’évanouira et qu’elles ne verront pas leurs défauts ; mais aussitôt qu’on les leur découvre, aidant à la lumière de la foi qui est en elles, non seulement elles y consentent agréablement, mais elles le croient si véritablement par la lumière qu’on leur donne, qu’on ne saurait leur faire un plus grand plaisir que de découvrir tels objets agréables à leur lumière. C’est pourquoi quand les âmes qui ont le don de foi, se voient ou peinées de ce qu’on leur dit d’elles, ou point inclinées à le croire facilement, c’est un signe ou que leur lumière de foi est encore fort petite et par conséquent encore bien extérieure, ou que par leurs imperfections elles y ont donné beaucoup d’atteintes, et ont comme enfoui le plus fort de leur lumière dans le fond de leur âme.

11. Tout ce que vous me mandez pour votre Oraison est très bien ; et ne vous étonnez pas si elle n’est pas toujours comme vous la [162] voudriez ; mais plutôt soyez fort fidèle à vous laisser aller suavement et bonnement au gré de Dieu. La bonté de l’Oraison ne consiste pas à la bien faire, et à y recevoir beaucoup selon nos inclinations ; mais bien à y être selon que Dieu veut que nous y soyons : et ainsi le bon plaisir divin fait le principal et le bien de l’Oraison. De cette manière, l’âme étant fidèle, elle peut toujours être pleinement contente de son Oraison, s’ajustant parfaitement au bon plaisir divin : et l’âme doit être contente et sûre qu’elle s’y ajuste quand elle fait bonnement ce qu’elle peut de sa part, disposant également son âme pour la pratique des vertus en tout ce qui lui arrive par les rencontres de providence.

12. Où il faut remarquer, que très souvent et presque toujours la lumière de l’Oraison dépend de la droiture de l’âme en la fidélité durant le jour. Car s’étant salie par des défauts, il faut par nécessité que la foi en l’Oraison s’occupe à purifier tels défauts, et qu’ainsi elle quitte son ouvrage pour en faire un autre ; et si au contraire l’âme est fidèle à conserver sa pureté, sa paix et son union durant le jour, la foi continue d’Oraison en Oraison, de produire et de faire ce qu’il faut pour établir vraiment Dieu en l’âme. Et voilà en quoi consiste le plus grand mal des âmes qui font et défont, d’autant qu’elles ne souffrent presque jamais que la foi travaille en elles en unité, et ainsi par leur multiplicité d’interruption [s] elles sont cause que malgré Dieu la foi est interrompue dans elles en son opération. C’est pourquoi il est de la dernière conséquence pour aider à la continuation de l’opération de la foi, [163] que l’âme observe avec fidélité l’instinct que cette même foi lui donne pour les vertus et pour la pureté intérieure : car elle [cette foi] ne manque jamais d’accompagner ce qu’elle fait en l’âme des inclinations de pureté et de destruction des défauts qui lui sont plus contraires ; et c’est ce que je remarque dans votre lettre.

13. C’est pourquoi vous devez être fort fidèle, en faisant usage de la grâce que Dieu vous donne, à travailler à détruire l’estime de vous-même dans toutes les occasions, et aussi à contribuer aux autres qui y travaillent, trouvant bon qu’on parle mal de vous, et que l’on ne vous estime pas : et comme il est certain que votre faible a toujours été de porter péniblement les défauts d’autrui, portez avec grande longanimité et patience les sottises et les faiblesses que vous voyez dans les autres, et faites beaucoup crever votre raison et votre naturel sur cet article. Ce n’est pas que vous ne devez [ms., devez : mode indicatif, et non subj. : deviez] observer qu’il faut être raisonnable sur cette même pratique, afin que les filles n’en abusent pas ; mais la bonne prudence, éclairée de la foi, vous précautionnera en cette fidélité.

3.38 Immobilité dans les croix et pertes.

L. XXXVIII. Demeurer immobile dans toutes les croix, obscurités, pertes et tentations, dont les âmes de foi se trouvent accablées de toute part par la sage conduite de la Bonté divine.

1. Toutes les âmes qui sont assez heureuses d’être appelées à l’Oraison de foi, doivent se résoudre à un million de croix, tant [164] intérieures qu’extérieures. Car il est très certain que c’est la marque la plus grande de l’accroissement de l’amour divin sur une âme, lorsque Dieu la traite plus rigoureusement et plus rudement, tant par soi en l’Oraison et durant le jour, que par les créatures et par les providences journalières ; lesquelles un très long temps nous semblent venir uniquement des créatures : mais dans la suite, à mesure que la lumière s’augmente, on découvre la main de Dieu, cachée en la créature. Ce qui est consolant, et fait conclure à la fidélité générale, pour l’usage de toutes choses, et pour redoubler et renouveler son amour, plus il est cruel, crucifiant, impitoyable et méprisant nos petits services376 et ce que nous pouvons faire pour le contenter, ou pour exécuter ses ordres ; la continuation de ces choses, et même l’augmentation, étant des marques infaillibles de son amour intime, et ensuite de son amour essentiel ; ce qui met dans le fond, et le plus immobile de l’âme, une certaine paix et abandon, et dans la suite un repos entier : mais pour l’extérieur et les puissances [de l’âme], tout ce que je vous viens de dire est leur partage.

2. Cela supposé, contentez-vous d’être paix, et abandonnée en repos, souffrant tout ce qui vous y arrivera, et tout ce qui se présentera. Car le diable, la nature, et souvent les créatures, font, comme vous dites, des huées et des cris étranges, qui brouillent tout, quand l’âme s’en étonne et s’en remue. Il faut tâcher de demeurer immobile comme un rocher, et laisser tout perdre, son Oraison, sa perfection, son salut, et enfin son âme, comme dit Notre-Seigneur. Ô que ce pas est rude, [165] et qu’on l’essaie longtemps avant que de le faire une bonne fois ! Et quoique l’on ne le fasse parfaitement, on court très vitement, pourvu que l’on fasse ce que je vous dis.

Ne vous mettez pas en peine de savoir où vous allez : car moins vous le savez, plus vous courez vite, mourant encore davantage par l’intime désir d’être à Dieu sans y pouvoir arriver.

3. Méprisez fortement le Démon, qui vous représente que vous ne dites pas vrai en exprimant votre intérieur. Tout son soin est d’effacer de votre esprit ce qu’il y a d’intérieur, en vous rabaissant le courage, et en vous mettant dans les sens des convictions de votre indignité, que tout n’est que chimères, qu’il n’y a rien de solide, que ce ne sont que des défauts, et un million d’autres choses, que vous devez absolument mépriser pour vous convaincre fortement et constamment que votre intérieur est vrai nonobstant tout cela. On ne saurait croire combien cet ennemi par ce procédé fait de mal et de ravage, jusqu’à ce que l’on soit passé absolument son pays [syntaxe], et ses prises. Ce qui ne sera de long temps en vous, si vous ne vous dépêchez de le négliger et mépriser, courant à grands pas, quoi que vous voyiez en vous de pauvre et de répugnant à cette grâce selon votre sens. Il ne faut pas seulement, s’il se peut, s’amuser à réfléchir un moment en passant sur ces choses ; car c’est s’arrêter plus que l’on ne peut croire. Il faut que Dieu en donne l’expérience pour le savoir ; et je crois que c’est cette vérité qui fut découverte à St.[saint] Antoine.

4. La nature nous est encore un très grand [166] empêchement, par ses faiblesses, son peu de cœur à porter des croix, et son peu de courage pour une haute prétention ; à cause qu’elle ploie continuellement faute de foi et de confiance, et faute de s’élever au-dessus d’elle-même, de ses vues et de sa compréhension. Le monde nous achève par ses affaires, par ses respects, et par un million d’autres choses auxquelles il faut mourir.

5. Prenez courage au nom de Dieu, et vous ressouvenez [et ressouvenez-vous] souvent de ce beau mot, lux in tenebris lucet377, dans l’Épître d’aujourd’hui. Moïse dit qu’il vit Dieu in caligine378. C’est là que l’on le trouve en vérité. Et il faut que le ménage et la maison d’une âme soit toute renversée, que tout y soit perdu sans espérance, et enfin qu’elle soit sans Dieu, pour tout avoir, pour avoir la paix et pour jouir de Dieu. Et ne croyez jamais ajuster si bien et arranger si solidement les choses en votre âme, que vous viendrez à mettre en pratique chaque chose selon votre désir. Il faut le faire sans qu’on le croie faire et il faut en être contente sans assurance ni fondement en vous qui certifie. 1669.

3.39 Croix portées avec paix.

L. XXXIX. Bonheur et fruit des croix portées avec paix et générosité, quoiqu’avec confusion.

1. Je suis de votre avis qu’il est fort nécessaire et même fort doux d’être proche de [167] son Directeur, afin d’être éclairé de lui sur les besoins actuels ; des Lettres ne pouvant répondre si exactement à toutes choses.

Je vous porte compassion dans les peines que vous souffrez : cependant comme elles sont d’ordre de Dieu, il faut les porter avec fidélité ; et elles auront leur effet en leur temps. Vous ne devez pas attendre d’avoir présentement l’esprit calme et clair sur ces diverses peines : il suffit que le fond de votre volonté soit droit pour vouloir Dieu aux dépens de toutes choses, et par les voies que la providence vous marque. D’ici à longtemps vous aurez à souffrir avec confusion, sans y voir de remède, ni même y pouvoir mettre d’ordre. Ce qu’il faut faire est de vous calmer autant qu’il sera possible, souffrant les croix qui vous arriveront, et faisant avec paix ce que votre Directeur, ou quelque autre personne en laquelle vous aurez confiance, vous dira.

2. Pour ce qui est de la manière que [(sic) et non : dont] vous devez porter vos croix, vous devez savoir qu’elles sont de saison, et qu’ainsi il faut vous y abandonner, tâchant de vous calmer dans tous les évènements qui vous arrivent, faisant seulement ce que vous verrez à faire pour les empêcher, ou pour vous ajuster à l’esprit des personnes par lesquelles ces croix viennent. Ne prétendez pas que cette paix soit un ajustement de vos croix, ou de votre esprit pour ne pas être peiné en elles ; mais bien une certaine tranquillité pour vous y abandonner en les souffrant : car Dieu veut autant nous perdre à nous-mêmes dans les croix, que de nous faire souffrir en nous y purifiant ; et si nous étions en paix selon notre volonté, nous ne nous y per[168]drions pas. Ainsi il suffit de nous abandonner dans une certaine tranquillité pour avoir cette paix.

3. De plus nous ne devons pas tant nous mettre en peine de mille petites choses qui nous font peine. Nous devons tâcher de devenir de grands cœurs qui soient capables de digérer et de dévorer un million de croix de toutes façons : autrement nous serons embourbés à tous moments. Car comme Jésus-Christ a tout fait en la croix et par la croix, jamais son opération en nous ne sera autre. Il faut sur cela une grandeur, [une] latitude et [une] générosité de cœur, pour nous ajuster à toutes manières de croix, comme nous nous ajustons à l’air, dont nous vivons : autrement notre cœur ne sera pas propre à aimer, et nous aurons le même reproche que les pèlerins d’Emmaüs ; Ô cœurs insensés, qui êtes si tardifs à croire, n’a-t-il pas fallu que j’aie souffert !379 Ils avaient Jésus-Christ, et ils ne s’en apercevaient pas ; d’autant qu’ils ne le connaissaient pas : et aussitôt qu’ils le connurent, il s’évanouit de leurs yeux. Si en cette vie nous ne le connaissons en croix et par la croix, nous ne l’aurons jamais ; et si nous en avons quelque autre connaissance, elle sera momentanée.

4. Vous vous plaignez de votre bonheur sans le connaître. Connaissez-le donc en réveillant votre foi ; laquelle sous ces ombres défigurantes découvre Jésus-Christ, même en la croix quelle qu’elle soit. Mais ô le malheur continuel ! connaissant le bonheur des croix, on veut être en croix sans être crucifié ! Jé [169] sus-Christ a-t-il été de cette manière ! Tout au contraire, il a porté la croix dans toute son étendue, aussi bien intérieurement qu’extérieurement, Mon Dieu pourquoi m’avez-vous délaissé ?380

5. Soyez donc fidèle aux croix de quelle [sic] manière qu’elles soient ; et vous trouvez tout en elles selon les besoins de votre âme, et selon les degrés où vous en serez. Au commencement elles purifient, ensuite elles deviennent présence de Jésus-Christ, et enfin toutes choses se trouvent en elles. Que si les âmes savaient le Mystère de la croix, elles seraient heureuses : elles trouveraient la béatitude dès cette vie, non en douceur, mais en croix ; et elles découvriraient cet admirable Mystère de Jésus-Christ toujours crucifié en tout et par tout. Était-il moins Dieu crucifié que glorifié ? C’était le même. Ainsi la croix est égale en cette vie à la lumière de gloire. Mais vous me direz que cela est bon pour les grandes et saintes croix des grandes âmes : et je vous réponds que, pourvu que l’âme en fasse usage, toute croix porte cet effet, l’âme s’élevant en foi et en amour pour trouver l’inconnu caché en elle. Soyez donc fidèle à demeurer en croix ; et n’en descendez pas : nourrissez votre esprit de votre mieux des lumières que l’on vous donne ; et de cette manière elles feront en vous tout ce qu’il faut. Priez pour moi. [170]

3.40 Recevoir tout de Dieu avec complaisance.

L.XL. À un Ecclésiastique, qui quelque travail qu’il fît, ne croyait guère avancer vers la perfection.

Se laisser en la main de Dieu pour recevoir de lui avec complaisance tout ce qu’il choisit pour nous, et pour souffrir humblement même ses défauts.

Mon cher Frère,

1. J’ai eu une très grande joie en la lecture de la vôtre, voyant votre disposition intérieure pour la perte de toutes les choses saintes, et pour l’indifférence, dans laquelle votre âme est paisiblement et humblement en la main de Dieu pour recevoir tout de lui. Son plaisir éternel doit être le vôtre ; et vous devez tellement travailler à poursuivre la destruction de toute inclination, qui ne se trouve point véritablement dans la complaisance de tout ce que Dieu veut et choisit pour vous, que vous ne devez vous donner aucune relâche jusqu’à ce que vous soyez arrivé à cette humble et tranquille paix.

Votre joie donc ne doit pas être d’avoir quelque chose de Dieu, ni de faire quoi que ce soit pour sa gloire ; mais bien d’avoir une complaisance vraiment humble et amoureuse pour ses desseins éternels sur vous, et pour ce qu’il vous donne à chaque moment, qui est proprement ce que vous avez. Car il est certain que votre cœur désirant Dieu, et aussi de le servir, Dieu ne manque jamais à vous fournir [171] à chaque moment ce qu’il vous faut et ce qui vous est le plus propre, pour l’aimer et vous perfectionner en son amour.

Ayez donc au nom de Dieu, autant que vous pourrez, une humble joie, satisfaction et complaisance pour recevoir et pour vous voir traiter de Dieu en la manière que vous l’êtes en chaque moment sans vous mettre en peine de le concevoir, sinon d’être comme vous le pouvez être et de faire ce qui se présente raisonnablement à faire à chaque moment.

2. Ce que je vous dis pour les dispositions de votre âme soit à l’Oraison ou hors de l’Oraison, je vous le dis aussi pour vos défauts. Souffrez-les humblement et avec paix, Dieu vous agréant de cette manière ; et quand vous sentez certaines peines ou abattements intérieurs de vous voir si petit et pauvret en perfection, relevez votre cœur par la complaisance divine, en ne vous regardant pas par vos yeux d’amour-propre, mais par les yeux de Dieu, qui vous veut de cette manière. Ressouvenez-vous de ce que St. [saint] François de Sales dit très saintement et lumineusement dans son Théotime381 de cette statue, laquelle quoique manquant de tout, ne voulait pas être autrement par complaisance à son ouvrier ; et par là elle avait toute sa perfection ; non en elle, mais dans l’inclination et le plaisir de son sculpteur.

3. Hélas que nous nous trompons au fait de la perfection ! Nous jugeons notre perfection être grande, parce qu’elle nous plaît ; [172] cependant dans la vérité souvent elle est très petite dans l’agrément de Dieu, ce qui seul donne le degré de grandeur ou de petitesse. Le moyen donc, cher Frère, de charmer le cœur de Dieu est d’entrer sans mesure et sans bornes dans ses complaisances pour être dans ses inclinations, et de tâcher peu à peu paisiblement et amoureusement que votre cœur soit en la main de Dieu et non en la vôtre.

Faites donc en sorte en toute rencontre que votre âme entre dans cette paisible disposition ; et assurément elle ne peut jamais être mieux selon l’ordre de Dieu. Faites là tout ce que vous avez à faire, et vivez vraiment une vie de joie dans cette complaisance, laquelle aura et contiendra tout ce qu’il vous faut.

Ne vous arrêtez plus au passé, n’y pensez plus volontairement. Donnez-vous à cette disposition ; et vous trouverez à la suite une miséricorde de Dieu admirable, qui vous charmera et vous découvrira le secret de Dieu pour vous conduire par où vous ne saviez pas.

4. C’est un grand malheur que les hommes veulent toujours voir, savoir, et être les conducteurs de leur perfection. Ainsi c’est tout perdre. Et s’ils savaient faire ce que je vous viens de dire, en se laissant à la main de Dieu, sans savoir où ils iraient, sans savoir ce qu’ils auraient, et sans voir où les choses se devraient terminer, Dieu ferait toutes choses admirablement. Car il n’y a aucun moment de la vie où Dieu ne se communique surabondamment aux hommes pour sa gloire ; mais non toujours selon leur inclination et leur volonté [173]. Je vous prie de prier Dieu pour moi, et de me croire tout à vous.

3.41 Mystères du Néant.

L.XLI. Mystères du Néant, qui est le grand ouvrage de Dieu.

1. Priez Notre-Seigneur, que je sois vraiment un ver de terre, afin que n’étant rien, je sois selon le cœur de Dieu.

Ce matin me recueillant pour être en Dieu, j’ai envisagé à mes pieds un ver, qui m’a été une grande lumière,382 Ego [autem] sum vermis et non homo, etc. Ô que les lumières de Dieu sont différentes des lumières du monde ! Pour être grand et puissant, il faut avoir beaucoup, et beaucoup éclater [sic] ; et pour être et devenir tout, il ne faut être rien. Remarquez N. [sic] que JÉSUS-CHRIST le dit en sa personne, qu’il est un ver et non un homme ; et ainsi ce n’est pas seulement pour être grand qu’il faut devenir rien, mais pour être la grandeur même.

2. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui vraiment n’est que pour être oubliée de tout le monde, pour n’être rien, étant la dernière et la plus vile chose du monde, pour être vraiment foulée aux pieds, pour ne vivre que de ce qu’il y a de plus vil, et enfin pour n’être propre à rien.

Ô que ces beaux mots sont admirables ! mais qu’il est encore bien plus beau de porter en son âme cette belle vérité : Je suis un ver et non un homme, l’opprobre des hommes, et le [174] mépris du peuple ! Si les âmes savaient la profondité de ces merveilles, ô qu’elles comprendraient facilement les desseins de Dieu en tout ce qu’il a fait ! Car n’y ayant rien de grand devant lui, et dans la vérité, que ce néant, il ne fait pour l’ordinaire et selon son cœur que cela. Et voilà la raison pourquoi il paraît si souvent ne rien faire dans les âmes, et pourquoi il est si réservé à donner ses grandeurs ; car en ne donnant rien, et en ne faisant rien, il fait des Mystères admirables dans les cœurs, qui ne sont rien, et qui sont des vers de terre.

Si je vous pouvais exprimer tout ce que je vois de ces merveilles, et que toute la terre le peut [le pût ?] goûter, je m’assure qu’il n’y a ni Rois ni Princes, qui ne voulussent donner un million de Royaumes et de Principautés pour être traités de Dieu et des hommes selon ce divin Mystère.

3. Une âme éclairée de cette lumière, voit et découvre l’opération infinie de Dieu en ses créatures, pour les traiter incessamment et sans aucune relâche d’une manière infiniment amoureuse : mais quand elle n’est éclairée que selon les sens et la raison, elle voit Dieu si éloigné ; car elle se voit toujours si pauvre, si petite et si faible, et ainsi du reste que la raison humaine nous découvre en nous, et en ce qui se passe en notre intérieur.

Je finis en disant à votre cher cœur ces belles paroles : Je suis un ver de terre, et non un homme, l’opprobre des hommes et le mépris du peuple. Plus de grandeurs, plus de merveilles, plus de profondités que cela ! Et heureu [175] se, et mille fois heureuse l’âme qui est traitée de Dieu de cette manière, et qui est en sa main et en son opération, comme un ver ! Mais ô chose digne de compassion ! L’âme se reprend toujours pour être quelque chose ; et Dieu ne le fait jamais. Il le permet, et il le souffre : mais le rien et le néant, il le fait, et c’est son opération amoureuse en sa créature.

4. Je ne sais si je me fais entendre. Les richesses, les honneurs, et ce qui est quelque chose dans le monde en quelque manière qu’il soit, tombe de Dieu par sa providence dans les créatures comme par dédain et sans y penser, parce qu’elles le veulent et le désirent : mais pour le néant et le rien, c’est l’œuvre de Dieu magnifique et l’effet du conseil, c’est l’épanchement du cœur paternel, et où il applique toute son attention ; et enfin c’est l’opération de toute la sainte et adorable Trinité sur les cœurs de ses très chères créatures, pour devenir ce que Jésus-Christ est : Je suis un ver et non un homme.

Je vous le dis encore, que si je vous pouvais exprimer quelque chose de ce que je vois de l’opération divine sur les créatures, non seulement vous seriez épouvantée et charmée ; mais toutes les personnes qui le pourraient entendre, le seraient, voyant son amour infini incessamment appliqué sur chaque créature. Mais la propre suffisance et la lumière humaine cache [cachent] cela, et l’opération divine n’est pas connue ; et je ne puis le dire que par des paroles trop grossières. [176]

LETTRE à l’Auteur.

état d’une âme qui se voit tantôt en sécheresse et par là pleine de défauts, et tantôt dans un grand goût de la présence de Dieu en toutes ses actions.

1. « Puisque la divine providence me prive de l’honneur de vous voir, vous voulez bien me permettre de vous écrire pour suivre vos saints conseils et avis, que je vous prie d’avoir la bonté de me continuer, ayant un grand désir d’être plus fidèle à les suivre que je n’ai encore fait. Voilà ce me semble les vrais sentiments dans lesquels je me trouve dans le fond de mon cœur. Mais comme assez souvent les œuvres ne suivent pas, particulièrement lorsque je suis en sécheresse, cela m’inquiète ; me voyant si remplie d’imperfections, comme est le soin de ma santé et de mes commodités, de l’estime et [de la] réputation des créatures qui occupe [occupent] insensiblement mon imagination, aussi bien qu’un trop grand soin des choses extérieures de la maison et de l’avancement des Sœurs, quelquefois même des bagatelles dont j’ai confusion de voir que cela m’ait occupée et privée de la présence de Dieu, et même dans l’Oraison, la sainte Messe, et de [sic] la sainte Communion : en ce temps j’en approche (ce me semble) sans foi et sans esprit.

2. « Que ma faiblesse est grande lorsque Dieu se retire un peu de moi et me laisse à moi-même ! alors je sens mes passions se ré [177] veiller comme dans ma jeunesse, et les moindres occasions me font tomber dans un abîme de misère, d’incertitude et de crainte de tromper et d’être trompée [par ?] manque d’esprit et de me pouvoir expliquer ; et mille autres peines qui me viennent sur toutes mes autres fautes passées et mes ingratitudes envers sa divine Bonté. Voilà en général et en partie ce qui me peine et qui me semble ne mériter que l’enfer.

3. « Il y a toutefois quelque petite chose que je ne puis expliquer, qui m’empêche de tomber dans le désespoir et de me laisser aller à la tristesse et au découragement. Je me suis trouvée quelquefois un mois dans cette disposition : et puis je me trouve auprès de Dieu et en sa divine présence dans toutes mes actions, comme un enfant qui est conduit de moment en moment par son Père ; ou je trouve Dieu comme un Roi qui se fait obéir et calme toutes mes passions, et mes sens : alors il me semble que je ne manquerai plus de foi et d’abandon à Dieu, et lorsque les choses les plus pénibles se présentent, j’ai de la joie de les avoir pour les offrir à Dieu. Voilà l’inconstance de mon esprit qui est si petit et si faible qu’il a besoin de vos saintes prières, etc. » [178]

3.42 Sécheresses et insensibilités.

RÉPONSE à la précédente.

Comment il faut être fidèle aux sécheresses et insensibilités quand on s’y trouve, non par sa faute, mais par l’ordre de Dieu. Avis sur le soin pour la santé. Vicissitudes intérieures.

La diversité des embarras etc. m’ont empêché de vous répondre.

1. Il est de grande conséquence de ménager beaucoup les sécheresses et les insensibilités qui nous arrivent en l’Oraison et hors l’Oraison, comme des temps infiniment précieux pour négocier auprès de Dieu. C’est en ce temps où il se communique plus purement et où son opération est mieux appropriée pour nous faire sortir de nous-mêmes et de nos inclinations ; et cependant faute de ménager soi-même et de s’y ajuster, on compte tout ce temps comme perdu et comme tout à fait impropre pour l’Oraison et pour le commerce avec Dieu. Ce qui est cause que selon la ferveur en laquelle on est, on met tous ses sens en actes pour remplir ce que l’on croit qui manque de la part de Dieu. Et ainsi au lieu de se remplir de lui selon le vide que cette sécheresse et [cette] insensibilité met [mettent] en l’âme, on se remplit de ses inventions et de ses désirs selon l’inclination que l’on a ; ne comprenant pas que la perte et la mort de soi-même est [sont] le principal en tout ce que Dieu fait en nous ; mais plutôt gardant toujours une conviction que l’on doit avoir quelque [179] chose qui soit lumineux, aperçu et sensible : et ainsi ne l’ayant pas de la part de Dieu, l’on tâche de se le former ou de se l’attirer adroitement, et de s’occuper et se remplir par là au lieu de se vider.

2. Cette grande vérité supposée, vous devez en l’état où est votre âme, faire tout ce que vous pourrez pour être fort fidèle aux sécheresses, afin d’y entendre la voix de Dieu, qui vous dit au cœur : je veux que tu meures à toi-même, et que tu te simplifies, en n’amassant pas production sur production, mais plutôt en vous [en t’] ajustant peu à peu, quoique très insensiblement, à ce que Dieu veut, ou fait en vous [en toi] sans vous en [sans t’en] apercevoir ni le voir.

Et pour lors ne vous mettez pas peine que votre esprit et vos sens aient la peur ou de ne rien faire, ou d’être inutiles dangereusement pour votre perfection. Il vous suffit alors que votre âme expérimente dans le plus secret d’elle-même un certain retour du fond de la volonté, avec un acquiescement humble, silencieux et paisible à ce que vous êtes et à ce que vous faites : et vous verrez pour lors et dans la suite que jamais les sécheresses ni les insensibilités ne seront dans votre âme qu’avec un très grand fruit ; Dieu y étant et opérant plus purement sans comparaison que par tout le sensible et tout l’aperçu. Ce que vous remarquerez spécialement par la grande découverte de vos défauts. Car quoiqu’il ne paraisse rien de l’opération de Dieu ni de sa lumière dans les sécheresses, cependant y ayant beaucoup, comme je viens de vous le dire ; cette lumière et cette opération se terminent à la plus grande découverte des défauts. C’est pourquoi plus [180] cette opération et cette lumière divine [s] deviennent imperceptibles et cachées à nos sens par la sécheresse, plus elles découvrent profondément en l’esprit comme dans leur source les défauts à milliers. Et l’âme qui n’entend pas ce procédé, ne voyant ni n’apercevant point la lumière qui les découvre, sent fort péniblement la découverte de ces défauts : et ainsi au lieu d’en recevoir du soulagement comme elle devrait, elle est fort peinée, jusqu’à ce qu’elle entende le secret, qui consiste à savoir par expérience, que plus l’âme est fidèle à porter l’opération de la lumière si sèche et si détruisante, plus elle lui découvre ses défauts et lui fait pénétrer ses misères ; et ainsi elle doit s’animer de plus en plus pour travailler à la destruction de tels défauts par l’aide de cette lumière.

3. Et quand les sécheresses et les insensibilités ne sont pas de Dieu ni du degré des âmes, il est certain qu’elles aveuglent ; et au lieu de découvrir les défauts en leur source et même les plus grossiers et extérieurs, elles les cachent. C’est pourquoi les âmes mal avisées, qui de soi-même se simplifient trop, et ainsi ne tâchent pas de se retirer de leurs sécheresses et insensibilités par l’application fidèle aux vérités et par l’occupation intérieure conformément à leur degré, au lieu de se vider d’elles-mêmes par ces sécheresses, se remplissent infiniment : d’autant que la suffisance, l’orgueil et la présomption, les animant en cet aveuglement, et en cette privation de lumière, leur cachent tous leurs défauts, et les mettent en une telle estime et plénitude d’elles-mêmes, que non seulement elles ne voient pas leurs [181] défauts, quoiqu’elles en fourmillent ; mais que de plus en étant averties et reprises, elles crèvent d’orgueil et de suffisance par un million d’adresses à se cacher. Tant la plénitude d’elles-mêmes s’accroît par ces sécheresses non éclairées des vérités selon le pouvoir actuel de l’âme.

4. Vous voyez par là la différence qui se trouve entre une âme en sécheresse par l’ordre de Dieu, et une autre qui y est faute de s’aider et s’éclaircir. La première est toujours toute prête à croire toutes choses d’elle-même, et avec un esprit doux et humble, sans tous ces retours de réflexion que la nature a ; elle se persuade facilement [de] tout, et s’ajuste ainsi à tout ce que l’on veut d’elle. Ce que je vous dis étant très vrai, vous pouvez vous l’appliquer pour votre consolation et vous tranquilliser dans vos sécheresses, voyant encore tels défauts, auxquels vous devez humblement vous ajuster : et comme Dieu vous a préposée sur une Communauté, vous pouvez même vous servir de cela pour faire le discernement des sécheresses dans lesquelles plusieurs âmes tombent en un degré différent du vôtre.

5. Vous devez remédier à tous ces défauts que vous me marquez en la manière que je vous dis, tâchant de vous posséder sans inquiétude et de les rectifier peu à peu. Et ne pouvant y donner ordre selon votre désir, portez-en la peine : et par là vous verrez que vous y remédierez sans comparaison mieux [sic] ; d’autant que Dieu demande extrêmement la dépendance et l’aveu fidèle de nos misères : et par ce procédé, il vient avec amour aider notre faiblesse et notre peu de courage pour dé [182] truire tels défauts. Mais jusqu’à ce que l’âme soit fort éclairée sur ces défauts, il est de conséquence de suivre la lumière des serviteurs ou servantes de Dieu touchant le combat de plusieurs choses auxquelles nous ne pouvons pas donner ordre.

6. Comme vous êtes d’une santé faible, et qu’il y a quantité de choses à observer sur cela, prenez garde de vous faire un ennemi imaginaire à combattre en telles rencontres qui vous arrivent journellement dans votre Communauté ou dans le reste de votre vie, afin qu’étant une fois déterminée sur ce que vous pouvez ou devez faire ou que vous ne devez pas faire, vous ne vous arrêtiez pas à vous donner un million de peines inutiles, qui cependant faute d’y réussir comme vous voudriez, ne laisseraient pas de vous donner de l’inquiétude et ainsi de vous brouiller beaucoup et d’embarrasser l’opération de Dieu en vous ; comme font quantité de personnes, qui sous bon prétexte d’être fidèles, mélangeant toujours en leur intérieur, n’arrivent jamais à avoir et à posséder la volonté de Dieu en elles purement, mais toujours avec un million de mélanges qui font extrêmement tort et rabaissent beaucoup tout ce que Dieu voudrait faire de grand en ces âmes. Ce qui cause un million de défauts, dont il n’est pas possible qu’une telle âme puisse se sauver ; et cela pour vouloir trop faire à sa mode et selon son inclination, quoiqu’avec bon prétexte.

7. Vous me dites que de fois à autre vous vous trouvez toute remplie d’expériences et de vues de vos misères, et que cela vous inclinerait à l’incertitude et au désespoir de ne ja [183] mais faire de bien. Tout cela vient de la nature oppressée secrètement de l’opération de Dieu383 ; et pour lors il n’y a rien autre chose à faire, que ce que je vous dis de sa part, qui est de vous posséder en paix en vous laissant et vous perdant sans savoir où vous allez, ni qui vous tient. Et je suis sûr que quand Dieu aura fait ce qu’il aura voulu par cette disposition, vous retomberez promptement dans la paix et la subordination paisible à Dieu, comme un enfant qui aime chèrement son Père : et pour lors cette disposition mettra et fera naître un million de choses conformément à ce que vous m’en dites, qu’il faut garder humblement en soi autant qu’elles y subsistent, sans les vouloir garder par force quand elles sont ôtées pour faire retomber dans l’autre disposition.

8. Toutes ces diversités, ces haut et bas, ne sont pas des bizarreries, mais un ordre de Dieu, qui s’ajuste à notre faiblesse ; et quand l’âme ne s’y ajuste pas aussi, en se laissant aller doucement et humblement, elle se fait bien du tort, interrompant cette divine opération. Si vous mangiez toujours du même mets le plus délicieux qui soit sur la terre, non seulement vous vous en ennuieriez, mais encore ce serait une chose capable à [sic] vous faire perdre l’appétit, et à vous faire malade.

C’est ce qui est cause que Dieu par une bonté infinie a pourvu l’homme d’une si grande diversité d’aliments, afin que non seulement il fût nourri, mais encore recréé. Il en est de même pour l’intérieur : la situation ne demeure pas toujours la même ; il y a des hauts et des bas ; et tout le secret est [184] de se laisser aller à l’ordre divin, qui nous ajuste selon son bon plaisir ; et qui ainsi nous humilie et nous exalte, nous fait mourir et nous fait vivre, et agissant peu à peu de cette manière, déracine nos défauts et nos misères, pour nous rétablir selon son dessein éternel.

3.43 La Foi conduisant à la Sagesse.

L.XLIII. Comment la Foi en aveuglant et détruisant l’âme la conduit et l’élève à la divine Sagesse.

1. Je suis très persuadé que ce n’est point par oubli, mais bien par nécessité, que vous avez été quelque temps sans écrire, afin d’éviter les compliments. Je ne l’ai pas fait non plus, attendant qu’il y eût quelque chose de conséquence pour votre intérieur. Je le fais donc présentement avec grand cœur, me réjouissant avec vous, de ce que vous comprenez mieux, quel bonheur une âme possède, quand Dieu la dispose peu à peu pour le don de foi. Il lui paraît dans les commencements et même bien du temps qu’il n’a dessein que de l’écraser et de l’aveugler, et de détruire même en elle tout ce qu’il y aurait de bon, conformément au désir que l’âme a d’aimer et de glorifier Dieu ; et plus l’âme augmente en ses désirs, plus cependant elle est aveuglée et desséchée. Cette pauvre âme dans ces presses de la foi, ne comprenant pas ce qu’elle fait, à la suite se tourmente et souvent s’embarrasse : mais comme cette foi n’est que pour vivifier et établir, quand elle a fait beaucoup mourir, insensiblement elle fait naître le repos, et par là donne lieu à la Sagesse divine. [185]

2. D’où vient qu’il est de grande importance pour les âmes de beaucoup se laisser conduire sans raison, s’il faut ainsi parler, durant tout le temps de la foi, qui ne s’augmente comme je vous viens de dire, qu’en détruisant ; sans qu’il paraisse, ou qu’il puisse paraître en l’âme où cela s’opère, rien de la Sagesse divine. Cependant c’est toute sagesse, comme on le remarque bien ensuite : et lorsque l’âme a été assez patiente et souffrante pour se laisser détruire et démolir par cette sagesse inconnue, insensiblement la Sagesse divine, qui a sa racine en elle, se manifeste et paraît par un saint repos, prenant peu à peu la place des inquiétudes de cette âme en foi ; de manière qu’après s’être bien tourmentée et l’avoir été beaucoup durant tout le temps de la foi, ne sachant où donner de la tête, elle cède les armes et se rend, se reposant comme en se perdant ; et ainsi comme la foi peu à peu renverse et obscurcit, de la même manière insensiblement ce repos en abandon et en perte de soi s’insinue en l’âme : et voilà proprement par où la foi devient Sagesse divine. Car qu’y a-t-il de plus sage que de ne point s’appuyer sur ce qui n’est rien, et la faiblesse même que nous sommes ; et au contraire se laisser et s’abandonner à la conduite de Dieu, qui est toutes choses, toute puissance et toute sagesse Et par ce procédé peu à peu l’âme passe en la Sagesse divine.

3. Et c’est pour lors que l’âme commence à découvrir un petit jour du bonheur qu’elle a rencontré, en trouvant par providence cette chère et aimable foi, laquelle quoiqu’amoureusement cruelle, lui a découvert le commencement [186] de son bonheur. Car elle voit qu’à mesure qu’elle se laisse, qu’elle s’abandonne, et qu’elle se perd en repos, comme je viens de dire, elle trouve tout si bien fait, et tout si bien ordonné, soit intérieurement, soit extérieurement, qu’elle remarque très bien qu’une autre main que la Sagesse divine n’a pas pu faire ces choses. Et c’est ce qui commence à lui donner une inclination si amoureuse pour cette divine et toute aimable Sagesse ; et autant que sa douleur a été profonde et cruelle dans les ténèbres de la foi ; autant ici expérimente-t-elle profondément sa joie pour l’ordre divin, que met cette divine Sagesse en tout. Et quand même il y arrive souvent des fautes, ne se laissant pas assez en la main de cette divine Princesse, pour faire toutes choses selon son inclination ; ces mêmes fautes servent beaucoup à l’âme pour lui faire voir que tout cela n’est arrivé que faute de s’être assez tenue et laissée en sa main, pour ne voir et ne rien faire que par sa conduite et selon son inclination.

4. Si je pouvais vous exprimer comment la foi dans une âme est la source, l’origine et la semence de la Sagesse divine, et comment cette divine foi par ses inclinations d’obscurité, de perte et de sécheresse, travaille pour faire naître la Sagesse divine qui naît de cette foi, et en cette foi, et l’ordre fécond et admirable de toutes choses en l’intérieur, et en l’extérieur de telle âme ; je m’assure que cela vous charmerait. J’en ai écrit en plusieurs endroits que vous pouvez voir : mais après tout, ces choses ici déduites, peuvent bien récréer et un peu aider ; mais l’expérience fait toute autre [187] chose, étant un goût divin qui nous fait jouir de toutes choses, et qui nous fait trouver si à point nommé toutes ces mêmes choses en sa providence, qu’il semble à une âme, où cette divine Sagesse commence, que Dieu n’ait des yeux, une providence, et une conduite que pour elle, trouvant toutes choses tellement ajustées pour ce qu’il lui faut, qu’elle remarque que cette divine Sagesse est un beau Soleil, qui non seulement l’éclaire incessamment en tout, soit intérieurement, soit extérieurement ; mais encore la rend féconde en sa manière pour porter vraiment les fruits d’une divine Sagesse.

5. C’est là où l’on voit que les Sages du monde, qui n’ont point été aveuglés par la foi, et qui ainsi ne sont point conduits par cette divine Sagesse, sont vraiment des aveugles, donnant de la tête à toutes rencontres, sans conduite en tout ce qu’ils font, et ainsi renversant souvent plutôt les choses, que de les établir.

Quelle joie donc, je vous prie, à une âme pauvrette, se voyant assez heureuse de commencer un peu à goûter des fruits de ce divin arbre de vie, lequel est planté au milieu de nous-mêmes, et qui ne refuse point de prendre nourriture de tout ce qui est en nous et hors de nous, pourvu que l’âme se laisse en repos, pour y découvrir l’ordre de la divine conduite en divine Sagesse !

6. Vous voyez donc par ceci, en abrégé, les démarches de Dieu, pour élever une âme en sagesse. Il l’aveugle d’abord, en lui donnant la foi ; cette foi travaille l’âme et la dispose par ses pressures384 pour y faire naître et trouver [188] la sagesse  ; et le repos intérieur peu à peu s’y rencontre en calmant et en y abandonnant l’âme : et quand une fois elle s’est aperçue de son hôtesse et des richesses qu’elle renferme, pour lors il est de grande importance de beaucoup la laisser maîtresse dans le logis, afin que vraiment et avec magnificence, elle ordonne et règle toutes choses ; ce qui ne manquera jamais à une telle âme, pourvu qu’elle soit véritablement petite et humble ; d’autant que c’est à ces personnes qu’elle étale avec libéralité ses trésors.

7. Tout ce qui vous est arrivé, et que vous me décrivez dans la vôtre, est une expérience de ce que je vous viens de dire ; c’est pourquoi il vous est d’infinie conséquence de vous posséder en repos dans toutes les rencontres, quelque fâcheuses et turbulentes qu’elles puissent être. Pour cet effet, quand vous voyez venir quantité d’embarras qui vous pourraient brouiller, ou qui du moins pourraient agiter le fond de votre âme, possédez-vous en paix, et ne laissez point voltiger vos puissances [de l’âme] avec inquiétude, sous prétexte de remédier, ou d’ordonner quelque chose : calmez-vous, et aussitôt voyez raisonnablement ce qu’il faut faire, ou ce qui se peut faire, et le faites [et faites-le] ; et pour lors abandonnez-vous à toutes les suites. Toutes les vues que vous avez eues, et que vous me marquez en la vôtre, sont des choses qui vous arriveront en un million de rencontres ; car Dieu qui veut établir sa conduite en nous, ne le fait qu’en semant un million de petites rencontres crucifiantes, afin que par là nous mourions à notre raison, à nos vues et à nos appuis, et qu’elle ainsi [sic] s’établisse [189] en nous. C’est pourquoi soyez fidèle ; et vous verrez que de plus en plus votre âme se tranquillisera, et que votre imagination par conséquent ne se brouillera pas tant dans les rencontres, mais plutôt se calmera en paix, en se soumettant amoureusement. On vous garde votre lettre, afin qu’elle vous fasse ressouvenir de la situation, où votre âme a été dans cette rencontre : car il vous est nécessaire d’être fort fidèle à suivre continuellement ce même procédé ; et vous trouverez qu’étant fidèle, toutes choses s’ajusteront merveilleusement bien selon vos nécessités : car comme tout est admirablement bien dans la main de Dieu, il les [pluriel] distribue amoureusement de moment en moment aux âmes capables des traits385, et de l’opération de sa divine Sagesse.

8. Prenez donc courage et mourez : car jamais la divine Sagesse n’augmente dans une âme, et n’y répand avec plaisir ses richesses, qu’autant que la foi, qui l’accompagne toujours inséparablement, travaille et dispose l’âme pour ses grandeurs, et vous trouverez que proprement la Sagesse divine est une foi éclairée en goût et en amour divin [s].

3.44 S’abandonner sans réflexion.

L.XLIV. Ne point se donner à une vocation sans grâce. S’abandonner sans réflexion, suivant Dieu en simplicité et soumission entière. Conduite des filles.

1. Vous savez qu’il ne faut pas se mettre dans une vocation sans grâce, non plus que s’embarquer sur une mer sans biscuit386. Ainsi [190] faut-il prendre garde si l’âme en a, avant que de se donner à une vocation, comme à la pauvreté séculière, et à l’abandon à la divine Providence en cet état : ce qui ne dit pas de petites choses, et peut-être dans la suite ferait s’exposer à une furieuse tentation, devenant malade et vieux, sans bien ni secours. Peut-être suis-je trop humain et prudent. Mais on m’a tant instruit de ne devancer pas la grâce, mais de la suivre pas à pas, qu’il m’est impossible de faire autrement : sachant fort bien que tous les meilleurs desseins et toutes les plus hautes idées de perfection qui n’ont pas leur source et leur origine dans l’ordre de Dieu, manquent à la suite et ne portent pas de fruit ; et qu’au contraire la moindre chose et la plus petite grâce dans l’ordre divin, a un effet merveilleux. C’est ce qui est cause que je me tiens volontiers à ma plus petite et pauvre grâce, regardant et admirant les grandes grâces, sans m’y vouloir ingérer. Et voilà pourquoi je donne ordre de mon mieux à mon temporel, croyant et étant convaincu que c’est l’ordre de Dieu. Peut-être finira-t-il [un tiret ajouté] mes jours par le tracas et l’embarras : mais il ne m’importe ; Dieu en soit béni, cela m’est indifférent comment je meurs et quoi que je fasse, pourvu que j’accomplisse l’ordre de Dieu. Ce n’est pas que si ce même ordre divin m’appelait à l’abandon total de la pauvreté entière et sans souci, que je ne serais heureux : et je baiserais amiablement la main divine qui me ferait ce présent ; car en vérité c’est un embarras fâcheux que d’avoir des affaires.

2. Je n’ai pas pu vous répondre, ni même lire votre dernière [lettre] jusqu’aujourd’hui. Je vous [191] dirai donc que si la chose est encore en état, que vous ferez très bien d’aider ces deux bonnes âmes. C’est un sacrifice qui est réservé aux personnes auxquelles Dieu donne l’Oraison, et l’amour de l’intérieur comme il vous a fait. Vous pouvez et êtes en état de secourir ces personnes, et d’autres que la providence vous enverra. Et je vous avoue que je vois si clairement, qu’à moins d’âmes vraiment désireuses de la perfection, et qui travaillent de tout leur cœur à l’Oraison, rien ne se fait de bien, mais tout est humain ; et c’est ce qui me va, Dieu aidant, retirer du travail que je fais pour plusieurs maisons Religieuses, auxquelles il faut travailler humainement, quoiqu’avec sainte intention, faute de trouver des Supérieures qui aient vraiment l’amour de l’Oraison et de la perfection, sans quoi vous n’y sauriez travailler divinement, je veux dire y former la grâce et l’esprit intérieur. Il faut suivre l’ordre de Dieu, et se contenter de l’ouverture qu’il donne. Et de cette manière j’espère être plus solitaire et sans soin que jamais. Mon âme y est portée, et je m’y laisse aller de tout mon cœur. Peut-être cela me donnera-t-il lieu à la suite de vous aller voir plus librement.

3. Continuez de vous laisser à l’abandon, et sans réflexion : il vous suffit que vous vous laissiez telle que vous êtes entre les mains de Dieu, sans cependant vous laisser ; car ce serait agir. Vous n’avez qu’à être de jour en jour et de moment en moment telle que vous êtes, par un simple retour, sans retour, en Dieu, qui est le centre de votre cœur, qui vous voit, et qui fait tout ce qu’il faut, afin que [192] vous soyez à lui selon qu’il le désire.

4. On ne peut savoir où conduit la simplicité quand elle est vocation de Dieu sur une âme : ce que l’on en pourrait dire ne pourrait jamais être entendu sans expérience. Mais qui en dirait ce qui en est, quand l’expérience est venue ! C’est qu’en vérité une âme, sans être en quelque manière, est véritablement, et subsiste en Dieu ; et ne faisant rien selon ce qu’elle croit, Dieu fait ce qu’il faut pour sa gloire et la sanctification de cette âme : et tout cela par un moyen si caché, que l’âme croit plus se perdre que se trouver ; et dans la suite que les choses sont bien avancées, elle croit plus être absolument perdue, qu’en grâce. Mais, comment donc (me direz-vous) aller là ? Je vous réponds qu’à moins d’un miracle cela ne se peut sans un guide qui ait fait le chemin et y soit arrivé, qui par ordre divin y conduise une âme, laquelle est emportée, sans savoir où, par une soumission aveugle, sans route ni voie aperçue. Il n’y a donc pour les âmes auxquelles Dieu donne cette vocation, et à qui il donne au même temps la conduite, qu’à se laisser conduire, et croire, sans savoir comment, ni où elles vont : et plus l’âme est telle, plus aussi va-t-elle vite, et plus tôt arrive-t-elle.

5. Quand une telle âme est dans la suite destinée à aider beaucoup à d’autres, pour l’ordinaire Dieu lui donne la lumière en son cachot : mais si cela n’est pas, et qu’il veuille conduire loin telle âme, l’obscurité continue, et la soumission croît jusqu’à ce que toute la lumière, le pouvoir et le vouloir de se conduire, se perde [se perdent] dans une entière et aveugle soumission [193] ; si bien que pour toutes choses, il ne lui reste que soumission sans consolation. C’est une statue que l’on met dans une niche, laquelle pour tout vit à la suite de la seule complaisance d’être comme et ce qu’on la fait être, sans se réserver aucune complaisance pour elle, ni moyen d’en avoir ; n’ayant et ne voyant rien qui la satisfasse : d’autant qu’elle n’est ni ne vit que par soumission, sans plaisir même de cette soumission ; car ce serait encore trop être que de subsister là : il suffit qu’elle soit soumise sans soumission ; et de cette manière elle est tout ce que Dieu veut qu’elle soit.

6. Pour arriver là, chère Sœur387, combien d’agonies, et combien de morts ! Cependant c’est un faire le faut388 qui est bien doux aux âmes auxquelles Dieu donne un Moïse pour leur faire passer la mer Rouge. Mais ô, quelle [s] mort et agonie, ou plutôt quelle mort cruelle sans douceur à ces âmes que Dieu conduit par lui-même ! Ne disons rien de celles-là ; car il n’est pas temps ni nécessaire : cela ne vous touche pas. Laissons-le aux âmes pour lesquelles Dieu a choisi un gibet d’amour, sans douceur, et dont la douceur est amère comme la mort ; fortis ut mors dilectio389. Les voies des premières, quoique étranges étant sans voie, sont très douces en comparaison des voies de ces dernières, que le saint Esprit compare au sentier que les grands navires font dans la Mer, qui disparaît aussitôt qu’il paraît : c’est dans les Proverbes390. Ceci est seulement pour vous [194] dire, quoi que vous croyiez que votre voie soit fort obscure, cependant elle est fort lumineuse en comparaison de celle-ci ; et quoiqu’elle vous semble dure, que cependant elle est très douce et très agréable : [n] on loquatur nobis Deus, ne forte moriamur, sed nobis loquatur Moyses391.

7. Pour N., c’est une bonne et très vertueuse fille ; mais vous ne devez pas la porter à la perfection : c’est grande pitié que le naturel qui se corrompt à moins que d’être beaucoup aidé. Cette personne est d’un naturel vif et sanguin, dont les vapeurs sont subtiles : faites en sorte de tempérer doucement ce naturel, en la divertissant à des œuvres extérieures sans qu’elle s’en aperçoive ; car ses peines sont naturelles et non divines. C’est un esprit de feu qu’il faut porter modérément à la perfection ; autrement les vapeurs subtiles de son sang la perdront : et si elle est conduite modérément, et sans qu’elle se donne impression de grande perfection par une pureté grande, elle peut faire quelque chose.

Ô que c’est une chose difficile, et extrêmement difficile de conduire des filles ! Je vous avoue que j’apprends toujours, et que je suis toujours novice : je ne sais comment si grande quantité de personnes se fourrent392 à leur conduite.

Il faut doucement divertir telles filles quand elles se fourrent et se précipitent dans ces peines ; d’autant que sans être beaucoup aidées on les perd, et on ne tire aucun bien d’elles : et cependant on peut les aider à beaucoup glorifier Dieu, en soutenant ce naturel faible, et qui insensiblement vient dans des peines extrê [195] mes, que plusieurs personnes sans grande expérience, qualifient de peines divines ; et ainsi ils perdent ces pauvres âmes, et souvent même y font venir le Démon. Il faut une très grande lumière de Notre-Seigneur pour discerner ces sortes de peines, et pour prendre justement la voie de Dieu dans toutes ces faiblesses et embarras naturels, et pour leur aider ainsi à s’en tirer, sans les décourager. Souvent ce qui est de plus mal, c’est que l’on estime, comme j’ai dit, ce qui est naturel être divin : et on les perd en augmentant leur mal ; ou bien on les décourage. Il faut par lumière divine prendre le milieu, et leur aider à glorifier Dieu en crucifiant cette pauvreté du naturel. Voilà ma pensée simplement : usez-en bien, non pour celle-là [cette fille-là] seulement, mais encore pour plusieurs autres, à cause du désir d’Oraison, et de perfection qui est dans votre maison. 1661.393.

3.45 Moyen de trouver J.-C. en son fond.

L.XLV. Que la soumission et la petitesse d’esprit est le vrai moyen de trouver Jésus-Christ dans le fond de son âme.

1. Il est de grande importance pour la vie spirituelle de bien comprendre que la soumission, la dépendance et la petitesse d’esprit, sont véritablement le moyen d’attirer Jésus-Christ en nous. Les autres vertus, soit de pauvreté ou de souffrance, ornent saintement notre âme, pour la rendre conforme à Jésus-Christ ; mais la soumission l’engendre véritablement en nous. C’est pour cette raison que [196] la très sainte Vierge, recevant les nouvelles de son élection pour être mère de Dieu, n’y apporta point d’autre disposition, que celle de l’esprit de soumission, et qu’en prononçant ces paroles394, voilà la servante du Seigneur, véritablement le Verbe divin s’humanisa en elle. Ce qui confirme fortement ce principe qu’à moins d’une très grande soumission, non seulement à tout ce que Dieu veut de nous, mais encore à tout ce qu’il nous fait déclarer vouloir par les personnes qui ont ordre de Dieu pour notre conduite, il est impossible que jamais nous arrivions à avoir véritablement Jésus-Christ en nous.

Cette soumission et cette dépendance ne doivent avoir nulle mesure, devant être entières ; afin que l’esprit se soumettant véritablement, il meure [subj.] à ses inclinations, et que par là il arrive où vraiment la foi le veut. Et au contraire pour peu que l’esprit veuille se conduire et raisonner sur les ordres de Dieu, et sur ce qui nous est marqué être sa conduite ; il s’égare dans ses lumières et dans ses propres volontés : et ainsi tombant de labyrinthe en labyrinthe, quoiqu’il fasse bien du chemin, il ne sort jamais de lui-même, de ses inclinations et de ses propres prétentions ; et par conséquent il n’arrive jamais à trouver Dieu, qui ne se laisse jamais rencontrer qu’autant que l’on sort véritablement de soi.

2. Ce principe est très vrai pour toute la vie ; mais encore spécialement, comme je dis, pour le commencement que l’on est en désir de trouver sa divine Majesté dans le fond de soi-même : car en ce temps à moins que de l’y [197] chercher par la lumière d’autrui, spécialement quand Dieu donne quelqu’un éclairé [sic] de sa divine Majesté, on marche toujours en très épaisses ténèbres. Car l’âme n’étant pas encore en état d’avoir les lumières divines pour cet effet, elle est toujours aveugle et incertaine, s’égarant en un million de manières qui très souvent lui empêchent de trouver le Bien-Aimé : mais quand elle sait se soumettre vraiment à l’aveugle, elle se conduit sûrement par les lumières d’autrui ; et en ne voyant pas, mais en croyant, elle voit tout ce qu’il faut pour mourir vraiment à soi, et par conséquent pour trouver vraiment Jésus-Christ dans le fond d’elle-même.

3. Remarquez conformément à ce grand principe, que la sainte Église voulant engendrer les enfants en Jésus-Christ par le saint Baptême, se contente de la foi de leurs parrains et marraines, ces enfants n’étant pas en état de croire eux-mêmes. Il en doit arriver autant aux âmes désireuses de Jésus-Christ. Elles doivent croire non par la capacité et les lumières qui sont en elles ; mais par la foi et la lumière de leurs amis : et ainsi s’apetissant pour vraiment croire de cette manière, sans savoir le comment [sic] Jésus-Christ s’écoule en ces âmes autant véritablement qu’elles deviennent humbles et petites, par cette véritable soumission, dépendance et vraie docilité ; et je suis sûr qu’à moins de l’expérience véritable de cette vérité, jamais une âme ne sera assez heureuse de goûter vraiment Jésus-Christ. Elle pourra goûter quelque chose qui Le touche ; mais d’avoir ce sublime goût de Sa divine Personne, cela ne sera jamais : car il est réser [198] vé aux véritablement petits et humbles, et à ceux qui savent n’être rien en eux-mêmes ; revelasti ea parvulis395. Ceci est fort aisé à exprimer, mais fort difficile à expérimenter, à cause de l’infinie suffisance que la créature a de vouloir toujours être quelque chose de grand, de vouloir toujours voir où elle va, et ce qu’elle a, et de vouloir toujours posséder et comprendre ce qu’on lui dit : mais qui dit cette petitesse et [cette] souplesse, exprime un moyen continuel pour sortir de tout cela et de soi-même, et par conséquent de mourir à tous moments [pluriel] à ce qu’on est.

4. Si l’on veut prendre cette route et faire fruit en cette petitesse et [cette] soumission, il faut tâcher de faire un usage continuel de tous les moments de notre vie : car une âme doit être certaine qu’étant bien déterminée de tendre à Jésus-Christ, et de se servir pour cet effet de ce divin moyen, qu’il ne manquera jamais de faire trouver les occasions et les rencontres pour exercer cette soumission et cette docilité ; et par conséquent pour nous faire trouver heureusement Jésus-Christ. Si au contraire l’âme est infidèle, elle trouvera qu’autant qu’elle sera éloignée de la soumission et de la docilité, quoiqu’en très petites choses, elle se trouvera en défaut et égarée, et ne reviendra jamais par d’autre moyen [singulier] en sa place, que par sa docilité et par sa soumission.

3.46 Suivre Dieu sans voir où.

L.XLVI. Se laisser conduire sans voir ou l’on voit. Souffrir en abandon et en joie de ce que Dieu est et veut.

1. J’ai lu avec grande application votre grande lettre, où j’ai vu votre état crucifiant en toute manière tant pour l’intérieur que pour l’extérieur.

Il vous est de la dernière conséquence de suivre la lumière divine que Dieu donne pour votre conduite ; car vous êtes toute différente de conduite de bien d’autres, qui sont éclairées et instruites pour voir l’état où elles sont, et les pas où elles doivent poser leurs démarches. Vous ne devez pas être éclairée de cette manière, mais bien en vous perdant, et en perdant toutes choses et vos voies même, pour marcher paisiblement comme on vous dit.

2. Vous êtes toujours arrêtée ; par ce que vous avez vu et senti qui était en vous. Et par là vous avez toujours marché en vous, et jamais hors de vous396. Ainsi vous vous êtes souvent égarée, quoique pleine de bons désirs et de saintes volontés : car vous avez marché et travaillé dans le temps passé infiniment ; et cependant vous n’êtes pas sortie de vous, d’autant que votre travail était toujours en vous. Il ne faut pas présentement faire de même, Dieu vous donnant une lumière hors de vous, qui est tout ce que l’on vous dit.

3. J’entends et comprends fort bien tout votre état de crucifiement tant intérieur qu’extérieur, et même tous les détails que vous m’en dites et que vous ne me dites pas. À tout cela [les épreuves] je réponds [200] dans l’ordre de Dieu qu’il faut sans effort, mais par une humble soumission à la conduite divine, laisser tout en arrière, pour vous laisser conduire sans voir vos pas ni où vous allez. Soyez seulement tranquille et paisible, et quand vous vous voyez occupée de croix qui vous font trop réfléchir ou vous abattent trop, pour lors laissez-vous en abandon, surpassant tout pour jouir de tout en paix et en joie sans assurance de ce que vous avez ou de ce que vous êtes. Là, faites votre oraison comme vous le pourrez. Là, souffrez sans vous y appliquer par pénétration, mais en abandon et en joie de ce que Dieu est et de ce que Dieu veut, et vous appliquez le moins que vous pourrez à tout ce qui est en vous quel qu’il soit, lumière, crucifiement ou autre disposition ; autrement plus vous y appliquez, plus vous vous enfoncerez et vous embarrasserez en vous-même. Car ce n’est nullement votre grâce et c’est ce que vous devez bien connaître.

4. Votre grâce donc est de marcher par-dessus de vous et de ce que vous avez et sentez, quel qu’il soit, vous soutenant et vous conduisant à l’aveugle, quoiqu’en lumière et par la lumière que Dieu vous donnera en votre conduite. Quand vous ne marcherez pas de cette manière, plus vous aurez et plus vous serez comme dans un labyrinthe ; et au contraire, suivant la lumière divine, vous aurez tout et n’aurez rien. Ayez donc de la joie et du repos non en vous, mais hors de vous, non en ce que vous avez, mais en ce que vous n’avez pas et dont vous pouvez jouir en autrui, qui est plus à vous que si vous le possédiez. Et remarquez bien que, ne marchant pas de cette manière, vous [201] n’avancerez pas, mais plutôt vous vous égarerez en mille désirs et inquiétudes, qui vous donneront de la mélancolie.

5. Soyez donc en repos, et ayez vraiment de la joie en vous abandonnant à notre Seigneur : et vous trouverez, non seulement que vous aurez la liberté, que vous me dites avoir dans vos emplois, et vous aurez encore une joie et consolation en toutes choses, quelque crucifiantes qu’elles puissent être ; car par ce moyen votre cœur et votre esprit sera hors de la presse, élevé par le bon plaisir divin.

3.47 Oraison de repos et d’abandon

L.XLVII. De l’oraison de repos et d’abandon ; ce que c’est : son commencement, son progrès et ses effets ; et comment s’en servir pour son avancement, même quand on est tombé en quelque défaut.

1. Vous ne devez nullement douter que Dieu ne vous appelle à l’oraison de repos et abandon, qui consiste à vous laisser en quiétude entre les mains de Dieu pour faire et opérer en vous et de vous ce qui Lui plaira, de telle manière que le repos et la paix soient votre nourriture continuelle dans l’oraison et hors l’oraison. Cette oraison de repos doit vous séparer et vous faire mourir à toutes choses, non seulement aux extérieures mais aussi aux intérieures, c’est-à-dire aux passions, inclinations et attaches tant aux choses de la terre qu’aux célestes, afin d’établir ce repos par une disposition générale, votre âme ne sentant durant tout le temps de cette oraison [202] qu’une inclination au général et non une application au particulier et au spécifique, qui fasse spécialement l’occupation de votre âme. Ce n’est pas que vous n’en puissiez avoir de fois à autre, mais je suis assuré que ce ne sera qu’en passant, toute la tendance votre âme étant particulièrement pour le repos et l’abandon. C’est ce qui fait que tous les sujets et vérités générales sont plus selon votre goût que les particulières ; et universellement tout ce qui incline votre âme au repos et à l’abandon et à un certain amour général, dont l’effet particulier est de détacher insensiblement l’âme d’elle-même et des créatures, comme je viens de dire.

2. Cet amour croît insensiblement et imperceptiblement par le repos et abandon ; et plus l’âme fait oraison en cette disposition, et plus elle y passe la journée en travaillant et faisant ce qu’elle a à faire, plus aussi cet amour s’augmente, lequel ne paraît à l’âme que comme un désir secret de Dieu, qui insensiblement l’attire et la sépare de tout le créé, et ainsi la met encore plus en capacité et en inclination de repos. Et l’abandon va toujours croissant, car faisant augmenter l’amour, l’amour sollicite l’âme aussi à un plus grand repos et un plus grand abandon, en sorte que l’oraison et l’action, et généralement tout ce que l’on a à faire et à souffrir, s’exécutant dans cette disposition et par cet esprit de paix, est fort fécond.

3. Il ne faut pas que vous vous mettiez en peine des sécheresses qui sont très continuelles, non plus que des peines qui vous viendront, d’être fainéant et de n’aimer que le repos, la généralité et l’abandon. Mourez à toutes ces [203] peines, vous abandonnant sans vouloir y donner de remède ; au milieu de cela, vous ne laisserez pas de voir de fois à autre un certain instinct et désir secret de mourir et d’être fidèle à tout ce que la Providence vous fournira de moment en moment, ce qui vous soutiendra un peu. Car il est très vrai qu’aussitôt que cette oraison de repos et de quiétude commence en une âme, comme c’est un don surnaturel et un commencement d’amour divin, il met en l’âme un soin et une vigilance qui va toujours croissant pour la pratique et pour l’effet, mais cela en repos et abandon. Et comme cette grâce est très grande et le commencement de très grandes miséricordes de Dieu, aussi ne la donne-t-Il que pour purifier et dépouiller et faire mourir l’âme à tout, pour insensiblement et peu à peu S’insinuer et Se glisser dans son cœur afin d’être le Principe de sa vie.

4. Il est vrai qu’à moins que la Providence ne fournisse quelqu’un qui soutienne de temps en temps et qui assure l’âme par l’ordre de Dieu, cette oraison est très pénible, à cause qu’elle est très éloignée de la manière ordinaire, qui ne va que par le particulier et le spécifique et qui voit toujours son travail entre ses mains ; mais ici l’âme n’ayant que son repos et son abandon en tout et partout, cet amour secret que nous avons dit, va remédier aux défauts particuliers par la racine et sans que l’âme s’en aperçoive distinctement, comme ferait un jardinier, lequel voulant se défaire de quelques mauvais arbres, ne se mettrait pas en travail pour l’ébrancher branche la branche, mais arracherait la racine dont elles tirent leur vie.

[204] Ceux qui sont dans la méditation font autrement, car ils s’appliquent et le doivent à chaque imperfection en particulier et jusqu’à ce que Dieu leur dit, par une bonté infinie, voyant leur travail et leur confiance : « Ami, montez plus haut397», c’est-à-dire qu’Il leur donne de cet amour qui commence le degré de repos et de quiétude.

5. Et afin de mieux comprendre l’effet de cette oraison et le dessein de Dieu en la donnant, on peut se servir de cette comparaison pour exprimer admirablement bien ce degré d’oraison : savoir que la quiétude et le repos est semblable à des ouvriers qui jettent en moules et qui font diverses figures de métal ; ils le mettent sur le feu pour le fondre et peu à peu, par l’excès de la chaleur, il perd toute figure et est rendu indifférent à tout, pour ainsi dire, étant entièrement fondu ; et jusque-là il n’est pas propre à être mis en œuvre dans les moules ; mais dès qu’il l’est, ils en font facilement telles figures qu’ils veulent. Ainsi Dieu ayant, par les pratiques et les degrés où l’âme a commencé de se donner à Dieu, disposé toutes choses, Il lui donne l’oraison de repos, de paix et de quiétude, laquelle augmentant peu à peu, fait naître en l’âme un amour qui insensiblement aussi s’augmente peu à peu, et qui avec beaucoup de patience fond et dissout toutes les passions, les inclinations et les attaches, les desseins, les prétentions, et généralement la met dans une sainte indifférence à tout, pour être haut et bas, d’une manière ou d’une autre, belle ou laide, petite ou grande, et enfin sans inclination [205] à quoi que ce soit, sinon au bon plaisir de l’ouvrier : car jusqu’à ce que l’âme en soit là, aussi bien que de métal fondu et sans figure particulière, elle n’est pas propre à être formée de Dieu pour ce dessein.

6. D’où vient qu’il est de grande conséquence d’être fidèle en ce degré de repos et de quiétude ; autrement, l’âme y demeurerait incessamment sans passer outre, ce qui arrive à quantité de personnes, lesquelles sont fort sensibles sur elles-mêmes, et ainsi craignent de se perdre, de se faire mal, et de se laisser exercer à Dieu et aux créatures.

N’est-il pas vrai que plus un ouvrier met de feu et plus le feu est ardent, plus tôt aussi son métal est fondu et plus tôt est-il prêt à être mis en œuvre magnifiquement ? Il en arrive autant à l’âme. Plus Dieu dans ce degré de repos l’exerce par les sécheresses, insensibilités, peines et abandon, y ajoutant les persécutions et les humiliations, qui sont comme un feu dévorant et très puissant, plus tôt aussi l’âme, par la paix et le repos qu’elle garde fidèlement, meurt à elle-même et devient capable d’une nouvelle vie.

7. Il faut remarquer que ce repos et cette quiétude a plusieurs degrés qui vont toujours s’augmentant par la fidélité de l’âme, parcourant en quelque sorte toutes ses parties. Au commencement, il est sensible et on le goûte fort bien et avec joie ; peu à peu, ce repos sensible devient plus spirituel et insensiblement il se spiritualise encore, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au plus pur sommet de l’esprit et dans le plus pur de la volonté, se dilatant à mesure qu’il se spiritualise, c’est-à-dire qu’il devient plus fort et plus étendu, [206] étant autant dans la sécheresse, dans les croix et dans toutes les actions qui sont dans l’ordre de Dieu que dans la solitude, parce que, perdant le sensible, l’âme devient plus forte et plus capable de ce repos et de cette quiétude vraiment mâle et raisonnable, dont peu d’âmes sont capables ; à moins qu’elles ne soient d’un esprit fort et généreux, pour peu à peu se laisser déprendre du sensible afin d’entrer dans le pur raisonnable où les opérations divines sont dans leur siège.

8. Une des choses les plus à observer dans ce degré et dans la suite, c’est touchant les défauts que l’on commet, d’autant que selon le sentiment des personnes qui n’ont pas d’expérience, il leur semble que l’on veuille que les âmes soient impeccables et sans défauts, aussitôt que l’on parle d’oraison surnaturelle. Cela n’est nullement vrai : car jusqu’à la consommation parfaite, on doit porter la véritable humiliation de sa propre corruption, qui s’échappe de fois à autre selon les diverses occurrences. Ce que l’âme doit faire en ce degré est de se supporter humblement soi-même et de ne pas se laisser aller au découragement ; et si la faute a été de quelque conséquence, de suite et de durée, il faut tâcher de se remettre doucement et humblement dans son train ordinaire d’oraison et de pratiques, attendant là humblement la purification de sa faute et d’être remise dans les bonnes grâces de Dieu, prenant garde de ne se pas multiplier en actes par inquiétude et empressement, se voyant déchue et salie, mais plutôt de se retourner par une disposition humblement humiliée vers Dieu son principe, portant dans son cœur un amour filial et de confiance, comme vers son [207] Père, qui entend la disposition intérieure du cœur criant à Lui dans le silence amoureux, quoique desséché et terrassé par le ressouvenir inquiet de sa faute. Et au cas que les fautes que l’on a commises aient éloigné l’âme d’une telle manière qu’il semble que Dieu ne l’entende pas et qu’Il se soit retiré bien loin, ce qui arrive quand les fautes sont un peu fortes et de durée, il faut s’armer de patience dans son retour amoureux en silence sec et aride, attendant, nonobstant tout ce qui s’élève dans le cœur, que Dieu revienne ; et quelquefois il sera long temps, ce qui humilie et terrasse beaucoup l’âme. Mais il n’importe, car toutes ses fautes que l’on commet servent pour beaucoup pourvu que l’on y remédie de la manière que je viens de dire.

9. Et ceci est une des choses les plus à remarquer qui se rencontre dans la voie d’oraison, et en quoi l’on tombe plus ordinairement, parce que nous portons ce fond de corruption dont j’ai parlé et qu’il peut faire de méchantes productions jusqu’à la fin de la vie. Le tout est de bien savoir de quelle manière il s’en faut garder et y remédier selon le degré d’oraison où l’on est, faute de quoi les âmes peuvent extrêmement perdre, soit en abandonnant leur oraison soit aussi en n’entrant pas dans les desseins de Dieu, qui permet ces chutes pour servir de bain à l’âme et pour la purifier de son orgueil et de sa suffisance, lui découvrant, à mesure que la grâce de son oraison s’augmente, le fond infini de corruption qui est en elle et qui la rend capable de tous péchés ; ce qui fait que ceux qui n’ont pas d’expérience de ces grâces et de ces dons d’oraison, [208] se trompent fort, en faisant peur et épouvantant les simples, disant que de marcher par ces voies, c’est se mettre en péril d’orgueil et de vanité. Ils disent vrai quand on s’y met de soi-même et sans vocation ; mais quand elle est véritable, tant s’en faut que c’est le vrai et unique moyen de découvrir par la lumière de l’amour un sujet infini d’humiliation en se voyant tel que l’on est.

10. Il faut remarquer que, quoique l’âme fasse des chutes en ce degré, elles sont bien moins fréquentes de volonté que dans les degrés passés ; et de plus, comme il y a plus de lumière et d’amour, l’âme se relève bien plus facilement, voyant ces chutes et sentant très sensiblement quand il y a quelque chose qui n’est pas dans l’ordre : c’est un os démis de sa place qui ne cessera de faire mal jusqu’à ce qu’il soit remis en sa place.

11. Il est de grande conséquence d’être fort fidèle à la lumière qui vient par l’expérience de ses défauts, spécialement en ce degré, car on ne saurait croire, si on ne l’expérimente, combien l’amour, la lumière et le repos s’augmentent quand on sait faire usage comme il faut de ses défauts, et s’en corriger avec fidélité dans la même disposition. C’est comme un jeune ouvrier qui apprend à travailler : il fait beaucoup de choses mal à propos dans l’intention d’apprendre et à la fin il devient savant et maître. On ne saurait assez inculquer, et l’âme ne peut suffisamment apprendre à moins d’expérience, ce qui sera un peu plus tard, combien il lui est important dans ce degré de quiétude et de repos, de se recueillir doucement mais vivement pour combattre ses défauts et se [209] persécuter soi-même, usant pour cet effet de l’avantage qu’elle a en son degré d’oraison, dans laquelle, comme j’ai dit, il lui est donné un instinct continuel de se reformer et de se conformer aux véritables inclinations de Dieu dans son état et sa condition, selon le mouvement qu’elle en porte dans son cœur, autant qu’elle est fidèle à l’oraison et à cultiver la grâce qui lui est donnée.

12. Il ne faut pas s’imaginer, comme quelques personnes sans expérience croient, que cette oraison de repos soit une fainéantise stupide qui se nourrit de son secret amour propre : c’est tout le contraire en vérité, car plus l’âme tombe dans le repos et la quiétude, plus elle est affamée de Dieu et réveillée en l’intime d’elle-même pour travailler à sa perfection, conformément à ces paroles du Cantique398 ou l’épouse dit d’elle-même qu’elle dort à la vérité, mais que son cœur veille, ce repos étant un véritable réveil, qui ne cesse que ce cœur ne contente le cœur de Dieu par sa pureté et par sa fidélité.

3.48 Croix portées en abandon.

L.XLVIII. Bonheur des croix portées en abandon et en perte. Grandes croix des âmes qui sont en Dieu ou qui en approchent ; et quelle doit être leur fidélité à se laisser traiter au gré de la divine Sagesse.

1. On m’avait déjà parlé de vos croix, qui ne m’étonnent pas beaucoup ; d’autant que ce doit être votre principale nourriture en l’état où est votre âme : et la divine providence [210], qui soigne399 toujours à notre avantage, et à notre perfection, n’a garde de vous laisser longtemps sans vous en redonner, à moins que votre intérieur ne déchoie, de manière qu’il ne soit plus en état d’aller où Dieu le désire ; quand l’intérieur diminue, Dieu diminue aussi le nombre et la pesanteur des croix, afin qu’en se proportionnant doucement à la faiblesse de la créature, il la relève insensiblement. Mais quand elles [sujet pluriel : les croix] marchent de pas égal, Dieu va toujours continuant, et souvent augmentant les croix ; de manière que l’une ne finit pas plutôt [sic], qu’une autre succède : ainsi il se fait une suite de croix, lesquelles étant portées en abandon et en perte, font et causent la pureté de l’intérieur.

Je dis abandon et perte, pour marquer que qui veut faire tout l’usage des croix que Dieu demande, ne doit pas seulement se contenter de les porter en patience, mais encore passer par elles à la perte de l’âme propre, ce qui s’effectue par toute sorte de croix, par le renversement des sens, et même encore par les défauts que causent telles croix ; de plus par l’incertitude où tout cela met les âmes, qui va très souvent jusqu’à effacer les idées saintes qui restent en elles de repos et d’Oraison, et, qui plus est, les traces de Dieu.

2. Ne soyez donc pas comme plusieurs âmes qui croient tout gâté et perdu quand les croix [se] succèdent les unes aux autres, à cause qu’elles perdent un certain repos intérieur, et se trouvent comme égarées et perdues dans la seule providence de Dieu, sans pouvoir se recouvrer, ni être secourues des créatures. Ce qui est leur bien en cette rencontre, leur paraît [211] un malheur ; et elles se trompent. Elles n’ont qu’à se laisser conduire à Dieu quoique ce soit par une manière qui leur soit inconnue : il fait par une adresse incroyable faire élever des tempêtes, et faire perdre toutes voies et tout [tous ?] secours, afin d’ôter à l’âme toute aide et tout appui humain ; et de cette sorte lui insinuer le divin, autant qu’elle sait se laisser perdre sans vue, sans assurance et sans appui ; et c’est par là que l’on a toute assurance et tout appui, non en soi, mais en Dieu, qui ne laisse jamais pour un moment seulement les âmes véritablement désireuses de leur perfection.

3. Je dis plus : elles ne peuvent avoir de plus sensible marque de la jouissance actuelle de la divine présence, et de l’opération amoureuse de Dieu sur elles, que de se voir dans les croix et par les croix bouleversées, et en état de se perdre soi-même ; pourvu qu’elles s’abandonnent et se laissent aller dans le plus fort des croix, et dans la succession des croix, comme l’on verrait une personne dans une eau rapide, qui ne prétendrait autre bonheur que de se noyer et d’être perdue : elle n’aurait qu’à se laisser aller sans se tenir à rien pour arriver promptement à la fin de ses désirs400.

4. Croyez-vous que Dieu vous ait donné l’Oraison de simplicité et de repos pour en jouir en vous-même ; ou plutôt pour jouir par son moyen de vous-même et des créatures ? Non certainement : tout ce que Dieu vous a donné jusqu’ici, n’a été que pour vous disposer à vous perdre, et à perdre toutes choses, les spirituelles aussi bien que les temporelles ; et cela par la suite des croix que la main industrieuse de Dieu vous fournira avec une sagesse admirable. [212]

5. Laissez-vous donc au nom de Dieu en la main de sa divine providence, pour recevoir de moment en moment toutes les croix qu’elle vous enverra, quelles qu’elles soient et de quelque part qu’elles viennent, soit de Dieu ou des créatures ou de vous-même. Tout est égal en sa main, et tout vient de Dieu même en l’état où vous êtes ; supposé [sic (adv.)] que votre âme demeure en abandon sans réflexion non seulement pour les croix, mais encore pour la suite des croix.

J’entends fort bien tout ce que vous me voulez dire touchant vos croix et celle qui vous est survenue qui vous peut causer grande incommodité. Je vous le dis encore, laissez-vous, et vous abandonnez [et abandonnez-vous] ; car la sagesse divine sait, voit, et fait tout ce qu’il faut.

6. Et pour vous convaincre de cette divine vérité, faites réflexion sur les belles paroles de l’Évangile par lesquelles Notre-Seigneur en instruit profondément une âme, où il dit401 un cheveu ne tombera pas de votre tête sans mon ordre, ni une feuille d’un arbre. Il dit un cheveu de la tête, comme étant la moindre chose, et la plus petite de nous-mêmes : il dit une feuille d’arbre comme étant la moindre de ce qui est au-dehors de nous : pour nous montrer qu’il n’y a rien, quelque petit qu’il soit au-dedans ou au-dehors de nous, qui arrive sans une actuelle application de sa Sagesse divine pour le régler à une fin éminente de notre perfection et de notre bonheur.

7. Par toutes ces vérités vous devez comprendre qu’il faut être fort fidèle à vous laisser traiter par la divine Sagesse comme elle voudra, demeurant dans les croix, en la manière [213] qui lui sera la plus agréable, qui sera toujours celle que vous ne choisiriez pas, et par conséquent qui vous sera plus utile, et plus propre à vous faire mourir.

Ne vous étonnez pas des défauts que vous commettez dans ces croix ; ils en font partie : et ainsi le renversement, l’incertitude, la divagation sont des effets des croix, qui produisent l’effet général que je vous ai dit, supposé que vous les portiez en perte et d’abandon ; même les craintes de perdre votre Oraison, votre perfection et même votre salut, et enfin tout ce que vous avez autrefois désiré et recherché.

8. Car remarquez bien que je vous parle à présent des croix qui viennent quand l’âme commence d’être en Dieu, et tout le temps qu’elle y avance. Où il faut remarquer qu’il y a diverses croix selon les divers états où l’âme est. Quand elle n’a pas encore trouvé Dieu, elle fait usage des croix qui lui arrivent par des pratiques ou dispositions de patience, en purifiant son intention, et ornant son âme de mille dispositions intérieures selon le mouvement de la grâce et l’abondance de sa ferveur. Mais quand l’âme a commencé à trouver Dieu, pour lors l’usage des croix change ; et comme Dieu par sa présence dénue du créé pour se communiquer plus amplement, aussi prétend-il dénuer par les croix et les donne pour cela pour perdre peu à peu l’âme, et l’état avançant, les croix doivent perdre l’âme de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elle puisse soutenir Dieu tout nu [ms., nud]. Alors elle devient capable de demeurer attachée à la croix quelle qu’elle soit, n’y prétendant que de se perdre purement. [214]

Vous n’avez donc qu’à continuer doucement votre simple état et faire pour ainsi dire au jour la journée ce que Dieu vous présentera, en continuant votre solitude et votre Oraison selon que vous serez [sic], et faisant vos Communions et le reste de vos exercices en cet état et en nu abandon.

9. Vous ne devez jamais oublier, mais plutôt vous devez incessamment avoir en votre esprit une vérité, laquelle est si générale que jamais il ne se peut trouver un moment en la vie qu’elle ne se doive mettre en exécution. C’est que Dieu tout lui-même s’applique à chaque âme selon toute sa bonté et sa sagesse divine, pour s’y donner et s’y communiquer, non seulement selon tout son besoin, mais encore selon toute la perfection de son idée éternelle sur chaque âme. Ce qui est cause qu’il n’y a point de moment en la vie, qu’une âme où Dieu commence de se communiquer lui-même, ne doive infiniment priser et recevoir avec respect, quelque crucifiant qu’il soit, sans vouloir ni oser en changer rien du tout ; d’autant que tout ce que Dieu fait en chaque moment, toutes les croix qui arrivent, toutes les peines, toutes les rencontres fâcheuses intérieures ou extérieures, toutes choses enfin portent un caractère divin de la Sagesse éternelle si beau, que qui le verrait en serait ravi et charmé : d’autant que l’on y découvrirait les beautés du dessein éternel sur l’âme conjointement avec la merveilleuse exécution de la main de Dieu par toutes ces choses actuelles ; ce que personne presque ne peut ou ne veut soutenir, voulant toujours y mêler leurs mains grossières, pour ajuster ou pour changer quelque cho [215] se à ce qui nous arrive. Cependant c’est salir ses traces de la main de Dieu.

10. C’est pourquoi quand une âme devient une bonne fois éclairée de ce divin Mystère, elle traite avec tant de respect tout ce qui lui arrive généralement, qu’elle ne voit rien de mieux que cela même, pour la rendre plus belle et agréable à sa divine Majesté : de sorte qu’elle se tient exposée pour recevoir par les croix et par le reste qui lui arrive, les coups de pinceau qui travaillent à sa beauté et à sa perfection ; de la même manière qu’un tableau qui serait exposé à la main d’un habile peintre qui lui applique les diverses couleurs jusqu’à ce qu’enfin il ait fini et perfectionné son ouvrage.

11. Sachez donc que c’est véritablement salir les traits de Dieu, et diminuer les beautés de l’opération de sa divine Sagesse, que de mêler pour peu que ce soit notre propre opération, pour changer ou pour diminuer les croix, et généralement tout ce qui nous arrive, soit au-dedans, soit au-dehors, sous quelque prétexte que ce puisse être.

Je dis sous quelque prétexte que ce soit, parce que souvent les âmes n’étouffant pas toutes leurs lumières naturelles, trouvent que ce qui leur arrive, soit intérieurement ou extérieurement, les défigure tellement à leurs yeux, qu’elles sont incessamment en action pour y remédier par une bonne intention. Ainsi la Sagesse divine travaille toujours de son côté, et la nature avec ses lumières propres tâche incessamment de s’y opposer ; et ainsi elles [i.e. les âmes] consument leur vie à ne rien faire de parfait, mais à toujours mélanger : puisqu’il [ms., puis qu’il] est véritable et un principe très assuré que la pureté et la beauté divine se rencontre [se rencontrent] autant [216] en une âme que l’opération de Dieu y demeure seule pour y travailler à son aise, et y achever magnifiquement l’ouvrage d’un Dieu, non pas par les choses que nous nous imaginons devoir être extraordinaires, mais par toutes les croix, les contradictions, les peines, les renversements, et généralement par tout ce qui nous arrive de moment en moment, soit au-dedans soit au-dehors, cela seul étant l’opération magnifique d’un Dieu.

12. D’où il faut remarquer que l’on ne vient bien en état de faire un plein usage de tout ceci que lorsque l’âme commence de s’approcher de Dieu : car pour lors elle devient capable de son opération et ainsi de trouver par la pratique ces vérités. Les âmes qui commencent d’être à Dieu bonnement, en peuvent faire usage en saintes intentions, comme j’ai dit ; mais il est vrai qu’elles ne trouvent pas que leurs forces soient suffisantes ni leurs cœurs assez grands pour digérer les croix et le reste de la manière susdite. Mais pour les âmes qui ont commencé de trouver Dieu, tout leur bonheur ou tout leur malheur est en ceci : car il est vrai que demeurant dans son repos, son abandon et sa perte, sans faire beaucoup comme l’on voudrait ordinairement, mais se laissant seulement aller et manier au gré de la Sagesse divine selon son bon plaisir, l’on fait plus en une année, que souvent en vingt ans, quoi qu’il ne paraisse pas à l’âme qu’elle avance, mais plutôt qu’elle recule.

Quoique que je vous laisse de grand cœur en la main de Dieu, pour être comme il veut et où il veut, je ne laisse pas en sa volonté de désirer que vous fussiez [sic (fassiez ? fissiez ?)] ceci, d’autant qu’on se [217] parle plus utilement de vive voix que par écrit. Il faut cependant se contenter de ce que Dieu désire. Donnez-moi part à vos saintes prières et me croyez [et croyez-moi] tout à vous. 1673.

3.49 Faim de Dieu et ses effets.

L.XLIX. Faim de Dieu ou touche d’amour dans le centre de l’âme, qui la fait tendre au néant et par le néant la purifie et lui fait trouver Jésus-Christ. Comment Dieu se donne à l’âme par tous les besoins et les providences de son état, et enfin lui donne Jésus-Christ par les providences des croix.

1. Je suis bien aise de vous dire mes petites lumières sur votre état présent, qui me semble dans la vérité, et comme vous devez être selon la suite des opérations de Dieu dans votre âme. Quand l’âme approche du néant, son mouvement est toujours une faim, laquelle doit toujours s’augmenter, plus l’âme avance dans le néant. Cette faim est une véritable touche de Dieu dans le centre de notre âme, laquelle la touche toujours par amour, sans que l’âme y puisse apercevoir de connaissance et de lumière qui lui explique [expliquent] ce que c’est que cette touche.

C’est ce qui a donné tant de peines aux personnes éclairées sur l’intérieur, et même ce qui a causé de l’embarras à ceux qui sont non seulement éclairés mais encore savants, les uns voulant que cette touche d’amour et cette faim dans le fond de l’âme, fussent entièrement sans lumière, et qu’ainsi Dieu en cette opération agit seulement par amour, et meut ainsi l’âme sans connaissance préalable : [218] les autres au contraire ne pouvant comprendre que l’amour fût le guide de l’âme sans connaissance, (appuyés sur cette maxime, qu’on ne peut aimer sans connaître,) soutiennent qu’assurément il y a de la connaissance qui prévient l’amour : de manière que cela a fait de la peine jusqu’à présent, sans que ce différend se soit absolument ajusté402 ce qui est cependant fort facile, quand on a un degré suffisant d’expérience.

2. Et jusqu’à ce que l’on ait acquis cette expérience, on est convaincu facilement qu’il n’y a que de l’amour ; d’autant qu’on ne sent et qu’on n’expérimente cet amour que comme une certaine faim générale sans distinction, qui touchant le plus vif du fond de l’âme, l’affame et la met en désir de Dieu, que l’âme ne saurait aborder qu’en défaillant et se laissant anéantir ; de manière que cette faim n’étant rien qu’elle puisse apercevoir, il lui paraît de n’avoir point [sic] de connaissance, mais seulement d’être affamée et désireuse d’un je-ne-sais-quoi, pour lequel posséder elle fait tout ce qu’elle peut afin de s’anéantir : mais dans la suite, à mesure que cette faim s’augmente, et que ce désir devient plus fort, il devient plus amoureux, et prend plus sa qualité d’amour ; et ainsi l’âme y discerne davantage la connaissance. Ce n’est pas qu’à la vérité, il n’y en ait dès le commencement de cette touche ; mais elle est si imperceptible un long temps, que l’on ne sent pas sa faim, sans connaître ce qu’on désire, et à quoi l’on tend : mais à mesure qu’elle augmente, comme je viens de dire, et qu’elle devient plus en qualité d’amour, la connaissance aussi se manifeste davantage. [219]

3. Les personnes qui ne sont pas encore suffisamment avancées en cette touche divine soutiennent, selon leur expérience, qu’il n’y a point de lumière, et que c’est l’amour seul qui prévient et conduit, et qui est le principe de la lumière. Ils [ou : elles, i.e. : les personnes] soutiennent leur opinion et ont raison, parce qu’ils [ou : elles] ne voient pas davantage. Mais quand cette faim amoureuse est devenue en état de faire paraître et manifester la lumière, ils [ou : elles] voient bien qu’il faut changer d’opinion, et qu’assurément la lumière y était, quoiqu’ils [ou : quoiqu’elles] ne la vissent pas ; et ainsi ils [ou : elles] sont convaincu [e] s que cette faim et cette touche divine est [sic (sont ?)] vraiment lumière et amour, ou pour mieux exprimer, une lumière amoureusement divine.

4. Et de cette manière tout ce différend se calme et s’ajuste. Car les savants sans expérience ont raison de ne pas comprendre que l’amour opère sans lumière : et les autres aussi ont raison de dire qu’il le fait, parce qu’ils n’en ont pas et n’en peuvent pas encore avoir l’expérience ; mais dans la suite quand elle leur est donnée, ils découvrent clairement qu’il n’y a point d’amour qui ne soit lumineux, ni de lumière divine qui ne soit amoureuse, mais non pas en la manière que savent et en discourent les savants sans amour Divin.

Presque sans y penser nous parlons d’une profonde Théologie ; mais qui n’est pas inutile : puisqu’il est certain que c’est ce qui donne de la peine, quand Dieu par amour commence à opérer en une âme, ne se pouvant comprendre facilement, que son opération soit vraie et efficace, n’étant pas fort lumineuse un très long temps.

5. Mais il faut remarquer que la lumière de [220] cet amour est le néant, et la tendance au néant ; et qu’ainsi dès que cette faim et cette touche commence [sic (commencent ?)] en l’âme, ce désir de néant et de n’être rien commence à paraître ; et aussi ce néant va de pas égal avec la faim intérieure, étant aussi inconnu que l’est cette faim. Car il faut remarquer qu’un très long temps cette faim est seulement expérimentée sans aucune distinction, prenant et agitant l’âme tantôt d’une sorte tantôt d’une autre, pour lui faire désirer Dieu avec quelque anxiété, à cause de la rouille de ses imperfections et de ses mauvaises habitudes : mais dans la suite quand cette faim a beaucoup excité l’âme, et que par son moyen elle a fait un accroissement suffisant en mourant à soi-même, elle se calme et s’ajuste davantage à l’ordre divin ; et ainsi elle tombe plus facilement dans son néant, qui est toujours le terme de tous les mouvements de l’âme par sa faim.

6. Il faut donc que vous remarquiez les mouvements successifs de ces deux dispositions qui sont toujours enchaînées l’une avec l’autre, afin que vous vous laissiez en liberté dans l’une ou dans l’autre, et ensuite souvent dans toutes deux en un même temps, afin de ne vous pas embarrasser.

La faim donc de Dieu est vraiment la touche intérieure de sa divine Majesté, qui agitant incessamment l’âme, l’incline peu à peu au néant : et il n’y a qu’à se laisser pénétrer doucement et humblement de cette faim et de ce désir de Dieu. Mais comme au commencement, et un très long temps, cette faim rencontre quantité d’imperfections, elle jette l’âme dans plusieurs incertitudes et peines, et ainsi [221] elle cause grande agitation : comme nous voyons que du bois vert jeté dans le feu pétille et fait grand bruit ; mais ensuite quand le feu est devenu le maître, il se tranquillise. De la même manière en est-il en l’âme du désir et de la faim de Dieu : elle est pénible au commencement ; mais peu à peu l’âme s’abandonnant et se perdant insensiblement, elle se tranquillise, et par là fait naître l’inclination du néant : lequel aussi en son commencement est turbulent ; mais à la suite se tranquillise de la même manière.

Et ainsi quand votre âme se trouve en la faim de Dieu, et dans le désir amoureux de sa divine Majesté, laissez-la doucement se repaître de cette faim le temps que cela dure : quand au contraire cette faim s’évanouit, et que l’inclination et la pente au néant en prend [en prennent] la place, laissez-vous-y aller aussi fidèlement.

7. Mais remarquez que quand votre âme est dans le désir et la faim de Dieu, elle est portée à la solitude et au repos intérieur : et quand au contraire le néant prend sa place, elle devient comme multipliée, à cause de l’inclination à mourir à toutes les choses qui l’anéantissent par la providence de son état. Mais en toutes ces diversités, il faut tâcher qu’il n’y en ait point dans la paix et l’abandon, se laissant humblement et doucement agiter par l’un et l’autre de ces états, qui se tiennent la main, et qui sont le principe l’un de l’autre ; et dans la suite plus le néant continue, quoiqu’il ne soit pas si plein de goût et d’assurance, il ne faut pas laisser de s’y laisser entièrement selon l’ordre de Dieu ; d’autant qu’il augmente extrêmement la faim et le désir, et qu’à la suite [222] même ils n’ont leur perfection que par le néant. C’est pourquoi plus ce néant est dénué, incertain, et perdu en soi, plus l’âme y devient affamée et désireuse de Dieu, et ensuite amoureuse de sa divine Majesté : ainsi quand l’âme est fort fidèle de soutenir le néant, et de le suivre en tous les précipices, où il la mène, il lui apprend insensiblement une science d’amour qui surprend admirablement l’âme. Car se croyant toute perdue, et se perdant dans le néant et par le néant, en vide et en perte de tout, aussi bien de Dieu que de soi-même, elle souffre des peines et des incertitudes extrêmes qui l’agitent d’un million de craintes de sa perte, et de sa ruine pour Dieu : et cependant plus cela est, plus le bonheur est grand dans la vérité : parce que plus ces choses sont, et sont fortes, plus l’âme tombe dans le vrai rien et le vrai néant, et ainsi elle y est purifiée et d’un plus pur amour ; amour qui n’en manifeste les qualités qu’à ceux qui savent ce que c’est que d’aimer dans le néant et par le néant d’eux-mêmes : car pour les autres qui ne connaissent d’amour que celui qui est en ferveur et en mouvement sensiblement amoureux, elles sont fort embarrassées, n’y voyant rien que perte, qui les dégoûte extrêmement, et qui les jette dans de grandes perplexités et incertitudes. Mais pour celles qui savent le prix de l’amour qui se trouve dans la perte et le néant de soi ; elles s’estiment heureuses, plus elles ont d’occasions, et souffrent de peines qui les anéantissent, et qui leur font porter les convulsions et les peines du néant. C’est pourquoi elles reçoivent avec reconnaissance les mouvements amoureux et les désirs que Dieu leur fait expérimenter [223] dans leur faim de Dieu ; mais pour l’expérience du néant et de ses suites, c’est leur demeure solide et le moyen véritable, dont elles sont certaines, pour jouir de Dieu et remplir ses desseins éternels : si bien que plus il y a de néants [pluriel], quels qu’ils soient, plus elles s’estiment heureuses, et y demeurent volontiers, sans appéter ni désirer autre chose qui les assure.

C’est pourquoi vous ferez très bien de vous y laisser avec fidélité ; et vous verrez par expérience que non seulement tout ce qui sera intérieur, mais même l’extérieur travaillera de la bonne manière pour mettre en vous ce que Dieu y désire mettre, et pour y opérer le néant, pourvu que vous soyez fidèle à y demeurer en disposition de néant, et en abandon.

8. Pour ce qui est des défauts, il n’y a point de creuset plus propre pour purifier une âme, et la défaire peu à peu de ses défauts en la manière de Dieu, que celui du néant, comme je vous le viens d’exprimer. Car quoique l’âme n’ait pas toujours les images et les idées de ses défauts pour les combattre ; cependant sa demeure constante en ce néant la purifie peu à peu, comme l’or dans la fournaise, allant fureter partout, et découvrant des défauts en toutes choses, où elle n’en aurait jamais pensé ; dans ses paroles, dans ses actions, dans sa manière d’agir, dans son état, dans ses habits, et en toutes choses généralement, ayant en ce néant des yeux de lynx, pour chercher et pour voir un million de choses que les autres personnes ne peuvent pas voir, à moins que [ce soit] par la même lumière.

Il n’y a rien qui délivre le cœur des tristesses, [224] comme le néant ; par la raison que ce néant rendant le cœur indifférent à toutes choses, il ne peut s’attrister de rien ; et de plus qu’étant véritablement le siège de Dieu, il donne secrètement une certaine joie à l’âme qui lui fait bien ressentir son plaisir en toutes choses qui sont selon son ordre. C’est pourquoi tout ce que vous me dites sur cet article est vraiment de l’ordre de Dieu, et comme il faut que cela soit.

9. Il est constant que la grâce du néant, et par conséquent de la demeure de Dieu dans l’âme, la rend si délicate au fait du goût des choses, qu’à moins qu’elle n’y trouve Dieu, elle n’y peut pas trouver de plaisir : mais encore sa mémoire ne peut pas s’en ressouvenir ; c’est pourquoi dans la suite ce défaut de mémoire dans les affaires embarrasse, jusqu’à ce que l’âme soit beaucoup purifiée, et qu’elle [cette mémoire] lui soit redonnée.

10. Cet éloignement que votre âme expérimente des Mystères, et spécialement de la Communion, est bon et de Dieu au degré où vous êtes : car le néant et la faim de Dieu doivent présentement vider votre âme, et non pas la remplir ; autrement son remplissement serait peu de chose. C’est pourquoi ce vide en la Communion et dans l’applications aux Mystères, cette incapacité, à ce qui vous paraît, de les pénétrer, ce non-goût que vous y trouvez, [tout cela] est y trouver beaucoup en voie et en manière du néant ; et ainsi au lieu que cela vous détourne, cela doit animer votre course pour y tendre, et pour vous en occuper. Est-ce un signe qu’un voyageur, qui marche toujours en pays nouveau sans voir ni apercevoir [225] encore le lieu où il tend, n’avance pas, et qu’il ne chemine pas ? Non ; c’est bien un signe qu’il n’y est pas arrivé ; mais aussi c’est une marque qu’il marche toujours, et qu’il arrivera. Par là vous voyez que vous ne devez pas cesser votre inclination aux Mystères, et spécialement à celui de la Communion, quoique vous vous y voyiez pauvre et dénuée ; ceci étant tout ce qu’il vous faut.

11. Il est très véritable que le fond et le terme du néant est [sont] Jésus-Christ, non seulement pour la gloire, mais encore pour cette vie présente ; et qu’une âme qui peu à peu est fidèle à cette divine grâce, non seulement reçoit grâce pour tendre à Jésus-Christ, mais pour le trouver en tout, agissant en agissant, souffrant en souffrant, conversant en conversant ; et ainsi de tout le reste de nos états qui en sont le principe par diverses providences. Je ne doute pas assurément qu’étant fidèle à poursuivre cet heureux néant selon la conduite de l’Esprit de Dieu, vous ne manquerez point, s’il plaît à Dieu, de trouver Jésus-Christ, qui étant ainsi trouvé surprend tellement l’âme, qu’elle n’aurait jamais cru que les choses où il est, et par lesquelles il se trouve, eussent été telles ; toutes choses contribuant à cela, aussi bien nos défauts que tout le reste des autres rencontres de la vie. Car depuis l’Incarnation, Jésus-Christ a été tellement mêlé parmi toutes les créatures et les providences, qu’il naît d’elles et par elles d’une façon que la seule expérience peut dire. C’est pourquoi je vous y renvoie, afin d’être bien constante à l’y voir par la foi ; et vous verrez qu’y mourant avec fidélité, Jésus-Christ paraîtra dans la [226] suite comme vous voyez que les fleurs paraissent dans les parterres, où auparavant il ne paraissait rien. Mais de vous dire le Quomodo, (le comment) [parenthèse de Bertot], hors le néant qui infailliblement en est la source et le principe, cela ne se peut ; non plus que de vous pouvoir exprimer comment le Verbe divin s’est uni, et a divinisé l’Humanité [H maj.] sacrée, et toutes ses actions. Ce sont des choses dont la beauté est admirable dans l’expérience, et dont l’expérience est infiniment lumineuse ; mais qui cependant par une bonté cache tous ses éclats et ses brillants dans la mort et dans le néant qui en sont la source. Et c’est là proprement l’explication de ces belles paroles toutes prophétiques de Job [italiques], parlant de la divine Sagesse, et en disant des merveilles ; par comparaison, qu’on ne la peut pas comparer à l’or et aux pierres précieuses, et au reste que le passage dit : où après s’être efforcé en sa lumière d’exprimer ce qu’elle n’est pas, il l’exprime cependant par ces paroles ; la mort403 et la perte de soi-même ont entendu des nouvelles de sa renommée. Ce qui explique admirablement bien que dans la vérité on ne peut exprimer les beautés et la manière admirable avec laquelle la Sagesse divine se communique en cette vie.

12. Il est certain que le procédé de Dieu, pour conduire à Jésus-Christ, et à le trouver de la manière que [sic] nous venons de parler, est de réveiller beaucoup la foi vers sa Divinité, la faisant trouver fort présente à tous les besoins de la vie ; de manière que chaque besoin selon l’état, est une ouverture pour l’écoulement de Dieu afin de remplir ce besoin. Et [227] c’est ce que voient très clairement les âmes où Dieu veut habiter spécialement ; c’est pourquoi elles sont plus assurées du secours de Dieu selon leur abandon, que de toutes les espérances temporelles qu’elles pourraient avoir. Et c’est par ce moyen que vraiment Dieu se communique lui-même en la créature, et par lequel aussi l’âme découvre que la créature n’est vraiment qu’un même écoulement de ce Dieu de bonté ; ce qui met un calme merveilleux en l’âme, avec une joie telle que tous les hommes de la terre, à moins qu’ils ne participent à cette foi et à ce don, ne peuvent jamais acquérir par toutes les richesses, et par toutes les assurances temporelles qu’ils se peuvent procurer. Cette foi qui leur communique et qui leur fait trouver Dieu si à point nommé dans tous leurs besoins, trouve un plaisir merveilleux dans ces belles paroles de Jésus-Christ404, un cheveu de votre tête, ni une feuille d’arbre ne tombera pas sans votre Père, d’autant qu’il a incessamment soin de vous. Et quand les âmes par cette fidèle pratique en foi, se sont beaucoup remplies de Dieu, elles se trouvent si ajusté et si plein [(sic) : si ajustées et si pleines] de bonté, que vraiment tous leurs besoins tels qu’ils soient [(sic ?) : quels qu’ils soient (?)], depuis le moindre jusqu’aux plus grands, leur deviennent des marques du secours, et de l’écoulement de Dieu pour les remplir et les secourir ; et par là non seulement elles acquièrent une vue continuelle de Dieu ; mais encore elles le trouvent si intimement présent, qu’il est vrai que dans la suite elles le trouvent leur soi-même : tant Dieu devient le remplissement de toutes choses pour elles. [228]

13. Remarquez que les besoins et le reste de nos conditions et de nos états, sont les moyens par lesquels Dieu fait découler ses divines perfections en nous, comme sa puissance par notre impuissance, sa providence par nos besoins, sa sagesse par le manque de conduite, et le besoin que nous avons d’être éclairés ; et ainsi de toutes ses perfections, selon l’exigence de ce qui nous manque. Cela dans la pratique et dans l’expérience est une merveilleuse grâce, et un secret admirable de la communication de Dieu pour se donner à ses pauvres créatures ; mais quand l’âme y est beaucoup avancée, elle commence à découvrir que c’est vraiment le naturel et ce qui nous est tout à fait propre. Cela ravit l’âme : car elle voit que l’âme étant un écoulement de Dieu, et étant aussi créée pour lui, les créatures comme créatures quelles qu’elles soient, ne peuvent point être son remplissement naturel ; mais bien Dieu dans ces créatures mêmes405. C’est pourquoi l’âme sent une joie merveilleuse, et une situation qui lui semble si agréable, se trouvant remplie de Dieu par ses besoins, qu’elle trouve que toutes les richesses et tous les appuis humains ne la pourraient jamais délivrer d’un certain fonds mélancolique et empressé, que les créatures donnent, comme elle s’en trouve délivrée par l’abandon qu’elle a en Dieu, et par tout ce que Dieu lui fournit en cet abandon pour la remplir de tout ce dont elle a besoin, selon l’état ou la condition où Dieu l’a mise. Car il est certain que Dieu ayant placé une personne dans une condition relevée, (supposé qu’elle soit telle comme nous en parlons,) Dieu ne fournit [229] pas seulement à ses besoins pour le purement nécessaire ; mais selon la totale exigence de son état : si c’est une personne pauvre de sa naissance, Dieu y fournira aussi selon son état : et ainsi généralement l’âme doit par l’état et par la condition, où elle est appelée, travailler à faire écouler Dieu en elle par cela même.

14. Comme je viens de dire que les besoins et tout le reste que demandent nos états et nos conditions, sont les moyens par lesquels Dieu en ses divines perfections s’écoule en nos âmes et s’y manifeste magnifiquement selon leur fidélité ; aussi Jésus-Christ Homme-Dieu [italiques pour J.-C.], dans la suite se donne, et s’écoule dans les âmes extrêmement fidèles, par la pauvreté, par l’abjection, par les croix, et le reste que ce Dieu-homme [homme : h min.] a voulu prendre en son Incarnation : ce qui est un degré bien plus haut, mais qui en découle comme de la source qui l’a donné [accord masc. (J.-C.)] à la terre.

Il y aurait ici infiniment à dire ; mais cela suffit pour le présent. C’est assez que vous voyez [voiez : (le subj. serait préférable : que vous voyiez)] l’économie de la conduite de Dieu pour se donner ; et que par là vous sachiez [subj. respecté] que ce n’est point présomption, ni des pensées creuses, que de prétendre et d’espérer que se servant de la foi pour attirer le secours de Dieu selon nos besoins, nous nous assurions que jamais il ne manquera, et qu’il fera toujours à point nommé autant que nos besoins seront grands, et que nous nous abandonnerons entièrement à sa sage disposition et conduite, faisant tout ce que la bonne prudence et le conseil nous donneront le moyen de faire en tels besoins.

15. Et il faut remarquer que plusieurs âmes [230] lisant ces vérités, ou en [en] entendant parler, et qui cependant n’y sont pas encore par aucune pratique ni don de foi, croient qu’il ne faut proprement que s’abandonner et ne rien faire. Cela n’est nullement vrai, comme savent fort bien les personnes d’expérience. D’autant que Dieu fait et communique toujours toutes choses pour nous ou pour les autres. C’est pourquoi dès que nous nous abandonnons et que nous nous laissons en la main de Dieu, nous devons faire tout ce que raisonnablement nous voyions [ms., voïions : (l’indicatif serait préférable : que nous voyons)] être à faire, ou, (supposé que nous ne le voy [i] ons [230] pas,) [parenthèse de Bertot] que le conseil et la bonne conduite nous peut [peuvent] faire voir : car quand ensuite nous avons fait ce que nous avons pu, et que les choses ne réussissent pas comme nous pensons, Dieu cependant ne manquera jamais de les faire réussir en sa manière. Et remarquez bien qu’à telles âmes Dieu n’agit jamais par voie extraordinaire, et qu’on appelle miraculeuse ; faisant tout réussir si naturellement, que supposé que leurs cœurs soient vraiment droits, elles goûtent infailliblement que Dieu ne manque point de remplir tout selon leur besoin, et aussi selon la fidélité qu’elles ont apportée pour travailler en bonne raison, et en bon conseil, conformément aux affaires et aux embarras qui leur surviennent ; si bien que ce qui paraîtrait et serait aux autres une prudence purement naturelle, et qui n’aurait qu’un effet naturel, est en telles âmes un écoulement de Dieu par leur moyen.

16. Voyez par ce que je vous viens de dire de la communication de Dieu en notre âme, combien il faut être fidèle aux choses qui touchent nos états ; parce que par là Dieu se [231] communique ; et c’est par ce moyen que s’entretient le commerce de Dieu à notre âme, et de notre âme à Dieu : de manière que qui voudrait sans ordre bien réglé, renverser cette conduite par intention de pauvreté, d’abjection, et du reste, par le désir d’une plus grande perfection, même de conformité à Jésus-Christ, se tromperait ; et au lieu d’y trouver Jésus-Christ, n’y trouverait que des croix terrassantes ; par la raison que ce serait l’amour-propre (quoique avec bonne intention) qui serait le principe de ces croix, et de ces abjections. Mais quand Dieu a beaucoup nourri et élevé l’âme par tel commerce de flux et reflux de Dieu à la créature et de la créature à Dieu, par les providences de nos états mélangés souvent de croix, d’abjections et de peines, et que Dieu est suffisamment en telles créatures ; il ne manque jamais pour lors d’être le principe de Jésus-Christ par les providences de croix, d’humiliations, et du reste d’où il naît en telles âmes.

17. Où il faut remarquer qu’il faut s’abandonner aux croix et aux humiliations qui nous arrivent dans nos états, sans les chercher et procurer ; et même avec bonne prudence et conduite par ordre réglé de nos états, nous pouvons faire ce qui nous est possible pour y remédier : mais quand nous avons agi de cette manière, pour lors nous devons les souffrir en abandon ; parce qu’ils font partie de l’ordre divin dans notre état. Mais à la suite qu’une âme est assez heureuse d’être digne de Jésus-Christ, quoiqu’elle agisse avec telle prudence et même conformément à un degré de grâce qui est encore plus grand que les précédents ; [232] elle a beau faire : plus elle pense remédier aux croix, aux abjections, aux pertes, et aux autres choses par lesquelles Jésus-Christ [sans italiques] se communique, plus ces choses se multiplient, et naissent comme miraculeusement de toutes rencontres. Mais comment [sic] il est certain que Jésus-Christ est l’œuvre toute pure du saint-Esprit, aussi sa communication, et sa naissance dans notre âme par les croix, doit [doivent] être par son seul principe sans que nous y puissions mettre la main : c’est pourquoi cette œuvre est vraiment extraordinaire, et dans peu d’âmes ; d’autant qu’il faut qu’il [sujet ?] précède une mort, dont Dieu seul en peut être le principe. [232]

Lettre à l’Auteur

Ecrite par une religieuse, qui lui expose l’état de son âme et les miséricordes de Dieu sur elle : ou l’on voit les belles démarches d’une âme conduite par la foi passive en lumière, et féconde en saintes pratiques de mortification et de renoncement à soi, et en lumières et ardeurs divines pour tous les Mystères de Jésus-Christ, et pour tous les exercices de la vie spirituelle et religieuse.

« Au nom du saint enfant Jésus, et dans la lumière de sa divine simplicité que j’invoque sur mon âme.

1. « Ses premières miséricordes sur elle, ont été de me donner dans les premiers usages de ma raison, le désir de me faire instruire des vérités de la foi, appliquant mon esprit à les retenir par-dessus toutes choses, et prenant un singulier plaisir à les apprendre à d’autres ; quoiqu’étant un peu avancée en âge je me rendis la raillerie de mes compagnes, d’être toujours assidue au Catéchisme public, et à le répéter ou expliquer à ceux qui ne l’avaient pas bien compris et retenu, établissant cependant ma gloire dans leur mépris.

2. « La seconde a été d’avoir dès la première réflexion sur moi-même à l’âge de six à sept ans une grande estime, et un grand amour et respect pour les confesseurs, choisissant les plus exact et les plus zélés à me reprendre de mes défauts et à m’humilier, leur donnant la matière dans la sincérité de mes confessions, qui étaient par-dessus tout, des choses qui me donnaient plus de confusion, et cela dans la vue de Dieu. Le reste de mon âge dans le monde s’est passé dans le mensonge, l’orgueil, la colère, la liberté et peu de modestie, l’impiété vers Dieu, la justice, prochain, et la recherche de mes appétits.

3. « Dans la religion : je n’y suis senti vraiment appelée de Dieu par une providence particulière. La seule crainte de Dieu en a été le motif qui m’a toujours pressée à cela, me faisant remarquer dans le monde le goût et la suavité intérieure que je sentais quand je formais avec la grâce ce dessein, et que je m’appliquais aux actions de piété ; et au contraire le chagrin et l’amertume que j’éprouvais dans les divertissements et plaisir du siècle, où je ne pouvais rencontrer le repos de mon cœur, ni la paix de ma conscience.

4. « D’abord que j’ai été en religion j’ai été pressée d’un désir de faire toutes les mortifications humiliantes et pénibles, afin de me surmonter, et que rien ne me fit de la peine dans la suite ; ne connaissant pas d’autre vertu que cet extérieur.

« Je ne sentis rien d’intérieur dans ce commencement qu’un scandale que les maîtresses des novices nous voulaient apprendre à faire l’oraison, ne croyant pas que les créatures en fussent jamais capables, puisque c’était, ce me semble, à Dieu de toucher le cœur : quand je ne l’ai pas senti touché, j’ai toujours cru qu’il n’y avait pas d’oraison ; ce qui n’était que de fois à autres, je veux dire qu’il sentait cet attrait intérieur : hors de là je n’ai pas fait d’autre exercice mental que de répéter par mémoire ce que je savais.

5. « Après que j’ai eu l’habit, j’ai senti de certaines touches sur l’anéantissement du Verbe en la chair, qui me sont restées longtemps, et m’ont inspiré un attrait plus grand pour l’oraison où je n’ai répété l’espace de quelques mois que ces paroles, qui portaient lumière et leur efficace à mon âme ; Dieu anéanti, Dieu humilié, Dieu enfant ! Sans savoir comment, parce que je ne m’apercevais pas que j’eusse rien ajouter du mien à cette impression, qui me dégageait de tout l’extérieur, et me montrait la beauté intérieure des vertus, desquelles je devins fort amoureuse, ne pouvant rien goûter et estimer que leur pratique. J’éprouvais aussitôt la direction d’un maître intérieur qui me montrait ce que je devais faire ou éviter, et qui me reprenait des moindres fautes. Quand j’étais fidèle à lui obéir, il ne me quittait pas, et m’éclairait et purifiait de moment en moment : mais quand je marchandais de le suivre sous des prétextes d’amour-propre ou de respects humains, il s’éloignait, et j’avais assez de peine à le retrouver. Et il me semble que je n’ai pas éprouvé de depuis cette grâce comme elle était dans le commencement pour la sensibilité.

« Cette grâce m’a presque duré tout le temps de probation ou deux années. Elle a diminué un peu dans les occupations extérieures ou j’ai été occupé, ayant trop d’inclination à plaire aux créatures dans des petites condescendances d’amitié sous prétexte de charité ; dont néanmoins j’étais repris intérieurement. Les rebuts et les mépris que j’ai portés en ce temps m’ont beaucoup servi à la faire revenir et à entrer dans le meilleur état où je m’étais trouvé depuis ma conversion à Dieu. Je fis ma profession dans un grand désir d’être entièrement à Dieu, et rien au monde, auquel j’ai dit un adieu véritable, renonçant à l’affection des plus proches, et toute désireuse de mourir à moi-même.

6. « Je me trouvai quelques années tout animée et fortifiée de cette grâce, qui s’est ralentie peu à peu et s’est presque toute dissipée trois ans après la profession ; où étant engagée dans les affections particulières qui me faisaien observer et railler les actions de mes compagnes, contre le reproche de ma propre conscience ; cela fit que notre Seigneur m’abandonna à moi-même. Je me relachai de la poursuite de la vertu, ne faisant plus que le nécessaire, ou l’extérieur de la règle, négligeant les pénitences de dévotion, devenant sensible dans les humiliations qui jusqu’à ce temps avaient fait ma joie, vaine dans mes pensées et paroles, amie de la chair recherchant ses aises, et dans les intérêts des parents.

7. « Cet état a duré presque trois années couvert du voile des infirmités, qui étaient plus imaginaires que réelles. Et je ne sais avoir rien fait de bon et d’intérieur dans ce temps que la lecture de l’Ecriture sainte ; où je donnai presque tout mon loisir, par curiosité au commencement, et puis pour l’utilité que j’y trouvais, sentant que cette lecture convainquait fort mon esprit et le rappelait peu à peu de ses égarements. Les fins dernières firent une forte impression en mon âme, et me donnèrent un grand désir de me convertir à Dieu tout de bon. J’en remettais le moment de jour en jour, et m’attendais un plus grand secours pour la commencer. Il me fut donné d’une manière cachée et fort efficace sur la fin de l’année 1652 dans une retraite de 8 jours. Où je sentis tout d’un coup mes liens brisés, et un front d’airain pour m’opposer à tout et pour soutenir toutes les difficultés sans rien craindre, assurée intérieurement du secours de notre Seigneur.

8. « Je dis tout de bon le dernier adieu à Dieu aux parents et à toutes les créatures ; j’entrepris à bons escient la persécution et la perte de mon honneur, de mes intérêts et de mes satisfactions ; je mortifiai mes sens en toutes les manières, et m’interdis tout commerce et toute liaison avec celles qui ne me diraient pas mes fautes, ou qui me parleraient d’autre chose que de Dieu. Mon changement édifiant d’un côté, ne laissa pas de faire beaucoup de bruit ; surtout c’étaient des pénitences et mortifications extraordinaires auxquelles on devait avoir égard. Mon âme toute recueillie n’entendait rien, et poursuivait sa pointe quelques années ; jusqu’à ce que la supérieure s’y joignant me défendit toutes sortes de mortifications. Ce qui a été une des plus grandes peines que j’ai éprouvées, non pas à cause du commandement ; par ce que ma peine étais de ne savoir obéir volontiers : le diable, comme je crois, me faisait appréhender tant de risques à les quitter, à cause des funestes expériences que j’avais fait du relâchement passé.

9. « Enfin Dieu me fit la grâce de renoncer à tous les intérêts de mon propre salut et de perdre mon âme dans l’obéissance ; qui me devint si chère et si précieuse dès ce moment, que tout mon état intérieur se trouva dans l’amour de l’obéissance aveugle, ne connaissant plus d’autres sentiments en moi que le désir d’obéir et la joie de ne plus faire ma volonté. J’attendais avec soumission l’ordre de Dieu pour les moindres choses, ne voyant plus rien de bon et utile que cela, et craignant beaucoup de tomber dans la propriété et l’aveuglement où j’avais été dans l’usage que j’en avais fait.

« Ce dépouillement me mit en état de suivre l’attrait intérieur qui me fut donné de travailler au dénuement de moi-même, demeurant devant Dieu et mes supérieures comme une bête, qui n’avait ni sens ni raison : je l’ai éprouvé si souvent que j’eusse pensé être ridicule de croire autre chose de moi. De sorte que depuis ce moment l’obéissance m’est devenue très facile et un Mystère que j’ai regardé avec respect sans le vouloir pénétrer. C’est toujours le fond de mon esprit, quoique la variété et la contrariété même des affaires m’ait fait quelquefois raisonner. Ce m’était une grande souffrance de me voir privée de la consolation d’obéir à mes supérieures dans la simplicité que je chérissais uniquement, les regardant comme Jésus-Christ visible ; et je trouve que les supérieures et les confesseurs donnés de Dieu auront toujours le pouvoir de m’humilier et anéantir, comme ils voudront. Je ne conçois rien de plus saint et de meilleur que l’obéissance.

10. « En ce temps je me trouvais en un coup réduite à un à une totale impuissance d’agir en l’oraison. Où je ne trouvais aucun appui sensible ni raisonnable ; l’entendement étant devenu incapable de rien connaître et de rien penser par lui-même, étant suspendu et arrêté dans une attention et dans un silence de pensées et de paroles sans pouvoir dire comme cela était ; parce que je trouvais la volonté dans une ardeur et un désir si vif pour Dieu que cela me dévorait et m’inspirait un zèle ardent d’être à Dieu en la manière qu’il le voulait, c’est-à-dire sans moi-même. Dans la crainte de perdre mon temps en cet exercice, seul capable de me conduire à Dieu, notre Seigneur me consola de ces paroles qu’il me dit au cœur seulement (a psaume 45 versets 10 : Il brisera l’arc et mettra les armes en pièces, et il jettera les boucliers dans le feu) ; comprenant que la puissance de l’entendement quant à sa puissance de concevoir était rompue, que ses actes demeuraient brisés et sans m’en pouvoir aider, et que le bouclier ou l’écu avec lequel j’ai repoussé les traits de mes ennemis, serait abandonné et consumé par le feu de l’amour. Ce qui m’appris à ne plus regretter mes pertes, mais à les juger même nécessaires pour être toute à Dieu, et plus rien en moi-même. Ces paroles, (b psaume 75 verset 3 :) il a établi sa demeure dans la paix, me firent concevoir que Dieu voulait établir sa demeure en mon âme dans la paix et la cessation des actes propres : mais de comprenant pas de quelle manière il les fallait quitter, je me tenais attentive au moment qu’il m’était offert d’en produire quelques-unes conformes à ma disposition, afin de ne pas tomber dans les fausses oisivetés, dont j’avais ouï parler, ne doutant pas aussi qu’il y en pût avoir une bonne. C’est pourquoi je demeurai sans trouble de celle où je me trouvais, qui me mettait en foi et en abandon aveugle à notre Seigneur.

11. « Dans la disposition susdite, que j’ai porté près d’un an dans sa force et sa nudité, j’ai reçu des connaissances très claires du mauvais fonds qui était en moi ; me sentant un abîme de péché, capable de commettre tous les péchés du monde, me voyant pénétrée jusqu’à la moelle d’orgueil, d’impureté et d’amour-propre avec une totale impuissance de me changer et amender de moi-même. Il me semblait que c’eut été avec justice si on m’eût puni pour tous les péchés des hommes, me trouvant pleine d’aversion et de haine pour moi-même, et d’amour envers les pécheurs : en cette vue j’aurais souffert la mort avec joie.

12. « L’expérience continuelle que j’avais de mes misères et qui me désespérait et me mettait hors d’état d’en pouvoir jamais sortir, m’a fait jeter de ce profond abîme où j’étais tenu, un regard de foi, de respect et de confiance en notre Seigneur, si fort, si pénétrant et si efficace que je puis assurer qu’il me le donnait comme le seul en qui je pouvais être sauvé. J’éprouvais même ce véritable salut dans ma ruine et perte totale : et je la voulais et aimais comme la dernière disposition à trouver Jésus-Christ, ou plutôt à être trouvé de lui ; par ce que je voyais bien que le regard fixe qui était en moi vers lui était un rayon de ce divin Soleil.

« C’est ici où je me trouve toute éblouie et incapable de dire les choses qui se sont passées en mon âme en ce temps où Jésus-Christ mettait toutes choses dans cet unique et continuel regard.

13. « Il m’apprit une pratique qui fut le seul exercice de cet état, à savoir de lui dire en toutes mes actions et en tous les exercices spirituels ou naturels, où je me trouvais occupée par son ordre, de lui dire, dis-je, par la clameur secrète du cœur, dans la vue du mauvais fonds que je sentais en moi, et dans le regard fixe vers lui où sa grâce me tenait : je renonce à tout ce que je suis, et je me donne à tout ce que vous êtes. Cette renonciation me paraissait si entière, que je ne pouvais souffrir ni esprit, ni volonté propre, ni appétit, passion, corps, sens, action et mouvement propre. J’avais pour tout cela la même aversion que j’aurais eue pour le démon : et cette donation était si véritable, qu’elle me retirait de moi-même, pour me mettre absolument en la disposition de notre Seigneur, qui était plus maître de tout ce que j’étais et pouvais que moi-même.

14. « En effet en lui je faisais et je pouvais toute chose : hors de lui j’étais réduit à l’incapacité et stupidité des brutes, ne pouvant faire chose quelconque de moi-même ; mais j’étais si assurée de son secours où je m’apercevais de sa volonté et de sa conduite, que j’eusse pu l’impossible dans la dernière facilité ; non pas en ma force, mais en celle de notre Seigneur. (a Phil. 4 verset 13. Je puis tout en celui qui me fortifie) ; toutefois avec ce discernement de ne rien vouloir entreprendre de moi-même, mais d’attendre l’ordre de Dieu qui me fournissait dans chaque action ce qu’il demandait de moi : et je m’en tenais si assurée, que j’aurais cru faire une grande faute de ne pas compter là-dessus disant : quand Dieu voudra je le pourrai. Dans cette assurance du secours de notre Seigneur pour accomplir ce qu’il demandait de moi, je ne prévoyais pas le bon succès apparent des choses, mais ordinairement le renversement total ; et en cela était ordinairement mon plus grand goût, les choses tournant à ma confusion, disant confidemment à notre Seigneur, Vous m’avez donné ma part : songez seul à votre gloire et au bien des âmes, puisque vous avez brisé le pauvre petit instrument qui s’offrit d’y contribuer ! O, que vous en viendrez bien mieux à bout vous seul ! Je n’en ai pas toujours vu le succès ; et j’ai été bien aise d’en laisser la connaissance à notre Seigneur, m’aveuglant à tout autre chose qu’au regard fixe et nu dont j’ai parlé, qui ne produisait jamais que l’effet de ces paroles : Je renonce à tout ce que je suis, et me donne à tout ce que vous êtes.

« M’étonnant de la durée de cette pratique de laquelle je ne sortais pas, et y voulant réfléchir de moi-même, notre Seigneur me dit intérieurement (a Jean 13 versets 7) : ce que je fais tu ne le fais et ne le vois pas à présent mais tu le sauras ci-après. En effet je ne concevais pas la grâce cachée sous cette renonciation continuelle de moi-même et cette donation perpétuelle à notre Seigneur ; mais je l’ai comprise, voyant naître mon bonheur de cet exercice, qui n’a subsisté longtemps que par une foi nue et aveugle, et qui s’est confirmée par la lecture de quelques livres qui traitent de l’union à notre Seigneur.

15. « Croyant donc que c’était là mon fond j’ai pensé à m’y établir par quelque méthode pour me servir lorsque je sentirais un peu ralentir l’attrait intérieur, comme par quelques actes et considérations très propres à le conserver. Je m’en suis servie dans le besoin pour me soutenir, et ils ont produit cet effet : mais il n’y a rien de comparable à cette grâce cachée, qui le fait bien d’une autre force. Il m’apparut quelquefois, que l’usage que je faisais de ces actes, n’était qu’un amour-propre secret et un désir de voir et de connaître par l’entendement ce qui se passait dans le fond de mon âme. Je ne répondais pas à ce doute ou scrupule, continuant ces méthodes, à cause que c’était des directions et intentions pour toutes les actions ou exercices de la journée, et que des personnes très vertueuses et très élevées pratiquaient et conseillaient le semblable : mais je n’y pouvais rien goûter de propre ni que ces actes paraissaient miens qui ne répétaient que ce que je croyais être déjà fait et exécuté, n’étant plus à moi pour me donner.

16. « Je me trouvai remplie de quelques lumières sensibles qui me tenaient occupée sans aucuns actes : mais étant devant Dieu, je me suis vu réduit en sa présence comme un peu de poussière sans regard, sans puissance et sans mérite pour le connaître, le nommer et l’invoquer ; demeurant ainsi exposée à sa clarté et à sa parole qui illumine et vivifie toutes choses. Dans cette lumière il m’était quelquefois donné de lui rendre mes devoirs : sinon je demeurais dans le néant où je me voyais réduite de toutes parts. D’autres fois cette disposition m’était continuée [244] dans la Croix, les clous, les liens, la colonne, le roseau, la lance et les épines de notre Seigneur, je voyais qu’il m’avait cachée et renfermée. S’il me le permettait ou s’il le voulait en m’éclairant, j’avais quelque rapport avec lui vers lui comme du néant au tout, et de l’ouvrage à l’ouvrier : sinon je demeurais anéantie en recevant ses regards vivifiants et des unions ineffables que je ne puis dire ; mais qui me faisait mourir au monde et à moi-même, me rendant aussi insensible que les créatures ou signes (la croix, les liens etc.) sous lesquels je me trouvais cachée et seule capable de vivre et d’agir pour Jésus, vers lequel seul je me trouvais arrêté. Cet état a duré longtemps, et il n’a pas été en mon pouvoir de m’en séparer l’esprit ; quoiqu’il n’en fût pas fort content, voulant aller plus vite et ne point être ainsi arrêté dans ces vues imaginaires qui ne faisaient pas un effet si sensible que la première que je viens de dire. Mais il les a fallu souffrir tant que Notre-Seigneur ait produit ces assoupissements des mouvements intérieurs trop vifs, les mettant dans le repos et la cessation entière de tout acte, et dans l’unique attention à ce qui lui était montré de Jésus-Christ, le grand livre de vie éternelle.

« En effet après ce que j’en ai appris et éprouvé par lumière surnaturelle, je suis la plus infidèle créature du monde d’être si peu à lui ; et je voudrais acheter cette grâce inestimable, que j’ai ce me semble comprise par quelques expériences, avec tous les tourments imaginables, que mon seul amour-propre redoute, me faisant une singulière joie des abaissements et des mépris.

17. « Ma première école a été la crèche de Bethléem, où le saint Enfant Jésus ; dont la divine pureté et simplicité m’a enlevé le cœur pour n’aimer et ne goûter que lui dans l’usage de ces divines vertus. Pureté qui l’appliquait uniquement dans le pur regard de son Père : simplicité en notre manière de concevoir, qui le retirait de l’application du passé et du futur, pour l’arrêter au moment de conduite de son Père sur lui, où il trouvait toutes choses pour nous les donner. Sa pauvreté, son silence, son humilité, sa douceur, soumission, indigence et son abandon, m’ont mille fois charmée par les impressions de grâce qu’ils ont fait en mon âme ; qui a été attirée par l’odeur de ses parfums à l’imitation de toutes ses vertus, dont la pratique a fait ma plus sensible consolation. Et je gémis d’être empêchée par des considérations humaines de ne pouvoir tout perdre pour les suivre : par ce que toutes ces vertus me paraissent Dieu même à présent ; et je le croyais pour lors, quoique je n’en fusse pas si convaincu.

« Je ne puis jamais dire les secours temporels et spirituels que j’ai reçus de ce Mystère, le S [aint] Enfant m’ayant presque toujours tenu dans le foin sur lequel il était couché ou dans les langes pendant les charges de Supérieure, de Dépositaire et autres ; où j’ai fait et souffert ce qui ne se voit pas ordinairement sans que j’y eusse pris aucune part, étant toute cachée et perdue en lui, et morte à tout, sans faire réflexion que sur sa [246] conduite, qui était mon refuge et mon appui, ma défense et ma protection. Il ne se peut faire que l’on n’en ait été fort scandalisé : je l’accorde et me soumets aux justes reproches qu’on m’eût pu faire sans m’en donner d’inquiétude, n’ayant d’autres instincts que de souffrir et de m’abandonner à ses regards, fermant les yeux. Ce que je pourrais faire de moi-même ne servira de rien ; mais dans cet abandon je ne manquerai jamais à ce qu’il faudra faire. Je ne découvre jamais rien que par cet abandon. O, que je dois mon salut à la grâce de ce divin Enfant, qui a empêché que la malignité du siècle ne soit entrée dans mon âme, et qui me montre et m’ouvre une voie pour aller à Dieu ; où je ne crains point de me perdre ! Je ne puis ni aller ni marcher que par son secours, n’étant entendue de personne : il me suffit s’il le veut. Amen.

18. « Sans sortir des dispositions de son enfance, qui ont fait le fond de mon âme, j’ai senti beaucoup de goût et de lumières sur la dépendance de sa vie cachée à l’égard de la volonté de son Père qu’il voyait et suivait en tous ses emplois et occupations auxquels il s’appliquait par son ordre. Le silence qu’il a gardé tout ce temps, sa retraite des créatures, son travail manuel, son obéissance à saint Joseph et à la sainte Vierge, et le reste des vertus qu’il a pratiquées dans l’état de sa vie cachée et inconnue, m’ont servi de lumière et d’exemplù dans la vie que je devais mener en religion : ou j’ai goûté et trouvé Jésus-Christ dans les moindres choses qui s’y pratiquent, qui éclaire et con [247] tente mon esprit avec autant de joie et de bonheur que si j’étais dans le Paradis ; et cela est une vérité qui se rend d’autant plus sensible que j’y éprouve des contrariétés, et quand elles sont si grandes que je les puisse ressentir, y ayant peu de choses capables de me toucher.

19. « La passion de Notre-Seigneur m’a paru après toutes ces lumières toute autre que je n’avais éprouvé jusqu’alors. Dieu s’est montré en elle avec tant de vérité, que je me trouvais toute pénétré de ses regards. Je n’ai point eu de liberté d’agir vers Notre-Seigneur que dans le néant ci-dessus dit, ou je me tenais toujours ; ne pouvant faire autre chose que de recevoir les impressions et les regards de Jésus souffrant : m’y laissant attirer et appliquer dans ce silence, il a fait parler hautement à mon cœur toutes ses vertus, qui sont mieux imprimées en mon idée que si on les y avait dépeintes. Je n’ai pas besoin d’images pour m’en faire ressouvenir : celle que j’ai imprimée en mon cœur le fait beaucoup mieux ; et pour peu que je l’envisage, elle produit toujours de bons effets en mon âme ; surtout ceux d’une confiance inébranlable en Notre-Seigneur, et d’une disposition intérieure vers ses états humbles et abjects qui me donnent estime et désir de les embrasser, n’y voyant plus que Jésus-Christ tout seul, en sorte que toutes les vertus ne me paraissent plus que comme Jésus-Christ même.

20. « Le tombeau de Jésus-Christ a été longtemps l’objet de ma plus tendre dévotion, y considérant la séparation, la mort, [248] l’anéantissement et la seule vie de Dieu et à Dieu. Cette vue m’a fait désirer que toutes les actions, pensées, souffrances et tous les désirs de la créature pussent par un bon usage être rapportés à Dieu. Mais après avoir vu Jésus anéanti à soi-même et à toutes choses pour le corps et pour l’âme dans le tombeau, j’ai cru qu’il fallait tout faire mourir et demeurer ensevelie jusqu’à ce que Notre Seigneur nous apellât du tombeau. O, que ce lieu m’a semblé charmant et que le silence et le repos qui s’y rencontrent m’ont servi à me tenir comme morte et insensible à toutes choses, et à éteindre l’impression que les passions et les sens pourraient recevoir de la vue des objets, qui n’agissent point sur un mort ! Cette disposition m’a protégée et défendue à l’égard du monde, que je voyais sans voir, entendais sans entendre et sans en recevoir aucune impression ; et à l’égard de moi-même, étant comme un mort qui n’a point de retour et de réflexion sur soi, demeurant sans soin et sans intérêt pour soi-même, attendant de Dieu sa vie et sa résurrection.

21. « L’état de Jésus-Christ en sa résurrection m’a fait concevoir l’état de la vie nouvelle d’une âme qui vit de la foi pure, élevé au-dessus des sens et de toutes les choses créées, qu’elle ne voit plus que dans la lumière de Dieu et dans leur vérité ; devenant insensible aux choses du monde, insensible à cette très, et indépendante de ces secours, lui Dieu lui devenant toutes choses406. J’ai compris que c’était le dernier état où il fallait passer pour suivre Jésus-Christ dans le retour [249] qu’il a fait à son Père ; où il est consommé en lui par sa divine unité, étant fait Dieu en toutes choses. J’ai vu que c’était le lieu où il fallait l’adorer comme un même Dieu avec le Père et le S [aint] Esprit, et d’où il le faut voir envoyer son Esprit saint sur les membres pour les animer et vivifier de ses saintes dispositions. Ce que j’ai vu et éprouvé d’une manière ineffable, parce qu’elle est infinie et Dieu même : de sorte que j’en puis être bien pénétrée dans le fond de mon âme, portant et sentant cet effet en pure foi ; mais plus véritablement que toutes les choses qui se voient des yeux et de la raison humaine, et qui me paraissent une chimère au prix de la réalité dont je parle.

22. « Dans tous les Mystères de Jésus-Christ le seul trait qui me touche est de voir dans une simple vue Dieu descendre jusqu’à la boue de l’homme, pour faire que cette boue soit divinisée en lui ; que Dieu soit et demeure éternellement uni à toutes les misères, pauvretés, faiblesses et souffrances de l’homme, et que toutes ces choses nous donnent Dieu et soient Dieu, en nous et hors de nous. Je me perds dans cet abîme, dont je ne puis trouver le fond, quoique j’en puise incessamment lumière, vie éternelle, amour, force, mérite407 et toutes choses, étant fait riche en Notre-Seigneur, en sorte que rien ne me manque.

23. « La conduite de sa grâce sur mon âme pour me former sur le modèle de Notre-Seigneur, a été de me le montrer à imiter, et cela par une manière de considérations et de réflexions morales ; puis de me tenir [250] arrêtée par un regard fixe sur Notre-Seigneur, sans acte ni raisonnement, afin de recevoir ses impressions et ses regards sur mon âme ; après de m’appliquer à ses dispositions intérieures vers son Père ; puis j’ai vu408 toute la sainte âme de Jésus dans une perte et un anéantissement de tout elle-même pour recevoir et porter l’opération de la Divinité, qui y était et faisait tout en elle selon ces paroles409 Le Père est en moi qui fais tout l’œuvre, je ne fais et ne dis rien de moi-même ; ce qui me donna à connaître que cette âme sainte ne voulait ne voyait et ne recevait que Dieu en elle et en toutes les créatures.

« J’ai senti en cette vue réveiller le premier attrait de ma vocation intérieure contenue en ces paroles410, Ego sum qui sum, ou en ces autres411, Videte quia ego sum solus ; qui produisaient toujours le même effet, me montrant Dieu en toutes choses uniquement présents, et le néant de tout l’être créé en sa présence412, Omnes gentes quasi non sunt.

24. « Cette seule lumière de la foi tient mon esprit élevé au-dessus des sens et de toutes les expériences que j’ai eu autrefois de ces vérités ci-dessus dites, qui n’étaient pas si universelles et continuelles comme celle-ci, qui me paraît aussi naturelle que la lumière du soleil que l’on voit en ouvrant les yeux. Et même je trouve plus davantage en celle [251] de la foi ; parce qu’elle ne souffre pas d’éclipse, faisant un jour perpétuel dans l’âme qui brille même dans ses obscurités : en sorte qu’elle reste persuadée que lorsqu’elle ne voit pas à cause de ses propres ténèbres, elle est éclairée de cette divine lumière, capable de les dissiper en un moment par un seul ressouvenir de Dieu. C’est le seul remède dont il semble que je me doive servir ; tout le reste ne semblant inutile et seulement propre à faire naître des obstacles ou nuage entre Dieu et l’âme, pour lui cacher sa face. C’est pourquoi l’âme se sent pressée de s’en séparer pour chercher le vider le néant ou il semble qu’elle doit toujours demeurer, afin que Dieu soit tout413.

25. « C’est la secrète passion de ce cœur qui devient si jaloux de Dieu seul, qu’il ne peut penser, parler et désirer autre chose, qui ne sont plus et qui ne peuvent jamais rien être sans un aveuglement épouvantable pour lui. Je ne sais point si j’ai un corps ou un esprit : il me serait ennuyeux de le savoir ; et à moins que de n’y voir que Dieu, je ne le voudrais point souffrir. Je n’ai point de joie plus sensible que d’éprouver mon néant en toutes choses intérieures et extérieures. Je ne sais pas ce que c’est d’avoir un sentiment d’humilité et de pénitence : j’aurais peine de m’en voir revêtue, de peur de me les approprier, n’en étant pas digne ; me sentant inspirée de les rendre à Dieu et de les remettre dans leur source et dans son sacré cœur414, afin de les conserver et offrir à Dieu en lui. Lorsque je me vois dépouillée de lumière et de grâces, je me console de cette [252] justice, que j’aime uniquement pour l’intérêt de Dieu ; n’ayant plus rien à m’imaginer pour moi, qui me tiens toute perdue en Notre Seigneur, ne me trouvant plus qu’en lui pour Dieu seul : hors de là je ne suis rien et ne veux rien être. Je sais que je suis un enfer de péché, et j’en porte la confusion et le reproche, lors qu’il plaît à Notre-Seigneur ; sans trouble ni inquiétude pourtant, ne pouvant par mes vains efforts que m’y enfoncer encore plus avant. C’est pourquoi je me tiens en paix, attendant celui qui descend dans cet enfer pour me donner la liberté, et la lumière à ceux qui sont assis en [sic] l’ombre de la mort. Je demeure ainsi sans désir ni volonté de dire une parole pour en sortir ; mais demandant seulement le règne de Dieu et mon anéantissement total.

26. « Je ne songe nullement aux choses que j’ai à faire ; parce que ce serait m’indisposer à les bien faire : je vois que le seul abandon m’y prépare, et les fait mieux réussir que je ne saurais penser. Si j’ai à instruire, je me mets devant Dieu afin qu’il m’inspire ce qu’il veut que je dise ; ou bien je parle ce qui me vient en l’esprit, quand il le faut faire, sur le champ. Je travaille fort à l’extérieur dans l’Ordre ; rien ne me fatigue et embarrasse ; mais le repos accompagné de propre volonté me tourmente et inquiète. Je ne goûte de paix que dans la perte de moi-même et dans la confiance en Notre-Seigneur. J’ai peine à dire ce que j’en espère, ne désirant que sa sainte volonté : quand il m’aurait anéanti, j’aurais eu toujours confiance en lui, et même plus grande [253] par cette raison. C’est le fond de mon âme : il me semble que les châtiments et les épreuves augmenteraient ma confiance qui est telle que nonobstant mes péchés, l’on ne me le saurait ôter, qu’il est à moi et que je suis à lui ; mais comment ? Par sa seule miséricorde qui regarde ma grande misère, et qui lui a fait mettre et continuer l’état de mon âme dans une singulière confiance en lui.

27. « Ah, que ne m’est-il permis, et que ne suis-je capable de publier les miséricordes de ce cher Seigneur, dont je vois mon âme toute comblée ! Mais comment le reconnaître ? Je ne sais que me perdre en lui et le voir seul régner en toutes choses. C’est la seule passion de mon âme, le mouvement et l’attrait de grâce, qui par sa lumière détruit l’être des créatures pour me montrer cette vérité cachée si longtemps à mes yeux, Ego sum qui sum, et pour se donner en toutes choses et par toutes choses. Il y a près de vingt ans que cette parole a produits de grands effets pour anéantir toutes choses à mon esprit. Il semble que je ne voyais en elle que cette parole éternelle et subsistante qui soutient ces accidents qui s’évanouissaient en sa présence, n’étant plus. Toutes les passions, les désirs, pensées, peines et autres mouvements de mon âme ont été de même et ne m’ont pas donné grand exercice. Il faut que tout cesse au son de cette parole ; et je n’ai jamais fait d’autre combat contre eux : quelque rude, difficile et violent qu’en ait été leur attaque, je puis assurer qu’ils ont été vaincus du premier mot ; et quoique [254] le sentiment sensible en soi restait encore quelque temps, il ne pouvait empêcher la solide joie de ma défaite et de la victoire que Notre Seigneur remportait sur moi.

28. « Cette vue intérieure de Dieu seul a rappelé et consommé toutes choses dans son unité. Après avoir eu le goût et l’expérience des vertus dans le particulier de chacune d’elles, l’humilité, la pauvreté, l’obéissance, la charité etc. qui ont fait l’attrait de mon cœur sans concevoir autre chose d’abord ; elles m’ont paru dans la suite toutes l’une dans l’autre, et une seule les contenait toutes. Je n’en ai plus connu de véritables qu’en Notre-Seigneur, les pratiquant dans les occasions mieux que je n’avais jamais fait, sans y penser jamais, parce que je ne les pouvais plus voir en moi. Ces vertus en Jésus-Christ ont été toutes divinisées, et Dieu même, et quand l’occasion se présente de les pratiquer, je n’y vois que Dieu auquel je m’abandonne et cesse d’être afin qu’il soit seul.

« Les perfections de Dieu chacune dans le particulier ont produit leur lumière et leur effet dans mon âme : je les ai goûtées avec délices. Mais mon plus intime plaisir a été après longtemps, de les voir l’une dans l’autre et une seule les contenir toutes ensemble, et n’être que cette adorable unité qui est mon Dieu et un océan de toutes grandeurs et perfections : en le croyant ou voyant seul je les vois toutes en lui d’un simple regard.

29. « Il me semble que toutes les saintes Ecritures anciennes, le saint Évangile, les Epîtres de saint Paul etc. et tout autre livre, il [255] me semble, dis-je, que tout se réduit à cette parole qui seule se fait entendre à mon cœur : Ego sum qui sum ; que tous les états et toutes les voies par lesquelles Notre Seigneur m’a fait passer, me conduisaient à ce terme, qui m’était toujours proposé en l’esprit ; et que le cœur blessé de ce trait ne pouvait tendre et se reposer qu’en lui seul. Je ne puis dire comment tous les Mystères de Notre Seigneur, avec la multitude de leurs circonstances que j’ai honorées longtemps, et le fais encore quelquefois, me paraissent tous compris et renfermés dans cette divine unité, étant faits Dieu en tout pour mon âme, qui trouve la vie éternelle dans le ressouvenir de la moindre circonstance, Dieu me faisant voir en elle tout ce qu’il est et tout ce qu’il m’a donné et qu’il me veut être par elle. O que ces vues sont infinies ! Il faut m’y perdre, n’en pouvant parler qu’avec langueur et avec effusion de cœur ; ce que je ne dois pas à présent, et que je ne pourrais jamais que quand Dieu voudra.

« Je ne me sens pas toujours dans la même liberté : les obscurités, les sécheresses, les peines intérieures, et les souffrances extérieures sont envisagées comme les effets de ma corruption et me montrent ce que je fais, me conduisant au néant de moi-même, elles me causent bien de la joie, et me tiennent en repos : ou si je ne les vois de ce côté, il ne m’y paraît plus rien que Dieu.

30. « Les grâces et la sainteté des saints ne me paraissent point aussi en eux-mêmes, mais seulement en Dieu, où je les vois [256] consommés par sa divine sainteté : et j’ai pour eux une estime et une vénération générale et particulière, recevant de Dieu en eux tous les secours et toute la protection que j’en éprouve assez souvent, me trouvant liée à leur grâce et dispositions intérieures, lorsqu’il plaît à Dieu, et si Dieu seul me suffit je n’y perds rien.

« Il me semble pourtant que Dieu seul, Notre Seigneur, (permettez-moi ce mot, parce qu’il m’est Dieu en tout,) m’a donné à la sainte Vierge. Je l’honore et voie toute en Dieu, et même en quelque manière dans le corps de Jésus-Christ formé de son plus pur sang. Par son ordre, je lui rends mes hommages trois ou quatre fois le jour, perdant la puissance ou l’acte, où je me trouve en ce devoir, dans la volonté de Dieu qui le veut ainsi, où le fait en moi. J’en dis de même de l’invocation des saints ; et des devoirs journaliers que je rends en cette même disposition aux plaies sacrées de Notre Seigneur, à son sacré corps, à sa très sainte âme, à son cœur divin, à son sang précieux, au Père Eternel, au saint Esprit et à mon Ange gardien et au Mystère qui se présente dans mon esprit.

31. « Je crains quelque routine en ces pratiques ; mais je vois aussi du danger à les quitter, sans que Dieu me le fasse connaître et me le fasse oublier lui-même. Il le fait assez souvent : ce qui ne me donne nulle inquiétude, continuant toujours dans le dessein de m’en acquitter quand je le pourrai ; prenant même pour cela des exercices et actions extérieures, ou quelque verset de l’Office, [257] ou l’Ave Maria du chapelet ou autres pratiques en actions de grâces des faveurs indicibles que Notre-Seigneur m’a fait par ces petits devoirs, qui me lient en toutes manières à lui. C’est pourquoi quand elles me viennent en l’esprit, sans plus renoncer à tout ce qui pourrait être de propre comme du passé, je les accomplis et les reçois comme la volonté de Dieu, et Dieu même ; ou bien je demeure dans un regard fixe de Dieu Notre-Seigneur. Tout se fait et se passe sans que j’y prenne aucune part que par un simple consentement aux choses que je ne saurais empêcher. Les dispositions de l’âme et du cœur de Jésus, la clameur de son sang et les membres de son corps, lancent sur mon âme des rayons de lumière et de feu, que je reçois passivement, m’anéantissant devant la Majesté suprême de Dieu que je reçois et éprouve en eux.

« Il me semble que m’étant exercée un très long temps dans les pratiques ci-dessus dites pour honorer Notre-Seigneur, par pure reconnaissance que je lui devais, et sans autre goût que d’y satisfaire en m’en acquittant et perdant en Notre-Seigneur plusieurs actes et pratiques sans goût, et dans le renoncement dont j’ai parlé, il les a éclairées et échauffées de sa grâce et revêtues de lui-même, se donnant à moi par elles. Je ne vois pas qu’elles me soient nécessaires, puisque le néant me contente et que lui seul me suffit dans le vide de tout.

32. « Je vois, et je sens quelquefois en moi le fond de péché qui se produit par des mouvements [258] que je connais et observe quelquefois, et par d’autres que je ne vois qu’obscurément, et même que je suppose par les effets qui en ont suivi. Ces premiers me causent un grand reproche comme je manque de fidélité à les anéantir par le moyen que Dieu me met en main de sa vérité et du néant de ces choses. Mais les discours et les persuasions des personnes qui les émeuvent prévalent, et apportent quelque adoucissement à ces vérités de l’esprit ; si bien que je sens en moi une lâche condescendance et dissimulation pour ces faux amis, auxquels il semble que je me devrais opposer. Je les reçois par charité, et je finis leur conversation contre la charité. Pour les seconds, je n’y vois pas de malice, mais un pur effet de ma corruption, qui me convainc de ce que je suis ; je me trouve même obligée à eux de me l’apprendre à mes dépens, aimant mieux cette expérience que l’orgueil et l’hypocrisie que je crois cachée en moi, capable de tromper tout le monde.

« Dans tous mes défauts de quelque nature qu’ils soient, je me sens portée à y satisfaire promptement me condamnant devant les créatures et devant Dieu, non pas pour en amoindrir la confusion, étant bien aise de la porter ; mais pour empêcher les réflexions inutiles que mon amour-propre y ferait.

33. « Mes confessions sont courtes et je les abrège tous les jours, ne disant que ce qui me vient, sans empressement pour le chercher ; fort indifférente pour les confesseurs. J’ai été fort attachée autrefois : c’est une erreur dont Notre-Seigneur m’a guérie, me [259] faisant éprouver la vérité de sa présence dans les différents Ministres que j’ai approchés.

« Je sens une faim et un besoin continuel de la sainte Communion : je m’en approche autant qu’il m’est permis, et j’en éprouve un grand secours pour la destruction et la perte de moi-même et pour la présence et la vie de Notre-Seigneur en moi. Il me semble que dans le temps de la Communion il fait ordinairement tout en moi : mais j’ai grand regret de n’avoir encore pû, comme il faut, continuer cette sainte présence et opération de Notre-Seigneur en toutes choses : elle se perd avec le temps, et je m’aperçois que c’est quelquefois en Dieu.

« Les croix abjectes et humiliantes me sont fort utiles et même nécessaires pour m’anéantir à moi-même et pour trouver Dieu. Si je mérite d’en avoir, il me semble que Notre-Seigneur aura quelque bonté pour moi : mais je n’en suis pas digne, et Dieu me châtie du contraire.

34. « Je me laisse conduire et appeler de Dieu à l’oraison, n’osant y aller de moi-même. J’y porte depuis quelque temps la seule disposition où je me trouve, quelle qu’elle soit, sans la changer ; souffrant la purification que Notre-Seigneur semble faire de mon impureté pour être éclairée de la lumière de la pure foi. Cette lumière produit l’union avec lui dans un repos suave et délicieux ; où l’âme semble jouir et posséder Dieu dans un profond silence, qui la rend très propre et disposée à ce que Dieu demande d’elle, étant une unité d’esprit de volonté avec lui. Il me semble que cela est [260] en ces moments, qui durent autant qu’il plaira à Notre-Seigneur, l’âme n’y apportant rien de sa part que de souffrir ce qui se fait, et de recevoir ce qui lui est donné ; ne le pouvant retenir par ses efforts. Et c’est en ces rencontres qu’elle peut dire415 : Le Seigneur me l’avait donné, le Seigneur me l’a ôté ; sans pourtant perdre ce qui est essentiel et plus intime qu’elle-même. C’est en ces bienheureux moments que l’âme se sent vraiment nourrie et fortifiée d’un pain divin, pour soutenir les fatigues de son chemin, et pour monter à la montagne de Dieu, dont il est et paraît seul à l’âme le chemin et le terme. La fin de mon oraison est de voir Dieu en toutes choses, qui disparaissent comme les nues au lever du soleil ; et cela autant en mon intérieur qu’en tout l’extérieur. Cette vue unique pacifie mon âme, dissipe ses ténèbres, guérit sa langueur, chasse ses tentations, sanctifie ses œuvres, corrige ses défauts, réforme ses pensées, lui faisant bien juger de toutes choses, en ne les jugeant et discernant que dans la lumière de Dieu ; l’âme se simplifiant de plus en plus, pour n’être fait qu’une avec la lumière. C’est ce qu’elle poursuit de tout son fond et de toute sa capacité élargie par la lumière de la foi qui lui est donnée.

35. « Quoique je sente un grand zèle pour corriger les défauts de celles dont j’ai la charge, il est fort tempéré selon la disposition et la grâce de chaque âme. À celles dont le fond est à Dieu dans la négation d’elles-mêmes [261], ce sont des rigueurs au-delà de ce qui se peut concevoir, les soutenant pourtant selon leur besoin ; aux autres il y paraît trop de modération et de patience aux yeux de mes sœurs : mais je ne puis me rendre à leurs sentiments ; la voulant avoir, c’est-à-dire, la patience, presque infinie pour attendre les moments de la grâce, tâchant de les disposer seulement à l’obtenir par les dispositions intérieures416.

3.50 Perdre les lumières de Dieu en l’unité.

RÉPONSE à la précédente. 

Recevoir passivement les lumières de Dieu, afin de se laisser conduire et perdre par elles dans le repos et l’unité et d’y trouver leur substance en Dieu même. Être fidèle à sa grâce.

Ma très chère mère,

1. Quoique j’aie été longtemps sans pouvoir vous répondre, ce n’a pas été par un dégoût, ni par aucune raison qui m’ait empêché de goûter la lumière de Dieu en tout ce que vous m’avez écrit, et en tout ce que j’ai vu de vous ; mais bien par une diversité d’affaires qui m’en ont entièrement ôté le moyen. Je le fais présentement avec beaucoup de joie, remarquant l’Esprit de Dieu et par conséquent l’opération de sa grâce dans votre âme, dont je ne doute nullement.

2. J’aurais une infinité de choses à vous dire [262] pour vous répondre en détail sur tout ce que vous m’avez écrit ; mais il me semble qu’il suffit à votre chère âme de lui dire deux choses. La première, que selon ma pauvre lumière, votre lumière est vraie, et qu’ainsi votre âme doit marcher en assurance sans hésiter, courant et se perdant autant que la lumière précédera et agitera votre âme.

La seconde, que vous devez être passive et en repos en cette divine lumière, la recevant comme elle vous est donnée, et recevant en perte les opérations qu’elle fera en vous, tantôt aperçues et souvent aussi non aperçues et obscures ; lesquelles ne laisseront pas d’être aussi efficaces, d’autant qu’elles viennent de la foi qui vous éclaire et agit en votre âme.

3. Ici il faut remarquer que dans ce degré de lumière en votre âme le tout est de recevoir doucement et humblement cette lumière et vous en laisser remplir et pénétrer autant qu’en chaque moment Dieu vous la donne : et par cette nourriture divine et par les différents effets qu’elle produira, peu à peu votre âme tombera dans le repos et l’unité. Car le repos et l’unité que vous y trouvez et que vous y trouverez, attirent insensiblement une autre unité, pour y perdre non seulement toute cette divine lumière et ses divins effets ; mais encore tout ce que vous êtes. Et il est de très grande conséquence que vous vous laissiez conduire passivement et humblement à cette divine lumière par ces divins effets ; autrement vous ne trouveriez jamais sa source. Et au contraire le faisant comme vous me marquez, depuis le matin jusqu’au soir, en suivant ce ruisseau et vous désaltérant de ses eaux insensiblement [263] et peu à peu, non seulement elles causeront un effet divin en votre âme ; mais encore elles vous conduiront comme par la main à leur source d’où elles viennent toutes, disant à votre chère âme417 un jour : nous ne sommes pas de nous-mêmes, mais nous venons de cette source où il faut que nous nous perdions ; en vous y perdant vous-même.

4. Soyez donc fidèle autant que vous le pourrez, à vous laisser nourrir et fortifier par ces divines lumières, qui mettront toujours de plus en plus la paix, le repos et la nudité en vous ; et ne les étouffez pas sous quelque prétexte que ce soit, en voulant trouver une nudité plus grande : car en elles et par elles vous trouverez ce que votre cœur désire. Recevez donc tous les renouvellements de cette divine lumière, et selon le temps faites un bon accueil à Jésus-Christ : et vous verrez par expérience, que quand il aura beaucoup orné votre âme et rempli puissamment vos puissances, vous trouverez, si vous êtes fort fidèle, qu’en n’y pensant pas, vous vous oublierez et vous vous perdrez vous-même.

C’est l’adresse de Jésus-Christ de dérober toujours notre cœur et de ne le prendre point selon que nous voudrions, ou que nous connaissons ; mais de nous donner toujours ce que nous ne savons et ce que nous ne voulons. Laissez-vous conduire à lui en passivité, que j’appelle de lumière, d’autant que la lumière divine l’opère, et que nous y sommes fidèles en lumière divine ; et par là peu à peu ce Géant [G maj.] divin par des démarches, qui sont fort inconnues, nous conduit en un autre pays où en vérité tout est nouveau. [264]

5. Je vous assure que j’ai extrêmement de sa [sic] joie dans tout ce que j’ai lu de vous ; d’autant que vous y pouvez aller à grand pas [au singulier] suivant avec fidélité ces lumières divines, qui peu à peu comme sans vous en apercevoir, feront ce que le feu fait sur le bois418 : non seulement il éclaire, il échauffe ; mais peu à peu il change ce bois, et n’a de cesse qu’il ne l’ait réduit en sa propre nature. Ainsi en est-il des lumières divines. Elles brilleront et échaufferont votre âme ; et peu à peu cette diversité tombant comme en unité, elles feront un effet inconnu en vous, vous changeant, et vous faisant trouver non le dehors et l’éclat de ces divines lumières, mais leur substance et [leur] vérité en leur unité et en leur source.

6. Je ne remarque rien en toutes vos lettres (qui ne sont proprement qu’un éclat de ces divines lumières) que vous deviez changer ; et vous n’avez qu’à vous laisser agiter et conduire doucement et humblement en la manière que vous me marquez. Ce sera par cette voie que vous serez toujours conduite en votre source et en votre origine. Car étant Religieuse et par conséquent en nécessité d’instruire et de parler419, Dieu, qui est un Dieu d’ordre, nous choisissant toujours la voie la meilleure et la plus utile, vous a choisi celle-là, afin que recoulant en Dieu par elle, au même temps vous fassiez bien du bien à d’autres.

7. Ici il faut remarquer que l’âme doit toujours être beaucoup fidèle à sa grâce quoiqu’elle voie [subj.] la différence de celle des autres [âmes] avec lesquelles elle peut converser, sans s’en rien approprier ; mais se tenant dans la sienne, qui seule a droit et pouvoir de la conduire vé [265] ritablement et justement en Dieu. Ici l’on pourrait dire beaucoup de choses sur la fidélité qu’on doit à sa grâce par préférence à toutes les autres : mais comme j’en ai écrit en plusieurs Écrits [E maj.] que vous pouvez voir, je n’en dirai rien, pour vous dire seulement ce qu’il vous faut afin d’être fidèle à l’état présent où vous êtes et pour vous assurer de votre lumière présente. Peut-être que la providence de Dieu permettra, ou que l’on se voie [subj.], ou que vous m’écriviez selon les changements. Mais vous n’avez, en l’état où vous êtes, qu’à vous laisser conduire doucement et peu à peu en passivité par la lumière, comme je vous viens de dire : et vous verrez qu’insensiblement vos affaires se feront.

Vous pouvez avec fruit lire ce que les bonnes Dames que vous savez420, vous ont communiqué et vous communiqueront encore : car étant d’une même source et [d’une même] lumière cela vous aidera beaucoup, et vous mènera peu à peu où je m’assure que le plus secret de votre fond et de votre intérieur vous désire, quoique présentement vous ne le sachiez pas si distinctement. Je l’espère en vérité ; et j’aurai bien de la joie, si le bon Dieu nous fait la miséricorde de nous trouver en lui, où nous pourrons trouver toutes choses dans une source féconde qui rassasiera vraiment la plénitude de nos désirs. [266]

Lettre à l’auteur

De la même religieuse, qui lui déclare les admirables progrès de la foi en son âme pour l’anéantir en elle-même et lui faire chercher et désirer Jésus-Christ seul en foi et en toutes choses, tant par de saintes pratiques que par une oraison passive très lumineuse et très féconde.

1. « Si vous vous taisez pour un temps, fidèle Ministre de ce Dieu caché et vivant en Jésus, je sais bien que vous répondrez un jour au mouvement qu’il me donne de vous ouvrir mon cœur. Il est trop fort, trop pur et trop constant pour n’être pas de lui. Ce qui est fondé en la chair n’a pas de durée. Celui de vous consulter pour trouver Jésus-Christ en la manière que vous l’avez fait, ne finira pas que vous ne m’ayez découvert ce trésor421 ou approuvé la voie qui n’est montrée pour y parvenir. Je ne l’ai aperçue que dans vos écrits, qui ont beaucoup soulagé ma langueur dans la crainte de poursuivre une chimère ; et cependant dans une totale incapacité de goûter et d’estimer autre chose que Jésus-Christ comme je m’en suis expliqué dans des lettres que je pensais vous écrire, et qui sont demeurés dans les mains de vos chers disciples, qui ont craint de vous fatiguer par cette lecture. Il en sera ce qu’il plaît à notre Seigneur. J’écris celle-ci dans la même simplicité. Comme Dieu m’entend, il semble que vous me [267] devez entendre, sans même que je vous parle. C’est pourquoi tout est abandonné et perdu en Jésus-Christ sans pouvoir désirer que lui, et le moyen de le trouver par vous. Le lieu où je pense qu’il habite est en mon cœur, et en toutes choses, dont il est la vérité et la substance, autrefois cachée, mais à présent découvert à mes yeux par la foi, qui n’en souffre pas de doute.

2. « Il faut, mon unique Père422, que je vous marque suivant la vue présente les routes que cette foi m’a fait tenir, si toutefois j’en suis capable, n’ayant jamais rien distingué selon l’ordre que je remarque dans vos admirables écrits, mais seulement ce qui m’a été donné quand notre Seigneur a commencé à éclairer et conduire mon âme.

« (1.) Premièrement cette foi, que j’ai toujours envisagée comme la lumière de Jésus-Christ luisant à ceux423 qui sont assis en ténèbres et dans l’ombre de la mort, m’a retirée de la lumière et de l’expérience de mes sens, les convainquant de faussetés et tromperies, les rendant comme insensibles et hébétés, les accoutumant à voir sans voir, à entendre sans entendre, à goûter son goûter et le reste, à moins de regarder et de recevoir tous les objets dans cette lumière. Mais mon Dieu, combien ai-je été infidèle à la suivre !

3. « (2.) Cette foi m’a même privée de mon esprit, ne pouvant rien connaître et juger par sa manière ordinaire, mais me réduisant à la seule simplicité de croire les choses de [268] la foi commune à ceux qui me tenaient la place de Dieu sans vouloir autre chose, ne faisant aucun fond sur les goûts et sentiments au moindre signe de l’obéissance. Mais dans cette disposition de tout perdre pour conserver l’obéissance, je les voyais croître et augmenter tous les jours, non pas avec le danger que la propriété traîne avec soi, mais avec une pureté de sacrifice et de perte qui ne me laissait plus voir que Dieu en eux, et qui faisait qu’ayant perdu et abandonné les choses distinctes, l’effet m’en demeurait toujours dans l’intérieur. En ce temps j’assurerais être sans esprit et sans jugement, n’en voulant pas avoir de propre, et trouvant un admirable secret de connaître tout dans l’ignorance des choses mêmes, que j’exposais à la lumière de Jésus-Christ, seul capable d’en bien juger : prenant ce parti avec lui, 424je ne juge personne ; il y a qui juge, Dieu et sa vérité, qui est une même chose.

4. « (3). Cet foi m’a fait considérer les inclinations et les mouvements de ma volonté et les passions de mon âme comme hors de moi-même, ne me souciant pas des rébellions intérieures, des tentations, des goûts, des affections et des autres désordres et dérèglements de la volonté : en sorte que portant dans mon fond un abîme de corruption et de péchés, je ne m’en inquiétais pas, distinguant en moi quelque autre puissance et volonté que la naturelle, par laquelle il me semblait être une même chose avec celle de Dieu, ne pouvant vouloir en effet que ce [269] que Dieu voulait, quoi que j’eusse senti en ma volonté inférieure et même raisonnable la rage et les grincements des damnés ; et même portant ce mauvais fond dans les actions les plus saintes avec joie pour me voir humilier devant Dieu et les anges, autant que je le méritais.

5. « L’expérience continuelle de mes misères augmentait de jour à autre ma confiance et mon abandon à Jésus-Christ, qui était inébranlable, et ma reconnaissance au-delà de tout ce qui se peut exprimer, de me voir suspendue comme par un filet au-dessus du dernier abîme, et empêchée d’y tomber par sa seule bonté et miséricorde : mais ce filet me semblait si fort que tout l’enfer n’était pas capable de le rompre, ni ma malice, que je considérais assujettie sous la puissance et l’autorité de Jésus-Christ. J’ai souvent surpris mes confesseurs par ma confiance, et j’ai sujet d’en être surprise moi-même, quoique je ne la comprenne pas. Il est certain qu’elle surmonte toutes les difficultés qui me sauraient arriver, qui ne servent qu’à l’accroître de plus en plus. Et je confesse qu’elle est venue à tel point que c’est le fond de mon âme, qui ne subsiste qu’en cette disposition, et n’a et ne peut avoir d’autre bien que cette ruine et perte totale de moi-même et cette unique confiance en Jésus-Christ et l’attente de son secours ou plutôt de son opération en mon âme.

6. « J’ai porté longtemps la pensée de me tenir devant lui comme la poussière et la terre que je foulais aux pieds, et d’attendre de ce lieu l’effet de ses regards et de sa [270] parole, qui sans rien prononcer de distinct, opérait de grands effets sur mon âme, quoiqu’elle n’en eût su bien parler. C’était, ce me semble, une lumière universelle qui la purifiait en lui montrant sa corruption, qui l’éclairaient en l’aveuglant, qui l’élevait en l’abaissant, la soutenait en l’opprimant, la mettait au large en la captivant, la remplissait en la vidant, et l’anéantissait en toute elle-même, et à toutes les créatures, en lui donnant Dieu en toutes choses, quelquefois en expérience, le plus souvent en pure foi, mais toujours en vérité et réalité de ce néant.

7. « Dieu souffrait quelquefois que dans sa lumière je le regardasse ; et il m’était montré en elle, comment le néant dans son silence regarde, adore, loue et aime Dieu, lui est soumis, attend ses ordres et invoque ses miséricordes. Je suivais ce qui m’était montré, et ne pouvait rien souffrir de propre ; parce qu’il était anéanti en un instant par cette admirable lumière qui m’en découvrait l’impureté et le trouble intérieur de mon âme qui se trouvait hors de son centre par la moindre propriété que je n’ai pas moins abhorrée que les plus grands péchés. Notre Seigneur m’a tenue plusieurs années dans cette disposition de néant et de lumière de vérité, me la continuant en toutes sortes d’exercices et considérations sur sa vie, sa passion et sa mort ; auquel j’ai rendu de continuels hommages, me les proposant sans cesse devant les yeux par les petits horloges [sic] et moyens perpétuels d’honorer et de trouver Jésus-Christ dans l’extérieur et dans l’intérieur [271] de mes actions, tâchant de le former et limiter en l’un et en l’autre par le secours de cette divine lumière, qui me découvrit sans cesse la vérité du Mystère425 caché en Dieu de tous les siècles, savoir selon saint Paul Jésus-Christ en nous, et nous en Jésus-Christ.

8. « Ces ressouvenances perpétuelles de Jésus-Christ le long du jour me conduisaient, comme je crois, à l’état passif où je me trouvais en l’oraison, qui se passait dans une paix profonde, un silence intérieur et un regard fixe et unique sur quelques circonstances des Mystères de Jésus-Christ, y découvrant des merveilles par cette lumière divine dont j’ai parlé. Et dans le néant de moi-même, où je me trouvais toute perdue sans pouvoir agir en aucune façon, les Mystères divins m’ont été expliqués et imprimés en des manières que je ne saurais dire, mais si véritables qu’ils ne s’effaceront jamais parce que tout est divin, et Dieu même. Mais ce qui a fait par-dessus tout toute mon occupation et ma vie, a été l’intérieur de Jésus-Christ souffrant et portant l’opération du Verbe dans un total anéantissement de soi-même. Le Père426 est en moi celui qui fait les œuvres.

9. « Je comprenais en cette vue quel devait être mon état à l’égard de Jésus-Christ et comme il fallait souffrir et porter sa présence, et son opération dans mon âme. Elle est souvent renouvelée par impression ; et la foi obscure et toute nue me poursuit et me [272] presse vivement de m’y rendre par abandon à Jésus-Christ présent dans mon âme ; et cela dans une totale simplicité, telle qu’elle ne souffre pas que je réfléchisse ni sur le passé, ni sur le futur ; mais seulement que je suive la lumière de chaque moment qui me semble éclairer et comprendre tout ce qui est nécessaire pour accomplir sur les âmes et sur la mienne les desseins de Jésus-Christ et le laisser vivre et opérer seul en nous, en sorte qu’il n’y ait rien que lui.

10. « Je ressens de fois à autre l’ardeur de ce désir s’emparer de mon cœur et se mettre au-dessus de toutes choses, comme le seul sentiment de l’âme qui s’abandonne à ce désir, sans le vouloir modérer ; souhaitant même de mourir dans la véhémence de la langueur qui cause à l’âme, afin de se vider par ce moyen d’elle-même, et d’ouvrir la porte à Jésus-Christ afin qu’ils la remplissent toutes de lui-même. Je ne saurais pas bien exprimer la force de ce désir qui est plus fort que la mort, et plus dur et impitoyable que l’enfer, puisqu’il sépare l’âme de tout ce qui n’est pas Dieu, sans aucune miséricorde ; ne pouvant être fléchi ni gagné par aucune tendresse ni compassion, ni déçu par aucune subtilité. Il prévoit tout, quitte, perd et surmonte tout pour trouver ce qu’il aime, et ce qu’il désire. Il est si nu qu’il n’ait revêtu d’aucuns moyens pour n’en souffrir d’autre que son objet ; toute autre lui devenant insupportable et à dégoût. Il est si pur et si unique, qu’il ne saurait être multiplié ou partagé, par ce qu’il ne veut que son seul objet infini, immuable, immense et éternelle, et que tout autre désir l’affaiblirait et lui donnerait des bornes. Il ne se peut reposer qu’en la possession entière de la chose désirer, je veux dire de Jésus-Christ.

11. « Il me semble qu’encore que ce désir donne quelque altération au cœur et au sentiment et passions de l’âme sensible, il laisse la supérieure dans une paix divine, qui procède de l’unité de ses désirs, qui met, ce me semble, l’âme dans son centre en sa manière, ne lui faisant voir et désirer que Jésus-Christ son Dieu et son tout, duquel ce désir est une jouissance commencer. Il m’est mis en l’esprit que ce désir si grand est une chose extraordinaire de Jésus-Christ, et peut-être la disposition que le Père demande pour le révéler dans mon cœur, comme autrefois pour le donner au monde.

12. « J’ai lumière et ouverture particulière pour les prophètes qui ont exprimé la force et la langueur de leurs désirs imprimés de Dieu en leur âme pour les vider de même, et les remplir des effets de ce Dieu caché sous la figure de la loi, par lesquelles il commençait d’être la vie et la lumière de ceux qui croient en lui et désiraient son avènement. Je vois de plus que ce désir répond en quelque manière au désir que Jésus-Christ a de se donner à nous et de faire cette dernière Cène au centre de notre âme : Desiderio desideravi hoc manducare Pascha vobiscum427.

« En vérité il faut être entièrement disciple [274] de ce Verbe de vie pour entendre ces paroles et comprendre ce dernier souper de l’âme, après lequel on n’a plus besoin, ce me semble, d’autre repas, et où Jésus-Christ nous doit changer en lui, sed tu mutaberis in me428. C’est ce qui me fait entendre que ce désir n’est pas de moi, ni à moi, mais à Jésus-Christ, qui le doit réunir et consommé dans le sien.

13. « Je suis en cette attente en pur regard et abandon, souffrant ce qu’il fait en moi : et j’éprouve que par le bénéfice de la foi, je suis victorieuse du temps ; que cette lumière me rappelle le passé comme présent, et fait voir en un moment ce qui ne s’est accompli qu’en plusieurs années ; que Jésus-Christ est pour ce qui croit en lui au milieu du monde, jugeant, condamnant et consumant le monde par le feu de son sacrifice, quoique le monde ne le connaisse pas ; et le purifiant et consacrant pour ce bon usage et le service de ceux qui sont en lui, en sorte qu’ils le trouvent et reçoivent seul en toutes les choses de ce monde, auxquelles il les a fait mourir auparavant. De plus je m’aperçois que Jésus-Christ est venu par la foi dans son propre domaine, le secret et intime de l’âme, où l’âme même n’a pas d’entrée en quelque manière ; et par conséquent n’ayant pas de capacité propre pour recevoir Jésus-Christ, il faut que ce soit lui qui se reçoive lui-même.

14. « Je vois quelquefois, et je crois toujours que Jésus est en mon âme, en mon corps et [275] en toutes mes actions ; et cela sans m’écarter d’un seul point de la foi, parce que cette présence n’est qu’en Dieu : où je trouve l’esprit et la grâce de son humanité en unité avec le Verbe sans sortir des bornes que l’on donne ordinairement à Jésus-Christ que je tiens comme l’Eglise selon son sens et explication. Mais que ne puis-je déclarer l’infinité et l’immensité de ce Mystère, Dieu avec nous, Emmanuel ! Comme nous avons toutes choses en Jésus-Christ et comme Jésus-Christ nous est toutes choses, et comme il est pour ceux qui savent la vérité et la sainteté de son don, nunc per omnia Deus429.

« Je vois bien que je n’aurai jamais des vertus et des grâces en propre : mais, si j’en avais, je sais fort bien qu’elles me deviendraient insupportables, connaissant comme j’en ai la vue, que le Père Eternel ne veut voir, souffrir et approuver en nous que son Fils ; qu’il ne veut être connu que dans sa lumière, aimé que par son amour, ni loué, servi et adoré que par son esprit et dans sa vérité ; qu’il s’applique à le former en nous pour ce dessein, pendant qu’à la fin des siècles il nous doit ressusciter à l’âge parfait, et à la ressemblance entière de Jésus-Christ par le son de cette parole qui attirait des créatures du néant à l’être.

15. « Dans tous les traits de providence, il m’est montré le dessein du Père Eternel pour former en moi Jésus-Christ. Je sens grand attrait à ne pas empêcher ce divin ouvrage par quelque opposition : mais j’y en apporte toujours ; et c’est ma sensible douleur : car [276] c’est anéantir l’être et la vie d’un Dieu et commettre le plus grand de tous les crimes, que je ne saurais assez pleurer, et pour lequel afin d’y satisfaire je voudrais tout souffrir et tout endurer ce me semble. Et cependant cela m’arrive tous les jours sans même m’en apercevoir ; puisque le plus petit péché produit en sa manière ce malheur, et l’impureté et les ténèbres dans mon intérieur qui me cache la vue et l’expérience de Jésus-Christ en moi.

« Je reçois un grand secours de le pouvoir trouver et recevoir en toutes choses, en faisant (quand la lumière m’est donnée) une Communion en toutes choses, qui pour être en esprit ne laisse pas d’être utile afin de faire vivre et régner Jésus-Christ en moi. Dans ce moment je sens que l’union avec notre Seigneur par cette voie est pénétrante et intime : mais il faut une grande fidélité et mort pour la continuer longtemps. Je n’en suis pas là, et j’ai encore bien du chemin à faire.

16. « En vérité je brûle du désir de commencer à être à Dieu comme il faut, parce que la lumière est levée ; et que je crois qu’il en est le temps, et que j’ai trouvé en vous, fidèle serviteur de Jésus-Christ430, un dispensateur de ses Mystères cachés, qui les connaît et les donne à connaître aux âmes. Voyez si ce que la mienne éprouve est de lui, et si je le dois suivre, ne comprenant pas comment je m’en pourrais dispenser : toutefois je vous obéirai usque ad mortem (c’est-à-dire jusqu’à la mort) et je sens bien que Dieu a assujetti mon orgueil à vos pieds. »

3.51 Différences de la lumière de Dieu d’avec la nôtre.

RÉPONSE à la précédente.

L.LI. Différence [sing.] de la lumière de Dieu d’avec la nôtre éclairée même surnaturellement par la grâce. Son efficacité à découvrir les défauts, et à rapetisser et désapproprier l’âme.

1. Toute votre lettre m’a semblé assez bonne, et beaucoup dans la lumière de Dieu ; c’est pourquoi je vous y répondrai en peu de paroles, afin de vous assurer davantage dans vos démarches.

Il faut donc savoir qu’il y a une différence très grande entre la lumière de Dieu et la nôtre, éclairée même surnaturellement. La première fait voir les choses sans réflexion ; et quoi qu’elle donne des images en diverses rencontres, c’est comme si elle n’en donnait pas, pour découvrir la beauté véritable de chaque chose : de la même manière elle donne ce qu’elle fait voir sans les réflexions, les diligences et le reste de la nature qui n’est point subordonné à cette divine lumière. La lumière naturelle au contraire, quoique élevée au surnaturel par la grâce, ne fait jamais rien voir que par réflexion, et ne donne aussi jamais rien que par l’adresse de la nature, qui s’en sert, et qui traîne toujours avec soi beaucoup de bourbier de la source dont elle sort.

2. C’est ce qui fait l’étonnement d’une âme qui commence d’être éclairée divinement : elle commence à voir par une manière inusitée, et découvre une infinité de vérités quoiqu’il lui [278] paraisse souvent ne rien voir. Ce qu’il y a à faire est d’être fidèle à entrer dans ce procédé de lumière divine, recevant humblement de Dieu ce qu’il vous donnera de moment en moment, soit dans l’Oraison, soit hors l’Oraison, sans vous embarrasser de vos diligences ou pour augmenter la lumière, ou pour voir plus de choses qu’elle [cette divine lumière] ne vous fait voir. Tout le secret de cette lumière (quand elle est une fois donnée) gît à beaucoup mourir à soi et à ses inclinations, qu’assurément cette lumière va découvrant peu à peu ; et peu à peu les yeux de l’âme s’ouvrent pour voir en lumière divine ce qu’elle a vu autrefois en lumière bien mélangée. C’est pourquoi plus elle voit et s’applique à Dieu et à tout ce à quoi Dieu l’applique, plus elle va découvrant en sa lumière les empêchements de la lumière même, qu’elle n’aurait jamais découverts que dans cette même lumière. C’est pourquoi il est superflu de parler de la manière de voir en lumière divine, si on n’a pas la lumière divine : mais l’ayant, on commence à découvrir tant d’impuretés non seulement dans son procédé de voir les vérités, mais encore dans la manière d’en faire usage, que l’on est étonnée [sic fém.] que toute la lumière précédente, quoique de grâce, en nous faisant voir les choses divines et en nous y appliquant, nous cachait à nous-mêmes notre nous-même [s] corrompu, et ainsi nous dérobait plus de la moitié des beautés des merveilles que nous voyons ; joint que431 ne voyant pas où nous mettions nos pieds pour marcher, nous faisions un million de fautes sans nous en apercevoir. Mais comme cette divine lumière dégage beaucoup la créature de la créature et de [279] son procédé, elle ne l’empêche pas, et ainsi elle voit et fait, si elle est fidèle, un million de choses à la même heure.

3. Bienheureux donc les yeux d’une âme petite et humble qui voit et peut voir en cette lumière ! car non seulement elle a, comme je dis, la faculté de voir en la manière susdite, mais encore elle peut faire ; c’est-à-dire qu’elle remédie à ses défauts ; qu’elle pratique les choses que Dieu veut d’elle, en la manière de cette lumière, se servant bien des précautions raisonnables, mais non par elle, mais seulement par la vertu et l’efficace de l’opération de Dieu, qui lui est donnée conformément et en la manière de sa lumière : si bien que comme la lumière ne l’embarrasse à rien [sic] en voyant et en jouissant, de même l’opération divine se mêle si bien et si adroitement en son opération qu’elle élève l’âme et la met en état de travailler plus efficacement à la destruction de ses défauts qu’elle n’a jamais fait.

4. Et comme la lumière divine lui découvre un million de défauts en sa lumière qu’elle n’avait jamais découverts, aussi l’opération divine lui fait voir bien du pays qu’elle n’a pas parcouru, et que jamais elle n’aurait vu par tout son travail précédent ; d’autant que notre travail, soit pour la correction de nos défauts, ou pour l’acquisition des vertus, ne peut jamais aller jusqu’aux choses les plus grossières et plus connues ; mais l’opération divine quoique douce, humble et passive, va furetant jusque dans les plus secrets coins et replis de nous-mêmes et de notre amour propre, pour nous y faire trouver des défauts, où nous n’aurions jamais vu ni trouvé que des choses très bonnes et des [280] pratiques saintes. C’est ce qui a fait et causé tant d’étonnement aux Serviteurs de Dieu éclairés divinement, se voyant si misérables, si imparfaits et si impurs, et cela par l’approche de la lumière et de l’opération divine [s] qui va [qui vont] en sa manière [en leur manière] tirant l’âme peu à peu de soi et de son opérer impur, pour la mettre en Dieu et en sa lumière.

5. Si vous êtes fidèle, il vous en doit coûter : d’autant qu’il y a bien des choses qui doivent passer par le feu et être épurées, afin de goûter vraiment cette manne divine, qui dans sa simplicité fait goûter un million de fois plus de choses que vous n’en avez goutées par vos diverses lumières. Toute cette belle expression de lumière divine et d’opération divine est dans l’expérience si peu de chose [sing.], comparée à la multitude et à la beauté des belles lumières de grâce dans l’esprit humain, que l’esprit qui en est honoré crève un million de fois dans sa petitesse, jusqu’à ce qu’il soit devenu assez petit pour être et devenir un rien, où cette divine lumière est au large et vraiment en liberté, Je suis un ver de terre et non pas un homme, mais l’opprobre des hommes, dit Notre-Seigneur432 parlant de lui-même. Ainsi, ma Révérende Mère433, jugez à quoi vous pensez quand vous désirez être éclairée de la lumière divine qui ne sera jamais en la terre autre chose en un homme434 que Jésus-Christ.

6. Pour réduire tout cela en pratique, tâchez peu à peu de vous aider de la lumière qui vous est donnée chaque jour ; et soyez fidèle à mourrir [281] à tout ce qui vous sera marqué : et vous verrez que la providence soignera435 conformément à ce qui vous sera donné de lumière, de vous fournir les moyens de mourir à vous-même. Et comme cette lumière dont je viens de parler demande un cœur désapproprié pour faire ce qu’elle désire ; aussi faut-il se donner de garde de la propriété dans les choses que l’on pratique, comme austérités et autres pratiques du jour, pour ne rien faire dont Dieu ne soit pas le principe. Car ici il ne suffit pas que les choses soient bonnes et faites avec une sainte intention ; mais il faut encore que Dieu en soit le principe : autrement la créature y subsisterait ; et au lieu que ces choses servissent à l’âme, elles empêcheraient la plénitude de Dieu. C’est pourquoi il est bon qu’en cette lumière on visite les coins et recoins de soi-même, pour voir tout ce que l’on fait, et si vraiment tout porte le caractère de l’opération divine.

3.52 Perdre son âme.

L.LII. Qu’on ne peut trouver Dieu sans avoir perdu son âme. Ce que c’est que cette perte. Avis pour une personne peinée.

1. Vous devriez bien apprendre que la manière d’aller à Dieu est en s’anéantissant ; et plus Dieu paraît nous tenir dans un état rabaissé, et petit, plus l’âme peut par là s’anéantir et se perdre. Je vois par votre dernière [lettre] que vous ne comprenez pas bien ce mot de perdre ; je vous prie une bonne fois de bien retenir que qui perd une chose en perd la vue et le domaine ; et généralement la chose est en [282] nulle estime, aussitôt qu’elle est véritablement perdue, c’est-à-dire qu’on est sans espérance de la retrouver. Si votre âme se perd ou qu’elle soit perdue, il vous sera indifférent ce qu’elle devienne [sic], qu’elle soit grande ou petite, que Dieu pense à elle ou non, et enfin qu’elle soit quelque chose ou non ; elle n’est plus à vous étant perdue, ainsi elle vous doit être indifférente.

2. Apprenez donc une bonne fois que vous ne trouverez jamais Dieu qu’ayant perdu votre âme, et par conséquent lorsque toutes choses vous deviendront de cette manière indifférentes, ayant autant de joie de n’être rien et de n’avoir rien, que si vous étiez la plus grande sainte du Paradis, et que si vous faisiez des miracles à tout bout de champ. Laissez-vous donc à chaque moment, et par toutes les providences qui vous arriveront, soit à l’Oraison, ou hors de l’Oraison, anéantie et pulvérisée, vous contentant agréablement de n’être rien ; et dans la suite ce rien pourra devenir quelque chose en la main de Dieu. Car c’est sa manière d’agir : il a fait le monde de rien ; ipse dixit et facta sunt436. Assurez-vous que jamais aucune âme ne sera capable des grandes opérations de Dieu qu’autant qu’elle sera rien.

3. Ayez grand plaisir de vous voir devant Dieu comme une âme du commun, et d’une basse Oraison ; portez avec une humble joie vos défauts et vos inutilités, sans empressement de vous en défaire ; et soyez avec paix ce que vous pourrez et comme vous serez à chaque moment [283] : et par là insensiblement et imperceptiblement Dieu fera de vous selon son bon plaisir.

Après avoir bien fait ce que vous pourrez pour cette âme, demeurez en repos et en souffrez [et souffrez-en] l’abjection.

Si vous pouviez une bonne fois être bien petite avec paix et joie, vous laissant agréablement pour n’être rien ; ô que vous seriez heureuse ! mais que cette leçon est rude et difficile !

4. Pour ce qui est de ma pensée touchant ces deux papiers que vous m’avez envoyés, le petit est fort bien ; et cette fille a une lumière qui lui est fort nécessaire selon son besoin : qu’elle soit fidèle, et mette en exécution ses résolutions.

La seconde [fille] s’embarrasse d’expressions non nécessaires437 : elle doit être généralement assurée que toutes ces sortes de souffrances qu’elle a tant de peine à exprimer, ne sont pas surnaturelles. Elle n’a nul besoin de les tant discerner ni expliquer ; elle n’a qu’à les outrepasser généralement autant qu’elle pourra : et après avoir fait cela de son mieux, au lieu de s’embarrasser de réflexions et discernements secrets, elle n’a qu’à en porter la peine par retour à Dieu, oubliant autant qu’elle pourra telle peine. Si cette âme se pouvait perdre de vue et d’estime, elle ferait merveille : mais je ne sais si elle le fera jamais ; car si elle n’y prend garde, l’objet qui l’occupera toujours, sera son soi-même et non Dieu : tous ces plis et replis pour perfectionner, à ce qu’il lui semble, son âme, ne sont qu’une subtile occupation du soi, que l’on aime délicatement en plusieurs manières. [284] Qu’elle s’oublie, et elle fera tout autrement que ce qu’elle fait en toutes ses vues de perfection. J’appelle bagatelle [sing.] toutes ces choses qu’elle estime, et autour desquelles elle s’amuse : elle pourrait plus, si elle avait le cœur grand et courageux : mais il y a bien de la fille438.

5. Qu’elle soit généreuse à s’oublier et à se perdre, faisant humblement ce qu’elle a à faire, soit en l’Oraison ou hors l’Oraison. La moindre chose qui lui vient qu’elle croit de Dieu, lui est une grande plaque devant les yeux qui lui cache Dieu, qu’elle ne trouvera que dans la profonde humilité, la basse estime de soi, et le retour véritable vers Dieu, en s’oubliant en toutes manières. Faites-lui avaler et digérer ces choses peu à peu ; car faute de cette pratique, vous ne remédierez jamais à une infinité de défauts en sa conduite extérieure.

3.53 Porter ses misères en abandon.

L.LIII. Comment les âmes qui ont en soi le germe de Jésus-Christ, doivent porter en véritable abandon leurs misères et leurs pauvretés, afin d’entrer par leur mort et leur perte totale en la plénitude de Dieu même.

1. J’ai bien de la consolation d’apprendre par la vôtre, que ma dernière vous a été utile. J’en bénis Dieu de tout mon cœur. Prenez courage ; et vous assurez [et assurez-vous] que vos défauts et vos pauvretés tant intérieures qu’extérieures vous seront non seulement utiles, mais infiniment profitables, si vous êtes fidèle à poursuivre d’un grand cœur et d’un courage hardi votre perte totale, votre mort, votre oubli de [285] vous-même en tout ce qui vous tient arrêtée [fém.] en vous, jusqu’à ce que vous ne pensiez plus à vous, et que vous ne vous mettiez en peine de vous non plus que d’un torchon, ou de la boue, qui n’est propre à rien : par cela même vous deviendrez propre à germer et à produire Jésus-Christ.

2. Ô que si les âmes savaient le grand bien qu’elles peuvent acquérir par leurs défauts, leurs misères et leurs pauvretés tant intérieures qu’extérieures, ayant en elles le germe de Jésus-Christ ; elles en feraient un usage admirable, non en s’en défaisant par actes positifs439, mais en pourrissant et se défaisant d’elles-mêmes par la pourriture qu’elles [misères et pauvretés] leur causeraient.

3. Ce secret est pour les âmes où le germe de Jésus-Christ est déjà : car pour celles qui tendent à Jésus-Christ, il faut qu’elles soient tranquillement fidèles en combattant leurs défauts afin de se purifier ; d’autant que comme nos âmes ne s’approchent de Dieu que par ressemblance, aussi l’on ne peut approcher de la pureté, que par la pureté. Mais quand il est temps, par la miséricorde de Dieu, d’être proche de lui ; étant un abîme, l’on n’y peut être qu’en se perdant. Or il est certain qu’il n’y a rien qui nous perde, et nous fasse tant perdre que nos pauvretés, nos défauts et nos misères ; et c’est pourquoi Jésus-Christ a dit ces belles paroles440 : si le grain de froment étant en terre ne meurt, il ne fructifie pas. Nos défauts et nos misères sont le fumier qui fait pourrir et germer ce grain de froment. Cependant on ne peut jamais apprendre cette leçon : car elle ne peut s’exécuter qu’en se perdant.

4. Ainsi plus une telle âme a de pauvretés, [286] de défauts et de misères qui l’environnent jusque dans le plus intime d’elle-même, et plus elle en fait cet usage sans se tourner vers soi pour se plaindre et pour y remédier autrement qu’en se perdant, et à la suite en se laissant perdre ; plus elle est heureuse : d’autant que son bonheur n’a non plus de borne que sa misère est grande. Tout son fond par là et par ce procédé, passe en Dieu ; et elle vient à n’avoir plus de fond qu’en lui : car ses pauvretés lui sapent tout son fond propre. Elle devient comme ces abîmes où l’on se perd sans se pouvoir retrouver. Et ainsi ce qui est le malheur des âmes qui n’en font pas cet usage devient la source du bonheur des autres. Ne savoir où l’on est, et où l’on en est, et n’espérer rien, est tout bien en n’ayant rien au sens susdit.

5. Portez donc vos misères, vos défauts et tout le reste qui vous arrive intérieurement et extérieurement en véritable abandon et totale paix, sans vous mettre en peine de rien sinon de vous laisser perdre ; et encore pour cela croyez que la pourriture qui vous arrivera par vos misères l’exécutera mieux que tous vos soins et vos industries. Ceci est un secret infini en Jésus-Christ, où les âmes n’y peuvent voir, ni n’y peuvent trouver rien qu’en se perdant : mais aussi Jésus-Christ les éclairant de ce divin Mystère, elles trouvent une source très féconde de lumières [pluriel], de paix et de toute plénitude ; et cela autant qu’elles pourrissent par leurs propres misères, et que par là elles défaillent à elles-mêmes.

6. Croyez-vous que la Sagesse Éternelle venant dans le monde s’approprier la créature pour le plaisir éternel de Dieu, ait laissé ce fond [287] de corruption en nous sans un Mystère divin ? Non très assurément : il en veut faire des chefs-d’œuvre de sa main, et par là nous rendre capables de son abîme même, en nous perdant un million de fois et autant que ce fond nous fait expérimenter ses productions, jusqu’à ce qu’enfin nous soyons tant et tant perdus que nous le soyons vraiment. Et ainsi nous apprenons par expérience que comme un [au ?] commencement, et un fort long temps, nous sommes allés à Dieu en nous purifiant et en soignant avec courage de nous défaire de nos défauts en les retranchant, à la suite ces défauts servent à nous faire sortir de nous-mêmes et à nous perdre en vérité autant qu’ils aident à nous perdre à nous-mêmes.

7. Ceci n’est pas une petite affaire ni peu difficile. C’est une mort que personne ne peut porter, sinon celui où Jésus-Christ commence d’être. Car ce n’est pas une tolérance et [un] agrément de ses misères, comme sans expérience l’on pourrait penser ; mais bien une mort intérieure causée par l’expérience de tels défauts qui au même temps qu’ils exécutent notre perte, remédient aussi à ces mêmes défauts par une manière que l’on n’apprend jamais : mais qui est très réelle, très véritable et très efficace, et même infiniment plus efficace que n’était la manière première de remédier à cette méchante production de son fond propre ; d’autant que dans la première [manière] on y remédie par l’efficacité de ses petits actes qui ont et peuvent avoir peu de grâce ; mais en ce procédé, cessant et perdant ses actes, c’est y remédier par la plénitude même de Dieu aussi grande et étendue que la perte est grande en tels défauts. Ainsi autant [288] que nos misères et nos corruptions nous pourrissent en sortant par là de nous-mêmes, autant nous entrons dans la plénitude de Dieu, et remédions en cette plénitude et par cette plénitude à toutes ces misères qui nous accablent. Ce qui est cause que les âmes déjà avancées en ce procédé se laissent pourrir au long et au large par leurs misères, et par là n’ont pas de bornes en leur perte, et dans le remède de ces mêmes misères elles ne sont arrêtées par aucunes réflexions [pluriel] ni par rien qui les touche et qui leur soit propre.

8. Brisons441 ici, car nous ne finirons pas. Seulement soyez fidèle à ne pas vous amuser autour de vous : souffrez vos misères en paix, et en vous perdant. Et croyez que vous avez tout fait, quand vous êtes sans réflexion, perdue et égarée [fém.] dans la bonté et dans le soin de Dieu sans le vôtre, et sans vous mettre tant en souci de remédier à vos fautes, de ne pas pratiquer les vertus selon vos désirs, et enfin de ne pas posséder une certaine perfection dont vous conservez toujours l’idée. Ce qui se doit perdre dans le dessein inconnu de Dieu en vous possédant par la perte et par l’abandon à Dieu, qui assurément fera toutes choses comme il le faut, autant que vous vous perdrez. Et par là vous entrerez dans son sein, dans sa providence, et dans l’usage de ce qui est en vous, conformément à tout ce que nous venons de dire.

9. Les âmes qui sont assez heureuses d’avoir quitté le monde et qui désirent de leur mieux se quitter soi-même, se trouvent souvent embarrassées dans les moyens que la divine Providence leur choisit pour effectuer la sortie d’elles-mêmes. Ces moyens sont tous différents [289] selon les différentes personnes. Et ainsi tout le bien est de connaître le dessein de Dieu sur soi, et aussi le moyen dont Dieu veut se servir pour nous tirer de nous — [mêmes] afin de consommer ses desseins éternels.

10. À moins que d’être fort fidèle à se servir généreusement de tels moyens, l’âme demeure accrochée et embourbée en soi-même, comme une personne suspendue en l’air qui ne peut ni toucher la terre, ni aller au Ciel. Elle ne peut toucher la terre, en se servant facilement de sa raison et de son ordre naturel, pour disposer et arranger chaque chose selon son idée de perfection : car tels moyens tendent toujours à faire sortir l’âme d’elle-même, de ses inventions, et du reste qui empêche sa perte ; par quoi seulement elle peut arriver à Dieu, et au calme que son cœur désire, où elle trouve sa perfection et sa pureté non selon son idée mais selon l’idée divine.

Je dis aussi qu’elle ne peut aller au Ciel, c’est-à-dire arriver à Dieu. Car en vérité il est impossible que jamais une âme arrive en Dieu qui est le véritable Paradis de la terre, comme il l’est du Ciel, par les industries humaines, par les inventions quoique saintes, et enfin par un million de choses qui font l’emploi et le soutien saint [s] d’une âme craintive, scrupuleuse et hésitante pour sa perte ; Dieu ne se pouvant trouver en cette vie que par la véritable foi qui met l’âme dans une perte générale de tout ce qu’elle est et de tout ce qu’elle peut pour s’abandonner et se laisser en proie à Dieu.

11. Toutes ces choses saintes susdites sont [font ?] la perfection, la pureté et la vertu des âmes qui tendent à Dieu par les saintes pratiques ; mais non l’emploi de celles qui commencent d’être [290] un peu arrivées à Dieu. C’est un abîme où l’on ne peut marcher qu’en se perdant, et autant que l’on se perd autant l’on avance. C’est pourquoi la Sagesse divine nous choisit toujours le moyen qui nous est le plus propre pour nous faire plus perdre en toute manière [sing.] : ce qui fait que nous le trouvons toujours le plus contraire, et contrariant ce qui est en nous, ne pouvant en user qu’en perte ; autrement nous tomberions dans le trouble, dans l’inquiétude et dans l’incertitude.

12. Faites réflexion sur le moyen que Dieu vous a choisi en particulier, qui est la perte de vous-même par vos pauvretés intérieures, et par vos souffrances extérieures, et y appliquez [et appliquez-y] tout ce que dessus442. Et vous verrez clairement que faute de vous perdre, et ainsi faute d’être tranquillement égarée [fém.] sans vertu et sans patience, etc., vous vous trouvez toujours vous-même, et vous vous voyez toujours vous-même péniblement désireuse et affamée des choses que nous n’aurez et ne trouverez jamais, et que vous auriez et trouveriez infailliblement, si intérieurement et extérieurement vous portiez bonnement et vous souffriez, selon que vous le pourriez, les choses qui vous arrivent de moment en moment ; ne vous amusant pas autour de vous [— même] pour vous toujours voir telle que vous voudriez et désiriez être, mais vous perdant en abandon, vous souffrant telle que vous êtes extérieurement, et pour l’intérieur le laissant en la main de Dieu sans vous en enquérir, ni vous en mettre en peine.

Faute de ce procédé vous vous êtes toujours voulu voir, et vous avez toujours voulu être assurée de ce que vous faisiez ou [de ce que] vous étiez ; [291] et ainsi d’un million d’autres choses qui vous ont toujours accrochée et retenue pour vous ajuster et parer à votre mode et non à la mode de Dieu qui n’est jamais qu’en se perdant dans le degré où vous en êtes.

13. Ce que je vous dis doit être dit à toutes les autres âmes qui en sont là, et qui ne font pas tels usages de leurs moyens de perte. Elles demeurent et demeureront toujours sans jamais entrer, ni faire aucune démarche tant que leurs moyens ne les perdront pas ; et même autant que tels moyens sont grands et efficaces pour les perdre et en la manière et par la manière que tels moyens doivent effectuer.

14. Tous ces principes dont je vous ai parlé autrefois, et dont je vous parle encore dans cette lettre, sont généraux et comprennent en vous généralement tant vos pauvretés intérieures que vos souffrances causées tant par les croix extérieures des créatures, que de tout ce qui vous peut peiner dans votre Communauté. Il suffit que la providence vous veuille dans l’état où vous êtes ; et vous n’avez qu’à souffrir généralement tout ce qui vous arrive, sans vous mettre en peine des inconvénients : laissez-y aller votre âme dans la disposition susdite. Ne vous mettez non plus en peine de ce que deviendra votre Communauté. Laissez-la [laissez là (?)] à la conduite de Dieu après avoir fait bonnement et raisonnablement ce que l’on vous conseillera. [292]

3.54 Avis pour l’âme qui approche de Dieu.

L.LIV. Avis pour une personne qui approche de Dieu en son fond ; sur le secours du prochain, sur le dénuement, sur l’état du centre, sur la crainte de devenir trop libre, sur la condescendance pour le prochain, sur les sécheresses dans l’Oraison, sur la manière de détruire les défauts.

1. Pour satisfaire à votre première demande, savoir, si vous pouvez répondre aux personnes qui s’adressent à vous pour leur Oraison, sans réfléchir si vous dites bien ou si vous dites mal ; et si vous n’êtes point plus propre à leur nuire et à les brouiller, qu’à les assurer et éclairer ?443

Je vous dirai que Dieu désire de vous que vous secouriez les personnes que la Providence [majuscule] vous adresse, et cela par écoulement de votre intérieur sans réflexion humaine ; mais bien en abandon à la conduite divine, qui, en l’état où vous êtes, vous donnera ce dont vous aurez besoin pour cet effet, sans vous mettre en peine de le chercher, ni de l’ajuster, afin qu’il fasse du fruit. Ne prévenez personne de propos délibéré ; mais quand la Providence vous en adresse, faites selon l’ouverture que Dieu vous donnera pour ces âmes.

2. Pour la seconde question, si vous ne devez point craindre de vous trop dénuer, surtout sur les prières vocales ; et s’il n’y doit point avoir des bornes en l’état où Dieu vous conduit ? Abandonnez-vous au dénuement, il ne sera jamais trop grand, n’étant pas par vous-même ; mais bien en suivant en abandon la [293] conduite de Dieu qui vous y précède. Cette voie de dénuement ne peut ni ne doit jamais être par adresse naturelle et humaine, quelques bonnes intentions que l’on ait [(erreur) : ms., que l’on aie] ; mais bien par la conduite de Dieu, qui vous peut soutenir dans les plus grandes pertes et périls, quelque extrêmes qu’ils vous paraissent. C’est pourquoi pour règle générale, on ne doit jamais se dénuer par soi-même, mais bien par l’occasion divine ; et quand l’âme est certifiée de cette grâce, pour lors il n’y a qu’à observer fort fidèlement les démarches de Dieu, qui conduit incessamment l’âme dans la perte et le dénuement de tout, pour se perdre dans l’inaccessible. Or ses démarches se suivent avec grande justesse et prudence et avec ordre divin, Dieu n’allant jamais aux extrémités tout d’un coup, mais bien conduisant l’âme avec une sainte et divine modération, quoique à chaque moment quand ce dénuement est bien avancé, il paraisse à l’âme qu’elle se précipite toujours et se perd en tout, à cause que Dieu lui faisant, pour ainsi dire, perdre terre, la perd et la conduit d’abîme en abîme ; et ainsi tout lui paraît abîme : ce procédé lui étant fort inusité, parce qu’il est fort dissemblable à celui où l’âme voyait, discernait, possédait, et se possédait en tout ce qu’elle faisait, et ainsi où elle pouvait remarquer avec assurance son état et ses démarches. Mais dans ce degré de dénuement où vous en êtes, cela n’est pas ; et vous n’avez qu’à hardiment perdre vos prières vocales, vos précautions et vos adresses ; autant que vous perdrez vous retrouverez sans le voir, en l’inaccessible qui est Dieu, ce que vous quittez.

3. Mais vous me direz que vous voyez [294] bien ce que vous quittez et perdez ; mais qu’il ne vous survient rien, à ce qu’il vous paraît. Il n’importe que vous le voyiez [subj.] : moins vous voyez où vous allez, et ce qui vous est donné en échange de ce que vous quittez ; plus il vous est donné ; car moins il y a et moins il y aura dans le dénuement où vous tendez, plus vous aurez de l’inaccessible qui contient tout d’une manière admirable. Et souvent les âmes appelées et même avancées demeurent en chemin, et souvent même reculent ; d’autant qu’elles s’amusent à vouloir voir par leur réflexion ce qui leur est donné dans cet inaccessible, ce que leurs sens ni leur esprit ne peuvent toucher ni apprendre : ainsi au lieu d’avancer toujours en se perdant et dénuant, se certifiant que moins elles sentent et voient, plus il leur est donné pour ce qu’elles quittent en se dénuant, elles retournent sur leurs pas et par crainte reprennent ce qu’elles croient bien solide à cause de leurs sens, comme actes, prières, et tout le reste dont l’âme était peu à peu dénuée par l’opération secrète et inconnue de Dieu.

4. Ne vous mettez donc pas en peine ; suivez Dieu qui vous donnera l’inclination du dénuement conformément à son ordre pour ce moment : et faisant de cette sorte, peu à peu vous marcherez en assurance d’abîme en abîme. Si S [aint] Pierre n’avait pas succombé à la crainte humaine, et que sa foi fût [ou : fut] demeurée divine, ainsi qu’elle était, lorsque Jésus-Christ lui ordonna de marcher sur les eaux pour venir à lui, il aurait continué à marcher en aussi grande assurance comme dans ses premiers pas : mais dès qu’il fit une réflexion humaine [295] sur ses démarches, il commença à craindre, et ainsi il enfonça ; il aurait été précipité dans l’eau si Jésus-Christ ne l’était venu secourir. Voilà l’image d’une âme appelée au dénuement, où la foi fait son soutien, et la conduit vraiment en Dieu, non par un moyen humain, mais bien par un moyen divin, qui supplée et contient éminemment tout l’humain.

5. Remarquez sur cet article que comme vous ne devez pas donner des [ou : de] bornes à votre dénuement, selon que Dieu vous le demande, en vous en donnant l’inclination ; qu’aussi il ne vous en faut pas faire une pratique ; et que Dieu vous donnant l’inclination de reprendre les choses, il faut le faire avec souplesse et grande soumission ; le dénuement ne consistant pas à ne rien avoir, et à ne rien faire, mais bien à suivre l’ordre de Dieu, qui vous conduit à n’avoir rien, et tantôt à avoir ; et lorsque l’on a en abandon, l’âme est aussi dénuée pour le moins que lorsqu’on n’a pas en ce degré. Laissez-vous conduire doucement selon l’ordre divin, ayant ou n’ayant pas ; ou vous remarquerez que par là le vrai dénuement s’effectuera.

6. Quand Dieu voudra que vous ne fassiez pas des prières vocales ni aucunes choses saintes, allez à la bonne heure444 jusqu’où Dieu le veut : et quand le même Dieu vous donnera l’inclination de les reprendre, servez-vous-en par dépendance, et vous verrez par la suite que l’opération divine étant le principe de tout, cela effectuera de degré en degré votre anéantissement et [votre] dénuement ; et au contraire quand vous n’êtes pas dans cette liberté divine, votre opération (et non pas celle de Dieu) [parenthèse de Bertot] s’y trouve [296], laquelle ne peut jamais que vous multiplier au lieu de vous dénuer. Où il faut remarquer que jamais nous ne pouvons être dénués ni conduits dans le néant que par l’opération divine ; et qu’au contraire l’opération humaine, quelque bien intentionnée qu’elle soit, qui dans une autre voie nous pourrait sanctifier, ne peut jamais que multiplier dans ce degré ; au lieu que l’opération divine ne peut tendre qu’à l’unité, comme nous voyons que les Personnes divines de toutes choses et en toutes choses, s’écoulent toujours en l’unité divine où Dieu jouit de son repos, et où il conduit et ramène toutes choses pour en jouir en unité et félicité divine [s].

7. III.445 Vous souhaiteriez de [sic] savoir si le centre de l’âme est sensible ?

Je vous dirai qu’il n’est jamais sensible ; et [qu’] on ne le peut toucher ni voir. C’est Dieu, qui est au-dessus de ce que vous pouvez voir, et en cela même est votre bonheur ; d’autant que si nous pouvions voir ou toucher ce centre en cette vie, et ainsi en jouir, et nous en contenter, nous serions bien malheureux ; car cette jouissance serait bien petite et faible. Le centre véritable est ce qui ne se voit pas, et ce qui ne se touche pas, et ce qui est inaccessible ; et cela est notre bonheur : c’est pourquoi Notre-Seigneur nous exprimant cette vérité dit446, si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, c’est-à-dire [tirets ajoutés et virgule supprimée] à tout ce qui peut tomber sous les sens ; et de cette manière il me trouve : car en perdant tout et soi-même il me trouve d’une manière qui ne se peut dire ni exprimer en cette vie. [297]

8. Ce n’est pas qu’il n’y ait un toucher, et une manière de voir dans le centre : mais ce voir est au-dessus de toute vue, comme ce toucher est au-dessus et surpasse tout le sensible. C’est donc voir en la manière du centre que de ne pas voir ; d’autant que la vue est surpassée : c’est donc toucher et jouir véritablement que de n’avoir rien de tout ce que l’on peut discerner en cette vie ; car Dieu qui est le centre, n’est rien de ce que nous pouvons voir et toucher ; et lorsque tout cela se perd peu à peu dans le repos, la paix et le dénuement, on acquiert et l’on possède ce je-ne-sais-quoi que l’âme sait mieux qu’elle ne le peut dire, qui est le voir et le goûter du centre, par où elle fait son Oraison, et jouit du centre en son intérieur.

9. L’âme donc appelée au centre sent de loin une inclination de tendre à un je-ne-sais-quoi qu’elle n’a pas, et qu’elle désire avoir en trouvant Dieu : et cela arrive peu à peu en la suivant [i.e., cette inclination], et se laissant ôter toutes choses ; étant bien convaincue qu’il n’y a rien de créé qui puisse lui donner ce que son cœur désire et cependant elle ne peut dire ce qu’elle désire. Elle peut bien s’exprimer à elle-même et aux autres, en disant qu’elle veut avoir quelque chose, et qu’elle court pour avoir quelque chose qui n’est rien de tout ce qu’elle peut dire ; et plus elle avance, il lui semble quelquefois qu’elle en a eu quelque peu ; mais elle voit aussitôt que ce n’est pas cela : et ainsi elle se contente mieux de la négation que de l’affirmation, c’est-à-dire qu’elle aime mieux ce qu’elle n’a pas, et après quoi son âme soupire, que ce qu’elle a. Et ainsi elle voit que ce centre est proprement ce qui la [298] fait perdre à elle-même, trouvant sa joie à n’avoir rien, et à perdre tout, et à tomber peu à peu dans le vide ; et dans la suite l’âme goûte, sans goût qui se puisse exprimer, que tout cela est Dieu à l’âme. Toutes ces expressions sont au commencement savoureuses à l’âme, n’ayant le centre que par là, et en cette manière ; mais dans la suite tout cela se perd, et se fond dans ce centre en un je-ne-sais-quoi encore plus inconnu ; car on tombe d’abîme en abîme où Dieu se trouve seulement.

10. IV. Pour la crainte que vous avez de devenir trop libre, je vous dirai que vous n’en devez point avoir. Comme le centre est notre lieu de repos, il est aussi le principe de notre vraie liberté ; et nous n’aurons jamais de liberté solide et véritable que par le moyen du centre, et autant que notre âme y arrivera. C’est vraiment notre lieu naturel ; d’où vient que l’on se trouve dans une gaieté et [une] facilité pour s’entretenir dans toutes rencontres. Tout au contraire les personnes qui n’y tendent pas, ou qui n’y sont encore en aucune manière arrivées, se sentent contraintes en toutes choses ; elles n’ont pas de vrai repos, étant toujours en agitation ; elles voient fort bien, pour peu de réflexion qu’elles fassent, qu’elles ne sont pas dans le pays de la liberté, ni dans leur lieu naturel, désirant toujours quelque chose qu’elles n’ont pas. Et plus l’âme avance dans le centre ; plus tout lui devient naturel, c’est-à-dire facile, et plus elle jouit librement d’une vraie gaieté.

11. Il ne faut pas s’imaginer que les personnes qui sont dans le centre, c’est-à-dire en [299] Dieu, paraissent différentes à l’extérieur des autres qui sont dans le monde, et qui y mènent une vie moralement bien réglée : tout au contraire très souvent l’extérieur de ces personnes est plus commun ; car par l’inclination de leur centre, elles ne sont portées à rien d’extraordinaire ; mais plutôt elles reçoivent toujours un instinct continuel de faire bonnement mais bien fidèlement tout ce que Dieu demande d’elles en leur état. Ce qui fait la sainteté des autres sont les choses extérieures qui les distinguent : ce n’est pas la leur, c’est proprement ce qu’il y a de plus inconnu dans l’intérieur ; et de cette sorte elles ne s’appliquent à l’extérieur que comme en passant, et seulement pour y faire ce que Dieu veut : de manière que leur inclination est plus de s’ajuster aux autres, et de faire tout ce qu’il y a de raisonnable dans leur condition, que de faire rien d’extraordinaire. Cette manière commun est ce qu’il faut pour perdre l’âme dans son centre ; car cela la retire d’une infinité de vues et de réflexions au-dehors pour s’oublier et se perdre dans son centre.

12. Ne vous étonnez donc pas de trouver votre âme si libre, si gaie, et contente de moment en moment, quoique vous ne vous voyiez [subj.] pas différente des autres, c’est-à-dire [tirets ajoutés et virgule supprimée] de ceux qui ne sont pas appelés à jouir de Dieu en se perdant en lui dans cette vie : cet extérieur leur peut être semblable, mais l’intérieur est bien différent. Je dis même que comme ces personnes moralement bonnes vivent toutes en réflexion, elles s’observent plus facilement à l’extérieur, qui est ce qu’elles estiment uniquement ; et au contraire les autres, qui ne [300] tendent qu’à se perdre et à se laisser perdues en l’intérieur, souvent font bien des [sic] petites fautes, manquant de cette réflexion ; dont Dieu se sert souvent pour les perdre davantage, comme Dieu se sert dans les autres de la pureté acquise par réflexion, pour les sanctifier [ms., santifier] communément : mais dans la suite quand l’intérieur est beaucoup perdu dans le centre, il y perd et y consume aussi ces défauts ; mais cela ne se trouve que dans la suite.

13. Où il faut prendre garde que la perte et l’anéantissement dans le centre ne se fait [ne se font] que très peu à peu : ainsi ce n’est pas contre l’ordre du centre de s’aider quelquefois un peu activement pour prendre garde raisonnablement à ses défauts qui sont comme infaillibles à l’extérieur manque d’une assez grande perte [faute d’une assez grande perte] ; cette observation qui semble active ne l’est pas étant dirigée par l’ordre de Dieu. Et ainsi il vous suffit de vivre bonnement dans la liberté de votre état avec un cœur vraiment gai, laissant penser aux autres moins éclairés ce qu’ils voudront, et de faire en cette manière ce que vous discernerez que vous devez faire. Quand vous y trouvez des défauts, ce qui arrive souvent ; (car si je parlais à des personnes qui n’en ont point, ou qui ne croient pas en avoir, je ne les croirais pas dans le centre) rectifiez-les doucement en vous perdant, et vous observant en la manière du centre, c’est-à-dire passivement : vous trouverez qu’à mesure que le centre croîtra, le reste se rectifiera ; mais vous trouverez par votre expérience que les choses naturelles, et les défauts qui sont d’inclination naturelle, se consumeront bien plus tard et bien plus difficilement que les autres ; et [301] cela ne doit point vous étonner, ni vous faire juger que vous n’ayez [(sic) subj.] pas le centre et ne soyez en sa lumière.

14. Il est certain qu’il se rencontre quelquefois des personnes en la lumière du centre, et même qui y sont bien avancées, lesquelles faute de s’observer dans ce degré sur leurs défauts, peu à peu se négligent, et ainsi sont accablées et pleines d’impuretés continuelles, ce qui dans la suite peu à peu éteint cette divine lumière. Cette observation n’est pas comme dans les degrés commençants, où on se sert de la réflexion directe avec empressement et activité ; mais bien cela se fait en suivant en paix sa lumière, comme une personne suit son flambeau qui l’éclaire, et par là se préserve des faux pas, du moins de beaucoup. Cette observation en ce degré et aux suivants se sent mieux par expérience qu’elle ne se peut exprimer. Car il faut toujours remarquer que jusqu’à ce que l’âme soit consommée en la lumière du centre, comme elle est toujours quelque chose, aussi a-t-elle toujours quelque chose d’actif, c’est-à-dire où sa diligence est requise, et selon sa perte, aussi cette diligence se consomme : ce qui est très long ; jusqu’à ce que l’âme vienne à être toute en Dieu, trouvant tout en lui, aussi bien la pureté que tout le reste ; et c’est en cet ajustement au degré de l’opération de Dieu que tout consiste.

15. V. Sur la condescendance que vous devez avoir avec ceux qui vous viennent voir et avec qui la providence vous engage.

Ce qui peut être la mort des autres qui ne sont pas en lumière divine, est et doit être votre vie : vous n’avez qu’à faire raisonnablement [302] ce que vous devez faire de moment en moment. Et quoique selon la raison humaine cela ne soit que bagatelle, et une pure perte de temps ; selon la raison éclairée divinement, cela doit être divin ; d’autant que la lumière du centre se sert plus volontiers de telle vie que de celle qui est en activité plus grande. Vous n’avez qu’à mourir par cela même qui n’est rien ; et vous trouverez que dans ce rien la lumière divine secrète vous y fera trouver Dieu. Laissez-vous donc aller à la providence toute telle que vous êtes, faisant pour les compagnies ce que vous verrez qu’il faut faire ; et demeurez en une lumière sans lumière.

16. Ne vous étonnez pas de ce que vous n’avez point d’inclination pour parler de la dévotion commune pour enflammer et exciter les autres ; et qu’au contraire vous aimez mieux que l’on parle de bagatelles et de choses indifférentes. La lumière divine, dans le degré où vous êtes, ne trouve de nourriture que dans le rien et la mort secrète, et non dans les expressions de dévotion, où votre âme ne trouverait ni lumière ni goût, et ainsi nulle nourriture. Toutes les âmes de votre degré sont telles, et aiment mieux sans comparaison demeurer comme inutiles en leurs discours et en tout, que de se remplir d’images affectives de dévotion : le rien et le vide sont la nourriture en cet état. Laissez-vous en cette lumière, inutile au-dehors, et mourez. Quand vous remarquez que cet état inutile est remarqué, il faut quelquefois dire quelque mot de piété, néanmoins autant que la raison éclairée le requiert afin de se cacher et d’édifier ; quoi [303] qu’en votre degré l’on ne recherche guère cela.

17. VI. Bien que votre corps souffre en ce degré de lumière par l’Oraison actuelle à cause de son vide, que les sens se rebutent et craignent étrangement, il ne faut pas laisser d’en faire autant que vous jugerez en pouvoir faire. Observez-y cependant la force du corps afin qu’elle ne soit intéressée, et ainsi l’on peut justement la régler : c’est vous qui en pouvez juger plus que personne. Ne vous étonnez pas si dans ce temps d’Oraison il y a tant de distractions et un vide si grand ; cela doit être, la lumière étant plus pure en ce temps qu’hors l’Oraison. Ne tenez pas votre esprit en suspens par l’incertitude. Allez bonnement et vous réglez [et réglez-vous] sur ceci ; car les incertitudes sont la source des réflexions, et par conséquent du retour en soi-même. Il ne faut pas vous étonner des sécheresses, tentations et inquiétudes qui vous arrivent en l’Oraison : il faut les laisser écouler comme elles viennent, et demeurer en silence intérieur et en abandon ; par là elles feront leur effet, [à] savoir de vous faire mourir et sortir de vous. Sans ce procédé en l’Oraison jamais l’âme ne sortirait d’elle-même : et cependant on croit toujours être malheureuse [fém.] quand on a ces sortes de peines ; et néanmoins la mort est le bonheur de cette vie : et ainsi ces choses n’ayant d’autre effet que de nous peiner et faire mourir, elles nous causent ce bonheur véritable.

18. VII. Pour ce qui touche les défauts, comme c’est ce qui nous est le plus ordinaire, aussi nous est-il de grande conséquence de faire l’usage que nous devons de la peine qu’ils [304] nous causent, et ainsi de travailler à nous en corriger selon le degré où nous sommes.

Il faut donc savoir que nos défauts nous peuvent infiniment servir en nous humiliant, et en terrassant en nous une suffisance étrange dans laquelle nous vivons toujours avant que d’être humiliés ; et jamais la vraie humilité n’entrerait dans notre esprit pour y prendre sa place si nous n’étions pas profondément humiliés par nos défauts et nos sottises continuelles. De plus par nos défauts Dieu corrige une précipitation étrange en nous qui est le principe continuel d’une vie naturelle ; et par nos défauts si fréquents Dieu nous fait modérer le pas : car pensant par orgueil et plénitude de nous-mêmes avancer comme nous désirons, nous nous trouvons tout embourbés en beaucoup de défauts : et ainsi pour suivre l’Esprit de Dieu nous tirant hors de nous-mêmes, il faut que nous nous laissions tirer doucement et humblement, et sans faire comme un cheval embourbé dans un très mauvais chemin lequel pensant s’avancer se précipite et s’enfonce encore davantage. Si bien que par ce procédé Dieu nous fait aller avec sagesse et modération : et ainsi, comme sans y penser, il insinue en nous par nos impuretés mêmes un million de magnifiques vertus dont l’éclat est autant grand et admirable qu’il y a d’esprit d’humilité ; Il m’a fait de grandes choses parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante447, dit la sainte Vierge.

19. Où il faut remarquer que plus l’âme entre dans cette conduite de l’Esprit de Dieu, plus aussi découvre-t-elle de défauts ; parce que ce procédé lui donne plus de lumière et de grâce [305], et ainsi lui aide davantage à découvrir son fond de corruption : ce qui doit de plus en plus encourager l’âme à continuer ce procédé de se servir de ses fautes mêmes pour sortir de soi en mourant à soi-même. Prenez bien garde de ne devenir pas plus active, plus vous voyez vos défauts ; mais soyez bien plus humblement fidèle pour les détruire en cette manière, laquelle comme sans y penser en vous humiliant et vous corrigeant, selon que vous pourrez, vous unit insensiblement à Jésus-Christ.

20. Et voilà la raison pourquoi cet acte de mort à vous-même, en allant rechercher cette personne, qui vous avait offensée [fém.], a touché son cœur. Ce procédé est très bon ; et par là vous faites régner Jésus-Christ sur cette âme. Il est plus selon Dieu de faire par là succomber la raison humaine ; cela peut toujours servir et jamais nuire. Continuez au nom de Dieu à faire régner la foi et elle vous fera régner assurément448.

3.55 S’outrepasser et s’oublier

L.LV. S’outrepasser et s’oublier incessamment, sans s’arrêter par ses scrupules ou défauts, pour aller et pour se tenir à Dieu même. Nécessité et importance de cette foi non seulement pour les âmes qui vont à Dieu, mais aussi pour celles qui à force de se quitter arrivent en lui.

1. Vous savez que dans notre dernière entrevue, je vous ai dit qu’il était d’infinie conséquence pour vous de vous outrepasser incessamment sans vous amuser au discernement [306] de ce que vous sentez et ne sentez pas, si vous êtes en paix ou non ; et enfin de ne pas vous amuser à remédier et à ajuster le trouble qui peut être en vous, soit par vos défauts ou bien par d’autres peines, de quelque nature qu’elles soient ; mais bien, oubliant tout par une agilité de votre volonté amoureuse, de retourner à Dieu, proche duquel et dans lequel on trouve remède à toutes choses, pourvu que les âmes aient la patience de porter la senteur de leur fumier, c’est-à-dire la peine de se voir imparfaites et de ce qu’elles ne s’avancent pas comme elles voudraient.

2. Remarquez bien que toute âme, qui ne tient pas ce procédé comme il faut, a toujours quelque orgueil secret, quelque amour propre, et quelque confiance en son travail. Et quoiqu’elle croit que ce soit pour Dieu et pour se purifier qu’elle fait ces réflexions gênantes et prend ce travail qui la trouble et l’inquiète, la mettant en confusion intérieure, qu’elle me croie et sache assurément que c’est une tromperie, et que le fin et le plus secret de cela est ce que je vous viens de dire. Ce qui est cause dans la vérité que ces sortes de troubles en confusion ne réussissent pas ; mais plutôt que l’on réussit en outrepassant un million de petites bagarres et embarras que la nature produit en certaines âmes, aussi bien au fait du spirituel que du temporel.

3. Si les âmes qui veulent se donner à Dieu, après avoir purifié leur conscience par le sacrement de pénitence, par quelques années de bonnes méditations, lectures spirituelles et autres telles pratiques, propres pour purifier et nous aider à la pratique des vertus, afin de [307] mettre les solides fondements de l’intérieur, tâchaient ensuite, s’appliquant davantage et plus purement à Dieu, de faire usage des lumières que Dieu leur donne et généralement de tous les moyens de retourner à Lui, en s’outrepassant soi-même et en se vidant ainsi soi-même par retour simple et fidèle, on ferait plus en un mois qu’on ne fait de plus souvent en toute sa vie : car quantité d’âmes, spécialement de votre sexe, ayant travaillé à leur purification de la première manière, en venant ensuite à s’approcher de Dieu avec plus de simplicité, pour l’ordinaire demeure là ; d’autant que, ne le surpassant et n’y s’outrepassant pas, elles demeurent finement embourbées, sous prétexte de bien, dans leur amour-propre, et à remédier à une chose qui est irrémédiable, sinon en s’approchant véritablement de Dieu de la manière susdite ; et il se trouve que ne faisant pas de cette sorte, plus elles pensent remédier à leur soi-même et plus elles s’inquiètent pour cet effet ; plus elles s’y enfoncent et souvent s’y embourbent de telle manière qu’elles n’en sortent jamais, mourant dans tous les désirs d’être à Dieu sans jamais Le trouver, de beaucoup se purifier sans pouvoir rencontrer la pureté ; et ainsi toute leur perfection consiste en un désir de Dieu, lequel est et sera toujours défectueux, et en nécessité du secours et de l’appui des créatures, ne pouvant jamais trouver la paix de leur âme ni la paix de Dieu où Il fait vraiment Son séjour : In pace locus ejus449. Vous voyez donc, si vous n’y prenez garde par sa bonté, que par désir de Dieu vous demeurerez toujours hors de Dieu et que par désir de pureté, vous demeurerez toujours dans l’impureté, [308] et cela faute de Le bien désirer et exécuter ; ce qui ne se peut faire que par le moyen que je viens de dire, c’est-à-dire en vous outrepassant véritablement vous-même.

4. Cet outrepassement et oubli de soi-même et de ses intérêts, tant temporels qu’éternels, ne se fait pas tout d’un coup mais peu à peu et par des pratiques réitérées ; comme quand vous avez quelque chose qui vous trouble, il ne faut pas vous amuser à le vouloir ajuster, mais en retournant vers Dieu, vous y tenir fermement au-dessus de vos scrupules. Quand vous avez des scrupules ou peines d’esprit, si vous avez le moyen et la commodité de demander l’avis de votre supérieure, faite-le à la lettre et sans vouloir l’ajuster à vos lumières et à la peine que vous sentez, suivez-le au-dessus de vous-même. Quand vous commettez des défauts, distinguez bien s’ils sont volontaires absolument ou non : s’ils ne sont pas volontaires, remédiez-y en paix en vous abandonnant à Dieu et retournant vers Lui humblement. Quand je vous dis, distinguer s’ils sont volontaires, je n’entends pas par une réflexion ; mais du premier abord sans rien éplucher, vous saurez bien s’ils sont absolument volontaires, car s’ils ne sont volontaires qu’en doute, vous devez en demeurer en repos comme des non volontaires, sans vous y arrêter. Pour ce qui est des volontaires, il faut les corriger avec courage, mais avec une grande patience et longanimité ; autrement, vous ne vous en déferez jamais.

5. Et il est bien à remarquer que faute d’avoir beaucoup de patience et de longanimité au fait de corriger ses défauts, et d’acquérir la vertu, l’on travaille infiniment et l’on fait [309] très peu ; et même bien souvent par un bon prétexte de Dieu et de perfection, on se pousse à bout, on ruine son corps et on affaiblit son esprit ; et ainsi l’on se remplit d’un secret orgueil, et croyant escalader le ciel et la perfection, on perd ses forces ; et cependant on ne fait que monter au plus haut de soi-même par orgueil ; d’où viennent les troubles secrets. Souvent même plusieurs personnes après un long travail, abandonnent tout, ou bien on le leur fait abandonner par raison, car elles deviendraient cruches ; et celles-là sont encore les meilleures ; car il y en a dont l’orgueil se confirme si bien, qu’étant habituées à se conduire par leurs propres lumières, elles ont une telle suffisance qu’elles roulent de précipices en précipices, sans qu’on puisse les en tirer, d’autant que tels précipices sont cachés sous prétexte de piété, ce qui ne peut être découvert que par la lumière divine de quelque personne fort éclairée.

6. C’est pourquoi, supposé l’état où je sais que vous êtes, demeurez en paix, soyez obéissante à l’aveugle, ne vous arrêtez et ne vous amusez pas à ce que vous sentez et à ce que vous avez intérieurement, ni à vos défauts que vous expérimentez ; mais vous outrepassant en foi, cherchez, aimez, et vous tenez fermement à Dieu, quoiqu’en ténèbres.

Toute cette conduite n’est pas seulement nécessaire pour dégager de soi une âme qui commence, et qui veut beaucoup avancer vers Dieu, mais encore pour celles qui, à force d’aller à Dieu en se quittant, arrivent en Dieu par le véritable néant d’elles-mêmes.

7. Si les premières ont besoin de s’outrepasser, et tout ce qui est en elles et d’elles, [310] pour marcher légèrement et vitement vers Dieu, celles-ci en ont encore besoin, à moins de demeurer arrêtés dès le premier pas. Comme Dieu n’est qu’un abîme perpétuel à l’esprit humain, il faut pour y avancer continuellement, se perdre sans cesse et aller toujours au-dessus de ce que l’on a, de ce que l’on sent, et de ce dont on jouit ; autrement non seulement vous demeurez arrêtés, mais encore vous êtes en hasard de vous égarer dès le premier pas et cela par un mauvais égarement. Car pour bien aller à Dieu, il faut toujours être égaré et perdu, sans voir, n’y ayant rien en Dieu que Dieu même ; et aller ainsi infiniment au-dessus de tout ce que nous pouvons voir, que nous pouvons goûter, et dont nous pouvons jouir. C’est pourquoi quand Dieu trouve une âme courageuse et non sensible sur soi et sur ses intérêts, Il ne la laisse jamais un moment sans qu’elle soit en nécessité de tout outrepasser, pour se précipiter et tout perdre, afin de Le trouver sans cesse, et sans qu’un moment de jouissance de Dieu puisse être égal et semblable. Et voilà le moyen d’aller en Dieu par Dieu même, qui n’est jamais autre, étant Dieu même et non quelque chose de Lui. C’est en quoi se trompent plusieurs âmes, qui prennent souvent quelque chose de Dieu pour Dieu, comme quelque souverain goût ou quelque union ou lumière divine ; mais au cas que ce soit Dieu même que l’âme ait trouvé, si elle est fidèle, jamais un moment de la vie n’est semblable ; car Dieu est un abîme où il n’y a et ne se trouve jamais de fond, l’âme y allant en se perdant ou se précipitant, et outrepassant tout ; ou plutôt Dieu, trouvé, lui fait faire, d’une [311] manière admirable, ces démarches.

8. C’est pourquoi telle âme voit la nécessité qu’il y a d’acheminer et d’instruire les âmes qui commencent et se perfectionnent, à cet outrepassement et à cet abandon de soi-même, afin qu’étant habituées peu à peu à tel procédé, elles sachent mieux s’en servir, quand elles auront tant cherché Dieu qu’enfin elles L’auront trouvé, ce qui n’est qu’un commencement de course. Car ayant trouvé Dieu, c’est pour lors que l’âme commence d’aller en Dieu, non en mouvement, mais en repos et jouissance. Mais comme Dieu est infini, Il ne peut jamais en cette vie être trouvé avec bornes et disant : c’est assez ; ce qui est cause que l’âme expérimente la nécessité qu’elle a d’outrepasser tout incessamment et de ne faire jamais réflexion sur ce qu’elle a ou qu’elle n’a pas, allant toujours de Dieu en Dieu par Dieu même, c’est-à-dire par ce qu’elle a de moment en moment, ou plutôt par ce qu’elle n’a pas, ne se mettant en peine de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas pour aller à Dieu en Dieu. Telle âme ne va jamais par ce qu’elle a, mais par Dieu au-dessus de tout ; et par là elle abîme non seulement soi-même, mais tous les défauts et tous les obstacles qu’elle a et qui se rencontrent, en Dieu non aperçu et non goûté, comme une paille est consumée en un moment dans un grand incendie. Elle est dans le temps et hors du temps ; d’autant qu’elle sait à tout moment outrepasser pour vivre et être en Dieu, dans lequel elle vit sans moi, en y trouvant tout sans y rien avoir.

9. Je dis ceci en passant, afin que par ce faible mais véritable crayon, vous voyiez l’importance [312] qu’il y a d’aider les âmes où il y a de la capacité naturelle et de grâce, pour prendre cette manière d’outrepasser tout. Car certainement c’est travailler à leur aider pour un ouvrage d’infinie conséquence dans la suite ; d’autant qu’à moins d’être très courageux et fort à tout outrepasser et à se perdre de précipices en précipices en Dieu, les âmes n’y avancent pas et demeurent à la porte et même souvent reculent à cause de l’horreur et de la frayeur que tels précipices que Dieu a trouvés leur imprime et leur cause, devenant sans voie ni sentier avec des horreurs effroyables. Qui ne l’a expérimenté ne le croira jamais ; et cependant plus les précipices sont grands et les naufrages assurés et sans remède, plus Dieu est encore trouvé plus avantageusement, dans lequel l’âme a tout et trouve tout, non en ayant, mais en jouissant en cette manière de perte, ne souffrant et ne pouvant souffrir en elle rien qui lui fasse image et qui particularise ; et par ce moyen, jouissant d’une paix inaltérable au milieu de ces troubles, jouissant d’une pureté qui charme le cœur de Dieu au milieu de la pauvreté de la nature, et enfin jouissant de Dieu incessamment, sans L’avoir par rien de particulier, mais L’ayant très avantageusement en ne L’ayant pas, et jouissant de Lui sans en jouir, mais allant toujours par ce qu’elle n’a pas en Celui qui est sans fin ni fond : car qui a Dieu en cette vie, ne l’a pas en vérité mais en image. Il faut ici cesser, car c’en est assez pour voir l’importance de cette outrepassement et de la fuite de soi-même.

3.56 Se voir en Dieu. Etc.

L.LVI. Se voir et se communiquer en Dieu. Que les âmes que Dieu destine pour soi, y sont disposées par les obscurités, les morts et les pertes de toute sorte, afin de les anéantir de plus en plus à l’égard d’elles et de toutes choses. Bonheur ineffable du Rien qui fait trouver Dieu en lui-même, avec des merveilles encore plus incompréhensibles, qui suivent ce Rien soit dès cette vie, soit après la mort.

1. Quoique je ne vous écrive pas souvent, et que je paraisse vous oublier en quelque manière, je vous assure que vous m’êtes toujours présente. On peut en cette vie avoir une autre conversation avec ses amis que par les sens, et de cette manière leur être plus utile. Je vous avoue que l’écriture m’est présentement assez pénible, et que je m’en dispense autant que je puis, n’y ayant que la dernière nécessité qui m’y force. Je n’ai pas moins de peine à aller voir ou à soigner mes amis : ce qui me fait non les oublier, mais les perdre volontiers et les trouver en Dieu. Tout autre procédé dans la vie est dur et ennuyeux quand celui-ci est donné. Et Dieu le donnant à une âme, Il désire infiniment le réciproque, c’est-à-dire l’oubli de celui des sens, par lesquels on parle, on écrit, et on entretient par une conversation autrefois aimable ses amis, afin que conversant en esprit en Dieu, on trouve là non seulement Dieu, mais encore ses amis ; et qu’y laissant perdre son procédé actif, nécessaire à la première manière, on entre dans le silence, le repos et la perte entière de tout [314] pour trouver tout en Celui où non seulement tout est et se trouve, mais bien plus parfaitement. Car en vérité il s’y rencontre une conversation, un parler et un entretien délicieux ; là on n’a pas besoin d’aller corporellement bien loin, pour voir ses amis et leur parler : on les a toujours là ; il ne faut pas une succession de paroles pour s’exprimer, parlant d’une manière qui n’a besoin de ces expressions450. Enfin l’on a et l’on fait toutes choses, et l’on trouve tout, selon le bon plaisir de Dieu, mieux et plus avantageusement sans comparaison, que l’on ne le fait par les sens, en allant visiter ses amis, en leur écrivant, et en leur servant comme par le passé ; tout ce vieux procédé est ennuyeux et à charge à un cœur et à un esprit qui est en Dieu et qui L’a trouvé ; et l’on ne demande, selon l’instinct de son cœur, que le repos, l’oubli de tout le créé, et la perte de toutes choses, car par là l’âme se perd et s’enfonce en Dieu et jouit de plus en plus de Dieu dans lequel toutes choses se trouvent, ou pour mieux m’expliquer, qui devient toutes choses à ces âmes.

2. Vous me direz peut-être que vous ne comprenez pas ce procédé, et que vous vous en tenez au premier, par lequel l’on se parle, et l’on reçoit beaucoup de bonnes et saintes choses qui donnent un grand soulagement, et une lumière qui soutient. Je crois que cela a été vrai en son temps, et que présentement il ne se trouverait pas également vrai, au moins de mon côté, l’autre étant plus véritable, réel et efficace que n’a été le premier. Il est vrai qu’il est difficile à comprendre, à moins que de l’avoir ; mais autant que les âmes qui résident [315] encore dans les sens, ont de difficulté à s’y rendre, ne le comprenant pas, autant ceux qui l’ont, trouvent-ils de joie, de bonheur et de plénitude en s’en servant uniquement pour toutes choses.

3. C’est donc là où je veux vous voir et d’où je vous écrirai, quoique je ne vous écrive pas. C’est par ce moyen, je ne dis pas que je vous irai voir, mais que je serai toujours avec vous ; car étant là, cent lieues et mille lieues ne sont que pour un moment de chemin. Là on ne va, ni on ne vient, parce qu’on est toujours où l’on veut être ; les créatures ni les affaires ne peuvent empêcher notre entretien ni notre conversation, car on est toujours seul. Et enfin étant en Dieu et se voyant et conversant par Lui, tout ce qui est la suite des sens qui fatigue en cette vie, est levé pour avoir la vraie liberté et en jouir en Dieu, où même on se voit, on converse, et on se sert sans se nuire, sans se fatiguer et sans se rabaisser.

Ceci est très vrai et Dieu le donnant, on y doit être très constamment fidèle. Et on trouve dans la suite que l’on ne fait perte que de l’impur, soit pour le prochain, soit aussi pour soi-même, ne s’aidant ni conversant qu’en Dieu, et ne laissant plus rien qu’en cette simple et perdue manière, qui se commence en allant à Dieu et se perfectionne en Dieu durant que l’on vit.

4. Je vous dis tout ceci pour vous éclairer sur plusieurs choses : savoir que les âmes que Dieu destine pour Soi, Il les rend capables et propres pour les obscurités et les ténèbres, peu à peu les dénuant ; non par le moyen des lumières [316], mais par des manières si naturelles qu’il semble à l’âme que ce que Dieu fait en elle, soit de vraies ténèbres de la nature et un défaut de vraies lumières, qui ne peut que la précipiter peu à peu en des péchés et l’éloigner de Dieu. Dieu ne Se contente pas même de donner, et de continuer à de telles âmes ces obscurités qui leur paraissent si naturelles comme j’ai dit ; Il leur donne, au cas qu’elles soient fidèles à se perdre et à mourir, des ténèbres encore plus sombres. Les premières ténèbres leur ôtent la vue de la voie et leur cache Dieu, et par là peu à peu les estropient pour les pratiques des vertus au fait d’une correspondance savoureuse que les actes ont pour l’ordinaire. Ainsi peu à peu cette correspondance, cette facilité pour la vertu et cette douce inclinaison se perdant, l’âme est entourée de ténèbres, ce qui assurément donne lieu à une telle âme, certifiée de la lumière de Dieu en elle, de mourir et de se perdre, poursuivant et se contentant de telle obscurité qui va toujours augmentant. Et ainsi cette obscurité première fait naître l’autre par un défaut de vertu apparent, ce qui est sans comparaison plus ténébreux et par conséquent plus fort pour la perdre. L’âme étant assez forte pour porter le procédé de cette lumière et se perdre par son moyen, en se contentant d’elle et vivant d’elle en son égarement, telles obscurités, égarant cette âme encore davantage, lui font perdre la propriété de ses lumières et de ses voies afin d’entrer dans la voie de Dieu, où l’on ne peut jamais subsister ni marcher sans perte.

5. Quand donc une telle âme a fait le [317] progrès que ces sortes d’obscurités exigent de l’âme, pour lors Dieu poursuit et l’obscurcit encore de plus en plus par des ténèbres qui non seulement l’égarent en sa voie, mais la pénètrent très profondément, afin que par ce moyen elle se perde soi-même451. Les premières lui causent la perte de ses lumières pour la disposer à celle de Dieu et lui faire trouver la vraie lumière. Les secondes lui font perdre son soi-même et pour lors étant accablée de ténèbres, obscurités et sécheresses, un engourdissement vers Dieu, pour la vertu et à l’égard des choses, s’empare de tout l’intérieur de telle façon que tout lui devient à dégoût. Un ennui étrange se saisit de son cœur et de son esprit, elle perd ses inclinations pour Dieu et enfin la nature devient si dépouillée de tout bien, de toute vertu et de tout usage des choses saintes et des actes vertueux, qu’elle tombe insensiblement dans le fond de la nature. Dieu ajoute pour l’ordinaire, au cas que la fidélité se rencontre en cette âme pour s’abandonner en telles épreuves, des surprises assez fréquentes en des fautes conformes aux inclinations naturelles de l’âme : si le naturel est colère, de la colère ; s’il est mélancolique, des tristesses ; si affectif, des tentations impures et ainsi de divers naturels. L’âme n’a pas seulement des tentations, mais très souvent, selon le degré de force qu’elle possède en sa faiblesse, des chutes et même d’aussi grandes que cette force est constante, par lesquelles l’âme est non seulement entourée, mais de plus pénétrée de ténèbres, si avant que ce procédé de ténèbres et d’obscurités va déracinant ce misérable soi-même. [318]

6. Ici l’âme devient non seulement égarée dans les ténèbres, comme un homme perdu en son chemin étant en voyage ; mais encore elle est réduite à chaque moment dans des précipices, dont la vue continuelle fait véritablement glacer le sang dans les veines, et par nécessité porte une telle personne à sacrifier et à perdre sa propre âme, autant de fois qu’elle a des moments pour faire, malgré elle, réflexion sur soi-même. Quand elle pense se sauver d’un défaut, elle tombe dans un autre ; et plus elle peine et travaille pour arranger son affaire, se contentant en quelque moment de quelque chose qui peut glorifier Dieu, plus elle est toute étonnée qu’elle renverse tout par des défauts imprévus ; plus elle pense s’ajuster et se parer, plus elle se salit. Et tout cela va toujours s’augmentant jusqu’à ce qu’elle soit en vérité réduite au désespoir de soi-même, par une perte qu’elle fait de tout soi, et de toute son opération, pour n’être et ne se mouvoir qu’autant et comme Dieu le voudra.

7. De vous exprimer les angoisses, les peines et les tristesses mortelles que l’âme souffre, cela ne se peut, car ayant en soi un si fort désir de la pureté, et cependant ne faisant que se salir, comment vivre ? Tout le monde, tous les livres, toute la sainteté ne prêche que la vertu et la pureté ; et elle n’est qu’ordure, que défauts et véritables chutes. Que faire ? Il faut qu’elle se perde malgré elle-même ; et cela est si vrai qu’à moins d’un miracle, si Dieu ne prenait ce procédé, jamais Il [ne] déferait l’âme d’elle-même, et elle serait toujours subsistant en elle-même et pour elle-même.

8. La première obscurité est fort longue, [319] mais celle-ci l’est encore davantage, et l’est autant que Dieu a dessein de Se donner Lui-même. Ceci est un Mystère dont le secret n’est manifesté à l’âme que lorsque telles obscurités et les ténèbres ont fait leur opération.

Durant tout ce temps, il n’y a rien de si pauvre à ses propres yeux et aux yeux d’autrui, à moins que les personnes avec lesquelles elle est, ne pénètrent la nue. Mais comme il est très difficile de trouver des âmes qui se laissent au long et au large manier et traiter de Dieu, on se soutient toujours ; et ainsi on remarque toujours les actes propres, soit de lumière ou de vertu, qui font quelque édification ; mais quand telles âmes se laissent conduire sans vue ni de leur sainteté, ni de leur établissement, ni même de leur bonheur éternel, pour lors elles tombent à fond et se perdent sans ressource, perdant non seulement tout ce qui les élevait vers Dieu, mais encore ce qui les mettait en estime devant les créatures, et qui les assurait en leur état intérieur.

9. Quand l’âme pense et travaille pour être mieux à Dieu en certain temps ou fêtes, pour lors non seulement elle est plus pauvre, mais elle expérimente encore davantage sa misère et sa pauvreté. Et l’âme qui ne fait et qui ne peut jamais apprendre ce procédé, se tourmente secrètement et tâche finement de s’embellir et former ; mais tout cela n’est de nul effet ; cela n’est proprement qu’une chose ajoutée qui tombe aussitôt sans aucune vie ni efficace. Elle va donc toujours contre le fil de l’eau, autant qu’elle travaille à sa pureté, sa vertu et sa sainteté ; et elle voit qu’elle tombe si naturellement dans tout le contraire de ce qu’elle désirait, [320] qu’elle perd tout désir de travailler, ne faisant que se perdre, ou plutôt se laisser perdre et emporter peu à peu à une mort inconnue, qui est mystérieusement renfermée en ses défauts et en l’obscurité, la sécheresse et la mort qu’ils lui causent.

10. Tout ceci n’est qu’un faible crayon de la vérité que la grâce va opérant dans une âme que Dieu destine pour Lui-même, afin que, par ceci, vous voyiez que vous n’êtes pas au bout et à la fin de vos obscurités, morts, et pertes de vous-même, et que de plus vous compreniez le dessein de Dieu dans ces obscurités où vous êtes, et dans ces misères intérieures et extérieures que vous souffrez.

Par là vous pouvez voir et remarquer où vous en êtes à l’égard de votre approche de Dieu et de votre perte en Lui. Car si vous ne vivez et ne vous perdez doucement en vous laissant dévorer aux ténèbres intérieures, c’est signe que vous possédez encore beaucoup vos lumières propres, et que vos voies sont peu celles de Dieu, où l’on ne peut jamais marcher qu’en se perdant, et dont on ne jouit qu’en étant égaré.

11. Vous pouvez de plus remarquer si vous avez commencé d’être en Dieu, ou même jusqu’où vous en êtes, par l’expérience de votre perte en vos défauts et en vos misères spirituelles. Car une âme qui a trouvé Dieu, jouit de la pureté intérieure, jouit des vertus, et de tout le reste que l’on appelle sainteté, en se perdant ; et si elle en aperçoit quelque chose en soi, par soi, et non par sa propre pourriture, elle doit croire assurément qu’elle est âme de bonne volonté, mais non encore [321] en Dieu, où sa pourriture lui peut faire trouver Dieu, et où autant qu’elle s’y trouve et qu’elle se perd, autant elle pourrit encore davantage.

C’est ici le Mystère du grain de froment dont Jésus-Christ parle dans le saint Évangile, qui vit autant qu’il meurt ; et les défauts, les pauvretés et les misères spirituelles sont le fumier qui fait, qui augmente et qui hâte cette pourriture, et qui par conséquent donne lieu à cette vie.

12. Il faudrait des discours infinis pour vous dire tout ce qui se passe en ces obscurités et dans ces misères, pour opérer cet égarement, cette perte et cette mort. Mais c’est assez pour vous assurer que les obscurités que vous avez sont bonnes, et que tout le mal que vous y faites, est de vous posséder trop en y voulant remédier, et en vous y soutenant, au lieu de vous y perdre et de vous y laisser à corps perdu ; que tous les défauts et les manquements de vertu, qui vous humilient et vous font petite à vos yeux, vous causent bien un bon effet, mais non celui que Dieu prétend, qui serait de vous faire sortir de vous-même et de vous perdre vraiment à tous et à toutes choses, quelque bonnes et saintes qu’elles puissent être. Ainsi au lieu d’aller par tous ces moyens que vous avez, ne les croyant pas moyens, vous vous arrêtez à y remédier et vous ne faites rien, ne faisant pas ce que Dieu veut. D’où vient que vous pourriez faire en un jour ce que vous n’avez pas fait en dix années ; et vous pourriez encore plus faire, toute pauvre, toute aveugle corporellement aussi bien que spirituellement, [322] même sans rien avoir, et ne faisant rien qui vaille selon vos vues, en un jour, en vous perdant autant que l’ordre divin vous faite telle que vous m’exprimez.

13. Mais, me direz-vous, quelle différence y a-t-il entre une âme sans lumière divine et, en ces commencements, toute imparfaite et sans vertu, et entre moi ? Toute différence que vous ne pouvez discerner par votre lumière ; car cette divine lumière qui constitue ce degré et dont Dieu vous a fait quelque part, ne se peut voir ni discerner que par deux manières, comme j’ai dit en plusieurs écrits, ou par la lumière d’autrui, cet autrui étant divinement éclairé ; ou bien en Dieu, conformément à ces divines paroles : In lumine tuo videbimus lumen452, en Votre lumière nous verrons la lumière divine que Vous nous communiquez.

14. Or il n’en va pas de même des autres lumières surnaturelles, quoique même passives. Comme elles causent toujours des espèces dans les âmes qu’elles éclairent, on les peut toujours voir par leurs effets, mais cette lumière divine étant en soi si pure, comme elle est, ne cause pas des espèces, supposé la pureté en une âme ; ainsi l’âme ne la peut jamais voir en soi, sinon en Dieu, de manière qu’il faut même qu’elle soit déjà dans un très grand degré, avant qu’on la puisse voir en Dieu. Ce qui est cause qu’il ne faut pas s’arrêter à ce discernement ; autrement à tout moment on serait égaré, et on la perdrait infailliblement. Il faut donc s’arrêter à la soumission, qui assurément et très certainement nous conduira à cette divine lumière et par cette divine lumière [323] en Dieu, où, étant suffisamment perdu pour ne plus se retrouver, on pourra facilement voir la lumière en la lumière, c’est-à-dire cette divine lumière en Dieu, et ainsi découvrir non en elle, mais en Dieu ces mystérieuses démarches, les comprendre par conséquent comme les obscurités, les sécheresses, les misères et le rien, sont la lumière qui éclaire, sont les richesses qui élèvent, et la plénitude où Dieu est trouvé.

15. Quand je dis que la lumière ne se peut voir en soi, je dis vrai : car cette divine lumière est si pure, qu’elle ne peut être aperçue, c’est plutôt un moyen par lequel on voit et on a une autre chose, que de pouvoir dire qu’on la voit et qu’on l’ait. Vous voyez par la lumière du soleil les objets, mais elle-même, étant fort pure, est invisible, et vous ne la pouvez discerner qu’étant rempli d’atomes, si bien que ce sont les objets qu’elle fait voir et ce n’est pas elle-même qui proprement est vue. J’ai parlé tant de fois de cette divine lumière que je ne vous en veux pas parler davantage ; vous pouvez avoir recours à ce que je vous en dis autre part.

16. Tout cela étant très vrai, comme les âmes d’expérience vous en peuvent certifier, il faut donc que vous vous contentiez de la soumission, et que sous cette voie vous marchiez à grands pas en vous perdant sans relâche, croyant que c’est vous trouver que de vous perdre, et que c’est vraiment posséder toutes choses que de n’avoir rien, ce divin Rien étant opéré par la miraculeuse et mystérieuse lumière divine ou lumière de foi.

Heureux Rien, que ta plénitude est grande, [324] à la charge que jamais on ne te possédera, mais plutôt que tu posséderas l’âme, en la perdant en ton vaste sein et en ta plénitude infinie ! Bienheureux Rien ! Puisque après la lumière de gloire, une âme ne peut jouir de Dieu plus à l’aise, ni en plus grande plénitude et en liberté plus générale, que par ton moyen. Bienheureux ! Car en toi seul on peut trouver Dieu sans crainte de Le perdre et sans soin de Le retenir, et sans peine de Le posséder, puisqu’en vérité on Le trouve en toi sans fond ni rive, c’est-à-dire on Le trouve Lui-même. Bienheureux ! D’autant qu’en toi se trouve toute joie, non des sens ni de l’esprit (car il y aurait quelque chose et non ce rien parfait et entier). Mais en Dieu, donc par Sa miséricorde, nous sommes capables de jouir, non en nous, mais hors de nous. Ainsi qui dit jouir de Dieu hors du rien, c’est-à-dire en la chose même la plus relevée que l’on peut comprendre, ce n’est pas arriver à ce que Dieu nous a destiné, et ce à quoi Il nous appelle : c’est pour Lui seul qu’Il nous a créés, et ainsi Il nous a fait capables de Lui seul par le Rien et dans le Rien.

Heureux Rien donc, par lequel nous jouirons de Lui, et par le moyen duquel nous arrivons à cette merveilleuse et miraculeuse grâce ! Heureux Rien enfin, qui nous rend capable de jouir et de vivre en Dieu aussi bien en agissant qu’en contemplant ! C’est vraiment en toi et par toi seul que nous devons nous perdre et nous abîmer en Dieu, pour ne nous retrouver jamais, ni aucune chose créée, sinon lorsqu’elles nous serons devenues le tout, même par ton moyen ! Conformément à ce que j’en [325] ai dit dans un papier depuis peu écrit à N.

17. Ces expressions semblent exagérantes à qui n’a point l’expérience profonde, soit du Rien, ou de la vie trouvée en ce Rien ; cependant c’est la simple et sincère vérité, que l’on ne peut exprimer que par des paroles qui disent des choses grandes ; et ce rien est et paraît si pauvre, si petit et si vraiment rien, spécialement quand il est en toutes manières comme je le viens d’exprimer, que tout semble exagérant.

Car, me direz-vous, je veux vous croire ; mais de bonne foi je ne vois en moi que du naturel, où il y a une bonne volonté ; mais c’est le tout ; car pour l’expérience de mes bassesses et de mes défauts, elle est vraie et réelle, n’ayant que la pure nature qui veut de propos délibéré le mal. Je voudrais bien être bonne et je me contente un peu, étant en quelque repos ; mais de comprendre et de croire rien en moi de surnaturel, et qui soit un bon et surnaturel rien, comme vous me le dites, je ne puis le voir ; et c’est ce qui me rabaisse incessamment.

18. Tout cela est véritable, c’est comme vous devez être en ce Rien, comme je vous l’exprime ; autrement vous ne vous posséderiez jamais à pur et à plein en Dieu et en ce rien même. Tout le mal est que, suivant l’inclination de cette bonne volonté qui est et qui reste en vous, vous faites des retours sur vous, et que vos vues vous rabaissent incessamment en certains actes et en certaine timidité et appuis en bonnes choses que vous tâchez secrètement de mettre en vous, et que vous êtes toujours en état de faire quelque chose ; et [326] qu’ainsi vous ne vous unissez pas au dessein de Dieu, qui est de renverser plutôt et de brouiller tout chez vous, et cependant vous faites incessamment ce que vous pouvez pour tout ajuster.

Dieu veut faire en vous ce que cette bonne femme de l’Évangile (Luc, 15,8) fit pour retrouver sa drachme ; elle démeubla et enfin vida tout, jusqu’à ce qu’elle l’eut trouvée : ainsi Dieu renverse toute votre âme pour la trouver en Lui. Cette drachme est vraiment Dieu dans le centre de notre âme, que l’âme ne peut trouver par autre moyen qu’en vidant et en perdant tout ; et elle ne peut jamais vider ni perdre tout que par le procédé susdit.

19. Les autres âmes que Dieu veut embellir et purifier en ellesmêmes, ne prennent pas ce procédé, car les lumières, l’amour sensible et aperçu, et les vertus purifient et ornent ces âmes pour être agréable à Dieu, qui cependant subsistent toujours en elles-mêmes quoique purifiées et ornées : mais celles que Dieu appelle par l’autre voie, faisant perte de tout leur propre sans l’orner et embellir, le perdent en Dieu, où elles trouvent non leur beauté propre ni leur sainteté, mais la beauté de Dieu et la sainteté de la divine Majesté. Voilà la véritable drachme cachée dans le centre de notre âme en notre création, retrouvée et embellie tout de nouveau par la rédemption de Jésus-Christ et communiquée en source par le saint baptême.

20. Je vous avoue que ce procédé est si petit et si naturel comme il semble, et si commun que je ne puis assez exprimer ces choses ; [327], car si l’on ne les comprend pas par une sorte d’expression, on le pourra peut-être par une autre. L’expression de ce procédé et de ce qui se passe en l’âme dans ce rien, paraît exagérant, comme je le viens de dire ; et cependant elle ne l’est nullement. Tout ce que j’en dis et en ai dit n’étant encore rien de ce qu’il est, et de ce que l’âme y trouve, quand cet heureux Rien l’aura perdue en Dieu ; car pour lors, elle découvrira la vérité de tout et comprendra que tout ce que l’on en dit, n’est encore que parler en enfant, et que c’est une chose dans la vérité si réelle et si véritable qu’elle est sans expression.

21. Ce qui suit le rien est encore tout autre chose et tout autrement incompréhensible à qui ne l’a expérimenté. Quoi ? Qui pourrait croire que Dieu Lui-même Se donne, et Se donne d’une manière qui n’a plus de bornes et de fin, ni de règle que selon que ce rien, qui a précédé, a eu d’étendue ? Car autant que l’âme a été rien et s’y est perdue, autant la plénitude de Dieu même s’y est écoulée, l’âme par là devenant admirablement appropriée et capable de la plénitude de toutes les divines perfections. Et ayant fait perte de ses puissances, elle trouve les divines Personnes comme sources fécondes qui donnent leurs eaux autant et aussi pures que les puissances ont été anéanties et perdues dans cet heureux rien, lesquelles Personnes divines toujours actives et agissantes, relèvent le néant et le fumier de cette pauvre âme, en un opérer dont on pourrait dire des merveilles. Ce pauvre rien devient agi et agissant par une connaissance et un amour comme infini. Et comme [328] Dieu incessamment Se connaît et S’aime, aussi cette âme, toute vivante par les Personnes divines a Dieu pour objet incessamment et aussi continuellement que ce rien pauvre et misérable a privé autrefois cette âme de toute connaissance et de tout amour pour l’enfoncer dans ses misères et dans son fumier. Tout ceci, qui n’est encore qu’un faible crayon de ce qui suit le rien, paraît autant et encore plus exagérant que ce que l’on dit du rien ; cependant dans la vérité et sincérité, ce n’est rien en comparaison de ce qui en est.

22. Quand je réfléchis sur la doctrine chrétienne que l’on apprend aux enfants en leur bas âge, je dis en moi-même que l’on apprend peu ces vérités ; on croit les âmes seulement capables de les croire mais non pas d’en jouir, et l’on se trompe. On leur apprend donc qu’il y a un Dieu en trois Personnes, que nous sommes créés uniquement pour Lui afin de Le connaître et aimer. Ne croyez pas, au nom de Dieu, que le dessein de Sa divine Majesté par la Création et par l’Incarnation, soit que nous soyons seulement capables d’une certaine connaissance par la foi qui n’apprend que comme extérieurement ces vérités. Je crois que cela est pour plusieurs qui sont sanctifiés par les connaissances puisées en cette foi ; mais je crois aussi que le grand dessein de Dieu est que plusieurs âmes arrivent dès cette vie à la jouissance de ce pourquoi elles sont créées et que Dieu a gravé dans le centre de notre âme ; et qu’ainsi elles viennent à le posséder et à jouir de Dieu, des Personnes divines et de leur véritable opération, en la manière que la terre en est capable, c’est-àdire en foi. [329]

23. Autrefois j’ai cru comme de loin ces vérités ; mais je vois présentement qu’elles sont aussi réelles et que notre âme en peut jouir aussi véritablement que tout le monde du commun peut avoir la foi et ainsi, par son moyen, ménager son salut et espérer en l’autre vie la jouissance de ce qu’ils auront cru en cette vie, et dont ils n’auront pas joui. On peut donc véritablement en jouir dès cette vie non en lumière de gloire, mais en lumière de foi et de vérité vivifiée, et ainsi avoir en jouissance ce que le commun n’a qu’en foi et par pensée. Or cette jouissance est si vraie et si réelle, que pour l’expliquer dans la sincère vérité, il faudrait exprimer ce qui est en Dieu, un en naissance et trine en personnes, dire comment ce Dieu possède toutes Ses divines perfections, et ce qu’elles sont, exprimer comment Dieu le Père est toujours engendrant Son Verbe et comment de l’un et de l’autre le saint-Esprit procède. Je sais que la science et la foi nous enseignent ces choses ; mais je sais aussi que autant qu’une âme est morte à elle-même par son Rien, autant jouit-elle et a-t-elle la possession de ces merveilles, dont l’expression est infiniment savoureuse quoique l’on désire peu d’en parler mais beaucoup en jouir, d’autant que tout ce bonheur consiste en sa jouissance qui fait voir et donne des merveilles.

24. Pourquoi pensez-vous à votre avis que je me laisse aller à l’expression de ces choses ? Est-ce parce que je crois que vous y arriverez dans cette vie ? Non ; je ne crois pas que vous passiez votre rien ; mais afin de vous faire voir la grâce admirable à laquelle Dieu [330] vous appelle ; et que bien que vous ne voyiez et n’expérimentiez durant toute votre vie que pauvretés et misères, et enfin que vous ne soyez rien, ce rien véritable est présentement, quoique inconnuement, et sera après votre mort autant fécond en lumière de gloire, que vous vous perdrez dans cet heureux rien.

Je dis : « est et sera. » Premièrement, je dis « est », pour vous exprimer que votre âme doit être calme, abandonnée et perdue en ce que vous avez et pouvez à présent. Deuxièmement, je dis « sera », pour vous donner quelque préconnaissance de ce que vous trouverez après votre mort, parce qu’avec la miséricorde de Dieu, vous trouverez qu’autant que vous avez été dénuée, pauvre et perdue en votre rien, autant la jouissance de la plénitude de Dieu y correspondra dans la gloire.

25. Et il faut savoir que les âmes sont appelées différemment à cette grâce. Il y en a qui ne sont destinées que pour la perte, et qui ainsi vivent toujours en mourant à soi. Il y a même plusieurs degrés différents de cette perte, ce qui fait la différence des desseins de Dieu, toutes les âmes appelées à la perte étant appelées à un degré différent ; et ainsi elles ne jouissent proprement que dans la gloire selon le degré de leur perte.

Il y en a d’autres que Dieu appelle à davantage et ainsi elles sont destinées à la jouissance dès cette vie ; non, comme j’ai dit, en lumière de gloire, mais en foi éclairée. Et de cette sorte elles arrivent (au cas qu’elles remplissent le dessein de Dieu) non seulement à la jouissance inconnue de ce qui est caché dans leur rien, leur perte et leur unité, mais encore [331] elles arrivent à jouir de la plénitude de Dieu, où le degré de leur rien les a perdues en jouissance ; et ainsi cette jouissance de Dieu, un en essence et trine en Personnes, et toutes choses en Lui, est communiqué selon le degré du dessein de Dieu et de la correspondance fidèle de la créature appelée à cette grâce.

Et il ne nous importe, pourvu que nous remplissions le dessein éternel de Dieu ; il est vrai que plus il est grand sur une âme et plus elle y est fidèle, plus elle est heureuse et plus elle y doit être fidèle.

26. Retirez-vous donc, au nom de Dieu, de la croyance que vous n’avez rien qui vaille. Laissez votre âme se perdre dans le rien, selon le dessein éternel de Dieu sur vous. Mais croyez que si vous êtes fidèle jusqu’à la fin, Il sera votre plénitude, et que par Lui vous jouirez, Dieu aidant, de la plénitude de Dieu dans la gloire.

Prenez donc courage, au nom de Dieu, et faites ce que vous pourrez pour consoler votre âme, en faisant ce qu’Il désire de vous.

J’ai été un peu long ; mais la lumière étant présente, on ne peut finir, d’autant que non seulement la grandeur attire à en parler, mais encore la peine que l’on a, voyant des âmes, qui iraient à grands pas, s’arrêter, ne voulant aller par cette foi et se perdre en elle, sollicite à en dire tant de choses, pour leur aider un peu à franchir le pas, et se perdre plus courageusement en elle, sans tant s’arrêter et se regarder, et à avoir une mauvaise pitié sur soi, et sur les bagatelles que l’on perd, s’y laissant aller. J’appelle bagatelles toutes les choses qui sont au-dessous de Dieu, étant en [332] vérité moins que rien, comparées à Dieu, qui Se trouve en ce rien véritable453. Adieu en Dieu.

3.57 Multiplicité, Simplicité, Nudité

L.LVII. Conduite de Dieu sur l’âme pour la tirer de la multiplicité à la simplicité, et puis à la nudité, ou à sa simple présence en foi. état et pratiques de l’âme arrivée ici, dans l’oraison, à la communion et durant toute la journée.

1. J’ai bien de la joie de vous savoir en bonne santé, et d’apprendre que vous travaillez toujours de votre mieux pour elle selon le cœur de notre Seigneur. Ce doit être la toute votre consolation, le reste étant faible et peu capable de remplir un cœur et d’arrêter les désirs d’une âme qui a un peu de vraie lumière. Continuez donc au nom de Dieu, et vous trouverez assurément que sa bonté ne vous trompera pas étant votre guide invisible. Selon le monde, et dans le temps présent, il faut voir où l’on va : pour ce qui est de Dieu, il faut marcher à l’aveuglette et par un chemin que l’on ne connaît pas. Marcher de cette manière c’est marcher sûrement et à grands pas ; car c’est courir en foi qui a pour lumière Jésus-Christ et pour soutien sa toute-puissance et son infaillibilité divine. Jugez donc, si une âme qui va de cette sorte, doit être assurée dans son incertitude et clairvoyante dans son aveuglement, et forte dans son incroyable faiblesse.

Tout le malheur des âmes en cette rencontre vient de ce qu’elles ne peuvent quitter le terrien, s’appuyant toujours sur ce qu’elles sentent ou ne sentent pas, sur ce qu’elles ont ou n’ont pas ; et ainsi elles sont toujours pauvres et différentes par la pauvreté, la faiblesse et l’aveuglement de leur sens, n’apprenant jamais qu’elles ont en Jésus-Christ par la foi, d’autres yeux pour voir et un autre pouvoir pour se soutenir etc. ; et que de cette manière c’est perdre infiniment que de ne pas faire toujours et en toute rencontre usage de cette foi, par laquelle toutes ces merveilles sont en actes véritables toutes les fois que l’âme le désire.

2. Ne vous étonnez donc pas si votre âme devient de plus en plus aveugle et faible pour se délivrer des distractions, c’est une marque qu’elle avance. Au commencement la douceur, la lumière et la facilité sont nécessaires, car comme les sens pour lors doivent faire la démarche vers Dieu pour quitter les créatures et l’impur, cela ne se peut que par un moyen proportionné à leur capacité, savoir sensible et matériel ; mais quand cela est en quelque manière effectué, pour lors Dieu, qui ne demande que notre perfection et qui, nous aimant infiniment, nous attire à Lui, donne à notre âme d’autres moyens. L’âme, ne sachant ce procédé, se tourmente et est fort étonnée, car la main qui donne ce présent se cache sous l’ombre des ténèbres, des distractions et des croix, si bien que l’âme devient fort peinée, croyant tout perdre, car elle perd sa sensibilité, sa paix et la possession de ses sens, qui tombent en distractions et dans la peine. Par là Dieu faisant évanouir et disparaître le sensible, insensiblement et en trompant amoureusement [334] l’âme, Il la fait passer du sensible spirituel, de l’aperçu à l’inconnu et de l’assuré par le sensible au très assuré par la foi.

3. C’est là le procédé de la divine Majesté, qu’Il ne changera jamais jusqu’à la fin des siècles, conduisant les âmes, ses chères et bien-aimées épouses, toujours du visible à l’invisible, de la possession à ce que l’on ne possède pas, afin que peu à peu Il les attire à Lui, qui est l’invisible. Ceci est d’une grande étendue et il y aurait de quoi faire un gros volume pour faire voir ce procédé de Sa divine Majesté. Ce qui embarrasse quantité d’âmes qui veulent toujours voir, goûter et se rendre assurées et qui, par là, se ruinent sans ressource, demeurant toujours en elles-mêmes et ne s’avançant jamais, ou bien très peu, dans les voies de Dieu. Ce que je dis est si vrai qu’il est sans aucune exception, supposé le dessein de Dieu de tirer une âme hors des sens, et par conséquent de la tirer à Lui.

Toutes les âmes ne sont pas conduites par là, car plusieurs demeurent dans les sens et par conséquent dans la lumière, la facilité et le repos : là elles peuvent opérer leur salut par quantité d’actes de vertu accompagnés de croix de diverses façons, conformément à leur état et constitution sensible. Mais supposé le dessein de Dieu de les aider non seulement pour les sauver, mais pour les perfectionner en Son union, il faut qu’Il les fasse passer absolument du sensible à l’insensible et de ce qu’elles possèdent à ce qu’elles ne possèdent pas, et ainsi qu’elles marchent par l’aveuglement, les sécheresses et les pauvretés.

4. Tout cela supposé comme très véritable [335] et d’expérience, ne vous étonnez pas si vous voyez et apercevez que plus vous désirez avancer et vous perfectionner en la sainte oraison, plus vous tombez dans la sécheresse, ce qui vous cause des distractions infinies et même l’incapacité pour n’en être pas toujours accablée et en toute rencontre, soit à l’oraison, soit aussi à la sainte communion et au reste de vos exercices. Plus même vous avancerez en mettant en pratique ce que je vais vous marquer, plus vous remarquerez que vous deviendrez sèche, pauvre, faible et accablée par les distractions, afin que peu à peu vous vous dépreniez de vos actes et de vos aides, pour pouvoir marcher à l’aveugle et en pauvreté. Car où notre propre lumière cesse et notre appui propre et soutien succombe, la foi prend la place et commence d’éclairer et de fortifier l’âme, de telle manière qu’à mesure que le premier succombe, l’autre se fortifie jusqu’à ce que la propre lumière et la propre opération est si absolument succombée, que Dieu soit vivant en foi dans l’âme : justus ex fide vivit454, le juste vit de la foi.

5. Comme jusqu’ici il était nécessaire de vous aider à purifier vos sens et vous faire marcher par leur aide ou Dieu vous veut, aussi l’on vous a ce soutenu dans les moyens propres pour cet effet, vous conseillant les bonnes pensées, les saints actes de volonté, lesquelles sont aidées, soutenus et augmentés par les bonnes vérités, prise pour sujet d’oraison et pour entretien, soit à la communion, durant le jour.

Vous souviendrez que l’on vous a [336] conseillé au commencement que vous vous êtes donné à la sainte oraison, de prendre de bons sujets d’oraison, pour éclairer votre raison et vous procurer de bonnes lumières, afin de soutenir votre volonté dans le désir de l’amour divin ; ensuite remarquant que cela s’effectuait, on vous a conseillé que puisque ces chose de trop de raisonnement vous devenaient à dégoût, à cause qu’elles n’opéraient plus en votre âme, de les simplifier et de vous contenter de quelque simple vérité, afin que vos sens se simplifiant, ils s’approchassent peu à peu de l’unique très simple et très féconde Vérité éternelle.

6. Ce procédé est nécessaire, car une âme dans la méditation qui avance vers Dieu, quoiqu’elle aperçoive que ses efforts et ses lumières diminuent, comme tout son marcher est de s’approcher de la vérité simple, aussi ne doit-elle pas quitter tout d’un coup ses vérités, mais peu à peu les simplifier, c’est-à-dire d’un grand raisonnement et de beaucoup de matières venir à un plus simple et de moins de matière, d’un sujet un peu plus simple à un autre encore plus simple, et ainsi de pas en pas des sujets encore plus simples à un très simple, jusqu’à ce qu’enfin l’âme perd toute facilité de sujet, s’approchant de la simple vérité qui est Dieu.

Combien d’âmes faute de cette patience et de cette prudence sous la conduite de quelque personne expérimentée, se précipitent et perdant les aides des lumières, s’égarent et n’arrivant jamais à la vraie simplicité de leurs actes, ne trouvent jamais aussi la vraie et simple lumière qui est Dieu.

Mais au contraire quand une âme disposée [337] par la vocation divine et par la conduite, comme je viens de dire, trouve que tous ses efforts sont inutiles, et que plus elle prend lumière plus elle est véritablement sans lumière, plus elle s’aide plus elle devient sans appui, et plus elle pense se remplir plus elle devient vide, s’accablant par là de distractions à cause du vide que son opération cause ; pour lors, si on lui a conseillé au commencement de soutenir son âme par des vérités, et qu’on lui ait appris peu à peu à se simplifier, afin de ne pas faire évanouir la vraie lumière ; ici on lui dit que cette sorte de simplicité n’est plus de saison sinon de fois à autres ; mais bien que comme Dieu lui marque par ces ténèbres, ce vide et ces distractions, qu’il la veut non dans la simplicité mais dans la nudité, pour lors elle doit contribuer peu à peu à y correspondre comme elle a fait dans l’état de simplicité.

7. Je dis donc qu’elle doit correspondre peu à peu afin d’entrer dans l’état de nudité, pour avertir que Dieu ne conduit pas tout d’un coup mais pas à pas, ne faisant pas comme la créature laquelle est toujours précipitée en ce qu’elle entreprend et désire : au contraire il agit avec poids et mesures de telle façon, que supposé que l’âme soit fidèle en cet état comme en l’autre, il la mènera peu à peu de degré en degré jusqu’au comble de son dessein. Au commencement il la mettra dans quelque nudité ou simple présence de Dieu en soi, mais pour peu de temps : car elle s’apercevra que n’ayant pas d’inclination à cette simple présence elle a ouverture à quelque simple vérité, et après elle reviendra de cette vérité à la [338] simple présence ; si bien que le commencement de cet état de nudité est une vicissitude, tantôt de vérité, après de nudité en simple présence : ainsi peu à peu Dieu se la retire de la simplicité première, pour l’établir dans la nudité ; et après l’y avoir établie, il fait encore quantité d’autres démarches pour l’y confirmer en l’aveuglant et la dénuant. De sorte que vous apercevrez au commencement de cette nudité, que l’âme prendra grand goût à être et à demeurer simplement auprès de Dieu en foi simple sans se peiner de prendre des vérités, et que le seul souvenir de sa liberté pour n’être plus contraint à en prendre, lui sera un grand goût et consolation : ce qui l’attirera à l’oraison et en la présence de Dieu durant le jour, lui étant facile de n’avoir que ce simple souvenir (sans ressouvenir) que Dieu est là ; de telle manière que cette simple présence lui donnera un simple goût de Dieu qui contiendra en soi, comme une manne céleste, tout ce qu’elle désire, sans cependant avoir rien de particulier, sinon une certaine joie, qui n’est pas sensible mais qui contente l’âme sans la satisfaire : car elle sent toujours, dès qu’elle est introduite dans cet état de nudité, un désir inconnu et comme insatiable de devenir de plus en plus nue et sans actes pour goûter ce plaisir en simple présence, si bien que toute sa satisfaction dans la suite est de se défaire et se dépouiller de tout pour demeurer en repos et quiétude, dénuée de tout.

8. Remarquez ce que je viens de dire, que dans cet état de nudité en simple présence et par conséquent dans l’état de foi, (car c’est ici que proprement elle commence,) il y a d’infinies démarches. La première donc est une vicissitude par laquelle l’âme a ouverture pour cette nudité ou simple présence, l’ayant parfois, et souvent ne l’ayant pas ; afin que par cette vicissitude l’âme apprenne à se disposer pour cette grande grâce, n’y allant pas par un appétit affamé et dévorant ; ce qui serait toujours accompagné de précipitation, et par conséquent de grande imperfection.

Quand l’âme par cette humble patience pour est introduite dans la présence de Dieu et aussi pour en être bannie et excluse quand Dieu le désire, a acquis une humble démission d’esprit, ce qui est la véritable disposition pour cette simple présence, pour lors étant façonnée et ajustée au bon plaisir divin, Dieu lui donne un second degré.

9. Mais afin de vous faire mieux comprendre ceci, remarquez que lorsque quelqu’un est reçu pour être officier du roi et servir sa personne, il commence par se façonner et s’instruire, pour le servir avec le respect et la soumission que le roi demande de lui dans l’état où il l’a mis. Il en arrive autant à l’égard de Dieu : toute la différence est seulement que c’est Dieu lui-même qui prend soin d’ajuster ses grâces pour former cette âme à la manière d’agir humble et respectueuse qu’il veut, ne lui souffrant aucune propre volonté par laquelle elle se puisse approprier aucune facilité ni grâce de cet état. Avant que l’âme soit suffisamment polie et ajustée pour cet effet, elle remarquera toujours des vicissitudes, ayant et souvent n’ayant pas cette simple nudité de présence : mais quand une fois l’âme est suffisamment humiliée et désappropriée, pour lors Dieu déploie sa bonté et l’introduit dans le second degré, qui consiste en l’épreuve de sa patience pour la dénuer du sensible plus parfaitement, lui ôtant encore davantage les lumières et les goûts de la volonté.

L’âme s’ajustant à cela, Dieu poursuit, et l’accable de distractions sans secours de son côté, l’âme ne pouvant s’aider de bonnes pensées ni de saint désirs, de telle manière qu’elle devient comme une personne estropiée sans bras et sans pieds, ne pouvant ni s’aider, ni marcher, et pour toutes choses ne pouvant que souffrir, accablée de coups de toutes parts ; ce qui s’effectue par les distractions et autres peines causées par les mauvaises productions de la nature non secourue de l’influence de Dieu.

Toutes ces démarches ne sont que des préludes des degrés infinis de nudité par lesquels l’âme est appropriée de Dieu pour Sa simple présence et très nue opération. Je m’arrête là, car en voilà assez pour vous donner présentement quelque crayon de ce que Dieu fait en cet état de nudité, afin de vous aider à vous y accommoder.

10. Qu’avez-vous donc à faire conformément à ce commencement de théorie, pour en venir à la pratique dans ce changement d’état ?

Premièrement. C’est de vous assurer fortement que Dieu vous ayant conduite par la simplicité précédente, Il vous devra conduire par cette nudité en foi et par conséquent qu’il vous faut travailler conformément à Son dessein.

Deuxièmement. Ne vous embarrassez plus de sujets : tâchez de vous mettre en foi en Sa simple présence, vous y tenant en repos et abandon, votre [341] cœur s’y contentant d’un simple regard amoureux, tantôt aperçu et d’autres fois non aperçu, et là recevant ce que Dieu vous y donnera, soit lumière ou amour ; et si Sa bonté ne vous donne rien, croyez que ce rien est plus que l’aperçu, vous en contentant, supposé que votre âme demeure en repos et abandon. Et si votre âme ne le peut, c’est une marque que Dieu désire que vous preniez quelque aide et que vous descendiez de ce repos pour envisager simplement quelques vérités qui vous aident à demeurer là en paix et abandon. Ne vous aidez que de simples regards amoureux qui marquent à la Bonté votre intime désir ; et si cependant Dieu marque de n’approuver pas ce parler de désir, cessez-le pour demeurer en simple attention soutenue de votre simple regard vers votre vérité. Mais si ensuite il s’évanouit et qu’il vous devient à charge, pour lors perdez-vous et demeurez sans lumière et sans goût en cette simple présence, soutenue par une foi générale que Dieu est présent, que vous êtes en Lui et qu’Il est en vous. Que si même cela vous fait peine par l’inclination secrète de votre cœur qui vous désire toute nue, toute simple et reposée, sans voir ni sans goûter Celui que votre cœur aime, laissez-vous là telle que vous êtes : il suffit que votre cœur aime sans savoir comment ; et même cet amour est plus véritable, moins il y a d’expression d’amour, n’ayant qu’un simple et secret enfoncement par lequel l’âme s’approche, ou pour mieux m’exprimer, désire être sans entre-deux auprès de Dieu. [342]

Troisièmement. Tout ceci ne se fait que peu à peu et l’âme fait longtemps oraison en simple présence, souffrant les divers changements avant qu’elle soit formée de cette manière.

11. Quatrièmement. Quand donc vous vous mettez en oraison, que faut-il faire ? Faut-il prendre encore un sujet ? Non ; quoi donc ? Y aller par où l’on est, car comme Dieu est en tout lieu et que Son centre est partout, tout conduit à Dieu et tout chemin va à Lui, supposé que l’âme en ce degré de nudité vit en Sa présence soit dans la solitude ou dans l’action. Il faut donc aller à l’oraison par où l’on est, c’est-à-dire n’y porter que sa simple présence en abandon, souffrant l’état où l’on est, demeurant là humblement de cette manière ; et au cas que la nature se laissât accabler par le travail du chemin, par exemple qu’elle se laissât trop divaguer par les distractions, pour lors il faut par un simple ressouvenir ou regard amoureux en Dieu se réveiller et écarter de cette manière ses distractions, non directement les combattant de front mais en les outrepassant, pour demeurer simplement et nuement en repos en Dieu.

12. (5.) Quand il faut aller à la sainte communion, ne faut-il pas changer d’exercice par le respect et la révérence du Dieu que l’on va recevoir ? Non ; il faut faire comme à l’oraison, ou pour mieux dire, il faut continuer son oraison pour préparation et action de grâces à la sainte communion.

(6.) Sixièmement. Mais quoi ? Cette préparation et l’action de grâce sont-elles suffisantes ? Ne serait-il point plus à propos, à cause de la dignité de l’action, de faire comme en l’état et degré de [343] simplicité, savoir de prendre quelque chose afin d’exciter l’âme ? Non : un Dieu ne peut jamais être mieux reçu que par un Dieu ; et comme, par l’état de nudité, Dieu peu à peu va dénuant l’âme d’elle-même et de son opération pour la joindre à Lui, c’est un Dieu recevoir un Dieu [sic] que d’agir de cette manière, quoique même ce soit encore imparfaitement, l’âme n’étant que dans le commencement de la nudité.

13. (7.) Mais enfin durant le jour où l’on est distrait par divers embarras, et dans les occasions de pratiquer quantité de vertus selon les occurrences journalières, cette simple présence, cet abandon et nu repos, peuvent-ils suffire pour donner les lumières pour les vertus, et la force pour les occasions dans les tentations et les diverses occurrences où il y a à mourir et à se combattre ? Oui ; et ce serait tout perdre que de changer de procédé, d’autant que, comme Dieu en cet état commence d’être la lumière et la force de l’âme, c’est reculer et boucher les yeux à la lumière que de se retirer de cette simple présence en repos. J’en dis autant du combat : c’est quitter la force que de ne pas combattre de cette manière, pour prendre l’idée et le soutien de ses actes par appui en soi.

14. (8.) Mais quoi ? Durant tout le jour, faut-il être toujours en cette simple présence, en repos et en abandon ? Comme je parle à une âme qui a cette vocation de Dieu, je lui dis qu’il le faut, et là elle trouvera plus de liberté d’esprit, plus de gaieté et sera sans comparaison plus infiniment plus sans embarras que si elle prenait quelque chose. Ce n’est pas de même des âmes qui se mettent et se tiennent [344] en la présence de Dieu par pratiques, ce qui est bon passagèrement, car si elles voulaient l’avoir continuellement comme celle pour qui je parle, elles se sécheraient la tête et peut-être intéresseraient fort leur santé. Mais pour les âmes de ce degré, elles n’ont qu’à s’ajuster à Sa divine Majesté afin d’aller peu à peu et selon les degrés par lesquels Il les conduira. Car Il les mènera insensiblement et sans s’en apercevoir jusqu’au degré le plus pur de cette nudité, leur faisant pour cet effet expérimenter toutes les sécheresses, distractions, abandons, croix et pertes d’elles-mêmes qui sont nécessaires pour peu à peu les dépouiller et les rendre nues et simples, afin de les perdre dans Sa divine lumière.

15. Il faudrait un gros volume, seulement pour vous crayonner grossièrement tous les divers passages ; ce qui serait d’une grande consolation. Mais l’âme, commençant d’être entre les mains de Dieu, n’a qu’à avoir patience et à s’y laisser, et assurément Il la portera où Il la désire. J’avertis seulement cette âme qu’elle ne croie jamais être hors de Sa main pour être en ténèbres et en distractions, mais plutôt qu’elle s’assure bien, sans le comprendre, que de ne point voir, c’est voir ; ne rien avoir, c’est tout avoir ; ne savoir où l’on est, c’est être en assurance et perdre tout, c’est trouver le tout, d’autant que jamais aucune âme n’ira à Dieu et n’y arrivera, et par conséquent ne sera introduite dans cet état de nudité ni le parcourra, que par la foi, et ainsi en ne voyant, en ne goûtant et en n’ayant rien. Une âme arrivée voit cela si raisonnable qu’il n’y a rien de plus clair et facile en la vie, mais [345] pour les âmes qui marchent, c’est tout le contraire : car autrement elles seraient arrêtées, d’autant que, pour lors, être arrêtées, c’est être en lumière, en assurance et posséder sa voie. 1670.455

3.58 Degrés pour arriver à la vie spirituelle

L.LVIII. Des divers degrés par lesquels Dieu conduit l’âme à la vie spirituelle, savoir 1. Par de bonnes lumières, 2. par l’état passif en lumière divine, et enfin 3. Par la lumière obscure du fond, qui, par bien des croix et des tentations, opère l’anéantissement et la mort totale, suivi de la véritable vie de Dieu.

1. Continuez à vous laisser en abandon à Dieu,456 car autant que vous y serez fidèle, autant Il prendra possession de vous : c’est Son ordre sur vous. Quand Dieu veut opérer par Lui-même, ou bien pour mieux parler, quand Il Se veut rendre présent par Lui-même en une âme, elle n’a qu’à donner place à cette adorable Présence ; et cela se fait en cessant d’être et d’opérer. Cessez d’être vous-même afin que Dieu soit ; cessez d’opérer afin qu’Il opère. Mais cette opération au commencement donne la mort ; et tous les petits entretiens que nous avons eus ensemble n’ont été que pour l’éclaircissement de cela.

2. Car il faut que vous remarquiez que, dans chaque état où l’on passe, il y a deux choses à considérer, et fort nécessaires, à savoir : la première, la certitude d’y être et sur cela, vous ne devez point vous en mettre en peine ; la seconde, l’éclaircissement de cet état et ce [346] que c’est, et nous en avons parlé. Car pour toutes les dispositions et les changements qui arrivent en cet état, il serait impossible de vous les dire ; il faut en cette rencontre pratiquer le conseil de M. de Sales : quand vous êtes embarqué dans un vaisseau, vous n’avez qu’à y vivre et à laisser faire les tempêtes et les orages qui y peuvent arriver. Étant éclairci du fond de l’état, il faut marcher ; et c’est providence, quand de fois à autre on a quelque éclaircissement, particulièrement en cet état de mort où il y a tant à souffrir. L’âme étant encore toute à soi-même, car c’est la cause de sa douleur, elle a tant à mourir et à tant de choses, qu’il est difficile d’en bien parler. Je désire cependant vous en dire quelque chose.

3. Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.

Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs de glorifier Dieu en foi, et de Le faire glorifier en autrui. Et l’oraison de cet état est de plusieurs sortes, car en ce degré il y en a plusieurs subalternes. La première est la méditation ; et quand l’âme y a été fidèle quelque temps, Dieu ordinairement lui départ la seconde, qui est l’oraison d’affection ; et ainsi Il la rend capable de plus de lumière et d’amour pour Lui, après plusieurs fidélités en ce degré qui purifie beaucoup l’âme, particulièrement des choses du dehors. Car comme nous remarquerons ensuite, ces oraisons-ci ne portent pas bien leur lumière au fond et à l’intérieur de l’âme ; leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme, quoique véritablement il semble [347] à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au-dedans, et que c’est tout ce qui se peut faire de bon, que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir aux gros péchés, aux affections grossières des créatures ; de faire désirer et aimer Dieu tellement quellement, beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet, d’autant qu’elle fait souvent des chutes.

Le second degré qui suit, et qui est comme une récompense de ce premier, est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté de Dieu et la beauté de la vertu, leur donnant quantité de éclaircissements sur la voie d’aller à Dieu.

L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend : on devient généreuse à se combattre, on hait le monde ; et enfin quand une telle âme débite son intérieur, et que l’on voit la diversité de son beau meuble, la ferveur avec laquelle elle court, et veut Dieu et les choses saintes, la haine que l’âme a contre soi, le désir de la pure perfection, on jugerait que la voilà arrivée. Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas [348] encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au-dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir.

Jusqu’ici l’on n’a pas parlé de mort, sinon en lumière. On a bien parlé de se mortifier et de se purifier ; mais Notre Seigneur changera bien de leçon avec l’âme qui veut Le suivre et à qui Il veut faire monter le troisième degré.

5. Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. Avant ceci elle ne voyait dans ses passions et puissances que des immortifications et petites saillies ; mais à présent il lui semble que toutes ses passions sont vivantes, et la vie propre maligne de son âme commence à lui paraître ; elle ne sait ce que sont devenues ses lumières, elle se trouve plus malicieuse que jamais. Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur, elle pense faire revenir ses lumières, mais en vain ; elle fait quantité d’actes d’amour, de résignation, de désaveu et autres, pensant s’en remplir et étouffer par là la malice prodigieuse de soi-même, qui ne paraissait pas auparavant ; et plus elle va, bien loin d’y remédier, plus elle paraît. Au commencement elle travaillait à se mortifier, et les lumières qu’elle avait l’y sollicitaient ; mais à présent elle voit bien qu’il faut changer de batterie, et qu’il faut se faire mourir.

6. Car vous remarquerez que c’est une divine lumière obscure et inconnue, qui est donnée [349] à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances, et fait voir ainsi leur vie et malignité. Mais l’âme qui ne connaît pas la qualité et les effets de cette divine lumière, en est tout étonnée, d’autant que comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors, ainsi que nous avons dit, celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. Et quand une âme peut trouver quelque serviteur de Dieu qui voit cette lumière et qui la puisse découvrir, c’est une miséricorde, car il l’instruit de ce qu’elle a à faire pour la bien recevoir et lui enseigne ses effets. Car tout de même comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération, qui n’est pas sans beaucoup de peine, à cause du vide, de la mort et de l’anéantissement qu’elle opère en l’âme en laquelle elle est.

7. Ici l’on ne parle que de mourir à tout, l’âme y étant continuellement sollicitée ; et elle ne sait comment ; et quand elle voudrait, elle ne saurait faire autrement. Elle n’a nulle lumière, ce lui semble ; et cependant elle ne se saurait passer de désirer Dieu ; elle voudrait continuellement aimer et ne comprend pas comment ; elle est sollicitée à une continuelle oraison et n’en saurait faire ; elle veut être toute pure, ne pouvant souffrir aucune ordure, et elle en est à ses yeux et en paraît toute pleine ; elle aime et désire infiniment la mort totale de soi-même, et cependant si elle faisait réflexion sur soi, elle la hait ; elle est [350] toute pleine de Dieu, et en est (ce lui semble) toute fidèle ; elle a de fois à autre quelques éclairs de Dieu en cet état, qui semblent un merveilleux goût pour elle ; mais c’est peu souvent.

8. Que doit faire une personne en cet état ? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu ; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. Qu’elle ne combatte point tant, mais plutôt qu’elle se résolve à tout ; cette résolution n’est que le commencement ; il faut venir à l’effet.

Combien pensez-vous que cette mort est longue ? Cela est prodigieux. Mais peut-être me direz-vous : « Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir ? » Ce n’est pas vous, chère sœur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge : car cette lumière ici est effective et fait ce qu’elle montre quand l’âme est passive pour elle. C’est pourquoi je ne pense pas que l’on puisse dire toutes les morts que Dieu fera dans une âme, car c’est Lui qui les fait. Mourez et mourez, mais passivement, sans savoir comment, car vous ne mourriez pas en cet état si vous le saviez. Il faut mourir à tout.

9. Après un long temps de mort, et que l’âme y a été bien fidèle, et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son [351] intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale ; Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait, soit vers Son humanité ou vers la sainte Vierge et les saints ; tout cela est tari dans son esprit ; elle ne peut plus s’y appliquer comme elle avait accoutumé et même plus elle va, plus ceci lui est ôté. Mais ce qui est bien plus, elle avait parfois recours à quelques prières, à quelques applications intérieures par actes ; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse ; et de plus elle y découvre tant d’impuretés qu’elle voit que c’est tout à fait par elle-même, et que ce n’est pas Dieu qui en est le principe ; et cela elle le sent. Elle se tourmente pour avoir dévotion aux saints, car elle en a scrupule autrement ; et cependant elle est peinée si elle le fait. Toute la conduite ordinaire la condamne : elle craint. Elle a de plus désir de faire quelques prières, émue par son besoin et cependant elle ne saurait. Que fera cette pauvre âme en cet état ? Car si elle consulte quelqu’un, si ce n’est quelque personne expérimentée, elle sera encore plus peinée que si elle ne prend personne. Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout. Il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter ; mais avant qu’elle soit vide en fond et totalement de tout ce qu’elle a de propre, ô qu’il y a de temps à passer, qu’il y a de croix a porter !

10. Si la divine Providence permet qu’elle trouve quelqu’un qui ait la vue propre à voir [352] la divine lumière et qu’il la découvre en elle, il assure qu’elle est bien, qu’elle doit se laisser dépouiller et tout ôter et qu’elle n’a pas à se mettre en peine ; que plus Dieu la dénuera, plus elle sera heureuse. Au commencement elle ne comprend pas ce langage, quoique cela entre dans le cœur ; elle ne voit pas encore le Mystère, savoir comment ce dénuement et cette simplicité que la lumière divine fait en elle, contient les saints et toutes leurs dévotions, les prières et tous les actes. Mais peu à peu par la soumission et la fidélité à l’oraison, elle apprend par expérience ce qu’au commencement elle ne goûtait que par son instinct intérieur, et par la mort d’elle-même, ne désirant et ne pouvant sans violence faire davantage ; et sa plus grande et longue mort lui fait de plus en plus expérimenter la vérité de ce procédé.

11. Mais Dieu qui est un Dieu d’amour, et qui ne Se contente pas d’avoir une vie telle quelle en la créature, principalement quelques-unes (car je ne crois pas que tout le monde soit appelé ici, je crois au contraire que c’est un don et un grand don), départ encore une grande faveur à l’âme. Car si ce que j’ai dit doit être nommé une faveur, ce que je vais dire doit être appelé un miracle de faveur, savoir les tentations et les peines tant intérieures qu’extérieures. Car il faut savoir que l’âme dont je parle, étant tellement en agrément de Dieu, Il ne permet pas qu’il lui arrive de petites croix, sans que ce soit une grande miséricorde : car c’est un surcroît de faveur, qu’elle lui est donnée pour la porter ; et plus elle est grande, plus [353] aussi est grande la faveur : comme l’or, plus il est mis dans le creuset, plus il est purifié ; et ce lui est en quelque façon multiplier Ses faveurs. Il en est de même de l’âme : plus elle est tourmentée et diversement même, plus les faveurs et miséricordes de Dieu vers elles sont grandes.

12. Il lui arrive donc souvent, au commencement, des doutes, si c’est sa grâce de marcher ainsi, si elle ne s’y est pas introduite, si on ne s’est pas trompé en lui conseillant ; et comme elle n’est pas impeccable, ses petites chutes lui sont une grande croix, aussi bien que la révolte de ses passions et la sensibilité où elle est, car elle se verra quelquefois plus vive qu’elle n’était au commencement. L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie ; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue ; elle les voit si patientes et elle est si prompte ; toutes ces choses lui sont des croix et des morts étranges. Et ce qui pis est, elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout ; et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée, car elle voit bien que c’est par elle-même ; et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résout donc de plus en plus à mourir et se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle.

13. Mais ce n’est pas tout, le diable s’en mêle, mettant quelquefois dans l’esprit et les sens de cette pauvre âme tant de vilenies et de pauvretés que cela est incroyable. Quoi ! Ne [354] se pas remuer pour cela ! Ce serait une chose étrange, car il n’y va pas de moins que d’un péché mortel. Courage : mourez et ne vous remuez pour rien ; et vous verrez que ce n’est qu’une ombre ou une fumée qui paraît en vous, non plus que les autres tentations et vexations qu’il vous fera. Car il remplira quelquefois tout votre esprit de chagrin contre votre prochain, tout vous ennuiera, toutes les actions des autres vous déplairont, un million d’affaires extérieures vous accableront, avec un labyrinthe intérieur d’y donner ordre, et tout ensemble une nécessité d’y travailler sans délai et cependant une impossibilité de le faire ; tout cela, afin de mettre votre âme en soin, et ainsi de la désoccuper de cette manne sacrée qui l’occupe, dont il n’en peut avoir connaissance. Il fera parfois en quelques-uns des choses étranges à l’extérieur, des formes, des bruits, des tumultes et des peines ; et tout cela pour les multiplier afin de les faire déchoir de la simplicité et unité, dans laquelle il présume bien qu’ils sont.

14. En tout ceci, c’est une chose admirable si l’on en échappe et si l’on demeure ferme et constant dans sa mort et son anéantissement, mourant à tout, à salut, à perfection, à dévotion, à espérance, enfin à tout, pour vivre sans vie, voir sans voir, être tout n’étant rien, car ceci n’est point concevable, sinon à celui qui le goûte et qui en a expérience. Ainsi notre chère sœur, il ne faut pas montrer ceci, sinon à celui qui a la grâce pour cela et qui est appelé ici ; chacun a sa grâce ; et ces avis ruineraient une âme dont ce ne serait pas la grâce.

15. Je voudrais bien vous parler un peu de la vie qui suit cette mort ; car Dieu ne tue que [355] pour donner la vie ; Il ne prive et ne dénue que pour remplir et même en surabondance ; Veni ut vitam habeant et abundantius habeant457. Comme cette mort est toute angoisse et peine, étant un état de purification et ainsi un état pénible, c’est le purgatoire de cette vie et principalement de celle qui va suivre après cette mort spirituelle. Car je crois que chaque état a le sien proportionné à son degré de perfection : c’est ce qu’expérimentait sainte Thérèse.

Mais comme ce n’est qu’une lettre, je finis ici ; cependant comme Notre Seigneur a uni nos âmes en Lui, où tout est commun. Quand Il vous aura fait la grâce de vous donner cette vie, je ne manquerai pas de vous dire mes petites lumières que Notre Seigneur me donnera. Adieu en Dieu. [355]

3.59 Trois degrés du don de la foi.

L. LIX. De trois degrés du don de la Foi, dont le premier est simplement actif, le second conduit au repos, et le troisième dans l’abîme divin de Dieu même, mais toujours en perdant et anéantissant l’âme de plus en plus. Avis de conduite sur plusieurs peines et doutes.

1. Quand une âme est appelée à la voie de la foi et qu’elle en a reçu la certitude, elle doit mourir infiniment et incessamment à son esprit, et à ses appuis ; autrement son esprit lui est une source de peines et bien souvent la cause de son total retardement. La simplicité d’esprit et de cœur est donc le fonds où cette semence croît, et se fortifie peu à peu et fructifie. Faute de se simplifier, on ne fait que faire et défaire ; et enfin l’esprit et la nature [356] sont des sangsues qui consument les grâces qui viennent immédiatement de Dieu, et aussi toutes les lumières et instructions que sa bonté nous fait [sic] donner : ce qui est cause que l’un ni l’autre ne s’en fortifient, mais qu’ils sont toujours de plus en plus affamés. La simplicité d’esprit et de cœur remédie peu à peu à ce malheur, et fait faire usage de cette grâce, faisant avaler et consumer un million de croix, d’incertitudes, et de peines, qui sont inséparables de cette voie de foi ; je ne dis pas seulement en son commencement, mais encore durant toute la voie, qui dure autant que l’âme est en la terre.

2. Et pour être plus clair, et me faire mieux comprendre, il faut savoir que le don de foi a trois degrés. Le premier est actif, par lequel il fait faire usage à l’âme de ce qu’elle est, en simplicité ; et ainsi la rendant simplement active, il la fait insensiblement courir après Dieu, lui donnant un certain désir de Dieu, et une faim de le contenter : ce qui ne cesse en l’âme jusqu’à ce que la foi ait épuisé activement et simplement toute son activité et sa vertu ; dont l’âme s’aperçoit lorsqu’enfin elle voit bien qu’il lui faut rendre les armes, comme si elle disait : j’ai beau chercher, désirer, faire Oraison : je ne saurais trouver. Cependant sans perdre courage, insensiblement elle tombe dans le désespoir d’elle-même, étant convaincue peu à peu qu’elle n’y peut rien ; et ainsi elle se laisse là comme une chose inutile en paix et en abandon, affamée cependant de faire toujours son Oraison, et d’être en son silence, et de se précautionner par la solitude et la garde de son âme ; mais tout cela comme si cela ne [357] valait rien, et comme inutilement.

3. Étant demeuré [e] désespérée de soi-même un long temps, Dieu insensiblement, et presque sans qu’elle s’en aperçoive, la réveille ; et ainsi le second degré de la foi commence, qui n’est pas plus lumineux que l’autre, mais qui a pour effet en l’âme un certain repos et une paix qui insensiblement croît. Il ne faut pas penser que l’âme soit sans incertitudes, sans des peines de toutes sortes durant ce degré : au contraire comme l’âme y a moins de son actif, par conséquent aussi a-t-elle plus de frayeur de se perdre, mais Dieu opérant en l’âme par la foi, est impitoyable. Ce qui est cause qu’il faut qu’elle vive de la mort continuelle, qu’elle voie [subj.] en se crevant les yeux, et qu’elle aime sans aucun goût. Cependant quand l’âme est fidèle, peu à peu la foi la conduit, et la mène où Dieu est ; In pace locus ejus458, la paix est sa demeure.

Mais, me direz-vous, ces âmes qui sont donc conduites par la foi dans ces deux degrés, sont-elles longtemps à marcher cette route [sic] ? Oui, elles y sont quelquefois quinze et vingt années, je dis, même les plus favorisées ; étant toujours cependant libre au bon Dieu d’accourcir et abréger ce temps, en augmentant les peines, et faisant par l’intensité ce que l’extension aurait fait.

4. Mais enfin quand par ces deux démarches la foi a heureusement mis l’âme en Dieu, elle lui en donne la jouissance, (qui est le troisième degré). De vous dire le comment, cela n’est pas possible dans cette lettre ; il suffit de vous qu’elle le fait. Mais croyez-vous que ce soit plus lumineusement et plus sensible [358] ment que dans les deux degrés précédents ? Non ; tout au contraire, comme l’âme est pour lors forte, elle est capable de goûter de la foi nue et sans voile : ce qui est cause qu’elle [sujet ?] se donne à elle [objet ?], et la [l’âme ?] conduit dans cet abîme divin de Dieu lui-même, non par lumière et goût, mais par elle-même [la foi ?] ; et cela lui est une peine qui ne se peut exprimer. Elle a donc un paradis sans en jouir, et elle est possédant peu à peu toutes choses sans en avoir le domaine. Il faut par nécessité être en ce degré pour savoir l’état crucifiant où elle est.

5. Ceci paraît bien différent du sentiment de plusieurs Écrivains [E maj.] qui décrivent ce troisième état comme un Paradis regorgeant de consolations, de dons, et de merveilles. Tout cela est vrai en la manière de la foi, et non comme on le comprend souvent : ou bien ils ne parlent pas de ce don de foi pure et nue, et de ce degré de jouissance de Dieu ; mais d’une autre grâce, qui ennoblit l’âme, et la relève par des dons et des grâces. Mais celui-ci [ce degré, cet état] tire l’âme de son être et de soi-même pour la perdre en Dieu même ; si bien qu’il est très vrai ce que je vous ai voulu dire [sic], en vous parlant de ces trois degrés de la foi. Tant s’en faut qu’il faille moins se perdre : au contraire plus elle va, plus il faut redoubler sa perte, et l’anéantissement de soi-même, jusqu’à ce que la foi ait tellement perdu l’âme dans l’abîme divin, qu’elle ne se voie [subj.] jamais, ni qu’elle ne se puisse jamais retrouver, quoique ce soit non pour elle mais pour Dieu même ; c’est-à-dire que Dieu est là, et [qu’] elle n’est plus. Il y a lumière, il y a amour, et enfin il y a jouissance, non de quelque chose, mais de Dieu même en tout lui-même, sans qu’elle s’y trouve [359] ; car si cela était, ce lui serait une peine extrême. La lumière ne lui est consolante, quoiqu’infiniment en quelque manière étendue, puisque Dieu même est sa lumière et son amour ; le sien [son amour] n’est pas là cependant. C’est l’amour divin même, par lequel Dieu s’aime et jouit de soi-même ; elle [l’âme] n’y a rien de propre. Enfin Dieu est lui-même tout en elle, autant que la grâce et la foi le sont dans les âmes de ce degré, mais sans aucune consolation ni jouissance qui soit propre à l’âme : au contraire c’est son bonheur qu’il n’y en ait pas ; sa joie étant qu’il se connaisse et s’aime uniquement : elle tend pleinement dans le néant.

6. Voilà vraiment un petit crayon de l’ouvrage de la foi dans ce troisième degré, et qui n’est rien de ce que l’on en peut dire, au milieu des ténèbres et obscurités de la foi jouissante de Dieu. Car comme je dis, tout cela n’est que pour vous convaincre qu’il ne faut jamais s’étonner des obscurités, ténèbres, incertitudes, et dégoûts ; puisque c’est le bonheur de cette grâce, supposé la vocation.

Vous me direz peut-être en passant. Toutes les âmes qui marchent dans les premiers degrés, peuvent-elles espérer d’arriver [sic] à ce troisième ? Elles le doivent assurément, mais avec résignation : car si elles n’y arrivent en cette vie, elles en jouiront dans l’autre en la manière dont je vous viens de parler. Car comme la grâce est la semence de la gloire, selon qu’a été la semence en cette vie, sera aussi la jouissance de la gloire.

Et remarquez qu’un grain de froment, ou quelque autre semence contient en soi un chalumeau459, et enfin un épi : ainsi quoiqu’une âme [360] en cette vie ne soit que dans le premier degré de la foi par don, y étant fidèle et mourant, elle jouira de la béatitude selon cette grâce, par la raison que je viens de dire. Une autre âme qui serait au second degré, et qui y mourrait, en jouirait davantage : et ainsi de toutes les âmes qui ont le bonheur d’avoir part à cette vocation, et qui y sont fidèles. Cela s’entend mieux par l’expérience que par les paroles : mais cette vérité peut servir à consoler et à encourager ; car elle est très certaine. Continuons la réponse à votre lettre.

7. L’obscurité qui est en votre esprit, et aussi le peu de courage que vous avez pour vous simplifier, et vous perdre avec ses ténèbres, sans savoir où vous allez, et [sans savoir] où vous vous perdez, est la source de vos tentations ; car la nature qui s’aime en toutes manières, craint la damnation et tout le reste qui lui peut causer peine. Ne vous étonnez pas de ces choses ; mais plutôt prenez de là occasion de vous perdre davantage dans l’obscurité, sans savoir, ni pouvoir savoir où vous allez, ni ce que vous deviendrez : ne travaillez nullement à apaiser ni à guérir la nature en cela ; car c’est tout gâter, et jamais vous n’auriez fait, y ayant toujours quelque chose de gâté.

Le Diable qui est celui qui perd le plus par cette voie de foi, d’autant qu’il n’y voit goutte, travaille incessamment en toutes manières, se servant de la nature et des faiblesses qu’il fait en elle : mais le remède à tout cela est de le négliger, et tout sacrifier ; eh bien, si vous êtes trompée [fém.] qu’importe ? Il ne faut laisser à la nature aucune porte de refuite, afin qu’elle se perde sans ressource [sing.] en la foi, et qu’elle suive [361] la foi, qui nous est donnée comme un don et un gage de l’amour infini de Jésus-Christ.

8. Pour ce qui est de la troisième peine touchant l’emploi de vos puissances sur la sainte Écriture, c’est un combat ordinaire, causé par la raison, et par les Pères spirituels, qui n’ont pas la lumière et l’expérience. Ils disent souvent que c’est se perdre que de marcher par cette voie de foi ; et que c’est au contraire marcher sûrement que de s’occuper solidement sur [sic] la sainte Écriture ; que l’on a Jésus-Christ et la sainte Église pour caution de la vérité de cette seconde voie. Cela est vrai, et les âmes qui n’ont pas consommé ce moyen, ou que Dieu n’a pas par grâce spéciale fait passer vitement par là, s’en doivent servir, et ils [sujet ?] font très saintement ; et ce serait se perdre que de faire autrement. Mais pour celles [les âmes] à qui Dieu a donné le don de la foi, et qui en sont certifiées460, elles y perdent tout. Car comme vous me dites, quand on est arrivé en un lieu, l’on n’en sort pas pour y rentrer, le chemin pour y venir est consommé, et ainsi il faut jouir du labeur et du travail. Enfin, il y a une infinité de raisons convaincantes pour faire voir que quand l’âme est arrivée au degré de foi où vous êtes, il faut s’en servir ; que cette foi contient admirablement la sainte Écriture [ms., sainte Écriture] ; et que l’âme qui en jouit a respect pour elle, et en tire fruit en sa manière ; et qu’elle est le fondement qui soutient sa foi : sans que l’âme s’applique distinctement à tout cela, sinon lorsque Dieu l’y applique par la foi.

9. Le tout consiste au don ; et une âme qui prétendrait marcher par la foi sans en avoir [362] le don, ferait tout de même que si elle marchait en pleine nuit, s’imaginant qu’il est jour et qu’elle voit la lumière du jour. Et c’est ce qui trompe bien des âmes, qui pour avoir lu quelques livres, ou avoir entendu quelqu’un parler du don de foi, croient l’avoir ; ne faisant différence entre ce don de foi qui fait l’Oraison, et la foi qui nous fait Chrétiens. C’est la même, et ce n’est pas la même : c’est la même ; car assurément c’est elle dont nous avons reçu l’habitude au Baptême, mais réveillée par une grâce spéciale : et par là on voit la différence. D’où vient que les âmes qui sont assez heureuses d’être éclairées de ce divin don dans tous ses trois degrés, voient admirablement le grand don du Baptême, et que proprement l’âme étant faite Chrétienne, y a reçu la semence de tout ce dont elle jouit par le troisième degré : si bien qu’elle reçoit grande consolation de voir dans la sainte Écriture, et dans les Pères, ce qu’ils disent du Baptême comment l’habitude de la foi, et les autres dons, et spécialement la communication de la sainte Trinité y est donnée à notre âme, étant incorporée en Jésus-Christ. Et l’on ne saurait croire, sinon par expérience, comment ce don de foi en ce degré, a en soi les dons du S [aint] Esprit, toutes les vertus, ou plutôt ou pour mieux dire, comment la foi fait trouver Jésus-Christ, la Ste. Trinité, et en Jésus-Christ tous les dons. Cela est inexplicable, mais très vrai, très réel, et moins difficile, à qui Dieu le donne, que n’est au commencement une considération sur quelque vérité de la vie de Jésus-Christ. Et c’est pour lors que l’on trouve que la science des Sts. Pères [363] est très agréable à ceux qui ont ce don et qui ont étudié. Ô que si les Docteurs qui se cassent la tête à force d’étudier, étaient assez humbles pour se donner à la sainte Oraison ! recevant ce don, ils auraient dans la suite une joie admirable en parcourant ce troisième degré, voyant à découvert ce que leur science ne fait que très grossièrement leur bégayer, faute d’avoir des yeux et des oreilles pour le voir et l’entendre ! Mais laissons cela là : le plaisir est d’en jouir sans se mettre en peine du reste, sinon de se perdre sans se trouver jamais si l’on peut.

10. Selon ma pensée que je soumets en toutes choses, vous devez toujours compter sur un fondement, qui est que Dieu désire et demande de vous que vous préfériez votre soulagement à bien des vues que vous auriez et croiriez raisonnables pour votre Communauté. Cela supposé, je ne crois pas que vous devez faire ce que vous me dites, d’autant que c’est un bien plus grand et général pour votre Communauté, de vous conserver en vie dans ce temps où nous sommes, que de vouloir contenter et satisfaire deux ou trois estropiés de cervelle qui ne savent ce qu’ils veulent ; il faut charitablement les supporter dans leurs pensées, car ce sont des enfants qui ne savent ce qu’il leur faut. 23. Fév. 1669. [364]

3.60 Avis pour l’état de la foi nue

L.LX. Avis pour l’état de la foi nue. Indifférence pour l’oraison ou l’action. Abandon à la providence de moment en moment. Remédier aux défauts en simplicité et unité. Opérer en l’unité divine, et comment l’âme y est élevée par degrés.

1. J’ai beaucoup de joie d’apprendre que votre santé est meilleure ; j’en bénis Dieu de tout mon cœur et le prie qu’Il vous la continue et augmente, cela étant fort nécessaire pour faire fructifier l’oraison et la grâce que Sa bonté infinie vous a donnée.

Pour ce qui touche votre oraison, comme en cela consiste le principal de vos affaires et du bonheur que vous pouvez et devez espérer en la vie, aussi je veux m’y appliquer davantage pour répondre à toutes vos difficultés.

2. Servez-vous de la providence présente qui vous donne le moyen d’avoir plus d’oraison qu’à Paris. En ces rencontres il faut s’ajuster à la divine Providence laquelle nous conduit comme elle désire et comme elle voit que nous en avons besoin : quand elle nous donne le moyen de faire beaucoup d’oraison, il faut s’en servir ; et quand elle nous ôte le temps, il faut en être content et s’y rendre avec égale paix et soumission. Souvent l’âme demeurant également en paix et en abandon dans l’occupation comme dans la solitude, reçoit autant par l’une que par l’autre, car Dieu ne regarde que l’anéantissement du cœur pour Se communiquer. Il est vrai que quand l’âme n’est pas encore suffisamment simplifiée pour pouvoir être dans cette égalité [365] d’esprit, pour pouvoir être haut et bas, la solitude et le temps facile pour faire oraison lui est plus avantageux ; et ainsi elle doit être fort fidèle à en faire usage. Car par son moyen peu à peu elle se simplifie, se dénue, et meurt à soi, et ainsi est appropriée pour être et demeurer indifféremment en la main de Dieu, pour être et faire ce qu’Il veut ; et pour lors tout lui devient indifférent, car tout lui est égal, Dieu étant le principe de tout.

Les personnes qui ne savent pas le secret de la divine Sagesse, pèsent la grandeur et l’excellence des choses par ce qu’elles ont de grand en elle, qui est cependant le moindre ; et ainsi elles jugent la sainteté d’une action la voyant plus relevée et plus vertueuse extérieurement. C’est bien quelque chose assurément ; mais ce n’est pas le principal dans les âmes que Dieu dénue pour les anéantir, dont les actions sont plus ou moins saintes et relevées, plus ou moins elles les font en anéantissement, et par conséquent plus ou moins Dieu en est le principe. C’est donc là la grandeur cachée et inconnue de chaque chose.

Comme Dieu vous conduit et vous désire dans ce néant, laissez-vous conduire à Sa providence ; et ainsi prenez et jouissez de la solitude et de l’oraison autant qu’elle vous en donnera le moyen.

3. Par ce même principe, et en cette même conduite, vous devez être humblement abandonné entre les mains de Dieu pour recevoir les croix et telles croix que Sa bonté voudra vous donner, vous y laissant suavement tout le temps qu’Il désirera. Votre âme ne doit pas tant regarder la croix qui la peine que la main [366] qui la frappe, et ainsi se laisser travailler à Dieu comme il Lui plaît : Il prend parfois Son ouvrage, tantôt Il travaille à autre chose ; et ainsi il faut être dans une souplesse et dans un ajustement égal à celui d’un ouvrage que fait un lapidaire ou un orfèvre qui y travaille selon son idée. Il fait tantôt une chose et tantôt une autre ; même Il travaille un temps à un ouvrage et quelquefois Il le laisse et travaille sur un autre. Que fait cette pierre que l’ouvrier polit et travaille, sinon se laisser faire quand et comment et de quelle manière le maître le veut ? Ainsi doit être votre âme entre les mains de Dieu pour recevoir telles croix qu’Il voudra, ou n’en plus recevoir. Toute la différence de cette comparaison est que, quand l’ouvrier cesse de travailler sur la pierre ou à son ouvrage, il ne s’y fait rien ; mais en l’ouvrage de Dieu, son non-opérer (selon nous) est également Son opérer, quoique nous n’y remarquions rien. Il n’est jamais sans opération et sans opération parfaite qui n’a de plus ou du moins que selon nous, par le peu de fidélité ou le manque de disposition en nous. Et ainsi soyons crucifiés autant qu’Il nous crucifie ; ne le soyons pas, Dieu agissant d’une autre façon. Et par cet ajustement à Sa divine main, nous trouverons à la fin qu’Il fait à merveille toutes choses, et qu’il n’y a point de moment qui n’ait sa pleine et entière perfection ; et que si cela n’est pas, c’est faute d’être justement et pleinement en Sa main pour toutes choses également.

4. Qui saurait parfaitement cette leçon trouverait le paradis en terre, et apprendrait un million de secrets qui ne nous sont cachés [367] que parce que la créature veut toujours faire elle-même et selon son idée ; et ainsi elle se crève les yeux, se jetant de la poussière aux yeux. Cette poussière n’est autre chose que le créé, dont la créature ne saurait se passer par une bonne et sainte intention, car je parle du degré où vous en êtes.

Laissez-vous donc être de moment en moment comme la providence vous veut, et comme vous êtes. Si vous êtes crucifiée, soyez-le ; si vous ne l’êtes pas, soyez de cette manière ; si vous agissez, agissez ; si vous êtes en solitude, de même ; si vous êtes éclairée, voyez ; si vous êtes en ténèbres, demeurez ici ; et ainsi contentez-vous de toutes choses.

5. Et comme on n’arrive là que peu à peu et que cet ajustement et cette souplesse n’est pas l’ouvrage d’un jour, ajustez-vous peu à peu en mourant à vous par les providences. Si vous êtes fidèle, vous trouverez et expérimenterez que Dieu est un soleil infini, toujours opérant pour la perfection de l’âme ; et que si, au commencement et un long temps, l’âme ne le voyait et ne s’en apercevait pas, ce n’était pas faute que cela ne fût très vrai, mais à cause de sa disposition, et que peu à peu telle disposition s’ajustant et se perfectionnant par sa mort propre, elle découvre la vérité cachée.

N’avez-vous jamais pris garde à l’opération du soleil durant l’hiver ? Elle est presque inconnue ; tous les beaux ouvrages sont enfouis en terre ; et il semble qu’il ne fait ni ne produit rien. Cependant ayez patience, labourez et semez ; et vous verrez dans la suite que le printemps commençant, chaque chose qui semblait comme morte, revit d’une manière [368] qui charme le monde, et fait voir que le soleil était et opérait incessamment, mais selon cette saison ; et qu’une autre saison venant, le soleil qui était caché dans les nuages, dans les pluies et les froids, et par conséquent dont l’opération était fort cachée et obscure, se découvre et fait voir non seulement sa charmante beauté par les beaux jours et sa continuelle présence agréable, mais encore son opération merveilleuse qui couvre et parsème la terre de tant de diverses fleurs.

6. Toutes ces fleurs et tous ces beaux effets qui paraissent par l’opération du soleil plus beau et plus lumineux dans le printemps que dans l’hiver, ne commençaient-ils pas de s’opérer par lui dans la terre ? Oui assurément ; et il est certain que ce n’est qu’une augmentation qui nous fait paraître ce qui y était commencé et caché, et qui par la plus abondante communication du soleil se perfectionne et se fait voir plus clairement et manifestement. Ainsi en est-il de Dieu en l’âme. Il y est toujours opérant surnaturellement (supposé le don de foi nue) : mais la disposition n’y étant pas encore, son ouvrage nous est caché. Et peu à peu à mesure que nous mourons à nous, et qu’ainsi nous cessons d’être propre qui nous cachait l’opération divine cessant, elle nous paraît : et nous découvrons des merveilles, lesquels ont eu leur commencement dans l’hiver de la vie spirituelle, où l’on meurt peu à peu par les obscurités, les incertitudes, et le reste dont je vous ai déjà parlé tant de fois.

7. Par tout ceci vous voyez qu’il faut vous laisser en la main de Dieu, pour prendre tout ce qu’il vous donnera, quel qu’il soit ; toutes choses vous étant indifférentes, car elles sont égales en la main de Dieu : et qu’encore que vous n’y voyiez rien, toutes choses y sont cependant très réelles et très véritables qui vous seront un jour découvertes et manifestées ; n’y ayant présentement que le moment de la providence, qui vous départ ce que Dieu désire, pourvu que de votre part vous ne soyiez le principe de rien, c’est-à-dire que la seule providence vous donne tout ce que vous aurez.

Mais peut-être me direz-vous, comment connaîtrai-je que c’est la providence et non moi qui me cause et qui me donne les choses ? Vous le connaîtrez en ce que les providences viennent comme sans y penser par un moyen tout naturel de notre état, et généralement par tout ce qui nous vient, où nous ne mettons pas nous-mêmes par nos précipitations naturelles ; et même quand cela serait arrivé, l’âme y peut remédier par son abandon. Ainsi tout ce qui vient de Dieu, des créatures, et de nous-mêmes peut être la main de la providence pour une âme au degré ou vous êtes.

8. L’âme dans ce degré de simplicité où vous êtes, doit remédier à ses défauts et à ses infidélités, non par réflexion mais par perte simple et directe ; non par actes, mais par état, en son inconnu, qui lui est Dieu en simplicité et unité. Ainsi il ne faut nullement s’amuser à rechercher ses infidélités ni à les voir ; on les perd sans les voir distinctement et l’on y remédie sans les savoir par le détail. Dieu commence d’être un feu dévorant pour telles âmes, lequel consume toutes choses sans les discerner ni distinguer, l’âme cessant seulement [370] de les vouloir, non par acte, mais par une tacite et secrète complaisance.

C’est en quelque manière comme ferait une personne qui aurait plusieurs choses en sa main qui l’incommoderaient sans savoir bien ce que ce serait, et qui serait si proche d’un feu qu’elle n’aurait qu’à cesser de les retenir pour les faire tomber dans le feu. Elle n’aurait pas besoin de les jeter comme si elle en était éloignée, mais, étant si proche, elle n’aurait besoin d’autre action sinon de ne pas les retenir ; et aussitôt, étant tombées dans le feu, elles seraient consumées. Ainsi en est-il de tous les défauts d’une âme laquelle, par simplicité et par mort à elle-même, est si proche de Dieu qu’elle commence d’être en Lui. Dieu n’exige d’elle sinon qu’elle ne retienne pas volontairement ses défauts et infidélités ; et aussitôt ils tombent en Dieu. Ils y sont consumés un million de fois mieux qu’ils n’étaient autrefois (l’âme étant éloignée de Dieu) par les actes, les examens et les contritions formelles. Et plus l’âme mourant à elle-même se simplifie et enfin devient néant, plus aussi Dieu S’approche d’elle, jusqu’à ce qu’enfin L’ayant et Le possédant en son centre, elle ne soit plus. Pour lors et allant peu à peu là, la manière de remédier et consumer ses défauts et ses désunions, dissemblances et divisions, se simplifie et s’ajuste au degré d’approche et de jouissance de Dieu.

Je vous dis seulement ceci pour la consolation de votre âme en la foi, et durant que votre vous-même se rectifiera, simplifiera et s’anéantira. Car quand l’expérience sera une fois venue, vous verrez si clair ce procédé que [371] vous n’aurez plus besoin de ces expressions consolantes, qui sont dans la vérité, mais que l’on ne peut clairement découvrir qu’en approchant de Dieu et qu’autant que l’on en approche.

10. Remarquez que toutes les comparaisons clochent toujours en quelque chose, comme dit le commun proverbe. Mais il faut s’en servir pour éclaircir les choses en attendant la clarté et la lumière éternelle. Je me suis servi de la comparaison du feu dans lequel on laisse tomber quelque chose pour être consumé. Or comme une personne ne peut demeurer dans le feu, mais toujours se mettre proche ; aussi fait-elle quelque action pour jeter ce qu’elle veut dedans. Tout de même pendant que l’âme n’est pas encore assez simplifiée et nue pour commencer d’être en Dieu, quand elle se défait de ses défauts et infidélité et le reste, il faut par nécessité qu’elle fasse quelque acte pour s’en défaire, soit en la confession ou hors la confession : et cet acte se simplifie à mesure que de ce que son approche de Dieu s’augmente : et lors que l’âme entrant Dieu pour lors tout acte cesse et ce procédé susdit commence ; lequel se perfectionne autant que l’âme vient et avance plus en Dieu. Et comme il est dans le centre et le centre même de notre âme ; aussi sommes-nous en lui d’une manière si proche que l’expérience seule peut la savoir sans l’exprimer, sinon en terme connu et entendu par la seule expérience ; et comme jamais il ne peut y avoir de bord ni de fin en cette vie pour être en Dieu ; aussi la manière de se purifier et de remédier à ses défauts ne cesse jamais de se simplifier et de se purifier.

11. Plusieurs personnes qui n’ont pas l’expérience de ces choses, les croient chimériques et impossibles ; ne pouvant comprendre ces manières d’agir, qui sont cependant en ces âmes infiniment plus réelles, solides et efficaces que les actes précédents, soit les actes formels distincts des plus éloignés de Dieu, soit aussi les actes simples de ceux qui approchent plus de Dieu. Car comme il est très vrai que l’âme peut être en Dieu et en son centre ; aussi a-t-elle une opération égale est conforme à cette constitution : et comme l’âme n’a pas de bornes en son accroissement en cette vie ; aussi l’autre n’en peut non plus avoir, allant toujours se simplifiant en devenant plus simple en l’unité divine ; laquelle se perfectionne incessamment, l’âme ne cessant de se perdre en unité, devenant toujours de plus en plus, plus simple, plus perdue et plus une.

Comme l’âme est là en unité ; aussi a-t-elle un opérer en l’unité, par lequel elle fait tout soit l’oraison soit ses actions, remédie à ses défauts, s’applique aux Mystères et aux Fêtes, prie pour ses nécessités, ou pour les nécessités d’autrui, et fait généralement tout ce qu’elle doit faire par l’ordre de Dieu : ce qui va toujours s’augmentant, plus elle est simplifiée. Car plus elle l’est, plus elle tombe en Dieu son origine et sa fin ; et plus elle y est, plus elle est encore simplifiée : et ainsi son mouvement, sans mouvement, vers sa perfection est un cercle sans fin d’unité en unité.

12. Les créatures qui n’ont pas expérimenté la force, l’étendue et l’efficacité de cette opération (d’autant qu’elles n’ont pas expérimenté Dieu en unité) ne peuvent jamais comprendre d’autre opérer que le distinct sensible [373] et spirituel, par la raison qu’elles n’ont jamais goûté Dieu, ni peut-être entendu parler de Lui que par Ses effets et non en Lui-même et par Lui-même. Mais aussitôt qu’elles en ont goûté, et qu’elles ont expérimenté que l’âme, étant créée pour Dieu, est capable d’en jouir, elles comprennent que par conséquent, étant capables de jouir de Lui, elles sont aussi propres pour agir par Son opérer, l’opérer suivant l’être. Mais comme il est fort difficile, à moins d’expérience, de comprendre comment notre âme est capable en son centre de jouir de l’unité divine, aussi est-il très difficile de comprendre comment cette âme, jouissant de cette unité, opère par elle et en elle, non une chose mais toutes choses. Comme l’un est très véritable, l’autre l’est également ; mais il est plus difficile à comprendre à cause de notre mauvaise habitude d’opérer pour nous et par nous-mêmes ; et c’est la raison pourquoi plusieurs âmes ayant quelque jouissance de Dieu en déchoient incessamment ; d’autant que leur opérer n’est pas égal à leur être, ce qui doit toujours être, car selon que nous avons et jouissons de Dieu, aussi devons-nous opérer également par Lui et en Lui.

13. Et comme il est très vrai que jamais une âme n’arrivant Dieu véritablement que par son unité, et qu’en tombant en unité ; aussi faut-il nécessairement que peu à peu s’approchant de Dieu elle soit simplifiée : ce qui est la cause que jamais une âme qui n’est pas encore arrivée en Dieu, ne peut être sans son opération propre, ne commençant à la perdre que lors qu’elle commence de tomber dans l’unité divine. Ce que l’on doit bien remarquer : car [374] selon le degré que vous êtes éloignés de Dieu, aussi est votre opération. Si une âme est dans la méditation son opération est fort distincte ; si elle arrive dans le degré de l’affection, elle se simplifie ; si l’âme se simplifie de plus en plus, aussi son opération le fait également : l’âme ne cessant jamais d’en avoir, quelque simple que son opération soit ; jusqu’à ce qu’elle tombe en l’unité, c’est-à-dire qu’elle trouve Dieu. Ainsi, soit pour l’oraison soit pour la confession et les autres pratiques qui doivent être son emploi, il y a toujours de l’action distincte. Car étant toujours en soi, elle ne peut être que multiplier ; ceci étend le propre de la créature : et ainsi elle perd toujours avec distinction selon le degré ou elle en est. Il n’y a que Dieu qui soit et opère en unité, et qui soit capable de mettre notre âme en unité et de la faire opérer en unité : car l’attirant hors d’elle par son unité, aussi la rend t-il capable de son opération en unité. Ce qui est une source infinie de mort et de séparation d’elle-même, par laquelle [elle] se perd [µ vérifier] sans cesse en Dieu, autant qu’elle a de moment pour opérer. C’est pour lors que chaque chose à une efficace merveilleuse, non seulement pour porter les croix ; mais encore pour se défaire de ses défauts, et de tout ce qui peut faire dissemblance, distinction et division en l’âme. C’est pour lors qu’elle se lasse peu étant soulagée de son opération et soutenue par l’opérer divin : lequel étant toujours en repos, en l’unité et sans différence de temps, (car l’âme commence d’être hors le temps ;) aussi soulage-t-il merveilleusement l’âme, faisant plus en un moment sans bruit, sans éclat, ni sans s’en apercevoir, [375] que l’âme n’aurait en elle-même pu faire avec tous ses efforts, soulagée et fortifiée même par la grâce.

14. Je brise ici court en parlant de cette divine opération de Dieu en unité ; car il faudrait des volumes pour dire même quelque chose. J’en dis peu, prétendant seulement de répondre à une lettre et de vous donner quelque jour afin que vous soyez plus fidèle à la vocation qui vous appelle à sortir de vous pour trouver cette unité ; et qu’ainsi expérimentant la grâce, vous n’ayez pas de peur d’y perdre peu à peu votre opération, en trouvant une autre qui vous pourrait être inconnue, sans en être avertie. Ce qui vous donnerait bien de la peine assez inutilement ; d’autant que ne correspondant pas à Dieu selon son appel, vous ne feriez rien ; quoique vous fissiez tout ce que vous pourriez selon la connaissance que vous en auriez. Car comme une âme laquelle est encore dans son opération, ne fait jamais rien qu’autant qu’elle opère pour Dieu ; Dieu ne lui donnant sa grâce que par ce moyen : aussi une âme qui commence à sortir hors de soi et de son opération, perd tout, quoiqu’elle fasse, si elle ne le fait en sa manière, c’est-à-dire opérant en unité selon son degré.

15. Mais comme ces âmes, quelques fidèles qu’elles soient à être et à opérer selon leur grâce en leur degré, sont entourées de tant de ténèbres, et qu’elles ont les puissances, et les sens tellement sans opération, n’ayant rien qui les console : au contraire autant qu’elles sont fidèles à mourir et à se perdre, et que Dieu leur correspond ; autant ces ténèbres, impuissances et pauvretés s’augmentent ; ce qui les [376] met fort en peine, à moins que d’être certifiées par une expérience beaucoup supérieure à la leur : aussi ont-elles besoin d’être beaucoup précautionnées. Et je vois que Dieu manque peu aux âmes qu’il appelle là ; selon que l’on peut voir dans les livres des personnes qui en ont écrit, comme d’une sainte Thérèse, d’un Tauler et de beaucoup d’autres. Et par ce moyen les âmes se laissent perdre plus promptement et généreusement.

16. Où il faut que vous remarquiez que les âmes que Dieu conduit par leur opération en lumière et en amour, plus elles sont fidèles à leur opération, plus elles reçoivent d’aides de Dieu en lumière et amour pour l’augmenter ; et plus aussi avancent-elles, se perfectionnant en leurs puissances par des lumières plus pures et un amour plus fervent.

Les autres âmes que Dieu réserve pour soi, afin de les perdre en son unité, sont conduites de Dieu d’une tout autre manière. Il les dénue, il les fait mourir, et leur ôte leur opération, en les perdant inconnuement en son unité. Et pour en venir mieux et plus fortement à bout, il leur ôte toute lumière, toute facilité et le reste, qui pourrait mettre en acte pour peu que ce soit leurs puissances ; afin que retranchant imperceptiblement toutes choses, elles meurent à toutes choses ; et qu’ainsi n’ayant sur quoi opérer, elles ne puissent opérer, et qu’elles tombent par là en unité, et qu’en cette unité elles apprennent peu à peu à opérer par elle et en elle.

§

Différence de l’état de la foi d’avec la voie active et même la contemplative, et ses grands avantages et effet. Ne pas s’arrêter au jugement que l’on porte de soi. Importance d’avoir et de suivre un directeur éclairé. Excellence de cette voie de foi devant Dieu.

17. Mais vous me direz, la créature n’est-elle pas pour opérer, et sa perfection n’est-elle pas son opérer ? Tout cela est vrai, ; et c’est la cause pourquoi Dieu, qui veut ces âmes pour lui et qui les veut rendre capables de son opérer, leur retranche et leur ôte le leur grossier et bas, pour les rendre capables du sien même.

Les premières au contraire, sont perfectionnées dans leur opérer et par leur opérer ; de telle manière que les obscurités, les ténèbres et les sécheresses ne leur sont pas avantageuses, au contraire très désavantageuses. Ce qui les fait malgré elles rechercher la lumière et tant faire qu’elles méritent une nouvelle lumière, et un amour plus fervent. Vous en voyez qui dans les sécheresses et obscurités se mettent tant en peine, qu’elles ne cessent d’importuner Dieu, jusqu’à ce qu’elles aient son retour ; ne pouvant supporter son absence. Et dans la vérité elles ont raison : car n’ayant pas de lumière ni d’amour par une certaine présence de Dieu propre à leur état, elles n’ont rien ; et ainsi leurs puissances sont languissantes, vides, et dans un mauvais rien. [378]

18. Il n’en va pas de même des autres. Comme Dieu agi en elles et avec elles en foi, qui est une grâce et lumière de vérité ; à moins que de la perdre, ou de ne lui être pas fidèle, leurs ténèbres sont leur lumière, leurs sécheresses sont la possession de Dieu, son éloignement est son approche : d’autant que ces choses ruinant et faisant de plus en plus évanouir en elle le créé, elles trouvent l’incréé, qui ne peut jamais s’absenter, car il est toujours en elles. Il ne peut jamais se cacher : car où irait-il ? Il ne peut jamais changer ; car il est immuable. Et ainsi tout le changement est en l’âme laquelle par la foi sortant et mourant à soi, la vérité qui est Dieu même, se découvre.

Par là vous voyez qu’étant certifiée du don de la foi, il n’y a qu’à mourir peu à peu, et à être fidèle selon ce que Dieu donne ou ne donne pas ; puisqu’ici ne se pas donner est se donner. Tout est égal en la main et en l’opération de Dieu, pourvu que l’âme y demeure fidèle au moment et selon qu’il opère : car Dieu étant un acte pur, il est pour une âme en foi toujours opérant, selon sa capacité, et le moment de perfection qu’elle exige.

19. Il n’en va pas de même à l’égard des âmes contemplatives, ou qui sont conduites selon leurs puissances, quelque relevées qu’elles soient. Leur moyen étant toujours limité ; Dieu ne se communique que selon qu’elles peuvent recevoir : et il faut qu’il y ait bien des vicissitudes et des poses ; autrement la créature défaudrait. De plus il n’est pas possible que les puissances dans leurs actes de connaître et d’aimer puissent toujours travailler quand [379] bien même leur opération serait purement passive en lumière et amour.

Mais pour la foi, elle n’a ni borne, ni terme. Car comme elle donne Dieu sans limite, et par un moyen purement surnaturel, ce n’est pas par l’aide active, mais bien par l’aide passive de l’âme, qu’elle s’insinue, se servant si connaturellement de l’âme qu’elle ne la force jamais ni dans son opération, ni dans ses vues, ni dans ses sentiments ; d’autant qu’elle ne donne à telle âme qu’en sa manière, c’est-à-dire, elle fait connaître en ne connaissant pas, elle fait agir en se reposant, et elle fait jouir en n’ayant rien. L’âme ne reçoit de la lassitude et de la fatigue que lors qu’elle veut faire autrement ; car quittant la foi elle descend de sa lumière dans une autre lumière qui la travaille et la fatigue. Mais pour ce qui est de la foi, elle est sans travail, quoique pénible à la nature : je dis pénible, d’autant que la mort est toujours une fatigue jusqu’à ce que l’âme goûte au long et au large la vie qui doit suivre ; et qu’ainsi elle apprenne la cause du procédé de Dieu, en la tenant et la conduisant tant à l’étroit, pour la faire mourir et la vider de son opération, et de tout ce qui lui paraît saint et de Dieu : ce qui est si éloigné de tant de saintes personnes qui édifient le monde et le remplissent d’une si bonne odeur de sainteté.

20. Pour l’âme dont je parle, elle n’a d’inclination qu’à être cachée, à ne rien faire et à demeurer perdue en un je-ne-sais-quoi, qui lui donne souvent assez de peine, et qui lui fait passer souvent de mauvaises heures, croyant d’être très inutile et de prendre un procédé faux et vide de Dieu et de grâces. Mais quand elle aura [380] appris, comme je viens de dire, la raison du procédé de Dieu ; pour lors elle ne pourra s’empêcher d’en avoir une joie extrême et une reconnaissance comme infinie : puisque Dieu la prive de peu, pour lui donner le tout de cette vie ; il la prive d’un faible rayon de lumière, pour la rendre capable de la plénitude de lumière ; il la prive enfin d’un rien pour lui donner dans la suite ce dont son cœur ne pourra jamais se rassasier.

21. Il faudrait encore ici un gros volume pour décrire comment, autant qu’elle aura eu de privation et de mort, et par conséquent autant qu’elle aura été réduite en l’unité selon toute elle-même, autant dans la suite, sans quitter cette unité, elle jouira distinctement en unité de la plénitude même. Car il faut en passant savoir que Dieu un en essence, trine en personne, nous ayant créé pour jouir de lui, a aussi rendu notre âme capable de cette même unité et trinité ; unité par laquelle nous sommes vraiment perdues en Dieu, trinité par laquelle, étant ainsi perdues en unité nous jouissons du même Dieu.

C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : signatum est super nos lumen vultus tui461 : Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de Votre visage. Et un pauvre paysan, quoique grossier et sans lettres, éclairé de cette divine lumière de vérité, vous dira des merveilles de l’unité de Dieu et de ces divines perfections en cette unité ; il vous parlera aussi comment se fait la génération éternelle, et comment, du Père et du Fils, le saint-Esprit procède ; et tout cela non par une lumière [381] distincte, mais par la vérité même, qui est infiniment plus admirable que toutes les lumières qui s’en peuvent donner. Il voit dans son âme, comme dans une glace, cette unité divine, et dans l’opération de ses puissances revivifiées dans le Verbe et dans le saint-Esprit, la distinction des personnes.

C’est ici où il faudrait commencer à écrire et où cependant il faut finir. Je vous dis ceci non seulement pour vous encourager, mais encore pour faire voir quelque chose de ce qui est renfermé et en semence dans cette obscurité, nudité et perte si longue, pour trouver Dieu de plus en plus afin de s’y perdre.

Cette obscurité si grande, ces ténèbres si épaisses, cette sécheresse si étendue, et ce rien en tout point, se terminent en ce beau jour de l’éternité, non hors d’elle, mais en elle, et font trouver cette plénitude en Dieu même. Et enfin cette pauvre personne qui semblait aux autres et à soi-même ne rien faire et être inutile, voit qu’en s’humiliant, en s’appauvrissant, en se détruisant, ou pour mieux m’exprimer, Dieu faisant tout cela en elle, elle est devenue infiniment opérante, dont je ne dis mot présentement, n’étant pas le temps. Il me suffit de dire que son âme devient comme une glace où elle voit l’unité de l’essence divine et la Trinité des personnes ; mais ce qui la charme présentement, est de découvrir la manière que ce Dieu de Majesté y est en elle, un en naissance et trine en Personnes, et qu’Il agit par elle. Car autant qu’elle a trouvé que son âme était capable de se perdre dans l’unité divine, autant elle trouve ses puissances ainsi perdues et retrouvées par les Personnes divines, [382] aussi capables d’agir en connaissant et aimant. Si bien que si un très long temps, c’est-à-dire tout l’espace de sa perte, elle était sans objet, ici Dieu est son objet, car Dieu Se connaît et S’aime en elle sans fin ; mais le tout consiste en la manière dont je veux me taire présentement.

23. Quelqu’un me pourrait dire que cela est trop relevé et qu’il ne faudrait ni parler ni écrire de ces choses-là. Pour moi je trouve tout le contraire et j’ai une très grande reconnaissance pour ceux qui en ont parlé, d’autant que cela rassure462. Et de plus il n’y a rien à craindre, car quoique cette grâce soit grande et le commencement d’une très grande, elle est plus facile infiniment que les commencements, je veux dire pour l’avoir et en jouir. Et il ne faut pas appréhender que telles choses si hautes causent de la vanité. C’est une tromperie de ceux qui ne sont pas expérimentés, et qui ont pris pour la vérité quelque idée d’une imagination faible puisée dans quelque livre, car si la vérité paraît, l’humilité, la mort à soi et le désir d’être inconnu vont de pas égal avec cette grâce : si cela n’est pas, c’est une idée et non la vérité.

24. Tout ce que je viens de dire là de la sainte Trinité, n’est qu’un petit crayon ; et ce n’est rien à l’égard de ce qui en est : il faudrait un volume, mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Si les savants savaient le moyen d’étudier dans ce livre, ils apprendraient bien d’une autre manière ce que c’est que Dieu, comment Dieu est un en naissance et trine en Personnes, avec une infinité de merveilles qui charment une âme éclairée divinement ; au lieu que ce qu’ils en disent, dessèche les autres et [383] les précipite en infinies ténèbres, ne pouvant rien voir en ce qu’ils disent.

Mais cette divine lumière ne luit que dans les ténèbres de la lumière propre et par la mort, c’est-à-dire par le renoncement de ce qu’il y a de propriétaire en l’âme, et c’est la difficulté pour ceux qui ne veulent être ni petits ni humbles. Confiteor tibi, Pater, quia abscondisti haec a sapientibus et prudentibus, et revelasti ea parvulis463 : Je vous loue, mon Père, de ce que vous avez caché ces choses admirables aux prudents et aux sages, et les avez révélées aux petits et aux humbles.

25. Il est certain que jamais les âmes n’iront ni arriveront ici qu’autant qu’elles seront humbles et petites : c’est pourquoi je défie qui que ce soit de s’y mettre s’il ne prend cette route. Mais s’il la prend, assurez-vous qu’elle est plus facile que l’on ne pourrait jamais le croire, Dieu étant une bonté infinie qui ne demande qu’à se communiquer et un soleil qui souffre de ne pas donner ses divins rayons aux âmes créées pour Lui. Après le plaisir que Dieu a de toute éternité, et qu’Il aura incessamment en Lui-même et en Se contemplant, celui qui le suit est de Se communiquer à Sa créature et d’être pleinement libre pour faire en elle Ses merveilleux effets. Si, dans un beau printemps, le soleil ne trouvait en la terre le moyen d’y faire et produire les fleurs, les fruits et le reste dont il est capable selon les diverses saisons, il serait comme en violence, Dieu l’ayant créé pour cet effet. Aussi le dessein de Dieu par l’Incarnation étant de Se communiquer Soi-même, Il est violenté de [384] ne le pas faire selon Son plaisir et Son dessein infiniment amoureux : Deliciae meae, etc.464 : mes délices sont d’être avec les enfants des hommes, et le reste que la divine Sagesse exprime, nous marquant par là le plaisir divin en Son opération dans Sa créature.

Je ne saurais assez vous dire deux choses que je crois d’une conséquence infinie. La première, que l’âme qui est conduite par le don de foi en perte de Dieu, ne doit jamais s’arrêter sur le jugement qu’elle porte de soi, d’autant que, ne voyant et n’expérimentant que sa mort, sa perte et son néant, elle ne peut qu’être abattue et rabaissée par un tel jugement, ce qui lui peut nuire au cas que cela la porte à s’assurer par quelque chose de perceptible, quoique très secret. Car si l’âme est assez forte pour ne pas se mettre en peine du jugement que son esprit propre fait de son état par la pauvreté qu’elle porte et sur ce qu’elle expérimente de misères, tant intérieures qu’extérieures, ce jugement, au lieu de lui nuire, lui servira beaucoup, n’étant pas assez d’être perdue et dans le néant devant Dieu et les créatures qui remarquent peu de bien et de choses relevées en elle, mais encore en son propre jugement, ce qui est le meilleur, étant ce en quoi nous vivons le plus, par quoi nous subsistons davantage en nous-mêmes et ainsi qui empêche beaucoup et sans remède notre perte et anéantissement en Dieu.

27. Mais bien doit-elle absolument et inébranlablement s’arrêter au jugement que quelque personne beaucoup expérimentée en cette voie [385] aura fait de sa vocation, de son état et du degré où elle en est.

Je dis absolument et inébranlablement pour marquer que bien que l’âme n’ait pas cette douce assurance que Dieu donne quelquefois de tel jugement, il faut subsister en nue foi au-dessus de toutes choses dans sa perte, guidée et soutenue, sans soutien, par telle assurance de jugement. Et à moins de cela, l’âme sera toujours accrochée à quelque chose en soi, y ayant une infinité de choses qui nous peuvent solliciter de mettre la main aux glaïeuls pour nous arrêter dans notre perte, comme ferait une personne laquelle roulerait dans un précipice, et par la peur s’agraferait et s’arrêterait à quelques branches ou glaïeuls pour s’assurer.

Cette assurance est donc le moyen ordinaire dont Dieu Se sert et qui, à moins d’un miracle, est absolument nécessaire ; autrement, il y aura toujours des vicissitudes dans l’âme. Car elle sera tantôt assurée, tantôt non, une fois très certaine et peu après très incertaine, et ainsi elle sera incessamment vacillante, et tout cela selon les dispositions différentes qu’elle expérimentera. Mais subsistant en soumission et par la soumission, comme tel jugement n’est pas en elle, l’assurance ne dépend pas d’elle, et ainsi elle est stable et permanente, au cas qu’il soit d’une personne beaucoup éclairée en cette oraison.

Je crois pour tout assuré que Dieu ne manquera jamais, au cas qu’une âme ait vocation pour cette grâce, de lui adresser quelque personne éclairée pour la certifier. Car il est de Sa divine Providence, infiniment amoureuse, [386] de faire avantageusement réussir cette semence divine ; et comme Il sait que, sans cette divine Providence, ordinairement elle ne peut réussir, aussitôt qu’Il la donne, Il ordonne tel moyen, lequel est trouvé par telles âmes diversement, tantôt d’une manière tantôt d’une autre. Vous pouvez voir et remarquer cela en sainte Thérèse, en Taulère, en ce qu’en dit celui qui lui fut envoyé de Dieu465; et en un nombre très grand d’autres rencontres qui vous marquent cette vérité.

29. Mais je vous assure que comme ce don, est un ordre de la Sagesse divine, il n’est pas si ordinaire qu’on le croit car vous voyez tant d’âmes, qui se croient dans l’obscurité divine, et destinées pour ce néant ; et de celle-là il y en a très peu dans la vérité. Ce qui me le fait plus fortement croire est, qu’il y a peu de Directeurs divinement éclairés, selon ce que j’en puis connaître : cependant personne n’hésite à déterminer que les âmes ont telle vocation et à leur conseiller de cesser leur opération pour donner lieu à celle de Dieu. Où il y a un péril infini, soit de la part de l’âme qui reçoit tel conseil sans être d’une personne d’expérience ; (car quoique telle âme obéisse, cependant telle obéissance ne lui donne pas ce don ; et ainsi au plus elle la met en état que ce qu’elle fait ne lui est que méritoire, jusqu’à ce qu’elle ait un meilleur conseil ;) soit pour celui qui donne précipitamment un tel conseil, qui n’est pas moins en danger ; car il doit répondre de l’inutilité de telle âme, laquelle pourrait travailler à sa perfection par ses propres actes et pourrait de plus rendre beaucoup de gloire à Dieu par les saintes occupations de ses [387] puissances, par les saints désirs par les saintes dispositions intérieures, et le reste dont la créature est capable, y étant saintement occupé pour Dieu et vers Dieu.

30. Comme je vous dis, je tiens pour tout certain qu’au même temps que Dieu a arrêté de donner telle vocation à une âme, il a ordonné en sa même Sagesse et providences, la personne pour la certifier et lui aider. Ainsi il est d’égale conséquence de faire un usage très entier et fidèle des lumières et des certitudes que l’on reçoit, étant le canal par lesquelles Dieu fait couler la grâce qu’il faut pour faire fructifier et perfectionner telle semence. Et cela est si vrai que les certitudes qui ont été données de telle manière, subsistent jusqu’à la fin, et que les lumières qui viennent aussi de cette part, ont semence d’éternité pour telles personnes, où il se rencontre ordre de conduite de providence : si bien que si la providence ôtait du monde telle personne, ou que les lieux changeassent, qui ont été quelquefois des moyens de rencontre ; (car les rencontres de telles personnes sont pour l’ordinaire par providence inopinée et des rencontres fortuites ;) pour cela les avis ne changent pas, mais subsistent permanemment pourvu que les âmes demeurent en la conduite divine. Vous voyez par là combien il faut faire usage de telle providence au cas que Dieu par sa bonté vous en ait gratifiée.

31. Mais me direz-vous comment connaître si les personnes sont de telle grâce pour s’assurer fixement sur leur avis ? Il y a une infinité d’observations à faire sur cela ; mais dans cette lettre je ne vous dirai qu’une, savoir si [388] les avis de telles personnes entrent jusque dans le centre de l’âme, ce que vous remarquerez en deux manières :

(1) Par la correspondance intime à ce qu’ils vous disent, par un repos et une nourriture qui est non seulement dans les sens, mais bien plus intimement,

(2) En une certaine permanence. Car parlant à une personne ou l’entendant parler, vous en pouvez avoir de la joie et de la satisfaction passagèrement et en quelque rencontre, mais il faut que cela ait été égal en plusieurs et que ce soit avec quelque permanence. C’est pourquoi quand au commencement on a besoin d’un homme, il ne faut pas y aller à la légère et dès le moindre goût ou ouverture d’esprit que l’on aura sur quelques paroles, ou sur un ouï-dire : il faut le goûter et le regoûter plusieurs fois, car, supposé l’ordre de la divine Providence, vous y rencontrerez ce que je vous dis.

32. La seconde chose que je voulais vous dire est que cette voie qui paraît si petite, pauvrette et abjecte, et qui rend son sujet si pauvre, petit et méprisable, étant telle que je viens de dire, est si grande devant Dieu, même dès son commencement, qu’en vérité cela est charmant et admirable à qui le sait quel qu’il est. Deux choses me convainquent de cette vérité, dont je vous vous veux faire part.

La première est l’expérience, qui n’est rien de ce que l’on peut exprimer, toutes les paroles les plus expressives étant trop grossières pour dire où cette foi conduit une âme et ce qu’elle fait trouver en l’âme, non seulement en sa perfection, mais même dès ses commencements et lorsqu’elle est plus obscure, car elle [389] communique tellement la vérité, que l’on peut dire qu’elle mène une âme peu à peu dans la plénitude de Dieu même.

La deuxième : les diverses personnes que j’ai connues par providence, lesquelles quoique seulement en le commencement et dans les premières démarches de telle grâce, sont mortes en ces premiers degrés et avec des marques extraordinaires non seulement de la protection de Dieu, mais d’une sainteté qui marquait une grâce très extraordinaire. Et comme je savais leur degré d’oraison par leurs rapports et l’ouverture qu’ils avaient avec moi, cela m’a fait conclure qu’il faut que ce don soit très éminent puisqu’il est tel en son commencement466. Si les détails que j’en fais de plusieurs personnes n’étaient pas trop long pour une lettre, je vous le mettrais ; mais je vous avoue qu’il me console.

33. Je viens de recevoir tout présentement une lettre (laquelle me console infiniment) d’une personne que je connais à fond étant mon intime qui m’ouvre son cœur, m’écrivant les sentiments et les dispositions du sien, au moment qu’il était tout près d’endurer le martyre. On voit là les vrais sentiments de l’esprit de Dieu animant ses saints : car il ne dit pas seulement l’extérieur ; mais comme il était intérieurement. Cela certifie infiniment et fait voir les beaux et admirables ouvrages de la grâce par ce don d’oraison : car c’est un serviteur de Dieu qui commence d’y marcher. Il n’a pas enduré le martyre, car les bourreaux quittèrent prise, et l’abandonnèrent : mais selon toute apparence sera pour un autre temps, où son cœur sera encore plus plein de Dieu. [390]

Je vous dis tout cela afin que vous voyiez combien vous êtes obligée à la divine bonté, Dieu vous ayant fait les grâces qu’il vous a faites, et combien vous êtes obligée à faire fructifier au centuple cette grâce dont vous rendrez compte au bon Dieu comme d’un trésor infini.

34. Je me suis beaucoup étendu pour une lettre467 : mais comme vous avez besoin de secours et que je ne puis vous le donner fréquemment, je l’ai fait volontiers. Je finis donc en vous assurant que vous n’avez qu’à continuer d’être comme la providence vous mettra, sans vous amuser à vous regarder, ni à vous assurer. Votre assurance doit être de vous perdre ; et le mieux et le plutôt que vous le ferez, tant mieux : et ainsi votre personne (c’est-à-dire, de ne savoir comme vous êtes et comme vous faites) c’est le meilleur. Ne vous amusez pas démêler une fusée que vous devez jeter au feu, car ce feu est Dieu ; et plus vous voyez les autres prendre une autre route et plus assurée selon votre lumière, perdez-vous davantage par cela même.

Comme Dieu est bon infiniment, et qu’il sait notre faiblesse, il ne manque pas de nous donner souvent quelque petite certitude : mais quand cela manquerait, il n’importe. Heureuse l’âme assez forte pour se soutenir sans savoir où elle va, ni par où elle va !

Quand vous ne voyez pas vos fautes distinctement, ne vous amusez pas à les examiner secrètement, ni à vouloir y remédier ; perdez les en la manière susdite, et il suffit.

Je suis à vous sans réserve, et aurai grande joie de vous revoir quand la divine providence vous renvoira. [391]

3.61 Germe de vie dans la pauvreté.

L.LXI Que la pauvreté et l’abjection la plus extrême donnent le germe de vie. Mourir à tout sans craindre l’oisiveté.

1. Ô chère Sœur, que ce n’est pas sans Mystère que la Sagesse éternelle a choisi une très pauvre fille pour être sa mère ! Il n’y a que les âmes très pauvres en toutes manières qui soient propres et capables de concevoir et d’avoir vraiment Jésus-Christ en elles : c’est en telles pauvrettes que le S. Esprit fait entendre ces admirables paroles : 468et Verbum caro factum est.

2. Laissons-nous donc, chère Sœur, pulvériser et pourrir par la pauvreté, la souffrance et l’abjection, non seulement à l’égard des créatures, devant lesquelles nous sommes humiliées [(attention) : fém.] ; mais encore devant Dieu et nous-mêmes par nos pauvretés, péchés et imperfections. Ce fumier est vraiment divin pour nous faire pourrir et nous rendre féconds en froment, c’est-à-dire en Jésus-Christ. Il n’y a que la seule expérience qui puisse certifier de cela. La première abjection et humilité est [(attention) sing.] à la vérité fort aimée et chérie de Dieu, mais connue de plusieurs ; la dernière est le cœur de Dieu, inconnue presque à tout le monde. De n’être rien, ne vouloir être rien ; c’est un miracle : mais de prendre plaisir d’être la pourriture et la puanteur par ses misères, et que par là notre nom et tout ce que nous sommes [392] soit toujours effacé ; ô quel miracle !

3. Les personnes qui ne savent par expérience ce Mystère, croiraient en entendant ce discours, qu’il n’y a qu’à se laisser dans ses péchés. Ce n’est pas cela ; car telle âme y meurt un million de fois : enfin c’est un secret qui donne la liberté au cœur et la vie à l’âme, en lui donnant le germe de vie de Jésus-Christ.

Perdez-vous et vous y entrerez ; et autant que vous vous perdrez sans savoir comment, ni où vous êtes, revenez et vous êtes bien. Ô que Dieu est aimable, il ne veut que notre liberté, notre joie ; et nous ne travaillons qu’à nous gêner et à nous lier, et ainsi à nous tirer hors de Dieu en nous-mêmes, même par de bons prétextes et de saintes intentions !

4. Aidez autant que vous pourrez la Sœur N. à se donner une liberté sainte par abandon à Dieu pour soulager sa tête. Supposé le don de foi dans une âme, elle ne doit point se mettre en peine par la crainte d’être oisive, soit à l’Oraison, ou durant le jour, quand elle est fidèle à ne pas volontairement laisser occuper son cœur de quelque inclination qui domine, soit vers les créatures, ouvrages, occupations ou vers d’autres choses créées ; ayant seulement l’inclination toute simple de la volonté tournée vers Dieu, sans même former aucun acte, mais comme par état, n’étant nécessaire pour cet effet que d’avoir une simple inclination sans ressentiment469, c’est-à-dire sans être ni sensible, ni spirituellement expérimentée, mais seulement nourrie et soutenue par un très simple repos souvent non aperçu, arrêtant seulement le mouvement de la volonté en Dieu, très souvent sans le voir ni le goûter, mais en [393] y demeurant telle que l’on est sans s’en mettre en peine. De manière que pour être oisive dans cette Oraison de foi, il faut que le cœur se remplisse de quelque affection qui le tourne et l’agite vers la créature, et par conséquent qui le détourne de la lumière divine : ce qui ferait voir que retombant de cette manière dans son opération, l’on perd l’opération divine et l’on devient oisive tout le temps que l’on y demeure.

5. Laissez-vous en nudité totale sans vous regarder, ni rien que vous ayez ou que vous n’ayez pas. Il vous suffit que vous soyez comme Dieu veut pour être dans son agrément : et de cette manière vous lui plairez, et aussi tout ce que vous ferez [ou serez ?]. Mourez seulement à tout ce qui vous donne de la peine, ou qui en peut donner aux autres ; et vous trouverez que faisant seulement cela, Dieu fera tout le reste.

3.62 Perte totale pour trouver Jésus-Christ.

L. LXII. De la perte totale (du soi), nécessaire pour trouver et pour posséder Jésus-Christ. Avis pour la direction des âmes.

1. Je laisse ma plume entre les mains du bon Dieu pour vous écrire et pour m’en donner les moments. Je m’en trouve si bien. Car outre que je ne suis qu’une bête pour ne vous pouvoir écrire, ni à qui que ce soit, qu’autant que cette divine lumière est présente, je crois que sans cela ce serait tout perdre et mélanger l’humain avec le divin dans votre âme. Il ne faut pas s’amuser à vous dire de mes nouvelles [394], mais les Siennes, si bien qu’il faut donc que ce soit Lui qui me les marque. C’est ce qui m’assure tout ce que je vous écris, car il me semble que c’est dans Sa lumière et dans Son ordre, de telle manière que vous pouvez vous y arrêter sans crainte, c’est-à-dire avec assurance, quoique remplie de crainte470.

2. Voyez le procédé que Dieu tient comme je crois sur les personnes qu’il conduit en foi et qu’il achemine par cette divine foi. Il les aveugle peu à peu, les dessèche et leur ôte toute assurance et tout appui en elles ; ne souffrant en leur âme et en leur conduite que des précipices et abîmes, qui vont s’augmentant, plus elles augmentent en grâce et deviennent fortes. Et afin de soutenir cette conduite, pour l’ordinaire il leur donne quelque conduite extérieure qui ne les tire pas de cette voie : mais il les soutient par une main invisible comme il fit au Prophète qui fut porté par les cheveux où Dieu prétendait : d’où vient que cette adresse divine a son effet en l’âme quand elle est fidèle de suivre la conduite fortement et en se perdant sans ressource. Les démarches d’une telle âme doivent toujours être en perte ; et plus elle avance, plus cela se trouve vrai et augmente. Ainsi en est-il de la conduite du Directeur qui doit être entre les mains de Dieu, afin que ce soit lui qui conduise et qui parle par la perte ; de telle manière qu’il dit et exprime à l’âme conduite, l’ordre de Dieu : et en cela est l’assurance de sa conduite, à laquelle elle ne peut correspondre qu’en se perdant. Et de cette manière vous tenant à ce que l’on vous dit, vous pouvez beaucoup avancer, si vous vous perdez autant que l’on [395] vous le marque, ayant pour seule assurance la soumission aveugle et sans assurance.

3. Je vous réitère encore une fois que vous alliez sans assurance et qu’il suffit que vous viviez en abandon sans abandon, en simple vue sans vue très souvent, car toutes ces distinctions se perdent, soit par la conduite de Dieu en obscurité et impuissance, soit aussi par votre faiblesse naturelle. Car si je ne me trompe, je vous ai dit que la foi dans une âme devenant passive, c’est-à-dire plus en source, spiritualise tout ce qui est naturel en l’âme et hors d’elle, soit infirmités ou autres choses de providence qui arrivent ordinairement, et le rend divin et ordre de Dieu selon le degré de foi, et par conséquent de perte, de mort et d’abandon ; d’où vient même que dans la suite, la cime et la pointe de la volonté subsistant seule [s] en vigueur, le reste succombant par la vieillesse ou maladie, tout devient Dieu, ordre de Dieu et oraison.

4. Ceci ne se peut jamais effectuer que deux choses n’arrivent : (1) que la foi se ne soit donnée à l’âme. (2) qu’elle ne devienne passive par la mort et par le simple abandon ; car insensiblement par là l’âme défaillant sans s’en apercevoir, tombe dans le rien, et n’étant plus rien, il n’y a que Dieu en elle.

Mais que ce chemin est obscur ! Car supposé que Dieu veut conduire promptement et sûrement une âme, il lui ôte toute lumière, tout goût, toute assurance, et il ne lui donne rien elle puisse assurer son pied, ni sa main pour s’empêcher de tomber dans l’abîme et dans le précipice qui lui est toujours présent ; ne voyant rien et n’ayant rien de Dieu, au [396] contraire tout lui étant nature et naturel. Souvent même quand l’âme se fortifie dans cette perte, sa nature ne produit que misère et pauvreté, et quelquefois les péchés paraissent en elle encore davantage ; ce qui la précipite étrangement dans l’abîme.

5. Ne croyez pas que l’amour divin change et diminue son procédé, plus elle avance ; c’est tout le contraire : car ce qui n’était au commencement que de petits précipices devient des abîmes et des précipices inévitables pour donner la mort et perdre sans ressource le corps et l’âme. Tout ceci semble exagérant ; mais non, c’est une vérité que l’on ne connaît que par l’expérience. Et je défie toute âme de trouver jamais Jésus-Christ que dans l’abîme en toute manière : et jusqu’à ce que le cœur et l’esprit soit fait à ce procédé, l’âme ne trouvera jamais son bien et sa joie. De plus si elle dit qu’elle l’a trouvé et le possède autrement que par un infini abandon et perte totale : je lui dirai que ce n’est pas Jésus-Christ, mais quelque chose de lui.

La voie donc pour aller à Lui est perte, obscurité et ténèbres : en approcher est tomber ou approcher de l’abîme, où le cœur et toutes choses manquent et le sang gèle dans les veines de frayeur ou plutôt d’assurance de sa perte totale. Mais de dire ce que c’est que de marcher avec Jésus-Christ quand on l’a trouvé, ce sont des précipices et des abîmes dont il est impossible de parler ; l’expérience le doit et le peut savoir uniquement : il n’y a moment en la vie qui ne soit un abîme et une perte telle qu’il faut avoir la lumière divine pour la comprendre. C’est la cause pourquoi les âmes [397] que Dieu destine pour arriver à Jésus-Christ, infailliblement sont conduites par les obscurités, ténèbres, morts, etc., afin que peu à peu elles s’ajustent en cette voie pour porter celle de Jésus-Christ trouvé quand elles seront assez heureuses de l’avoir rencontré.

6. Vous me direz peut-être que peu parlent de cela et que, pour l’ordinaire, on établit l’oraison et la voie de Dieu, spécialement quand on approche de Lui, dans la jouissance. Et que s’il y a des obscurités et des ténèbres, elles sont passagères, mais que Dieu prend plaisir à donner de bons repas de fois à autre, aux âmes qui Le servent ! Je vous réponds que cela est vrai pour les âmes que Dieu ne veut point réellement à Lui et qu’Il tient comme quelque domestique : mais pour celles qu’Il destine à Son intime union, plus Il les destine à un grand degré, plus aussi assurément, Il les conduit de la manière susdite.

Mais y en a-t-il beaucoup qu’il conduit de cette sorte ? Peu comme je crois : d’autant qu’il faut que sa bonté ait donné un naturel pour cela fort et courageux ; de plus qu’il leur ait donné le don de foi, qui au commencement est active, en la suite devient passive et enfin divine, selon les démarches que l’âme courageuse et forte fait courant, comme j’ai dit, en foi.

Toutes ces deux conditions sont-elles absolument nécessaires ? Je crois que oui, et que notre Seigneur ne donne cette vocation qu’à une âme à laquelle il donne ces deux conditions.

7. Je vous ai dit tout ceci, afin que vous voyiez pourquoi sa bonté vous laisse dans les [398] divers états dont vous me parlez en la vôtre, et afin que vous en fassiez usage sans vouloir en être délivré, mais plutôt en courant paroles dans la voie du Seigneur. Tout cela supposé de bonne foi, je vous prie de lire et relire ceci souvent ; car jamais cette conduite ne cessera durant que vous serez au monde. Vous seriez bien malheureuse si cela était : car ce serait une marque que votre vocation diminuerait ; ce qui ne se pourrait faire que par infidélité et par le peu de courage pour marcher en obscurité et en perte, tantôt perdant une chose et puis l’autre, jusqu’à ce que vous perdiez tout et enfin vous-même. Et cela se fera admirablement, non seulement par la lumière qui vous est inconnue ; mais encore par les suites de votre état et infirmités. La foi soutenant votre esprit pour le diviniser, en vous perdant simplement par abandon vous recevrez la capacité pour aider les autres dans leur voie, sans sortir de la vôtre ; et cela selon qu’elles en auront besoin, quoiqu’elles n’aillent pas par la vôtre : car il faut peu à peu les aider selon que vous voyez que Dieu agit en elles et selon le degré où elles en sont.

8. Tout cela supposé, soyez de moment en moment comme vous êtes : voyez ce qu’on vous fait voir sans vous troubler ; mais demeurez ferme en votre abandon : donnez tout sans vous mettre en peine de rien, soit pour votre esprit, soit pour votre corps, soit pour le temps ou l’éternité. Il suffit de vous être laissé entre les mains de Dieu ; et même il n’est pas besoin de réitérer cet abandon : l’âme l’ayant fait tant de fois dans son obscurité, insensiblement et peu à peu elle l’a, et elle le porte [399] par état sans abandon actuel ; faisant en cette disposition ce qui se présente, et demeurant comme on se trouve, n’ayant que la pointe de la volonté tournée non seulement actuellement mais par disposition ou état vers Dieu, souffrant de cette manière, sans rien d’actuel, ce qui se présente à souffrir.

9. Pour ce qui est de N. à laquelle je réponds, vous devez savoir que ce n’est pas assez qu’il y ait beaucoup de grâce et de ferveur dans une âme ; mais encore qu’il faut qu’elle soit très prudemment ménagée, ayant beaucoup égard à deux choses ;

Premièrement, à la nature de la grâce, si elle est sensible ou bien spirituelle. Je nomme grâce sensible les goûts ou faveurs ; et spirituelle, celle qui est plus en foi et en obscurité et sécheresse.

Supposé que vous ayez à conduire ou aider une âme qui ait de la grâce sensible, soutenez là toujours, et ne la laissez pas aller comme elle voudrait, marchant trop vite et consumant de cette manière sa grâce promptement. Il faut faire à son égard comme on fait à un homme qui a peu de bien : on lui fait ménager et compter ses jours, sur cent livres de rente, s’il n’en a que cent ; autrement il fera grande chère et grand repas un mois ou deux, et le reste il mourra de faim. Ainsi souvent en va-t-il des âmes ferventes et zélées dans leur commencement, qui veulent tout faire et entreprendre ; et après en avoir trop fait un temps, peu à peu elles diminuent et après quelque temps deviennent à rien. Il faut donc les soutenir et les faire mourir peu à peu à leurs empressements et à leur propre esprit et volonté, [400] ajustant leur ferveur sur ce travail.

Si la grâce est en foi, il faut faire tout autrement, savoir relever leur courage et les porter à mourir en abandon sans crainte du trop ; pourvu que l’on ait égard au corps et aux exercices qui surpassent leur grâce présente dans le degré où elles en sont.

10. Deuxièmement il faut aussi prendre garde à la capacité du sujet. Souvent on croit que pourvu qu’on voit de la grâce et de la ferveur dans une âme, c’est assez ; et qu’il n’y a rien à craindre. Cela n’est nullement vrai ; car très souvent la faiblesse du sujet, soit d’esprit ou de corps, fait perdre et ruine une grâce même beaucoup déjà avancée.

C’est pourquoi au fait de cette personne, je ne doute nullement de sa grâce ; et qu’elle ne soit une sainte fille : mais vous devez avoir égard à la faiblesse du sujet, lequel se mettant trop en haleine et en désirs de la perfection, échauffe son sang, et l’imagination se brouille de vapeurs ; et peu à peu l’esprit diminuerait, et le corps se ruinerait par l’affaiblissement de l’esprit. Cela ne vient pas précisément de la grâce ; mais bien de la grâce non ajustée à la capacité du sujet.

11. Que faut-il donc faire ? Il faut tâcher adroitement, sans qu’elle s’en aperçoive, de modérer ses désirs et prétentions, soit pour l’oraison ou pour la pureté intérieure, lui aidant à se contenter de sa grâce, et détournant adroitement son imagination de la réflexion. Un des plus grands ouvrages de la terre, au fait du surnaturel, est selon ma pensée, la conduite des filles, y ayant une infinité de choses à observer dans ce procédé sur ces deux observations, faute de quoi l’on fait bien des pas de [401] clerc. Souvent faute de direction qui conduise solidement et qui s’applique fortement au solide d’une conduite pour y faire entrer une âme, elle demeure toujours sans avancer, quoiqu’elle marche toujours et travaille beaucoup ; et après bien des années souvent elle n’a pas encore remué le pied pour faire une bonne démarche. On croit souvent que tout consiste en ferveur et à avoir de beaux desseins ; et l’on s’en contente, travaillant en propre volonté et jugement par une immortification secrète.

3.63 état de pur abandon en nudité.

L. LXIII. état de pur abandon d’une âme arrivée à la nudité de foi, au milieu des croix et de tout ce qui lui arrive. Parole divine en l’âme.

1. Plus l’âme avance dans la lumière, plus elle découvre l’importance de s’abandonner véritablement à Dieu, et de s’y laisser entièrement, pour en disposer selon son bon plaisir. C’est vraiment en cela que consiste le vrai repos de l’âme en cette vie ; et c’est par là que l’âme entre de plus en plus en la jouissance de son bien éternel et véritable. Mais souvent on se trompe en cet abandon, ne le prenant pour l’ordinaire que pour ce qu’il y a d’extraordinaire et d’aperçu comme grâce découlante de Dieu ; et ainsi n’en expérimentant pas, on ne se laisse pas aussi en abandon pur, simple et sans réserve. Il faut passer outre, se convainquant beaucoup que tout ce qui nous arrive d’extérieur, soit par les mauvaises rencontres dans notre condition, soit [402] aussi par nos maladies et infirmités, est vraiment une opération générale de Dieu en nous, de manière que l’âme qui est assez heureuse de pouvoir vivre vraiment au large et en nu abandon en ce temps, y trouve véritablement Dieu lui-même, comme un océan de miséricordes ; et cela aussi profondément que la pointe de telles choses pénètre et renverse ce qui est en nous de naturel.

C’est par ce même moyen que Dieu s’est communiqué en l’Incarnation, faisant en quelque manière trêve de ses grandeurs, et les cachant, pour se donner par la pointe et par les peines de la croix, et des abandons d’un Dieu-homme : et il est certain que cette manière de communication en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ, a été bien plus grande, plus magnifique, et plus étendue, quoique plus cachée et plus obscure, qu’elle [n’] a été par l’éclat de ses grandeurs. Il y a un million de raisons que je pourrais apporter pour vérifier cette vérité : mais il suffit d’être convaincue [fém.] que la Sagesse éternelle l’a choisie, comme un moyen égal et proportionné à sa bonté toute amoureuse par laquelle il se voulait communiquer sans bornes.

2. Il est donc très véritable que dès qu’une âme est capable de la foi en nudité intérieure, les providences et les maladies donnent Dieu, et doivent être à telle âme sa communication actuelle. C’est pourquoi il suffit qu’elle se tienne en abandon en généralité, et que là en foi nue elle se contente de l’état où telle chose la met ; ce qui renferme pour elle tout son bien et tout ce qu’elle peut faire.

Telle personne n’a point à s’embarrasser d’autres [403] exercices, d’autres pratiques, et généralement de tout ce qui faisait l’emploi de son intérieur, avant que la lumière de la foi fût si nue et si étendue. Car ses croix et ses maladies occupant son âme et son corps par leurs pointes, et lui ravissant le moyen de faire autre chose, qu’elle se tienne en repos et en abandon ; et telles choses lui étant Dieu, et langage de Dieu, qui lui supprime tout le reste qu’elle pourrait faire, qu’elle se contente d’un paisible et silencieux abandon sans abandon, c’est-à-dire qu’elle se laisse en la croix comme on la met, sans s’amuser, ni à s’y accommoder, ni à ajuster son esprit pour en faire usage ; puisqu’il est certain que son âme en nudité de foi est en état d’être ajustée comme Dieu veut par telles choses.

3. Tout consiste donc dans le plus nu et silencieux abandon, afin que Dieu fasse comme il lui plaît, et qu’il se contente vraiment selon toute l’étendue de son bon plaisir ; ce qui sera marqué à telle âme par l’augmentation et la continuation de telles croix et maladies.

Qu’elle prenne bien garde à ne se point amuser à voir et à remarquer l’ouvrage qui se fait ; qu’elle le croie [subj.] sans le discerner : c’est un Mystère inconnu que Dieu se réserve et ne manifeste que de fois à autre ; et cela très souvent quand on y pense le moins. Il me semble que ceci est la vérité de ces belles paroles471, nigra sum sed formosa, je suis noire et cependant belle, et le Soleil m’a décolorée. Je suis noire, parce que véritablement les croix et le reste des providences qui arrivent, envisagées selon ce qui paraît à nos yeux, ne font [404] d’autre effet (à ce qui nous semble) que de nous défigurer et nous noircir : cependant à la vérité elles ont et impriment une beauté, qui dans la suite charme les âmes qui savent goûter la tranquillité qui se trouve dans un cœur nuement [ou : nûment] abandonné en foi au milieu de tout ce qui arrive : et ainsi il suffit de vivre au long et au large en paix, tout nous étant ôté par cette main divine. Il ne laisse pas souvent d’arriver des incertitudes en ce calme et cette généralité si grande : mais il n’importe, cela même faisant mourir donne encore plus profondément lieu au calme plus profond.

4. Et cette disposition supposée en votre âme, laissez-vous sans réserve, et ne faites que ce que l’on vous fait faire, c’est-à-dire que ce que vous pouvez au milieu de ces dispositions ; car il faut prendre garde qu’au degré où vous êtes, se forcer par bon prétexte est s’ajuster contre ce que Dieu signifie par les maladies.

Et afin de mieux pénétrer tout ceci, il faut savoir que les âmes qui ne sont pas encore arrivées en la nudité de foi, et par conséquent qui ont encore beaucoup de leurs activités propres, doivent trouver les vertus dans les maladies, dans les croix et ainsi du reste, afin de consommer ces activités ; mais quand peu à peu par ce procédé des vertus elles sont arrivées à la nudité de la foi, elles trouvent Dieu par ces croix et ces maladies, qui leur est tout, et qui leur dit tout par le langage même qu’il leur tient, qui n’est autre que ces mêmes croix et souffrances, comme aussi l’état où telles choses les mettent ; car telles infirmités et croix [405] leur ôtant le moyen de s’aider et de se soulager, ou de faire Oraison, Dieu leur dit vraiment au cœur qu’il ne le veut pas.

D’abord ce langage est bien obscur ; mais dans la suite, quand la foi devient plus pure et nue, et qu’ainsi elle défait l’âme beaucoup d’elle-même, on entend à merveille que toutes ces choses qui nous arrivent sont vraiment langage de Dieu, et parole éternelle à l’âme : et comme il suffit à une personne, qui entend parler quelqu’un dont il [elle ?] a grande estime, d’écouter respectueusement ce qu’on lui dit, et que par là non seulement il [elle ?] est instruit [e ?] de ses desseins, mais encore qu’il contente cette personne ; ainsi en est-il de telle âme.

5. Il faudrait, pour bien expliquer cela, être extrêmement long ; mais l’expérience apprendra mieux ce que c’est, et ce que fait ce divin langage, que toutes les paroles. Ceci suffit, pour le faire comme deviner et soupçonner, et par là donner lieu à l’âme de prêter l’oreille à un Dieu qui parle si amoureusement, et qui se plaît infiniment d’être écouté avec un humble et silencieux respect, et en cette disposition l’âme apprendra ce que c’est que cette parole divine, et ce qu’elle fait en l’âme.

Tranquillisez-vous, et vous laissez [et laissez-vous] en la main de Dieu ; et vous verrez ce que je veux dire, et apprendrez que c’est tout faire, que de vous laisser en sa main, et à son soin paternel. [406]

Lettre à l’Auteur.

Doutes ou questions sur l’anéantissement et la manière de trouver par là Dieu et Jésus-Christ.

« Vous me ferez un grand plaisir de me parler un peu de ce Néant, dans lequel l’âme doit tomber, pour trouver Dieu lui-même ; et de la différence de ce néant total, réel et véritable, à celui dont on parle dans les commencements de la simplicité et nudité.

2. « De la différence qu’il y a de ce rayon qui sort du visage de Dieu (ce que vous nous appelez ordinairement divin) à Dieu trouvé lui-même ; les effets de l’un et de l’autre dans l’âme ; et de quelle manière Dieu tout entier s’applique à toute notre âme.

3. « Je voudrais bien savoir aussi de quelle manière la très sainte Trinité se communique à notre âme dans cette voie, et avec quel ordre, c’est-à-dire comment, après que Dieu lui-même est trouvé il y engendre son Fils, et comment le Père et le Fils y produisent le saint Esprit, et de quelle manière l’âme connaît cela, et en quel temps.

4. « Si le saint Esprit ne produit pas la sainte Humanité, c’est-à-dire, les mêmes inclinations de Jésus-Christ Dieu-Homme ; car j’ai compris que tout cela se faisait successivement en l’âme : cependant dans vos premiers écrits, vous parlez de cela comme si l’on avait véritablement trouvé Jésus-Christ ; je ne comprends pas comment cela se fait, si ce n’est que l’âme prenne les désirs pour la réalité, cependant on n’en a plus quand on est tombé dans l’unité. »

3.64 Anéantissements et leurs effets

L.LXIV. De trois sortes d’anéantissements qui disposent l’âme pour recevoir les dons surnaturels de Dieu, et ensuite Dieu lui-même et toute la sainte Trinité, et enfin le germe foncier de Jésus-Christ.

1. Quoiqu’il soit très vrai qu’il est meilleur d’expérimenter le néant que d’en parler, je ne laisserai pas de vous dire les lumières que la bonté divine me donnera sur ce bienheureux état. Je l’appelle bienheureux, d’autant qu’il fait jouir de Dieu même et que, sans son moyen, on boit toujours dans les ruisseaux bourbeux et fangeux et non dans la source d’eau vive.

C’est ce bienheureux Néant que Jésus-Christ est venu apporter en la terre : car S’étant anéanti Lui-même, Il l’a rempli de Lui-même, c’est-à-dire de la plus haute communication de Sa divinité. Avant l’arrivée de Jésus-Christ en terre, ce n’était pas par le néant que Dieu Se communiquait : c’était par les lumières et par les dons de Sa bonté et de Sa magnificence ; mais étant venu Lui-même, Il a mis tout dans le néant.

Le Néant est donc en deux ou trois manières, qui se succèdent l’une à l’autre.

Le premier Néant est un don de Dieu par lequel nous sommes appropriés pour les lumières de Dieu et pour les dons : une certaine humiliation [408], un appauvrissement, un apetissement de soi-même, sans quoi l’esprit humain n’est jamais capable du découlement de la grâce, car par l’orgueil et par la suffisance, le cœur humain est si rempli qu’il est impossible qu’il y entre rien autre chose. C’est pour cet effet que Jésus-Christ a paru en tout si pauvre, si petit et si rien, qu’Il a été méconnaissable, à moins d’une lumière spéciale du saint-Esprit. Il conversait avec le monde et l’on ne Le connaissait pas ; au contraire on était éloigné de Le connaître par Son maintien et par tout ce qui paraissait en Lui, qui n’avait rien que de très petit et humble. Et voilà le premier néant qui dispose l’âme aux divines lumières, sans lesquelles il est impossible que l’autre néant, où Dieu Lui-même habite, survienne en une âme ; tout au contraire ce premier n’y étant pas, même en un degré assez avancé, il est impossible que les premières lumières du second viennent.

3. C’est pourquoi Dieu ayant dessein de disposer un cœur à être Sa demeure par le Néant parfait, Il dispose ce cœur par un million de lumières divines et d’autres grâces pour s’anéantir et s’humilier sur l’exemple de Jésus-Christ, ne voyant rien de beau que Ses humiliations, Ses petitesses et Ses pauvretés, ce qui insensiblement lui cause une disposition intérieure de néant et d’onction pour le néant.

Par là l’âme étant très fidèle aux diverses lumières divines de Jésus-Christ, elle est peu à peu purifiée d’un million de souillures et d’ordures qui la rendaient incapable du repos et de la quiétude, que les dons divins mettent en l’âme. Car il faut savoir que si nous étions retournés [409] à notre rectitude première, nous nous trouverions dans un merveilleux repos, et cela par l’approche de notre centre ; et tout au contraire plus nous en sommes éloignés, plus nous sommes, par une nécessité malheureuse, dans le trouble, sans jamais nous pouvoir calmer ni nous pouvoir mettre en repos qu’en nous approchant de notre centre par notre rectitude.

C’est pourquoi l’âme commençant à sentir l’approche de Dieu par ce don surnaturel, commence à tomber dans ce premier Néant, qui est un commencement de repos, dont l’âme jouit peu à peu et par intervalles, par l’approche de cette divine lumière ; et c’est là où commence la passiveté de lumière qui ne peut jamais arriver à une âme que par le néant en lumière ; et ainsi à mesure que l’âme est apetissée par la succession de lumières, et qu’elle tombe dans le néant, elle arrive au repos et à la passiveté, laquelle en tout ce degré premier consiste en un repos calme et serein, recevant les lumières divines de Jésus-Christ, conformément à tout ce qu’Il a été durant Sa vie, soit à l’égard de Son Père, soit vers les hommes.

4. Ce repos donc calme et serein est une disposition intérieure de grâce qui tient l’âme paisible et soumise à Dieu ; et n’ayant d’autre inclination que de recevoir passivement ces divines lumières, et s’en voyant privée, (comme souvent cela arrive), l’âme demeure dans une situation intérieure d’attente, en conservant une onction dans elle ; comme nous voyons que lorsqu’il y a eu quelque liqueur précieuse dans un vase et qu’elle n’y est plus, [410] il en reste une certaine odeur qui marque un reste qui recrée, et qui fait ressouvenir de cette précieuse liqueur. Il en est de même d’une âme tendant par grâce à ce divin néant lumineux vers Jésus-Christ. Quand les lumières sont présentes, tout le soin de l’âme est de conserver sa quiétude pour conserver son âme en passiveté et en lumière ; quand elles se sont écoulées, il reste en l’âme une certaine inclination amoureuse pour cela même, par le reste de l’onction qui demeure, qui fait que l’âme se tient en paix et en passiveté, attendant le retour des lumières divines qui faisaient son bonheur, et ainsi elle demeure en passiveté d’attente, comme auparavant elle était en passiveté de jouissance ; et ainsi les lumières du néant de Jésus-Christ font et causent ce néant en repos.

Cet état est d’infini longueur et même plusieurs ne le passent jamais, ne voyant rien de meilleur ni de plus parfait, car nous ne pouvons rien voir de plus parfait que Dieu n’élève notre âme au-dessus de ce que nous avons ; et comme plusieurs n’ont ni n’auront jamais rien de plus parfait que ce Néant vers Jésus-Christ, cela est cause qu’ils ne voient ni ne découvrent jamais d’autre Néant. Là ils se perfectionnent et y font leur demeure, allant de lumière en lumière, de passiveté en passiveté, et ainsi se purifiant et se perfectionnant merveilleusement. Il faudrait un gros volume pour décrire seulement un peu la latitude et l’amplitude de ce divin pays du Néant en lumière divine.

5. Quelques-uns, mais peu, perdent ces lumières divines premières, et ainsi font aussi perte de ce premier Néant et et passiveté de lumière qui lui correspond, et cela par une lumière [411] plus pure qui sort du visage de Dieu. Cette lumière que je dis sortir du visage de Dieu, est un éclair de foi fort général et fort pur, lequel faisant goûter à l’âme quelque chose de supérieur à ce qu’elle a eu par ces divines lumières précédentes, les lui fait oublier pour aller après ; mais comme ce n’est rien que l’âme puisse appréhender (ou atteindre), insensiblement elle se perd, mais d’une perte correspondante à cette lumière, c’est-à-dire passagère. Car comme ce n’est qu’un éclair de Dieu passant par un lieu, ce Néant que cette lumière cause, n’est que passager et comme momentané, comme quand vous voyez qu’en un jour sombre le soleil par un effort fend la nue et paraît un moment : il fait paraître sa clarté sur la terre, mais tout aussitôt elle disparaît et les ténèbres prennent sa place. Il en va de même de ces éclairs de lumière de foi pure : ils ne sont que passagers, n’étant que des simples éclairs de la face de Dieu.

Mais ici les états se succèdent et pour lors l’âme perd ses lumières précédentes, goûtant un je ne sais quoi qui la met hors d’elle et qui lui fait goûter un général, qui lui donne un repos tout autre, qu’elle n’a jamais goûté, comme aussi un général de lumière que toutes les lumières précédentes ne donnent pas ; si bien qu’il reste à l’âme un goût de ce qu’elle a eu, et qu’elle n’a pas, qui l’attire infiniment vers Dieu et qui l’anéantit extrêmement, la calmant ; cependant quoiqu’elle ne l’ait plus et qu’elle ne le puisse avoir, elle revient humblement à son premier néant, se contentant de l’ordre de Dieu et de l’état où Il la met.

Ces éclairs de foi nue sortant, comme [412] je dis, du visage de Dieu, font en l’âme un néant délicieux par un million de sacrifices que l’âme fait, n’ayant pas ce qu’elle désirerait de tout son cœur et ne le pouvant avoir.

Je l’appelle lumière qui sort du visage de Dieu, pour exprimer que ce n’est pas une approche de Lui-même, comme dans l’autre Néant qui succède ; mais bien un éclat qui est une vraie ressemblance de Dieu, où l’âme goûte quelque chose de Dieu, qui lui donne un goût qu’elle ne peut exprimer et qu’elle ne peut comparer à quoi que ce soit : elle n’a rien et il lui semble qu’elle a tout en ce moment passager. Prenez garde à ce qui arrive lorsqu’une personne envisage un miroir : son visage paraît lui-même en cette glace, et cependant il n’y a rien et il n’y demeure rien, aussitôt que la personne se détourne. Il en est de même de ces lumières de foi nue : cette sorte de néant qu’elles causent agite en repos merveilleusement l’âme, et elle se voudrait défaire d’elle-même ; cependant elle n’en saurait venir à bout et elle a une inquiétude amoureuse mais paisible, par laquelle elle se défait de soi-même, sans pourtant en venir à bout ; et elle retombe toujours par résignation en son premier néant. Si bien que la succession réitérée de ces sortes de lumières font un néant successif en elle, qui lui donne un très grand bonheur, mais plus en désir qu’en effet, ne faisant voir Dieu et jouir de Dieu qu’en passant.

Le grand contentement de telle âme, c’est de parler souvent du Néant en lumière divine ; et elle ne peut se rassasier d’en parler et d’exprimer les traits de ce qu’elle a vu et qu’elle n’a pas. [413]

Ce Néant donne des inclinations pour Dieu très grandes et met l’âme dans une passiveté bien plus pure, plus nue, et plus perdue que le Néant précédent ; ce qui est cause que sa situation ordinaire est de se laisser en passiveté pour être dans ce Néant et, au défaut de ce Néant, elle reçoit en résignation l’autre.

Quantité d’âmes demeurent en celui-ci sans passer outre dans un Néant plus parfait, étant une idée très parfaite de Dieu non dans les sens, mais en foi nue dans l’esprit et qui approche passagèrement du centre.

Il faudrait encore un volume pour décrire ce Néant, et ce qui se passe dans les âmes qui en sont honorées, et les précautions qu’il faudrait avoir pour en faire usage ; aussi comment se précautionner contre plusieurs défauts de ce Néant, faute de le distinguer de celui qui succède : mais cela serait trop long, et il faut en revenir à la vive voix, ce qui même ne serait qu’un crayon grossier.

7. L’âme donc qui a cette lumière divine de foi, qui a ce Néant et qui désire être fidèle, doit se laisser en passiveté grande au gré de Dieu, n’étant et ne voulant être rien que ce que Dieu l’a fait être, se tenant en paix en son rien selon ce qu’elle a. Quand cette lumière nue paraît, que l’âme goûte ce Néant et jouit de ce repos qui lui est tout, qu’elle s’y tienne sans le vouloir prolonger : quand il disparaît, qu’elle ne le forge pas ; car l’imagination et notre réflexion qui en a goûté, est toujours en tâche et en haleine pour en former et en contrefaire quelque chose. Qu’elle ne s’embarrasse pas de scrupules quand il disparaît, de ce qu’elle ne l’a pas, et que peut-être elle y a [414] contribué : car pour l’anéantir conformément à ce degré, ce Néant disparaît toujours par quelque chose qui paraît sa faute. Qu’elle demeure passive en son fumier, attendant humblement sa mutation et se tenant en son néant de goût ou de lumière, c’est-à-dire en son repos et abandon.

8. Le troisième Néant est celui où Dieu même Se donne, car comme l’homme est uniquement créé pour Dieu, il est impossible d’arriver à la fin de Sa création que par ce Néant, par lequel l’on vient à jouir vraiment de Dieu.

Ce Néant ôte à l’âme la capacité de se repaître et de se pouvoir contenter de rien moindre que Dieu : c’est pourquoi les lumières, les goûts et le reste, par lesquels Dieu avait coutume de Se donner, s’effacent tellement peu à peu de l’âme, qu’il lui est impossible de les goûter et de s’y pouvoir arrêter pour peu que ce soit. Il faut toujours par nécessité et par un instinct de ce divin Néant, qu’elles fendent la presse de toutes choses, pour pouvoir trouver la situation de son esprit et de son cœur ; c’est pourquoi ce Néant ne donne pas comme les précédents, l’inclination à s’élever à quelque chose que l’âme n’a pas ; mais il met plutôt en l’âme une inclination à n’être rien et à défaillir, au lieu de s’élever, qui suppose un être. Car le vrai Néant auquel Dieu correspond par Lui-même, s’opère toujours par le non-être et peu à peu ce non-être se va augmentant ; c’est pourquoi les lumières, les goûts, etc., par lesquels l’âme se soutient en être, ne sont pas ôtés tout d’un coup mais peu à peu ; et par cette privation successive, insensiblement Dieu dérobe à l’âme à l’âme son [415] propre être, devenant le principe de ce qu’elle est ; et à mesure que Dieu lui ôte la nourriture, Il lui ôte la vie propre et insensiblement Il devient le principe d’une nouvelle vie en l’âme, laquelle vie ne paraît que très longtemps après que l’âme a passé le néant privatif, car, afin de m’expliquer, je me servirai de ce terme de privatif et de communicatif.

9. Je nomme privatif le commencement de ce Néant, car comme par ce divin moyen Dieu veut ôter à l’âme son soi-même pour Se mettre en sa place, un très long temps l’âme ne sent et ne voit que ce qu’on lui ôte, sans voir rien que l’on remplace, de manière qu’en l’oraison et hors de l’oraison (car ici tout doit être égal), l’âme ne s’aperçoit de rien sinon que son rien s’augmente, c’est-à-dire qu’elle tombe toujours d’un rien dans un plus grand rien plus pénible que le premier, et ainsi de rien en rien, de peines en peines qui se succèdent, ce qui fait que l’âme n’a d’autre inclination que de demeurer là, sans se pouvoir aider, comme une personne bien malade qui ne saurait être secourue, dont la mort vient insensiblement.

Ce rien et ce Néant est peu à peu la perte de son soi-même, l’âme n’étant plus le principe de son être ni de son opérer pour quoi que ce soit ; et Dieu causant ce rien, par le centre et principe de la créature, S’y insinue sans qu’Il soit ni vu ni goûté. Tout ce que l’âme sent, c’est qu’on la prive de tout, non seulement du dehors, mais encore vraiment de soi-même, Dieu devenant le principe de son soi-même ; ainsi selon que le néant communicatif doit être grand à la suite, cette privation [416] est grande et ce néant privatif est grand.

Je nomme ce Néant privatif, non que Dieu prive l’âme effectivement, car dans cet état même Il donne ; mais l’âme ne voit et n’aperçoit nullement ce qu’on lui donne, et elle ne voit et ne sent que la privation qui est fort pénible, car elle se voit ôter tous les jours de plus en plus jusqu’à ce qu’enfin elle n’ait plus de soutien en aucune créature ni en elle-même, et par ce moyen elle tombe en Dieu.

10. De pouvoir dire à peu près le détail de cet anéantissement, cela est impossible ; car s’il faut un volume et même plusieurs pour décrire un peu le pays de chaque anéantissement précédent, il faudrait d’infinis volumes, pour parler un peu à fond de celui-ci : car Dieu lui-même qui est un être infini, se donne ; et ainsi il faut un Néant égal à sa grandeur, pour le recevoir : il faudrait donc décrire ce que Dieu est, et ce qu’il donne, quand il se donne en ce degré de Néant.

Là l’âme par ce Néant devient en Dieu ce qu’une goutte d’eau est dans la mer quand elle s’y perd, car ce Néant tirant l’âme de son propre que le péché lui avait communiqué, tire l’âme d’elle-même et du particulier et ainsi la fait découler et perdre en Dieu.

Et comme l’âme perd son soi-même en perdant le particulier qui la faisait subsister en elle-même, aussi trouvant Dieu et subsistant en Lui par ce Néant, elle ne Le trouve pas comme quelque chose dont elle jouisse, mais plutôt elle en est possédée en perte totale de soi.

11. Par ce peu que je vous dis, vous voyez la différence des Néants. (417)

Le premier est donné et ne peut donner qu’une rectitude de notre être en pureté, par rapport à Jésus-Christ notre cher original.

Le second Néant n’étant qu’une lumière fort pure qui sort du visage de Dieu, et n’étant que comme une similitude de sa grandeur très dénuée, donne passagèrement des idées du Néant véritable, sans cependant le communiquer : car Dieu n’a pas d’images, et l’âme voit bien par la jouissance de cette lumière de foi en Néant, que ce peut bien être quelque chose de Dieu et non pas Dieu même ; à cause qu’il met une agilité pour tendre à Dieu, et dans ce Néant, et ainsi elle ne possède le repos et la paix qu’en désir et non foncièrement et permanemment, quoique cette paix et repos qui correspond à ce degré de Néant soit très délicieux. De plus ce Néant en lumière divine a bien des beautés aperçues, quoique passagères.

Le troisième Néant met l’âme en grand repos et calme tout désir ; et quoiqu’il soit plus pauvre, plus dénué, et plus unité que les précédents, il est cependant plus plein et rempli par la raison du rien que l’âme a, ou pour mieux dire du Néant dont elle est possédée.

Ainsi pourvu qu’elle soit et subsiste à n’être rien, elle est contente et a tout ; là en n’étant rien, et ne faisant rien par elle-même, elle a tout et fait tout : car l’infinie Majesté s’appliquant à son rien, sans savoir le comment, elle a la providence, la sagesse, la force, et le reste des perfections divines pour faire ce qu’elle ne fait pas par elle-même, et ainsi en étant rien en l’oraison, et en ne faisant rien par elle-même en toute action, Dieu est, et [418] agit en elle et par elle.

12. C’est par ce Néant et en anéantissant l’âme que Dieu tout lui-même s’applique au total de nous-mêmes. Par ces autres Néants, Dieu ne s’y donne que par la grâce particulière, mais en ce Néant véritable, il se donne lui-même, et ainsi totalement. Et comme Dieu par sa grandeur infinie s’applique à chaque chose selon son besoin, comme s’il ne s’appliquait à rien autre chose ; ainsi l’âme trouvant Dieu lui-même par son Néant, le trouve totalement et toute appliqué à elle et pour elle : ce qui fait que tous les moments de telles âmes, et tout ce qui lui arrive intérieurement et extérieurement, lui doit être infiniment cher et précieux, sachant par son état que Dieu prend soin d’elle ; c’est ce qui lui cause une paix universelle et un contentement égal, non en elle, mais dans le plaisir de Dieu, où tout lui paraît admirablement bien fait, et où généralement tout ce qui lui arrive est ce qu’il lui faut parfaitement.

Si les Néants qui précèdent celui-ci ont d’infinis degrés, celui-ci en a sans fin et sans bornes.

13. Il est très certain en ce troisième Néant que Dieu S’y donne Lui-même. Quand Il a anéanti l’âme un très long temps par Sa communication générale, pour lors Il fait une communication particulière des Personnes divines, quoique toujours dans sa générale, car Dieu ne donne jamais ce Néant que par un abîme général et tout particulier ; et cet état est toujours cet abîme général sans fond. C’est pourquoi la communication des Personnes divines est toujours un abîme général ; et en cet abîme, le Néant que j’ai appelé communicatif [419] commence, qui est de trouver vraiment le sein du Père Eternel comme le centre où l’âme tend comme à son centre. De dire ce que c’est et comment cela est, c’est un abîme ; il suffit que cela est et que l’âme s’y trouve par son Néant en un repos qui est et devient sa vie plus délicieuse que tout ce qui se peut jamais exprimer ; et cela par un repos et un commencement de rencontre qui fait son bonheur, ce qui anéantit encore infiniment l’âme.

Là le Néant augmentant sans fin, l’âme entend, sans entendre, à sa mode, un très profond parler, qui est la génération du Verbe, et qui est le don de la divine Sagesse en son pauvre Néant. Et comme l’âme avant cela n’était rien et que c’était son bonheur, ici, sans sortir de son rien, au contraire son rien augmentant à l’infini, l’eau de la divine Sagesse s’écoule, qui rend l’âme beaucoup féconde.

De là insensiblement s’écoule l’amour, et l’âme entend en son Néant que ce n’est pas un amour produit par ses puissances comme au commencement, mais que c’est un amour tout différent, et que vraiment c’est la communication d’un amour dans lequel et par lequel l’union commence.

14. Il faudrait là des discours à l’infini pour exprimer grossièrement ce que le Néant de la créature goûte à chaque moment très délicieusement ; et pour lors on commence à goûter les fruits des labeurs et des peines que l’âme a souffertes à s’anéantir, et à se laisser anéantir peu à peu par les degrés qu’elle a soufferts et qu’elle a portés.

Je sais qu’il y a quantité de très doctes et expérimentés docteurs qui ont amplement écrit [420] de ses degrés : c’est une chose très délicieuse de les voir ; mais ce n’est rien en comparaison de les expérimenter par le Néant véritable de soi-même, opéré par la miséricorde de Dieu en une âme.

C’est pourquoi il suffit de ce crayon pour aider et confirmer que la chose se peut, et il est vrai, et vraiment le partage des âmes anéanties, quoi que pauvres et cachées dans le monde. Je ne puis pas même prolonger davantage cette déduction, à cause de la faiblesse de ma main.

15. Quand une âme a été assez fidèle pour se laisser anéantir, et qu’elle est parvenue à l’expérience de plusieurs de ces merveilles, elle croit pour l’ordinaire que s’en est fait ; mais en vérité elle ne fait que commencer à être en voie pour avancer infiniment. Car il faut savoir que le Néant déjà exprimé n’est donné de Dieu à l’âme que pour lui communiquer son esprit : or l’Esprit de Dieu communique deux effets en l’âme, qui font et effectuent un chemin infini.

Le premier effet est qu’étant amour et principe d’amour, il donne et dispose l’âme pour l’amour et pour l’union ; car l’amour a pour fin l’union, et d’unir l’âme à son bien-aimé. Cet effet en l’âme est de grande étendue, faisant expérimenter un million de dons et de grâces, qui pourtant en cet état ne font qu’un même en principe d’amour ; et tout cela se terminant à faire une plus grande et plus intime union, jusqu’à ce qu’enfin l’union et l’amour qui en émane soient tels, que l’unité s’effectue : ce qui fait propre à l’âme tout ce que Dieu a, et tout ce que Dieu est : et comme le plaisir et la béatitude de Dieu est de jouir de soi-même ; aussi tout le plaisir de l’âme en Dieu, et de Dieu en l’âme, est l’union, la communication, et l’unité, et ainsi la jouissance ; ce qui est cause qu’il n’y a nulle fin de communication et d’union que l’unité même ; c’est-à-dire que Dieu ne se peut contenter en telle âme qu’elle ne soit en unité de tout ce qu’il est.

16. Et pour lors l’amour divin aime tant l’âme, que ne se pouvant contenter, il produit ce dernier effet en elle, qui est de lui donner la communication, et la jouissance de l’amour de Jésus-Christ, De meo accipiet et annunciabit vobis472. Pour lors l’âme étant pleine par l’union, et la communication de l’amour, commence à sentir en soi un certain germe de Jésus-Christ, c’est-à-dire une inclination pour Jésus-Christ, non pas comme autrefois superficiellement et en lumière ; mais bien intimement et foncièrement : Donec formetur in vobis Christus: Christus habitat per fidem in cordibus vostris473.

C’est pour lors que l’âme commence d’être toutes tournée vers Jésus-Christ, et que tout ce qui est dans la terre, et tout ce qui lui arrive, qu’elle fait et qu’elle souffre, lui devient Jésus-Christ.

Et si tout ce qui s’est passé dans les états précédents et comme infini en plénitude et en beauté ; ceci qui suit et qui est la fin des ouvrages [422] de Dieu en l’âme, ne l’est pas moins.

C’est pour lors que l’âme comprend bien que Jésus-Christ est l’alpha et l’oméga, la voie et le terme, c’est-à-dire que Jésus-Christ Homme-Dieu a commencé, et a été dans les voies de Dieu en l’âme, et qu’il est aussi la fin et la consommation finale jusqu’à la mort : car il est vrai que tout généralement se termine à la formation de Jésus-Christ en nous, afin que les miséricordes de ce Dieu-homme éclatent avec une bonté infinie.

17. Tout ceci (comme je vous dis) n’est qu’un crayon grossier, pour consoler les âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de foi, pour travailler peu à peu à leur anéantissement. Disons donc, heureux Néant, et mille fois heureux ! Puisqu’il est seul capable de remplir la créature du bonheur infini ! Et que ce Néant se communique par des moyens si bas et si petits, que l’on peut dire qu’il est révélé aux seuls petits, et caché aux suffisants, et aux âmes pleines d’elles-mêmes.

Il n’y a donc que les petits et très-petits qui puissent prétendre à ce bonheur, et ceux qui désirent de toute leur âme d’y arriver474.

Commencement de vie nouvelle. [Lettre à l’auteur].

Commencement de vie nouvelle en Dieu.

« Mon âme depuis mon retour est tout autrement établie dans la joie. Autrefois cette joie n’y était que passagèrement et par des intervalles, et mélangée de la joie des sens : à présent c’est par état. Cette joie est étendue, pure et générale ; ce qui me fait croire qu’elle ne vient que du centre : car je trouve qu’elle me donne la vie et de la fécondité. Elle me tire hors de moi-même, et ne rend plus capable de tout au-dehors, et m’empêche de tomber si souvent en moi-même. De plus, je trouve que mes yeux s’ouvrent, et que je commence à voir et expérimenter les choses tout autrement que je n’ai fait, et à entrer dans une nouvelle région tout est nouveau475.

3.65. Arriver en Dieu, son centre. [Réponse à la précédente].

L.LXV. Que le centre naturel de l’âme est Dieu, que l’âme y arrivant par la mort de tous y trouvent une joie solide, une dilatation de cœur, et un général qui la contente pleinement et lui donne faciliter pour tout bien intérieurement et extérieurement.

1. Il est à remarquer que Dieu est le centre de notre âme de telle manière, qu’en quelque lieu qu’elle soit, et à quoi qu’elle puisse être occupée hors de là, elle ne peut trouver son centre. Qui dit centre de l’âme, dit son lieu de repos véritablement naturel, et pour lequel elle est créée476 : si bien que qui dit le centre dit son repos, sa joie, sa liberté, et véritablement, une dilatation d’âmes, qui fait bien juger que ce que l’on a, et où l’on est, est son centre véritable, et que tout autre lieu, tout autre situation, et généralement tout ce que l’on peut avoir, n’est qu’étranger à l’âme. Elle peut bien de fois à autre y trouver quelque petite satisfaction passagère : car n’y ayant rien dans la terre qui ne soit créé de Dieu, il n’y peut rien à voir par conséquent, [424] où l’âme ne trouve quelques vestiges de sa beauté ; mais passagèrement : car n’étant pas créé pour ces miettes et pour ces parcelles, mais bien pour Dieu lui-même, elle n’y peut trouver que des plaisirs fort médiocres et fort passagers.

2. Et c’est ce qui trompe toutes les créatures à l’égard des plaisirs fort passagers, pour lesquelles elles sont passionnées. Comme de fois à autre elles y trouvent quelque espèce de satisfaction, elles s’y arrêtent ; et comme elles ne peuvent s’en contenter, elles en font leur croix et leur malheur.

Voilà la raison essentielle pourquoi tous les gens du monde qui courent après le plaisir, les richesses et les honneurs, parce qu’ils y trouvent quelque espèce de joie et de satisfaction, sont toujours errants et vagabonds sans y trouver rien de solide. S’ils y faisaient réflexion sérieuse et comme il faut, ils trouveraient par leur propre expérience, que la raison pourquoi ils croient et espèrent trouver quelque plaisir, c’est parce que ces choses étant créées de Dieu, ont quelque rapport à leur âme ; à cause que Dieu y est en quelque manière ; et qu’ainsi n’y pouvant trouver la satisfaction de leur âme, ils devraient chercher Dieu au-dessus et loin de ses créatures ; et là ils trouveraient véritablement tout ce qu’il leur faut, pour les contenter et les satisfaire pleinement : car les ayant créés pour lui-même, il s’est fait le centre de tout ce qu’ils sont.

3. Cela donc supposé, il est certain que Dieu étant le centre de toute notre âme, l’âme arrivant à lui par la mort, et par conséquent par l’éloignement des créatures, pour peu que cela soit, commence à y trouver une joie qu’elle a cherchée, sans pouvoir la rencontrer ; mais qu’elle commence à trouver non passagèrement comme j’ai dit, que l’on en trouve dans les bonnes et saintes créatures, mais avec quelque permanence. Ce qui donne beaucoup de satisfaction, d’autant que l’on sait bien que l’on a de la joie solidement ; mais sans savoir d’où elle vient ni comme elle vient. On sait seulement que tout donne de la joie, et que pour être en oraison, et pour être bien il suffit à l’âme d’être en joie et en satisfaction.

4. De là nait une certaine dilatation de cœur qui met l’âme bien plus au large, la rend plus étendue, et bien plus maîtresse qu’elle ne l’avait jamais été. Et enfin le particulier s’ôte, et le général est donné, où l’âme trouve bien plus de plaisir et de satisfaction qu’elle n’a jamais trouvée dans tout ce qu’elle pouvait faire, quelque grand qu’il fût. L’âme ne se plaît ici qu’au général, et le particulier et le distinct lui est une grande peine.

Cependant et très souvent se voyant si générale, si dilatée, si libre, et si en repos, il lui passe des peines en l’esprit, que tout cela ne soit trop naturel et même le naturel, et qu’ainsi elle ne fasse pas oraison. Qu’elle ne s’embarrasse pas, car Dieu étant le centre de notre âme, il est vraiment son lieu naturel, et si ce petit commencement de jouissance de Dieu dans son centre paraît naturel, il l’est vraiment ; d’autant qu’il n’y a rien de plus naturel à notre âme que Dieu ; comme centre. Il ne l’est pas, comme l’on appelle les choses naturelles pour s’y reposer comme créature et en faire sa fin ; car cette joie, cette dilatation, et ce général [426] qui commence à l’arrivée (ou à l’approche) du centre, est en l’âme pour la faire sortir d’elle-même, et la faire toujours aller en repos et en perte, pour trouver Dieu plus amplement ; ce qu’elle fait en se quittant soi-même par l’augmentation de cette joie, de cette dilatation et de ce général qui n’a non plus de fin dans l’âme que Dieu en peut avoir.

5. L’âme arrivée ici croit que c’est grand-chose, étant étonné de ce qu’elle est, et de ce qu’elle a ; mais c’est très peu en comparaison de ce qu’elle peut être, et de ce qu’elle peut avoir, par l’augmentation de ces choses en perte de soi-même. Je dis de ces choses, quoi que enfin dans la vérité tout cela ne soit qu’un ; car sa joie, sa dilatation et son général, et toutes ces choses, ne font qu’un, quoique de fois à autre, l’une paraisse plus que l’autre selon le dessein de Dieu et la nécessité de l’âme.

6. Tout ce que je viens de dire, qui est quelque expression du centre et de l’état de l’âme qui en a quelques approches, est certifiée par la fécondité que l’âme expérimente : car plus elle sera et plus longtemps dans ce général, et cette dilatation, quoiqu’elle n’y voit pas de particulier, ni tant de mouvements, elle y expérimentera pourtant une fécondité qui la nourrira tout autrement qu’elle n’a fait autrefois : et ce n’est proprement que par là que commence sa fécondité et la nourriture en l’âme. Car n’étant créée que pour Dieu, il n’y a que ces choses générales en joie et dilatation où elle trouve du pâturage, et le solide véritable ; ce qui est un commencement de voie toute autre tout contraire et tout différent de la manière de la créature corrompue et rejetée de Dieu parmi les créatures, où elle ne se peut nourrir, et où elle ne trouve que le particulier, le distinct, et ainsi est contrainte de faire comme les poules, lesquelles prenant une petite gorgée d’eau, lèvent la tête pour l’avaler et de cette manière réitère selon la nécessité. Il en est de même des créatures dans le distinct ; elles ne peuvent rien apercevoir ni avoir que par leurs petits actes qui les font jouir du particulier et du distinct : mais ici les âmes boivent plus à la source par leur général. Tout ce qu’il y a de peine est dans le commencement ; à cause que cela paraît si naturel, qu’il semble que ce soit fainéantise ; et cependant c’est un travail solide, auquel il faut par nécessité parvenir pour rencontrer Dieu dans son centre.

7. Comme ce commencement d’expérience du centre change beaucoup l’âme et son opération pour ce qui est de l’intérieur et de l’égard et à l’égard de Dieu ; il le change encore autant pour ce qui est du dehors, et pour l’emploi auquel il nous appelle. Car il est certain que l’âme mourant à soi, sent peu à peu qu’elle est soulagée dans ses croix, dans ses emplois, et dans tout le reste qu’elle a aménagé, et que son intérieur étant plus en joie, plus dilaté, et plus général, elle est aussi plus en liberté, plus forte et généralement commence à être changée, pour mieux faire ce qu’elle doit dans son état ; ses défauts se minent insensiblement, et elle trouve ouverture pour s’en défaire, mais cela à l’aise et avec facilité : et enfin elle se voit commencer une autre capacité pour aimer et pour converser ; ce qu’elle n’avait autrefois [428] qu’avec embarras : elle voit enfin, que n’ayant rien qu’une seule chose, elle se trouve améliorée et changée pour tout. Où l’âme commence à comprendre que Dieu venant en elle, et elle s’écoulant vers son centre et en mourant à soi, elle commence à trouver tout bien, tant intérieurement qu’extérieurement. Car il n’est pas concevable, sinon par expérience, comment Dieu approprie pour soi, et pour les autres en notre état, une âme qui commence un peu à goûter du centre, et comment peu à peu cela s’augmentant, toutes choses s’ajustent et s’arrangent merveilleusement bien : ce qui fait dire à l’âme qui trouve Dieu par la sortie de soi-même ces belles paroles, Bene omnia fecit477 ; il fait tout bien.

8. Toute la difficulté et où il faut qu’une telle âme soit bien prévenue, est dans les commencements ; à cause que cela paraît si naturel et si éloigné de la manière ordinaire de traiter avec Dieu, selon qu’on le fait ordinairement par actes et par efforts. Cependant on retrouve à la suite qu’une âme qui est assez heureuse pour être appelée à cette grâce, fait infiniment davantage par ce moyen que par tous les autres, et que plus cette joie, cette dilatation, et ce général se répand avec plus d’étendue et plus de pureté en l’âme, plus aussi ce moyen devient plus efficace pour tout changer en elle, et lui donner moyen de ranger toutes choses sous le pouvoir divin. Cela devient même tel à la suite, qu’un esprit, qui paraissait médiocre dans le commerce et dans l’emploi des créatures, devient par la communication de ce moyen, capable de tout autre chose ; car une sagesse, une prudence et une force s’y répand, qui fait bien voir peu à peu qu’appropriant l’âme pour lui, il approprie aussi pour toute chose que Dieu demande d’elle, c’est pourquoi l’ordre divin devient la nourriture de telles âmes.

9. On me demandera peut-être pourquoi je dis qu’une telle âme commençant à trouver son centre, trouve son lieu naturel? Je réponds qu’il est très vrai à toute personne qui l’a expérimenté, et même qui est savant, qu’il n’y a rien de plus naturel à l’âme que Dieu, et qu’étant éparse parmi les créatures, elle est comme dans un lieu violent et contre son naturel, n’y pouvant demeurer que par quelques petites miettes de plaisir qu’elle y trouve ; par ce que les créatures ont toujours quelque chose de Dieu : mais que les âmes par leurs propres expériences, si elles sont bien raisonnables, et qu’elles y fassent réflexion, venant à sortir des créatures et d’elles-mêmes pour trouver Dieu, se trouvent à l’aise, et commencent à expérimenter leur lieu naturel : ce qui fait juger dès cette vie, que ce qui fera la cause véritable pourquoi les bienheureux ne s’ennuiront jamais dans l’éternité, est parce qu’ils seront en Dieu comme dans leur lieu naturel, avec toute perfection, ce qui mettra fin à leurs désirs. [430]

Lettre à l’auteur. Unité de l’âme en son fond.

Comment une âme arrivée dans l’unité de son fond, y fait usage de ses croix, de ses occupations et de ses défauts mêmes.

1. « Quand Dieu me donne le mouvement de vous écrire pour vous rendre compte de l’état de mon âme, je le fais ; autrement je ne ferai rien qui vaille.

2. « Il me semble pouvoir dire qu’elle fait du progrès, au moins en une chose, qui est, dans l’assujettissement à l’ordre de Dieu à chaque moment. Ce n’est pas depuis un jour : il y a longtemps que je l’expérimente. Ce qui fait que dans toutes les choses qui arrivent dans mon état, et dans toute ma famille, je suis inébranlable ; mais cela par la fidélité à mourir et à porter mes croix. J’en ai de plusieurs façons. Vous avez su la dernière qui m’a touché sensiblement. Je ne puis dire ici les autres ; elles ne sont pas moins humiliantes et renversantes478. Nonobstant cela, je suis dans mon fond en une espèce d’Immutabilité, qui tient plus de l’éternité que du temps, me laissant mouvoir à Dieu comme il lui plaît, pour être dans la croix ou dans la consolation ; demeurant seulement passive à la croix présente, et au vu de celles de l’avenir, qui me paraissent indubitablement devoir être plus grandes. Hors des petits moments où la pointe de la croix est pressante et accablante, je suis toujours gaie et contente, il ne serait pas en mon pouvoir de souhaiter plutôt une chose qu’une autre, d’être dans un lieu que dans un autre.

3. « Au milieu de tant de croix et d’occupations différentes, on est en liberté, et l’on agit en l’unité. Cela me fait comprendre quelque chose de la fécondité et multiplicité des opérations de Dieu dans son unité et son repos, car quoique l’âme n’ait aucune action, ni aucune vertu en vue, que de mourir dans les occasions, elle se trouve toute vertu et toute action. Je n’ai pas ces lumières dans le temps ; mais après il en paraît quelquefois quelque chose : mais pour peu que je veuille agir de moi-même pour suivre mon inclination, quand ce ne serait qu’en une bagatelle, je commence à sentir que je sors de ma nudité et généralité pour tomber dans le distinct, dans la désunion, et souvent dans l’inquiétude. Tout cela me fait comprendre pleinement l’importance d’être fidèle aux petits moments, puisque dans les moindres choses nous pouvons jouir de Dieu par la foi de cette manière.

« Si j’étais toujours fidèle, je sens bien que tous les moments seraient pleins : mais il n’est pas possible de comprendre jusqu’où va ma faiblesse pour me défaire du plus petit défaut, qui est toujours cette petite sécheresse pour quelques-uns de mes domestiques, dont j’ai peine à supporter les manières479. Il semble que je sois réduite dans une entière impuissance, quelqu’envie que j’aie de m’en défaire : car souvent dans l’instant même que je me relève, je retombe dans tous ces défauts les uns sur les autres ; que je supporte patiemment. Il se fait un fumier qui sert [432] fort merveilleusement à me faire pourrir ; je ne laisse pas (comme j’ai dit) nonobstant la peine que je sens de ces défauts, d’être en repos.

4. « Je fais le bien que la providence me présente ici comme en passant, sans en faire mon capital. Notre bonne mère N. me donna il y a quatre ou cinq mois, la vue de faire faire ici, où le désordre à grand, une mission ; et comme elle était toutes de feu pour cette œuvre, elle ne me donnait point de relâche ; et moi j’étais dans un état tout contraire : car quoique je le souhaitasse aussi, je ne me pouvais résoudre à agir, sans que je visse le moment de l’ordre de Dieu ; parce que sans cela rien ne réussit, et que tous les grands obstacles qui se rencontrent, ne viennent souvent que de n’avoir pas pris ce moment. Enfin il est venu, et elle est ici il y a huit jours, où elle fait tous les biens que l’on peut souhaiter pour si peu de temps.

5. « Je craignais fort que l’assiduité, que je suis obligée d’avoir aux sermons, ne me brouillât en me tirant de ma généralité, pour me mettre dans la multiplicité, ou ne me fût à charge : mais jusqu’à cette heure ils me font un effet tout contraire ; car ils me réjouissent et me nourrissent. C’est une manne qui a toutes sortes de goûts, sans me faire sortir de ma situation ordinaire. Je me trouve depuis si pleine que j’en suis surprise sans pouvoir dire de quoi, et néanmoins si affamée et pressée d’outrepasser tout, que je cours, sans savoir où, par tout ce qui se rencontre.

6. « Voilà ce que je puis remarquer : je ne sais s’il est dans la lumière de vérité ou non ; vous en jugerez mieux que moi : j’espère que vous m’en manderez votre avis sans me flatter. Je ne vous parle pas de mon oraison en particulier, car je n’en vois pas ; tout ce que je fais étant mon oraison. »

3.66 Unité de repos dans la multiplicité. [Réponse à la précédente].

L.LXVI. Moyen de trouver Dieu en toutes choses et aussi dans son fond. Comment être en unité de repos dans la multiplicité des croix et des embarras de providence. Que tout est vie à l’âme qui n’agit que par l’ordre et par l’esprit de Dieu.

J’ai beaucoup de joie, M., d’apprendre de vos chères nouvelles et l’état de votre santé. Je vous remercie de tout mon cœur. Pour répondre à tout ce que vous me dites, je vous dirai :

1. Que vous faites très bien de suivre les instincts de votre intérieur, pour parler de votre âme, autrement on pourrait brouiller toutes choses ; et Dieu nous en parlant par nos nécessités, ou par les instincts qu’il nous donne, il ne manque pas de nous donner des grâces, suivant ses manières, de nous ouvrir, ou de nous communiquer.

2. Il est vrai que ce principe divin pour se conduire, et pour mourir à soi, est admirable, et l’on n’a pas besoin d’aller chercher bien loin ni le martyre, ni aussi les maîtres de notre [434] perfection. Laissons-nous en abandon à Dieu de moment en moment, et croyons fortement que toutes les providences de notre état, quelles qu’elles soient, sont la voix qui nous parle de Dieu, et qui nous marque son divin ordre. L’âme fidèle à suivre cette conduite trouve la paix promptement, et ne manque jamais de trouver Dieu en toutes choses ; pourvu qu’elle n’hésite pas à voir Dieu en tout ce qui lui arrive. Et ainsi mourant incessamment par là et en tout, quand peu à peu l’âme est beaucoup fidèle à cette conduite, la Sagesse ne manque pas de lui causer un million de croix, afin de la polir, et l’affiner davantage. Et de pouvoir deviner par où, et en quelles manières elles [ces croix] nous viennent, cela ne se peut : tout ce qu’il y a à faire est de baisser la tête, et accepter sans examen la divine conduite, et voir sa main en tout. Vous avez eu occasion d’adorer la Providence en cette croix humiliante qui vous est arrivée : je crois que (Dieu aidant) ce ne sera rien ; car il n’y a pas de raison en tout ce que j’en ai vu : cela n’empêche pas qu’il n’y ait un mélange fâcheux. Ce ne sera pas l’unique [croix humiliante] qui vous arrivera : il y en aura incessamment en toutes rencontres, non seulement en votre intérieur, mais encore dans votre état et dans l’extérieur, qui seront selon votre besoin : car assurément vous avez besoin d’humiliations [pluriel], et aussi de moyens qui vous fassent perdre votre raison et votre suffisance. Ne vous mettez pas en peine de leurs excès : c’est Dieu qui les ordonne : il suffit, pourvu que vous soyez fidèle à mourir selon leur étendue : et quand cela n’est pas, ne vous troublez pas ; mais revenez doucement [435] et humblement, en vous remettant à votre place. Par ce moyen vous trouverez, sans savoir comment, votre fond, car vous trouverez une stabilité admirable.

Où vous devez remarquer que le fond de notre âme ne se trouve pas, comme plusieurs personnes le croient, [à] savoir, par pensées et par lumières : ce ne sera jamais par là ; mais bien par les morts et par les renversements. C’est pourquoi plus la Providence en fait rencontrer, tant mieux ; car s’égarant et se perdant, insensiblement on se trouve en son fond : ainsi croyant avoir tout perdu et aussi soi-même, c’est pour lors que l’on commence à trouver son fond, où est la stabilité : hors de là il n’y a jamais que du trouble et de l’inquiétude. Et en vérité cette disposition commence à tenir de l’éternité par l’abandon à la conduite de Dieu, qui nous veut comme il veut, soit en joie ou en croix, et qui fait voir les croix futures pour s’y abandonner, et de cette manière demande la passivité totale pour être comme Dieu désire. Quand vous vous voyez si bouleversée [fém.] par la croix, et par les vues des croix, qu’il vous semble que vous ne vous possédez pas, ni que même vous ne le pouvez pas ; pour lors laissez-vous, et vous perdez [et perdez-vous] en la pointe de la volonté en passivité pure, comme vous le pouvez : et vous verrez qu’ensuite, sans savoir comment, tout cela réussit et se calme en perte en son fond.

3. Toutes ces croix embarrassent sans embarras, comme je dis, étant en cette disposition. J’en dis autant des divers embarras de providence dans notre état. Rendons-nous-y selon ce que Dieu demande, et nous verrons que tout s’ajustera, et qu’insensiblement cette multiplicité crucifiante tombe [tombera] en unité, et fait [et fera] aussi [436] tomber l’âme en unité, où elle agit admirablement, quoique fort embarrassée (à ce qu’il semble) : et par là l’âme comprend merveilleusement, comment Dieu étant si multiplié en tout ce qu’il fait, est cependant en son opération même, si un, et en unité, que c’est là le soutien de tout le monde. L’âme mourant fidèlement à soi, et à sa manière d’agir par soi-même, tombe dans cet opérer en unité ; où elle a tout, quoiqu’elle n’ait rien : et elle fait tout, quoiqu’elle fasse peu : et bien qu’il paraisse qu’elle agit en grande multiplicité, cependant elle est en vraie unité : et pourvu que l’âme ne fasse rien par elle-même, quoi qu’elle fasse, elle ne sort jamais de son unité, encore qu’il lui paraisse qu’elle ne fait et n’est occupée que de bagatelles : et aussi dès qu’elle est dans la bagatelle par elle-même, c’est-à-dire sans anéantissement ; au même temps elle est dans la multiplicité, et par conséquent dans le trouble.

Cela demande une grande pureté intérieure, et une mort à soi-même extrême. Mais ayez courage. Mourez peu à peu à cette sécheresse dont vous me parlez, et aussi aux autres défauts ; et vous verrez que mourant, et vous dérouillant [dépouillant], vous tomberez, sans vous en apercevoir, en unité de repos. Et quand il vous paraît que nonobstant votre travail, vous ne laissez d’être prévenue [fém.] de vos défauts, possédez-vous ; et vous verrez qu’en vérité tout cela sera un fumier qui vous fera pourrir et germer en vie divine ; et ainsi tout sera mis en usage par principe divin.

4. Vous faites très bien de faire le bien extérieur, que la Providence vous fournira, sans [437] en faire votre capital ; mais vous y laissant aller selon la divine providence, qui vous marque l’ordre divin.

5. Vous avez très bien fait de côtoyer l’Esprit de Dieu, et d’observer ses démarches ; car sans sa conduite, toute sainte intention est peu de chose : et quoiqu’elle ne déplaise pas à Dieu, et que même elle lui soit agréable, sans cette application par l’Esprit et par l’ordre de Dieu, ces choses n’ont pas source de vie, pour vivifier l’âme : et c’est proprement ce que vous expérimentez. Car ayant entrepris cette Mission480 par l’ordre divin, vous expérimentez que la multiplicité qui s’y rencontre, cause unité ; et que cette unité est multiplicité, en vous donnant une faim qui ne se rassasie pas, et qui cependant n’est pas famélique, mettant la paix et le repos en vous. Ces sortes d’opérer en toutes rencontres sont très féconds, et vous doivent beaucoup éclairer, afin de vous instruire, et vous convaincre que mourir n’est pas une perte et une oisiveté ; mais plutôt une plénitude et une vie qui remplit [qui remplissent] en vidant.

Prenez courage au nom de Dieu ; car j’espère que la grâce rendra votre âme féconde ; et qu’étant fidèle selon le degré de Dieu, vous trouverez qu’après une grande patience, en souffrant la nudité, la mort, et la sécheresse, quasi sans s’en apercevoir tout devient fécond, et ensuite la fécondité même. Mourir est donc le tout de cette vie ; et la foi est la source véritable de cette mort.

6. J’espère que, Dieu aidant, nous aurons bien de la consolation cet hiver étant ensemble. Il n’est pas nécessaire en l’état où est votre âme, de me marquer en particulier votre [438] état d’Oraison ; là tout est Oraison et votre Oraison : c’est pourquoi je la comprends assez par ce que vous m’avez dit. Continuer [inf.] son intérieur en ces diverses dispositions, comme vous m’avez marqué, est faire Oraison selon votre état. Ce n’est pas que dans de certains temps [sic], on ne soit plus en repos et en solitude, et ainsi plus à la lumière divine ; mais il faut se laisser à Dieu, pour être conduite [fém.] en tout, en l’action ou en l’Oraison ; et par ce moyen tout se fait un : où cependant l’Esprit de Dieu qui aime infiniment le repos et la solitude, tire souvent l’âme, la retirant de l’action pour cet effet, et la mettant en Oraison pure et en nue solitude ; souvent aussi la tenant par un secret de sa providence en l’action, où telle action est Oraison.

3.67 Commencement de la vie en Dieu.

L. LXVII. Sur l’état d’une âme qui commence d’être et de vivre en Dieu ; comment elle doit être fidèle à s’abandonner au moment présent tel qu’il est, pour y avancer et pour y trouver Dieu en toutes choses.

Notre Seigneur m’a donné une si forte pensée de vous écrire qu’il m’a fallu y succomber, afin de vous dire la certitude que Sa bonté m’a donnée de votre état intérieur et de ce que vous devez faire pour y être constamment fidèle.

1. Je suis très certain que Dieu est dans votre âme et que l’état qu’elle a est de Lui. Vous devez en être très assurée et, par cette certitude, vous tenir ferme, nonobstant [439] les incertitudes, les obscurités, les divagations de vos puissances, et généralement tout ce qui peut vous arriver qui vous pourrait donner lieu de douter et ainsi vous solliciter à retourner aux actes, aux pensées et autres aides, qui sont de saison dans les commencements quand l’âme va à Dieu et qu’elle n’y est pas encore arrivée.

2. Votre âme commençant d’être en Dieu, elle y sera et subsistera en obscurité, en croix, en bouleversements continuels et en une infinité de vicissitudes que vous expérimenterez que Dieu amène avec Lui, afin que l’âme par ce moyen se déprenant d’elle-même peu à peu, se perde et se laisse en la main de Dieu, qui lui est inconnue. [430]

3. L’âme allant à Lui, et faisant par conséquent usage de ses puissances, s’en approche et s’avance vers Lui par le moyen de ses intentions saintes, de ses actes et du reste, qui sert à élever ses puissances et les tenir attachées à Lui par un million de retours et autres exercices, que l’âme pratique utilement et saintement et sans quoi elle serait vagabonde3 et oisive. Mais dès aussitôt que l’âme commence d’entrer en Dieu, cet usage des puissances par les moyens susdits commence de cesser. Et l’âme n’a qu’à se laisser, non par actes mais par état, qu’à s’abandonner, non formellement et en produisant un abandon, mais en se laissant en Dieu où l’on est, c’est-à-dire se laissant à la croix, à la peine, et généralement à tout ce qui lui arrive de moment en moment, et qui pour lors lui est et devient Dieu. Il suffit qu’elle se laisse et qu’elle souffre telles choses, et tout cela lui devient Dieu [440] assurément, sans intentions, sans actes ni autres choses, sinon se laisser perdre, souffrir et agir comme l’on est, de moment en moment. Et en poursuivant de cette manière, l’âme trouve à la suite que tout est si bien fait que rien de mieux ne se peut ni n’a pu être pour son bien et pour la gloire de Dieu en elle.

4. Comme mon âme voit clairement la vérité de ce que je vous dis, qui est générale à toutes les âmes qui sont assez heureuses que d’être à Dieu, je vous pourrais dire une raison de ce procédé, qui assurément convaincrait toutes personnes savantes ou autres gens d’esprit, mais cela se ferait présentement hors de raison. Il vous suffit que je vous dise en simplicité la vérité de l’état que votre âme porte et aussi de ce que vous y devez faire simplement, sans quoi vous n’iriez pas droit et feriez de grands circuits, ne faisant peut-être pas en plusieurs années ce que vous pouvez faire en un jour en vous laissant simplement et en abandon dévorer, perdre et à la suite, consommer au MOMENT des croix, des providences et généralement de tout ce que Dieu ordonne, quel qu’il soit et en quelque manière qu’il vous arrive, ce qui alors vous est Dieu, vous y laissant et abandonnant de moment à moment. D’où découlera la prudence et la sagesse pour faire tout ce qu’il sera bon de faire autant que vous vous laisserez posséder par cet heureux moment, lequel vous sera autant avantageux que les croix et les peines vous seront dévorantes, pénibles et vous perdant. Cela sera votre oraison, votre préparation à la sainte [441] communion, votre action de grâce, et votre présence de Dieu durant le jour.

5. Quand l’âme est dans les puissances, si élevée qu’elle soit, il faut qu’elle ait un emploi d’actes et des objets de présence de Dieu, un objet à l’oraison, et le reste qui est de l’état de puissance. Mais, comme je vous l’ai dit, quand, par dénuement et simplicité, l’âme tombe en Dieu, elle devient sans objet, et ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment lui devient Dieu et véritablement lui est Dieu. Heureuse une âme qui est appelée de Sa Majesté pour cette grâce ! Car elle trouve le moyen de jouir de Dieu sans moyen, par où Dieu peu à peu lui devient toutes choses, et toutes choses lui deviennent Dieu. Si bien que dans la vérité, si elle est fidèle, le paradis commence dès la terre : non un paradis de gloire, mais un réel et véritable, puisque l’âme a Dieu et jouit de Dieu véritablement, mais en croix, en perte, en nudité et en obscurité de foi, ce qui est l’avantage de la vie présente, d’autant que de cette manière Dieu est en l’âme un moyen sans moyen, à chaque moment, qui donne et est Dieu sans fin ni mesure. Et ainsi sans être autrement dans le paradis, l’âme jouit de Dieu d’une manière si facile et si avantageuse pour son augmentation et son accroissement qu’il n’y a rien en la vie qui ne lui soit et ne lui puisse être Dieu, quoique il ne paraisse à l’âme et aux personnes qui conversent avec elle que croix, souffrances et une vie assez commune, à la réserve qu’elle est pleinement contente et satisfaite de chaque moment [442] de sa vie en tout ce qu’elle a à faire ou à souffrir.

6. Si je pouvais vous exprimer comment tout est Dieu à une telle âme arrivée à ce degré de simplicité et de nudité, et comment par conséquent l’âme pour tout exercice et moyen n’en doit avoir que de se laisser et se perdre, non par acte, mais ayant, faisant et souffrant seulement de moment en moment tout ce qu’elle a à faire et à souffrir, et que de cette manière Dieu est et vit en elle et par elle, cela vous surprendrait. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais il suffit que je vous dise ce peu, afin que vous vous ajustiez à ce que Dieu demande de vous et qu’Il vous présente. Et si votre âme est fidèle aux pertes, aux croix, et généralement à être, à faire et à souffrir ce que vous aurez de moment en moment, vous trouverez la vérité de ce que je vous dis et infiniment davantage. Car tout cela étant Dieu, comme en vérité il l’est à une telle âme, il y a une suite de providences surprenantes comme, Dieu aidant, je pourrai vous le dire à la suite.

7. Je prie Notre Seigneur de vous donner Sa lumière pour comprendre dans Sa vérité ce que je vous dis, car la raison purement humaine ou bien éclairée d’une lumière des puissances seulement, ne peut entrer ni pénétrer ce Mystère. Dieu seul peut le révéler et assurément c’est une révélation divine qui n’est pas pour tout le monde. Quoique les croix, les souffrances et les providences pénibles de la vie soient saintes et sanctifient les âmes qui en font saintement usage, elles ne sont et ne deviennent pas Dieu sinon aux âmes [433] qui, par dénuement et perte de leurs puissances en foi, sont devenues simples et nues et ainsi commencent de trouver Dieu non dans l’éternité de gloire, mais dans le moment où elles sont, ce qui est un commencement d’éternité à telles âmes. Et cela est si vrai que je crois que jamais aucune âme n’a trouvé Dieu par la perte de soi, qu’au moment qu’elle a commencé de Le trouver, elle ne L’ait trouvé par le moment présent de ce qu’elle a à faire ou souffrir, tout ce qui est dans son état et condition lui devenant Dieu véritablement en réelle et véritable jouissance, sans fin ni mesure.

[Comme] Jésus-Christ, étant sur la terre quoique Dieu, était crucifié, peiné, et le reste qu’Il a porté, aussi une telle âme jouit de Dieu et a Dieu en croix et souffrances. Je dis plus : toutes les âmes n’étant pas en tout semblables, elles n’ont pas toutes des croix et des souffrances. Il y en a dont la vie est assez commune. Cela n’importe : ayant Dieu, le moment de ce qu’elles ont à faire ou à souffrir, ou, pour mieux dire, leur moment, leur est Dieu véritablement, quel qu’il soit, car nous ne devons jamais ajouter ni ôter à l’ordre de Dieu, tel ordre étant ce qui nous est Dieu. Je le dis encore une fois que, si les âmes savaient cet avantage, elles ne cesseraient d’être fidèles, car assurément, étant arrivées à tel degré de trouver Dieu, pour lors la vie présente leur devient infiniment heureuse, car tout leur devient Dieu.

8. Soyez donc fidèle, et que chaque moment [444] vous soit infiniment précieux pour en faire usage comme je vous l’ai dit : ce qui est infiniment à considérer, car retourner aux puissances, pour peu que ce soit dans cet usage, est une perte sans remède et par conséquent infiniment de conséquence. Remarquez bien que, quand je vous dis que le moment de ce que vous avez à faire et à souffrir devient Dieu et est Dieu à une telle âme qui en fait l’usage susdit, j’entends que tout ce qu’elle a à faire ou à laisser, quelque petit et naturel qu’il soit, comme le travail, la conversation, le boire, le manger, le dormir et le reste d’une vie sagement raisonnable, est Dieu à telle âme et qu’elle doit être et faire ces choses dans les mêmes dispositions sans dispositions, car c’est par état. Vous m’entendez. Et toute âme de ce degré m’entendra assurément. Et comme vous ne faites que commencer, dans plusieurs années vous m’entendrez, Dieu aidant, tout autrement, car telles expressions qui paraissent du grec et de l’arabe sans la lumière divine, quand on y est, paraissent et deviennent si manifestes que le soleil n’est pas si évident ni si clair que ces choses le deviennent aux âmes. On a de la peine et les choses ne sont pénibles que durant le temps que les âmes sont en elles-mêmes. Il est vrai que dans ce temps-là on fait les choses à force de bras et que l’on gagne son pain à la sueur de son visage ! Mais quand on sort de soi et que l’on commence de trouver Dieu, tout devient si aisé si facile et si clair que l’on goûte par expérience la vérité de ces paroles : Mon joug est doux et ma charge est légère481. [445]

9. Je dis cela pour exprimer que ce qui est au commencement obscur, devient facile, quoique en croix, pertes et morts continuelles, telles choses étant le bonheur et la béatitude de la vie présente selon le degré que la divine volonté les donne et les ordonne, car, comme j’ai dit, il n’y a que le point et le moment de l’ordre de Dieu qui fasse la vérité et l’excellence de cet état. Or plus la divine volonté donne de croix et autres choses pénibles, plus aussi Dieu est donné excellemment. Mais cette excellence n’est pas dans le choix de l’âme, c’est assez qu’elle soit contente du moment de l’ordre de Dieu, en la manière que les bienheureux le sont dans l’éternité, où un saint bien moindre en gloire est pleinement content de ce qu’il a, sans avoir aucun désir de la sainteté des autres. Ainsi en est-il des âmes qui sont heureusement en Dieu dès cette vie. Elles y sont et y subsistent par l’ordre de Dieu, et c’est assez pour être contentes.

10. Mais ce divin ordre est infiniment différent, et c’est ce qui cause la distinction et la différence des âmes en Dieu en cette vie. Car ce divin ordre donnant des croix, des souffrances et autres choses pénibles à une âme en un degré plus relevé qu’à une autre personne qui est par ordre de Dieu dans une vie plus douce, elle est aussi plus en Dieu que l’autre, et participe plus excellemment à Sa divine Majesté, mais le choix d’avoir plus de croix ou d’être d’une sorte ou d’une autre ne dépend aucunement que du divin ordre. Car pour peu que l’on y change, soit en [446] augmentant ou en diminuant, ce n’est plus ordre de Dieu : ainsi ce n’est plus Dieu à une telle âme mais bien chose sainte et vertueuse. Et ainsi il faut conclure qu’il n’y a purement que le divin moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, qui lui soit Dieu : tout le reste, si saint qu’il puisse être, est vertu ou sainte pratique, mais non essentiel.

De là vous voyez la conséquence d’être fidèle en tout pour non seulement ne point perdre un moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, mais aussi pour s’y perdre et s’y abandonner sans réserve, car pour peu que l’on rabaisse ce divin ordre, on déchoit autant de Dieu que l’on y est infidèle.

11. Tout ceci, qui paraît, je m’assure, difficile à comprendre aux âmes qui ne sont point éclairées de la divine lumière, est cependant si facile que le soleil n’est pas plus clair ni facile à voir à nos yeux corporels que ceci est facile à voir aux âmes éclairées de la foi en ce degré d’avoir commencé à trouver Dieu. Que cette divine lumière de foi en commencement de sagesse éclaire l’âme d’une pauvre paysanne, elle la rendra capable de voir et d’entendre de telle manière ce divin Mystère (si caché aux sages du monde, quoique éclairés de la doctrine de l’école) qu’elle verra ces choses plus clairement que nos yeux ne voient les objets par le moyen de la clarté du soleil, qui nous est si naturelle et par laquelle nous voyons très facilement et agréablement. Mais en vérité, c’est encore ici tout autre chose, non seulement par la beauté que la divine lumière découvre en Dieu, mais encore par la manière facile, aisée et naturelle, s’il faut ainsi parler, avec laquelle [447] elle donne Dieu, et en Dieu toutes choses. Car la lumière du soleil est bien un moyen par lequel notre œil voit autant que sa capacité s’en sert, mais non en donnant la capacité même, et de plus elle n’a ni ne fait voir ce qu’il découvre par sa clarté, que hors de lui, dans l’objet que vous regardez. Mais pour ce qui est de la lumière essentielle, lumière de foi en commencement de sagesse, non seulement elle fait voir les choses en vérité, mais encore elle est elle-même la capacité même, nous la communiquant et nous la donnant : si bien que l’âme qui en est honorée, voit autant que sa lumière est forte et pure, et non autrement, sa lumière lui donnant et lui étant sa capacité, dans laquelle elle voit et jouit de ce que cette divine lumière, qui lui est Dieu, lui découvre volontairement, non en objets et objectivement, mais en Dieu, où toutes choses ont vie et font la vie.

12. Dans le commencement que cette divine lumière éclaire et lorsque l’âme par conséquent commence à voir de cette façon, elle est fort surprise, n’étant pas son ordinaire manière de voir. Et elle ne croit rien voir, car ceci est ténèbres à l’égard de l’âme. Mais quand elle est fidèle à mourir à soi et à sortir de soi en se quittant soi-même, pour lors elle voit et entend peu à peu ce secret qui ne se peut jamais voir ni découvrir que quand on est hors de soi et qu’autant que l’on tombe dans le rien de soi.

13. C’est ce qui fait que cette manière d’être et de voir n’est jamais propre à notre vue ni à notre propre être, mais qu’elle est très facile quand nous perdons tout notre propre pour [448] être vivifiés et éclairés par un principe vivifiant, qui est cette lumière de foi en sagesse divine. Et ceci est cause que l’âme qui commence à goûter et jouir de cette admirable lumière hors de soi, n’a pas de cesse que peu à peu elle n’en soit absolument sortie. C’est pourquoi afin de lui correspondre, elle tâche peu à peu et sans relâche de se simplifier et de se dénuer de tout ce qui lui est propre, soit en actes, intentions, pratiques et autres choses, afin de s’ajuster de son mieux à cette divine lumière, qui lui devient toutes choses en toutes les choses qui lui arrivent et qui lui sont vraiment Dieu, dans Lequel elle trouve tout par une correspondance qui lui donne la vie, et qui lui est vie : si bien que non seulement tout ce qu’elle a à souffrir et ce qui lui arrive lui est Dieu, et par conséquent vie et toutes choses en Dieu, mais tout ce qu’elle a à faire dans son état, soit petit ou grand, soit travail ou prières, tout lui est et devient Dieu d’une manière qui la vivifie admirablement. Si elle prie même vocalement, soit en disant les prières d’obligation comme les prêtres le saint Office, soit comme les séculiers [en disant] les prières de dévotion, sans s’appliquer à des intentions ou autres dispositions, toutes telles prières lui sont et deviennent vraiment Dieu. Tout de même quand elle est en oraison, elle est en Dieu, et Dieu lui devient son oraison même, quoique très souvent il ne lui paraisse que des obscurités et des distractions dans les sens.

Ce divin ouvrage se fait et est seulement dans le centre de l’âme ; parfois aussi il en peut rejaillir dans les puissances. Mais il faut [449] être arrivé dans un degré d’une très éminente communication pour que ce qui rejaillit dans les puissances lui soit Dieu. À la suite, cela est, même ce qui en rejaillit dans les sens, mais il faut être encore plus avancé. C’est pourquoi dans le degré dont nous parlons, ce Mystère et cette grâce ne se passent et ne s’opèrent que dans le centre de l’âme où est Dieu et où Il opère en Lui-même, car cette partie de l’âme a cette capacité d’être et de se perdre en Dieu sans qu’aucune créature y puisse entrer. C’est là où se font les grands ouvrages, et c’est là où l’âme a la capacité d’être et de devenir tout ce que Dieu veut. C’est là où elle cesse d’être elle-même, perdant son propre5, étant et vivant en Dieu, quoique son être ne se perde jamais réellement, mais bien par une désappropriation qui, la faisant tomber dans le Néant, la fait être en Dieu véritablement.

14. Ce que je viens de dire des prières est aussi véritable généralement des actions, et cela jusqu’à la moindre de celles qui sont de l’état et de la condition de cette heureuse créature tombée dans le Néant d’elle-même. Ce qui est cause que telles créatures sont et deviennent infiniment fidèles à la moindre action ou circonstance d’action que Dieu veut d’elles dans l’état où Dieu les a mises, sans s’amuser à voir et regarder telles actions en elles-mêmes pour en faire la distinction par leur excellence propre, telles actions en telles âmes ne prenant leur excellence que du principe d’où elles viennent. Et comme ces âmes sortent d’elles-mêmes par la mort de leur propre, Dieu en devient vraiment le [450] principe, et ainsi l’excellence et la grandeur, si bien que la moindre [action] leur est Dieu même. Un pauvre artisan travaillant à sa boutique et honoré de cette grâce a aussi bien Dieu, et chaque petite chose qu’il fait dans son travail lui est autant (ou davantage) Dieu que l’action la plus grande et la plus éminente d’un autre état, pourvu que le principe soit plus excellent, c’est-à-dire qu’il soit plus hors de soi-même et plus perdu en Dieu. Car c’est de ce principe, et du plus et du moins en ce principe, que la grandeur des actions des différentes personnes de ce degré de grâce et de lumière de foi essentielle, prend la différence et non des choses en elles-mêmes. Ce qui trompe quantité d’âmes, lesquelles ne sachant ce secret mesurent toutes choses selon la grandeur et la sainteté qu’elles ont en elles-mêmes, et ainsi ne travaillant pas à mourir à soi pour trouver ce divin principe, elles demeurent toujours à chercher d’autant plus avidement les choses que plus elles leur semblent grandes et saintes en elles-mêmes.

15. Ce fut de là que Dieu voulut tirer un saint homme sur la fin de sa vie, comme il est rapporté dans la vie des Pères, lequel étant consommé dans les austérités et grandes pratiques, et ne voyant que leur grandeur et leur sainteté, dans laquelle il avait vieilli, Dieu lui révéla un jour, qu’il allât dans une ville, qu’il lui nomma, et qu’il y trouverait trois pauvres filles lesquels étaient dans une sainteté sans comparaison plus excellente et plus relevée que la sienne, et qu’enfin elles étaient selon son cœur. Ce pauvre homme fut extrêmement touché ; et étant très pénétrée du désir [451] de plaire à Dieu, il crut aussitôt qu’il trouverait des personnes d’une austérité, d’une pénitence et d’une mortification infiniment au-dessus de la sienne : ce qui l’humilia et le réjouit au même temps ; l’humilia, voyant qu’il avait fait toute sa vie ce qu’il avait pu pour se faire souffrir pour Dieu, et que cependant il n’avait pu encore trouver le moyen de se faire souffrir et de se mortifier autant que Dieu désirait ; le réjouit, d’autant que ne sachant rien de plus saint ni de plus relevée que ce qu’il avait pratiqué jusque-là, il apprendrait de la bouche même de Dieu, puisque sa Majesté divine leur envoyait à l’école de se sainte fille. Il alla donc en grande hâte en cette ville : il demanda ou demeurer ces sainte fille : mais comme elles étaient fort inconnues, vivant à petit bruit et très inconnuement, il eut bien de la peine à les découvrir : enfin il les chercha tant, qu’il les trouva. Les ayant trouvés, il s’informa d’elles qu’elles étaient leurs exercices et leur façon de vivre. Elle lui dire tout simplement et sans façon, que tout leur pour leurs exercices elle priait Dieu une fois le jour, et ainsi se laissait à la volonté divine pour faire tout ce qu’elles avaient à faire par l’ordre de cette divine volonté. Que pour ce qui était des emplois de leur vie, Dieu les ayant fait naître pauvre, elle avait de quoi vivre sinon en le gagnant : et qu’ainsi l’ordre de Dieu étant qu’elle travaillassent pour vivre, elles filaient tout le jour afin de gagner un vivant µ ; et que de cette manière elles passaient leurs vies. Ce saint homme après avoir entendu tout ce discours, fut fort étonné, ne trouvant nullement ce qu’il pensait, [452] et ne sachant pourquoi Dieu l’avait envoyé à des âmes si communes et si peu relevées, et comment ce que Dieu lui avait révélé se trouverait vrai, savoir, que ces trois filles étaient plus relevées et plus saintes que lui, et que vraiment elles étaient selon le cœur de Dieu. Le voilà fort embarrassé si sa révélation était vrai, n’en voyant nulle marque. Cependant il disait ; ça été vraiment et assurément notre Seigneur qui m’a parlé, comment comprendre ce Mystère ? Il les interroge encore de plus ; et elles, sans y entendrent finesse, lui répètent tout simplement et humblement ce qu’elle faisait µ [corriger ici et à la suite] semble même qu’elle l’entend 10 elle-même, sinon que leur cœur était pleinement content, et dans le repos de leur centre ; d’autant qu’il y a plusieurs âmes simples lesquelles jouissent de ce trésor sans savoir son prix ; parce que cela ne leur est pas nécessaire, quand on est appelée à aider aux autres. Ce bon homme est encore plus embarrassé que la première fois : car, comme j’ai dit, c’est un Mystère que Dieu doit donner avant qu’on le puisse comprendre. Enfin, Dieu lui fait voir, que ces pauvres filles étaient vraiment pleines de Dieu par la mort d’elle-même, et qu’ainsi elle faisait seulement ce que Dieu demande d’elle dans l’état ou il les appelait, mourant véritablement à tout, ne vivant que par nombre de Dieu, qui leur étaient marquées par la divine providence leur condition.

Étant éclairé de cela, il vit que vraiment le principe de leur vie et de leurs opérations est de Dieu, perdues qu’elles étaient dans le bon plaisir divin, qui les voulait telles, et non [453] autrement ; et de cette manière ayant perdu tout mouvement et tout désir dans l’ordre divin, et ce divin prendre leur étant devenu toutes choses. Ce saint homme étant éclairé de ce divin secret, fut fort étonné, et il découvrit, qu’il voyait la sainteté des choses, mais non Dieu en ces choses ; ce qui était cause que son cœur foisonnait en désirs, et qu’il n’avait pas plutôt fait une austérité ou une sainte pratique, qu’il était dans l’impatience d’en avoir une autre ; et que de cette manière son âme était infiniment multipliée dans les bonnes et saintes choses, la sainteté éminente devant cependant se trouver dans l’unité parfaite en repos véritable. Une lumière donne jour à une autre lumière ; et il remarqua, (ce qu’il n’avait jamais vu) que son âme était extrêmement multipliée et agissante, et que celle de ces simples et pauvres fille était dans un calme et une unité admirable. Ce qu’il ne pouvait voir au commencement que comme fort commun, (le regardant en soi-même,) ses yeux étant ouverts, il les voie si divin, qu’il ne s’en peut contenter, et il serait bien demeuré toute sa vie admirer l’intérieur très petit, mais infiniment grand, de ces âmes divinement éclairées. Cette source divine la nuit livre est le charme a tellement, qu’enfin étant contraint de s’en retourner en sa solitude pour faire comme elle en son état, il les quitta en frappant sa poitrine. Hélas, disait-il, mais vit et passé parmi les saintes créatures ; et voilà qu’aujourd’hui j’ai trouvé Dieu, et le secret de le trouver de plus en plus jusqu’à ce que sa divine Majesté me fasse mourir corporellement ! J’ai présentement le [454] moyen de le trouver, mourant à moi spirituellement. C’est donc vous, chère mort, qui serez le principe de mon bonheur, et qui serez l’emploi de ma vie. Je ferai ce que Dieu voudra de moi dans ma solitude ; mais sans attache l’empressement. Je ne le ferai pas comme au principal ; mais comme l’accessoire, qui sera une suite de la mort à moi-même, vivant plus de l’ordre de Dieu sur moi que je n’ai fait jusqu’ici : car j’ai toujours vécu de ces saintes choses, bien plus que de Dieu en ces saintes choses. Ce saint homme charmé de ce bonheur, rentre tout de nouveau, comme l’on dit, dans le ventre de sa mère, se rendant vraiment simple, et se simplifiant peu à peu, afin que sortant insensiblement de soi, il trouva Dieu, le vrai centre de son cœur, et la fin et le repos de tous ses désirs. Ce qu’il fit avec tant de plaisir, ou plutôt avec tant de cœur, qu’il allait évoquer admirablement dans l’océan de la divinité tout donne d’une autre manière qu’ils ne faisaient par l’effort de ses bras ; comme l’on voit en jetant les yeux sur de petites nacelles qui sont conduites et animées par des avirons, et puis sur ses grands vaisseaux qui ont le vent en poupe et à leur aise ; que les unes font très peu de chemin et très difficilement, et les autres en font beaucoup sans presque aucun travail, et même sans y penser.

16. Ce saint homme n’a pas été le seul éclairé divinement et instruit de cette manière ; l’histoire nous en fait voir encore quantité d’autres : mais ceci peut suffire et servir pour faire voir la lumière et l’esprit qui n’est pas découvert dans de telles histoires, rien n’y étant décrit [455] que le matériel, entendu diversement de diverses personnes selon la lumière et le degré où elles sont, et qui approchent plus ou moins de telle grâce.

Nous lisons dans les Chroniques de quelque ordre, d’un Religieux qui était fort simple et d’une inclination fort candide, que sans y penser et sans aucune réflexion, il faisait à tout moment des miracles ; tous ce qui le touchait en faisait autant : ce qui mit fort en peine son Supérieur, (mais non lui, car il n’y pensait et n’y réfléchissait pas,) d’autant que ce Supérieur remarquait bien que ce religieux était fort simple, fort obéissant et fidèle à faire ce qui était de son obligation ; mais que pour le reste, il était dans un très grand repos, et sans rien d’extraordinaire ; de telle manière que ne paraissant que comme un homme du commun à ce Supérieur, celui-ci ne savait que juger de ce qui pouvait être la cause de telle grâce. Dans cette peine il va trouver ce Religieux, et lui commanda par la sainte obéissance de lui dire ce qu’il faisait pour être la cause de tels miracles continuels. Il lui répondit tout simplement, qu’il n’en savait rien non plus que lui ; mais que dans la vérité il ne s’y amusait pas ; que c’était à Dieu à faire ce qu’il voulait, et qu’il n’y prenait nulle part : que pour lui, il faisait en tout, autant qu’il avait de lumière, la divine volonté ; et que ce divin plaisir était tout son plaisir, et rien autre chose dans la terre : que c’était cela même qui était la cause pourquoi il était fait comme ses frères, et qu’il ne faisait rien autre chose qu’eux. Enfin ce Supérieur par la grâce de sa charge fut éclairé, et il vit clairement [456], que ce n’était pas en la grandeur ou en la différence des choses qu’il faisait, que consistait cette grâce de miracles continuels ; mais qu’assurément cette âme était perdue à elle-même, et par là perdue en Dieu, ne vivant et ne subsistant que par ce bon plaisir divin ; et qu’ainsi c’était ce fond et ce principe qui était la source de cette extraordinaire, et non un extraordinaire d’action et de souffrances : ce qui fut cause qu’il le confirma dans son même degré. Demeurez, lui dit-il, en Dieu tel que vous êtes : vous n’en savez rien ; il n’importe : et ne faites que ce qu’il vous fera faire : ce que vous reconnaîtrez par le mouvement paisible de votre âme qui s’accordera admirablement avec l’ordre de Dieu dans votre condition. Cette inconnu habitant en vous, et opérant ce que vous faites, est seul le principe de tous ces miracles. C’est assez : vivez sans réflexion ; car ces choses n’étant pas votre ouvrage, vous n’avez que faire d’y penser : c’est à Dieu qui les fait d’en avoir soin. Ce bon religieux, sans autre réflexion, continua d’être, de souffrir et de faire ce que Dieu voulait de lui au moment, et par là Dieu était en lui et faisait par lui toutes ces merveilles.

17. En d’autres Dieu y est, y vit et y opère ; mais cela dans une obscurité et une incertitude assez ordinaire, sinon que ce Dieu caché, mais vivant en l’âme, en laisse sortir quelquefois certains éclairs qui marquent sa grandeur et sa divine présence. Ces éclairs ne sont pas pourtant l’essentiel de l’état, mais bien des choses qui suivent assurément tel état ; spécialement quand la providence ne donne pas des Directeurs assez éclairés par leurs propres expériences [457] dans le sublime de cet état : car quand elle en donne, les incertitudes sont moindres482 et moins fréquentes, le don du directeur étant un très grand don, qui a la source de sa grâce dans le divin Mystère de la vie soumise de Jésus-Christ à Nazareth : Et il leur était soumis483.

18. Ces personnes vivant et jouissant de Dieu en Dieu, de Dieu en toutes choses, et de toutes choses en Dieu, sont fort inconnues. Leurs exercices, comme j’ai dit, étant fort simples, et pour l’ordinaire n’étant que ce que Dieu demande d’elles dans leur état, Dieu s’en réserve la connaissance et le plaisir, et comme elles sont le plaisir de Dieu, Dieu est aussi leur seul plaisir, et elles ne trouvent guère de plaisir ni dans les choses créées, ni dans les plus saintes pratiques. Toute leur inclination est de n’être plus, ou le néant, afin que Dieu soit, vive, et ensuite agisse par elles, selon son éternel plaisir. Cela fait qu’elles sont très inconnues ; et à moins que Dieu ne s’en serve pour en certifier quelques autres, il les laisse dans leur néant, aussi bien à leur égard qu’à celui des autres. Il n’en va pas de même des âmes saintes qui sont dans les puissances, et dont la sainteté et éclatante. Elles font plusieurs choses saintes, et belles qui touchent et animent le commun, et elles sont pour l’ordinaire en vénération : car le dessein de Dieu est qu’elles soient honorées dans l’Eglise, et qu’elles servent à l’y faire honorer par les autres : mais pour celles, qui vivent et qui habitent dans l’inconnu de Dieu, Dieu se les réserve [458] pour lui, et l’éternité sera leur jour et leur règne. Et voilà la cause pourquoi une infinité de saints et de saintes dont la vie a été admirable et prodigieuse de cette manière (cachée,) seront dans le temps présent dans un oubli absolu, et qu’ils n’éclateront que dans l’éternité seule.

19. De plus (comme je vous ai dit, et comme il est vrai) ces âmes-là sont déjà ainsi dans le moment de l’éternité : car le moment de l’ordre de Dieu sur elles leur est Dieu, et ainsi leur éternité. C’est pourquoi très assurément, quand elles y sont beaucoup avancées, elles sont dans le moment éternel dès cette vie, et par conséquent elles sont du règne éternel, et non du présent, qui est dans une vicissitude continuelle ; au lieu que ces âmes, étant et vivant du moment et par le moment qui est Dieu, elles sont et font toujours la même chose, quoique par l’ordre de leur vocation il paraisse qu’elles en fassent et en souffrent tant et de si différentes. Enfin c’est ce moment qui réunit tout, et qui fait tout trouver sans le chercher. Ainsi ces âmes sont plus de l’éternité que du temps, bien qu’elles y vivent, étant toutes semblables aux autres, c’est-à-dire affables, communes et condescendantes avec les personnes avec lesquelles elles se trouvent, n’ayant rien de particulier qui les distingue, à cause que leur moment n’est pas de ce temps.

20. Que tout ceci ne vous étonne pas. Il suffit que vous mourriez comme vous pourrez à vous-même, que vous vous laissiez conduire à Dieu, souffrant tout ce qu’il lui plaira vous envoyer, en faisant fidèlement tout ce qui [459] sera attaché à la condition où il vous a mise ; et vous verrez que toutes ces choses, sans savoir comment, viendront en votre âme, et qu’elle les trouvera en Dieu à mesure qu’elle mourra et sortira de soi. Il n’y a qu’à se laisser peu à peu dénuer, et ensuite vouloir bien être le jouet de la Sagesse divine, soutenant toutes ces choses en soi : et assurément votre vous-même se perdant, vous trouverez Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu.

21. Recevez toutes les divines lumières qui éclatent et émanent de cette source lesquelles seront pour vous faire voir ce qu’il y aura à corriger et rectifier en vous soit au-dehors au dedans ; et l’exécution de cela doit être pour la même manière susdite, c’est-à-dire, en perte de votre propre, et non par effort de vous-même.

Voilà sans y penser un long discours, sur l’état où Dieu vous appelle, et où vous ne serez pas sitôt arrivée. Allez, allez, à la bonheur ; et soyez forte et constante : car je crois que ce que je vous dis est très vrai, et que vous en verrez la vérité si vous êtes fidèle. Ne vous étonnez pas si vous trouvez ici plusieurs choses que vous ne compreniez pas ce entièrement. Ayiez patience : et peu à peu la lumière divine essentielle vous éclairera ; et par l’expérience en la mort de vous-même vous verrez et découvrirez ce que vous ne pouvez encore comprendre. [460]

§§§

Obstacle à cette grâce dans les personnes de qualité.

22. Il me vient en pensée de vous avertir, qu’il est très rare de voir des personnes de grande qualité, et spécialement de votre sexe, faire progrès en cette grâce. Vous en trouvez plusieurs qui ont en ont des commencements, et où ce don commence ; mais peu où il s’avance, encore moins où il se perfectionne. Pour moi, dans cette expérience, j’admire un S. Louis et une Ste Élisabeth, qui assurément l’ont eu en grande perfection : mais aussi, le considérant de près, vous voyez qu’ils se sont très parfaitement précautionnés contre les obstacles que les personnes de qualité ont à cette grâce.

23. Je remarque donc que les personnes de qualité, pour l’ordinaire, sont extrêmement propriétaires de leur volonté, et que c’est leur arracher l’âme du corps que de les toucher en cette partie. Elles ont cela dès leur jeune âge, et l’ont fomenté et augmenté incessamment ; toutes les personnes qui les approchent ne faisant autre chose que de les flatter en cela. Et de plus, ayant par leur état l’autorité de commander et de ne jamais obéir, c’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver en elles cette petitesse et nudité d’esprit qui réside spécialement et radicalement en la volonté, et qui cependant est essentielle à cette grâce.

D’ailleurs vous remarquerez en elle une [461] humeur et une inclination tellement gluante et courbée vers la créature, que si la grâce par violence les a tirées d’une attache, celle-là ne commence pas plutôt à diminuer, qu’une autre recommence, sans qu’elles s’en aperçoivent : et cela selon ma pensée, par ce que leur qualité les a insensiblement tellement pétries en la créature qu’elles ne peuvent subsister qu’en ces suppôts dont elles reçoivent aveuglément les mouvements, et de telle manière que la raison en est même offusquée ; si bien que quand elles pensent être délivrée d’un piège, (qu’elles ne découvrent que quand leur nature commence à s’en souler,) aussitôt elles commencent à être conduites et entraînées par un autre. Ce malheur est épouvantable et sans remède, car il prévient la raison ; et il faut un miracle de grâce pour remédier à ce désordre : à moins de quoi il subsiste jusqu’à la fin de la vie ; et cela sans que ces âmes s’en aperçoivent, sinon dans le déclin de telles liaisons, et jamais dans le commencement ni dans le progrès.

24. L’amusement de leur vie dans les créatures par la nécessité de leur condition, leur est encore un grand obstacle : car elles passent toujours du nécessaire à l’inutile, et de l’inutile, insensiblement à une perte et profusion grande, à moins d’un grand courage, pour s’expédier avec raison éclairée, afin de passer de la créature au Créateur. Enfin elles ont un amour de soi si extrême, ou pour la fainéantise d’esprit, ou pour être louées, et pour être quelque chose dans l’esprit des autres, que c’est un miracle surprenant qu’elles puissent passer dans le rien qui donne Dieu, et par lequel l’âme en jouit ; ce qui fait qu’elles sont toujours à soi-même [462] un objet qu’elles couvent du cœur, et des yeux, et auquel il ne faut toucher qu’avec respect et délicatesse.

25. J’ai pris garde avec plaisir que S. Louis et Ste Élisabeth, que j’ai étudiés avec plus d’application484, ont été très exempts de ces défauts, Dieu ayant pris plaisir de les exercer impitoyablement en cela. Vous en pouvez voir facilement le détail dans les actes de leur vie : et assurément vous conviendrez de la vérité de ce que je vous dis par précaution, afin que vous ne vous regardiez pas par vos yeux propres, mais par l’aide de ce de Jésus-Christ, qui pénètre plus avant et avec vérité ; mais pour les nôtres c’est toujours, (à moins d’un miracle,) avec un amour secret pour soi-même.

26. Les personnes de médiocre condition ont quelque chose de ce que je viens de dire ; mais non si foncièrement et avec un si profond et délicat amour de soi, comme les personnes de qualité. C’est ce qui est cause qu’elles sont plus ajustées, et arrive plutôt [plus tôt ?] à cette grâce ; à moins que les personnes de qualité ne fassent de très grands efforts, et n’en porte de très grandes victoires sur soi ; ce qui est encore très difficile à cause de l’humeur changeante et variable qui leur est fort ordinaire.

Pour les pauvres, ils ont un avantage admirable : ils sont déjà faits aux coups, et quand la grâce devient forte, elle les trouve déjà tellement appropriés à Jésus-Christ, à cause de leur humilité, pauvreté, soumission et le reste, qu’il n’y a qu’à faire voile. C’est comme un vaisseau déjà équipé, et qui n’attend que le vent en poupe pour cingler en pleine mer.

Voyez et revoyez ceci, et cela ne vous nuira [463] pas ; mais au contraire vous servira infiniment, et vous précautionnera contre des choses que vous ne vous remarqueriez peut-être que bien tard.

27. Je crois encore qu’il ne sera pas hors de propos que vous fassiez quelques réflexions sur certains défauts assez communs aux personnes de votre condition, souvent, sans qu’elle le veulent, ni y fassent réflexion. Elles sont toujours quelque chose dans leurs idées ; et vous ne sauriez croire combien il est difficile d’effacer cette fausse idée d’une femme de qualité : si bien que c’est toujours un empêchement essentiel au néant par lequel l’âme est perdue en Dieu, et par lequel elle en jouit. On juge toujours faussement, se conduisant par ce que les sens voient, qui sont trompeurs : et comme les personnes de qualité sont distinguées des autres, aussi insensiblement suivent-elles la tromperie de leur sens ; au lieu de se servir de la foi qui est la lumière véritable, et qui juge au vrais des choses. Si elles consultaient la foi, elles verraient que les pauvres par leur grande ressemblance à Jésus-Christ, (en qui est la complaisance du Père Eternel,) sont plus dans son agrément, et de cette manière plus dans l’estime de Dieu que les riches : ce qui fait qu’ils ont plutôt quelque chose que les personnes de qualité. C’est la cause pourquoi Dieu traite avec respect un pauvre, je ne dis pas un pauvre seulement de corps, mais qui est aussi pauvre de cœur dans sa pauvreté corporelle : car de cette manière il est humble, et a une infinité de suites que la pauvreté de Jésus-Christ mène avec foi dans un vrai pauvre485.

28. De plus quand les femmes désirent quelque chose, pour l’ordinaire, elles y vont tête [464] baissée, sans aucune réflexion raisonnable, ni aucune modération par le conseil ; et vont ainsi tant que terre les porte : ce qui est cause d’un million de défauts. Tout au contraire, quand quelque chose les incommode, c’est une fourmilière de réflexion qui les embarrassent et leur entortillent l’esprit. Si bien qu’elles sont raisonnables, sans raison, quand il ne le faut pas, ayant pour lors besoin de la vraie simplicité chrétienne qui les soutiennent en repos vers Dieu : et elles sont déraisonnables, quand il faut qu’elles soient raisonnables : car dans tous les desseins il faut toujours suivre un bon conseil, afin de modérer le feu, la vivacité, et la précipitation de l’esprit du sexe.

Vous voyez comment je vous parle simplement : mais en vérité le désir que j’ai que vous fassiez grand fruit du don que Dieu vous a donné, me fait passer les bornes d’une prudence purement humaine ; sachant la difficulté que l’on a à se défaire de tous ces défauts, nonobstant tous les des précautions et lumière de conseil.

29. Quoique ma méthode ne soit pas de faire des citations, renvoyant plutôt aux lectures des livres sans les copier, je n’ai pu cependant, en finissant cette longue lettre, m’empêcher de vous faire faire de réflexion sur une chose très particulière. C’est une déclaration que la très digne mère de Chantal fait de son intérieur à son très saint Père S. François de Sales. C’est donc une âme forte éclairée et expérimentée dans les voies de Dieu, qui écrit à un saint très éclairé et très expérimenté, non seulement selon le sentiment des sages, mais encore du S. Esprit, la Ste Eglise l’ayant déclaré saint, et sa doctrine très sainte. [465]

Cet déclaration est telle :

« Mon très cher Père, je ne sens plus cet abandon, ni cette douce confiance, et je ne puis plus faire aucun acte : cependant il me semble que mes dispositions présentes sont plus solides et plus fermes que jamais. Mon esprit se trouve en une très simple unité, quant à sa partie supérieure. Il ne s’unit pas ; parce qu’aussitôt qu’il veut faire un acte d’union, ce qu’il tente trop souvent, il y sent de la difficulté, et connaît clairement qu’il n’est pas nécessaire de s’unir, mais de demeurer uni. Mon âme ne veut autre chose que cette union pour lui servir d’exercice du matin, de la sainte Messe, de préparation à la Communion, et d’action de grâces. »

30. Prenez garde à chaque parole, cette déclaration étant très forte et disant en peu de mots, tout ce que j’ai dit avec un plus long discours : c’est la même chose plus développée. Car vous devez remarquer que cette unité a des degrés à l’infini ; et de cette sorte, quoique l’âme soit arrivée, elle y va et quelquefois il court, sans y trouver ni fond ni rive. Cette unité a un commencement, mais jamais de fin ; elle se consomme seulement dans l’éternité en l’éternité. Et heureuse l’âme qui peut dès cette vie vivre en unité, mais encore plus heureuse celle qui se perd, et enfin très heureuse celle qui est perdue sans plus se trouver soi-même !

Il est vrai qu’afin que cela soit en tout point, il faut que les croix, les pertes, et les précipices [466] soient et deviennent la nourriture de la vie continuelle de telle âme. 1672.

Lettre à l’auteur.

Bonheur d’une âme qui a trouvé Dieu en son fond, et ne vit ni n’agit que par lui.

1. « O que mon âme vous est obligée de lui avoir fait trouver et goûter la vie éternelle d’une manière que je cherchais secrètement, mais que je n’avais jamais éprouvée ! Il y a quelque chose en moi sans moi, qui entend, qui aime, et qui jouit de Dieu, dans une vérité et certitude plus évidente que le soleil en plein midi, lorsqu’il répand ses rayons de toutes parts ; et toutefois si éloigné des sens, et si élevé au-dessus de l’esprit et de la volonté, qu’ils demeurent l’un et l’autre sans connaissance ni expérience de ce qui s’y fait en Dieu ; où l’âme semble être comme perdue, et sans action propre dans un secret impénétrable, qui ne se découvre que dans le moment de Dieu, je veux dire, dans celui où il se donne et s’applique à l’âme en toutes les façons qu’il lui plaît, l’âme ne faisant distinction et différence de rien, tout étant un ordre ou œuvre de Dieu, ou Dieu même, parce que tout se confond et renferme tout.

2. « Il me semble que je n’ai pas d’intérieur ni d’esprit ; et je n’en veux pas avoir ni connaître. Si l’on m’en voulait entretenir de sans l’ordre de Dieu envisagé, ce me serait une souffrance intolérable. Je m’aperçois que ce moment divin auquel vous m’avez [467] dit de m’arrêter consume et dévore tout ce qui est en moi et hors de moi sans me laisser ou permettre la moindre réflexion sur quoi que ce puisse être, hors la prière en la manière qui m’est donnée dans le moment et l’abandon à l’inconnu que j’ignore, avec une félicitée incomparable. Ce moment divin établit mon fond dans une simplicité et nudité extrême, me trouvant dépouillée entièrement du passé et du futur, et même du présent, puisqu’il s’écoule à chaque moment et que l’on ne fait [ou sait ?] que pâtir. Ce qui se fait et ce qui le fait n’est rien, si je le veut expliquer : mais si je m’y veux perdre et abandonner ; c’est la vie éternelle qui comble tous mes désirs, et qui met toutes choses en ne m’étant rien pour l’intérieur.

3. « Mes sens sont fort vifs et dégagés, prompts et actifs à merveilles, et si fort à loisir qu’on ne leur donne rien à faire pour le dedans : l’occupation extérieure leur plaît et les divertit en Dieu, toutefois ils sont fort disposés à regarder indifféremment toutes choses et à ne discerner rien que par les règles de modestie et de mortification qu’on leur a autrefois prescrite, qui sont suivies encore dans l’ordre de Dieu. Le cœur est si content de son rien du tout, que ses passions et ses désirs semblent morts, et ne se réveillent point aux approches des objets les plus sensibles. Il semble qu’on parle, qu’on condamne, qu’on méprise une personne qui est à cent lieues, et encore plus loin : encore en voudrai-je avoir quelque pitié ; mais non pas de moi, qui ne suis plus à plaindre : parce qu’en me montrant mon rien on me [468] donne tout, le cœur et tout le fond s’ouvre pour le recevoir, et celui qui en a la clef fait cette ouverture ; car je n’y vois rien.

« Je suis toute à vous ; Dieu vous a assujetti et donné mon âme ; commandez-moi tout ce qu’il vous plaira.

4. « Il me semble que je ne doute de rien dans le moment qu’il faut agir, il est tout rempli de lumière, de paix et de force ; je n’en sors que par quelques propriétés que je ne connais que lors que Jésus-Christ me la fait voir : sa lumière et sa guérison est ma liberté ; mes liens se rompent en un moment et mon âme affamée et altérée se rassasie dans le moment qui lui donne Dieu.

5. « Dans les Communions je quitte et abandonne la place à Jésus-Christ ; mais en pure foi sans aucune douceur, ni attrait sensible, quoiqu’il y en ait une secrète et divine, qui est tout ce qui se peut désirer. Je ne fais point du tout l’oraison : seulement je demeure en foi en Dieu et devant Jésus-Christ anéanti et victime dans le Sacrement486. Ces opérations cachées et invisibles en son Père et dans les âmes me sont montrés ; et je m’y perds, m’y voyant comprise ; ou bien je les crois et adore en pure foi, parce que je ne vois que cette foi nue dans mon âme.

6. « Les goûts, les expériences, visions d’esprit, images ou espèces que j’ai éprouvées autrefois, sont effacés ; et je ne suis pas peu contente de trouver et de recevoir à tout moment Jésus-Christ sans ces moyens. À présent leurs privations, les ténèbres, les sécheresses, les dégoûts, les rebuts ne sont lumière, douceur, jouissance, et possession [469] inséparables de ce divin Tout ; et cependant tout ceci me paraît comme une correction de mes anciennes erreurs et ténèbres, qui me rend petit et simple, attachée seulement à l’ordre de Dieu. Mon âme dans ce-ordre [? sic] goutte et embrasse tout, et devient toute naturelle de sans ce discernement qui me faisait autrefois toutes sindiquer et condamner sous prétexte de perfection. Je vois que Jésus-Christ se donne autant dans les petites choses que dans les grandes et que la perfection est, Dieu en toutes choses. Les actions spirituelles et les naturelles en Dieu me semblent une même chose ; et je me trouve aussi contente à dire le Pater et l’Ave sans goût, que de faire une oraison plus tranquille et recueillie en Dieu : il me semble que la foi fait tout, pourvu que je ne me trompe point.

« Je vous puis dire que vous m’êtes très précieux en Jésus-Christ, quoique je sois la plus indigne de vos filles.

3.68. Réponse : mourir à soi

L.LXVIII. Que la vie divine ne se manifeste ni s’avance dans l’âme que par la mort à soi et à son opération propre.

1. Il est très vrai qu’il y a un lieu en nous qui a un appétit insatiable de Dieu et qui désire incessamment, sans désirer cependant, mais par lui-même, de connaître et d’aimer Dieu, ou plutôt de pouvoir toujours jouir de Dieu. Ce [lieu] secret et inconnu en nous, bien [470] éloigné des actes de notre entendement et de notre volonté, est vraiment un instinct de Dieu dans le centre de nous-mêmes, qui se renouvelle à mesure que notre âme se purifie et que peu à peu, par la lumière divine plus pure, elle est élevée à une opération plus pure, c’est-à-dire plus éloignée de son opération propre. C’est ce qui fait que l’âme appète toujours cela, et ne le saurait avoir qu’en mourant à soi, et non par son opération ; il n’y a que la mort de soi-même qui ait lieu ici et qui puisse aider et contenter. Signasti super nos lumen vultus tui487 etc.

2. Il faut donc, quand on sent ces désirs et cette impression de Dieu, tendre passivement à Lui en mourant à soi et en se laissant appetisser. Et par là, sans savoir le comment, cet instinct et cette inclination se déterrent dans la forêt de nos propres opérations et peu à peu l’on vient à un repos et à une cessation d’opération, en ayant une plus relevée en notre esprit, et par là le moment est donné à l’âme que se simplifie non seulement l’esprit, comme je viens de dire, mais encore tout le dehors, pour se contenter de tout ce que Dieu ordonne en l’âme et sur l’âme. Par là aussi peu à peu, en mourant, tout devient un.

Voilà à peu près ce à quoi votre âme doit tendre en l’oraison et hors votre oraison pour vraiment mourir à vous. Je suis accablé d’affaires, ce qui m’empêche de vous répondre en détail : je ne puis vous dire que ces deux ou trois paroles.

Lettre à l’Auteur. Lumières de vérité se levant en l’âme.

LETTRE à l’auteur.

D’un Serviteur de Dieu, grand ami de M. de Bernières, écrite de Canada.

état d’une âme qui commence d’être et de vivre dans la lumière du centre où de vérité.

Mon très cher frère488.

1. « J’ai lu la votre avec beaucoup de satisfaction, à raison de la correspondance que j’y ai trouvée avec mon intérieur pour mon état présent, qui est ce dont je vous puis parler, car j’aurais peine à rappeler le passé. Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.

2. « La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière ; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même. Ce n’est point pour lors encore le temps des vertus ; l’âme fourmille d’imperfections qu’elle n’a pas les yeux assez perçants pour découvrir, non plus qu’on ne saurait voir les atomes dans une [472] chambre que par les rayons du soleil. L’âme en cet état a toujours une secrète bonne opinion de soi-même, qu’il lui est impossible de détruire, et elle ne la découvre que fort peu et de temps en temps, et non pas par état permanent. La constitution de l’âme n’est pas calme, quoiqu’il lui paraisse, mais dans des désirs continuels, vifs et pénétrants, de se perdre, de n’être plus, que Dieu soit tout, et non qu’Il Se serve de nous, mais que Lui seul agisse en nous. On a l’intelligence et des lumières fréquentes de l’économie de la lumière du fond, ce qui en rend étrangement amoureux, mais ne la donne pas, se contentant de la faire désirer en mille manières ; et cela fait que l’âme se donne à Dieu en autant de manières pour qu’Il la détruise et qu’Il vive seul en elle.

3. « Le passage de cette lumière en l’autre que j’appelle la vérité, est rude et difficile, parce que l’âme ne sait où elle va, ni comme elle va : elle croit perdre lorsqu’elle gagne, et comme la vérité découvre toutes les imperfections de l’état précédent, son éloignement de Dieu, son manque de vertu, etc., elle cause une peine très grande et difficile à porter. Son effet est d’opérer sans éclat et sans lumière, mais de détruire par une certaine réalité d’opération les imperfections de l’âme et d’y opérer les vertus sans qu’on se puisse apercevoir comment. Ce n’est pas que de temps en temps il ne rejaillisse des intelligences de ce qui se fait, mais cela ne sert pas d’appui ni ne fait pas le fond de l’état, qui n’est autre que Dieu caché en l’âme.

4. « Les imperfections et même les péchés, [473] et généralement toutes les fautes et imprudences servent extrêmement en cet état, comme aussi l’extrême faiblesse que l’on ressent pour la vertu pour faire quoi que ce soit. Il me semble que c’est dans cette faiblesse et impuissance que les vertus prennent racines, qui sont pour lors toutes divines, l’opération de l’âme n’y ayant pas de part. Le principal effet de cette lumière est d’opérer la pureté en détruisant toute impureté et tout ce qui est de l’âme. Elle ne se mêle pas comme la lumière des puissances avec l’opération des puissances, mais la détruit : elle veut être seule sans avoir de corrival [sic]. Qu’elle fait bien voir que l’on n’a pas encore commencé ! Et l’on demande à Dieu de ne pas entrer avec nous en jugement pour tout le passé.

5. « Un autre effet est qu’elle rend propre à tout ce à quoi elle vous applique, quoiqu’il vous paraisse, et même que vous soyez convaincu de n’y avoir aucune aptitude, ce qui se fait en s’y abandonnant sans hésitation. De plus il me paraît que Dieu prend un soin particulier de l’extérieur, et qu’Il ménage toutes les occasions avec un amour très grand pour l’âme, et toutes choses concourent à faire connaître l’intérieur : il y a une correspondance admirable entre l’extérieur et l’intérieur. L’âme est beaucoup plus éclairée de toutes choses. Elle entend beaucoup mieux la sainte Écriture, la vie des saints etc. ; non par lumière, mais par vérité réelle. Elle voit aussi naturellement les choses surnaturelles, comme l’on voit les naturelles avec le secours de la lumière du (474) soleil. En voilà je crois suffisamment pour vous faire connaître mon état présent sans m’arrêter à une infinité de petites choses qui ne sont pas essentielles.

6. « Le départ de N. m’augmente beaucoup mes emplois extérieurs ; et quoique j’aie eu grande répugnance dans le commencement, toutefois je sens que la lumière divine m’y va disposant peu à peu, et je suis convaincu que c’est Dieu qui en a ainsi disposé. Notre Séminaire de Canada, et nous, avons passé cette année en grande paix : je suis bien convaincu que c’est un œuvre de Dieu, qui va toujours croissant peu à peu, et qui croîtra jusqu’à son entière perfection. Je fais un grand fond sur le séminaire de nos enfants, où la grâce paraît clairement : ils vivent dans une grande innocence, éloignement du monde et désir de servir Dieu ; je n’en ai aucun qui n’ait ces dispositions. Priez bien notre Seigneur que je lui soit fidèle. » De Canada. 1673.

3.69. De la lumière de vérité et de ses effets. [Réponse].

RÉPONSE à la précédente.

L.LXIX. Ce que c’est que la lumière du centre ou de vérité. Sa différence de celle des puissances. Ses effets : mort à soi, et perte de toute opération propre ; connaissance véritable de son néant ; abandon au moment de la providence en tout.

Mon très cher frère.

C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.

Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petit degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière mais générale, elle n’est jamais multipliée mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.

Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu ; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. Cette aurore s’accroît insensiblement et se dilate, et ainsi le soleil se répand imperceptiblement sur toute la face de la terre, l’éclaire et il produit tous les beaux effets que nos yeux lui découvrent.

2. Il n’en va pas de même des puissances : car outre qu’elles ne font voir que la voie et le particulier, et ne peuvent jamais autrement, quelque élevées qu’elles soient par leurs lumières particulières, elles ont toujours tout successivement et en quelque manière trompeusement. Je dis successivement, faisant tantôt voir une chose tantôt l’autre dans une multiplicité qui n’a point de fin si la lumière du centre ne la finit ; et ainsi cette diversité de voir tantôt une chose tantôt l’autre, met en l’âme quelque confusion, d’où naissent les désirs qui accompagnent inséparablement et infailliblement toutes les lumières des puissances, qui n’ont la vérité qu’en désirs et non en aucune réalité ; plus ces lumières des puissances augmentent, plus les désirs s’accroissent ; et ainsi l’augmentation et la fin de telles lumières est l’accroissement des désirs. Ce qui est tout différent en la lumière du centre, d’autant qu’aussitôt qu’elle commence, elle fait naître le calme en l’âme, et son augmentation est l’accroissement du repos. De telle manière que l’on peut par là juger quand la lumière des puissances finit et que celle du centre et de vérité commence, d’autant qu’un certain repos et calme se saisit de l’âme, ce qui lui donne un certain assouvissement, qui ôte peu à peu, ou fait disparaître cette multiplicité anxieuse, cette faim et ces désirs de Dieu et des choses saintes. Quand l’âme s’entend en ce passage, elle ne se donne pas de peine, [477] mais plutôt elle laisse peu à peu évanouir ses désirs et ses lumières multipliées et distinctes, pour donner lieu au calme et au repos qui commence, lequel s’accroissant insensiblement dénuera, simplifiera et perdra les puissances en cette lumière uniforme et nue, l’âme n’ayant pour toute activité et pour tout distinct qui l’assure, que le calme et le repos dans lequel elle se laisse aller, sans savoir ce qui s’y fait ou ce qui ne s’y fait pas.

Cette lumière, étant du centre, est la fin ; et ainsi elle a pour marque assurée et certaine le repos, la nudité et l’unité, en quoi et par quoi elle doit jouir de tout et avoir tout, selon les degrés de son accroissement, sans que l’âme ait besoin de s’assurer de rien de particulier ; d’autant que Dieu traiterait mal une âme qui est dans cette divine lumière, de ne la pas poursuivre incessamment pour la dénuer et la défaire du particulier par l’accroissement de la nudité en repos. Je vous dis ceci comme le plus général de cette lumière, afin de vous donner quelque connaissance encore plus ample de sa manière, pour lui être fidèle.

3. Remarquez aussi que je vous ai dit que la lumière des puissances était trompeuse : cela est vrai, et elle ne peut jamais faire autrement ; car elle montre toujours ce qu’elle n’a pas, et elle paraît incessamment ce qu’elle n’est pas. Car opérant en la manière de la créature, et ne donnant que les choses créées et en la manière créée, elles paraissent toujours beaucoup et font peu de chose : si bien que que qui s’arrête à leur éclat, et qui juge par leur lumière, est toujours trompé ; d’autant qu’il croit toujours avoir plus qu’il n’a, jugeant par ce qu’il voit et [478] goûte. Ce qui ne donne pas peu de peine aux âmes qui ont quelque semence de l’autre lumière ; car elles croient incessamment avoir trouvé l’affaire et le secret, et cependant ensuite elles trouvent que ce n’est rien. Cela vient de ce que les puissances ne peuvent jamais recevoir que des choses créées et en la manière créée ; et comme les créatures ne sont rien en vérité, aussi tout le procédé créé est toujours à rien.

Il en va tout autrement de la lumière du centre. On n’y voit rien, et on y voit tout ; on y a tout, et on n’y possède rien ; on n’y remarque rien, et on y jouit de tout : ainsi elle n’a rien d’extérieur et d’apparence qui trompe ; et il faut toujours juger en foi, c’est-à-dire dans l’inconnu et dans le caché, ce que l’on fait en s’assurant de son seul repos.

Quand j’ai dit que la lumière des puissances est trompeuse ; j’entends par comparaison à la lumière du centre, qui ne dit rien de manifeste, et cependant qui a tout : car pour elle en foi, elle est véritable, donnant et faisant voir de saints moyens pour aller à Dieu, qui remplissent et excitent les sens et les puissances en la manière créée pour aller courir après un bien dont on leur fait voir la beauté.

4. Comme votre âme quitte la lumière des puissances et la perd par la venue de cette belle aurore selon que je remarque en votre lettre, je ne vous parlerai pas davantage de cette lumière des puissances. C’est une clarté qui se doit éclipser peu à peu : et ainsi il suffit que vous soyez assuré qu’il n’y a nul danger, mais plutôt grande utilité de laisser perdre la vue des choses particulières, le sentiment de vos désirs [479] et la multiplicité de vos découvertes pour aller à Dieu : il vous suffit que la lumière du centre soit commencée, pour vous assurer que vous n’avez plus de besoin de la voie pour marcher. Il vous suffit donc que votre âme tombe peu à peu dans le calme et dans la nudité, et par là peu à peu le terme et la fin se développera et se dévoilera en vous. Tout ce que vous avez à faire présentement, est de vous attendre à beaucoup mourir à vous-même, comme par le passé, par la lumière des puissances, vous avez beaucoup couru et désiré Dieu par une infinité de manières quoique toujours tendantes à un même but.

5. L’effet donc particulier de la lumière du centre en vous, et aussi l’effet général, est la mort et la perte de vous-même : tous les préceptes et tous les conseils sont réduits à cette exécution. Car comme la lumière du centre ou de vérité est toujours en unité et a toutes choses en un, aussi son effet en la créature n’est point multiplié, mais un : ce qui s’exécute vraiment par la mort et la sortie de soi, de ses inclinations et de son propre esprit, non par une pratique multipliée comme en la lumière des puissances, mais par cet unique, mourant à soi.

Dès que la lumière du centre commence, les yeux de l’âme commencent d’être ouverts pour voir et pour poursuivre Dieu, quoiqu’ils ne voient et n’aient rien ; et par là insensiblement Dieu élève l’âme en repos et en paix et Il la tire de la multiplicité des dispositions et de la diversité des passages qu’elle avait accoutumé d’avoir en manière d’objets, pour le poursuivre infatigablement, bien qu’en se reposant. Ce [480] que vous remarquerez qui ne se peut jamais faire qu’autant que l’âme s’outrepasse soi-même et ses inclinations pour tomber peu à peu dans la mort de tout le connu, aperçu et goûté, l’âme courant après un certain inconnu qui l’attire infiniment plus, quoiqu’en secret et en silence, que ne faisaient tous les brillants particuliers. Ici les objets manquent, même Dieu comme objet.

6. L’âme ne peut avoir de cesse, d’autant que c’est Dieu qu’elle poursuit et par un moyen si général et si nu qu’elle n’a qu’à mourir peu à peu, et elle fait toujours ce qu’il faut. Elle n’attend rien de particulier en elle pour faire oraison, ou pour se disposer à quoi que ce soit. Elle doit être certaine que cette lumière du fond et du centre de l’âme ne s’éclipse non plus, ni ne peut non plus s’éclipser, que Dieu peut quitter une âme. Les vicissitudes sont passées, les lumières des puissances finissant : ainsi l’âme ne doit rien attendre pour se mettre en oraison, ni ne doit rien avoir pour la continuer, mais elle doit supposer sa lumière toujours présente et mettre les yeux de son âme en elle. Et elle verra assurément, sans voir, et elle aura sans rien avoir de distinct, et Dieu travaillera et fera en elle ce qu’il lui faut sans apercevoir Son opération, car Son opération est une non-opération à notre mode, c’est-à-dire une opération en repos et une multitude de choses en unité. Cette divine lumière donc qui ne peut être expliquée ni déclarée que par telles choses d’expérience, et non par la qualité des choses qu’elle produit, va travaillant toujours incessamment, autant que l’âme se laisse mourir, non par effort qu’elle fasse, mais [481] par la vertu efficace de cette simple lumière uniforme et divine.

Je dis non par effort qu’elle fasse, pour exclure tous les efforts particuliers par actes, aspirations, élévations et intentions : car elles ne sont plus de saison, et l’âme y doit mourir peu à peu pour se laisser écouler insensiblement dans l’opération divine, qui dans l’âme en cet état est toujours en acte pour élever l’âme, pour la purifier et pour la perfectionner selon le dessein éternel de Dieu. Cette cessation d’efforts consiste donc en la perte de ces choses, mais non en la cessation de la générosité avec laquelle l’âme doit poursuivre Dieu ; car elle est toute autre, non en agissant vers Dieu, mais en mourant et perdant son soin, ce qui consiste proprement à peu à peu ne faire plus les choses par soi-même et à ne les quitter par soi, mais à les faire et quitter par un principe divin qui est toujours présent à l’âme pour, par lui, faire et ne pas faire ce qu’il faut à chaque moment.

7. Si bien que cette lumière centrale quoiqu’elle ne demande du côté de l’âme que la mort seulement, elle demande cependant tout. Car comme elle donne tout, elle exige le tout, mais en sa manière : c’est-à-dire que, comme Dieu est notre premier principe et qu’Il a mis en nous Ses merveilles en nous faisant à Son image, et comme nous sommes déchus de cet état en réfléchissant sur nous et en voulant nous posséder et en nous possédant et ainsi en devenant le principe de nos volontés, de nos désirs, de nos pensées et de tout le reste, jusques où notre libre arbitre a pu aller, il faut par nécessité, afin que Dieu [482] rentre tout de nouveau en possession de tout notre être et de tout nous-mêmes selon qu’Il nous a créés, que nous recommencions à nous laisser posséder par ce principe divin : lequel, reprenant tout de nouveau possession de tout nous-mêmes, fait un usage admirable de tout ce que nous sommes, non par une contrainte comme de mort, ainsi que beaucoup de personnes non expérimentées pourraient le croire, mais par une liberté si naturelle, mais divine, que vraiment expérimentant quelque chose de ceci, l’on voit qu’étant hors du principe divin, l’on était hors de son être naturel, mais que rentrant dans le gouvernement divin, l’on reprend son être véritable, sa véritable liberté et que mourant à soi pour être mû par ce principe divin, peu à peu chaque chose en nous reprend sa nouvelle vie.

8. L’âme donc ici n’a point de pratique particulière ; mais elle a seulement une attention générale pour ne rien faire par soi-même et ainsi, soit à l’oraison ou dans l’action, pourvu qu’elle soit fidèle en ceci, tout est en bon ordre, d’autant que Dieu ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment, selon l’exigence et la nécessité de l’état où l’âme est.

Si elle est en oraison, elle n’a qu’à se laisser doucement entre les mains de Dieu, se contentant de ce qu’Il lui donne et se laissant peu à peu de cette manière écouler et perdre dans Son opération inconnue ; et ainsi elle fait tout ce qu’il faut. Je dis inconnue, d’autant que l’âme doit faire peu d’état de tout le connu en cette lumière du degré du centre, puisque tout le connu est expérimenté, quelque [483] excellent qu’il soit, et toujours infiniment moindre que l’inconnu en Dieu ; d’autant que le connu est en la créature et l’inconnu en Dieu. Qu’elle passe donc doucement et en repos son oraison et elle verra à la suite et peu à peu que l’opération de cette divine lumière est infiniment plus efficace pour faire sortir l’âme de soi et la remettre en Dieu que n’ont été toutes lumières précédentes des puissances.

9. L’âme trouve aussi que c’est proprement par cette lumière et en cette lumière qu’elle commence à voir et à découvrir son Néant, et à avoir des instincts et des inclinations comme substantiels de sa bassesse et de sa petitesse, commençant à voir véritablement que toutes les lumières précédentes des puissances ont bien fait voir quelque chose de ses misères, mais en cachant toujours le fond de la propre corruption ; d’autant que ces lumières étaient données dans le propre de l’âme, et ainsi elle voyait toujours ce qu’il y avait de plus propre 489 dans la créature. Mais celle du centre étant reçue hors de l’âme, c’est-à-dire dans le centre, et introduisant en Dieu, elle découvre la vérité telle qu’elle est. Si bien que plus cette lumière s’augmente, plus le centre de la propre corruption se fait voir, et plus le Néant de la créature se découvre, de telle manière que ces deux choses se correspondent et vont de pas égal. Ainsi à mesure que la lumière du centre augmente, la découverte du Néant de la créature se fait, ce qui ne peut jamais être que par cette divine lumière. [484]

10. D’où vient que toutes les âmes qui ne sont pas assez heureuses d’y arriver en cette vie, ne peuvent jamais voir leur Néant, ni découvrir ce qu’elles sont dans la vérité et la réalité. Ce qu’elles ont au plus, sont certaines lumières passagères qui ne peuvent pas plus pénétrer que l’extérieur en quelque façon ; mais pour aller dans le fin fond de l’être et porter leurs lumières jusque dans la fin de la misère humaine, la seule lumière centrale le peut. Et c’est pourquoi elle doit être appelée une lumière en quelque manière substantielle et une découverte comme substantielle de notre Néant. Et elle est conçue telle par l’âme en cette divine lumière, non seulement à cause qu’elle pénètre si profondément et véritablement comme j’ai dit ; mais encore d’autant que son effet est comme permanent, portant toujours avec soi une certaine vérité du Néant qui ne s’efface pas ; quoique ce fumier exhale ordinairement et très souvent de très mauvaises vapeurs, qui ne sont pas pour lors l’effet qu’elles faisaient dans la lumière des puissances. Car en ce temps-là elles salissaient et incommodaient l’âme peu ou beaucoup, selon l’attention et la fidélité que l’âme avait à résister ; mais ici elles font tout autrement. Car l’âme a une certaine force en cette divine lumière pour résister à ce mauvais air, non par actes, mais par état : si bien qu’elle ne cause que la connaissance plus ample de soi-même et une humiliation générale dans sa misère, qui porte l’âme, non à demeurer réfléchie sur ses sentiments ; mais à passer légèrement dans sa lumière et en Dieu, dans lequel elle voit par état, sans rien voir, et elle a sans rien avoir, [485] (à ce qu’il lui semble et à ce qui lui paraît,) ces vues habituelles et cet état comme substantiel de sa propre misère.

11. N’avez-vous jamais pris garde qu’il est impossible à une personne de voir son visage soi-même ? Il faut qu’elle le voie dans quelque glace. Or Dieu est le véritable miroir, dans lequel nous nous pouvons voir certainement et sans fausseté. Dans les miroirs l’on peut voir seulement les taches et les manquements ; mais en Dieu il en va tout autrement. D’autant qu’en Dieu est toute notre beauté originaire et primitive : car étant créés à son image, et de plus ayant reçu encore par l’Incarnation une beauté toute nouvelle ; (Veni ut vitam habeant, et abundantius habeant ;)490 Il est certain que toute notre beauté divine est dans sa source et dans son origine en Dieu. Ainsi nous voyant en la lumière et par la lumière du centre, nous voyons non seulement nos défauts, nos misères et notre Néant comme des taches actuelles que nous avons contractées, de la même manière que l’on voit cette tache dans un miroir : mais encore de surplus, et ce qui est surprenant, voyant en Dieu toute notre beauté originaire, par là nous découvrons la laideur et la difformité dans laquelle nous sommes : ainsi nous ne voyons pas seulement les misères et les taches actuelles ; mais encore tout ce qui nous empêche d’être dans la beauté parfaitement selon la vue de notre original.

12. C’est donc là vraiment que l’on commence (486) de se connaître, et que l’esprit d’humilité commence à prendre des racines : c’est pourquoi je vous dirai seulement en passant, que telles âmes seules ont à la suite le bonheur de faire la découverte de Jésus-Christ par état. Les âmes des puissances, c’est-à-dire qui ont seulement la lumière dans les puissances, ont bien quelques lumières passagères de Jésus-Christ, de ses états et de ses Mystères ; mais elles n’ont pas le droit de l’avoir par état : d’autant qu’elles ne peuvent être assez fortes pour porter le bras de Dieu et pour soutenir les Mystères d’un Dieu-homme abject, pauvre, méprisé, crucifié ; ce qui ne se peut jamais faire qu’autant qu’elles entrent par la grâce du centre dans leur Néant, où la puissance de Dieu a droit d’opérer ces grandes merveilles : et comme nous venons de dire que les seules âmes de la lumière du centre ont droit d’entrer dans ce Néant ; aussi elles seules peuvent-elles devenir, et deviennent-elle capables de Jésus-Christ Dieu-homme en cette manière. Je brise là, pour ce qui est de Jésus-Christ, d’autant que vous en êtes encore très loin ; la lumière du fond ne faisant que commencer à vous établir en elle, en vous faisant sortir de vous, soit en l’oraison ou hors de l’oraison.

13. La lumière du centre étant une lumière toute particulière, elle a aussi ses effets tout d’une autre manière que celle des puissances, ce qui est cause que la constitution de l’âme change beaucoup. Dans le temps de la lumière des puissances, l’âme avait un soin comme inquiète et affamée du temps de l’oraison ; en ceci elle prend tout ce temps au moment que la Providence lui donne, mais avec un certain [487] abandon qui ne lui souffre pas d’y être propriétaire. Elle fait, aussitôt que cette lumière commence à devenir un peu forte, que Dieu qui S’y donne est un moment éternel, et qu’ainsi elle n’a qu’à faire de moment en moment (sans tant de soin ni de réflexion soit sur le passé ou le futur, comme elle avait accoutumé en la lumière des puissances), ce qu’elle a à faire de moment en moment, s’assurant que la divine Providence soigne pour elle, et qu’elle n’a qu’à faire que de se laisser conduire, demeurant dans son fond de disposition. Et ainsi peu à peu elle trouvera que son action non seulement sera égale à son oraison, mais encore que ce sera si justement ce qu’il lui faut, soit pour sa pureté ou sa perfection et pour tout généralement, qu’elle remarquera dans la suite qu’il semble que Dieu n’ait qu’à penser à elle, toutes choses étant un moment de Dieu pour elle et une application de Sa providence pour lui faire faire tout et l’approprier à tout ce que Dieu veut. D’où vient qu’à la suite chaque moment lui est un moment heureux491, pourvu qu’elle n’y mélange point son opération, ses inclinations et ses desseins, mais qu’elle se tienne fidèlement au moment de la Providence, qui est toujours précieux et rempli de toute bénédiction, autant que l’accroissement de la lumière centrale se fait.

14. Je dis donc qu’à telles âmes le moment éternel est précieux, et qu’ainsi la Providence divine prend un spécial soin d’elles autant qu’elles se perdent et qu’elles perdent tout soin, toute précaution et généralement toute application, hors de faire de moment en moment ce que cette divine [488] Providence demande d’elles par leur état et en chaque moment de leur vie. Ainsi vous voyez que leur action est comme une suite de leur oraison et que leur oraison est comme la disposition à la continuation de l’action sans multiplicité de dispositions, mais insensiblement en unité. Où vous remarquez ce que je vous ai dit, que la mort et la sortie de soi-même faisait la disposition en unité pour cette lumière de vérité ; et qu’ainsi peu à peu l’âme se réunissant, ou plutôt étant réunie dans son centre par la mort de soi-même, et à la suite n’étant plus, Dieu y correspond par même manière en moment éternel.

15. Tout ceci n’est encore qu’un petit commencement de ce que Dieu fait en une âme où il met la lumière de vérité ; et pourvu qu’elle soit fidèle, Dieu le fera toujours, et ne se laissera jamais vaincre d’une âme. Je ne vous fais pas toutes ces petites applications particulières, soit sur votre oraison, ou sur votre action : vous le verrez suffisamment, et votre directeur vous y aidera aussi.

Mais sachez une chose, que selon ma pensée l’humiliation que vous savez, a servie infiniment pour faire la continuation de la grâce que Dieu vous destine : car souvent nos péchés et nos défauts dans de telles lumières font de tels passages en l’âme quand elle en est humiliée, que dix, quinze et vingt années de continuation d’oraison sans telles chutes et humiliations ne feraient pas ce qu’elles opèrent ; car souvent tel Néant par ces chutes peut être si vrai qu’il peut faire perdre et disparaître la créature de telle manière qu’il avance infiniment la lumière du centre. Prenez donc courage au nom de Dieu, et soyez fidèle dans votre vocation tant intérieure qu’extérieure, vous abandonnant à la providence, et vous ressouvenant bien qu’il n’y a que le Néant et la petitesse qui soient la disposition véritable pour la lumière du centre. Volucres coeli latet : mors et perditio audiverunt famam ejus492.

16. Comme je vous ai dit que cette perte dans laquelle la lumière du centre met la personne, consiste à n’être plus le principe de ses opérations et de ce que l’on est, aussi faut-il prendre garde que cela soit général et que, sous prétexte de bonne intention, qui n’est plus de saison, l’on n’use pas mal de son corps. C’est pourquoi voyez à faire ce qu’il faut pour votre santé et pour conserver votre vie selon l’ordre de Dieu. Généralement prenez garde qu’il suffit à une âme du degré de lumière du centre de garder une seule chose, quelle qu’elle soit, dont Dieu ne soit pas le principe, et ainsi dans laquelle l’âme vive, pour l’arrêter toujours, sans qu’elle puisse faire autre chose que d’aller et de venir dans un même lieu, et ainsi sans avancer jamais. Et pour approfondir ceci, il faut savoir que Dieu est un abîme sans fond ; et qu’ainsi être arrêté par quelque chose qui nous empêche de nous perdre incessamment dans cet heureux abîme est nous arrêter et nous perdre. Quand je dis perdre, j’entends finir la grâce du centre qui est sans fin, mais non pas la perte du salut.

Vous trouverez par la suite de votre fidélité [490] à cette lumière du centre, qu’elle vous appropriera pour toutes choses ; et que, bien qu’elle vous paraisse nue, pauvre, et illis., cependant à vous ajustera pour toutes choses et que vous trouverez en elle les lumières et les moyens pour réusir en tout où Dieu vous appliquera.

§§§.

Comment cette lumière purifie l’âme de toute vie propre dans la pratique des vertus et dans tous les exercices de piété. Son progrès en réduisant l’âme en son unité et ensuite dans l’unité divine. Bonheur ineffable de la révélation de cette unité divine en l’âme. Génération du Verbe en elle.

17. Je voudrais finir mais il est vrai qu’au même temps je ne le puis. Il faut donc que je vous dise encore qu’il est à remarquer que la lumière du centre tirant l’âme, comme je vous ai dit, à la mort de soi, l’élève au-dessus de son procédé qui est toujours distinct et en images, pour lui en donner un tout nu sans image, sans distinction, et par une manière toute générale, lui faisant trouver peu à peu les choses en la manière de Dieu. C’est pourquoi peu à peu elle perd la pratique des vertus, un certain soin et vigilance sur soi, et elle devient dégoûtée insensiblement de telles pratiques. Ce procédé donne de la peine un long temps. Mais l’âme amoureuse de son avancement, par la lumière secrète qu’elle a, qui lui fait outrepasser toutes choses, nonobstant [491] sa peine poursuit et néglige telles pratiques, ayant dans son fond un je ne sais quoi que cette divine lumière lui donne secrètement, qui lui dit que ce n’est rien perdre que de perdre les vertus de cette manière, que c’est vraiment les semer en Dieu, et qu’un jour cette divine lumière ayant mis éminemment l’âme en Lui, pour lors elle les retrouvera, non comme choses distinctes, mais comme une même chose avec Dieu et en Dieu.

18. Quand l’âme est fort fidèle en ce point et que le sujet est capable et fort pour soutenir une forte perte, Dieu ne Se contente pas seulement d’effacer tel procédé de pratique des vertus de l’âme par cette divine lumière ; mais selon qu’Il la voit résolue, par providence, Il la laisse comme tomber dans des défauts, ce qui déracine encore bien autrement cet opérer propre des vertus, pour mettre un non-opérer, et un non-être en cette divine lumière. Ceci est quelquefois très long, Dieu poursuivant cette mort profondément, comme l’on peut remarquer en la vie de quantité de saints et de saintes qui ont expérimenté ces passages très rigoureusement par des défauts et des péchés même, qui ont été le gibet amoureux où ils sont morts et ont rendu la vie à Dieu, pour ne vivre plus ni pour les vertus ni pour eux, mais pour vivre en Dieu.

On ne saurait croire combien ce passage déracine de propre vie, en ôtant les propres actes et en supprimant une vie secrète hors de Dieu, que l’on ne voit qu’après que l’on est fort avancé dans cette mort.

19. Comme l’âme vit aussi beaucoup dans la pratique des sacrements, et que cette divine [492] lumière du centre veut tout avoir parce qu’elle donne tout ; aussi prend telle possession de tel opérer non seulement en desséchant l’âme et en la dégoûtant de leur pratique ; mais encore l’on se trouve sans y penser tout sans désir de la confession : et peu à peu l’âme voit qu’elle remédie mieux à un million de défauts en les perdant en sa lumière et en les oubliant en Dieu qu’en s’inquiétant pour les rechercher et en multipliant si souvent ses confessions.

Du premier abord ce procédé fait peur à l’âme étant habituée à ne se purifier qu’en la manière des puissances, c’est-à-dire par l’usage actuel de la confession. Mais peu à peu elle s’y habitue par l’expérience qu’elle a que plus elle perd ces défauts et ses misères en Dieu nuement et sèchement, plus et plutôt sont-ils consumés non seulement quant à la coulpe, mais encore selon les images qui en demeureraient dans les puissances nonobstant les confessions multipliées ; cette divine lumière du centre étant comme un incendie très grand en l’âme, où tous les défauts et péchés sont consumés comme ferait une paille dans un grand feu. La fidélité de l’âme en ceci lui retranche beaucoup de vie, et lui en fait trouver une toute nouvelle en sa lumière, non seulement pour consumer ses péchés et défauts, comme je viens de dire ; mais pour peu à peu lui faire trouver l’usage de ce divin sacrement, non comme elle avait auparavant par elle-même, mais en Dieu, qui étant un Dieu d’ordre ne manque jamais de marquer quand il est temps et nécessaire de le mettre en usage dans les fautes d’importance. De cette manière la [493] divine lumière prend possession de beaucoup de vie qui était en l’âme pour l’usage de ce divin sacrement, et y met beaucoup de paix et de nudité.

20. Elle en fait autant pour le sacrement de l’eucharistie, à la réserve que c’est tout d’une autre manière. Car comme c’est un sacrement de vie et pour donner la vie, son opération n’est pas d’en ôter l’usage, mais bien d’en purifier l’exercice. C’est pourquoi peu à peu l’âme se sent dessécher ; et il semble qu’elle ne trouve plus les pâturages, les amours et les fruits qu’elle y trouvait : insensiblement tout se dénue, et l’âme est réduite après une longue suite de fidélités à la simple et nue pointe de son esprit ; pour recevoir ce divin sacrement, sans y remarquer en quelque façon nul usage intérieur, sinon qu’à mesure que l’âme se laisse peu à peu dépouillée d’un million de choses qu’elle avait par les puissances vers ce divin sacrement, elle est insensiblement réduite non seulement à la foi qu’elle avait en la point de son esprit, où elle remarque encore beaucoup d’activité de sa part ; mais bien à la foi centrale au fond d’elle-même, où peu à peu elle n’a plus part, ce centre n’étant pas à nous, mais à Dieu. Et ainsi par la lumière du centre et de vérité tout ce qui n’est pas vérité, c’est-à-dire dont Dieu n’est pas le principe, par cette lumière dans l’usage de ce divin sacrement se perd ; et Dieu prend la place, pour en faire en l’âme et par l’âme un usage magnifique, comme à la suite l’âme le trouve par expérience en sa divine lumière.

Tout le reste de l’usage de ce sacrement dont l’âme est le principe, est encore purifié [494] en elle par cette lumière ; jusqu’à ce que tout ce qu’il y a de propre, pour les effets, et pour la manière de le recevoir, et généralement pour toutes les providences qui en peuvent priver, ou qui le peuvent donner plus souvent, soit rectifié, et que l’âme se trouve dans un calme, un abandon où généralement elle trouve tout cela en sa lumière : dans laquelle assurément à mesure qu’elle est dépouillée de son usage propre, elle le trouve tout autrement et d’une manière qui surpasse infiniment tout l’usage que nous pouvons faire par nous-mêmes. Il faut l’avoir expérimenté pour le savoir. Car de vous dire qu’il n’y a non plus de comparaison de recevoir le saint Sacrement de cette manière ou l’autre, qu’il y en a entre une goutte d’eau de la mer et toute la mer ; ce n’est rien dire : et cependant les âmes qui n’ont pas d’expérience de ceci, ne le pourront, je m’assure, jamais comprendre. Il n’y aura que l’usage de la lumière centrale, laquelle en dénuant et purifiant l’âme fera expérimenter telle chose.

21. La même lumière divine poursuit une âme et lui ôte peu à peu de reste de ses pratiques, dispositions et autres exercices, vers la sainte Vierge et les saints, et généralement tout ce qui pouvait faire multiplicité. L’âme devient d’abord surprise par tel procédé, voyant la sainteté des autres consister en telles pratiques ; et même plus elles augmentent en piété et sainteté, plus ces pratiques et les prières vocales et leurs dispositions intérieures deviennent ferventes. Toutes ces choses insensiblement s’évanouissent, et l’âme ne sait comment, poursuivant sa lumière du centre, [495] toutes ces choses s’oublient, demeurant dans un général qui la rassasie et lui ôte non seulement le pouvoir, mais l’inclination de se multiplier, et même de s’adresser à la sainte Vierge et aux saints, expérimentant insensiblement que plus elle oublie tout pour demeurer dans sa paix silencieuse, perdue et nue, plus un je ne sais quoi très intime est content en elle : et secrètement elle juge que, quoique qu’elle ne s’adresse pas aux saints par les puissances, elle ne laisse pas d’avoir dans son fond la solide dévotion pour eux. Cela vient même souvent à tel point de nudité et de dépouillement, que l’âme perd tout, à ce qu’il lui semble, et cela autant qu’elle doit retrouver la sainte Vierge, les saints et généralement toutes ses pratiques en sa lumière centrale, et ensuite en Dieu.

22. Tout ceci s’exécute par la lumière divine centrale avec une raison divine très éminente et que l’on trouve à la suite très générale et miséricordieuse, afin de dépouiller l’âme, la dénuer et la simplifier de telle manière que peu à peu cette divine lumière réduit l’âme en son unité, laissant en elle, pour toute disposition, une sérénité, un calme et une unité si paisible que l’âme est suffisamment convaincue qu’elle est en la main de Dieu, quoique hors d’elle et infiniment éloignée de sa multiplicité.

Il se passe beaucoup de temps en l’établissement de cette divine lumière faisant et opérant ce que je vous dis en l’âme : c’est pourquoi il faut avoir beaucoup de patience et de longanimité, pour suivre ses démarches et mettre nos pas sur ses pas. [496]

Où il faut remarquer que la lumière divine centrale et lumière de vérité, quand elle a commencé à se donner, se donne du premier abord en général, pour rectifier l’âme propre, et pour peu à peu la tirer comme vous venez de voir, de ses sorties hors d’elle et par elle, afin de la réduire peu à peu en son unité propre. Ainsi ce commencement de communication de la lumière du centre se termine en une communication générale, nue, sereine et très simple, faisant cet unique effet susdit, de remettre l’âme en son unité, c’est-à-dire en l’unité de l’âme. Car ensuite que la lumière divine a effectué en l’âme cette unité et qu’elle a réduit tout en nudité et simplicité, il ne faut pas croire que la lumière divine s’arrête là, supposé la fidélité de l’âme et le dessein de Dieu. L’âme ne commence là qu’à être en état de poursuivre les grandes démarches de la lumière centrale dont la première démarche est de trouver l’unité de Dieu ; d’autant que l’âme étant réduite par la lumière divine en son unité, elle est en état d’être élevée par la lumière divine en l’unité de Dieu où elle commence à trouver toutes choses, comme vous verrez plus amplement.

23. Il faut remarquer en passant que durant cette démarche générale de la lumière du centre, l’âme ne doit pas prétendre de retrouver encore en elle tout ce qu’elle a perdu et ce qu’elle perd, comme il est dit ; il suffit qu’elle soit assurée qu’en sa nudité, en son calme et en sa perte, toutes choses sont, et elle sait tout : car il faut bien prendre garde à la suite à ne vouloir pas retrouver les choses autrement que chaque degré porte et les doit redonner. [497]

Il faudrait ici poursuivre comment cette admirable lumière centrale, ayant mis l’âme en son unité, ne cesse pas sa course, mais plutôt la commence en quelque manière, pour donner et communiquer l’unité divine. Je dis « commence », d’autant que tout ce qui s’est donné et ce qui s’est fait jusqu’ici, n’a été que pour rendre peu à peu l’âme capable de Dieu, et c’est en la communication de Son unité divine que commence ce grand et admirable don de Dieu même.

La lumière du centre a des démarches infinies jusqu’à ce qu’elle soit devenue à sa juste grandeur, et autant qu’éminemment qu’elle se peut donner en cette vie. Il ne faut pas s’imaginer ni croire qu’une âme qui est assez heureuse d’être arrivée à cette lumière éternelle, soit au comble de son bonheur : il ne fait que commencer. C’est pourquoi l’âme doit aussi commencer sa fidélité pour sortir vraiment de soi-même par son moyen.

24. Or ces démarches sont telles. Quand elle prend une âme, elle la fait peu à peu sortir d’elle-même en la tirant en l’unité divine. Car il faut remarquer que comme cette lumière du centre donne uniquement Dieu, aussi Le donne-t-elle selon qu’Il est, premièrement Un, avant que d’être conçu et entendu trine en Personnes. Et ainsi cette lumière éternelle, calmant et dénuant l’âme, la tire peu à peu et la réduit en son unité, la tirant des créatures, de soi-même et de toutes choses créées, et ainsi lui faisant tout trouver par cette unité divine et en cette unité divine. Ici cette unité divine se révèle et se manifeste en lumière éternelle et [498] par cette divine révélation, qui n’est autre chose que l’écoulement de cette divine et éternelle lumière, et la manifestation de l’unité divine en sa manière, qui est proprement d’effacer tout le distinct, tout le multiplié en la créature et de dénuer tout en unité et par l’unité de Dieu. D’exprimer ce que c’est : c’est une pure révélation qui, à tout moment, se renouvelle en l’âme. De dire aussi comment toutes choses, comment toutes les perfections divines et comment les Personnes divines sont en cette unité : c’est pure révélation et ainsi qui ne peut bien s’exprimer. L’âme sortant peu à peu de soi par l’écoulement de cette divine lumière, qui donnant l’unité divine, donne un tel dénuement, une telle pureté, et fait sortir l’âme d’une telle distinction que cela peut être possédé, et l’âme en peut jouir, mais non l’exprimer : elle peut bien en jouir en lumière divine, mais non en l’âme. Là elle n’a rien de distinct et a cependant tout, là elle n’a rien de multiplié et a toutes choses : et ainsi elle a tout et elle n’a rien ; ce qui fait que peu à peu elle arrive à un souverain repos qui lui ôte tout désir, toute recherche, toute prétention. Car trouvant l’unité divine, par laquelle tout est et subsiste, aussi a-t-elle le comble de son désir, lequel se va augmentant plus son repos s’accroît. Une paix générale et profonde se saisit de tout elle-même, ce qui est son oraison et le tout de son âme, ne se mettant plus en souci de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas. Tout tombe, s’abîme et se fond en cette paix, laquelle plus elle s’accroît, plus elle devient en unité et l’unité de Dieu.

25 Jusque là l’esprit ne pouvait s’accoiser [499] ni se contenter sans voir et apercevoir quelque chose de distinct : ici la paix lui suffit et l’esprit s’apaise entièrement, ne cherchant et n’allant haut ni bas : car en cette unité l’âme a tout, et elle trouve tout, d’autant que tout y est. Toutes les lumières précédentes réveillent les instincts de l’âme, et c’est leur office ; et ainsi venant de Dieu, chacune fait son office pour réveiller chaque instinct et inclination de Dieu en l’âme, afin de les mettre en quête pour trouver Dieu en l’âme selon tels instincts, d’autant que chaque âme a en a de particuliers selon le dessein de Dieu ; comme nous voyons même que chaque créature déraisonnable en a de particulier ; un oiseau de proie celui de la chasse ; un autre celui de chanter ; et ainsi de divers instincts que Dieu leur a donné. Il en est de même pour la grâce. Dieu selon son dessein a donné divers dons qui se réveillent par les grâces que Dieu donne. Mais quand on est arrivé à la lumière éternelle ou du centre en ce degré, telle recherche empressée commence à cesser et à tomber dans le repos ; mais spécialement quand telle lumière est arrivée a point et au degré de donner l’unité divine et de perdre l’âme en cette unité. Pour lors cette unité divine déracine tellement tous désirs, toutes recherches et toute multiplicité que l’âme n’a pour tout en soi que paix et unité entière, laquelle s’accroît incessamment à mesure que cette unité s’écoule en l’âme où elle perd tout ce qui est d’elle, en cette unité, laquelle va déracinant tellement toutes choses et toute manière distincte et multipliée de créature qu’elle n’a et qu’elle ne trouve qu’unité et tout en unité. [500]

26. Cette divine révélation est admirable et un très grand bonheur : c’est la base, l’être et le soutien de tout ; et plus cette révélation s’augmente, plus ce bonheur s’accroît pour lequel l’âme se sent admirablement créée. O solitude divine, aimable demeure, où Dieu est et sera dans toute l’éternité ! Solitude qui est un moment, un maintenant éternel, où Dieu prend ses plaisirs en lui-même ! De dire ce que vous êtes, vous êtes l’aimable centre de la créature destinée pour ce bonheur. Mais d’exprimer ce que vous êtes en vous-même ; vous êtes Dieu et le centre de tous les plaisirs divins. O Unité, d’expliquer comment vous êtes toutes choses, et avez toutes choses ; c’est une pure révélation qui se fait sans le pouvoir dire. Aussi l’âme n’a-t-elle pas son plaisir à l’exprimer ni à le dire, mais à en jouir. Mais que dis-je jouir ? Jamais on ne jouit de l’unité divine : elle nous perd heureusement en elle, et ainsi étant perdus en cette unité, Dieu jouit de tout ce qui est, attirant tout en cette unité, spécialement les âmes destinées pour cette grâce. Cette lumière centrale par cette unité fait faire oraison, fait agir, et généralement fait faire toutes choses en cette unité ; l’âme y trouvant toutes capacités, et hors de la ne trouvant rien. Si à parler, à écrire et le reste qu’elle peut faire, c’est en cette unité, ou elle trouve capacité pour tout ; cette unité étend son principe second pour faire toutes choses parfaitement, non en action, mais en repos et en nudité très grande selon le degré de sa jouissance.

C’est là où toutes les espèces créées se perdent, et où l’âme est élevée à contempler en [501] nudité parfaite : ce qui ne se peut pas appeler proprement contempler ; puisque la toute action se perd en un jouir, sans mouvements, mais en unité en la manière de Dieu. Là l’âme est élevée au-dessus du temps et des sens ; là l’âme est mise en un agir, sans aucun mouvement, mais bien en l’unité, en un tout qui contient tout.

Enfin, c’est tout dire quand on dit, qu’en vérité là Dieu révèle à telle âme son unité divine ; et qu’ainsi il faudrait dire ce que c’est, que d’exprimer ce premier degré de lumière du centre ou de lumière divine et éternelle, et qu’à mesure que Dieu révèle à telle âme son unité divine, il la fait passer et se perdre en cette même unité493.

De dire que l’âme jouit là des merveilles de Dieu, c’est se tromper et ne pas exprimer les choses dans la vérité. Car à mesure de la révélation, se fait la perte et ainsi il vaut mieux dire (et cela est vrai) que c’est Dieu qui jouit de soi en son unité, où l’âme se perd heureusement par cette divine révélation494.

27. Or cette révélation ne se fait pas, comme l’on comprend que se font ordinairement les révélations, par le dehors, par son de voix ou par intelligences divines ; nullement : mais bien par une révélation si intime que rien ne le peut être davantage ; d’autant que l’unité divine, étant et possédant le plus intime de nous-mêmes comme notre premier principe, et qui est la base et le soutien de tout, se fait entendre par le plus intime, et ainsi se révèle d’une manière surprenante par un silence admirable. C’est pourquoi l’âme qui sait par son centre le Mystère n’y correspond qu’en paix et silence, [502] qui la font défaillir suavement à elle-même, comme nous voyons qu’une eau qui s’écoule en la mer, se mélange et se perd en la mer, sans plus se pouvoir retrouver.

28. Cette révélation de la Divine Essence, ou de l’unité divine dans l’âme, est très différente, ou toute différente, de celle qui se fait lors que cette Unité divine se sera écoulée selon son dessein en tel degré que les personnes divines sortiront de cette unité par la génération du Verbe en l’âme : pour lors l’âme en son unité entendant cette profonde parole, sortira (sans sortir) pour avoir le Verbe divin en elle. Ces deux révélations sont très différentes, selon que l’expérience fait voir : l’une est dans le silence et la perte ; l’autre est un parler admirable de Dieu en action vigoureuse par laquelle Dieu se connaît incessamment.

J’ai été un peu long, quoique très court pour cette divine lumière : mais voyant votre lettre si bonne et si pleine d’expérience, j’ai cru qu’il fallait vous répondre, et du moins vous récréér dans votre chère solitude. Je ne vous ai pas répondu mot à mot : je me contente de vous dire que toute votre lettre est dans l’expérience, et que vous n’avez qu’à poursuivre, et que faisant selon que vous faites, comme je crois, vous irez découvrant peu à peu les vérités que je vous écris. 1673.

Lettre à l’auteur. Vivre de la vie de J.C.

Du même serviteur de Dieu.

état d’une âme qui ne vit plus de sa vie et de la vie de Jésus-Christ.

1. « J’ai lu votre lettre avec beaucoup de consolation, y remarquant parfaitement bien décrit ce que j’ai expérimenté tout le cours de cette année. Je ne puis vous parler du passé, car il s’efface de mon esprit ; comme je ne puis non plus prévenir l’avenir, n’ayant que le moment présent. Je vous dirai donc qu’il me semble expérimenter la lumière du fond avec plus d’abondance, et qu’elle va incessamment en croissant sans savoir comment : ce donc je suis très assuré est, que je n’y contribue rien de ma part. Elle anéantit en moi toute propre opération ; et il me paraît que ce n’est pas moi qui agit, qui pense, qui désire, mais un autre en moi qui est Jésus-Christ, qui n’y est pas comme objet mais comme principe. Ceci vous fera bien entendre ce que je veux dire.

2. « De là vient que je ne puis faire de distinction de la solitude ou de l’action, étant comme dans une abstraction continuelle, et néanmoins dans une liberté entière de mes sens et de mes puissances pour penser et agir et pour faire tout ce qui est ordre de Dieu. Je ne puis donner à connaître cette manière d’abstraction ou manque de réflexion au milieu des réflexions, sinon en disant que le divin rayon est toujours direct. [504] Ceci me semble bien expliquée en Ézéchiel dans la vision des quatre animaux : Non revertebantur cum incederent495. C’est ma manière de prêcher, de parler et d’écrire ; et c’est d’où vient que je ne puis rien prévoir. Je suis toujours plein, et toujours vide : je ne vois rien en moi que ténèbres, pauvretés, faiblesses, misères, et en un mot rien, et pire que rien, le principe de tout péché. Je trouve tout le contraire en Jésus-Christ qui m’est toutes choses.

3. « Le bon Père l’Alleman est mort cet hiver496 ; et il ne m’est pas venu en pensée de prendre d’autre Directeur pour mon intérieur. Et je serais bien empêché en quoi le consulter ; vu que ce n’est pas moi qui le fais : il n’est pas en ma disposition, ou, pour mieux dire, je n’ai point d’intérieur ; Dieu lui-même est mon intérieur.

« Pour les choses extérieures on confère les uns avec les autres, et avec les bons Pères jésuites, selon les différentes occurrences et le besoin. Je crois vous avoir suffisamment décrit mon état présent, d’où vous pouvez juger de toutes les suites et effets particuliers.

4. « Notre Seigneur me donne discernement pour la conduite ; et il me semble que je pénètre le cœur de ceux qui me parlent, et que je ressens en moi leurs dispositions497. Rien n’est capable ici de donner de la vanité ; et on parle de soi avec autant de liberté comme d’un autre : on ne désire aucune perfection [505] ni état ; on est en tout content du moment présent, qui est la volonté de Dieu ou Dieu même : il n’y a point de moyens, ils sont tous devenus fin, et toutes choses sont réduites dans une parfaite unité. Rien ne peut altérer les passions de l’âme quelque accident qui puisse arriver, fût-ce la mort même ; et si l’on se sert de ses passions pour diverses rencontres, c’est sans aucune altération de l’âme, qui est toujours tranquille. Dieu bénit toujours mes petits travaux, et il répand bien des grâces sur notre Séminaire. Adieu, je crois que je vous suis assez recommandé, puisque je ne suis qu’un avec vous. Je vous recommande aussi notre Séminaire de Canada. » 1674.498

3.70. Dieu tout en l’âme [Réponse]

Réponse à la précédente.

L.LXX. Comment Dieu devient tout et opère tout dans l’âme morte à soi et à sa propre opération, est fidèle à s’abandonner au moment présent et divin, où elle trouve sa purification et tout, sans être en cet état ni fainéante ni violentée.

1. J’ai reçu bien de la consolation à la lecture de la vôtre, j’aurais volontiers le désir de ne vous répondre rien, sinon de vous renvoyer votre lettre, et de vous dire que vous n’avez qu’à être fidèle à la continuation de tout ce que vous lui marquez. Car dans la vérité tout ce que vous m’y dites est bon, mais encore de très bonne expérience. Et je [506] ne puis que vous donner plus au long ce que vous m’y dites en peu de mots.

2. Soyez donc au nom de Dieu fidèle, non à faire quelque chose, d’autant qu’il n’est plus temps, mais à ne rien faire par vous-même, et à mourir de cette manière incessamment, prenant tout de moment en moment et par le moment, qui sera toujours rempli de tout ce qu’il vous faudra, tant pour honorer Dieu et lui rendre vos devoirs, que pour bien faire ce que vous devez faire à chaque moment.

3. Où il faut remarquer un grand et important principe, savoir que comme Dieu est pour Lui-même et par Lui-même tout ce qu’il Lui faut pour Se béatifier Soi-même pleinement, sans avoir besoin que de Lui ; aussi est-Il tel pour la créature. Je dis pour la créature, d’autant qu’Il est son centre, sa perfection et son bonheur ; par sa créature, d’autant aussi que la créature sort de Dieu comme une émanation qui a toute Sa perfection, non seulement en Sa ressemblance et en Sa jouissance, mais encore en ce que la créature se laisse réfléchir vers son Créateur qui, en lui donnant l’être et tout ce qu’elle a de moment en moment et le lui communiquant, retire [sic] à Soi ces mêmes dons, c’est-à-dire toute Sa créature, comme vous voyez que le soleil se communiquant par ses rayons, les fait retourner vers lui par des douces vapeurs, d’autant que tout ce que Dieu fait, Il le fait pour Soi-même. Et ainsi la créature mourant à soi et ne s’appropriant rien par sa propre opération, reçoit purement de moment en moment ce qu’elle est et pour quoi elle est et ce qu’elle doit opérer ; et par cette même opération divine par laquelle elle reçoit [507] cela, elle reçoit aussi force et faculté pour retourner vers son principe. Ainsi une âme qui a peu à peu appris à mourir à elle-même en quittant son opération propre, se rend capable de l’opération divine, qui est de moment en moment ne manque jamais de lui donner tout ce qui il lui faut, mais en sorte que cette même opération sans se souiller dans la créature fait ce retour vers Dieu. De cette manière la créature n’ayant que ce moment, jouit de tous, et à tout ce qu’il lui faut, sans qu’elle ait besoin de rien : puisqu’il est très certain que Dieu ne se donne jamais à demi ; mais qu’il se donne pleinement à sa créature de moment en moment, pour lui-même. Jamais il ne regarde sa créature pour la créature mais pour lui-même ; jamais il n’aime la créature pour elle mais pour lui ; jamais il n’y soigne pour elle, mais pour lui : et ainsi étant appliqué à lui-même par un amour infini, il s’applique de cette même manière à sa créature. Et comme la créature ne le regarde que rarement de cette manière, aussi at-elle peine à trouver cette opération divine si continuelle, si pleine et si surcomblée comme dans la vérité elle est.

4. Mourons à nous-mêmes, et quittons notre propre opération, qui ne peut jamais être que pour nous ; et nous trouvons que tout ce que Dieu est pour lui-même et par lui-même, il l’est pour nous et par nous. Ainsi comme il est incessamment appliqué à lui-même, aussi l’est-il à nous pour se connaître et s’aimer par de ce que nous sommes. Sa divine providence, son soin et sa sagesse, et généralement toutes ses perfections divines sont appliquées à la créature non seulement pour lui [508] donner tout ce qu’elle est de moment en moment dans une perfection admirable, mais encore afin que la créature qui est capable d’opérer, mourant à son opération propre, entre dans l’opération de tout ce que Dieu est, et s’approprie ainsi toutes les perfections divines : ce qui ne se peut jamais faire qu’en mourant à soi et en étant de moment en moment ce que Dieu l’a fait être pour lui et pour la gloire.

5. Car il faut remarquer que Dieu est se communiquant et se donnant de moment en moment à cette âme, ou pour mieux dire, que chaque moment est à telle âme DIEU499. Dieu se donnant à elle non seulement pour sa perfection et pour la remplir de lui selon sa capacité ; mais encore pour la rendre capable de toutes les choses pour lesquelles il l’approprie, faisant seulement de moment en moment ce que raisonnablement il faut pour ce qui se présente en ce moment. Ceci paraît extraordinaire et surprenante ; cependant il est très vrai et fort ordinaire à une âme qui sortant peu à peu de soi et de son opération, est entrée en l’opération divine. Et tout ceci n’est que bégayer de ce que sans peine une âme en sortant de soi et de son opération trouve ; rencontrant toute chose si à point en tout ce qui lui arrive soit de la part de Dieu ou des créatures, soi-même de soi. Car tout est un et devient un en ce moment divin, concentrant toute chose en son unité par chaque moment de telle créature. Pour lors les soins, l’amour et le reste de la créature y tombant des mains, elle a tout cela, car elle ne devient pas estropiée ; mais elle ne l’a plus par elle-même, mais bien par son principe divin. [509]

6. Ce que l’âme a donc à faire est de ne rien faire par elle-même, mais bien de faire et de souffrir tout ce qui se présente de moment en moment ; et ainsi elle aura tout ce qu’il lui faut pour être pleinement contente et pour pleinement contenter Dieu dans ce moment et toujours ; d’autant que la plénitude un moment remplit l’autre ; et ainsi de moment en moment elle est et fait tout ce qu’il faut pour remplir ce que Dieu désire d’elle, sans chercher les choses, comme font les âmes qui vivent dans leur propre opération et de leur propre opération. Elles sont toujours en mouvement et en désir, elles souhaitent incessamment de glorifier Dieu, et jamais ne jouissent de rien : elles sont incessamment en haleine pour toutes choses et n’ont nullement ce qui leur faut. Cela est fort bon en son temps, d’autant que l’on va à Dieu par les bons désirs et par les saintes affections ; mais comme durant tout ce temps on vit et on marche en la terre, on ne peut jamais trouver le point d’éternité, qui consiste dans un plein repos et à se satisfaire pleinement du moment où l’on est. Ainsi quand on a fait un long usage de son soi-même par de saints désirs, Dieu en décharge, délivrant l’âme de son opération propre et lui faisant par ce moyen trouver son repos par chaque moment de sa vie, qui est très rempli de Dieu, étant un moment éternel qui remplit tout de Lui-même pour Lui-même selon la capacité du sujet. De cette manière il n’est pas besoin de se fatiguer de désirs et de soins de ce que l’on fera ou de ce que l’on ne fera pas, de ce qui arrivera et généralement de tout ce qui peut arriver : Dieu y soigne par Lui-même et pour Lui, [510] et pour remplir Son dessein éternel ; et cela suffit.

7. Je sais bien que cela fait beaucoup mourir la créature, Dieu conduisant toujours toutes choses autrement que nous ne le désirerions et que nous ne le voudrions ; mais qu’importe ? Il suffit de mourir pour bien faire toutes choses, et nous verrons sans aucune faute qu’encore que vivant en nous-mêmes et du premier abord, les choses nous semblent nous perdre et renverser tout : à mesure que nous mourrons nous changerons de jugement et nous dirons que tout est admirablement bien fait. Je vous avoue que j’ai vu un million de fois ceci arriver comme je vous l’ai dit. Il me paraissait au commencement que ces choses qui arrivaient étaient tout contraires à ce qu’il fallait : mais mes sens et ma raison commençant à mourir, je trouvais par la foi qui s’emparait de mon centre et qui prenait la place de moi-même, que tout était admirablement bien, et même ce qu’il fallait absolument.

8. Cela souvent ne se voit qu’après un long temps ; d’autant que Dieu qui voit, et qui fait tout en moment d’éternité a ses desseins forts éloignés de nos moments : et ainsi il faut souvent qu’il se passe bien du temps pour découvrir le lieu et la place où il faut poser cette pierre travaillée par la main de ce divin architecte.

N’avez-vous jamais pris garde à ces architectes experts ? Ils ont leur ouvrage dans leur idée, qui leur est particulière ; et ils le distribuent seulement aux artisans, qui s’appliquent à travailler chacun une chose selon le modèle qu’on leur en donne, sans savoir l’effet que telle chose [511] doit faire : mais lorsqu’on pose ses pièces particulières, où elles sont destinées, pour lors seulement on voit leur place et leur beauté en l’ouvrage selon l’idée du maître. Ainsi en est-il de Dieu quand il est le maître dans les âmes. Tant et tant de rencontres nous semblent hors d’œuvre et hors de ce qui nous serait à propos pour notre dessin intérieur et extérieur. Mais un peu de patience : mourez et mourez sans réserve et vous trouverez qu’il n’y a pas un moment qui ne soit un moment de la divine Sagesse et de la providence de Dieu, qui charme autant à la suite, que la mort a été rude quand ces choses se sont passées.

9. Durant le temps que l’âme est façonnée de Dieu pour ce moment éternel du dessein divin, elle souffre un million de combats et d’agonie qui font expirer toutes choses en elle : car non seulement les sens souffrent cette peine et cet étranglement, mais la raison, le bon sens et le salut même semble être en hasard ; et il faut que par un étrange combat tout tombe en l’homme sous ce marteau, afin qu’étant ciselé et ajusté au dessein éternel de Dieu, ils viennent dans la suite à trouver ce véritable repos dans la jouissance du dessein éternel sur lui. Pour lors il commence à goûter et à jouir d’une tranquillité qui ne peut être ébranlée ; d’autant qu’elle met en l’âme une si grande et si pure foi, que l’âme découvre par elle Dieu et son opération continuelle et qu’ainsi elle ne peut ensuite jamais tomber que dans le bon plaisir divin. Sa paix devient telle dans la suite qu’elle désirerait humblement toutes les créatures et Dieu même de la troubler : car ne [512] vivant et ne subsistant que par la volonté divine et par son bon plaisir, les créatures et Dieu même peuvent-t-il faire quelque chose qui ne soit pas la volonté divine en telle âme ? Non cela ne se peut jamais : ainsi tout étant pour cette âme volonté divine, tout est admirable, tout est son centre et le comble de sa paix. Je dis pour cette âme qui tâche de mourir incessamment à elle-même et à son opération. Car les créatures font souvent des choses qui ne sont pas volontés divines : mais ces choses qui ne sont pas volontés divines en ceux qui les font mal, deviennent volonté divine dans les autres qui les souffrent et s’y ajustent par mort au moment.

10. Ainsi telles âmes ne s’amusent pas, ni même n’y pensent pas, à discerner si chaque chose qui arrive au moment, vient de Dieu immédiatement, ou de la créature, ou d’elles-mêmes : elles se laissent posséder au moment et c’est assez : ainsi chaque moment est leur paix et leur tout, n’ayant qu’à mourir en tout et de cette sorte chaque moment leur devient moment divin. Leur intérieur n’est figuré que de ce que Dieu veut, d’autant qu’elles se laissent emporter au moment ; et pour le dehors elles sont comme la providence les veut, pauvre ou riche, réussissant ou non, contentes ou non contentes. Toutes choses leur deviennent une même chose ; d’autant que par la mort elles sortent de toutes choses et ont ainsi toujours tout ce qu’il leur faut en chaque moment de leur vie. Un état et une disposition ne leur est pas plus chère et plus désirable que l’autre. Elles savent bien que les choses sont en elles-mêmes plus les unes que les autres ; ainsi la [513] Communion est plus en soi que faire une autre chose : mais toutes choses considérées hors d’elles-mêmes et en ce moment du bon plaisir divin sur l’âme sont la même chose, et ainsi l’on ne désire pas plus l’une que l’autre [chose], ni d’être consolé que d’être attristé, ni d’être oublié de Dieu à ce qu’il paraît, que d’en être fort rempli d’une manière sensible etc. On est plein de tout, étant possédé et possédant le moment comme moment éternel ; et ce moment est seulement ce que nous avons, et ce qui nous arrive, quel qu’il soit, mourant ou étant mort en pur abandon sans abandon.

11. Cet état commence dès le matin et se continuent tout le jour, et non seulement cela, mais toute la vie, dès que l’âme sort du distinct ne faisant plus de distinction d’un temps ni de l’autre. Là l’âme trouve tous les Mystères, les vertus, l’oraison et généralement toutes choses. Là par ce moment elle est purifiée, étant emportée en Dieu par le moment de ce qu’elle souffre de ce qui lui arrive. Ainsi elle ne se purifie plus par plusieurs actes et pratiques, comme autrefois ; mais elle est purifiée par le moment, comme elle reçoit toutes les vertus, et tout ce dont elle a besoin par ce moment. En ce moment et par ce moment elle se purifie, et a les choses en manière d’éternité sans distinction ; c’est-à-dire que se laissant emporter à la simplicité et à la rapidité du moment, elle est purifiée de ses péchés et de ses rouilles, et vient à avoir les vertus comme si elle les avait toujours eues. La pureté donc qui arrive à l’âme par ce moment, calme l’âme d’une autre manière que [514] ne faisaient tous les autres moyens passés de se purifier ; les vertus y sont aussi d’une autre manière sans les posséder.

12. Et la raison de ce changement et de ce procédé est, que ce n’est plus l’âme qui se purifie, mais Dieu, qui le fait par sa divine opération en moment éternel et par ce moment, pourvu que l’âme s’y laisse, et l’emporte en Dieu ; ce qu’il fait assurément à tout moment pourvu qu’elle demeure en abandon, contente pleinement de ce qui lui arrive. Ce repos, ce vide, ce calme sont tout son soin sans soin, et là l’âme perd toute prévoyance ; car Dieu soigne pour elle. Autrefois elle était souvent altérée et troublée, même avec justice, de bien des choses qui lui arrivaient, lesquelles contrariaient sa perfection, ses desseins et même l’ordre de Dieu : mais ici où tout devient un, tout se remédie, tout s’ajuste, et tout est bien, aussitôt que chaque moment arrive. Car ou il est bien en soi, ou bien ce même moment remédie à ce qui manque. Ainsi quoiqu’il arrive, jamais il n’y a de moment de suite qui soit vide ; si l’un est vide, (car nous sommes toujours hommes et ainsi toujours fautifs,) le second y remédie en se perdant par cela même dans le moment ; et par là la chose même est remédiée. D’où vient que saint François de Sales éclairé divinement disait : si malheureusement j’avais commis un péché fort grief, je ne voudrais ensuite qu’un moment pour me calmer, me perdant par ce moment même ; et ainsi sortant de moi et de ma misère je n’écouterai je n’écouterai en Dieu, et porterait la suite de mon péché en moment de purification. [515]

Tous les serviteurs de Dieu, comme un Taulère, un Henri Suso et quantité d’autres qui ont jouï de Dieu, savent cela et parlent de ce procédé, et n’ont rien tant à cœur dans leurs écrits que de se laisser emporter en la jouissance de ce moment éternel. Il y a grand plaisir de les lire quand on est déjà beaucoup avancée en cette divine jouissance.

13. Les hommes qui ne savent pas ce que c’est que d’être agi divinement par le moment de Dieu croient les âmes qui expérimentent ceci inutiles et fainéantes. Ils se trompent : car il y a autant de comparaison entre l’activité et l’acte de telles âmes agit de Dieu, (parce qu’elle n’agisse plus par elle-même mourant à elle) et à l’activité qu’elles avaient auparavant par elle-même, (quoique très remuante et bouillante), qu’il y a entre l’opération d’une fourmi et l’opération d’un Dieu. C’est un Dieu qui agit par leur non opérer et qui est par leur non être ; et cet agir est le moment de chaque moment : et ainsi jugez de la différence si vous le pouvez.

14. Mais enfin ces mêmes hommes n’étant pas plus que raisonnables disent : du moins ces âmes sont-elles violentées, étant au-dessus et hors de leur être et opérer naturel, qui n’est naturellement et suavement que dans le distinct et dans la propre action de la créature. Il se trompe encore aussi lourdement, conduit qu’ils sont par leur science purement raisonnable : car comme Dieu est le véritable centre de toute sa créature, il est aussi son lieu très naturel ; et ainsi la créature n’est dans son être vraiment naturel que lors qu’elle la rend Dieu. Et comme l’opérer [516] suis l’être, il est infaillible que si Dieu est le véritable centre et le lieu très naturel de l’homme, l’opération divine est aussi sa très naturelle opération. C’est ce qui est cause que vraiment les hommes ne trouvent leur vrai repos que lors qu’ils ont fait perte de leur activité propre, pour se revêtir de l’opération divine et pour être agi par elle.

15 Cessons tout ce discours pour répondre à quelque détail de votre lettre.

Vous dites très bien que votre âme et sans prévoyance ; et cela doit être : d’autant que ce qui cause cet état présent de votre âme, est un état de moment éternel effectué par la lumière du fond. Ce rayon divin est le principe direct de tout en l’âme : c’est pourquoi il n’y a qu’à le suivre fidèlement sans s’arrêter, mais vivant seulement du moment comme je viens de dire.

Ne vous rengagez pas à un autre directeur : laissez votre intérieur dans sa situation, perdu dans ce moment et par ce moment ; et pour l’extérieur consultez comme vous me dites selon l’occurrence. Votre intérieur doit être à Dieu, et pour mieux exprimer Dieu : mais pour votre extérieur et ce qui le concerne dans vos emplois, il appartient au prochain ; ainsi c’est aux créatures de le conduire et de le former selon la raison dont les créatures sont les organes. Et de cette manière tout ira bien, et chaque chose sera dans son ordre et dans sa justesse.

Je vous assure que je fais et que je ferai toujours tout ce qu’il me fera possible pour vous et pour ce qui vous touche. Je me recommande à vos saintes prières et je suis à vous sans réserve. Ce 23 avril 1674.



ADDITION.

De quelques Lettres à l’Auteur, trouvées parmi les précédentes, mais sans réponse.

Lettre I. Expérience de son fonds de corruption, portée en paix.

1. « Il me semble que depuis assez de temps rien ne me sert : je crois n’être fidèle à rien. Je me suis trouvé [e] accablée du poids de mille bagatelles venant de mon mauvais fond ; mais fort augmenté par ma faute dans une petite maladie que j’ai eue. Il y avait longtemps que je ne m’étais trouvé [e] si faible et disposée à me chagriner, à me plaindre de tout, et à me multiplier, non en actes mais en raisonnements et pensées inutiles.

2. « En un autre temps où ma santé a été bonne, je me suis trouvé si facile que je ne résiste à rien de tout ce que l’on veut pour se divertir ou pour laisser divertir les autres ; et même souvent je m’amuse dans le moment comme les autres qui n’ont point reçu de Dieu ce que j’en ai reçu. Dans ces temps je suis si dénuée de Dieu, à ce qu’il me paraît, qu’il me semble que je n’ai plus ni foi ni religion ; mais un doute et une indifférence de tout. Ce dénuement ne vient point d’une marque d’avancement dans le Néant, mais du contraire. [518]

3. « Je me suis aussi souvent trouvé remplie de mille mauvaises pensées, susceptible d’imaginations ridicules, et assez faible pour tomber dans mille petites imperfections dont j’étais fort éloignée. Cela me convainc presque que tout ce que l’on m’a dit, et que j’ai cru expérimenter de Dieu, n’est que chimérique, ou bien comme une chose perdue par mes infidélités. Vous jugez bien qu’ensuite cela donne lieu à mille craintes du salut. À tout cela, soit que j’y aie bien fait des fautes ou non, je demeure passive comme je puis, et n’examine rien, allant toujours mon même train. Malgré toutes ces pensées je me perds, en attendant que le repos, le calme et le goût affamé reviennent. Voilà comme je roule pitoyablement dans un cercle dont je ne sors point. De temps en temps il semble que Dieu me veuille mener dans quelques-uns de ces précipices dont vous parlez dans mes [sic] lettres : mais un moment après il m’en retire, ne me trouvant pas assez fidèle ni assez courageuse pour m’y laisser précipiter et tomber.

4. « C’est cela qui me fait le plus mourir : de voir mes infidélités et mon peu d’avancement. Je n’en suis néanmoins ni surprise ni inquiète, connaissant de quoi je suis capable. Si je vous mandais en détail toutes les fautes que je fais, je ne finirais point. Je suis plus vive que jamais ; et je fais des bêtises continuelles, et des fautes de jugement. Avec toutes ces misères j’espère que vous ne m’abandonnerez point. [519]

Lettre II. Patience dans la voie de la mort.

De la même personne.

Patience dans la voie de la mort et de la foi, sans de décourager.

1. « O, que je comprends tout autrement que je n’ai fait, qu’il faut une merveilleuse patience avec soi-même pour arriver à la perfection par la voie de la mort et de la foi ! et que je vois bien qu’elle ne va pas selon nos idées ; que plus nous nous efforçons d’avancer, plus nous nous retardons ; et que le tout est d’être fidèle et souple à suivre Dieu ; et à mourir par tout ce qui se rencontre ! Mais que cela est malaisé ! Et qu’il faut de force pour se soutenir, et marcher toujours dans un chemin où l’on est presque toujours dans l’incertitude, sans savoir si l’on est digne d’amour ou de haine ! [Q] ue de patience pour ne se point ennuyer de ses défauts, qui paraissent augmenter selon que les occasions augmentent ! [Q] ue de courage pour ne se point laisser abattre quand on est tombé et que l’on croit être reculé, et cependant continuer son chemin sans tourner la tête ni d’un côté ni d’un autre.

2. « Pour moi j’ai tant de nouvelles expériences de mes misères et suis si convaincue qu’il faut si peu de chose pour reculer, que sans le secours de la main de Dieu, qui me soutient et m’empêche de me perdre tout à fait, faite comme je suis, je ne sais ce que je deviendrais. Il me soutient, je crois, par la [520] défiance qu’il me donne de moi-même. Je vois des fautes dans toute ma conduite, et je ne fais pas un pas qu’il n’y en ait ; tantôt faute de jugement, de précipitation, tantôt par humeur, tantôt par complaisance, tantôt par crainte, et tantôt par un autre motif. Enfin mon misérable moi est un labyrinthe dont je ne sors point.

3. « Je serais pourtant bien aise de n’être pas du naturel des femmes, que vous dites, qui ne sortent jamais d’un certain cercle. Quoique je sache, que pour en sortir, il me faudra passer par d’étranges précipices, je ne laisse pas de les souhaiter et de les craindre tout à la fois. Il me semble que Dieu m’en fait de temps en temps entrevoir de nouveaux, et qu’il me mène au bord : mais peu de temps après il m’en retire, ne me trouvant pas digne d’y être jetée. Il est vrai que depuis assez de temps j’ai été bien bouleversée ; mais quoique que j’aie eu des pensées assez fâcheuses, rien ne m’a fait tant de peine que mes infidélités, et la sensibilité que j’ai, ce me semble, pour le mal ; et ce qui est de Dieu, et tout ce que j’en ai expérimenté, me paraît amusements et rêveries, ou comme choses passées pour moi. À tout cela, tout ce que je vous demande, c’est que vous ne m’abandonniez pas, et que vous ne me flattiez point. [521]

Lettre III. Désir de pureté d’amour.

D’une Supérieure.

Désir de la pureté d’amour. Aimer par le cœur de Jésus.

1. « Vous voulez bien que je vous dise un mot de mes dispositions. Comme j’ai remarqué dans la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, que vous estimez une grâce particulière ces désirs que Dieu me donne de participer à la pureté de son amour, et ceux que sa bonté me donne que cet amour consume en moi tout ce qu’il y a d’impur. Je crois qu’il serait assez à propos que je vous dise que c’est une des premières grâces que j’ai reçue de Dieu depuis qu’il m’a donné le désir d’être toute à lui : mais comme j’ai eu peu de lumière pour en faire usage, c’est ce qui a fait que j’ai si peu profité et que je suis tombée dans un si grands nombre de défauts et d’infidélités, étant tant de fois retournée du côté des créatures.

2. « Dans le temps de mes plus grandes infidélités, s’il arrivait que l’on parlait de pureté d’amour, mon cœur reprenait toujours un nouveau feu ; et il me semblait que l’on donnait une nouvelle vie à mon âme. Ce qui m’arrive encore toujours autant de fois que l’on en parle : quelque triste que je sois, soit par les afflictions qui me sont arrivées en assez grand nombre, soit que je sois malade, ou dans de grandes sécheresses ; du [522] moment que l’on parle de pureté d’amour, tout se dissipe, et dès que j’en parle, il y a un je-ne-sais-quoi en moi qui me transporte et qui fait que je ne me possède pas : et si je prends quelque sujet d’Oraison qui tende [subj.] là j’y trouve tout un autre attrait qu’aux autres.

3. « Je ne puis désirer le Ciel pour aucun autre avantage que d’y pouvoir aimer Dieu purement, et ne puis craindre l’enfer que parce que Dieu n’y est point aimé. Je ne puis quasi souffrir que l’on parle devant moi, que l’on fait des choses parce qu’il y a plus de mérite et pour la récompense ; il faut que je me fasse une violence pour entrer là-dedans pour m’accommoder aux personnes qui en ont besoin.

4. « Je sens une inclination si forte pour les saints qui ont excellé en cette pureté d’amour, que quand je commence à en parler, il faut que je me fasse violence pour en quitter le discours. Et ce n’est point pour un saint  : je sens la même inclination pour chacun d’eux dès la première fois que j’en entends parler, ce qui augmente un peu encore depuis quelques jours.

« Vous aurez peine à croire ce que je vous dis voyant mes infidélités et ma lâcheté ; ce que je crois venir du peu de lumière que j’ai eu à demander les moyens de faire usage de cette grâce ; c’est ce que je vous demande présentement.

5. « Il y a bien un mois qu’étant à l’Oraison dans ces désirs de pureté d’amour, et m’en voyant si éloignée, il me vint en pensée que si je n’eusse point été un membre si [523] pourri et indigne d’être uni à Notre-Seigneur, qu’en qualité de membre je pourrais aimer la Ste. [sainte] Trinité par le cœur très pur de Jésus-Christ ; et il me semblait que ceux qui étaient bien unis à lui avaient quelque droit d’aimer par ce divin cœur : mais comme je n’avais rien su [ms., sçu] de cela, quoique cette pensée me consolât un peu, je n’osais trop m’y arrêter. Depuis j’ai trouvé que quelques personnes de piété avaient eu ce même désir : il n’y a que mes infidélités qui me font trembler.

6. « Aujourd’hui à la sainte Communion ayant eu ce désir de pureté d’amour, il m’a semblé qu’ayant en moi Notre-Seigneur, qui s’y était donné, je pouvais aimer par son divin cœur son Père. Il m’est venu encore une pensée que je pouvais aimer de même le prochain pourvu que je susse m’y ajuster en la manière qu’il [Notre-Seigneur] l’avait fait, etc. »

Lettre IV. Paix dans ses misères et croix.

D’une Religieuse.

Paix et abandon au milieu de ses misères et de ses croix. Trouver Dieu et les saints en son fond.

1. « Je vous supplie très humblement de me donner les lumières et les avis qui me sont nécessaires dans la pauvre et petite disposition dans laquelle je suis, qui est telle que je me vois à présent si remplie de défauts et d’imperfections en tout ce que j’ai été et [524] suis et puis être, que cela est épouvantable ; découvrant toujours de nouveaux défauts et imperfections en moi qui suis toujours moi-même en mes promptitudes et en ma suffisance et hauteur d’esprit. Quoi que je fasse et veuille, j’avance peu en leur destruction, y tombant encore souvent, particulièrement dans mes saillies et premiers mouvements de promptitude, d’impatience et de brusquerie ; et comme je suis dans les occasions continuelles d’y tomber ou d’avoir Dieu par ces mêmes occasions, et que je suis souvent infidèle, cela me fait frémir, voyant les pertes que j’ai faites et que je fais, je ne sais où j’en suis quelquefois : ce qui me fait être laissée et abandonnée à Dieu plus que jamais pour le temps et pour l’éternité, et pour souffrir toutes les peines et humiliations et mépris que sa bonté permet qu’il m’arrive et qu’il m’arrivera. Car ces choses m’en fournissent de bonnes [sic (tel quel)] devant lui, les créatures et moi-même ; ce que je souffre par sa miséricorde avec plus de paix et de repos que j’aie jamais fait, car il me semble que j’en ai une continuelle dans le fond où il n’entre ni trouble ni inquiétude. Et cette lumière de vérité qui me fait voir ce que je suis, me fait voir aussi que les autres ont raison de me traiter de la sorte et de me dire ce qu’elles me disent, n’étant qu’une partie des défauts qui sont en moi ; n’y ayant rien qu’une fourmilière de corruption, de défauts et de péchés, et un vide général de tous [les] biens et de toutes les grâces que j’ai reçues de Dieu autrefois. Ce qui me met dans un vide et un Néant que je ne puis vous exprimer ; [525] et c’est mon lieu de refuge pour toutes choses, tâchant de me tenir désappropriée du mal que je fais et qui est en moi et du peu de bien que Dieu y fait, s’il y en a.

2. « Il me semble, et je ne sais comment, que j’expérimente au milieu de mes pauvretés et misères une certaine stabilité et permanence de Dieu dans mon fond, ou plutôt qui est mon fond ; ce qui fait que je suis plus contente, plus libre et plus dans la paix que jamais, quoique cette paix ne soit pas dans les sens, comme elle était par le passé.

[Paragraphe 3  inexistant]

4. « Depuis quelque temps de fois à autre je commence à découvrir la Ste. [sainte] Vierge, et les saints pour qui j’ai eu autrefois dévotion. J’ai des mouvements de les prier, et cela sans sortir de mon fond : puisque je les y trouve, et vois à ce qu’il me semble, qu’ils sont et que toutes choses sont un en Dieu, et que Dieu est toutes choses et est en toutes choses ; et qu’ainsi en l’ayant je les ai toutes. Je ne sais comment cela se fait, ni comment vous le dire, sinon que je vous écris ceci avec une extrême confusion, voyant les pertes et les infidélités dans lesquelles je tombe : ce qui me fait dire à Dieu quelquefois, qu’il me retire ses grâces, et ensuite je m’en dédis500, connaissant bien que sans elles je serais la plus méchante créature qui soit sous le Ciel ; ce que je dis sans aucune exagération et avec une véritable expérience de ce que je suis.

« Ce que je vous viens de dire de la Ste. [sainte] Vierge et des saints, il me semble que je vous le puis dire des Mystères : mais quand [526] j’ai quelque chose de plus particulier, c’est lorsque la Ste. [sainte] Église en célèbre les fêtes ou que j’ai plus besoin d’eux.

« Il me semble que Jésus-Christ se découvre avec plus d’étendue à moi, et d’une manière plus vivifiante dans les occasions de pratiquer ses vertus quand je suis fidèle, qu’il ne fait, si je l’ose dire dans le S. [saint] Sacrement, et cela jusqu’à la plus petite : ce qui me fait bien connaître l’aveuglement et le peu de lumière que j’ai eu par le passé, et que j’ai encore quand je ne suis pas fidèle. »

FIN

DU TROISIÈME VOLUME.

VOLUME  IV (LETTRES)

LE DIRECTEUR MISTIQUE […] QUATRIÈME VOLUME, / contenant / Un recueil de LETTRES SPIRITUELLES tant de plusieurs auteurs Anonimes que du R. P. MAUR DE L’ENFANT JÉSUS et de Made GUION / Sur la Vie intérieures& l’Oraison de Foi, / qui n’avaient point encore vu le jour. / A COLOGNE / Chez JEAN DE LA PIERRE 1726.

[Table des lettres omise]

[Lettres du R. P. MAUR DE L’ENFANT JÉSUS et de Made GUION reportées dans notre volume III – Table omise]



4.01. Le vaisseau

De l’oraison de simple repos, et comment, nonobstant les difficultés que l’âme y trouve au commencement, toutes choses lui peuvent servir pour y avancer.

1. Il est très véritable que Dieu ne désirant autre chose que de se donner pourvu qu’il trouve un cœur vide, il se donne aussi abondamment que la soumission à Dieu et aux personnes qu’il [2] nous donne est profonde, et qu’elle sait vraiment sortir de soi-même et de ses propres intérêts.

Je ne doute nullement de votre vocation pour l’oraison de simplicité en repos : elle est très manifeste sans difficulté qui en puisse faire douter. Cette vocation ne vous empêchera pas les peines et les difficultés d’y arriver : car outre que cette grâce est sublime et nous doit beaucoup faire sortir de notre procédé naturel et le quitter, il est certain que les petites croix et les difficultés y sont nécessaires ; sans quoi la grâce n’y serait jamais pure, et le degré d’oraison y serait toujours fort médiocre. C’est une maxime non seulement pour la morale, mais encore pour l’oraison, que l’on n’avance en rien, autant que les croix et que les peines nous en donnent le moyen : ainsi il est constant que les difficultés en l’oraison sont extrêmement nécessaires, et et font beaucoup avancer en cet exercice.

Plusieurs personnes ne comprennent pas cette vérité, jugeant souvent par les difficultés qu’elles y rencontrent, ou qu’elles n’ont point de vocation, ou que ces peines diminuent et empêchent cette grâce : et ainsi elles n’en font point d’usage et sont beaucoup retardées par ces difficultés ; au lieu de s’en aider pour l’augmentation de cette grâce qui s’avance autant que les croix et les difficultés causent de peine à surmonter.

2. Prenez donc courage au nom de Dieu, et ne vous étonnez nullement des chutes et rechutes que vous faites ; et quoique vous ayez souvent beaucoup les difficultés à vous conserver en la présence de Dieu, et que par les divers [3] embarras de votre condition vous soyez fort distrait, et fort agité même par votre activité et votre promptitude, ne diminuez pas votre désir ni votre espérance d’y arriver. Et j’espère que vous expérimenterez qu’insensiblement l’oraison augmentera, et que par les pertes que ces difficultés paraîtront vous causer, vous gagnerez peu à peu, et vous trouverez le moyen de vous simplifier et de vous tranquilliser en repos. Le tout est de ne point vous étonner, mais de revenir toujours, quelque éloigné que vous vous croyez, ménageant doucement le peu de capacité que vous aurez pour la présence de Dieu, et pour la simplicité vers Dieu en retours amoureux.

3. Et afin de de vous y aider encore davantage, nourrissez doucement votre âme des vues simples des vérités qui vous faciliteront davantage cet exercice : et quand vous êtes ou si sec ou si dissipé que vous ne pouvez expérimenter d’ouverture ni pour les vérités simples ni pour la présence de Dieu, demeurez doucement en abandon auprès de lui en foi et en repos ; et vous trouverez que votre capacité pour la présence de Dieu, ou pour les vérités simples, s’augmentera par cette soumission auprès de Dieu. Ut jumentum factus sum apud te : et ego semper tecum501, C’était l’exercice du prophète, étant si dissipé par l’embarras de sa charge et par l’accablement de ses croix, que ne pouvant avoir aucunes bonnes lumières pour s’occuper vers Dieu, et son cœur même ne pouvant concevoir d’inclination amoureuse vers sa [4] bonté, il demeurait comme une bête de charge auprès de Dieu, se captivant lui-même par une foi forte qui l’y faisait demeurer dans une dépendance totale : et par là il trouvait vraiment Dieu aussi avantageusement qu’il aurait fait par les autres moyens ; d’autant que celui-ci le faisant mourir à soi-même, lui faisait trouver grâce auprès de Dieu, et ainsi inclinait sa bonté toute pleine d’amour à lui faire trouver auprès de lui, ce qu’il ne lui donnait pas par ces moyens divins.

4. Ce qui apprend à un bon cœur de ne jamais se décourager, quelque pauvre et éloigné de Dieu qu’il se croit et qu’il s’expérimente. Qu’il tente les moyens divins selon son degré, comme font à vous dans le vôtre, les simples vérités et l’inclination amoureuse vers Dieu, ou vers sa simple présence vous simplifiant en repos et en calme : et quand ces moyens vous sont retranchés par l’ordre de Dieu, ce que vous expérimentez par la sécheresse et le peu d’ouverture que votre cœur y trouve, pour lors ne vous éloignez pas de votre prétention, ni de votre état, mais demeurez-y simplement, quoique très pauvrement, et comme le Prophète, c’est-à-dire, comme une bête qui n’a de capacité que pour obéir et pour se soumettre ; et cette humble mort à vous-même dérobera à Dieu amoureusement et très avantageusement la vie et le repos en simplicité que votre âme désire.

Ce fut par ce moyen exercé douloureusement quinze à seize ans que ce grand Père Balthazar Alvarez502, homme d’une éminente oraison, trouva l’ouverture pour la vie intérieure, qui [5] lui fut si avantageuse, que non seulement il devint homme de grande oraison, mais encore fort approprié pour les grandes œuvres de Dieu, et un des illustres de sa Compagnie. On peut voir pour sa consolation la déclaration qu’il a faite de son intérieur à son Père Général : ce qui est non seulement d’une grande consolation, mais d’une grande instruction pour les âmes amoureuses de l’oraison et de la vie intérieure en simple repos.

5. Il est fort utile à cette oraison de se remettre de fois à autre durant le jour en la présence de Dieu et de se recueillir et se tranquilliser autant de fois que l’on se surprend en difficulté en dissipation et trop naturel en suite de son activité. Ce travail paraît au commencement assez infructueux ; mais à la suite il se termine peu à peu à faciliter l’habitude de la récollection, de la présence de Dieu, et du retour simple et amoureux vers sa divine Majesté : et l’on voit que les petites fidélités en cet exercice insensiblement et imperceptiblement ont produit en l’âme un merveilleux effet qui facilite non seulement cette présence et cette inclination simplement amoureuse, mais encore la vertu conforme à ce degré.

6. Où il faut remarquer que ce degré de simple repos et de simplicité amoureuse est difficile au commencement, non seulement à cause de la contrariété de notre naturel et de la vivacité de nos passions et de nos inclinations, mais encore de plus à cause de l’accompagnement des imperfections qui fourmillent en notre âme causées par notre faiblesse sur les divers sujets qui se rencontrent en ces commencements. À la suite que ce repos et cette simplicité amoureuse [6] s’augmente, non seulement cet exercice s’ajuste l’âme ; mais encore l’âme se purifiant davantage par ce moyen, et les vertus augmentant et se fortifiant dans cette âme, un grand nombre de difficultés s’aplanissent, et les nuages et les obscurités causées par ces imperfections s’éclaircissent et s’ajustent ; ce qui donne beaucoup de jour et d’aide pour l’accroissement de cette oraison. Car comme au commencement tout y nuit et tout y est empêchement par la raison de la faiblesse et de la perfection de l’âme ; cette oraison et ce procédé en l’âme y attirant beaucoup de grâces, et la pureté intérieure en vertu, non seulement augmente la facilité pour l’oraison, mais encore la multiplie : ce qui cause beaucoup de consolation à l’âme voyant que tout devient source d’oraison en elle, et qu’ainsi les vertus, les générosités qu’elle apporte à se surmonter, et tout le reste, causent ce bonheur et augmentent cette grâce.

7. Vous ne sauriez croire combien il est d’importance de vous donner souvent le holà pour tranquilliser vos impétuosité, sous quelque bon prétexte que vous en ayez. Mourez au nom de Dieu en ces rencontres autant qu’il vous sera possible ; et vous verrez et expérimenterez que Dieu ne vous manquera jamais dans le besoin, et que le repos, et en quelque façon l’attente de la lumière et du secours de Dieu vous sera très avantageuse. Il est vrai que la nature pétillera en diverses rencontres, et que vous croirez souvent tout perdre ; mais assurément vous ne perdrez rien, sinon votre vous-même pour le retrouver plus avantageusement dans le dessein de Dieu. Le laboureur qui sème et qui [7] jette son blé en terre pour pourrir, le perd de vue ; mais c’est pour le multiplier : et Dieu tout bon ne manque jamais de secourir autant qu’on lui donne le moyen par la mort, et en rectifiant l’impur de son naturel. Et vous verrez par expérience que cette précipitation active qui vous est si naturelle, se rectifiant, deviendra plus pénétrante et plus active sans comparaison, d’autant qu’elle deviendra féconde ; et qu’au contraire se laissant aller à l’impétuosité de son naturel quoiqu’il paraisse que l’on fasse beaucoup, on ne fait rien, d’autant que la lumière ni le secours divin ne l’accompagnent que peu, et que très souvent ce n’est qu’un bruit qui se dissipe en l’air sans effet : au lieu que quand cette activité se tranquillise par la mort de soi, en union au bon plaisir divin, tout y devient fécond en lumière et en secours divin ; et de cette manière quoique selon les créatures il paraisse que l’âme fait peu, elle fait cependant beaucoup, tout son travail étend plein et rempli du secours de Dieu.

8. Une personne en repos dans un grand vaisseau sur mer paraît souvent n’avancer pas beaucoup parce qu’elle ne marche ni ne se tourmente comme sont celles qui marchent sur la terre, d’autant que l’on ne remarque pas l’allée du vaisseau qui l’emporte ; cependant ses pas sont bien différents et il faudrait bien des jours en allant sur la terre pour arriver où l’on peut aller en un quart d’heure sur mer et dans un bon vaisseau. Cette comparaison me paraît fort juste pour exprimer la disposition des âmes qui peu à peu, par fidélité à mourir de leur procédé humain et naturel, se sont ajustées et s’ajustent tous les jours au bon plaisir de Dieu [8] par le repos et par inclination amoureuse en oraison simple.

9. Prenez donc courage au nom de Dieu, et vous arrêtez fortement à ces principes ; afin que vous puissiez marcher et avancer incessamment par tous moyens, quelque éloignés qu’ils soient et qu’ils vous paraisse ntde votre dessein : car il est certain qu’il n’y a rien qui ne puisse être moyen de notre avancement en notre état et en notre constitution, si nous sommes fidèles. Mais le malheur est qu’on s’amuse à tant de choses et se remplit de tant d’idées qui ne sont point vraies, pour soutenir insensiblement son amour-propre et ses inclinations, que l’on trouve imperceptiblement tous les moyens de se retarder en tout ce que l’on a intérieurement ou extérieurement ; qui devrait cependant être un moyen infaillible et continuel de tout avancement, supposé la vraie soumission de l’esprit, pour se soutenir et se laisser en la main de Dieu, et pour voir que toutes choses, quelles qu’elles soient, sont les moyens divins pour l’âme qui en veut faire usage. Je me recommande à vos saintes prières.

4.02. Oraison de simple repos

Comment correspondre à l’Oraison de simple repos en ses différents états. Précaution contre quelques abus.

1. La personne dont il est question doit être tout à fait assurée de son Oraison et ne plus hésiter et douter. Tous ces doutes la retardent assurément beaucoup ; d’autant qu’elle ne se peut donner avec liberté à son Dieu se — [9] lon toute l’étendue de son bon plaisir [ms., bonplaisir], et souvent même brouille ce qu’il fait avec plus de miséricorde.

2. Son Oraison donc consiste dans une simple quiétude et [un] repos solitaire en la présence de Dieu, qui opère [qui opèrent] par ce moyen tout ce qu’il fait dans plusieurs autres âmes par les actes divers et multipliés, et par toutes les ferveurs [les] plus violentes, et même ce qu’il a fait autrefois par ses amours, lumières, et diverses activités passées. Il faut pour correspondre à ce degré d’Oraison se contenter de ce simple repos et abandon de tout soi-même, et écoulement en Dieu soit pour l’Oraison, ou pour la préparation à la sainte Communion, et généralement pour la constitution intérieure de tout le jour.

3. Cette Oraison a des degrés infinis selon la fidélité et la pureté de l’âme ; et ce repos silencieux en la présence de Dieu est une inclination véritable de l’âme en Dieu et de Dieu à [sic] l’âme, qui fait par son approche tout ce que l’âme faisait par soi-même autrefois, étant plus éloignée de lui, afin de se pouvoir approcher et ôter tous les milieux qui l’en empêchaient, soit aussi par tous les motifs divers dont elle se servait pour pratiquer la vertu, s’animant activement et se reprenant aigrement quand elle y avait manqué. Présentement que le procédé est changé, l’âme pratique aussi fidèlement la vertu, non par tant de violence [sing.], mais en repos ; non par une multiplicité de motifs, mais par une unité de quiétude, laquelle en soi contient éminemment cette diversité, comme la lumière et la vertu du Soleil [ms., S maj.] renferme [renferment] toutes les fleurs et les fruits [ms., fuits]. Il en est de mê- [10] me des diverses lumières sur les mystères et les fêtes que la Sainte [ms., s min.] Église nous propose tous les jours avec tant de plénitude de grâce [sing.], qui est renfermée sous ces figures extérieures. L’âme dans ce repos et dans cette simple adhérence à Dieu en jouit véritablement, les honore, les solemnise [solennise], et fait à leur égard plus amplement ce qu’il faut, et avec plus de fruit et de grâce que par ses activités passées. Souvent de cette quiétude amoureuse et simplicité nue découle [découlent] lumière et amour, qui rend [rendent] toute l’âme extrêmement active et infiniment industrieuse pour les honorer [les fêtes et mystères ?] et se rendre à Jésus-Christ : [m] ais très souvent elle ne les trouve et honore que dans leur source pour l’intérieur ; car pour l’extérieur, comme l’âme est plus à Dieu qu’au temps passé, aussi a-t-elle un extérieur plus posé, dévot et édifiant tout le monde.

4. Il arrive à l’âme ainsi établie dans ce degré d’Oraison trois dispositions particulières, ou plutôt l’âme se trouve en trois divers états. Le premier est un simple nu et tranquille état n’ayant désir ni volonté de se remuer pour quoi que ce soit, l’âme étant alors comme une personne à laquelle on donne un consommé qui contient en soi la substance de diverses viandes, quoique la vue ne les remarque pas. Pour lors il suffit de demeurer abandonnée et perdue [fém.] de cette manière sans vouloir discerner ce qui se fait.

(2.) Quelquefois il découle de cet état amour et lumière sur les puissances [i.e. de l’âme], ce qui découvre plusieurs vérités tant en Jésus-Christ qu’en divers autres sujets qui concernent la perfection de l’âme ; et pour lors il ne faut que voir et goûter ce que l’on fait goûter. [11]

(3.) Tantôt l’âme est mise dans une nudité de l’un et de l’autre, c’est-à-dire dans une pure obscurité tant pour le sommet de l’esprit que pour les sens ; l’âme ne pouvant se servir pour lors que de la nue foi, et cela par la pointe et le sommet de l’esprit, car pour les sens ils sont tous dissipés et extravagués, ce qui cause grande peine et ennui. Ce que l’on doit faire alors est de se contenter que le sommet de l’esprit soit dans une très simple récollection [ms., recolection, i.e. recueillement], laissant les sens dans leur peine : mais quand cette peine est trop violente, il est de fois à autre à propos de tourner doucement et humblement cette portion suprême vers Dieu qui habite assurément dans cette obscurité quoique toute l’âme ne le puisse croire ; en cette manière l’âme fera une très sainte et fructueuse Oraison.

5. Il faut observer que ce degré d’Oraison est surnaturel, et qu’il n’en faut pas parler aux âmes, sinon lorsqu’on est fort certifié qu’elles ont disposition et vocation à tel état : autrement on les perdrait, et on les rendrait inutiles tant pour le commerce intérieur avec Dieu que pour la sainte pratique des vertus ; et qui plus est, on contribuerait à les remplir d’elles-mêmes, pensant les vider et simplifier.

Au contraire, celles qui sont assez heureuses d’être en état de jouir de cette quiétude et de ce sacré repos, soit par la fidélité infatigable qu’elles ont apportée aux autres états qui la devancent, soit en recevant humblement le don de la pure miséricorde de Dieu, rendent beaucoup d’honneur et de service à Notre-Seigneur.

6. Il est à remarquer qu’il y a des âmes qui souvent se trompent faute d’expérience de ces voies, qui croient que pour être fidèle [sing.] à tel [12] don, il faut laisser toute action même d’obligation d’état, aussi toute pratique, soit inspirée par Notre-Seigneur ou réglée par les Supérieurs [ms., S maj.], voulant toujours être non dans un repos mais dans une oisiveté sèche et infructueuse. Telle pensée est une tromperie. Ce don subsiste pourvu que l’on ne fasse rien par soi-même en suivant son inclination propre.

7. Cette âme dont il est question doit humblement envisager son état et [sa] condition, et s’y rendre, évitant adroitement ce que la nature et l’amour-propre [tiret ajouté] voudraient finement s’en attribuer. Et comme telles âmes jouissant de cette grâce sont fort soumises à leurs Supérieurs, il n’est pas besoin de régler toutes les actions du jour, les Communions [ms., C maj.], ni les mortifications ; la dépendance aveugle et entière leur étant leur lumière, leur conduite, leur vie et leurs délices.

4.03. Oraison de foi

Comment l’âme appelée à la vie petite et abjecte et à l’oraison de foi, y doit être fidèle.

1. Je ne vous puis exprimer combien j’ai de reconnaissance de votre souvenir, et combien aussi vous m’avez donné de joie, m’apprenant votre persévérance pour l’oraison. Prenez courage, et vous assurez que l’esprit intérieur et d’oraison est l’âme de toutes vos actions, et qu’en vérité elles font autant devant Dieu, qu’elles partent et émanent d’une d’oraison très pure. C’est pourquoi vous ne devez envisager la grandeur et la sainteté de vos actions que par l’éminence et la fidélité à [13] l’oraison, qui non seulement vous disposera à tout, même pour le martyre, si Dieu le veut ; mais encore qui vous rendra capable de tout. Car c’est dans l’oraison et dans le commerce avec Dieu que l’on reçoit la ferveur et le zèle pour le prochain ; c’est en ce saint exercice que l’on purifie les souillures contractées non seulement par les mauvaises habitudes, mais encore par notre misérable fond propre. Et par conséquent autant que nous voulons entrer dans les bonnes grâces de Dieu, et que nous désirons de nous le rendre capables de le servir et de l’aimer, autant nous devons aimer et poursuivre l’esprit d’oraison.

2. Or comme je sais très bien que vous êtes convaincu de ces choses et que vous ne désirez rien davantage, venons et descendons à la pratique de ce qui vous est nécessaire selon ce que Dieu demande de vous. J’ai donc remarqué deux choses particulières et qui sont et seront à la suite la base et le fondement de toute votre grâce, et auxquelles étant fidèle, Dieu ne manquera du réciproque et de vous combler de ses grâces non seulement intérieurement, mais encore extérieurement, pour porter des fruits saints et de bénédiction grande dans votre vocation.

3. La première est votre vocation à l’abjection, à la vie cachée, humble et petite dans votre état, à laquelle étant fidèle vous verrez et trouverez non seulement l’augmentation de votre intérieur, (ce qui est et sera toujours le principal,) mais encore de l’extérieur. Et ainsi ne vous mettez pas en peine de voir les autres beaucoup faire et beaucoup réussir. Ne négligez rien de ce que l’on vous ordonnera et que [14] la providence vous paraîtra marquer pour le faire, vous ajustant de votre mieux pour le bien faire ; mais si les choses ne réussissent avec cela comme aux autres, aimez votre abjection et vos petits talents. Ne laissez pas fourmiller votre âme en prétentions grandes, ni en des désirs multipliés, même du martyre et de la conversion des infidèles ; laissez-vous humblement et petitement comme le néant en la main de Dieu pour en faire tout ce qu’il voudra. Ne soyez pas d’un courage abattu ; espérez en Dieu, mais toujours dans votre pauvreté et abjection et le reste, à l’exemple du pauvre Jésus-Christ, qui a été trente années en cette disposition, dans laquelle et par laquelle la Sagesse divine a fait des merveilles. Quand donc il viendra des abjections, que vous deviendrez inutile, et enfin que vous serez méprisé de vos amis, ayez de la joie ; car vous serez en la main de Dieu. Si au contraire vous réussissez, et que l’on vous honore, demeurez toujours en cet esprit de petitesse, vous laissant humblement librement et tranquillement conduire à Dieu, qui vous mettra haut et bas comme il le voudra. Cette disposition est toujours accompagnée d’un fond de paix qui fait jouir de Dieu. Et comme le néant a été en la main de la puissance divine pour en tirer tout le monde ; soyez aussi en cette disposition de petitesse et du rien en vous-même, pour faire avec docilité tout ce que Dieu voudra et pour être aussi ce qu’il désirera : car ce sera toujours son bon plaisir et sa satisfaction ; ce qui doit être le comble de nos désirs et de notre bonheur.

4. La seconde est que Dieu assurément vous appelle à l’oraison de foi et en foi. Cela supposé [15], vous devez vous attendre à deux dispositions. La première d’être pour l’ordinaire très sec, aride et vide de lumière et d’amour perceptible ; et même autant que la foi augmentera et que vous serez fidèle, autant ces choses augmenteront ; d’autant que le propre de la foi est de nous tirer de nos sens et de nos puissances, pour nous porter à Dieu qui leur est inconnu en toutes manières soit selon les lumières ou les goûts. Car ni les lumières et les goûts ne sont point Dieu, qui ne peut jamais être compris par les sens et par nos puissances ; et ainsi généralement il faut que la foi nous conduise toujours par où nous ne voyons, et où nous ne goûtons ; autrement nous ne serions pas bien et nous serions égarés. Et ainsi comme de fois à autre Dieu, pour soutenir nos pauvres sens et nos pauvres puissances, leur donne quelques goûts et quelques lumières passagères, il ne faut pas s’y arrêter, mais les recevoir humblement afin qu’elles fassent l’effet que Dieu désire ; et les laisser écouler afin que la foi se soutienne dans ses démarches, lesquelles s’augmenteront autant que Dieu permettra qu’il nous arrive des sécheresses, des croix, du vide, et le reste, qui nous sépare de nos sens et de nos puissances.

Par là vous voyez et vous pouvez connaître tout ce qui peut vous arriver en vos oraisons, et ainsi être content, et croire que vous aurez autant fait oraison et une sainte oraison que vous aurez été en ces dispositions avec une humble soumission et perte de vous-même. Vous devez dans cette même disposition de foi être en la présence de Dieu durant le jour, et croire que Dieu se tiendra aussi proche de vous et qu’il vous liera [16] autant à lui, que vous serez fidèles à en faire usage. Dans tous vos exercices portez les mêmes dispositions soit en disant la sainte messe, soit en faisant vos autres emplois ; et même quand Dieu vous honorerait du martyre, demeurez en cette lumière et en cette disposition, et vous aurez tout.

5. La seconde disposition qui suit infailliblement et comme nécessairement la première de vocation à la lumière de foi, c’est d’être simple, non seulement en agissant simplement et bonnement comme enfant de Dieu, qui par cet esprit de foi reçoit une certaine docilité et souplesse d’enfance spirituelle, mais encore qui a par ce moyen une inclination entière à cette grâce de l’adoption des enfants de Dieu. Mais de plus qui a cette vocation à une action simple en l’oraison ; d’autant que comme le propre de la foi, ainsi que je vous viens de dire, est de tirer toujours l’âme des sens et des puissances pour l’approcher de Dieu, aussi dégage-t’elle de leur multiplicité et ainsi les conduit à l’unité et à la simplesse d’action, laquelle peu à peu se va simplifiant à mesure que l’âme sort d’elle-même en se purifiant par son aide et son moyen.

6. Il ne faut donc pas vous étonner si vous ne vous voyiez pas fort fécond et multiplié en l’oraison, soit en lumière ou en amour, et que vous ne remarquez pas votre âme beaucoup portée à une diversité de dispositions et d’actes pour vous porter à Dieu. Ne vous en mettez pas en peine, d’autant que très assurément plus votre âme augmentera en foi et en pureté, plus vous remarquerez que la simplicité augmentera aussi. De manière qu’il ne vous faut pas multiplier en une diversité d’intentions pour les [17] saintes affaires et emplois, mais doucement et humblement continuer votre simplicité ; laquelle contiendra toutes vos saintes intentions et aura implicitement tout ce que vous pourriez avoir de plus saintement multiplié, si vous n’étiez pas en cette disposition de foi. Un saint repos et abandon vous doivent suffire en toutes choses, dans lesquelles vous devez faire et souffrir ce qui vous arrivera par providence. Je tâche seulement de vous assurer dans les dispositions générales, ayant assez d’expérience et d’ouverture pour les appliquer aux choses particulières.

6. [Répétition du même numéro]. Dans ces dispositions générales vous recevrez diverses grâces particulières, comme plusieurs instincts et lumières sur Jésus-Christ Dieu-homme pour vous y conformer : car il faut savoir que comme la foi est une émanation spéciale de lui, aussi a-t’elle le propre particulier de le former en nous depuis le commencement jusqu’à la fin notre vie ; et de cette manière elle nous donne d’abord des instincts pour lui, réveillant secrètement notre âme pour le chercher et pour nous conformer à lui, portant secrètement un amour pour ce divin Maître. Les instincts s’augmentant à mesure que Jésus-Christ s’approche et s’augmente en l’âme : il lui est donné des lumières et un amour plus fort quoique sec et aride ; ensuite de ces lumières il lui vient une inclination très forte : ce qui peu à peu fait remarquer à l’âme que la foi sortant de Jésus-Christ comme de sa source, y reconduit aussi assurément en réglant et ajustant les inclinations de l’âme aux siennes et en tournant toutes ses prétentions vers ce divin original.

7. Où il faut remarquer que comme sa bonté [18] vous appelle au don de foi, et par conséquent avoir Jésus-Christ et à jouir de Jésus-Christ en foi ; cela sera toujours fort inconnuement et en pauvreté : c’est pourquoi les vertus qui ont plus éclaté en Jésus-Christ, comme la pauvreté, la petitesse, la vie inconnue, le mépris de soi-même, seront toujours selon votre grâce vos plus chéries et utiles. Attendez-vous donc à être beaucoup humilié en vous par la révolte de vos passions et de vos inclinations, et d’un million d’autres choses, qui vous donneraient beaucoup de peine, si vous n’aperceviez bien que le dessein de Dieu sur vous est de vous rendre petit et mort à vous-même pour vous approprier pour Jésus-Christ ; et que toutes ces choses y contribuent beaucoup, comme aussi nos défauts et toutes les peines domestique qui nous arrivent : car Dieu permet qu’il nous en arrive de toutes parts soit de nos amis, soit de nos ennemis ; tout est excellent et porte un germe du dessein de Dieu sur nous, le prenant de sa main et nous y abandonnant. Car il faut savoir que comme une vérité générale de grande importance, qu’il n’arrive jamais rien (spécialement aux âmes qui ont cette grâce de foi) que par un ordre spécial et par une protection particulière de Dieu. Et elles doivent ainsi envisager tout ce qu’elles ont, et tout ce qui leur arrive, comme un effet d’un soin spécial de Dieu sur elle, quoiqu’elles n’en remarquent pas la fin ; c’est là où il faut s’abandonner et se perdre. Heureuse l’âme qui sait ne rien être, et qui sait toujours se renoncer et mourir à soi pour être en Jésus-Christ, et le faire régner en son âme et sur toutes choses !

4.04 Don intérieur. Sécheresses.

Cultiver le don de l’intérieur, sans s’étonner des sécheresses des sens.

1. En vérité l’intérieur et la grâce que Dieu vous donne est [sont] très grande [grands]. C’est pourquoi vous devez bien la [les] cultiver, et prendre grand plaisir dans votre chère maison, et à élever vos bonnes filles. Une âme qui est assez heureuse d’avoir le don de la foi doit être dans un grand repos et une grande joie ; car elle a de quoi s’occuper intérieurement et être à l’abri de tous les changements des créatures.

2. Ne vous étonnez jamais des sécheresses et du peu d’entrée que vos sens ont dans les vérités : ce n’est pas un mauvais signe, l’âme étant fidèle à son Oraison et à son occupation intérieure ; car la foi qui occupe et met en œuvre le fond de l’âme et le pur [substantif] de l’esprit, laisse très souvent les sens distraits et égarés. Et voilà la cause pourquoi à la sainte Communion, où il semble que l’on devrait être moins distrait, on l’est cependant davantage. La cause de cela est que le fond et le pur de la volonté étant occupé [s] demeurent là où ils sont plus nourris en foi. C’est pourquoi soyez fidèle à vous renouveler chaque fois que vous vous mettez en Oraison, et que vous communiez ; et ne vous embarrassez pas des divagations des sens, vous remettant seulement de fois à autre en votre repos : et quand vous voyez que la volonté y est suffisamment, ne vous embarrassez point de vous y remettre ; soutenez-vous seulement, et il suffira ; car com- [20] me je vous ai dit plusieurs fois, la foi a une bouche invisible qui se nourrit ou plutôt qui nourrit la volonté et la pointe de l’esprit par une manière invisible. Et c’est une grande affaire de savoir bien ce procédé de la foi afin de n’être pas embarrassé [masc. sing.] des sens, mais de se servir plutôt de la peine et de l’incertitude qu’ils nous causent, afin de laisser la volonté et la pointe de l’esprit se mieux nourrir par un million de choses qui causent ce mieux, comme l’abandon, la peine et l’incertitude : et ainsi la perte cause l’abondance, et l’incertitude assure.

3. Enfin prenez courage et soyez autant en repos et solitaire que vous pourrez ; et vous trouverez l’abondance en la suite autant que vous tâcherez de mourir vraiment à vous-même : toutes les occasions que vous en aurez vous doivent être précieuses. Je vous prie de dire bien à N. qu’elle se donne de garde sur toutes choses de se pousser à bout. On n’ouvre jamais la porte des trésors de Dieu à force [i.e. par la force], mais par la paix et l’abandon : qu’elle ait de la joie autant qu’elle pourra ; car par là elle fera ses affaires.

4.05. Sécheresses

Sur le bon usage des sécheresses, quoique causée par notre faute.

1.Comme il est de grande importance de ménager les croix et les sécheresses qui nous arrivent, vous devez tâcher de faire votre possible pour faire un saint usage de l’état où vous vous trouvez, et dont vous me parlez en la vôtre. [21]

Ces sortes de sécheresses, de stupidités, d’insensibilités, et d’indifférences pour les choses de Dieu viennent souvent de divers principes, dont Dieu se sert indifféremment par la fidélité de l’âme. Qu’importe si le jardin est arrosé par la pluie du ciel ou par la main de l’ouvrier, pourvu que les fleurs et les fruits suivent. Dieu se sert également de toutes choses à l’égard des âmes fidèles, généreuses et courageuses à ne regarder et à ne prétendre que Dieu et leur perfection dans les états où elles se trouvent.

2. Ces choses viennent donc comme je dis de différents principes ; tantôt par un ordre spécial de Dieu pour nous mortifier et nous déprendre de nous-mêmes, en nous jetant de l’amertume sur toutes les bonnes choses que nous avons en pratique. Une autre fois elles viennent de certaines révolutions d’humeurs dans notre tempérament. Quelquefois enfin elles viennent de lassitude, et pour nous être un peu trop forcées, et n’avoir pas pris assez justement les démarches de l’ordre de Dieu.

3. La première manière quoique pénible et amère un très long temps à la nature, ne laisse pas d’être plus supportable ; parce que Dieu s’y trouve toujours, quoique caché et opérant avec peine. Les autres manières étant tout à fait dans la nature, sont sans comparaison plus pénibles un très long temps que non pas la première, l’âme y souffrant un délaissement entier, et n’ayant rien qui relève ces sortes de peines. Cependant quoiqu’elles aient leur principe en la nature, elles ne laissent pas de pouvoir être d’un grand mérite en les souffrant ; et Dieu s’en sert très particulièrement pour son ouvrage, et souvent même aussi spécialement que des [22] sécheresses et délaissements qu’il opère par lui-même.

4. Où il faut remarquer la tromperie de plusieurs personnes, qui croient qu’une chose n’est grande et ne peut opérer hautement en notre âme, que parce qu’elle vient immédiatement de Dieu, se laissant aller facilement au découragement lorsqu’elles se voient accablées des infirmités naturelles ou qui leur arrivent naturellement par des rencontres ordinaires. Il faut se délivrer de cette tromperie en croyant que tout est égal en la main de Dieu, et qu’étant le maître généralement de toutes choses, Il opère en tout et partout comme Il le désire ; et qu’ainsi il ne faut pas s’arrêter au principe de la chose, mais regarder tout en la main de Dieu.

5. Et de cette manière vous trouvant en cette disposition que vous me dites, soyez fidèles à vous en servir pour mourir vraiment à vous-même, et suivre Dieu à l’aide de la foi autant que vous pouvez, afin de demeurer un peu auprès de Lui quoique péniblement, sèchement et pauvrement, toutes ces choses n’étant que des accidents qui ne changent pas Dieu et qui ne font pas qu’Il soit absent de nous. C’est un faible si extrême des créatures qui jugent de toutes choses par ce qu’elles ont et par ce qu’elles sentent, qu’il est très difficile de leur faire perdre ce procédé pour aller généreusement, et au travers de toutes difficultés afin de Le trouver dans Son bon plaisir divin.

Tâchez donc de ne vous pas embarrasser de tous ces états, et même des pauvretés que vous rencontreriez par votre faute. Corrigez-les aussi fidèlement que vous pourrez ; mais y [23] tombant, soyez-en humiliée et terrassée.

6. Ce sera par cette générosité à vous contenter du nu ordre de Dieu et à le suivre, que vous acquerrez la pureté intérieure telle que Dieu vous la demande. Ce sera par la fidélité à votre oraison et à vos exercices courageusement et sèchement pratiqués que vous trouverez Dieu, plus que par tous les goûts sensibles possibles. Enfin ce sera plus en mourant à vous-même en un million de choses quoique bonnes, que vous rencontrerez Dieu et Le contenterez, que non pas en jouissant en abondance selon vos inclinations des choses même les plus saintes. Je vous dis bien plus, ce procédé même affermira votre esprit naturel et le garantira de beaucoup de faibles qui vous inclinaient naturellement aux changements et à la vivacité trop pétillante.

7. Pour ce qui est des pénitences, vous savez ce que nous avons dit là-dessus ; et qu’il vous doit suffire de bien mourir à vous-même. Ce sont pour vous des restes de la nature, qui veut toujours du changement et quelque chose sur quoi s’appuyer. Je vous désire un million de grâces.

4.06. Simplicité, abandon

Usage des sécheresses en l’oraison. S’acheminer à la simplicité. S’abandonner aux providences crucifiantes.

1. C’est avec beaucoup de consolation que je vous réponds, désirant vous être utile pour votre intérieur si Dieu m’en fait la grâce. Je répondrai donc à vos difficultés. [24]

1. Pour ce qui touche la première, ne vous étonnez pas de votre pauvreté, de vos sécheresses et de vos impuissances en l’oraison. Quand l’âme est assez heureuse d’avoir l’inclination pour n’être rien et pour le néant, cette tendance à n’être rien est une grande lumière et un grand amour ; et ainsi quoique souvent vous ne le conserviez pas, la sécheresse, la pauvreté et la puissance qui vous y inclinent et qui vous y conduisent vous sont une source de lumière et de grâce très féconde. Ne vous étonnez pas que ces sécheresses et ces manques de goûts et de lumière vous donnent de la peine ; elles le doivent faire si elles sont vraiment efficaces, pour vous faire tendre au néant en vous humiliant et en vous apetissant par le rien véritable. On ne conçoit que très rarement cette grande et importante vérité, et l’on croit toujours que d’aller à Dieu et le commerce avec Lui, est par lumières, par la facilité et par les dons aperçus. Cela est très vrai en plusieurs âmes, mais non en toutes, spécialement en celles où le désir est plus efficace de faire régner Dieu sur elles-mêmes à leurs dépens. Le rien donc de soi-même est le moyen divin et accourci pour nous faire trouver promptement Dieu, supposé que le même néant et le même rien soit continué par les rencontres hors l’oraison, comme en l’oraison par les sécheresses, les pauvretés, et l’humiliation, en expérimentant l’éloignement de Dieu par le sentiment de ses ténèbres et de ses misères. Ainsi soyez fidèle en votre oraison sur ce principe et vous expérimenterez qu’autant que vous défaudrez503, et que vous mourrez vraiment par ce procédé de Dieu, autant vous trouverez que, bien que vous [25] n’ayez rien, vous ne laisserez pas d’avoir et de trouver tout ce que les lumières, les vérités et les goûts divins pourraient faire en l’oraison et même davantage et plus promptement.

2. Ce que vous avez à observer est que l’âme dans ce procédé d’oraison est bien plus aisée à se distraire, et qu’ainsi il faut bien plus de fidélité selon l’esprit, et selon les sens ; et de plus, que cela demande encore une plus grande suite et exactitude de vertu, afin de se soutenir : autrement sa disette et ses sécheresses lui causant de l’ennui, du vide, et de la peine, elle retournerait plus facilement dans ses inclinations, et en elle-même pour s’en repaître ; comme nous voyons que les habitants des terres ingrates, et qui ne leur donnent pas abondamment tous leurs besoins, pour l’ordinaire vont chercher ailleurs leur bonne fortune et de quoi susciter et vivre plus abondamment. Ainsi en pourraient faire votre esprit et vos sens à moins que de les soutenir par une rigoureuse mort de vous-même pour poursuivre Dieu généreusement.

3. Pour ce qui est de votre oraison vous faites très bien de continuer vos simples vérités : cela vous est d’importance plus que vous ne pouvez le comprendre présentement. Et quoique vous ne voyiez pas que cela vous fasse d’effet, mais qu’au contraire cela vous cause de la distraction, et même vous embrouille en votre oraison, souffrez doucement cette peine nécessaire en votre degré présent ; étant certain que c’est par ce moyen que vous recevez la lumière dont ne vous apercevez pas. Tout ce qu’il y a à observer, c’est que vous envisagiez ces vérités simplement, et que vous vous [26] contentiez aussi humblement de l’effet qu’elles vous produiront. Si vous ne vous apercevez de rien, demeurez paisiblement dans votre disposition foncière du rien ; et lors que vous vous voyez un peu vous lasser, retournez doucement, sans prétendre autre pénétration de cette vérité que le soutien en l’envisageant en simplicité, sans vous embarrasser d’actes plus formels pour vous soutenir davantage.

Prenez bien garde à l’erreur commune d’envisager ces simples vérités comme quelque chose distinct de Dieu, et ainsi d’envisager l’occupation finale simple vers ces vérités comme distraction. Cela n’est pas vrai sinon dans le degré où l’âme soit arrivée dans l’opération immédiate, c’est-à-dire ou Dieu opère par lui sans le moyen des vérités et des secours hors de lui immédiatement, c’est distractions : mais les envisager et s’en occuper dans le degré médiat, c’est-à-dire lorsque Dieu se sert des moyens pour nous occuper et pour se communiquer à nous, ce n’est pas distraction ; mais vraie occupation de Dieu, d’autant que c’est par ces moyens que Dieu opère.

4. Mais vous me direz : si cela est vrai et que Dieu opère par ces moyens et par ces simples vérités, pourquoi sont-elles si sèches et nous causent-elles de la distraction ? Je réponds que cela doit être lorsque Dieu simplifie les âmes pour les approcher de Lui-même ; autrement s’Il donnait des goûts et beaucoup de lumière sur les vérités, ces vérités ne renverraient pas les âmes à Dieu, mais les retiendraient en elles ; et quoiqu’elles fassent par les sécheresses cet effet, elles ne laissent pas cependant par elles d’être le moyen par lequel [27] Dieu Se communique, sans que l’âme le comprenne. De plus la foi qui est la lumière divine par laquelle Dieu Se donne, opère bien mieux dans les âmes de cette manière que par les lumières aperçues et par les goûts que ces vérités pourraient produire en nous ; et ainsi il est très certain que ces vérités, quoique pauvres, sèches et arides, déterminent l’opération de la foi sur nous et la font peu à peu travailler jusqu’à ce que nous soyons enfin si proches de Dieu que nous puissions L’entendre et recevoir Son opération sans qu’Il ait besoin d’autres moyens. Et il est très véritable, si dans ce temps où les vérités sont nécessaires, on ne s’en servait pas comme je viens de dire, quoiqu’elles paraissent infructueuses et inutiles et même quelquefois pénibles, que l’on se nuirait beaucoup ; et même très souvent à la suite on empêcherait l’état de simple présence et d’opération divine qui doit suivre.

5. Vous devez recevoir doucement et humblement les vues que Dieu vous donne de votre néant, de votre faiblesse et de vos imperfections ; afin de vous en humilier devant Dieu, et de travailler efficacement à vous en corriger : ce qui se fera plus efficacement par le néant et en vous anéantissant, que par tous les efforts inquiets que vous pourriez vous donner en la production des vertus ; ce qui inclinera même davantage votre âme à la pratique de la fidélité dans les rencontres.

6. Il vous est de grande importance de bien ménager toutes les occasions que la divine providence vous fournit, sans vous réserver un million de petits secours que vous vous donnez à vous-même. C’est pourquoi je m’abandonnerais [28] de tout mon cœur à la providence qui vous a donné cette incommodité, et aussi à toutes les suites qu’elle vous attire ; et je ne crois pas que vous fassiez bien de disputer tant contre elle, comme vous avez fait à l’occasion du carême. Je crois qu’il est plus d’ordre de Dieu et plus conforme à son bon plaisir de vous laisser conduire à un médecin et à votre supérieure sans faire toutes ces difficultés sous prétexte de piété et de mortification.

J’en dis autant pour toutes les choses où votre incommodité vous engage sans tirailler tant contre Dieu. C’est pourquoi mourez, mourez par toutes ces rencontres, et laissez-vous rendre inutile autant que Dieu voudra. Plus même vous aurez de bonne volonté pour servir Dieu, plus la privation d’assister au divin Office et d’avoir la bénédiction de toutes les régularités et austérités de la vie religieuse vous causera de morts, en étant privée. Il est bon de souffrir cette mortification et cette privation, comme n’étant pas digne de ce don divin ; et par ce moyen et cette adresse divine votre âme, se laissant vider de tout, peut trouver le tout en son néant.

7. Je crois que vous faites fort bien quand la providence vous en fournit le moyen, et que votre supérieure l’agrée, de vous occuper doucement et humblement en quelques petites actions basses, comme vous me le mandez ; afin que vos sens soient un peu soutenus par ce moyen et que votre esprit trouve même de la nourriture en ce procédé humble et petit. Plus votre âme sera fidèle à chercher Dieu et à se contenter de Dieu dans votre néant, plus elle aura d’inclination pour toutes les choses qui [29] portent ce caractère ; et vous ne devez pas vous étonner si votre âme ne sent pas d’inclination et de penchant pour les autres grandes lumières des serviteurs de Dieu : il faut laisser aller chacune dans sa voie et se contenter de la sienne, s’y tenant avec grande fidélité ; car on y trouve tout ce qu’il faut pour la nourriture et pour le soutien de l’âme.

4.7 Paix de l’esprit.

Paix de l’esprit dans le trouble des sens. Regard amoureux de Jésus anéanti.

1. Je vous suis très obligé de l’avis que vous me donnez : mais je vous assure que la part que je prends à votre avancement intérieur me fait avoir bien de la joie, remarquant en cette rencontre que vous vous êtes fort surmonté [masc.] pour croire avec simplicité ce que l’on vous assurait être l’ordre de Dieu. J’espère que cette fidélité vous sera fort avantageuse, et vous fera voir combien il est de grande importance de mourir vraiment à soi pour accomplir avec étendue et générosité les ordres de Dieu sur nous.

2. Faites ce que vous pourrez pour bien conserver le repos et la paix de votre âme, et ne vous mettez pas en peine si cette paix est souvent dans le plus pur de l’esprit, et que vos sens soient [subj.] brouillés et embarrassés : cela arrive souvent afin de purifier encore davantage cette paix et la faire passer de plus en plus dans le plus pur [de l’] esprit. C’est pourquoi au lieu de vous embarrasser de ce trouble des sens, portez-le avec patience en vous conservant en paix autant [30] que vous pourrez dans le fond de votre volonté ; et quand vous ne pouvez pas faire le discernement de ce fond de volonté en paix, à cause du trouble de vos sens, il vous suffit de vous vouloir mettre en paix et de vouloir vous y laisser, afin d’être en bonne disposition pour contenter Dieu, et pour tendre vraiment à Notre-Seigneur.

3. Cette disposition que vous me marquez pour Jésus-Christ anéanti et humilié est très bonne, et vous devez y être fort fidèle. Ne vous embarrassez pas de ce que votre âme n’a pas d’inclination d’envisager les particularités de ce divin état de Jésus anéanti, ni des autres états qui concernent Jésus-Christ. Il vous suffit présentement d’avoir une simple lumière de la vérité en général avec une inclination amoureuse ; et peu à peu cette disposition se nourrissant et se fortifiant, vous remarquerez que le particulier de ces divins états vous viendra peu à peu en lumière et en amour : [m] ais contentez-vous présentement de ce simple envisagement amoureux de ce Dieu anéanti, et laissez humblement à sa providence [le soin] de vous fournir tout le reste. Ainsi servez-vous de quelques paroles ou de quelque simple sujet pour vous soutenir et entretenir cette disposition, sans vous embarrasser de plus grands sujets et plus étendus, jusqu’à ce que le temps vienne ; et cette disposition sera aussi bonne pour conserver la présence de Dieu pendant la journée comme elle vous a servi en l’Oraison. Quand vous serez en sécheresse, ne changez pas pour cela cette disposition en vous multipliant davantage, mais soutenez humblement cet état avec fidé — [31] lité ; et vous trouverez qu’il vous sera fort utile.

4. J’ai bien de la joie de ce que vous m’apprenez [indicatif] que M. de N. est plus établie [fém.] dans sa paix. Il faut remarquer que plus la paix, le repos et le renouvellement est [sont] en l’esprit et dans le plus pur de la volonté, plus il est [sont] permanent [s] et de durée, quoique peu sensible [s], et par conséquent il est [sont] plus prisable [s] quoique moins délectable [s]. Ce qui est de l’esprit est au-dessus des sens, et par conséquent à l’abri de leurs vicissitudes. Cette disposition doit être chère à M. [ms., suite de 5 points de suspension :.....] et elle doit bien faire tout ce qu’elle pourra pour la conserver à quelques dépens que ce soit.

4.08. Fidélité au don de foi

Du don de la foi, comment il est donné à l’âme, et comment l’âme qui l’a reçu, y doit et y peut être constamment fidèle.

1.Dieu ne manque jamais de se communiquer, même surabondamment à une âme fidèle laquelle fait de son mieux pour mettre en exécution toutes les lumières que sa bonté lui donne. Non seulement cela ; mais tout son plaisir est de surabonder (en communications) par l’inclination infinie qu’il nous a marquée en l’effusion de son sang et par l’excès de ses douleurs et mépris : ce qui marque comme une faim infinie de se donner et précipiter en la créature comme dans le centre de son amour. Cependant faute de pratique tout ce divin amour est souvent empêché, et cette communication suspendue ; ce qui cause beaucoup de peine en une âme qui a un peu goûté de cette infusion et communication. [32]

2.Cette vérité doit beaucoup animer une âme d’être fidèle à un Dieu infiniment fidèle. Et pour cet effet il faut savoir que dès qu’une âme a déjà passé en quelque manière les activités et multiplicités de grâce selon les saintes inventions soit que le Saint Esprit donne, soit aussi que les créatures donnent par les livres et des instructions multipliées, Dieu pour l’ordinaire rencontrant une âme fidèle et saintement empressée pour l’aimer et servir, et par ce moyen se purifier d’un million de défauts et de défectuosités, lui donne un commencement de plus grandes grâces, qui consiste en une lumière plus pure et plus forte qui fait découvrir Jésus-Christ, et ainsi qui excite l’âme à se conformer à ce divin pour original. Par le premier degré et les pratiques conformes, elle se purifie par les bonnes vues distinctes, des préceptes et commandements. Par le second l’âme élève ces vues plus haut, et pense et désire se conformer à Jésus-Christ, mais en général, trouvant une infinie amplitude ; car la vie et les mystères de Jésus-Christ sont un abîme de pureté, de lumière et d’amour : ce qui touche fortement l’âme fidèle et qui le suit généreusement selon ces degrés.

3. Ce degré dispose l’âme pour la foi et pour recevoir son don, qui est une semence de vie éternelle ; ce qui commence d’exciter l’âme tout d’un autre manière qu’auparavant, non tant multipliée mais plus simple. Si bien que ce don de foi dans son commencement est la semence véritable de Jésus-Christ en l’âme, et par conséquent une véritable participation de lui ; qui s’augmente autant que Jésus-Christ s’écoule, au commencement et un [33] fort long temps par simple pratique, et en suite par pure infusion d’où découle la pratique.

4. Et afin de bien entendre ceci, il faut savoir que comme la foi est une lumière de vérité, c’est une participation de Jésus-Christ qui se donne par un moyen choisi de toute éternité sur chaque âme ; et ainsi la foi s’avance et augmente autant que l’âme participe par pratique à ce divin moyen. Les unes reçoivent écoulement de foi par Jésus-Christ pauvre comme un saint François, un saint Antoine de Padoue par l’Enfant Jésus, d’autres fort différemment ; ce qui est le canal de la communication divine sur eux et de plus comme l’exemplaire du dessein divin.

Il est à remarquer que jamais ce degré ne commence que la foi comme don divin ne soit aussi donnée ; car c’est par son moyen que Jésus-Christ opère, et c’est elle qui le communique. D’où vient qu’autant qu’une âme reçoit de Jésus-Christ selon son moyen, autant la foi augmente ; et tout au contraire dès que l’âme oublie Jésus-Christ et n’est pas fidèle à Jésus-Christ, cette foi diminue et est moins coopérative et efficace. C’est par ce moyen que toutes les grâces sont communiquées ; et dès qu’une âme doutera ou s’apercevra de la diminution de sa grâce, elle n’a qu’à réfléchir et à voir si elle s’éloigne du procédé que Dieu a choisi pour lui communiquer Jésus-Christ, et elle découvrira par ce moyen le degré de son éloignement : comme au contraire elle ne peut jamais rentrer en sa place et être en état de marcher et de courir dans les voies de Dieu, qu’autant que son âme est tournée par inclination et par application vers Jésus-Christ. [34]

5. Ceci est infiniment de conséquence et beaucoup à remarquer ; d’autant qu’il y a quantité d’âmes qui par faiblesse s’écartent de leur voie, et sans savoir le moyen d’y rentrer sont quelquefois longues années sans pouvoir retrouver la porte, à moins que par un miracle Dieu ne viennent fendre la nue et les reprendre extraordinairement : mais quand elles savent le moyen de la participation de Jésus-Christ, et qu’il suffit pour être rentré en leur place d’envisager et s’unir en foi à Jésus-Christ, assurément la porte leur sera ouverte, quoique parfois par pénitence elles souffrent de la sécheresse et ce semble, même du rebut de la part de notre Seigneur. Il faut patienter, car assurément ayant trouvé en foi cette porte, elles sont rentrées sans le savoir : c’est l’avantage d’avoir la foi, ou pour mieux dire d’avoir Jésus-Christ de cette manière en foi.

6. Et afin de rendre ceci plus clair à la personne dont il est question, notre Seigneur par sa pure miséricorde lui ayant donné la semence et le commencement du don de foi, c’est par Jésus-Christ Enfant qui'il lui donne et lui communique ; et ce même don de foi est une communication et impression de la simplicité, petitesse d’esprit et docilité. Si bien qu’autant que cette disposition de Jésus-Christ croît, autant sa foi s’augmente et fait des démarches vers Dieu ; autant qu’elle s’en éloigne, autant la foi diminue, ou pour le moins devient-elle inutile ; ce qui est cause qu’insensiblement une faute dans ce procédé simple, petit et docile, est infailliblement suivie d’une plus grande chute, et quelquefois à la suite de péchés notables. Car il faut remarquer que comme [35] ce don de foi est excellent et exquis, étant une participation de Jésus-Christ la faute que l’on y fait quoiqu’en apparence petite, est cependant très grande dans sa conséquence : à cause qu’insensiblement elle crève les yeux, et rend le cœur insensible aux attraits divins ; ce qui cause infailliblement à la suite des chutes, selon les occasions qui se présentent. Et comme le diable, qui est fin, sait par son expérience qu’il ne peut nuire à une âme qui est en ce degré, supposer sa fidélité pour demeurer en son union à Jésus-Christ ; il travaille étrangement des aussitôt qu’il voit l’âme fourvoyée pour l’engager en plusieurs embarras et affaires qui puissent avoir de la suite, afin de la tenir par ce moyen toujours hors de l’ordre de Dieu durant que cela durera, et hors de Jésus-Christ et finalement hors de son don de foi. Car il est impossible qu’une âme demeure en Jésus-Christ, qu’autant qu’elle est et agit dans l’ordre divin.

7. Or cet ordre divin à ces âmes de ce degré de foi n’est pas comme aux âmes des autres degrés ; car elles peuvent subsister dans l’ordre de Dieu de permission, c’est-à-dire qui n’est pas précisément ce qu’il demande d’elles pour le moment par son décret éternel, mais ce à quoi elles se sont engagées et qui après devient ordre, non divin mais vertueux et saint. Or cette foi qui est participation de Jésus-Christ, ne peut se satisfaire de cet ordre, étant toujours en état de pénitence tant qu’il dure et subsiste. Il faut par nécessité que l’âme retourne dans l’ordre divin, qui n’est autre que ce que Dieu veut pour le moment, et qu’il a toujours voulu pour cette âme pour ce moment même. Ceci est si essentiel à la foi, que jusqu’à [36] ce que l’âme ait trouvé cette pureté, Jésus-Christ n’est pas content en elle, et sa foi n’est pas en repos, mais l’excite et l’anime toujours à rechercher jusqu’à ce qu’elle ait trouvé Jésus-Christ de cette manière.

8. On me demandera peut-être pourquoi cela ? Je réponds que la cause est, d’autant que la véritable nourriture de Jésus-Christ était l’ordre divin ; ainsi il est impossible de l’avoir et de jouir de sa participation que l’on ne l’ait de cette manière. C’est ce qui fait que la source de la foi en cette âme sera toujours Jésus-Christ petit, humble et docile non en général mais selon le moment de l’ordre divin, c’est-à-dire selon l’occurrence des choses de moment en moment. De plus ce procédé de Jésus-Christ est et sera toujours la nourriture de sa foi, et dans ses chutes et fautes la porte par où elle rentrera et pourra retrouver Dieu. Bien plus tous les trésors qui peuvent être donné à l’âme par le don de foi, et dont la foi est la clé, ne lui seront donnés qu’autant que cette constitution et disposition augmentera jusqu’à la fin de la vie. C’est par là que l’âme trouvera sa pureté, la mort aux créatures, le renoncement de soi-même, la solitude, la paix et l’abandon : de telle manière que pour peu que cette participation de Jésus-Christ manque, tout manque, comme le soleil se retirant, tous ses effets cessent ; et au contraire tout subsiste si l’âme est constante et fidèle, et il n’y a pas de moment que la foi et que les suites de la foi qui sont les effets, n’augmentent.

9. C’est la porte de l’oraison. D’où vient que je défie qu’une âme où le commencement de ce don de la foi est peu ou beaucoup, puisse faire oraison sans être actuellement en fidélité. [37] je suis très assuré que si l’âme dont il est question y réfléchit, elle trouvera cela vrai. Il est certain que quand l’âme est forte éloignée de son don par une longue suite de défauts, qu’elle n’expérimente pas ceci si clairement et manifestement : mais dès que sa lumière commence d’opérer et d’éclairer, aussitôt elle expérimente que quelque effort qu’elle puisse faire en l’oraison, si elle n’est dans sa disposition, elle n’est pas en sa place, et que rien ne peut entrer dans son cœur ni fructifier. C’est un os déboîté dont les mouvements sont pénibles et qui rend son âme aussi bien que son bras sans action, sinon de souffrir pour faire pénitence et mériter par union et liaison à Jésus-Christ de rentrer en sa place : et pour lors l’âme redevient capable d’agir et de faire les ouvrages ; comme un bras déboîté ou démis, étant remis, revient en capacité de faire les ouvrages dont il avait capacité.

10. Quand une âme est une fois bien établie dans sa disposition et que la foi est vivante en fidélité active, on ne peut expliquer quelles démarches elle fait ; car quoique vous n’y voyiez pas un mouvement si empressé comme dans les autres voies ou conduites qui ne sont pas ce don de foi, elle va cependant bien d’un autre pas. Et elle est plus tranquille, plus abandonnée, il est vrai : mais cette tranquillité et cet abandon est marcher par les pas et les démarches de Jésus-Christ ; ce qui fait que plus elle avance, ces dispositions augmentent et se fortifient : tout de même comme au commencement plus la foi est en son âme, plus il la rend impatiente, excitée et désireuse que sa foi soit fidèle et constante pour avoir et entrer dans les dispositions de Jésus-Christ ; [38] aussi quand cela est un peu avancé l’âme commence d’expérimenter la paix et l’abandon : car il est impossible que Jésus-Christ soit en une âme sans y mettre beaucoup de paix.

11. Mais tout ce qu’il y a et qui donne plus de peine est, que tout cela ne peut être véritable et prendre d’accroissement qui donne le véritable repos, qu’autant que l’âme meurt vraiment aux créatures, à soi-même et généralement à tout ce qui n’est pas Dieu. Mais comme elle a trouvé le biais qui est la petitesse de Jésus-Christ, aussi peut-elle avoir une facilité sans comparaison plus aisée et commode pour en finir bientôt à bout. C’est ce qui rend les âmes qui ont reçu le don de la foi infiniment obligées à la fidélité ; pouvant plus en faire en peu que les autres en beaucoup de temps, et le pouvant aussi sans comparaison avec moins de travail, ayant Jésus-Christ pour aide et soutien.

12. Mais ô le malheur ! Comme les âmes veulent toujours goûter, voir, et sentir, spécialement les filles ; elles expérimentent vicissitudes où assurément il y en a pas, et où elles en trouvent à cause qu’elles jugent presque toujours par les sens et non par la foi, par leur faiblesse et non par la force et la fidélité de Jésus-Christ : et de cette manière elles sont toujours timides et le cœur rampant ; au lieu que si elles pouvaient une bonne fois se défaire des vétilles de filles pour mépriser un million de bagatelles qui les font vivre et auquel elles s’attachent, et qu’elles se confiassent en Jésus-Christ sans mesure ni bornes, elles pourraient aller incessamment sans voir ni expérimenter, s’appuyant solidement sur leur foi, qui est une lumière qui ne s’éteint ni ne s’éclipse jamais [39] aussitôt qu’elle est donnée, pourvu qu’elle soit mise en usage actuel.

Bien plus, je crois que Jésus-Christ n’a jamais pris dessein de se donner en ce don et par ce don qu’à même temps sa volonté ne soit qu’il fût permanent. D’où vient qu’il n’y a aucun moment en la vie dont il ne faille rendre un compte comme infini à cause de l’excellence du don.

13. Il ne faut donc jamais attendre la facilité ni les lumières pour faire l’oraison, puisqu’elle est toujours présente ; il ne faut non plus attendre la force et la vertu par ce que l’on sent ou ne sent pas, mais s’élever par son don de foi dans la vertu et le pouvoir de Jésus-Christ toujours communiqué, autant que l’âme en fait actuellement usage par la participation du même Jésus-Christ en la disposition du moment présent. Et c’est déchoir de Sa lumière que d’en attendre ; mais il faut sans attendre ni l’un ni l’autre, toujours en faire usage comme étant présentes, par sa disposition de petitesse et de docilité selon le moment de l’ordre divin.

14. Et ainsi finalement tout consiste en un point de petitesse et de docilité d’un enfant par foi, en quoi l’âme trouvera tout, et par où l’âme sera introduite dans les trésors de la Divinité. Hors de là jamais l’âme ne trouvera de facilité, de paix, ni de choix, tirant toujours l’eau à force de bras ; et ainsi le jardin de l’âme sera toujours desséché et les fleurs des vertus faibles et languissantes.

Tout le contraire sera si cette disposition de Jésus-Christ en foi subsiste, et est toujours vivante, toutes choses étant faciles, aidées et admirablement commodes, trouvant avoir toutes choses lorsqu’on croit n’avoir rien, et pouvoir [40] tout dans son extrême impuissance.

Mais il est vrai, comme j’ai déjà dit, qu’il faut tant mourir à son esprit propre, à sa volonté et généralement à tout soi-même, que l’on s’ennuie et que l’on perd haleine, le cœur manquant, montant la montagne ; et de cette manière l’on monte et l’on redescend ; et souvent on passe sa vie à faire et à défaire. Mais quand une fois on a monté, la facilité que l’on trouve et la beauté du pays avec les abondances que l’on y découvre paient en un moment le travail de plusieurs années. Je crois que le cœur manque à plusieurs, ne pouvant tant mourir ni souffrir. Car la vue de Jésus-Christ est pénétrante pour ne pouvoir souffrir la moindre chose qui soit impure et non dans l’ordre divin. Ce qui dit beaucoup de choses ; et à moins de beaucoup de courage et d’un affermissement constant en ce don de foi, on ne pourra jamais soutenir les obscurités, les peines, et les incertitudes de la voie de la foi nue.

4.9 On ne trouve Dieu qu’en etc. [On ne trouve Dieu qu’en mourant à soi.]

Qu’on ne peut trouver Dieu qu’en mourant à soi par toutes les croix de providence.

1. J’ai été plusieurs jours sans vous pouvoir écrire. Je commence donc celle-ci [cette lettre-ci] en vous assurant de ma joie de ce que vous êtes [indicatif] en bonne santé, et que votre âme continue dans le désir véritable d’être à Dieu selon que sa Majesté le désire de vous ; c’est-à-dire en vrai esprit de docilité. C’est par ce moyen que vous trouverez Dieu, et que vous trouverez en lui tout ce qu’il vous faut. [41]

On ne commence de trouver Dieu comme son bien véritable que lorsque l’on s’ajuste à tout ce qu’il ordonne de nous, et cela avec un esprit plein de soumission et de joie. Ayez toutes choses selon votre cœur, sans cela vous n’avez rien ; car vous n’avez pas Dieu.

2. Je vous avoue que hors de là je serais malheureux en tout : d’autant que la divine Providence [ms., p min.] est en tout crucifiante ; et mon âme ne s’ajustant pas à chaque moment, et ne trouvant son centre en se perdant et en recevant tout de la main de Dieu, n’est pas contente, mais plutôt mécontente. Je ne puis trouver Dieu lui-même que là : mais je vous avoue que ce procédé de Dieu est heureux et malheureux ; heureux, car l’on trouve incessamment Dieu lui-même, aucun moment de la vie ne pouvant subsister que par une suite de providences ; malheureux, car je remarque que chaque moment selon le dessein de Dieu m’est crucifiant, et qu’en vérité Dieu a une adresse admirable pour mettre et attacher tout homme en croix. L’homme crie et se débat pour n’y pas mourir et pour penser trouver sa paix et sa joie hors de cette ordonnance ; comme l’on voit qu’une personne malade et mourante se débat pour trouver du soulagement et pour fuir la mort : mais enfin je vois qu’après s’être bien débattu il faut mourir par les moyens que la Providence [ms., p min.] trouve ; et que d’en chercher d’autres, c’est se tromper lourdement. Mais en vérité cette science est bien difficile à comprendre ; et il est bon de travailler de bonne heure pour la comprendre.

3. Tout m’écrase ici, et je serais heureux si j’étais bien fidèle à n’y voir jamais que Dieu et à m’y rendre totalement : mais je fuis incessamment, [42] et sa bonté court après moi afin de me faire revenir. Le monde me rit par ses caresses ; mais la Providence [ms., p min.] m’attaque par tout ce que j’ai de plus sensible, qui est [qui sont] le repos et la solitude. Au nom de Dieu que ceci vous serve et à nos chers amis, afin que peu à peu vous soyez fort fidèle à apprendre vos lettres [expression] et que vous puissiez lire dans cette science.

4.10 Fidélité des âmes de foi à se combattre.

Combien il importe pour les âmes de foi d’être fidèles à se combattre sans relâche, afin de détruire la vie propre de la nature, en faisant usage pour cela de toutes les providences de leur état.

1. Afin qu’une âme avance à grands pas vers la perfection où Dieu la désire, deux choses lui sont extrêmement nécessaires.

La première : qu’elle ait un don spécial de foi, par lequel elle puisse non seulement opérer, mais encore être immédiatement élevée au-dessus de soi-même : d’autant que toute âme qui n’a que le don général de la grâce peut à la vérité beaucoup faire pour son salut, et pour une certaine perfection générale ; mais quand il s’agit de sortir de soi-même, pour entrer et marcher dans la grande région de Dieu, il faut par nécessité un don spécial pour cet effet : et par lui on fait plus en un jour que l’on ne ferait sans son aide en plusieurs années.

2. La seconde est que non seulement la personne ait ce don, mais encore qu’elle en soit assurée et certifiée : ce qui est encore un surcroît de don aussi grand que le premier ; d’autant [43] qu’il se rencontre quantité d’âmes dans lesquelles, quoiqu’elles aient le premier, même abondamment ; faute du second et de sa suite, c’est-à-dire d’un aide [ms., masc.] qui certifie, il est très souvent ou du tout inutile, ou fort diminué [syntaxe difficile] : parce que le chemin de [sic] sortir hors de soi-même est si écarté, et si au-dessus de nos lumières, que sans y penser on est toujours en soi-même par les meilleures choses que l’on fait ; la nature étant si au guet et si alerte pour trouver sa pâture, et (quand elle ne le peut tout à fait dans ses inclinations et passions) du moins dans les bonnes choses, ou dans celles où elle ne voit pas de mal, par des prétextes de bonnes intentions, où elle a toujours sa vie [syntaxe difficile]. Ce qui fait qu’un très grand nombre [d’âmes], comme je viens de dire, qui auront le don sans certitude, passeront leur vie à aller et venir, et pour le plus souvent à désirer seulement ce beau pays et cette terre promise dont elles ont l’instinct par le don que Dieu leur a donné, et qu’elles ne peuvent posséder que par une véritable, constante et indéficiente [sic] mort de soi-même.

3. Mais ces deux choses supposées en une âme, comme en celle [sing.] dont il est question, elle peut aller à grands pas et trouver la perfection ; pouvant, par le don que Dieu lui a fait et dont elle ne doit aucunement douter, continuellement mourir à soi, c’est-à-dire à ses passions ou inclinations, à son naturel, par tous les moments de sa journée, et par toutes les rencontres de providence qui lui arriveront : ce qui marque une grâce spéciale de providence, égale au don, pour mourir à soi, et par conséquent qui dit une obligation de répondre à Dieu de tous les moments de la vie, et de toutes [44] les occasions dans lesquelles elle a vécu, et où elle n’est pas morte à quelque passion ou inclination, ou à quelque chose de son naturel ; remarquant que selon cette grâce de providence spéciale, à mesure qu’elle meurt par ce don, elle reçoit [sans déterminant] lumière pour une autre providence encore plus avantageuse ; d’autant qu’une mort éclaire une autre mort, c’est-à-dire donne l’ouverture et un commencement de grâce pour une autre mort.

De plus, par ce même don elle reçoit [sans déterminant] grâce pour la vie : car jamais la mort n’est ni [ne] se trouve véritablement, que la vie ne suive. Et ainsi ayant une grâce pour la mort par succession de providences, aussi s’aperçoit-elle qu’elle trouve un certain moyen de vie, et qu’en vérité son âme prend vie par chaque chose qu’elle fait par fidélité ; de la même manière, comme nous voyons qu’une personne affaiblie et dans l’exinanition504, réparant le reste de vie qu’elle a en ses parties, par quelque bonne nourriture, non seulement reprend peu à peu la vie, mais de plus retrouve une faculté nouvelle de la reprendre encore davantage, jusqu’à ce qu’elle soit revenue en parfaite santé, et qu’ainsi elle vive, marche et opère selon ce qu’elle doit.

4. Ceci est d’une grande conséquence à remarquer, car faute de faire grand usage du don et de savoir l’estimer [pour] ce qu’il vaut, deux grands maux en arrivent, que je prie Dieu qu’ils n’arrivent pas à la personne dont il est question.

Le premier est que le plus grand compte qu’une âme aura à rendre devant Dieu sera le compte de ce don, qui étant et extraordinaire et très spécial, est aussi une charge très particulière : d’autant que pour le très-ordinaire, une [45] âme avec tel don, ne faisant pas ce qu’elle peut, c’est-à-dire ne le faisant pas valoir selon tout le pouvoir qu’elle en a par ce même don, comme j’ai dit, tombe infailliblement dans quelque grande corruption ; par la raison que l’âme, ayant les inclinations conformes à la grandeur et à l’estime de ce don, est née capable de grandes choses ; et ainsi n’y pouvant arriver que par la fidélité à ce même don, soit en mort ou en vie, elle passe sa vie comme un oiseau qui ne sait où brancher505. Elle ne peut mettre son pied en terre, son cœur a des inclinations trop hautes pour cela : elle n’a point d’arbre, c’est-à-dire qu’elle n’a point de don particulier, ni de pratique où elle pourrait un peu se reposer, comme serait quelque chose qui émanerait de son don, et qui en aurait le goût. Ainsi ne pouvant trouver rien qui lui ôte un certain ennui, une amertume de cœur et une tristesse qui la talonne [talonnent] continuellement, et ne lui laisse [laissent] pas un moment qu’elle ne fasse une réflexion amère sur ce qu’elle voit et qu’elle ne peut avoir faute d’avoir été fidèle ; à la fin, après plusieurs combats, chutes et rechutes, bons moments, mauvais moments, et enfin après une très grande quantité de renouvellements, d’avertissements et de lumières, ne pouvant subsister toujours en cet état, comme pendue sans s’étrangler, elle [l’âme] étouffe autant qu’elle le peut tous les instincts et mouvements de ce don. Car ne pouvant arriver à ce qu’elle voudrait, faute de fidélité et de vouloir faire ce qu’il faut, le Diable [ms., D maj.] se mettant aussi de la partie, elle se précipite dans des péchés non communs : car les autres [péchés ?] n’auraient pas assez de force pour étouffer et éteindre l’éclat brillant que fait le reste du don en elle ; d’autant que Dieu, qui est une bonté infinie, [46] aimant cette âme non seulement d’un amour général, comme les autres Chrétiens [ms., C maj.], mais d’un amour spécial par la raison de ce don, ne l’abandonne jamais et la tourmente toujours, jusqu’à ce qu’absolument et par un désespoir, elle ne veuille pas penser au retour, s’étant précipitée sans remède dans les péchés.

5. Et au cas que cela ne vienne pas à cette extrémité, au moins elle mène une vie fort pénible luttant incessamment contre Dieu, qui veut, et elle ne veut pas ; qui lui fait goûter et voir les choses, et elle ne peut y arriver, ne pouvant le faire que par la mort, et par une suite de morts qui donnent la vie, et qui rendent capable [sing.] de vivre continuellement par ce don. Or l’âme qui n’est pas fidèle comme il le faut à cette grâce goûte du bout des lèvres ses miséricordes, et ne peut s’en rassasier, faute de faire ce qu’il faut : elle a une soif de ce bien qu’elle expérimente de pouvoir acquérir, et n’y peut arriver ; et elle est comme ce Tantale des fables qui mourait de soif au milieu des eaux506. Si bien qu’au milieu des dons et des grâces qui sourdent et qui viennent en elle par ce divin don, elle meurt de faim et de soif des mêmes dons : et ainsi tombant et se relevant en goûtant et ne pouvant avoir, elle mène une vie fort pénible, imparfaite, et en état de ne pouvoir jamais rien faire de solide ; et il lui serait plus avantageux d’avoir eu une grâce plus médiocre que d’être honorée d’un si grand don, avec une si médiocre fidélité. Mais supposé [adv. invariable ?] sa fidélité, elle a en elle par ce don le principe de mort et de vie, et par conséquent la grâce de mourir et de vivre ; de mourir à elle-même, et de vivre en Dieu.

6. Si ceci était bien pesé par cette âme dont [47] il est question, elle ferait un cas infini de cette grâce. Car disant qu’elle a le principe et la grâce pour mourir à elle-même, c’est autant que de dire qu’elle peut, le voulant, mourir en tout moment à toutes ses inclinations, à ses passions, et à son soi-même, et par conséquent Dieu est assurément là bien plus que pour l’aider en ce pénible ouvrage, et qu’ainsi rien d’elle-même ne lui peut faire peur si elle veut ; mais qu’au contraire mettant la cognée à la racine, elle peut par le secours [divin] et la vertu divine se défaire peu à peu de ce prodigieux arbre de nous-même [sing.] enraciné dans cette terre infinie de l’amour-propre. De dire aussi que ce don aura le principe et la grâce pour vivre, c’est exprimer des choses infinies et très consolantes à une âme : car supposé [adv. inv. ?] cette vérité, tout peut devenir vie en elle, et elle pourra vivre en toutes choses, trouvant la vie en tout ; et ensuite [sic] de telle vie, et après que tout son soi-même sera vivifié par la grâce, elle peut [pourra], si sa fidélité est constante à faire usage de la plénitude du don, trouver vie en Dieu. Je ne lui dis rien de cette vie : il suffit présentement qu’elle a [qu’elle ait] la mort et la vie, comme j’ai dit, par le don qu’elle a ; et à la suite, cela étant fait, Dieu lui fera voir aussi bien la vie qu’elle peut avoir hors d’elle, comme par sa miséricorde présentement il lui donne certitude, et lui fait voir la mort et la vie qu’elle peut avoir en elle [sing. (référé ?)] par le don ; il suffit donc que je la certifie et l’exhorte d’être fidèle à trouver sa mort en s’étranglant à toute heure et à tous moments en ses passions, en ses inclinations, et en son naturel ; et cela par une vigilance sans se fatiguer, ne s’étonnant pas des peines et des cris de la nature. La vie qu’elle [48] trouvera peu à peu par ce moyen dans ses exercices de solitude, d’Oraison et de fidélité lui fera bien voir et expérimenter qu’à la suite la vie est égale à la mort ; et qu’il est impossible de mourir et de se séparer de soi-même en ses passions, inclinations et le reste, pour peu que ce soit, qu’à la suite la vie ne suive.

7. L’importance est donc d’être très exacte [fém.] à ne pas laisser passer aucune occasion [syntaxe] où il y ait à mourir ou à se séparer, sans y être fidèle ; et l’âme remarquera infailliblement que par là elle recevra lumière ou bien ouverture pour mourir en d’autres choses : et ainsi la fidélité s’augmentant, l’ouverture et la providence [ms., p min.] pour fournir de quoi se séparer et mourir, s’augmente [s’augmentent ?], de telle manière qu’insensiblement l’âme sent un certain attrait à se combattre et à mourir, qui ne lui donne point de relâche en tout temps et en toutes occasions. Pour lors elle est bien différente de ce qu’elle était autrefois, quand elle ne pouvait comprendre en quoi elle devait mourir, et de quoi elle se devait séparer, les choses changeant tout autrement : car elle commence à comprendre que la mort et le combat contre soi-même est [sont] lumineux et qu’ainsi plus elle est fidèle, plus elle voit en quoi mourir.

8. Après un long temps de fidélité, et de morts assez obscures et ténébreuses, l’âme découvre peu à peu le moyen par lequel cela s’opère, et qui est le principe qui l’anime et qui l’éclaire sourdement507 et ténébreusement : ce qui l’encourage beaucoup, et lui donne grande inclination pour cette divine foi, qui dans son commencement a pour effet cette mort et [cette] séparation de soi-même ; laquelle [lesquelles] s’augmentant peu à peu, aussi la foi augmente, et cette augmentation [49] de foi donne lieu à une plus ample mort par une découverte plus étendue de ce qu’il y a à mourir en la nature. Ainsi peu à peu la foi éclairant en sa manière, et l’âme mourant par son moyen, la foi devient si grande, que bien que jusqu’à la fin de la vie il y ait toujours mort, car il y aura toujours à mourir, cependant l’âme commence à expérimenter par ce divin moyen quelque principe de vie ; ce qui l’encourage encore davantage à la mort : et pour lors elle voit qu’autant qu’elle est fidèle à mourir, les exercices intérieurs et extérieurs, la solitude, la lecture et l’Oraison lui donnent une certaine vie qui l’anime, et lui donne [sing.] lieu de pouvoir encore plus mourir. Voilà comment la mort et la vie se succèdent, et aussi de quelle manière et par quel moyen elles s’opèrent en l’âme, et enfin comment l’âme y doit être fidèle.

9. Il vous reste donc, voyant fort clairement ce que vous devez faire, et ayant le moyen entre vos mains, de travailler efficacement, ne donnant aucun relâche [masc.] à votre âme, selon l’étendue de sa lumière, jusqu’à ce que ce divin don de foi y soit si bien établi par la mort et par la vie, que vous trouviez plus de goût et de satisfaction en ces choses que dans tous les plaisirs des créatures et dans toutes les joies que vous pouvez trouver dans votre vie propre en suivant ses inclinations et ses penchants [ms., panchans]. Tout ce qu’il y a donc à faire absolument est de se mettre en œuvre, et de travailler tout de bon, sans se donner aucun relâche [masc.] ; et assurément vous verrez par expérience la vérité de tout ce que je vous dis.

10. Mais prenez garde que la nature fine et cauteleuse508 ne vous séduise en un million d’occasions ; [50] d’autant qu’elle est toujours au guet pour soutenir son droit et sa vie et qu’elle vous laissera très volontiers faire Oraison, pratiquer beaucoup de belles choses, recevoir beaucoup de dons de Dieu, mais toujours en y trouvant sa pâture et y conservant sa vie furtivement : et si vous découvrez sa finesse, et que vous sapiez [(attention) subj.] généreusement ses inclinations de vivre, vous verrez quantité de chagrins, d’ennuis, et d’autres telles productions de la nature, qui vous donneront beaucoup de peines. Mais ne cessez de la poursuivre ; car sachez pour tout assuré que pour ce qui la touche, elle ne cessera jamais de raffiner [sic (sans objet)] afin de trouver son compte et sa vie en toutes choses. Elle se campe un temps dans les créatures, et en un million de petites choses créées, dans lesquelles l’âme vit par inclination : si on se prive de ces choses, elle ne meurt pas pour cela ; elle se ragrafe à d’autres choses dans lesquelles elle vit : ainsi elle passe de branche en branche, vivant tantôt dans les créatures auxquelles on est lié, un autre temps [ms., autre-tems] dans des dévotions que l’on prend par affection sensible. Et ainsi vous remarquerez (supposé [adv. inv. ?] la fidélité à cette divine lumière de la foi que vous la surprendrez toujours vivante, peu ou beaucoup en toutes choses, soit humaines ou divines : ce qui étant découvert par de certaines [sic] âmes fort fidèles, elles sont entrées en une telle haine d’elles-mêmes, et en une générosité si forte, que redoublant peu à peu leur fidélité à faire usage du don, elles ont tellement terrassé cette vie propre que peu à peu elles se sont mises beaucoup hors de ses griffes.

11. Quelques autres moins fidèles et non [51] assez sur leur garde, faute de fidélité, se sont laissées tellement ronger par cette misérable [entendre : par cette misérable nature, ou vie propre], qu’après s’en être aperçues [revoir accord avec pronom « en »], elles ont trouvé qu’elle avait la meilleure part à tout ce qu’elles ont fait, et qu’elles ont reçu de Dieu. Quelques-unes même [sans s] vont jusque-là, faute de mort et de vigilance à mourir, que pensant vivre des vertus, de l’Oraison, et de Dieu même, elles ont découvert que la nature seule en vivait ; et qu’ainsi, par son adresse et sa finesse, elle trouve aussi bien le moyen de vivre dans les vertus et dans les choses fort relevées qu’en soi-même : car la vie propre lui est si chère et si enracinée en elle-même, que ne pouvant trouver à vivre en soi, elle aime mieux vivre dans les choses saintes que de mourir : ce qui est un mal qui ne se peut exprimer, et que la seule suite du don de foi courageuse et victorieuse peut découvrir, la foi ayant uniquement le pouvoir de tirer l’âme hors d’elle-même, et hors des griffes de l’amour-propre, et de sa vie propriétaire.

12. Ne vous étonnez donc pas si un entretien pris naturellement, une attache à quelque chose, quelque précipitation, et un million d’autres choses qui vous surviennent, vous jetant dans le procédé et la vie naturelle, vous enfoncent dans vous-même [sans s], et par conséquent vous dérobent le trésor que Dieu a mis dans votre âme. Ce qui vous fait perdre beaucoup de temps, jusqu’à ce que telle chose soit remédiée en rentrant dans votre mort, et par conséquent dans ce qui vous donne la vie : sans quoi l’âme est toujours hors d’œuvre en tout ce qu’elle fait, soit en Oraison, lecture [sans s], ou solitude, travaillant toujours avec peine, jusqu’à ce qu’elle soit remise [52] en sa place, et qu’elle recommence à vivre ; ce qu’elle expérimentera quelquefois durer du temps [sic], et cela selon la vie propre qu’elle aura eue dans la créature, et dans ce qu’elle aura fait.

13. Pour finir, il faut que vous soyez impitoyable sur vous-même [sing.] pour ne vous rien réserver, où Dieu vous fera voir soit par lui-même, ou par autrui, en quoi vous viviez [imparfait] propriétairement, en quelque manière que ce soit : car assurez-vous que telle chose est si dangereuse en l’âme qu’elle est de la nature du feu, qui commence souvent par une flammèche et qui peu à peu et à l’insu devient un grand incendie qui met les choses sans remède. Ainsi en est-il des propriétés où la nature s’attache : une liaison à quelque personne, une inclination naturelle pour quelque chose, une promptitude en suivant son naturel, et un million de telles choses n’étant pas étouffées dans leur commencement, prennent vie peu à peu, trouvant la nature toute disposée, et comme de la poudre à canon pour s’enflammer. Et ainsi souvent ces choses, étant négligées, deviennent si promptement sans remède qu’ensuite il faut des miracles non seulement pour les remédier, mais pour les découvrir à l’âme et lui faire voir qu’elles [ces choses] lui sont périlleuses au point qu’elles le sont.

De plus, comme tel travail sur soi-même pour sa destruction propre est pénible et long, il faut que vous soyez fort fidèle à vous nourrir en l’Oraison et dans la solitude, où le don de foi trouve facilement sa vie ; et ainsi y trouvant lumière, force et amour, vous serez soutenue et fortifiée [fém.] pour mourir et pour vivre aux dépens de vous-même. [53]

14. Remarquez que l’état où Dieu vous appelle étant dans l’ordre de Dieu sur vous, (supposé [inv. ?] votre fidélité, comme il est marqué ci-dessus), vous y trouverez en pratique tout ce qui vous sera nécessaire pour la mort et la vie. Et ainsi vous remarquerez, par la lumière du même don de foi, qu’il y a une providence spéciale de Dieu, attachée à l’état et à la condition où Dieu nous appelle pour nous faire trouver la mort et la vie, selon le degré du don où nous sommes, et selon la fidélité à ce même don, sans que l’âme ait besoin que Dieu prenne des procédés extraordinaires pour se communiquer ; la providence de son état contenant et renfermant toutes choses pour elle. Ce qui est spécial aux âmes que Dieu conduit par le don de foi : c’est pourquoi Dieu ne change presque jamais ce procédé pour se communiquer à telle âme, se rabaissant aux visions et aux révélations ; le degré de leur état et de leur condition étant dans sa providence divine un moyen plus relevé. [Rupture ? (Devrait-on fusionner [ou souder] ces deux phrases ?)] Pour les âmes élevées et ornées par le don de foi que ces choses, quoique surnaturelles. Ce qui vous doit porter à un respect et à une fidélité très grande à l’égard de la moindre chose qui touche votre état et votre condition, sans laisser échapper la plus petite pratique, étant d’un prix infini que vous y soyez fidèle ; cette fidélité faisant trouver la mort et la vie, selon le degré où vous en serez. [54]

4.11. S’établir en Dieu

Passer au-dessus de toutes les vicissitudes des sens pour s’établir en Dieu au milieu des embarras de notre état.

1. Pour répondre à la vôtre, il me suffirait de vous renvoyer votre lettre, parce qu’il est certain que vous faites usage de votre état comme vous le devez. Mais cependant comme il est fort utile de savoir chaque chose dans son principe et d’être éclairé, non seulement de ce que l’on doit faire, mais de la raison pourquoi on le doit faire, je vous dirai que, comme il est certain que le mouvement tend au repos et que l’action désire insensiblement la quiétude, ainsi Dieu permet que notre naturel expérimente très souvent des vicissitudes et je dis plus, qu’il soit ordinairement en vicissitudes afin d’acquérir et de posséder à la suite la stabilité. Ainsi soyez assuré que, quelque grâce que Dieu donne à votre âme, quelque fidélité que vous tâchiez d’apporter pour suivre Dieu à grand pas, tout cela n’empêchera pas les vicissitudes et les allées et les venues non seulement de Dieu, mais encore des sécheresses et même des faiblesses des sens et de l’esprit, afin que par tout ce procédé l’âme tâche peu à peu de se posséder en se perdant, et de jouir de tout en n’ayant rien sur quoi s’appuyer ; et de cette manière vous verrez et expérimenterez qu’étant fidèle à perdre de vue, non seulement votre paix, votre goût et votre assurance, mais encore toute certitude de Dieu, vous émousserez merveilleusement bien cette précipitation active de votre naturel ; et que par ce moyen [55] sans moyen, vous établirez une stabilité, qui, moins qu’elle sera établie sur le perceptible et sur le sensible que vous recevez en vos exercices et en ce que vous faites, sera plus sûre et plus solidement stable et affermie.

2.Et afin de vous découvrir la vérité de ce que je vous dis, observez par la disposition que vous expérimentez en telles rencontres, que la raison pourquoi vous êtes suspendu, et ne savez plus où vous en êtes, est par ce que vous perdez par cette instabilité les petits goûts des sens qui vous occupaient, et qu’ainsi les sens perdant leurs pâturages deviennent vagabonds sans savoir où donner de la tête ; et comme vous n’êtes pas assez aguerri, et ne faites pas assez la distinction de la volont et des sens, vous vous croyez vagabond, et n’avoir rien, parce que vos sens n’ont rien : et cependant vous pourriez tout avoir en vous tenant ferme et assuré par votre perte. Car la foi qui est la maîtresse et qui doit conduire notre volonté peut la prendre en ces occasions par la main et la conduire sans moyen perceptible, mais en se perdant et en se laissant à Dieu, qui est en nous et toujours avec nous, sans que toutes ces vicissitudes de goût et de non-goûts de brouilleries et de paix puisse changer son amour et sa présence en nous. Et heureuse l’âme qui sait marcher avec fidélité par toutes ces vicissitudes, en s’abandonnant et en s’assurant sur Dieu ! Car elle peut plus faire en un quart d’heure quoique pénible et incertaine, qu’elle ne pourrait faire en bien des années avec tous les goûts des sens et toutes les assurances que l’âme pourrait avoir sur tout son perceptible, c’est-à-dire sur tout ce qu’elle pourrait avoir de plus [56 calme et de plus reposé dans sa solitude.

3. Ainsi, Monsieur, allez hardiment et bonnement où Dieu vous appelle dans votre emploi, et ne craignez pas que le bruit et l’embarras de la guerre puisse pénétrer jusques dans le fond de votre volonté, la tenant unie à Dieu par la perte de vous-même, et des choses mêmes qui pourraient faire votre emploi très saint dans la solitude. Pour cet effet ne vous amusez pas à voir ni expérimenter votre mutabilité et les changements qui se font dans votre âme ; ne vous arrêtez non plus à vos fautes et à toutes les faiblesses qui vous pourraient arriver par les embarras de votre état : passez au-dessus de toutes ces choses et vous en servez même par une confiance totale en Dieu, afin d’arriver plus promptement à Lui ; et par ce moyen vous trouverez que la paix s’établira solidement dans votre âme et qu’elle deviendra ferme et stable. Je vous désire extrêmement cette disposition, afin que vous puissiez vous outrepasser si solidement que vous établissiez votre état : et par là vous ferez vraiment régner Dieu ; et ainsi non seulement tout vous deviendra oraison, mais encore toutes ces choses de votre état quelque contraire qu’elles paraissent, vous deviendront des moyens de pureté et de sainteté pour faire régner Dieu.

4. Je me ris des gens du monde qui croient que la grandeur de courage ne se trouve qu’à exposer sa vie et à affronter les périls. Je crois que véritablement il s’en trouve plus à chercher Dieu hardiment audessus de soi-même et de toutes choses en se perdant véritablement ; et qu’ainsi c’est vraiment avoir du courage que de mépriser tout ce qui peut être de grand pour [57] rencontrer le véritable solide. Et vous verrez que par ce procédé non seulement vos affaires intérieures s’établiront davantage, mais même que le naturel y trouvera son compte par un plus grand solide.

J’oubliais à vous dire que Dieu Se sert également de tout moyen pour nous procurer notre avantage : tantôt Il Se sert des faiblesses de notre corps, tantôt de nos défauts, une autre fois les affaires et les grands embarras nous causeront de l’inquiétude, et ainsi une infinité de moyens tendent par la main secrète de Dieu à une même fin ; et le secret est d’y découvrir la main de Dieu et ne se mettre pas sans peine d’un moyen qui serait plus perceptible, recevant les choses comme Dieu nous les donne, en mourant à nous et nous tranquillisant. Je suis à vous de tout mon cœur.

4.12 Se laisser aux croix de providence.

Se laisser avec courage à toutes les croix de providence et s’ajuster à elles, nonobstant les sentiments contraires.

1. J’aurais tous les désirs du monde de me donner l’honneur et la consolation de vous aller voir pour vous aider à porter votre croix en [en] prenant moi-même une partie ; mais mon incommodité n’est pas encore en état de me le permettre.

Je vous dirai donc qu’il est de la dernière importance de se laisser beaucoup en la main de Dieu, pour non seulement souffrir avec patience ce qu’il permet [de] nous arriver ; mais encore, qui plus est, pour être comme le jouet de sa divine Providence [ms., p. min.], qui nous ballotte comme il [58] lui plaît, et qui dans ce jeu ne laisse pas, si nous sommes fidèles, de nous faire arriver heureusement au point heureux où il nous désire. C’est pour ce sujet qu’il nous survient tantôt une croix, tantôt une autre, et que même ces sortes de croix sont souvent bizarres, afin de nous apprendre non seulement à devenir crucifiés ; mais encore à nous ajuster à sa mode.

2. C’est pourquoi ne vous étonnez pas donc ni de vos croix ni de leur nature, ni même de la peine que vous avez à vous y ajuster : non seulement cela n’est pas un défaut que Dieu vous impute ; mais c’est une chose nécessaire, afin que non seulement par la peine à porter la croix, mais aussi par la difficulté à nous y ajuster, il nous fasse peu à peu arriver à la pureté que telles croix demandent de nous.

3. Mais comme vous me dites : ce n’est point la croix qui me peine tant, c’est le sentiment de mes défauts à m’y ajuster ; c’est mon peu d’amour et de stabilité pour les porter avec étendue et fermeté. Je sais bien que ces choses sont en vous ; et elles vous servent même par le moyen de la pointe de la croix qui fait sortir ces mauvais sentiments ; car par ce moyen, portant non seulement la pointe de la croix, mais le sentiment impur qui est en vous, insensiblement la croix prend sa place. Beaucoup de saintes âmes disent que la croix de Notre-Seigneur se trouvant peu proportionnée à son corps, il fallut par nécessité à force de bras et par des douleurs extrêmes, non pas ajuster la croix au corps, mais le corps à la croix afin d’en faire un crucifié. Regardez donc d’une vue générale toutes les providences crucifiantes sans vous amuser à leur diversité, au peu de raison [59] et aux bizarreries dont elles sont causées ; et regardez tout cela comme une croix divine à laquelle il faut nous ajuster. Ne prétendez pas, je vous prie, l’ajuster à vous, mais bien vous y ajuster ; et ce sera non seulement par les peines que les piqûres de la croix vous causeront, mais encore par la difficulté que vous rencontrerez en vous par vos défauts et votre peu d’ajustement, que vous y trouverez votre place.

4. Et ainsi je vous assure que vous n’aurez guère moins de mal à vous pouvoir ajuster à la croix, qu’à vous y tenir y étant crucifiée [fém.] ; et je crois que Notre-Seigneur n’a guère moins souffert pour y être ajusté qu’il a souffert y étant attaché. Cependant il est très certain qu’envisageant la beauté des croix et les merveilleux effets qu’elles opèrent en nous, on voudrait bien être assez heureux d’y participer ; mais aussitôt qu’elles s’approchent pour nous y ajuster, c’est où est la douleur. Et assurément jamais cela ne s’exécutera sans le sentiment et la purification d’un million de défauts contraires à cette divine croix. Et c’est pourquoi Notre-Seigneur parlant de sa croix, et de son effet en lui, la compare à un pressoir509 lequel presse le vin ; et comme le pressoir en faisant son effet, fait sortir tout ce qui est dans la grappe, ainsi la croix étant appliquée à une âme, par nécessité de son opération fait sortir tout ce qui lui est contraire. C’est pour cet effet que la croix a toutes nos dimensions de hauteur et de largeur, afin qu’il n’y ait rien en nous qui ne puisse être et qui ne doive être sous ce pressoir, pour en faire sortir l’impur par ce moyen, et [60] nous insinuer par un miracle inconnu la vie divine de Jésus-Christ.

5. Qu’y a-t-il donc à faire dans l’état présent ? sinon vous laisser à la Providence [ms., p. min.], qui tantôt se sert d’une chose, tantôt d’une autre, qui se sert aussi bien de vos sentiments impurs et contraires à la croix que de tous les autres moyens. Qu’y a-t-il donc à faire encore une fois ? sinon vous laisser humblement en la main de Dieu, et tâcher de souffrir avec courage et fidélité ; et lorsque vous n’y avez pas réussi, revenir humblement à vous, et ainsi vous rajuster à votre croix, et de cette manière vous rajuster tant et tant de fois à elle, que vous vous proportionniez [subj.] à ce qu’elle veut.

6. Je ne m’amuse donc pas à vous consoler en particulier sur la guerre, ni sur les autres sujets de croix que vous avez. Vous avez trop de cœur, et j’espère que vous aurez trop de grâce, pour vous amuser à ce faible moyen. Relevez votre courage, et vous assurez [et assurez-vous] que Dieu vous présentant cette croix, il n’est pas un trompeur pour vous offrir une chose impossible ; il vous donnera assurément, en vous donnant la croix, la grâce de vous y ajuster. Mais que vous n’y ayez pas bien de la peine, et que tout vous-même ne crie pas les hauts cris, je ne vous le promets pas ; car je ne crois nullement que cet ajustement se puisse faire comme Dieu le désire, sans toute la douleur possible de votre part ; et c’est même en quoi consiste le bonheur de la croix et du crucifiement. [61]

4.13 S’ajuster à l’ordre de Dieu.

S’ajuster à l’ordre Dieu tant en ses exercices qu’en toutes les rencontres de providence, sans se laisser entraîner à la mélancolie.

1. Pour répondre à la vôtre, je vous dis qu’il ne faut point vous étonner des vicissitudes que vous expérimentez tantôt de facilités [pluriel], tout aussitôt de grandes ténèbres : cette manière d’agir du côté de Dieu est utile à l’âme, pour l’obliger de s’ajuster à sa volonté et à son procédé. Tout ce qu’il y a à craindre est que cela ne cause en vous [ms., italiques] des vicissitudes. Car pour l’ordinaire les âmes au degré où vous êtes sont ferventes et désireuses de leur perfection, quand les choses les touchent sensiblement et avec quelque goût ; et au contraire elles deviennent fort abattues quand elles n’ont pas du côté de Dieu ce qu’elles désirent : ce qui les soutient dans un amour-propre [ms., sans tiret] de propre conduite, qui leur fait beaucoup de tort. Le dessein de Dieu dans les vicissitudes est d’obliger l’âme de s’ajuster peu à peu à sa conduite en mourant à la sienne propre : et ainsi quoique ces choses nous paraissent vicissitudes à cause de la diversité de ténèbres et de lumières, cependant les regardant dans le dessein de Dieu, il est toujours le même ; et c’est cela que l’on doit considérer spécialement dans ce que Dieu fait ou ne fait pas en nous.

2. Et il est de grande conséquence pour une âme qui veut avancer, et qui veut faire fruit de toutes les grâces que Dieu est prêt de lui donner incessamment en tous ses exercices, de se [62] bien posséder en paix et en humilité ; afin d’y envisager seulement l’ordre de Dieu, qui sera toujours uniforme selon son dessein, sans s’arrêter beaucoup sur ce que cet ordre fait ou ne fait pas, c’est-à-dire si nous sommes d’une manière ou d’une autre, tâchant de nous ajuster simplement à toutes celles [objet ? (entendre : les croix ?)] que Dieu voudra de nous : et par là tout devient utile, soit les sécheresses ou les facilités, la lumière ou les ténèbres. Et quand cela n’est pas, il n’y point d’heure dans la journée que l’on ne soit démonté, et que l’on ne veuille quelque chose qu’on n’a pas ; ce qui empêche beaucoup la pratique des vertus en toutes rencontres : car cet ajustement à l’ordre de Dieu (comme je vous le dis) est une semence continuelle de toute vertu, comme on peut voir dans l’expérience des rencontres journalières depuis le matin jusqu’au soir.

3. Tâchez de faire tout ce que vous pourrez pour contrarier votre volonté propre, et pour être fort fidèle à vous laisser exercer aux créatures selon les occurrences et les providences qui se rencontreront. Outre que vous en avez [indicatif] beaucoup de besoin selon votre naturel prompt, il est certain que ce procédé est de grande utilité pour nous faire mourir en diverses rencontres ; d’autant que les créatures sont très propres pour exercer notre amour-propre [tiret ajouté], et pour nous donner des occasions d’y mourir.

4. Il faut observer comme une chose de grande conséquence que la suite fidèle de ce procédé de mort à soi-même cause souvent un certain fonds [ms., avec s] de mélancolie, à cause qu’on prive la nature de sa liberté et de sa pâture, et qu’elle se sent souvent ennuyée de toujours de combat — [63] tre sans que l’âme voie [subj.] beaucoup de fruit [ms., sans s] de tout cela. Il est de la dernière conséquence de se posséder autant qu’on le peut sans se laisser entraîner par cette mélancolie : car pour peu qu’on lui donne le dessus, insensiblement l’amour-propre se jette avec avidité pour se repaître des créatures et d’un million de petits soulagements, qui au lieu de consoler embarrassent l’âme, la tenant comme suspendue sans savoir à quoi elle se doit déterminer. Mais pour remédier à cela il est de grande importance de combattre extrêmement ce grand fonds [ms., avec s] de mélancolie, afin de réduire par là peu à peu l’âme à son devoir et à la pratique patiente et humble des vertus qui se présentent.

5. Comme il est certain qu’il ne nous arrive jamais rien que par un ordre de Dieu très spécial, et par une conduite de sa divine Sagesse [ms., S maj.], nous ne devons point faire de distinction des occasions que nous avons de pratiquer la vertu et de mourir à nous-mêmes, soit qu’elles nous viennent par les rencontres de providence de Dieu dans notre état, ou bien par des maux de notre corps ; tout est égal dans la main de Dieu : et quand on veut s’en servir selon son dessein, on y trouve assurément une source féconde de perfections [pluriel]. Ne vous occupez donc pas facilement de réflexions de la nature sur votre mal des yeux ; car comme elle est fort délicate en son amour-propre, ses incommodités vous causeront continuellement un abattement et un ennui qui pourrait [qui pourraient] nuire beaucoup à votre perfection. Tout au contraire consolez-vous dans l’envisagement de l’ordre de Dieu, et tâchez doucement d’y ajuster votre âme, afin qu’elle se nourrisse de la volonté de Dieu dans toutes ces rencontres. [64]

4.14 Discernement des désirs. Moyen de trouver Dieu.

Comment discerner si les désirs sont de Dieu. Que la fidélité à suivre l’ordre divin en mourant à soi par tout ce qui nous arrive est le vrai moyen de trouver Dieu et toutes choses en lui.

Ma chère mère.

1. C’est avec bien de la joie et du désir de votre perfection que je réponds à la vôtre, souhaitant fort que mes lumières vous soient autant utiles que vous avez de désir de recevoir des aides et des secours pour votre intérieur. Je vous dirai donc que jusqu’à ce que l’âme soit extrêmement anéantie en Dieu, elle doit avoir pour suspect [s] [ms., sing.] les désirs trop empressés et violents, même des bonnes choses.

2. C’est pourquoi quand on aperçoit son âme en désirs [pluriel], il faut remarquer deux choses. La première, si ces désirs sont avec quelque onction et une certaine joie intérieure qui nous marque [marquent ?] le principe d’où ils viennent, établissant le repos intérieur à mesure que l’âme se laisse écouler en désirs [pluriel] : et plus même ces désirs viennent de la source, plus on les a et plus on les renouvelle ; plus cette disposition s’établit. La seconde [point-virgule remplacé par un deux-points] : que tels désirs venant de la source et étant acceptables, par conséquent ils sont beaucoup féconds, et produisent leurs effets au temps qu’ils excitent l’âme et la renouvellent : [a] insi quand une âme s’aperçoit que les désirs qui l’agitent ne sont pas féconds au degré qu’elle [sic (au degré où elle)] est excitée, mais plutôt qu’elle se lasse et dessèche [65] intérieurement, elle doit juger que tels désirs ne sont pas de la source, mais seulement de saintes affections, qui ont de la bonté et du mérite devant Dieu ; mais dont cependant, par le dérèglement que l’âme peut avoir en leur exercice, elle peut aussi recevoir du déchet.

3. Ceci supposé, vous pouvez donc juger tant des désirs de mourir que vous avez eus que des désirs de la fréquente Confession [ms., C maj.]. Telles pratiques peuvent être saintes et par mouvement divin, quoique non si relevé [ms., masc. sing.], l’anéantissement n’étant pas beaucoup avancé. C’est pourquoi il ne faut pas rejeter tous désirs ni toutes saintes pratiques, mais tâcher de les examiner et de les peser sur ces principes, afin que l’on n’outrepasse point le moment de son degré.

4. Où il faut observer que plusieurs âmes se trompent souvent, qui, ou ayant de l’anéantissement déjà en quelque perfection, ou en [(en)] ayant entendu parler, croient et pratiquent même qu’on ne peut arriver à l’anéantissement que par l’anéantissement même, et par conséquent anéantissant toutes choses : ce qui leur peut nuire beaucoup ; d’autant qu’elles ne mettent pas assez de règle à la voie pour y arriver. C’est pourquoi il faut prendre garde que nous ne devons [indicatif] pas posséder propriétairement les pratiques et les désirs que nous avons, en voulant toujours nous y tenir par attache, ni aussi les anéantir tous devant [i.e. avant] le temps : mais qu’il faut peu à peu observer les mouvements de son cœur, qui sont les signals [sic] de tel esprit [ms., e min.] de Dieu, afin qu’humblement et doucement on aille par les désirs et les moyens qui nous sont inspirés ; mais aussi que l’on soit humble et soumis à quitter chaque chose, quand et comment il le faut, sans vouloir [66] s’y attacher propriétairement comme à quelque chose de saint et de grand, où la nature trouve sa pâture.

5. Tout ceci supposé, vous pouvez bien voir ce qu’il y a eu de Dieu et du vôtre dans vos désirs de mourir et dans la pratique réitérée pour votre Confession [ms., C maj.]. Après l’avoir découvert, il faut humblement le rectifier par retour en abandon et en perte en Dieu. Et tout ceci est de grande conséquence, afin d’observer la manière d’agir de Dieu pour conduire une âme à l’anéantissement, sans quoi l’on brouille toujours et l’on met en confusion sa voie : car il est pour le moins aussi dangereux de trop tard ou trop tôt anéantir chaque chose, que de posséder propriétairement quelque sainte pratique ; et même par le premier, l’âme se brouille et s’égare davantage en sa voie qu’elle ne fait en ajoutant par le second, pouvant plus facilement aussi rectifier les choses quand on a ajouté, ou que l’on s’est possédé propriétairement, que lorsque l’on a anéanti les moyens avec trop de précipitation. Et ce que vous me dites qui vous est arrivé après, que vous avez été mieux, me fait voir que vous y avez pu ajouter : mais cependant ne vous en étonnez point et tâchez seulement de bien concevoir ce que je vous dis, afin que peu à peu la pratique s’établisse conformément à ces principes.

6. Il est très vrai, et uniquement vrai, que tout le bonheur d’une âme consiste à s’ajuster incessamment et peu à peu au moment de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive et par tout ce qui nous arrive, soit intérieur soit extérieur, dans notre état et condition [sic]. Cet ordre, quel qu’il soit, c’est-à-dire renversant ou établissant, rebutant ou nous donnant lumière, enfin géné — [67] ralement quel qu’il puisse être, est rempli de toute perfection, de toute bonté, et tout amour sur l’âme ; et le manque qu’il n’opère pas ces effets [sic] ne vient pas de Dieu, mais de nous : de manière que peu à peu, nous y ajustant, nous venons à y trouver non seulement notre perfection, notre pureté, et notre bonheur, mais même à la suite le Dieu de notre bonheur. C’est pourquoi quiconque sait incessamment défaillir en sa volonté propre, en son jugement et généralement en tout ce qui est de soi-même pour se laisser conduire au gré de l’ordre divin, qui est proprement tout ce qui nous arrive de moment en moment, sait sans faute faire tout et recevoir tout ce qu’il faut pour notre perfection, notre bonheur présent et même futur.

7. Ce langage est obscur faute d’expérience, et il ne se clarifie en notre âme que par la réelle pratique et la réelle mort que les moments de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive peuvent opérer en nous et faire de nous. Qui sait se laisser manier et se laisser dévorer à toutes choses et par toutes choses, trouve en peu [sic] le moyen très sûr de se purifier, et de détruire en soi tout ce que jamais on n’aurait connu par une autre manière, qui cependant aurait toujours été un empêchement essentiel pour nous arrêter et ne pouvoir arriver aux desseins de Dieu. Car cela seul nous peut figurer et nous accommoder, de manière qu’à la suite on est étonné que les choses qui nous semblaient si éloignées et si contraires se trouvent cependant si bien ajustées, qu’il est certain qu’après plusieurs années d’abandon à l’ordre divin on trouve son âme si bien appropriée pour être et pour vivre en Dieu, que l’on trouve pour certain que la seule [68] fidélité à mourir incessamment par chaque moment de tel ordre en ce qui arrive, a été suffisant de faire et d’opérer [sic (a été suffisante pour faire et pour opérer)] ce merveilleux effet.

8. Où il faut remarquer que l’on n’a point besoin d’aller chercher bien loin des choses pour nous purifier et pour nous aider à aller en Dieu ; mais qu’en vérité par une Sagesse [ms., S maj.] admirable sur chaque âme tout y est si divinement réglé, qu’elle n’a qu’à se contenter et à s’ajuster en mourant à soi par tous les moments de ce qui lui arrive, gardant une paix, une tranquillité et un abandon qui soutiennent l’âme en disposition afin que Dieu opère ce qu’il désire par ces moments : par là sans savoir comment l’âme trouve que ses yeux lui sont ouverts, et que Dieu est infiniment plus proche d’elle qu’elle n’est elle-même [cf. Augustin, Confessions].

9. Par tout ce que dessus [sic] et par ce procédé l’âme est peu à peu disposée à l’anéantissement, où vraiment elle trouve Dieu et toutes choses en Dieu. Car comme par le moment des providences Dieu l’a fait mourir à soi et à toutes choses, ainsi dans l’anéantissement elle trouve également Dieu et toutes choses en Dieu, mais cela par succession : car elle trouve premièrement Dieu avant que de trouver les choses en Dieu ; et s’y établissant aussi peu à peu par le même procédé qu’elle a commencé à le trouver [syntaxe], enfin elle commence à trouver chaque chose en lui et par conséquent expérimente que Dieu ne nous ôte jamais par ses providences ni lui, ni rien de lui que pour nous le donner au centuple.

10. Mais il faut remarquer que cet anéantissement et ces découvertes de toutes choses en Dieu et en Jésus-Christ sont un long temps en la volonté et en affection lumineuse avant que [69] d’être en réel anéantissement. Et le moyen de découvrir ces différences est que lorsque ces choses ne sont encore qu’en affection lumineuse, elles ne sont pas en unité parfaite ni permanente, mais sont en changement perpétuel, ce que l’âme ne peut découvrir sinon après être bien passée ce degré. Tout au contraire quand elles [ces « choses »] sont en anéantissement réel, tout est permanent et la même chose, quoique toujours différemment, Dieu étant un objet infiniment multiplié en son unité ; si bien que l’âme sent en soi, quoique n’ayant rien, une stabilité pour demeurer en anéantissement ainsi en Dieu, et elle trouve tout en lui.

11. Je dis ceci afin que vous ne vous étonniez pas des diversités de votre âme : car tantôt vous croiriez [ms., conditionnel (mais le futur serait préférable)] voir toutes choses en Dieu et en Jésus-Christ, et tout aussitôt vous ne verrez [futur] plus rien, votre degré n’étant encore que dans l’affection ; c’est pourquoi la seule mort et le seul anéantissement de toutes choses par l’ordre divin pourront purifier votre degré et en mourant à vous, le rendre réel.

Laissez-vous donc doucement agiter par tous les petits désirs que vous aurez d’être en Dieu et [non] plus en vous-même. Allez de cette manière insensiblement toujours mourant et vivant ; et vous trouverez que toutes choses vous aideront autant vraiment qu’elles mettront la mort dans votre cœur.

12. Il est aisé, conformément à ce que vous me dites et à ce que je viens de dire, de se convaincre qu’il suffit que vous alliez par toutes choses sans aucunes choses [pluriel nég.] : car en vérité toutes choses sont égales en la main de Dieu ; il n’y a que nous seuls qui y mettions [sic (ms., imparfait] de la différence. [70] Ce qu’à la suite on expérimente être très vrai, mais avant que d’en être là, chaque chose nous fait mourir un million de fois ; et par là insensiblement Jésus-Christ est découvert comme [étant] vraiment l’effet de la mort et de l’opération divine en mort en nous : ce qui sollicite notre âme à n’avoir d’autres mouvements, d’autres inclinations, et d’autres désirs que les siens. Mais combien de peines, et combien de douleurs avant que cela soit effectif ! Il suffit que l’âme en soit précautionnée afin qu’elle ne s’étonne et [= ni] de la longueur et [= ni] du poids de Dieu pour effectuer cette peine.

13. Pour ce que vous me dites touchant votre corps, il faut prendre garde de ne rien faire par soi-même sous prétexte d’austérité ou de pureté intérieure ; c’est pourquoi je m’expliquerais à un Médecin [ms., M maj.], et tâcherais de voir bonnement ce que je dois faire, et de me soumettre.

Pour ce qui est de vos Examens [ms., E maj.] [point-virgule remplacé par le deux-points] : qu’ils soient courts et simples, tenant votre âme en sa lumière, afin d’y découvrir les fautes que vous y avez faites, et ainsi y remédier par le même procédé sans vous multiplier beaucoup. L’âme qui est déjà en lumière divine fait toutes choses sans se multiplier en plusieurs actes ; d’autant que cette lumière approchant de Dieu fait en elle et par elle toutes ces multiplicités en simplicité : et c’est le privilège de l’esprit de la foi qui s’est saisi d’un esprit et d’un cœur.

Finissons s’il vous plaît, en vous disant que Dieu est un feu consumant510, qu’il faut qu’il consume beaucoup de choses : et tâchez humblement et peu à peu de beaucoup mourir afin qu’il vous trouve digne de vous dépouiller vraiment de ce [71] qui n’est point lui, ce qui s’effectuera par toute l’étendue du moyen que je vous ai dit.

4.15 La foi fait trouver Dieu par Jésus-Christ.

Que la foi, en nous nourrissant de Jésus-Christ, et nous faisant par là mourir peu à peu à nous-mêmes, nous fait trouver par lui Dieu et toutes ses merveilles.

1. Il est très certain que qui veut solidement marcher doit prendre Jésus-Christ non seulement pour son guide, mais encore pour sa voie : et marcher toujours par lui est faire plus de chemin en un jour que l’on ne ferait en plusieurs années par quelque pratique que l’on puisse prendre. Je ne saurais l’exprimer mieux que de vous dire que Jésus-Christ est vraiment le consommé de toute voie, de toutes vertus et de toutes grâces ; et qu’ainsi une âme qui est assez heureuse d’être ragoûtée de lui n’a qu’à suavement et dans un saint repos y avaler les morceaux : car il les a tous mâchés lui-même, ou plutôt il est une viande toute [(sic) revoir règle : tout, toute] apprêtée. J’avoue que le palais humain, sensible et raisonnable, y trouve de l’amertume ; mais étant une fois passée [accord : fém.] au cœur, c’est une douceur qui donne la vie, ou pour mieux dire, qui est la vie qui anime insensiblement votre pauvre âme. Heureuse donc l’âme qui simplement et humblement devient amoureuse de Jésus-Christ. Car de cette manière un Dieu pauvre, abject, soumis, petit et le reste, lui devient en ce même Jésus-Christ véritable nourriture.

2. Il est vrai qu’il faut qu’avant que cela soit, et qu’elle puisse, comme j’ai dit, se nourrir de [72] Jésus-Christ, et trouver en lui sa pauvreté et le reste comme nourriture, qu’elle ait longtemps labouré et travaillé par quelque pratique pénible et laborieuse, afin que l’amour de la pauvreté, de l’obéissance, de l’humilité, et le reste, soit en elle : mais après avoir gagné et fait quelque fruit, l’âme par la miséricorde de Notre-Seigneur est disposée à ce repos, qui n’est pas oisiveté ni fainéantise, mais qui est plutôt un véritable travail ; puisque l’on gagne plus par là en se nourrissant de Jésus-Christ que l’on n’avait [ms., négation] fait par les peines et les soins précédents, qui n’étaient que des dispositions à cette nourriture.

Cette nourriture de Jésus-Christ, quoiqu’en repos et en plus de simplicité, n’est pas pour demeurer là les bras croisés en ne faisant rien. C’est tout au contraire. On se nourrit de Jésus-Christ pauvre pour devenir pauvre ; on se nourrit de Jésus-Christ obéissant pour devenir obéissant, et le reste. De telle manière que plus on mange de Jésus-Christ et de cette sacrée viande511 ; plus il s’élève en l’âme un insatiable désir de s’en repaître jusqu’à ce qu’enfin on s’en puisse nourrir dans le sein paternel.

3. Ô si les âmes savaient comment imperceptiblement et presque sans y penser (en mourant peu à peu à elles-mêmes par cette divine nourriture de Jésus-Christ, laquelle au commencement est bien multipliée, ensuite se simplifie un peu par le repos, après devient encore plus simple, plus on s’en nourrit en mourant et sortant de soi), comment, dis-je, Jésus-Christ prend possession d’elles et les trompe heureusement en s’insinuant en elles et par là les perdant vraiment en Dieu ! [syntaxe] Mais, ô malheur ! personne ne [73] veut goûter ni approcher de Jésus-Christ, chacun se contente (je dis même les plus saints) de le voir de loin, les meilleurs d’un peu plus proche : mais pour s’en nourrir, très peu le veulent. Cependant personne n’arrivera au Père que par lui512.

4. N’avez-vous jamais pris garde à l’adresse de ces pêcheurs ? Ils vous mettent un appât ou un ver à l’hameçon, et par là ils trompent les poissons et les ont. Le Père Éternel, nous voulant avoir dans son sein comme étant le lieu et le centre de notre âme, a envoyé Jésus-Christ en terre pour prendre à l’hameçon notre âme et ainsi nous séduire et tromper agréablement, et nous faire par ce moyen trouver le lieu pour lequel nous sommes créés : c’est pourquoi Jésus-Christ dit ces belles paroles : ego sum vermis513.

5. Je sais quelques âmes lesquelles sans le savoir ont été assez heureuses d’avoir été séduites de cette manière ; qui peu à peu en se nourrissant de Jésus-Christ, et en devenant par là [de] plus en plus amoureuses, s’en sont tant repues [accord] qu’enfin mourant et s’oubliant elles-mêmes, sans y penser elles ont trouvé que ce pauvre Jésus-Christ abject et tout petit était vraiment le Verbe Divin caché et voilé sous ces mépris, ces obéissances, ces petitesses, ces confusions qui nourrissaient ces âmes, et que par là étant devenues fortes pour supporter le Verbe Éternel engendré de toute éternité et toujours engendré de nouveau, ce Verbe divin a été engendré en elles [cf. notamment Tauler], ou pour mieux dire, que Jésus-Christ, dont elles se sont tant et tant diversement nourries, est le même [74] Verbe en elles. Je coupe ici court ; car ceci paraît trop relevé, quoiqu’en vérité il ne l’est pas à une âme qui sait mourir à soi en se nourrissant de Jésus-Christ.

6. Si nous ne voyons dans cette vie cet heureux et admirable mystère de Jésus-Christ, nous le verrons dans l’éternité ; où nous serons étonnés de voir combien dans le dessein de Dieu les choses ont été faciles, et comment par le mystère de l’Incarnation et par la vie humainement divine de Jésus-Christ communiqué [e] [ms., masc. sing.] en la terre, nous pouvions [imparfait] jouir de lui et avoir dès cette vie accès à la génération éternelle du Verbe dans le sein de son Père Éternel ; et par là à la participation du S. [Saint — ] Esprit. Cependant tout cela est du grec514 pour les âmes, faute de s’approcher de Jésus-Christ, pour vraiment s’en nourrir et s’asseoir par conséquent à la table qui est mise et parée. Personne ne veut s’y asseoir : on honore et respecte les choses ; mais pour y prendre part, peu le veulent comme il faut. Cette pauvreté de Jésus-Christ, cette abjection, cette petitesse effraie [effraient], et l’on regarde tout au plus Jésus-Christ comme un Dieu que l’on honore et que l’on croit ; mais sans entrer dans la vérité et le dessein du mystère de l’Incarnation qui est ce que je viens de dire.

7. Laissez-vous donc tromper au nom de Dieu, nourrissez-vous et vous repaissez [et repaissez-vous] de Jésus-Christ par ses divins mystères, et par là mourrez et mourrez un million de fois ; et vous verrez l’heureuse tromperie du Père Éternel pour donner et communiquer son Verbe. Qu’il y a de mystères profonds et infinis en ceci ! Et qui saurait comme il est en vérité, comment [75] un Dieu humanisé en tous ses états et en sa sainte vie est la nourriture, la pureté et la mort de la créature, afin de disposer l’âme par ces choses propres à la créature, à l’Incréé [(attention) ms., i min.] caché en elle515, on en serait à jamais charmé ; et les moments de la vie seraient infiniment précieux à telle âme, pour s’occuper de Jésus-Christ, et pour se repaître de lui en ses divins mystères, selon que la Ste. [Sainte] Église nous les communique. Mais qui saurait comment ce même Dieu pauvre et abject, etc. en ses divins mystères est le Verbe Éternel, et comment incessamment le Père Éternel l’engendre, serait encore bien plus étonné : car il découvrirait que cette communication de pauvre, d’enfant, d’abject, et le reste de ses divins mystères, n’est que pour l’avoir [sic (objet ?)] et être capable [sing.] de l’inconnu en lui. Nous l’avons donc par nos yeux, et notre esprit le voit dans ses mystères pour le trouver en jouissance par sa génération dans le sein du Père Éternel, non seulement dans l’éternité de gloire, mais dès cette vie ; et le premier n’est que pour avoir le second et pour en jouir.

8. Je ne m’étonne point du tout si quantité de pauvres paysans sans lettres, mais avec beaucoup de fidélité et de petitesse d’esprit viennent peu à peu à comprendre ces mystères et ce qui est plus, à jouir très abondamment non seulement de Jésus-Christ dans ses divins mystères, mais encore de la génération éternelle ; comprenant des [ms., des, et non : les] merveilles des Personnes divines, et exprimant admirablement bien comment le Père engendre son Fils, et comment du Père et du Fils le S. [Saint — ] Esprit procède, non par des lumières passagères, mais par des expériences réelles et très véritables qui se renouvellent [76] aussi profondément et subitement, c’est-à-dire de moment en moment, que la jouissance de Jésus-Christ pauvre, abject, inconnu, etc. est profonde et que par là ils [ces pauvres paysans ?] sont morts et meurent encore incessamment à eux-mêmes.

Ce ne sera donc jamais que par la réelle expérience du pauvre Jésus-Christ que les âmes seront assez fortunées de trouver et d’arriver dès cette vie à la jouissance des grandeurs éternelles. Et quand cela arrive par ce moyen, ne croyez pas que ces choses sont [indicatif] sont trop hautes ; non, cela n’est pas. Comme il est très certain que la mesure de la communication de Dieu est la profondeur de la communication de Jésus-Christ par laquelle on meurt à soi ; aussi, autant que l’on a et que l’on jouit des Personnes divines, autant on est mort à soi et jamais cela ne se peut d’une autre manière. Les Doctes en ont des pensées, mais fort incertaines et fort courtes : les petits et les humbles qui se sont perdus en mourant à soi par Jésus-Christ, arrivent à en jouir profondément, certainement et sans limites ; car n’étant plus ou étant devenus rien, ils ne craignent plus de se perdre dans cet infini océan [ou mieux : Océan ?], dans lequel ils voient ces infinis mystères sans hésiter, et ne pouvant jamais s’en rassasier par la capacité qu’elles [(erreur [?]) non pas : qu’elles, mais : qu’ils (?)] ont acquise dans le pauvre Jésus-Christ.

9. Sur cette heureuse tromperie par laquelle le Père Éternel engendre son Verbe en nous516 et nous ainsi venons [et nous venons ainsi] à jouir des Personnes divines, il me vient en mémoire la tromperie du Démon [ms., D maj.] dans le paradis terrestre. Il prend la figure du Serpent et persuade de cette manière à [sic] Ève qu’ils seraient des Dieux517, s’ils mangeaient de la pomme. Il se travestit sous la figure du [77] Serpent et de plus il leur propose d’être grands ; et par là il leur fit perdre Dieu, et ainsi ils deviennent dans un rien véritable. Dieu, pour réparer l’homme, cache ses grandeurs sous la figure d’un homme ; et comme l’homme pour être quelque chose a perdu Dieu, aussi pour retrouver Dieu, il faut que ce soit en étant rien par Jésus-Christ.

10. Heureuse l’âme qui devient donc amoureuse de Jésus-Christ ! Car sans crainte, à peu de frais, et sans tant d’embarras, elle peut se purifier, ensuite elle peut par ce moyen mourir à soi et par là vivre et devenir capable des grandeurs divines. Si l’on savait ceci, comme il est en vérité, les années [(i.e., les années liturgiques)] seraient infiniment précieuses ; car comme les divins mystères de Jésus-Christ se renouvellent chaque année, aussi son amour et sa joie redoublerait [redoubleraient] incessamment : car peu à peu la foi, qui est la véritable lumière par laquelle ces choses s’opèrent effectivement et véritablement, s’augmentant, aussi cette application et cette jouissance de Jésus-Christ serait [seraient] toujours sans rassasiement, et chaque fête et chaque mystère serait [ou : seraient] un banquet continuel conformément à ces noces518 dont par parle Jésus-Christ dans le S. [Saint] Évangile.

Mais afin que cela soit vraiment, il faut mourir à nous-mêmes, et peu à peu laisser apetisser nos esprits ; autrement la foi ne les possédera [ou : possèdera] jamais, sans laquelle cependant jamais rien de tout cela ne se communiquera. Car comme dans la gloire tout est communiqué en lumière de gloire, aussi rien ne se donne ici que par la foi et en la foi, par laquelle l’âme envisage Jésus-Christ et jouit de Jésus-Christ et par là de [78] toutes choses, et ainsi peu à peu Jésus-Christ prend en elle leur [sic] place519.

11. Il est vrai que je ne saurais comment finir en envisageant cet heureux bonheur d’avoir Jésus-Christ et de pouvoir par son moyen arriver à la jouissance des Personne divines. Le Paradis [ms., P maj.] est donc en terre, et la terre est le Paradis, où l’on peut arriver à un si grand bien, dont la vue claire fera la béatitude après la mort. Je vous avoue que dans cette divine lumière, une Communion [ms., C maj.], un jour de fête comme la Nativité ou quelque autre [ms., quelqu’autre] mystère, me paraît [me paraissent] un trésor infini dont un cœur ne peut se rassasier. Mais ce qui me charme par-dessus tout est de remarquer comment, dans ce qui paraît si facile par Jésus-Christ en la terre, la génération éternelle du Verbe s’y communique, et en elle tout le reste ; c’est-à-dire [que] les Personnes divines sont communiquées selon ce qu’elles sont en vérité par ce divin moyen et selon le degré où l’âme en est. Ce ne sont donc pas des pensées relevées ni des désirs à l’infini qui nous moyennent [ms., moiennent] ce bonheur. C’est le rien en Jésus-Christ qui opère, et [qui] va toujours opérant cette merveille, laquelle se renouvelle à tout moment inconnuement [ms., inconnûment] en l’âme capable de cette divine merveille.

12. Il n’est non plus nécessaire de grand ressouvenir. Jésus-Christ est l’ouvrier qui ne cesse jamais d’opérer ses merveilles en une âme humble et amoureuse de lui et éclairée de la foi. Il suffit que ce divin grain de froment soit semé en notre âme, et que l’âme soit dans les temps [sic] fidèle, afin qu’il croisse ; et peu à peu il fait ses démarches et vient en maturité, qui sont [pluriel], selon cette comparaison de Jésus-Christ, les divers [79] degrés de communication de Jésus-Christ. En Jésus-Christ est donc tout et l’on y trouve toutes choses, aussi bien pour le temps que pour l’éternité.

13. Aimable parole, qui met vraiment la paix dans un cœur ! Ô don de Dieu, Sagesse éternelle, par laquelle ce divin mystère a été trouvé, que vous êtes aimable et charmante. [ms., sans exclamation]. Peut-on jamais douter que tout le désir du Père Éternel est sa communication pleine pour les pauvres créatures éclairées de la foi de Jésus-Christ ? Quoi ! perdre un moment de la vie si précieux ! Quoi ! n’être pas charmé de joie et n’être pas hors de soi en chaque divin mystère qui se donne véritablement et réellement aux âmes éclairées de la foi ! Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et [lecture difficile] qui ont cru520 [sans exclamation].

Qu’une âme éclairée de Jésus-Christ et qui a découvert sa beauté est heureuse ; puisqu’en vérité elle n’a besoin d’aller ni en haut ni en bas, trouvant tout en lui et recevant tout par lui ! Le Père Éternel le parle incessamment ; car c’est sa Parole divine incarnée pour les hommes. Il l’engendre incessamment ; car c’est son Verbe : et par lui il nous dit tout, et en lui il nous engendre ; et nous participons à la Génération Éternelle, et en elle nous jouissons des Personnes divines.

14. Que c’est avec une sage raison que les Saints Anges, éclairés divinement de ce divin mystère de Jésus-Christ dans son étendue, annoncent cette merveille aux hommes : gloria in excelsis Deo521, etc. que la gloire de Dieu est rétablie, et que la paix est vraiment dans la terre ! car le moyen de n’avoir une vraie et générale [80] paix, ayant et découvrant ce que Jésus-Christ nous est ? [syntaxe problématique] Tous nos désirs se doivent donc calmer et toutes nos prétentions se terminer en Jésus-Christ, dans lequel et par lequel l’âme trouve et a tout selon le degré où elle en est par la foi, et en son degré de lumière de foi.

15. Pardonnez-moi si j’ai pris insensiblement le vol haut : mais il est comme impossible de parler de Jésus-Christ avec quelque lumière de grâce, sans qu’il échappe quelque éclat de sa grandeur, et quelque effet de sa magnificence et de son amour pour les hommes, qui bornent autant ce même amour qu’ils ne veulent point mourir à eux et être vraiment humbles et petits ; car assurément la mesure de sa profusion est l’étendue de notre véritable petitesse. Et c’est où plusieurs se trompent qui croient qu’être simples [pluriel] est seulement avoir peu de pensées : c’est bien quelque chose, mais non le tout ; car une âme devient autant simple et en repos qu’elle devient petite aux yeux de Dieu et aux siens propres. Je dis aux yeux de Dieu, se laissant traiter de lui comme il veut. Je dis aux siens, ne s’estimant rien et se contentant de son pauvre rien.

Travaillez donc au nom de Dieu à vous simplifier de cette manière, et vous trouverez la vraie paix, dans laquelle vous vous pourrez nourrir abondamment de Jésus-Christ comme je vous viens de dire.

4.16 Mourir pour trouver la vie.

Qu’il faut mourir pour trouver la vie.

1. Je ne puis avoir un moment que je ne vous dise de mes nouvelles [sémantique]. Je vous avoue [81] que toutes choses m’apprennent plus que jamais le bonheur que l’on trouve en travaillant à sa mort, et à jouir vraiment de Jésus-Christ ; sans cela ce n’est que corruption. Il me semble que c’est comme un arbre dont les racines sont hors de la terre : il perd sa verdure, et sa vie à la suite, et ne porte plus de fruit ; sa seule demeure est dans son centre qui est la terre dont il tire tout.

2. Hélas ! nous nous étonnons souvent de tant de chutes par aveuglement et faute de lumière. On est surpris que les passions sont si vives et qu’elles font des échappées inopinément et prévenant [voir Littré] la raison, et d’un million d’autres choses qui arrivent incessamment ; enfin l’on voit peu à peu que l’on va mourant et desséchant : et l’on ne s’aperçoit pas que cela est comme naturel, parce qu’en vérité l’on ne vit pas où est sa véritable vie. Heureuse donc l’âme qui par sa mort vit, et qui en mourant acquiert la vie !

3. Ceci est pénible au commencement, car il faut faire des séparations et des retranchements pénibles ; mais à la suite la vie naturelle n’a rien de si doux que cette vie dans la vraie vie : et pour demeurer dans notre comparaison, c’est un paradis continuel à un arbre de tirer doucement et agréablement sa nourriture et sa vie de son élément. Tous les autres [états ?] hors cet état lui sont comme contraires, ils lui nuisent quand cela n’est pas. Qu’il y a là de grandes vérités à expliquer, pour qui aurait du temps ! [82]

4.17 Solitude. Mourir à soi.

Avantages de la solitude et de la fidélité à mourir à soi.

1. Quoique le travail soit pour Dieu, cela n’empêche pas que l’âme ne trouve encore sa nourriture plus amplement et plus solidement dans l’Oraison et la solitude. Je vois cela dans mon expérience. Je vous avoue que je me suis nourri en nourrissant les autres : mais présentement ce pain ne pourrait pas être ma nourriture. Il faut une solitude nouvelle qui purifie encore davantage et qui par conséquent mette [subj.] l’âme dans un degré de communication plus substantielle. C’est [ce] après quoi je cours et ce que mon âme désire sans désirs, afin que selon le degré qu’elle obtiendra en solitude et en silence elle soit et devienne capable d’un nouvel agir plus substantiel.

2. Je vois que ces deux choses ou ces deux états vont s’établir : le silence et la solitude pour donner lieu au Verbe divin de s’écouler et s’engendrer dans le centre de l’âme [cf. notamment Tauler] ; et après, l’agir selon la providence et l’occurrence, par lequel ce même Verbe engendré en l’âme, et qui est vraiment nourriture dans le silence de la solitude, s’écoule sur les autres. Mais comme il se trouve infinis degrés [sic] en cela, le degré d’agir est purifié et relevé par la solitude. D’où vient que je remarque que trois ou quatre mois de solitude rétabliront mon âme dans tout un autre [sic] degré de pureté que celui où je suis ; et que l’écoulement au prochain dans lequel je suis, quoique aux [ms., quoiqu’aux] autres il paraisse fort nourrissant, ne [83] pourrait pas cependant nourrir mon âme. Il faut par nécessité qu’un autre degré plus substantiel s’écoule en une solitude nouvelle, afin de trouver une nourriture plus substantielle. Il me semble que je suis comme ces personnes du monde qui font leur fortune : ils haussent leur état et leur table selon le fonds [ms., avec s] qu’ils acquièrent de nouveau, jusqu’à ce qu’ils aient mis leur fonds suffisant pour établir une maison selon leur dessein : et pour lors l’agir et la solitude sont égaux, c’est-à-dire l’agir est solitude, et la solitude est agir.

3. Heureuse l’âme à laquelle Jésus-Christ est découvert ; car en vérité la solitude et l’agir peu à peu le reçoivent pour en jouir ! Prenez courage, travaillez fortement, et ne vous donnez point de relâche. Selon que vous me dites, renouvelez-vous incessamment, afin que peu à peu en mourant et en vous corrigeant la lumière s’insinue insensiblement en votre intérieur.

Heureuse l’âme dont Dieu prend le soin et la peine de la faire mourir à soi-même par les contrariétés, croix et peines du moment présent ! Sa mort est sa vie, et sa purification est sa lumière ; car il se fait par là en elle un fonds de silence tant intérieur qu’extérieur ; qui la rend capable d’entendre Dieu, de le voir et d’en jouir heureusement. Mais qu’il faut mourir ! Demandons-le incessamment afin que nous ne nous remplissions pas incessamment de nos propres inventions et de nous-mêmes. [84]

4.18 Mort à soi.

La mort à soi-même fait trouver la source de vie.

1. Ce que je vous écrivis dernièrement, que vous dites être bien relevé, l’est assurément : mais cela a été par ouverture de cœur, vous parlant de ce qui se faisait. Ce n’est qu’un petit commencement de Jésus-Christ, et une effusion encore fort médiocre de son Esprit. Il est vrai que c’est l’explication comment [sic] cette communication se fait.

2. Nous trouvons dans la vie de plus plusieurs Saints et Saintes qu’ils parlent de cette communication et qu’ils la marquent ; mais très peu nous disent la manière : ce qui serait une grande consolation ; d’autant que par là on pourrait voir et découvrir quelque chose de la grâce si elle se donnait à nous. Nous voyons bien dans la vie de S. [Saint] François Xavier [1506-1552] les merveilleux effets de Jésus-Christ en lui pour ses fatigues et pour les conversions des âmes ; mais il ne nous dit pas la manière que [sic (dont)] Jésus-Christ s’est écoulé en lui. C’est un mystère. Or cette manière dans la vérité est, qu’ayant trouvé Dieu en lui par la mort de soi-même, le Père Éternel ne faisant incessamment qu’engendrer son Fils, il lui donne part à cette Génération522 [ms., G maj. (souvent ailleurs chez Bertot : g min.)], qui est le véritable écoulement dont Jésus-Christ parle à la Samaritaine [cf. Jean 4:1-30].

3. Quand une personne certifiée qu’une source d’eau est dans son jardin travaille à fouir pour la trouver, que peut-il espérer quand il a suffisamment foui, sinon que cette source par [85] elle-même donne des eaux claires ? De même, quand on a trouvé la source qui est le Père des lumières [cf. notamment Jacques 1:17], que doit-on espérer sinon que cette eau rejaillisse et soit donnée ? Ô qui le saurait ! et qu’elle est agréable ! Elle rassasie et rend fécond tout le parterre de l’âme [sans exclamation].

4. Mais pourquoi vous parler de cela, d’autant que vous n’en êtes pas encore là ? Je le fais pour vous donner le goût et pour animer votre âme, afin que vous sachiez en vérité que la mort qui s’effectue par chaque providence fait trouver la source même.

Mourez donc incessamment : car je vous avoue que tout mon bonheur et [que] toute la grâce de Notre-Seigneur est d’avoir en main des occasions de mourir, sans m’informer d’où elles me viennent. C’est assez qu’elles soient, sans m’en mettre en peine, l’unique bonheur de la vie.

5. Il ne faut pas s’étonner si l’on parle hautement en parlant de la Génération [ms., G maj.] du Verbe, et de l’effet véritable du même Verbe dans l’âme. Un pauvre paysan, ayant trouvé dans son champ une belle source, la peut avoir et en jouir aussi véritablement que s’il était un Prince [ms., P maj.]. Ce que je dis matériellement, je l’applique au spirituel. Un pauvre homme bien abject et grand pécheur peut tant avoir d’occasions de mourir à soi-même, qu’il y meurt et qu’il trouve la source qui est Dieu. L’ayant trouvée [fém. (source)], quoique ce soit un trésor infini, il en jouit à son aise et s’en rassasie, sans crainte de la tarir.

6. Heureuse source qui n’est autre chose que le sein du Père ! Mais quittons-la, descendons pour cueillir des violettes, travaillons peu à peu à mourir, et à être fidèles aux petites occasions soit d’Oraison, de séparation, ou d’autres me — [86] nues occurrences de providence de notre état. Tout le malheur est quand nous avons des lumières ou demi-lumières, soit par nous ou par autrui, [mot(s) manquant(s) ?] des choses, et que nous ne les poursuivons pas comme il faut, par de méchantes raisons que nous jugeons quelquefois bonnes.

4.19 Mort à soi. [Même titre (d’entête) que celui de la Lettre précédente.]

On ne trouve la lumière de vérité, tant pour soi que pour aider le prochain, que par la fidélité à mourir à soi.

1. Je prie Notre-Seigneur de vous continuer votre bonne santé comme une chose de grande conséquence pour l’Oraison et pour votre dessein de perfection. Travaillez au nom de Dieu pendant que Notre-Seigneur vous fait cette grâce.

Il faut faire pour votre perfection ce que vous me conseillez pour le mauvais chemin de ce pays : il faut tâcher de le passer durant le beau temps. Je vous en dis autant. Au nom de Dieu mourez, et mourez en vous crevant les yeux durant que la lumière luit ; car cette lumière fera croître les instincts qui insensiblement vous porteront au pur amour.

2. Vous ne devez pas vous étonner de ces contraires que vous expérimentez en vous. Je le sais par la miséricorde de Dieu ; et assurez-vous que vous les verrez et les expérimenterez encore bien plus à la suite, jusqu’à ce que la mort véritable et l’enfance simple vous ait [aient] fait trouver en grande pureté ce que les instincts réveillent en vous, qui est très caché et dont vous ne pouvez jouir à votre aise : [p] arlant aux autres il en découle sur vous, et sur les autres [ce] qui [87] vous met en ferveur et les autres aussi ; ce qui causera effet dans l’une [sic] et dans les autres, autant que vous vous séparerez de vous, et que vous mourrez constamment.

3. Ô si vous saviez, cher enfant523, ce que j’apprends tous les jours sur cela de certaines âmes ! Deux autres personnes dont [sic] je viens de voir, l’un [e] et l’autre m’en ont parlé et fait le récit ; ca [r ?] je ne les ai pu voir. Ces pauvres âmes sont, comme vous voyez dans certains lieux, des fontaines que les passants ont remplies [ms., accord] de pierres : elles ont de l’eau à la vérité, mais sans qu’elles en puissent donner ; ou si elles [les âmes] en donnent, elle [l’eau] est toute bourbeuse : et il faut qu’elles [les âmes] souffrent qu’on les cure524, et qu’on leur ôte ces pierres, et elles ne trouvent personne qui le fasse ; et selon toute apparence elles demeureront telles : cependant j’en ai bu autrefois de bonne et excellente eau.

4. Ce que vous sentez et pourquoi vous avez des instincts est assurément quelque pressentiment de source dans votre fond [sans s], dont je ne doute point par la miséricorde du bon Dieu ; mais il en faut faire la recherche par la mort et l’oubli de vous-même [ms., vous-mêmes]. Par la miséricorde de Dieu j’en crois autant de N… [ms., points de suspension] ; mais par un divers canal et par différents moyens dont je vous ai tant parlé et vous parlerai encore Dieu aidant.

5. Vous êtes les causes que [sic] j’adore incessamment la divine Providence [ms., p min.] ; car cela est si extraordinaire d’en trouver une goutte, que de cent personnes vous n’en trouvez pas une qui en ait goûté. Et cependant bienheureux qui en a goûté pour peu que ce soit ! mais aussi malheureux s’il n’est pas fidèle : car ces goûts ne [88] se trouvant dans les créatures ni en soi-même ; l’âme est toujours impatiente de se satisfaire de l’un ou de l’autre. C’est cette petite goutte d’eau qui donne un goût secret, quoique tant mélangé d’autres goûts à cause des misères qui nous accompagnent, que l’on est toujours en haleine et toujours mécontent ; ce qui incessamment à la suite fait goûter Jésus-Christ. Car l’on comprend peu à peu qu’il est le vrai torrent d’eau [Guyon] dont on a un je-ne-sais-quoi [ms., italique (mais sans sans tirets)] : mais fouissez, fouissez, encore une fois, pour la trouver [cette eau].

6. Vous me dites que cette disposition d’enfant pour boire un peu de cette goutte d’eau vous est si nécessaire que même votre salut y est attaché : cela est vrai. Devenez telle [fém.] et vous expérimenterez l’infini. Si je vous l’exprimais, vous croiriez que ce serait exagération. Poursuivez les vues générales et particulières, car c’est là votre bonheur. Et vous devez être assurée [fém.] que les instincts s’attacheront toujours à ce qu’il y aura à détruire, et que si vous y êtes fidèle, Dieu en donnera incessamment la lumière aux autres ; ce que vous pouvez empêcher absolument par la disposition contraire à l’enfance et au simple abandon.

7. Heureuse l’âme éclairée de la lumière de la vérité ! C’est un point qui contient tout, et dans la suite duquel on trouve tout ; mais cela ne se rencontre que par la mort et autant que la mort est. Je prie de tout mon cœur le grand S. [Saint] Denis qu’il vous obtienne un peu de participation à cette lumière dont il a tant été éclairé. C’est une chose surprenante et que j’expérimente tous les jours ; savoir une âme qui en a un peu, toutes choses lui servent admirablement, [89] et spécialement les occasions de mort [sing.] et d’humiliations [plur.] : les autres qui n’ont pas encore ce bonheur trouvent de la corruption en tout. C’est comme une pauvre personne embourbée dans quelque mauvais chemin : quand elle pense se retirer d’un côté, elle s’enfonce de l’autre, à moins qu’il ne lui vienne du secours. Ce secours est Jésus-Christ, ou quelqu’un envoyé par lui avant qu’il vienne, qui dise [subj.] de ses nouvelles et qu’il approche et vient [indicatif] trouver cette pauvre créature.

8. Ô que cette lumière est un grand secours pour aider les autres quand elle est venue à ce degré ! car elle est très longtemps [ms., très-long tems] en l’âme pour faire son occupation propre et pour la faire sortir hors de soi ; mais commençant à être un peu forte, l’aurore commence à devenir jour : pour lors on peut aider les âmes avec facilité ; sans cela je ne vois pas le moyen de le faire, c’est marcher la nuit à tâtons. D’être sans cette vérité [de ?] Jésus-Christ pleinement solitaire [sic], c’est se tuer. Aussi, d’aider plusieurs âmes sans cette même vérité beaucoup avancée, c’est se troubler incessamment ; car c’est chercher quelque chose de conséquence en plein minuit. Je vous parle de cela pour vous dire qu’assurément une âme qui ne craint pas de se faire du mal, et qui ainsi meurt peu à peu à soi, trouve insensiblement Jésus-Christ pour son occupation en solitude et pour sa lumière dans l’aide des autres. Mais ô Dieu ! qu’il faut devenir petite [fém.] et enfant pour cela, non un temps, mais toujours ! [90]

4.20 Mort à soi. [Même titre d’entête que ceux des deux Lettres précédentes.]

La mort à soi est l’abrégé de tout.

1. Je bénis Dieu de la continuation de vos désirs pour être tout de bon à Notre-Seigneur. C’est le seul bonheur de la vie, tout le reste n’étant que fange. Ce qui doit exciter une âme qui a la lumière de ne pas se donner de relâche, afin que peu à peu cette lumière croisse525, pour découvrir de plus en plus ce que l’on est pour le détruire : et par là on expérimentera assurément cette maxime que mourant à tout ce que l’on est, on jouit de ce que l’on n’est pas, [à] savoir de Dieu. Et voilà le seul chemin de ces vrais Solitaires [ms., S maj.] qui venaient à jouir si véritablement de Dieu, qu’ils l’avaient plus réellement qu’ils ne se possédaient eux-mêmes. Mais pour en venir là, même de bien loin, il faut mourir tant et tant à ses passions et inclinations que c’est le seul langage qu’il faut avoir dans la bouche.

2. Un grand Solitaire et extrêmement plein de Dieu alla voir un autre Solitaire d’une grâce encore plus sublime. Étant arrivé de parler à cet excellent Solitaire des grandeurs de Dieu et d’autres choses fort relevées, durant tout le discours ce Solitaire se tut et ne dit pas un mot, dont cet autre Solitaire fut fort étonné, et même touché qu’ayant fait un si grand chemin pour l’aller voir, il ne lui disait pas même un mot de Dieu. Il fit réponse à cette plainte, que pour lui il ne connaissait que le bien de mourir à soi-même, et que s’il lui avait parlé de cela, il aurait rompu le silence. Ce qu’il fit, l’autre lui [91] parlant de la mort de ses inclinations et de soi-même ; d’où il tira tant de lumière qu’il en fut ravi et connut que mourir à soi était l’abrégé de tout, le fonds [avec s] de toute lumière, et la clef des trésors de Dieu.

4.21 La Croix [ms., C maj.] supplée aux exercices.

Que la grâce crucifiante supplée aux exercices spirituels, quand on s’en voit privé par ordre de Dieu.

1. J’ai adoré la providence [ms., p min.] qui m’a privé de la consolation de vous voir ; et j’ai tâché de suppléer à ce défaut, vous trouvant où je vous désire beaucoup. Prenez courage au nom de Dieu, et apprenez incessamment et de moment en moment que toutes les croix et [que] toutes les providences crucifiantes non seulement nous disposent et nous préparent au salut, mais encore nous façonnent et nous ajustent pour être vraiment selon le cœur de Dieu.

2. C’est pourquoi, mon très cher M., tâchez au lieu où vous êtes, et en exerçant la charge que Dieu vous a mise entre les mains, de faire tout ce qu’il vous sera possible pour bien continuer vos petits exercices d’Oraison, de récollection, de présence de Dieu durant le jour ; et le repos intérieur, comme une disposition générale pour faire bien ces exercices. Et lorsque vous ne le pouvez, vos affaires vous en dérobant le moyen, je suis assuré que Dieu ne manquera point de vous fournir des grâces crucifiantes, par lesquelles, si vous êtes fidèle, vous suppléerez éminemment aux autres exercices. Car il est certain, comme l’expérience le fait [92] voir, que la pointe douloureuse de toutes les croix non seulement les contient tous [ces exercices] en éminence, quelque saints qu’ils soient, mais encore en communique les grâces éminemment et dignement. Pour ce qui est de vos Communions [ms., C maj.] et autres exercices extérieurs [(erreur) ms., extérieures], faites selon que vous pourrez.

4.22 Agréer notre humiliation.

Recevoir avec abandon et reconnaissance tout ce qui nous arrive d’humiliant et nous conduit à notre néant.

Notre-Seigneur [ms., trait d’union] Jésus-Christ soit notre unique amour pour jamais526 !

1. Je vous assure que mon cœur ressent autant qu’il est possible tout ce que le vôtre reçoit de grâces et de miséricordes [pluriel] de sa bonté. Nous ne saurions assez nous abandonner entre les mains de Dieu, ni recevoir avec un cœur assez satisfait tout ce que sa bonté ordonne de nous ; car il ne se peut rien de mieux et de plus ordonné pour notre bien. Comme les yeux sont fort aveugles au fait de nous connaître, souvent nous trouvons secrètement mauvais ce qui nous arrive : mais, ô Dieu ! cher Frère [ms., F maj.], quand les yeux s’ouvrent par la lumière de vérité, pour lors nous commençons peu à peu à découvrir qu’il y a un ordre admirable dans tout ce qui nous arrive, sans exception de rien : ce qui est un secret qu’il faut adorer sans le vouloir comprendre. Cela est si vrai, que la lumière étant un peu abondante, elle nous découvre qu’il ne se pouvait rien de mieux pour la [93] maladie dont nous étions secrètement et inconnuement malades.

2. Il y a deux choses à faire aussitôt que cette lumière amoureuse, que j’appelle lumière de vérité, est donnée.

La première est de donner lieu à cette lumière, autant qu’on le peut et qu’elle fait effet, d’ouvrir les yeux pour se voir avec humiliation et connaissance de sa misère. Mais quand on s’aperçoit que la nature commence à s’inquiéter secrètement, pour lors il faut adroitement divertir cet effet qui n’est pas causé par la lumière, mais bien par la nature, qui ploie quelquefois sous la pesanteur de l’accident ou de la providence [ms., p min.] par lequel [par lesquels] Dieu éclaire.

La seconde est de se renouveler très souvent dans le désir amoureux d’être au bon Dieu par la véritable mort de nous-mêmes, dont Dieu éclairera assurément si l’on est fidèle : car son opération est une [(erreur) ms., un] lumière aussi bien qu’elle est [un] feu pour purifier par les providences et les accidents journaliers, et spécialement en certaines rencontres extraordinaires dont l’effet dure longtemps.

3. Prenez courage au nom de Dieu, et nonobstant que vous soyez pauvre, et que votre intérieur soit fort obscur, continuez vos exercices et votre Oraison. Tendez toujours à l’intérieur, mais par la voie de l’humilité et de l’anéantissement de vos sentiments, et spécialement par la mort de vous-même opérée par un effet secret de votre humiliation. Car vous ne sauriez assez croire combien la Sagesse [ms., S maj.] divine a été amoureuse à votre endroit en cette rencontre, sans laquelle peut-être fussiez-vous demeuré [masc. (« cher Frère » : supra)] [94] toute votre vie embourbé dans le fumier de vous-même.

4. Je ne puis finir qu’en admirant l’amour paternel de Dieu sur vous, et combien il aura d’effet si vous êtes fidèle à en porter le véritable effet. Si les hommes savaient comment les humiliations, spécialement [celles] qui suppriment notre nous-même [sans s] à l’égard de Dieu, sont admirables. Cela ne se peut exprimer ; et si nous étions un peu véritablement éclairés, nous aurions infiniment plus de reconnaissance vers [envers] Dieu de l’effet de ces providences qui nous accablent d’humiliations pour nos sottises, et même pour nos péchés devant Dieu, que des dons même [s] qui nous ennoblissent et nous relèvent selon notre sentiment et notre idée. Cela est bien contraire au sentiment du commun des personnes de piété : mais il faut goûter un peu de la vérité et voir en lumière de vérité ; et pour lors on découvrira que ce que je vous dis est très vrai. Mais très peu goûtent le réel néant et la réelle jouissance. Ô que ce mot a d’étendue ! Ce réel néant est peu donné [sic] que par une totale humiliation devant Dieu, devant les créatures, et à nos propres yeux. Mais qu’il y a peu d’âmes, et la mienne la première, qui portent avec force et étendue l’effet réel du néant que sa bonté opère en chaque moment de la vie, quel qu’il soit ! Pardonnez-moi si je suis long là-dessus : mais c’est l’unique nécessaire à qui est assez heureux de le goûter véritablement. [95]

4.23 Repos dans l’abandon.

Point de repos que dans l’abandon.

1. Je loue Dieu de tout mon cœur qu’il mortifie seulement sans tuer. Si le bon Dieu met une personne d’une main dans le torrent, il la garde de l’autre. Il est infiniment aimable : et en vérité c’est bien l’offenser que de ne se pas confier totalement en lui. J’en ai l’occasion dans mes embarras : car je vous avoue que mon cœur ne peut trouver de situation [sing.] en rien qu’en cet aimable abandon où tout est solidement en repos. Et hors de là tout est brouillé à chaque moment par la diversité des amoureuses rencontres qui sont autant divines qu’elles sont crucifiantes. Avant qu’un cœur ait trouvé le Tout-Puissant [ms., p min.] et ce secret de la divine Sagesse, combien de flèches le pressent et le renversent, n’y ayant pas un moment qui n’ait sa marque de la croix, et ainsi n’y ayant aucun temps que l’on n’y soit attaché et suspendu, comme un homme qui est en l’air sans être appuyer sur rien ?527 Et il n’y a que le saint et divin abandon au bon plaisir divin qui soit l’escabeau, où cet homme pendu en la croix se puisse appuyer pour se soulager. Prenez courage au nom de Dieu : vous êtes assez heureux pour savoir et goûter ce divin secret ; tâchez donc de le mettre en pratique.

2. Il vous est de grande conséquence de soutenir, autant que vous pourrez, votre âme dans le calme : autrement vous ne remédierez jamais à votre précipitation ; et même vous ne mettrez jamais la lumière en votre âme. Et cela est si vrai que je suis certain qu’aussitôt que vous vous mettrez en repos, ou que du moins [96] vous ferez ce qui sera en vous pour vous y mettre, vous trouverez au même temps lumière et jour pour vous secourir ; et qu’au contraire ne le faisant point, vous vous embarrassez [indicatif] d’un million de défauts et de ténèbres. De là, en le faisant, naîtra assurément un désir toujours nouveau de votre perfection, voyant bien plus clair dans vos imperfections, et le chaos de vous-même se débrouillant de jour en jour et sans votre travail.

3. Dans les grands coups qui nous arrivent, la première chose qu’il faut observer est de se posséder en abandon : par là on attire la main de Dieu et son secours ; comme nous voyons qu’un enfant épris de quelque peur se jetant au sein de sa mère trouvera le secours à toutes choses.

4.24 Oraison dans les maladies

Avis sur l’oraison de simplicité, et comment en faire usage dans les maladies pour y trouver Dieu, qui ne vient en nous que par notre rien.

1. J’ai lu votre lettre ; et pour y répondre je vous dirai qu’il ne faut pas tant vous tourmenter en votre oraison. Il suffit, lorsque vous voyez votre esprit dissipé et ne prendre pas de nourriture en votre sujet, que vous le rameniez doucement et sans effort qui vous trouble, deux ou trois fois, faisant quelques poses paisibles, comme en écoutant humblement ce que la divine Majesté vous voudra dire ; et quand après ces divers essais Sa Majesté ne parle pas à votre gré, écoutez-Le silencieusement et humblement parlant à Sa manière, c’est-à-dire, par [97] Son silence, qui vous fera, comme vous me dites, expérimenter quelque chose ou de votre néant ou de votre pauvreté ou bien quelque autre secrète lumière selon votre besoin actuel. Pour lors demeurez respectueusement et doucement occupée de ce que vous aurez, parce qu’étant placée comme Dieu veut, tout ce que vous ferez ou ne ferez pas, sera un langage muet devant Dieu et ainsi une très bonne oraison pour gagner Son cœur divin ; car qu’importe comme nous soyons, ni comme nous faisions, pourvu que nous soyons selon l’inclination de Dieu. Comme Dieu est toutes choses en Sa simplicité, aussi ce qu’Il fait, quoiqu’il nous paraisse rien ou très petit, est toutes choses ; et par là Il fait tout ce qu’il faut en nous, si nous sommes assez heureux d’y être fidèles selon l’instinct véritable de notre cœur. C’est pourquoi quand on fait l’oraison de cette manière, il ne faut pas beaucoup réfléchir sur les grandes lumières qu’on a prétendues et qu’on prétend, mais sur ce que nous expérimentons dans le plus secret de notre cœur et dans un certain instinct qui nous demeure ensuite de telle oraison.

2. Où il faut remarquer que les âmes qui sont conduites par cette simplicité, et où Dieu ne paraît pas donner de grandes et manifestes lumières, ne tirent pas grand fruit de leur oraison ; d’autant que comme les lumières et le parler de Dieu en elle est fort caché et secret, elles ne redoublent pas leur silence et leur fidélité à la recollection en leurs actions après telle oraison. Elles se dissipent fort facilement et par conséquent perdent bientôt le baume divin qu’elles [98] y ont reçu. Elles doivent faire comme ces personnes qui veulent conserver une précieuse essence : non seulement ils la ferment, mais ils la bouchent et la conservent précieusement ; autrement elle transpirerait toute à cause de sa pureté. De même vous devez faire ce qu’il vous sera possible pour conserver ces instincts de néant et de pureté ; et vous trouverez que de cette manière votre oraison quoique petite, sera féconde, vous conduisant beaucoup à la mort et au mépris de vous-même.

3. Il est vrai que l’infirmité du corps est un grand obstacle à l’oraison, quand on ne prend pas cet exercice purement selon l’Esprit de Dieu comme il le faut ; car qui y veut chercher des lumières et des facilités pour se nourrir et jouir de Dieu n’y trouvera pas son compte, étant infirme du corps, particulièrement comme vous êtes ; mais supposé que votre âme y reçoive l’Esprit de Dieu et désire l’y recevoir pour mourir à elle-même, elle trouvera que les infirmités prises en cet esprit sont une très bonne nourriture pour l’esprit d’oraison.

Tout ce qu’il y a à craindre et à observer jusqu’à ce que l’âme commence d’être beaucoup pleine de l’Esprit de Dieu, est que les infirmités spécialement aiguës demandent du soulagement et empêchent par conséquent l’application. Mais pour remédier à cela, il faut tâcher de prévenir l’Esprit de Dieu plus abondant par sa fidélité, et faire en sorte que lorsqu’on ne peut pas être recueilli dans l’oraison ou hors de l’oraison, par l’application à diverses lumières, on tâche de faire oraison par la pointe de ses douleurs et de son impuissance, et ainsi de [99] pénétrer au travers de ce brouillard pour trouver Dieu dans cette peine par conformité à Son ordre ; et par là se tenant paisible et humilié dans cet ordre pénible, on y trouve Dieu, d’autant que la volonté de Dieu et Son ordre est aussi bien Lui-même que tout autre chose qu’Il nous peut donner. Et par là et par ce faux-fuyant, nous arrivons à Dieu bien plus tôt que marchant par la forêt des diverses lumières et considérations ; ce que nous ne devrions pas choisir si Dieu ne le choisissait pour nous, d’autant que l’on doit faire humblement tout ce que l’on peut pour ravoir sa santé ; mais quand la Providence ne le veut pas, il faut prendre ces infirmités et son mal comme Dieu même.

4. Il faut observer que comme ce procédé est extraordinaire dans la Providence de Dieu au fait de l’oraison. Il faut aussi qu’il soit accompagné d’une extraordinaire fidélité pour mourir en un million de petites occasions que la maladie nous cause, comme d’impatience, d’abjection, de dépendance, d’humiliation à nos yeux et aux yeux des autres, et une infinité d’autres petites lumières secrètes que l’âme découvrira dans la pratique ; d’autant que, dans les infirmités, la pratique qui les suit est infiniment lumineuse ; et y manquant, la maladie et l’infirmité est en quelque façon sans fruit, puisque comme l’on voit un arbre tirer sa nourriture de toutes les petites racines perdues en terre, aussi l’âme en ces maladies tire le procédé surnaturel pour son oraison et pour toutes choses d’un million de petites fidélités occasionnées par les maladies et infirmités.

5. Ayez grande patience et demeurez ferme [100] dans votre humiliation, car en vérité l’on ne peut comprendre ce procédé, ni comment nous vient la lumière et l’Esprit de Dieu en nous. Ce n’est pas par les grandes choses ni par les vertus apparentes ; c’est assurément par tout ce qui nous apetisse devant Dieu et devant les hommes en quelque manière et de quelque nature qu’il soit ; et pourvu que l’âme soit fidèle à mourir toujours et à ne cesser jamais de mourir par sa pauvreté et humiliation, Dieu ne cessera jamais de venir de plus en plus et de la remplir, non seulement selon l’inclination de l’âme mais à Sa mode. Qu’elle tombe donc et retombe un million de fois ; mais qu’autant elle se relève plus lumineuse de sa pauvreté et de ses misères, et qu’elle soit fidèle au milieu de toutes ces diversités, de conserver le secret de son cœur en paix ; et sans en savoir la cause, elle trouvera à la suite que, comme un navire au milieu des flots et des orages est bien agité mais ne périt pas, au contraire il va toujours et arrive insensiblement au terme désiré, aussi l’âme ne doit pas s’étonner, pourvu qu’elle voit son cœur se pointer, au milieu de tous les précipices, vers la petitesse et se contenter de n’être rien en toute manière, prenant grand plaisir en cet état de voir tous les autres féconds et lumineux et soi-même n’avoir rien. Par là sans le savoir ni pouvoir concevoir le moyen, Dieu vient en la place de tout ce qui nous manque.

4.25 Avantages [pluriel] des croix et de l’abandon.

Avantage [singulier] des croix. Bonheur d’être abandonné uniquement à Dieu.

1. Il est fort croyable que l’on poussera à bout les affaires dont vous me parlez. Tout le meilleur est que ce n’est pas là votre bonheur. Cela n’empêche pas les croix et que chaque chose ne donne une étrange peine : mais c’est ce qu’il y a de meilleur, la pointe de la croix tant intérieure qu’extérieure ayant cette vertu de produire et d’engendrer véritablement Jésus-Christ en nous [cf. notamment Tauler, Jean de la Croix].

Au nom de Dieu convainquez-vous bien de cette vérité, et faites-en usage dans chaque croix et chaque renouvellement de croix : ce sera là un trésor infini pour vous.

2. Je vous avoue que vous me consolez dans l’usage que vous en faites : car par ce moyen les croix ne vous terrasseront pas ; au contraire elles vous donneront de la joie à la suite. Adorez de tout votre cœur et aux dépends de tout vous-même, et de toutes choses de la terre, les jugements de Dieu. Peut-être êtes-vous seule [fém.] la fin de toute cette tragédie ; et vous verrez la suite des desseins de Dieu.

3. J’espère selon ce que vous me mandez que votre cœur est détrompé : et l’étant, vous irez très vite par la miséricorde de Dieu au fait de ce qui vous touche. Il me semble que mon âme voit clair, et c’est ce qui me convainc que le dessein de Dieu sur vous est grand ; mais à moins que vous soyez vraiment une [fém.] enfant par [102] amour, vous serez accrochée. Si je vous pouvais exprimer ce que je vois sur cela, vous en auriez de la consolation.

Je suis malaisé [ms., mal aisé] à contenter sur votre sujet : selon l’homme je le veux ; mais selon l’intime où la lumière donne, je ne le puis. Dieu ne se contente de peu sur votre fait, et il vous forgera incessamment et vous mettra et remettra au feu de la tribulation jusqu’à ce que vous en veniez où il veut. Je crains de vous donner de la peine ; mais cependant je ne puis faire autrement : car vous serez toujours faible autrement, et vous n’aurez de la force, du renouvellement et de la vigueur que par le marteau et le feu. Mais étant réduite à la vraie docilité d’une enfant, pleine de joie et de satisfaction par votre état d’enfance et de simplicité ; pour lors les coups cesseront et le feu n’agira que pour vous consoler. En pensant me taire, je trouve que j’enfonce et je parle ; pardonnez-le-moi [deuxième tiret ajouté, suivant la règle].

4. Je vous dirai ce que je fais à chaque Messe [ms., M maj.] tenant le corps et le sang [ms., c et s min.] de Jésus-Christ.

Il est très vrai que plus mon âme est éclairée, plus je découvre que le bonheur de la vie consiste dans l’abandon unique entre les mains de la divine Bonté [ms., B maj.], laquelle par sa divine Sagesse [ms., S maj.] ordonne de [sic] tout. Si je vous pouvais exprimer ma lumière, combien une âme est relevée et enrichie par l’abandon à cette divine Sagesse quoi qu’elle ne voie [subj.] souvent que sa pauvreté ! C’est [(attention) ms., c min. : c’est] une beauté dont l’éclat n’est pas moindre que Dieu même. C’est ce qui donne lustre aux Saints [ms., S maj.], à un chacun en sa manière : et heureuse l’âme qui ne sait être ni rien faire que s’abandonner amoureusement à sa divine conduite [ms., c min.] ; compre — [103] nant bien que c’est tout faire que de demeurer en repos, remise528, et se laisser entre les mains de Dieu, pour nous mettre et nous ajuster selon son dessein et son bon plaisir [ms., bonplaisir] ! Et [(attention) ms., e min. : et] quoique nous ne nous agréions pas ni ne nous plaisions de ce que nous faisons, pourvu que nous soyons tranquilles [et ?] abandonnées [fém.], nous lui agréons ; et il suffit. Ô Dieu ! les Bienheureux n’ont des yeux [n’ont d’yeux] dans l’éternité que pour se complaire dans l’agrément de Dieu : [a] insi une âme qui est comme il faut ne fait que s’abandonner, et de cette manière elle est contente, Dieu l’étant ; certaine qu’elle est que Dieu ne manque jamais de faire toute chose digne [sing.] de ses yeux et capable de le contenter : mais le malheur est que nous ne sommes satisfaites [fém.] par le nôtre [objet ? (notre agrément ?)].

5. Mourez donc à tout cela et agréez de moment en moment l’ouvrage de la divine Providence [ms., P maj.] sur ce qui vous touche aussi bien à l’extérieur comme à l’intérieur : et si cela est, vous serez heureuse et satisfaite, faisant usage de ce que vous aurez en l’intérieur et de tout ce qui vous pourra arriver à l’extérieur. Voilà ma seule satisfaction, que je découvre être capable de satisfaire vraiment un cœur, puisque c’est l’ouvrage de Dieu ; pourvu que l’âme soit fidèle à regarder Dieu faisant en l’intérieur et à l’extérieur tout ce qu’il faut pour sa gloire et notre contentement. Les âmes beaucoup éclairées voient en ceci un éclat de beauté inconcevable, étant Dieu même ; et les autres qui ne le sont pas [ainsi éclairées] y découvrent des beautés selon leur lumière : mais un chacun selon son degré ; petit ou grand y peut trouver une nourriture et y voir une beauté charmante. Regardez donc votre [104] état présent de cette manière, agréez-le et l’aimez [et aimez-le] par l’agrément de Dieu ; et votre cœur sera content. Vous savez combien je suis à vous.

4.26 Avis pour une âme peinée. [D’une correspondante.]

Avis donnés [plur.] à une personne peinée sur la découverte de ses misères529.

1. Après avoir parlé de mes pauvres dispositions intérieures et de quelques peines que je portais : l’on me dit que Dieu ne demandait de moi autre chose sinon que je le regardasse comme mon Père, et que je fusse abandonnée [fém.] entre ses bras avec confiance totale et abandon à sa bonté pour demeurer dans son ordre avec paix et tranquillité ; que toute ma perfection consistait en cela, et à faire tous mes exercices comme il m’était marqué, sans me mettre en peine de quoi que ce fût [subj. imp.], ne pensant jamais au passé, et croyant que la perfection ne consiste pas seulement dans de grands sentiments et lumières, mais à être touchée dans la volonté et convaincue [fém.], comme je l’étais ; qu’il y avait de certaines âmes à qui Dieu avait donné de certaines dispositions d’esprit qui était plus pénétrant [qui étaient plus pénétrantes ?] et sur qui les vérités s’imprimaient plus, mais que Dieu agissait sur les dons naturels et faisait comme un peintre qui prend [une toile530] pour le fondement de ses peintures et qui là [(sic) ms., là] forme ce qu’il veut ; ainsi Notre-Seigneur fait ce qu’il lui plaît sur les dons naturels.

2. Le cinquième de Mai 1665531, portant quelque [105] état de peines et de doutes que j’exposais au Serviteur [ms., S maj.] de Dieu, il me dit que je ne devais pas me mettre en peine, et que l’ordre de Dieu était que je lui fusse soumise, en croyant que mon unique pratique était d’être abandonnée toute [tout ?] à Dieu comme un petit enfant entre les bras de son père, qui ne se met en peine de rien, sinon de s’abandonner et d’espérer tout ce qui lui est nécessaire de son père demeurant tranquille et paisible : [e] t quand je ferais toutes les fautes que je lui venais de marquer que je commettais très ordinairement, il fallait espérer et m’humilier, si ce n’était par touche sensible, que ce fût [subj. imp.] par la lumière de la foi, et par soumission à ce qui m’était dit de la part de Dieu, qui voulait que je demeurasse soumise à son ordre ; que ce l’était que je passasse par l’état que je portais qui était pour ma purification : [e] t que les lumières pratiques qui me découvraient tant de défauts que je voyais étaient un don si grand que si je le connaissais comme il le connaissait, je verrais bien l’obligation que j’avais à la bonté et [à la] miséricorde de Dieu sur mon âme, qui faisait mauvais usage de ce don lorsque je me laissais aller dans l’inquiétude, et à me peiner et m’affliger comme je faisais, voyant tout ce que je voyais de mes pauvretés, qu’il m’assurait être le plus grand don que j’eusse jamais reçu ; qu’il fallait me contenter de la volonté de Dieu, que je lui plaisais en cela, demeurant en abandon tranquille, petite et humble, travaillant tous les jours petitement, comme le Bienheureux [ms., bien-heureux] François de Sales [1567-1622] dit qu’il faut raboter la roche pour en faire ce que l’ouvrier veut : aussi je [106] dois travailler tous les jours selon ma petite grâce à détruire ce qui m’était marqué, et que j’avancerais plus en un jour de cette manière que dans plusieurs contre l’ordre de Dieu, qui ne demandait de moi que cela ; que je ne devais jamais parler de mes peines, et quand je les communiquerais à quelque Serviteur [(attention) ms., s min. (souvent maj. dans Bertot)] de Dieu, même à plusieurs à qui [en qui, envers qui] j’aurais la même confiance, et que la lumière fût [subj. imp.] égale, on ne pouvait jamais y remédier que par les voies que l’on me venait de marquer ; qu’y étant fidèle, ce serait par ces mêmes pratiques que j’aurais de l’Oraison : mais que j’étais toujours en danger de m’éloigner de cette voie et de l’ordre de Dieu sur moi, lorsque [ms., lors que] je m’occuperais de mes peines, ou que j’en parlerais, à moins que je le fisse simplement pour avoir quelque petit mot pour m’encourager à persévérer dans la voie qui m’était marquée.

3. On me dit encore [qu’il fallait] que je fusse fidèle au don de Dieu ; que je ne m’occupasse point du passé ni de l’avenir ; que pourvu que je fusse fidèle à me tenir abandonnée en espérance, petite et humiliée quand j’avais fait des fautes, on se chargeait de tout : que si je m’éloignais de cela, je ferais mauvais usage du don de Dieu qui était grand.

4. Sur ce que je dis de la lumière pratique qui me découvrait tant de défauts, qui me rendait incapable d’instruire les autres, et un Noviciat [ms., N maj.] que j’avais peine de reprendre voyant tant de défauts en moi, que je souhaitais n’avoir qu’à travailler pour moi : on m’assura que c’était ce même état qui me donnait plus de moyens d’avoir la conduite telle qu’elle était [107] nécessaire ; puisque je voyais par expérience mes misères, que j’aurais aussi plus de lumière pour me fournir des moyens pour aider les autres ; et qu’il ne me fallait pas peiner en tout cela, mais bien me laisser conduire et avoir patience, et ne me point tourmenter, me contentant de tout ce qu’on me marque être l’ordre de Dieu ; que s’il ne veut pas grande chose [grand-chose] de moi, que je me contente du peu que je puis : et par cette voie, patience et longanimité [sic (rupture ?)] je plairai [plairais ?] à Dieu, puisque l’on m’a assuré [e] [Accord (fém.).] que je serais dans son ordre [ajouter virgule ?], observant ce qui m’a été dit, qui est tout contraire à mon esprit naturel et à mes habitudes.

4.27 Faire usage de ses chutes.

Comment faire usage de ses chutes dans la voie de la foi.

1. Les chutes et les pauvretés, qui arrivent continuellement à une âme qui travaille tout de bon et poursuit infatigablement Notre-Seigneur, ne doivent jamais la décourager ; au contraire il est très certain qu’elle ressent un certain réconfort, plus elle ressent sa misère : c’est ce qui anime sa poursuite et ce qui la fait désirer de plus en plus de trouver celui qui lui peut être une source des [de] vertus et le soutien de son âme. Le peu d’appui et de joie qu’elle a en soi-même lui fait désirer la joie véritable ; et de cette manière sa pauvreté est féconde, et sa misère est la source de son bonheur en ce degré de foi conformément à ces paroles 532: [u] n abîme attire un autre abîme : un abîme [108] de misère gémit pour obtenir et avoir un abîme de bonheur et de joie. C’est ce qui la fait chercher ce bien dans l’Oraison, dans les autres pratiques, mais spécialement dans le renoncement de soi-même ; car elle le trouve sans le pouvoir trouver (qu’il la contente [sic]) dans l’Oraison et dans les pratiques ; mais pour la mort de soi-même, c’est où elle le trouve véritablement : et comme cela est si rude et si difficile, elle ne s’y donne que très peu à peu. C’est ce qui est cause que l’âme se contente de le chercher un peu en l’Oraison et dans les pratiques, jusqu’à ce qu’elle soit fidèle et suffisamment forte pour que Dieu lui envoie des occasions d’importance pour mourir ; et pour lors elle le trouve.

2. Il faut donc peu à peu travailler comme l’on peut, et mourir ou plutôt se mortifier selon son petit pouvoir jusqu’à ce qu’on puisse mourir. Plus on goûte de cette lumière, plus les chutes qui en éloignent sont rudes et amères. Cela va toujours croissant. D’où vient que plus on avance, plus la pénitence est longue et par conséquent Dieu se cache plus longtemps ; si bien que dans une âme qui serait fort avancée en cette lumière, les moindres fautes, et quelquefois celles qui paraissent peu fautes [sic], sont suivies de fuites de Dieu très longues ; ce qui augmente toujours de plus en plus, plus la lumière vient, et plus l’âme devient pure. [109]

4.28 Fidélité à la lumière purifiante de la foi.

De la lumière purifiante de la foi qui découvre à l’âme ses misères afin de les détruire ; et comment on y doit être fidèle en toutes ses actions et pratiques.

1. Je prie Notre-Seigneur de me donner lumière, et que ce soit en lui que je vous réponde, afin que ce que je vous dirai vous soit fort profitable en l’état où vous êtes, et où vous serez encore bien du temps, [cet état] étant fort pénible et fort dangereux, à cause de l’embarras intérieur, du précipice perpétuel, et de l’incertitude où l’âme est, de ce qu’elle fait et de ce qu’elle doit faire. Elle se trouve si embourbée dans ses misères, que pensant se sauver d’une et s’en corriger, elle se précipite dans dix autres, et, ce qui est fort fâcheux, dans les mêmes, voyant souvent peu de véritable volonté pour s’en tirer. Même elle découvre douloureusement que plus elle s’observe et travaille à se corriger, plus elle s’enfonce encore en ses mêmes misères ; et il semble que tout son travail ne se termine qu’à découvrir plus profondément la source inépuisable de ses péchés et de la contrariété qu’elle porte pour être à Dieu de la bonne manière en pureté et en perfection, selon son état et les lumières qu’elle reçoit de sa divine Majesté. Cet état précipite l’âme dans de grandes ténèbres et perplexités perpétuelles sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle doit faire, ne lui restant que bien peu de lumière pour se soumettre à l’aveugle, et par la pointe de la volonté [ajouter virgule ?], à ce qu’on lui dit. Il lui semble continuellement [110] qu’au milieu de tout cela son naturel est toujours vivant, sortant en action perpétuelle, autant que ces [ms., ces, et non : ses] ténèbres augmentent et que ses défauts se multiplient ; si bien que la pauvre âme se surprend incessamment en production de ce qu’elle est. Et comme votre naturel est fort actif et précipité, aussi est-il toujours en acte de vie pour se conserver autant que vous vous sentez privée de lumière et du secours des vertus qui sont les véritables nourritures de l’âme.

2. Tout ce que vous me dites est conforme à cette lumière, et vous me décrivez fort bien l’état présent de votre âme, lequel étant un état de purification doit être pénible : et même je l’appelle périlleux ; d’autant que l’âme y peut faire naufrage par l’ennui ou le mélange qu’elle y peut apporter, en voulant devancer la lumière, et en ne suivant pas humblement et avec démission [= renoncement] d’esprit pour marcher pas à pas sans lumière, sans goût, [mais] au contraire avec grande amertume, durant que Dieu la tiendra en cette [ces] cure et purification, qui sera [seront] aussi longue [s] que la profondité de son impureté et de son naturel, contraire [sing.] au dessein de Dieu sur elle, subsistera : [e] t cette peine de purification ne cessera ni ne diminuera pas [sic], supposé que sa grâce continue, mais au contraire augmentera autant que la lumière et la grâce augmenteront. Quand je vous parle ici de lumière et de grâce, je n’entends pas une grâce d’onction, ni une lumière brillante ; mais une grâce et [une] lumière qui selon ce degré est [sont] véritable [s], quoique ténébreuse [s] en cet état, n’ayant des ténèbres et ne causant peine qu’à cause du combat de la nature pour se soutenir en ses droits et en ses défauts. [111]

3. Tout ce que vous me dites est véritablement un effet de la lumière, purifiant vos imperfections et votre naturel. C’est pourquoi ayez patience, travaillez de votre mieux comme vous me le dites ; et quoique vous croyiez n’avoir ni lumière ni grâce, vous trouverez à la suite qu’elle [la lumière] y était pour détruire vos défauts, rectifier votre naturel, et ajuster votre âme à l’opération de Dieu en elle. Cette lumière purifiante ou purgative durera longtemps, et fera d’étranges effets pour détruire l’orgueil, la suffisance, l’activité et le reste que cette même lumière ira peu à peu vous découvrant, jusqu’à ce que l’impureté, contraire aux inclinations et à la vie de Jésus-Christ en vous, soit consumée : et vous vous apercevrez de ceci à mesure que la paix, la démission d’esprit, l’abandon suave à la disposition de Dieu commenceront à prendre place, au lieu de l’agitation des ténèbres, et de l’enfoncement en vos misères. Si bien que tout ce que vous me mandez de vos misères, de vos défauts et de l’état actif, impatient et bouillonnant de votre naturel, est non seulement lumineux, mais effet de lumière. Croyez-moi sur cet article si vous le pouvez ; afin que cela vous aide à vous laisser humblement et suavement mourir et traiter à la lumière, qui vous traitera encore bien plus mal en déracinant et vous faisant encore bien plus expérimenter votre infini fond [sans s] de corruption et d’opposition à Dieu. Ainsi plus vous pensez être mal, plus vous pouvez être mieux ; car vous êtes en cure pour le devenir.

4. Si un homme qui prend médecine portait jugement de sa médecine par ses tranchées533 et douleurs, il croirait qu’elle ne vau — [112] drait rien, et que ce serait pour le faire mourir : mais non, un peu de patience ; car elle n’est que pour donner la santé et la vie. Et il est vrai que ceci est si inconnu (à moins que Dieu n’en donne l’expérience) que quantité d’âmes reçoivent cette lumière purgative, auxquelles elle ne profite nullement ; mais bien plus très souvent par leur faute, et par un secret jugement de Dieu qu’il nous faut adorer, elle leur devient très périlleuse : d’autant qu’ouvrant la plaie elle découvre les maux inconnus et cachés, qui n’étant pas guéris ni pansés deviennent des ulcères et des maladies mortelles et incurables. Ainsi il serait plus avantageux aux âmes qui ne font fruit de cette divine lumière de purification de ne l’avoir jamais reçue, étant demeurées dans un état commun quoique les défauts et les péchés eussent été en leur fond et cachés en leurs âmes.

5. Je me ressouviens d’une lumière que Dieu donna à une personne de mes amis, par laquelle il lui faisait voir qu’il trouvait mauvais qu’un certain homme donna la lumière indifféremment sans choix et discernement de la vocation de ceux auxquels il la communiquait. Dieu se servit en cette occasion d’une comparaison pour lui faire mieux entendre la conséquence de l’affaire. Il entra, dit-il, un Chirurgien [ms., C maj.] fort expert et habile dans un hôtel-Dieu, où il trouva quantité de malades, et entre autres plusieurs qui avaient des incommodités cachées et inconnues à la vue. Cet homme, sans examiner la suite, suivit la découverte que lui donnait [donnaient] son expérience et sa lumière, faisant quantité d’opérations, et par là manifestant plusieurs maladies : ces opérations faites il s’en alla ; ainsi au [113] lieu de guérir ses malades, il leur causa des maladies nouvelles. Par cette comparaison il exprima à cette personne une grande vérité, comme j’ai déjà dit, [à] savoir que la lumière de la foi est un grand don, puisqu’il nous est donné pour nous guérir ; mais que ses premières opérations étant pour nous purifier, elle nous fait et nous cause des plaies, qui peuvent être notre bonheur se terminant à nous donner notre santé : c’est une vie divine, si l’on en fait l’usage qu’il faut. Mais aussi elles nous peuvent causer la mort ; tout de même comme une plaie, faite par le plus habile Chirurgien du monde, n’étant ni soignée ni ménagée comme il est requis, peut à la suite causer la mort.

6. Comprenez donc bien, je vous prie, une bonne fois que ces ténèbres [syntaxe], ces insensibilités, ces activités sans remède, cette quantité de défauts qui fourmillent en toute manière, vous paraissent au jour par l’aide de la divine Lumière [(attention) ms., l min.] qui purifie vos péchés et votre vous-même, pour vous approprier selon le dessein éternel de sa divine Majesté [ms., M maj.]. Cette Lumière [(attention) ms., l min.], qui fait effet de purification en votre âme, et qui continuera durant tout le temps qu’elle rencontrera des impuretés et des défauts à purifier, fait et cause la constitution intérieure que vous expérimenterez en votre Oraison. Comme elle cause purification et peine durant le jour, de même fera-t-elle aussi en Oraison, vous donnant des désirs de paix, d’abandon et de remise entre les mains de Dieu, sans cependant en pouvoir jouir. Et comme elle cause dans le général de la vie [un] désir de pureté et de destruction de ses défauts et de tout ce que l’âme expérimente de contraire au dessein de Dieu, sans cependant le pouvoir [114] avoir ni obtenir, mais plutôt expérimentant qu’on se salit de plus en plus ; ainsi en Oraison cette divine Lumière [(att.) ms., l min.] fait courir après la paix, l’abandon et le reste, dont elle donne des avant-goûts, sans pouvoir les obtenir, Dieu par sa divine Lumière [(att.) ms., l min.] ayant cette adresse de nous faire désirer ce qui nous manque et que nous goûtons secrètement être notre bonheur et notre vie : ainsi Dieu caché en l’Oraison va par sa Lumière [(att.) ms., l min.] inconnue et par ses contraires mystérieux gravant dans le fond [sans s] de nos cœurs les merveilles qu’il [ou : qui] lui plaît, afin qu’un jour si nous sommes fidèles, nous soyons l’objet de ses délices.

Prenez donc bien garde en l’Oraison de perdre la beauté que Dieu vient d’y graver dans votre cœur par les sécheresses, les divagations et les autres peines qui seront assez ordinaires dans tout ce temps : et quoiqu’il vous paraisse que vous n’ayez point de présence de Dieu ni de calme, vous trouverez cependant à la suite qu’une main cachée va donnant ce qui paraît défaillir avec tant de peine.

7. Tout ce que vous me dites de votre Oraison et du reste qui l’accompagne me marque les effets [ms., éfts] de la lumière [ms., l min.], tels que je vous les ai dits [supprimer virgule ?] pour la purification, et qu’assurément la lumière est dans votre âme pour bien opérer durant le temps de votre Oraison, comme elle est dans le reste pour vous purifier. Où il faut remarquer que Dieu étant un Dieu d’ordre n’a point de haut [sans s] ni de bas, mais bien une conduite unie et de suite : ainsi la Lumière [(attention) ms., l min.] divine opérant purification [sic] en l’âme prend en l’Oraison la même conduite et le même procédé ; afin que l’un serve à l’autre, et qu’ainsi la purification [115] donne du secours à l’Oraison, et que l’Oraison aussi soit non seulement une disposition mais un temps très avantageux pour la même purification.

8. Tout ce que vous me mandez pour vos Confessions [ms., C maj.] doit être de la manière que vous me l’écrivez. En l’état où vous êtes, il ne faut pas croire que vous puissiez mettre [de] l’ordre en vos Confessions, soit pour vous corriger comme vous voudriez, soit aussi pour en prendre des résolutions dont vous fussiez content [masc.]. Allez-y bonnement comme vous pouvez sans vous embarrasser le moins qu’il vous sera possible : il ne faut pas croire que vous puissiez ajuster votre cœur pour être content et certifié de vos résolutions du moins selon les sens ; il vous doit suffire que la pointe du plus secret de la volonté le veuille sans vous embarrasser de vos contradictions qui vous paraissent plus certaines.

9. Durant tout le temps de la purification, les choses seront toujours de cette manière ; l’on veut et l’on ne veut pas : l’on veut à ce qu’il paraît, dans le plus secret de l’âme ; et l’on ne veut pas étant entouré dedans et dehors d’un million de volontés contraires qui étonnent les âmes non expérimentées [ajouter tiret ?]. Négligez ces choses et ne vous mettez pas en peine par la crainte que vous aurez de fois à autre ; savoir si cela ne vous vient pas par une négligence de la vertu, et par quelque insensibilité pour votre salut et [votre] perfection : cela n’est pas ; et durant que la lumière de la foi sera dans votre âme, et que votre âme sera en soin et en haleine de la faire fructifier par la destruction de votre vous-même, ne craignez rien : tout ce que vous me dites sur ce sujet est bien, [116] et se passe de la manière que vous me le dites.

10. Pour ce qui est de la Communion [ms., C maj.], continuez à la faire autant que vous le pourrez quoique vous vous y voyiez fort distrait [masc.] et presque insensible ; cela n’empêche pas l’effet de Jésus-Christ en vous. L’état distrayant de la guerre avec l’opération de la foi en votre degré cause ce peu de sensibilité ; et comme je vous ai dit, que Dieu par sa lumière purifiante, en découvrant les défauts, secrètement y remédie ; aussi en la Communion la présence de Jésus-Christ opère inconnuement [ms., inconnûment] par ces contraires de sécheresse et [de] divagation.

11. Je vous dis seulement un peu de chaque chose conformément à ce que vous m’écrivez, afin que par là vous voyiez non seulement la lumière, mais encore sa manière d’agir en chaque chose, et qu’ayant ce crayon [voir Littré] devant les yeux, vous soyez plus fidèle à l’opération de Dieu, qui est continuelle en chaque état. Que vos chutes et vos rechutes de ce procédé ne vous accablent pas le cœur ; mais qu’au contraire elles vous animent à faire encore de mieux en mieux, c’est-à-dire à vous perdre et à vous sacrifier en toute rencontre, afin que le don de Dieu, régnant en vous et dans toutes vos actions, soit de l’Oraison, de la Confession, ou de la Communion, peu à peu vous y fassiez régner vraiment Dieu.

12. J’ai eu de la joie en lisant votre lettre, et y remarquant assurément de la foi selon le dessein éternel de Dieu sur vous, et conformément à ce qu’il nous faut et à ce que nous sommes, et me réjouissant à [sic] voir cette belle opération sur votre âme. J’ai une seconde joie, remarquant la même lumière, quoique faisant [117] différents effets dans l’âme de la bonne Sœur [ms., S maj.] : et sur cela il m’est venu une comparaison qui me semble fort juste. Les mêmes rayons du Soleil [ms., S maj.] donnant sur un poirier et sur un pommier, ce sont les mêmes rayons qui font différents effets par la diversité des sujets : ainsi la même lumière de foi opère en vous et en elle [la Sœur] mais différemment par la différence des naturels et des défauts : mais si l’un et l’autre étaient fidèles à porter la purification et la destruction conformément à ce que vous êtes, toute cette différence se réunira [se réunirait] dans la suite dans son principe.

13. Prenez donc courage au nom de Dieu, et estimez infiniment ce don de Dieu qui vous est présenté et donné pour travailler à votre purification, et pour rectifier et détruire en vous les impuretés et les défauts qui contrarient les desseins éternels de Dieu ; et pourvu que vous soyez fidèle de la bonne manière à votre purification, assurez-vous que vos embarras, et le reste, qui sont en vous sans vous, c’est-à-dire qui sont de votre état, ne vous nuiront point suivant les lumières que Dieu vous donnera et vous fera donner.

4.29534 Perte de soi-même pour trouver Dieu

S’assurer contre la crainte, en mourant à tout par la foi535.

1. Le deuxième jour de Juin 1676 [point remplacé par une virgule], on me dit un mot qui me fut essentiel, et qui fit perdre et anéantir mon âme pour tous les soins et les craintes que j’avais par la sécheresse et l’obscurité qui me semblait [semblaient] me faire bien [118] perdre du temps inutilement et de ce que je voyais que ma journée était tout de même [sic], ne faisant aucune distinction de mes emplois, de mes Communions et Oraisons, et ainsi du reste de mes occupations dans la journée ; ce qui me donnait de la crainte.

2. On me dit [point-virgule remplacé par un deux-points] : ne vous mettez pas en peine de votre intérieur, ne vous en mêlez point du tout, car ce n’est pas votre affaire ; surpassez tout en vous perdant : mais ce qui est votre affaire, c’est de mourir par toutes les providences que Dieu vous donne dans votre état ; c’est là votre ouvrage. Mourez et vous perdez [mourez et perdez-vous], et tout viendra selon le dessein et la volonté de Dieu. Quoi ! je [ms., j min.] ne me dois point tourmenter de toutes mes pauvretés ? Non : je vous dis que votre unique affaire [virgule déplacée], c’est de mourir en tout selon les providences.

3. Ces [(erreur) : ms., c’est] paroles me furent si essentielles que dès ce moment j’ai tout perdu, en ne me mettant plus en peine d’intérieur, de perfection et d’Oraison, mais bien de mourir. J’ai vu une si grande nécessité de commencer à mourir, que je suis plus que persuadée [fém.] qu’il n’y a que la mort à tout qui nous donne Dieu réellement, et que le manque de cette mort nous prive de tous les véritables biens ; et de plus je suis convaincue [fém.] que la fidélité à la mort, telle que je l’ai comprise par ces trois ou quatre mots, nous donne au milieu de la mort, et des croix que la mort cause à l’homme terrestre536, une béatitude par le don de la foi divine : [e] t je comprends bien qu’elle [(la foi divine ?)] ne peut être un peu grande dans une âme qui en est honorée, qu’elle ne la porte à mourir et à avoir [une] inclination secrète à la mort comme à un bien et un moyen très grand [syntaxe]. [119]

4. Ces paroles ont fait tant d’effet à la personne à qui elles ont été dites, qu’elles lui ont donné comme une faim insatiable de mourir ; non pas à chercher les occasions de la mort ; cela n’est pas permis par cette même lumière, au moins à cette âme : mais bien à ne pas perdre une seule occasion que la Providence [ms., p min.] dans son état lui fournira : et plus la foi s’agrandit, et [sic] plus les occasions, à ce qu’il semble, paraissent se multiplier et s’agrandir, souvent sans que les créatures s’en aperçoivent, mais Dieu et l’âme537 seulement.

4.29538 Perte de soi-même pour trouver Dieu

S’assurer contre la crainte, en mourant à tout par la foi.



1.Le deuxième jour de juin 1676 on me dit un mot qui me fut essentiel, et qui fit perdre et anéantir mon âme pour tous les soins et les craintes que j’avais par la sécheresse et l’obscurité qui me semblait me faire bien [118] perdre du temps inutilement et de ce que je voyais que ma journée était tout de même, ne faisant aucune distinction de mes emplois, de mes communions et oraison, et ainsi du reste de mes occupations dans la journée ; ce qui me donnait de la crainte.

2.On me dit ne vous mettez pas en peine de votre intérieur, ne vous en mêlez point du tout, car ce n’est pas votre affaire ; surpassez tout en vous perdant : mais ce qui est votre affaire c’est de mourir par toutes les providences que Dieu vous donne dans votre état ; c’est là votre ouvrage. Mourez et vous perdez, et tout viendra selon le dessein et la volonté de Dieu. Quoi ! Je ne me dois pas tourmenter de toutes mes pauvretés ? Non : je vous dis que votre unique affaire c’est de mourir en tout selon les providences.

3. Ces paroles me furent si essentielles que dès ce moment j’ai tout perdu, en ne me mettant plus en peine d’intérieur, de perfection et d’oraison, mais bien de mourir. J’ai vu une si grande nécessité de commencer à mourir, que je suis plus que persuadée qu’il n’y a que la mort à tout qui nous donne Dieu réellement, et que le manque de cette mort nous prive de tous les véritables biens ; et de plus je suis convaincue que la fidélité à la mort, telle que je l’ai comprise par ces trois ou quatre mots, nous donne au milieu de la mort et des croix que la mort cause à l’homme terrestre, une béatitude par le don de la foi divine. Et je comprends bien qu’elle ne peut être un peu grande dans une âme qui en est honorée, qu’elle ne la porte à mourir et à avoir inclination secrète à la mort comme à un bien et un moyen très grand. [119]

4. Ces paroles ont fait tant d’effet à la personne à qui elles ont été dites, qu’elles lui ont donné comme une faim insatiable de mourir ; non pas à chercher les occasions de la mort ; cela n’est pas permis par cette même lumière, au moins à cette âme : mais bien à ne pas perdre une seule occasion que la providence dans son état lui fournira : et plus la foi s’agrandit, et plus les occasions, à ce qu’il semble, paraissent se multiplier et s’agrandir, souvent sans que les créatures s’en aperçoivent, mais Dieu et l’âme seulement

4.30. Perte de soi-même pour trouver Dieu

Éviter la mélancolie. On ne trouve Dieu lui-même que par la perte de foi539.

1. Pour ce qui est de ces amusements qui vous font peine, assurez-vous qu’ils vous sont nécessaires : car votre naturel étant gai, c’est un secours grand pour l’oraison ; d’autant que le fond mélancolique est pour l’ordinaire un lac qu’il est impossible d’outrepasser, et où l’on rencontre un million d’écueils et de périls. C’est pourquoi ne craignez pas de vous soulager, et quelquefois vous récréer un peu. Une grande quantité de filles périssent en la voie de l’oraison, par la mélancolie qui leur cause un million de peines qu’elles croient de Dieu : et elles sont purement de leurs fonds naturel et pour l’ordinaire sans remède, quand elles sont accompagnées d’opiniâtreté ; au lieu que les autres ont la douceur et l’humilité pour compagne, ce qui facilite le remède. Ne vous étonnez pas d’expérimenter tant [120] de peine à vous perdre ; c’est une grâce assurément ; car la perte et autant grande que la nature y a de peine, et que l’on y remarque de périls, ce qui cause frayeur et peur. Quoi que vous voyiez la continuation des embarras intérieurs, des obscurités, incertitudes, et convictions même que vous avancez pas d’un moment : nonobstant tout cela, abandonnez-vous et vous perdez au-dessus de tout et de toute assurance ; et assurez-vous que vous aurez de l’oraison sans oraison, et de l’union sans l’expérimenter.

2. Les voies de Dieu sont des abîmes quand on s’approche de Sa présence, et Sa présence est un abîme même. O que ce secret est grand, mais peu connu ! je sais bien qu’il l’est de peu, et pour le commun les grandes âmes mêmes n’ont Dieu qu’en ressouvenir, qu’en inclination amoureuse et en tendance vers Sa bonté. Tout cela est excellent à qui n’a pas Dieu, et à qui Dieu ne veut pas Se communiquer, mais quand Dieu S’approche, étant un abîme, Il met et tire l’âme dans l’abîme. Je vous ai beaucoup écrit de cela, mais comme c’est un passage si inconnu, l’on ne peut que l’on en parle toujours dans les occasions qui s’en présentent.

3. Tout cela est fondé sur la différence infinie qu’il y a, lorsque Dieu Se présente ou S’approche de l’âme par Lui-même, ou seulement par amour. Cette différence se peut un peu expliquer et s’éclaircir par cette comparaison et par la différence qui se rencontre lorsqu’un ami que l’on aime est présent ou absent. Quand j’aime mon ami absent, il m’est présent par pensée, par inclination d’amour et par un ressouvenir qui me fait jouir de sa présence agréablement, [121] et plus l’amour est fort, plus il réveille et rend efficace le ressouvenir et la pensée. D’où vient qu’il y a des âmes, qui à force d’aimer deviennent rêveuses et s’entretiennent en secret par leur ressouvenir, tout de même que si leur ami était présent. Il se trouve même là quelque chose de plus agréable, le ressouvenir ne prenant plaisir de représenter que ce qu’il y a de plus plaisant ; si bien qu’il se trouve souvent une agréable conversation et un pourparler qui contente à demi un cœur qui sait aimer. Mais quand l’ami est présent, tous les ressouvenirs cessent dans un certain et secret assouvissement ; il se fait silence et l’on jouit de ce que l’on désirait. Mais comme la véritable présence de Dieu, ou pour mieux dire, Dieu même, est une nuit et un abîme, cela est cause que cet assouvissement et cette cessation de désirs, de recherches et de ressouvenirs tombe dans une obscurité et un brouillard. Voilà pourquoi le Prophète540 exprime la présence de Dieu par des eaux ténébreuses, par des obscurités, etc.2

4. Allez donc sans voir où vous allez, ni comme vous allez ; faites perte de tout. Que valez-vous pour vous mettre tant en peine ? J’ai bien de la joie de la pauvre N. Ne faites rien pour ce que vous me mandez : vous devez mourir à toutes ces raisons du bien de la Communauté, et faire en simplicité et en perte ce que vous voyez qu’il est nécessaire, et que l’on vous marque. Il n’importe par où l’on tienne pourvu que l’on tienne.

4.31 Le cœur vide possède Dieu.

Pour posséder Dieu il faut avoir le cœur vide des créatures.

1. Nous sommes toujours mécontents, parce que nous le voulons être ; et nous manquons ordinairement de toutes choses, parce que nous ne les voulons pas avoir. Que diriez-vous d’une personne laquelle dirait désirer le Soleil [ms., S maj.] et jouir de l’agréable lumière du Soleil, et qui cependant se boucherait les yeux elle-même ? Ne diriez-vous pas qu’elle ne le veut pas, et qu’agir de la sorte, c’est ne le vouloir pas ? Dieu par son infinie bonté [min.] a une infinie joie de se donner et de se communiquer incessamment à nous ; et le Soleil ne se donne et ne se répand avec tant [avec autant] de profusion dans le monde que Dieu le fait dans les âmes : mais il est impossible que nous recevions ces profusions de Dieu qu’autant que nous nous vidons de nous-mêmes. N’est-ce pas donc nous boucher les yeux pour ne vouloir voir les grâces de Dieu, que de volontairement s’occuper d’une infinité de choses qui ne nous sont commises par l’ordre de Dieu, telles choses remplissant incessamment des pensées étrangères qui nous bouchent les yeux ? N’est-ce pas aussi ne pas vouloir recevoir ces profusions des grâces de Dieu, que de remplir notre affection de plusieurs choses créées, qui non seulement ne sont pas l’ordre de Dieu sur nous, mais qui sont par notre propre inclination naturelle ? Car comme Dieu se reçoit en la volonté vide d’affections créées ; ainsi c’est volontairement ne [123] pas vouloir Dieu, que de remplir volontairement cette capacité, qui seule est capable de recevoir Dieu. Une âme donc laquelle volontairement s’occupe des créatures sans ordre de Dieu, et qui sciemment s’y affectionne et s’y attache volontairement, se bouche les yeux pour ne pas voir Dieu, et volontairement refuse et rebute les miséricordes de Dieu.

2. On ne doit pas prendre une mauvaise excuse, savoir [à savoir] que quoique l’on ne s’occupe sciemment et volontairement d’aucune créature, et que l’on n’y mette pas son cœur et son attache, cependant on ne s’aperçoit pas pour cela que Dieu vienne plutôt [sic]. Cela est faux : car il est plus impossible que le Soleil [ms., S maj.] manque en plein midi, dans un jour très serein au mois de Juillet [ms., J maj.], d’éclairer les yeux d’une personne qui aurait bonne vue et qui serait au milieu d’une vaste campagne, qu’il est possible qu’une âme laquelle tient son esprit et son cœur solitaire [s ?] auprès de Dieu en faisant son ordre en sa vocation, n’ait incessamment et avec une grande profusion Dieu autant que son cœur et son esprit sera [seront] dans ce vide [syntaxe un peu lourde]. C’est l’impossibilité de toute impossibilité ; et jamais une âme d’expérience et qui sait dans la vérité ce que c’est que Dieu, et comme [comment] il agit à l’égard de ses pauvres créatures, ne dira autre chose. Deliciæ meæ, esse cum filiis hominum541. Vous m’entendez sans autre explication : videz votre œil et votre cœur, et vous trouverez tout ce qu’il vous faut. [124]

4.32 État de la foi nue.

État de la foi nue.

1. J’ai vu clairement que le rayon divin est Jésus-Christ même, et que ce qui est de lui, soit intérieur, soit extérieur, se trouve par son moyen, en demeurant dans le rayon même et [en] s’y perdant ; qu’il n’est pas besoin de lectures [pluriel], mais seulement de le poursuivre ; car l’ayant, la lecture ne donne que des images, et il ne faut que demeurer en lui sans connaître [point-virgule supprimé] ni goûter.

2. J’ai connu que la grâce de l’intérieur est semblable à un pépin, lequel contient en soi l’arbre et les fruits, quoiqu’on ne les voie [subj.] pas. Et comme le pépin est jeté en terre, et qu’ainsi il germe et croît, de même aussi Dieu donne à l’âme, qu’il appelle à l’anéantissement parfait, un je-ne-sais-quoi [ms., italique] dans l’intime, lequel est la foi et la Sagesse [ms., S maj.], qui communique [qui communiquent ?] peu à peu et en secret toutes choses. Et ce je-ne-sais-quoi [ms., sans italique] très caché contient implicitement tout ce qui est en Jésus-Christ même, lequel croît peu à peu [cf. Jean 3:30 ?] ; et si l’âme est vraiment fidèle, Jésus-Christ devient en elle intérieurement et extérieurement tout ce à quoi le Dessein [(attention) ms., d min.] éternel a destiné l’âme [virgule remplaçant point], sans qu’elle y contribue autre chose que de se laisser soi-même et se perdre.

3. J’ai vu par cette même lumière que je dois tout perdre en Dieu, c’est-à-dire par ce je-ne-sais-quoi [ms., sans italique], et aussi mon salut, sans me mettre en peine de mes péchés, ni de quoi que ce soit ; mais bien demeurant en Dieu et en mon rien, j’ai tout. Je ne me dois non plus mettre en peine de quoi que ce soit de distinct, quelque di- [125] vin qu’il soit [ajouter virgule ?] de Jésus-Christ ou de Dieu : l’intérieur par cette divine lumière croît par lui-même et devient Jésus-Christ. Enfin le tout est (selon la lumière de cet état [virgule supprimée]) de me laisser beaucoup perdre par chaque moment de ma vie quel qu’il soit, sans ajouter, ni diminuer.



4.33. La foi toute nue

Des avantages de la foi toute nue et toute pure ; et de ses effets et progrès en l’âme

1. Notre Seigneur a fait sûrement connaître à une âme la différence qu’il y a entre la conduite de la foi toute nue et toute pure, et entre l’opération de Dieu dans le perceptible comme en une sainte Thérèse.

Premièrement la foi donne les mêmes choses et dans un degré plus éminent que le perceptible, faisant en l’âme et en son centre toutes les mêmes opérations que le perceptible et le connu que Dieu a donné en la voie d’oraison à plusieurs saints et saintes, mais cela, d’une manière plus pure, plus assurée et plus perdue en foi. Cette divine et amoureuse lumière par son imperceptible, mais très réelle, très efficace et très sublime opération, élève et perd l’âme en Dieu tout d’une autre manière.

2. Cette lumière est terminée en cette âme en lui découvrant que comme l’opération de la foi est imperceptible en l’âme, aussi est-elle purement pour Dieu, n’y ayant que Lui seul qui y ait Son plaisir. Il n’en va pas de même de l’autre grâce où il y a du perceptible : l’âme y trouve encore son compte en glorifiant Dieu, et en vérité quoiqu’elle y meure à soi-même selon son [126] degré d’union, elle y est en quelque manière toujours vivante tant par ce qu’elle reçoit et dont elle jouit perceptiblement que par l’assurance qu’elle y a de glorifier Dieu et d’être mise en acte perceptible vers Dieu.

Mais en la foi pure et nue qui fait et cause l’union de certaines âmes, tout y est et se trouve sacrifice, Dieu ayant choisi cette très divine lumière de la foi pour faire de Sa créature un éternel et entier sacrifice, la foi mettant son entendement et tout ce qu’elle est dans une soumission et un sacrifice entier. Par ce sacrifice de la foi, Dieu prend pour Soi tous les plaisirs des divines opérations de la foi en l’oraison et en l’union divine, et en jouit pour Soi et non pour la créature. Et ainsi tout ce qui se passe en cette divine foi est connu de Lui seul qui en jouit en un plaisir infini dont Lui seul est capable, d’autant que les opérations de la foi sont si sublimes qu’elles sont capables de faire le plaisir unique de Dieu, sans que la créature en puisse jouir que par quelques miettes qui en découlent de fois à autres, qui sont très peu de chose eu égard à la vérité et à la grandeur de l’opération de la foi, qui est connu de Dieu pour Son unique plaisir ; si bien que ces âmes destinées pour la foi nue sont les objets du plaisir divin, Dieu y prenant Son plaisir et S’y glorifiant sans qu’elles y aient part.

3. C’est donc ce que j’ai connu par la Bonté divine, à savoir que les âmes destinées à jouir de la foi en oraison et de l’union en foi et par la foi ont et jouissent d’une réalité d’opération de Dieu non seulement aussi grande et aussi efficace et remplie de Dieu et des merveilles divines que les âmes de l’union aperçue, mais qui plus est, bien plus grande et réelle [127] sans comparaison ; mais que cette plénitude et réalité n’est pas pour les âmes en lesquelles elle est par la foi mais pour Dieu et Son unique plaisir et éternelle gloire. Ce sont des âmes sacrifiées à Son seul plaisir éternel sans qu’elles en aient que de faibles certitudes dans les puissances et quelquefois dans leurs sens, toutes ces grandes opérations de la foi nue n’étant que dans le centre et pour le centre où Dieu Se voit et S’aime uniquement, ce qui [s’] écoule assez souvent, la foi étant déjà assez avancée, sur les puissances et sur les sens n’étant que pour aider l’âme à porter le sacrifice très grand et très sublime de la foi nue.

4. Il suffit donc à l’âme conduite par la foi de se laisser passivement en la lumière et tout se fera. Elle n’a qu’à laisser son âme passive et perdue, et cette divine foi fera tout ce qu’il lui faut et comme il le faut, sans qu’elle ait à s’en entremettre par son opération. C’est un don très sublime où nous ne pouvons rien que de le recevoir très passivement, (quoiqu’il soit toujours en notre pouvoir de faire usage de la foi commune par nos actes, cette foi nous étant toujours donnée aussitôt que nous sommes chrétiens). Mais ce don étant un don sublime pour être approprié à l’union divine et pour en jouir, il n’est donné que passivement, c’est-à-dire que nous n’y pouvons rien si Dieu ne nous le destine et nous le donne et qu’à la suite il ne se purifie par notre pureté et sortie de nous-mêmes, et devienne purement passif, non en passivité de lumière, mais en passivité divine, c’est-à-dire qu’il transporte le centre de notre âme en Dieu.

5. Une telle âme destinée de Dieu pour ce [128] don de foi n’est que pour l’unique plaisir divin et ne s’y doit regarder que de cette manière, à moins que de déchoir incessamment de cette grâce, en l’oraison et hors l’oraison, son plaisir étant incessamment que Dieu Se plaise et jouisse de ce qu’Il fait en la foi et dans le centre de l’âme par la foi. Voilà sa certitude, et en chercher d’autre, c’est se tromper et chercher et demander ce qui n’est pas de ce degré de foi, mais bien du degré de lumière divine aperçue où l’âme s’élève en louange et en amour incessamment par la certitude et la vue des opérations divines aperçues en son oraison et en son union. Mais pour cette âme en foi, pour toutes louanges, amour, etc., elle n’a que le sacrifice d’elle-même qui contient et renferme tout acte, toute louange et qui est tout honneur souverain à Sa divine Majesté, et ceci en pure et très pure passivité, le néant et le vrai néant n’en étant que le vrai résultat.

6. Heureuse et mille fois heureuse l’âme destinée de Dieu pour la foi ! Elle est sans plaisir, quoiqu’avec [d’] infinies délices non en elle mais en Dieu, non pour elle mais pour Dieu ou, pour mieux l’exprimer, Dieu S’en repaissant et en jouissant comme Il le fait et le connaît en Son plaisir infini sans souvent que l’âme en ait rien selon les puissances et les sentiments, mais cependant ayant tout en foi véritable, – ce qui est l’avoir en grande réalité et vérité si pure qu’à la suite que cette divine lumière devient grande et qu’ainsi elle est beaucoup dans le centre par division des sens et des puissances, elle est à l’âme plus réelle infiniment que tout ce qu’elle peut avoir d’aperçu, quelque sublime qu’il soit et qu’il puisse être. De sorte qu’elle ne [129] voudrait pour rien au monde changer cette manière d’avoir en foi pour l’aperçu, quelque sublime qu’il puisse être, honorant beaucoup les âmes qui sont conduites à l’union divine par la lumière divine aperçue dont elle ne se pourrait cependant aider, tant à cause de sa petitesse, quoiqu’elle paraisse fort grande par les effets, qu’à cause que cette voie n’a pas le goût sublime et divin de Dieu même, dont la foi seule peut faire jouir selon qu’elle devient plus pure et qu’elle est plus nue et plus perdue pour les créatures, c’est-à-dire pour l’aperçu.

O goût sublime, puisque vous êtes le goût d’un Dieu même et le manger dont Il Se repaît en telle âme ! Que les sens et les puissances se tiennent en leur manière parmi le créé et que le fond jouisse de Dieu non d’une manière aperçue, mais sacrifiée et perdue, c’est-à-dire en la manière de Dieu. Il suffit donc que l’âme soit en foi et qu’elle y demeure pour faire toutes choses.

7. Ô beauté de [la] lumière divine, secret de la Sagesse divine, que les yeux qui vous voient et qui en jouissent, ou plutôt qui par vous jouissent de Dieu, sont heureux ! Ils n’ont rien, à ce qu’il leur paraît, et ont tout ; ils ne voient rien et voient tout, car ils Vous voient, Vérité Éternelle et Beauté sans pareille. Ils ont en leur divine lumière, sans lumière aperçue, toutes choses, et en Votre unité ils jouissent de tout. Ô ! que voir Dieu de cette manière est jouir éminemment et abondamment de toutes choses, non en particulier seulement mais en unité qui dit tout en général et a tout en particulier ! Car jouir de cette manière en unité est jouir de tout en manière divine. [130]

Mais que voir Jésus-Christ Homme-Dieu en cette divine lumière est un bonheur consommé ! C’est le commencement de la foi et la consommation de l’état de la lumière divine. Car Jésus-Christ vu en foi est une vue très éminente en l’union divine et qui ne trouve non plus de fin que Dieu même, étant un Dieu incarné.

8. Ma lumière finit ici jusqu’à ce qu’elle recommence pour voir en foi divine ce divin objet de la Sagesse, Jésus-Christ Homme-Dieu où elle trouve des trésors que le cœur humain ne peut concevoir et que la seule lumière divine excellente et très éminente et très sublime peut découvrir et dont elle fait jouir en Dieu même.

Ô beauté divine de Jésus-Christ, qu’un homme est heureux de vous voir, car il voit son bien et sa béatitude ! Ô que cette vue est différente de tout ce que nous pouvons concevoir ! La foi seule le peut donner à l’âme, et heureuse l’âme qui en jouit, car son salut éternel lui est appliqué par Dieu même en Dieu même. Ô, si les hommes savaient ce que c’est que Jésus-Christ, que ne feraient-ils point pour en jouir et pour être si heureux que d’arriver jusqu’à Sa connaissance par la foi qui seule est donnée pour Le voir, Le connaître et en jouir, qui sont trois degrés réservés à la seule nue et divine foi en degré passif.

9. Il faut donc que je réserve à cette divine lumière l’heureuse connaissance et jouissance de ce divin objet pour en parler et pour en savoir quelque chose ; autrement ce serait parler doctement et non divinement de ce divin objet, Jésus-Christ Homme-Dieu, l’objet de [131] nos cœurs et la béatitude de nos âmes. Je sais que pour voir et connaître Jésus-Christ, il faut que l’âme, par la foi, soit perdue en Dieu d’autant qu’il est impossible de le voir que dans cette manière et par cette manière au degré dont je parle ici. C’est par cette divine lumière, Dieu même et en Dieu même, que l’on voit les merveilles et les Mystères admirables d’un Dieu-homme répandant son sang et mourant d’amour et par amour pour les hommes. Et si la foi réserve les merveilles qu’elle opère pour Dieu et pour le plaisir divin de Dieu qui en jouit en l’âme, cela se trouve encore bien plus vrai quand cette divine foi fait trouver Jésus-Christ et jouir de Jésus-Christ. C’est le plaisir unique du Père Éternel, et ainsi Dieu se donnant par la foi dans le centre de l’âme, c’est à la charge que Dieu seul en aura le plaisir. Ce sont les délices de Dieu : Hic est Filius meus dilectus in quo mihi bene complacui542.

10. Il faut donc laisser la foi faire les merveilles et n’attenter pas à ce divin plaisir, mais le laisser à Dieu seul, et plus cela sera véritable en toutes manières plus la vérité sera en l’âme qui est uniquement pour Dieu en cette foi et par cette divine foi. Ainsi sans y penser, la loi du divin amour est très observée, savoir de rendre ce que l’on a reçu et l’âme y trouve plus de plaisir infiniment par sa foi dans le plaisir divin que dans tous les plaisirs qu’elle pourrait avoir et dont elle pourrait jouir perceptiblement en elle. Elle laisse toutes choses par la foi dans leur grandeur et vérité, et [132] de cette manière seulement, elles sont selon le goût divin, Dieu ne pouvant Se repaître de ce que nous goûtons et dont nous jouissons, cela étant tout rabaissé et sali par notre néant qui rabaisse infiniment toutes choses divines aussitôt qu’il les touche. Son plaisir donc est de les laisser et par sa perte passive les renvoyer en leur origine où Dieu en jouit pour Son plaisir éternel.

Voilà un faible crayon de ce que fait la foi en une âme où elle est en don passif et où, peu à peu, elle croît comme un divin soleil attaché au firmament de notre âme.

4.34. Du centre de l’âme

Du centre de l’âme et ses lumières qui en émanent

1. Notre Seigneur m’a fait voir un secret du fond et du centre de l’âme par lequel on voit et découvre si ce qui émane de l’âme vient de ce fond et centre, et cela par la comparaison d’une fontaine qui donne ses eaux sans se diminuer et sans que ces mêmes eaux puissent rentrer en leur source si premièrement elles ne vont se perdre et ne se perdent en la mer et de là reviennent en la source et par la source : cette source se nourrit et se soutient en donnant ses eaux mais elle ne peut se nourrir des mêmes eaux.

2. Le centre n’est pas vraiment centre en l’âme s’il n’est une source féconde qui ne puisse se tarir ; et ainsi les intérieurs qui ne sont encore arrivés à être vraiment source et à donner les eaux comme les sources les donnent ne doivent [pas] être appelés centre, mais une [133] touche ou lumière qui conduit peu à peu au centre.

3. Cette eau divine ou ces lumières fécondes qui sortent du centre comme d’une source nourrissent l’âme en émanant de son fond et centre sans y rentrer, mais plutôt l’âme, à mesure qu’elles sortent de la source, les va perdant en Dieu qui est vraiment la vie qui produit cette source divine dans le fond et le centre ; et telles lumières ne peuvent être nourriture à tel fond qu’en les perdant en Dieu à mesure qu’elles coulent de son centre. Et quand il découle des lumières d’une âme dont elle se peut nourrir sans les perdre, c’est signe qu’elles ne sont pas du centre mais des puissances, et par conséquent qu’elles ont des images dont l’âme se peut nourrir par les puissances. Et quand au contraire elles sont du centre et que ce sont lumières de source et de l’eau vive, comme elles n’ont vie qu’en Dieu, aussitôt qu’elles sortent de leur source, il faut qu’elles se perdent en leur source qui est Dieu pour avoir vie et donner vie en l’âme ; ou bien elles ne seront nullement nourriture au fond et au centre de l’âme.

4. Elles sont vie aux autres âmes qui ne sont pas dans le centre mais qui y vont, à cause qu’elles sortent de la source et qu’il n’y a pas un centre si avancé comme celui d’où elles viennent. Et si l’âme d’où elles viennent voulait se nourrir de telles lumières comme venant de la source, elle ne le pourrait, d’autant qu’étant émanées du fond, elles ne sont (aussitôt qu’elles en sont sorties) plus vie proportionnée au centre, et il faut les perdre en Dieu pour les y purifier et les rendre capables qu’elles [134] coulent par le fond en principe de vie qu’elles auront en Dieu. Ainsi toutes les lumières ne peuvent avoir vie pour le centre qu’autant qu’elles sont en Dieu et émanent de Dieu.

5. Il n’est pas possible que telles âmes du centre fassent de magasin [sic] : leur source est assez féconde pour les nourrir et pourvu que leur fond — et leur centre — se perde et se laisse perdre en pure et nue lumière de foi, il suffit, car leur perte, leur rien et leur nudité est leur fécondité sans mesure, étant par là mises en Dieu où telle foi les perd. Et une âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur ! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses ! mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil.

4.35 Voie pour arriver en son centre ou en Dieu.

Comment l’âme appelée à l’intérieur y avance peu à peu par le sentier inconnu de la foi, de l’espérance et de la charité, qui en faisant perdre ses puissances, la conduisent heureusement en son centre, ou en Dieu. Des effets de la lumière du fond [sans s] quand elle commence à se lever dans l’âme.


1. Je vous assure que j’ai une grande joie de pouvoir vous rendre quelque petit service, spécialement Notre-Seigneur vous faisant la grâce de vous continuer le désir d’être tout à sa [135] divine Majesté par le moyen de l’intérieur. C’est une grande grâce, cher Frère, qui ne se peut exprimer, laquelle est goûtée de peu d’âmes ; et plus je vois des personnes, plus je remarque que ce don est spécial, tout le monde faisant une estime singulière de l’extérieur, et ne regardant l’intérieur que comme un accessoire et une pratique pour se sanctifier. Je vous avoue que je ne l’avais jamais compris comme je le fais présentement, ayant vu des saints et des saintes dont l’intérieur est petit, quoique l’extérieur soit grand et admirable. Selon ma pensée tel extérieur n’est pas du poids qu’on le croit : car il faut savoir un grand principe qui est infaillible ; que l’extérieur n’est grand qu’autant que l’intérieur est divin, et que l’âme par conséquent est anéantie véritablement, non en désirs [pluriel] seulement, mais en vérité ; et cela ne s’apercevant que par l’intérieur, il faut donc par nécessité que l’on juge de la grandeur et de la sainteté extérieure [s ?] par la grandeur de l’intérieur. Cependant vous en trouvez très peu qui ne manquent insensiblement en ce point ; et peut-être cela vient de ce que la vocation est petite, et non de leur faute. Il faut en laisser le jugement à sa divine Majesté. Mais pour ce qui est des âmes qui par providence spéciale ont ouï des nouvelles de cet intérieur, et qui spécialement en ont eu des lumières et des désirs, elles doivent faire tout ce qu’elles pourront pour y travailler, et ne laisser perdre ce talent, que j’estime être le trésor évangélique543, faisant tout leur possible humblement et avec dépendance à l’ordre de Dieu pour le faire croître.

2. Cet intérieur pour l’ordinaire, et selon que je le puis savoir par l’expérience, est ruiné ou empêché [136] dans les âmes de bonne volonté par deux choses.

Premièrement, par le trop d’action et d’embarras, quoique d’ordre de Dieu à ce que l’on croit. D’où vient qu’il faut être fort prudent et beaucoup prendre conseil sur les actions dans lesquelles on est occupé, afin de voir (supposé qu’il y en ait trop, et que l’intérieur en soit étouffé) si l’on peut les diminuer, et au cas qu’on le puisse, de le faire de bonne heure ; car souvent on le fait si tard que l’âme n’est plus en état de reprendre vie : mais au cas que l’on ne puisse y donner ordre, il faut s’abandonner à la providence divine, laquelle peut-être donnera par ce moyen l’intérieur.

Secondement, faute de prendre un bon moyen. Car souvent les âmes qui reçoivent au commencement des mouvements et des touches intérieures pour l’Oraison et la récollection, n’étant pas aidées, se tournent insensiblement vers le moyen conforme naturellement à leurs puissances544, [à] savoir les visions, [les] touches amoureuses, et le sensible distinct : et ainsi faute de prendre la voie qui conduit au fond et au centre, elles demeurent rôdant dans une voie, quoique surnaturelle, qui ne les tire jamais de la circonférence, ni par conséquent du fini et du distinct, où elles sont adorées, estimées et recherchées ; car ce qu’elles ont et reçoivent là est la pâture des bonnes âmes, mais non la voie d’aller à davantage [sic] et de pénétrer plus profondément dans le Sanctuaire où sa divine Majesté se trouve elle-même. Et voilà aussi une raison pourquoi plusieurs âmes, même surnaturelles en leur intérieur, sont toujours enclines à amasser action sur action ; d’autant que ne se perdant de vue, leur joie est, quoiqu’elles ne le veuillent croire, [137] de se voir toujours opérer des merveilles, qu’elles croient être quelque chose de grand.

3. Le remède donc à ceci est [deux virgules supprimées] que l’âme marche toujours du côté de la foi et des autres vertus théologales 545: car assurément les vertus théologales dans leur exercice sont un sentier admirable, qui conduit insensiblement et très promptement au centre [supprimer deux virgules ?] et au fond très désiré [sing.] de ceux qui l’ont goûté [sing.] par quelques touches passagères ; l’exercice de ces divines vertus est de faire toujours recouler546 l’âme vers Dieu, chacune en sa manière ; la foi éclairant en obscurité, et faisant voir, sans voir, que tout ce que l’on a n’est pas Dieu, Dieu étant inaccessible : et insensiblement de cette manière l’âme court pour trouver celui qu’elle désire et qu’elle n’a pas. Plus cette foi est obscure, insensible et sans expérience, plus l’âme doit croire avoir de lumière. Ce qui est cause qu’elle ne s’amuse pas à un million de choses que les autres croient merveilleuses : et ainsi elle passe outre, appuyée sur l’espérance qui la certifie que Dieu étant une bonté [min.] infinie, il ne cesse jamais d’éclairer les cœurs qui le désirent ; et même moins ils ont d’expérience qui assure et certifie cette espérance, plus elle se fortifie par elle-même, espérant sans espérance au-dessus de l’espérance et enfin sans aucune certitude d’en avoir.

4. Ces deux vertus [théologales] la Foi et l’Espérance font marcher longtemps un cœur généreux à ses frais et dépens, afin qu’il s’enrichisse d’elles, souffrant un million de peines à vivre en pauvreté, sécheresse, obscurité et incertitude ; mais enfin si l’âme est assez généreuse pour se contenter de ces pauvres Dames547 toutes nues et dépouillées de tout bien, de toute richesse, sans espérance ni certitude de [ne ?] jamais rien avoir [sic] ; cette âme est étonnée [138] que lorsqu’elles sont contentes et habitent pleinement et paisiblement dans l’âme, pour lors elles déploient leurs richesses et leur abondance : et cette âme qui croirait ne rien avoir se trouve si riche et si pleine qu’elle n’a pas moins en elle-même que Dieu en son infinie Majesté ; et c’est pour lors que la Charité, la troisième des vertus548 commence à faire courir à son tour cette âme, mais d’une course encore bien plus légère et plus vite sans comparaison, que n’ont fait la Foi et l’Espérance. La raison est qu’elle [la vertu de Charité] fait goûter sans donner. Et ainsi étant encore plus dénuée, plus pauvre, plus sèche, plus impitoyable, et plus cruelle que les deux premières, elle fait goûter un bien infini sans en donner la jouissance, à ce que croit l’âme : si bien que tout son travail est d’affamer, de dénuer, et de dépouiller ; jusqu’à ce que cette pauvre âme aime tant qu’elle aime Dieu plus qu’elle-même, plus que toute créature, et plus que Dieu même549, méprisant incessamment tout ce qu’elle goûte de Dieu pour avoir Dieu : de telle manière que la Foi qui commence là à faire voir et à découvrir à l’âme des merveilles de Dieu et en Dieu, et l’Espérance qui insensiblement la fait espérer au-dessus de toutes choses, jusqu’à Dieu lui-même dans son infinité, ne lui causent [ces deux vertus] que de la peine, étant obligée pour mieux courir, en suivant la Charité qui vole plutôt que de courir, de tout quitter et abandonner, ne pouvant se repaître de ce qu’elle voit ou de ce qu’elle espère, tout cela n’étant pas ce que son cœur goûte [ms., deux-points introduisant le paragraphe suivant] :

5. Cher Frère, qui sait ce stratagème admirable de Dieu par ces divines vertus, pour posséder un cœur, et pour le faire insensiblement et à l’insu tant courir qu’il arrive à cet aima — [139] ble centre où Dieu se trouve, et où véritablement l’on trouve cette source d’eau vive qui rejaillit incessamment en la vie éternelle ! Je ne puis vous exprimer l’opération de ces divines vertus ; car il faudrait non un volume mais plusieurs livres pour vous dire un peu le détail de chacune : ce qui serait cependant fort utile, d’autant que faute de savoir un peu ce qu’elles font en l’âme, on les néglige, et très souvent, si je ne me trompe, on ne les connaît que lorsqu’il n’en est presque plus de besoin. Il me semble qu’il arrive ici la même chose qu’au jeune Tobie, lequel ne reconnut son conducteur et son bienfaiteur [ms., bienfacteur550] que lorsqu’il fut au lieu de repos et dans le terme : et cependant, selon ma pensée que je soumets aux âmes plus éclairées et à l’ordre de l’adorable Providence [(attention) ms., p min.], il me semble que cela serait d’une aide et d’un avantage extrême [s ?] si l’on savait ce que c’est que la Foi [F maj. : à l’instar du paragraphe précédent], son opération, et en quelle manière elle est donnée aux âmes ; je ne dis pas seulement dès le premier commencement, mais encore à la suite et durant tout le temps que son travail est pour prendre possession de l’âme qu’elle assiège. Car en vérité c’est une inconnue, une pauvre et une misérable, qui ne se contentant pas d’être telle à l’âme, crève encore les yeux de ceux qui s’abandonnent à sa conduite, afin que, quoiqu’elle soit si sèche, si obscure, si pauvre et si chiche, l’on ne puisse encore découvrir quelle beauté en elle qui arrête, et par conséquent détourne un peu et pour peu l’âme de sa course et de son chemin [syntaxe]. Si bien que pour être fidèle à la foi [retour au f. min.], pour être son ami, et en état qu’elle vienne de jour en jour prendre possession de l’âme, comme l’aurore, qui insensiblement et peu à peu va croissant, jusqu’à ce que le Soleil [ms., S maj.] soit [140] en son plein midi, il faut tout perdre, voyant sans voir et goûtant sans goûter. Cette foi [f. min.] donc au commencement qu’elle se donne à l’âme, la rend active et la fait courir activement et de ses pieds ; et ainsi peu à peu elle épuise les forces donnant le calme : et c’est le second degré de la foi [f. min.]. Ce repos fait insensiblement mourir à un million de recherches d’appui, et ainsi donne lieu à une foi plus grande, jusqu’à ce qu’enfin elle devienne passive en l’âme551.

Cette foi dans ces degrés, quoique pauvre, obscure et dénuée, comme je vous viens de dire, a pour soutien, appui et richesse la vérité divine et l’infaillibilité divine : [c] e qui dit secrètement l’accompagnement de tous les attributs et perfections divines qui, cachées [fém. (attention)] sous cette obscurité et [cette] nudité de la foi, s’insinuent à l’insu de l’âme en elle. Et voilà ce qui la fait si forte sans force, ce qui l’éclaire sans lumière, et ce qui la fait courir après une telle pauvreté, touchée d’un je-ne-sais-quoi [ms., sans italique] que lui fait goûter cette foi ; je dis dès le commencement, pourvu qu’elle ne se fourvoie par une route contraire à la foi, non par le péché seulement ; mais par les bonnes choses qui saintement et par une bonne intention remplissent l’âme de lumières sensibles et de goûts aperçus.

6. L’espérance s’établit de la même manière ; et quand la foi est venue en un certain degré, l’espérance travaille insensiblement, et dénue peu à peu l’âme d’appuis encore davantage que non pas la foi [sic] : car elle est plus obscure, plus incertaine et plus pauvre sans comparaison. Si bien qu’elle commence à tenir à l’âme un langage bien inconnu, lui disant [point-virgule supprimé] que tout ce qui la peut appuyer, que tout ce dont sa mémoire se peut ressouvenir, n’est rien. Et ainsi insensiblement l’espérance [141] détrompe l’âme, lui faisant espérer ce qu’elle ne goûte ni ne voit : et bien davantage, peu à peu elle lui découvre sa propre misère et ses péchés, afin de déraciner une certaine espérance et [une certaine] confiance que l’âme a presque toujours en soi-même ; et par un secret admirable, l’âme tombe souvent en faute, et à la suite tant [tellement] que le désespoir de soi-même lui vient, ayant cependant au même temps un certain secret éclair d’espérance en Dieu, au-dessus de toute espérance. Ce qui ne lui en donne point qui soit solide : car le dessein de l’espérance n’est pas de lui en donner ; mais au contraire de la réduire à un tel état qu’elle soit sans espérance, non seulement d’avoir quelque chose, mais encore d’avoir jamais sujet d’espérer. Et ainsi peu à peu elle s’insinue en l’âme par sa propre misère et [par sa] pauvreté, et par le désespoir d’elle-même et de toutes choses, espérant sans espérance par-dessus toute espérance et contre toute espérance. Elle a un certain instinct d’espérer, et qu’elle peut tout espérer : plus cet instinct veut se rendre maître de son âme, plus elle est accablée de pauvreté et de sa propre misère, ne pouvant espérer et n’ayant sujet d’espérer ; car plus elle espère sans espérance, plus son cœur veut espérer et ne peut se rassasier. Ce qui la fait courir et chercher ce qu’elle ne sait pas ; jusqu’à ce qu’enfin cette impitoyable avec sa pauvreté, son incertitude et sa misère, commence à calmer un peu l’âme et à lui faire voir par un petit jour que jamais personne qui s’est confié en Dieu n’a été frustré de son attente. Et pour lors sans savoir le comment, elle voit que cette divine vertu de l’espérance est fondée sur la toute-puissance [min.] divine, pouvant autant que Dieu est puissant. Ce qui commence à l’assurer, sans l’arrêter [142] cependant, mais plutôt lui faisant redoubler sa course, pouvant espérer de Dieu autant que sa toute-puissance [min.] peut donner. Et voilà comment l’espérance en sa pauvreté et [en sa] misère insinue insensiblement non seulement la toute-puissance [min.] divine en elle, et par elle Dieu tout lui-même [sic], mais encore la perd en la toute-puissance [min.], n’ayant plus de bornes pour espérer. Ce qui fait qu’elle aime infiniment et avidement la pauvreté intérieure ; tous les dons ne lui étant rien par le pouvoir qu’elle a d’espérer et de vivre en nudité. Ce qui la fait se perdre incessamment sans que rien [ne] puisse arrêter sa perte, ou que quelque chose soit capable de rassasier son inclination, voyant toujours par une manière secrète et inconnue qu’elle doit espérer toute autre [tout autre] chose.

7. La Charité [ms., C maj. (uniformiser)], qui est la troisième vertu théologale, est la plus inconnue de toutes ; d’autant que presque tout le monde la prend pour un ennoblissement et une dévotion de la volonté par laquelle [sing.] elle aime Dieu par actes purs, et un million d’autres idées que l’on a de l’amour de Dieu ; mais ce n’est pas cela. Cela est seulement un effet qui suit de fois à autre. C’est donc proprement une certaine touche secrète de Dieu dans le plus intime de la volonté, qui la fait désirer et poursuivre Dieu, au commencement fort activement [nuit active] ; mais peu à peu avec calme. Elle [cette touche d’amour, cette Charité] est encore plus intime, plus secrète, plus cachée et dénuant plus l’âme que la foi ni l’espérance [deux min.]. Elle est active, comme j’ai dit au commencement, mais non pas en beaux actes d’amour ; mais pour faire mourir l’âme, et se défaire en quelque manière d’elle-même si elle pouvait, pour trouver en soi l’amour ; d’autant que la charité [ms., c min. [uniformiser] donne un certain instinct à l’âme, que ce ne sera que par [143] la mort d’elle-même qu’elle trouvera et jouira de ce dont son cœur est touché. Demandez-lui ce que c’est ; elle ne saurait le dire : elle vous dira seulement que son cœur désire sans désirer un certain je-ne-sais-quoi [ms., italique] qui la ferait volontiers sortir hors d’elle-même, mais sans savoir ce que c’est. Ce certain je-ne-sais-quoi [ms., sans italique] lui imprime insensiblement au cœur certains attraits pour Dieu, qui l’excitent et la font courir insensiblement ; non comme la foi et l’espérance [deux min.] : d’autant qu’il faut remarquer que ces deux vertus font rechercher Dieu comme hors d’elle ; mais la charité [ms., c min. (uniformiser)] la pousse à le chercher par l’anéantissement de soi-même, concevant que si elle pouvait tant mourir à soi qu’elle le désire, elle trouverait ce que son cœur désire ; comme vous voyez que le feu est dans une certaine impuissance de consumer le bois jusqu’à ce qu’il soit seul et que le bois soit devenu feu [cf. Jean de la Croix, « La Bûche enflammée »].

8. De vous exprimer comment cela se fait et s’opère peu à peu, c’est ce qui ne se peut et qui est admirable : car en vérité cette divine vertu croît en se cachant, devient belle en s’appauvrissant, et fait insensiblement et peu à peu courir l’âme après soi sans vouloir se faire voir, ni tourner son visage. Et même plus elle se veut donner à une âme, plus elle lui est cruelle, plus elle est pauvre et appauvrit, plus elle est sans amour, ne faisant rien goûter de Dieu, et enrichissant sans plénitude, donnant cependant un certain goût sans goût ; qui a pour effet de faire toujours chercher, et ne pouvoir rassasier la faim, qui insensiblement vient en l’âme en [sic] tel point qu’elle oublie et méprise toutes choses pour courir légèrement après ce qu’elle aime, dont elle est si peu satisfaite qu’elle ne croit jamais aimer. Cette [144] divine vertu, qui n’a d’autre dessein que de s’insinuer totalement en l’âme, lui donne insensiblement une force pour se mépriser soi-même et tout ce qu’elle peut avoir de Dieu, afin de courir encore plus légèrement552 après ce que son cœur désire : et cette impitoyable, au lieu de se faire voir et de contenter le cœur, s’enfonce et se perd de plus en plus ; si bien que plus l’âme court en désirant, plus elle se cache dans l’intime de l’âme, jusqu’à ce qu’enfin elle se perd [se perde] dans son essence. Et c’est pour lors que commencent les désirs intimes, les recherches et les poursuites sans repos, qui ne peuvent se contenter que par la totale perte de toute elle-même, ce qui s’opère par cette secrète pauvreté, [par cette] nudité et par ce feu secret de la divine charité [ms., c min. (uniformiser)] ; qui assurément dénue, appauvrit et dépouille tout autrement l’âme que ne fait [que ne font] la foi et l’espérance [deux min.].

9. Voilà un petit crayon de la voie pour aller au fond et au centre de l’âme, conformément à ce que vous m’avez écrit. Ce qui n’est rien de tout ce que l’on en peut dire, mais seulement pour vous consoler et encourager ; et afin qu’au cas que [sic] sa bonté vous fasse expérimenter quelque chose de tout ce qui est couché ici, vous soyez assuré [masc.] que cela se trouve en d’autres âmes.

10. Remarquez qu’en parlant de la foi, de l’espérance et de la charité, j’ai exprimé les choses comme si elles se communiquaient les unes après les autres ; et que la foi et l’espérance fussent [sic] en un très haut degré, avant que la charité commençât [subj. imp.] à être donnée.

Il faut donc savoir que ces trois vertus, comme nous en parlons, ne peuvent être les unes sans les autres ; et que dès que la foi est donnée en ce don d’Oraison, dans son commencement elle [145] est vivifiée par la charité [ms., c min. (uniformiser)] et animée par l’espérance ; mais cela n’empêche pas qu’elles n’aient leur temps [sic] pour se communiquer plus amplement. D’où vient que la foi étant en un certain degré, l’espérance est communiquée plus spécialement ; et l’espérance étant aussi arrivée à un certain point, pour lors la charité [min.] commence son opération spéciale. Il est aussi vrai que, quoiqu’elles aient chacune leur accroissement spécial, chacune croît aussi peu à peu à mesure que l’âme croît ; et que la foi croissant, les deux autres augmentent : et ainsi des autres ; jusqu’à ce qu’enfin, ayant peu à peu conduit l’âme en Dieu et en son centre, elles deviennent si parfaitement un, sans mélange cependant, que comme Dieu vient uniquement en l’âme, et que l’âme se perd en Dieu qui est son centre, tout devient un en vérité.

11. On ne saurait assez exprimer la grâce que Dieu fait à l’âme, quand il l’honore tant que de lui donner des commencements de la semence de ces divines vertus. Elles sont très longtemps pour prendre racine et pour germer : mais n’importe, pourvu que l’âme soit fidèle à les faire peu à peu fructifier, jusqu’à ce qu’elles soient arrivées à un degré d’accroissement qu’elles deviennent passives, c’est-à-dire qu’elles opèrent passivement les effets que je viens de marquer, et une infinité d’autres que je n’ai pas marqués [accord respecté], me contentant de dire les plus généraux, ou plutôt de dire la constitution générale de l’âme dans la voie de la foi pour retourner et recouler553 en son centre.

12. Il faut être averti que durant tout ce temps il se passe une succession grande [sic] de lumières positives sur divers sujets ; tant pour soutenir un peu l’âme, (car il y en a peu où elles opèrent nuement [ou : nûment] [146] et incessamment leur grand effet de recoulement, afin qu’elle se repose un peu dans le travail du chemin, et de la nudité grande qu’elle porte, que pour lui donner des instructions [syntaxe]. Ces lumières ou vérités sont sur Jésus-Christ, sur la mort de soi-même, sur son état et [sa] condition ; et ainsi d’une infinité d’autres choses dans lesquelles la foi est mêlée au commencement : et peu à peu devenant plus nue et pure, l’âme se fortifiant, insensiblement elle apprend à les recevoir pour la pratique ; après aussi peu à peu elle apprend à les faire recouler en Dieu par l’opération de la foi, de l’espérance et de la charité [ms., trois min. (uniformiser)], comme j’ai dit ci-dessus.

De plus, comme l’on se peut tromper croyant avoir la foi, car tous ceux qui ont des sécheresses ne l’ont pas, étant un don surnaturel ; Dieu donne ces lumières passagères de Jésus-Christ et de ses états, afin que l’on voie [subj.] la vérité du don de la foi ; ces vertus théologales donnant Jésus-Christ, et toutes les vertus de ses états, comme effets véritables qu’il faut recevoir, et en faire usage, ce qui donne beaucoup d’accroissement à la foi. Il est impossible de pouvoir comprendre comment Jésus-Christ pauvre, obéissant, abject, souffrant, et le reste [ms., sans virgule] est donné par la foi dans tous les degrés dont nous venons de parler.

13. Mais quand la foi a tant pris d’accroissement en faisant recouler l’âme en Dieu, par la mort de soi-même en son entendement, [sa] mémoire et [sa] volonté, elle devient passive ; et pour lors l’âme ne remarque plus de distinction entre croire, espérer et aimer ; ce qui lui est donné alors étant lumière et amour en Dieu, et n’étant qu’une même chose, laquelle contient, ou pour mieux dire, est en soi et en sa simplicité, foi, espérance et charité. C’est pour lors, (quand l’âme est [147] beaucoup fidèle à la solitude, ou au calme intérieur, et à mourir à tout le créé), qu’elle voit imperceptiblement des accroissements grands [sic] : car c’est un feu qui étant attaché à l’entendement, à la mémoire et à la volonté, les consomme peu à peu en elles-mêmes [fém. pluriel (les puissances ?)] ; et comme il vient par le dedans, c’est par le fond de l’entendement, de la mémoire et de la volonté qu’ils [masc. pluriel] commencent à défaillir, et peu à peu tombent et disparaissent en Dieu le véritable centre de l’âme. De dire comment cela se fait, cela ne se peut : il [cela] s’expérimente mieux qu’il [que cela] ne s’exprime ; d’autant que ces vertus étant pour lors passivement en l’âme, et par conséquent leur opération étant en unité, il est impossible de les discerner et de les voir [ni de les voir].

14. À la suite l’âme remarque bien quand ses puissances sont déjà beaucoup défaillies, qu’assurément la foi a beaucoup crû : mais de voir ces vertus théologales en elles-mêmes, c’est ce qu’elle ne peut et à quoi elle ne doit pas travailler : il suffit qu’elle voie [subj.] son entendement peu à peu se perdre sans savoir comment ni où il se perd, [qu’elle voie] sa mémoire cesser sans se mettre en peine de la chercher ni la vouloir mettre en travail, et [qu’elle voie] sa volonté aussi se perdre sans rien posséder ni aimer : car de cette manière, la foi, l’espérance et la charité [ms., trois min. (uniformiser)], les ayant tous perdus, l’âme trouvera que ces puissances sont heureusement perdues, ayant quitté un rien pour trouver un infini, savoir [à savoir] Jésus-Christ. Je dis un rien : car que peut être en soi ce à quoi elles [les vertus (+ leurs puissances correspondantes)] s’occupent d’elles-mêmes ? et de plus leur opération étant d’un principe créé [l’âme ?], que peut-elle [sing.] être ? Mais quand cette foi, cette espérance et cette charité communiquées passivement en l’âme ont consommé par leur opération ces trois [148] puissances, pour lors elles deviennent divines554 étant perdues en Dieu.

Et il ne faut pas croire que quand on dit que les puissances défaillent et sont anéanties par la foi, que ce soit physiquement ; non : mais en vérité c’est d’une manière si éminente et si divine, qu’outre que lorsque [ms., lors que] cela est véritablement effectué, il serait impossible à l’âme de les retrouver que perdues dans son centre qui est Dieu, aussi elle comprend que tout son bonheur lui vient de là : car c’est par ces puissances seules qu’elle sort de Dieu, et qu’elle en peut être désunie ; et ainsi les puissances étant perdues, il lui est plus facile d’être en Dieu que de demeurer au Soleil [maj.] dans une rase campagne en plein midi.

15. Je vais un peu loin ; mais ce n’est pas sans dessein : car je prétends par là vous dire que cette grâce de travailler à son intérieur, et de porter les croix, les afflictions et les peines de notre état, est bien récompensée par l’espérance et l’attente de ce bonheur. Et ne croyez pas que vous en soyez exclus [masc.] ; non : espérez-le avec humilité et prétendez-y avec confiance humble et courageuse : tout y sert ; et si j’ai jamais du [sic] loisir de vous dire comment la Bonté [maj.] divine fait usage pour cet effet de toutes choses, et de nos péchés même, cela serait capable de causer de l’étonnement à ceux qui ne sont pas expérimentés. Heureuse donc et mille fois heureuse l’âme, laquelle touchée de Dieu fait usage de tout ce que Dieu lui met entre les mains, soit croix, pauvretés, souffrances ou humiliations, tant de la part de Dieu que des créatures, des péchés et imperfections qui lui arrivent, et généralement de tout [ajouter virgule ?] en quelque état que l’âme soit ! car à la vérité, supposé qu’elle soit un peu avancée dans la voie [149] passive, pour lors elle n’a d’heureux et de cher que le moment présent quel qu’il soit, étant tout son bonheur et sa félicité tant intérieure qu’extérieure.

16. Comme j’ai remarqué dans la vôtre [i.e. dans votre lettre], que cette lumière du fond se lève, j’ai bien voulu vous en parler : car ce jour555 dont vous parlez est cette foi dont je vous viens de parler. Ce que vous expérimentez par ce jour est vrai ; car il est très certain qu’il cause paix et égalité par le soutien qu’il donne à l’âme. Ce que vous avez à remarquer, outre tout ce que je vous viens de dire, est qu’il faut laisser éclairer son âme selon ce que Dieu veut. Quelquefois cette foi est plus claire, et par conséquent paraît davantage comme jour ; quelquefois moins : mais de quelque manière qu’elle soit, il n’y a qu’à la recevoir et faire comme je viens de dire, vous soutenant fortement. Car il n’est pas moins jour, plus cette lumière est obscure : et elle n’est pas moins dans l’âme, plus l’âme est insensible, pauvre et sèche, pourvu que l’âme garde autant qu’elle pourra la solitude et son abandon. Souvent cette foi et [cette] lumière du fond donne [donnent] une inclination vers Jésus-Christ, laquelle [ajouter virgule ?] comme elle va toujours croissant, spécialement dans le calme de la solitude, il faut [ajouter virgule ?] quand elle devient trop forte, pressant et angoissant les sens, un peu les soulager en quelque manière ; car de cette façon perdre, c’est gagner ; c’est mettre cela en Dieu comme de la semence qui se multiplie au centuple. L’action extérieure de nos emplois fait le même effet, quand elle n’est pas excessive : mais quand elle l’est, il est certain, qu’à moins d’un miracle qu’il ne faut pas attendre, elle étouffe peu à peu, ou du moins elle diminue notablement les grâces et [150] les miséricordes de Dieu ; à cause que l’âme, n’étant pas assez forte pour soutenir cet embarras, est insensiblement remplie d’espèces, et ainsi le calme de l’âme est perdu : ce qui n’arrive pas quand l’âme est tout à fait hors des sens, et ayant outrepassé entièrement les puissances [intellectives, volitives, etc.] : pour lors plus les tracas sont grands, et plus les croix et les affaires sont accablantes, plus le fond de l’âme devient vigoureux, n’étant plus que Jésus-Christ dans la vertu de Jésus-Christ.

17. Les autres effets que vous me marquez sont véritables, sortis infailliblement de la lumière du fond ou de foi nue ; qui sont (1556) une faim secrète et intérieure, laquelle paraît quelquefois comme lumière, quelquefois et le plus souvent comme un certain instinct et [un certain] désir d’avoir Dieu, et d’en jouir selon qu’on le goûte sans goût, ce qui ne quitte jamais, et même va augmentant selon la force de cette lumière du fond. Ce qu’il y a à faire est de recevoir cela, y apportant le tempérament que je vous viens de dire quand elle croît trop, jusqu’à ce que cette faim soit entièrement dans le fond et l’essence de l’âme : car elle peut venir du centre sans être reçue dans le centre même, mais plutôt dans les sens. Et comme ils sont faibles et même les puissances aussi, c’est pourquoi durant qu’elle donne dans les uns et dans les autres, il faut avoir de l’adresse pour se soulager, jusqu’à ce que cette lumière du centre les ait fait recouler dans le centre même : et pour lors il n’y a plus à craindre qu’elle vienne avec excès ; au contraire plus elle vient, plus l’âme se perd en Dieu. Remarquez sur ceci que cette lumière a cette propriété admirable touchant et éclairant [151] les sens, de les faire recouler, et ainsi des puissances [de l’âme] ; à la distinction et différence des autres lumières, qui ennoblissent et relèvent le sujet où elles sont reçues, donnant le repos en elles-mêmes ; c’est par cet effet que l’on connaît beaucoup la différence des lumières.

18. Cette même lumière (2) fait voir le rien de toutes choses, d’une manière que non seulement elle convainc l’âme, mais encore cause ce rien de toutes choses en elle : car c’est plus que conviction, faisant peu à peu tomber l’âme dans le véritable rien des créatures et de soi-même par la paix et [par] la perte en Dieu ; ce qui est pour lors découvert et expérimenté par la délicatesse de conscience qui survient de jour en jour en l’âme qui n’est pas par scrupule, mais par le sentiment et la lumière véritable [s ?] de Dieu ou la lumière du fond.

Mais il faut remarquer sur cela que la tendresse de conscience, qui vient des tendresses ou lumières de grâce qui ne sont pas cette lumière du fond, est toujours accompagnée de quelque faiblesse du sujet que l’on nomme scrupule : car ces lumières n’ayant pas le pouvoir d’élever l’âme au-dessus d’elle-même, elles ne la tirent pas de sa faiblesse, mais seulement la fortifient un peu selon que la lumière est abondante.

Au contraire la lumière du fond a cet effet propre de tirer l’âme [hors] d’elle-même, et de la faire opérer au-dessus de soi ; jusqu’à ce qu’elle soit venue à un tel degré qu’elle ait fait recouler les puissances et les sens dans le fond, et que le fond soit aussi perdu en Dieu : et pour lors étant entièrement hors de soi, elle est exempte de ces faiblesses dont j’ai parlé ; ce qui se fait peu à peu, à mesure que ce recoulement des [152] sens et des puissances se fait et s’exécute par cette divine lumière de foi nue ou lumière du fond, ceci étant la même chose.

19. Et ainsi comme l’âme dans toute cette voie, et durant qu’elle vit, n’est pas exempte de fautes, elle les voit et [les] découvre pour s’en corriger jusqu’au moindre atome ; ce qui augmente à mesure que la lumière croît : autrement ce ne serait pas [la] lumière du fond, ou foi nue. Et l’on ne peut, à moins de l’expérience, comprendre comment une âme qui est si dénuée, si pauvre, si sèche et si obscure, soit cependant si clairvoyante. Cela vient de ce qu’on ne comprend pas la manière avec laquelle [sic] on voit ; mais quand cette lumière est beaucoup crue [ou : a beaucoup crû ?], pour lors on découvre qu’un atome de défaut ne peut échapper qu’on ne le voie [subj.], et qu’on ne soit touché de la peine qu’il cause [rupture ?] d’expliquer la manière que [la manière dont] cela se voit, cela est impossible : il faut l’avoir pour la comprendre : c’est assez que cela soit.

20. Comme cette lumière du fond est un écoulement de Dieu, et une lumière de vérité, elle porte (3) infailliblement à l’obéissance et à la soumission entière [s ?] du jugement. La raison est que comme son principal est Dieu qu’elle donne [sic], l’âme s’applique bien aux choses, ainsi que Dieu et sa condition [le] lui marquent, mais sans attache, et ainsi sans aimer plus une chose que l’autre, ou plutôt sans rien aimer : et ainsi il lui est indifférent de faire ceci ou cela, de faire ou de ne rien faire ; enfin tout lui devient rien, et Dieu lui devient toutes choses [pluriel].

Mais de dire et d’exprimer le peu à peu [employé comme substantif] avec lequel cela s’exécute [ms., s’exécuté], il ne se peut : il faut l’expérience et la longanimité que la même [153] lumière donne pour le souffrir ; autrement ce ne serait pas [la] lumière du fond, mais quelque autre lumière de grâce.

J’ai eu la pensée d’être un peu long, à cause de notre éloignement et aussi pour fortifier votre commencement de lumière, qui augmentera, Dieu aidant, pourvu que vous ne ruiniez pas votre corps, ou que vous ne vous accabliez pas de surcharge de bonnes actions, prenant le conseil actuel pour cet effet.

4.36 Abandon au milieu des croix.

Bonheur et sûreté du pur et amoureux abandon au milieu de toutes sortes de croix. Avantages de la solitude entière. (On croit que les Lettres suivantes jusqu’à la LXIX. [69e] ont été écrites d’un même Auteur et dans le même ordre.

1. Jésus-Christ, soit pour le temps ou pour l’éternité, notre unique vie et amour ! car assurément lui seul est la béatitude et le trésor qu’une âme doit désirer ; tout le reste n’est qu’affliction d’esprit. Une âme qui sait ceci avec expérience est infiniment heureuse ; car elle peut avoir à tout moment son cœur extrêmement satisfait et content. Il est certain qu’il ne se fait rien dans la terre que par ce Dieu d’amour, Jésus-Christ, et par conséquent qui ne doive causer une joie infinie à une âme amante. À une telle âme les plaies et les blessures, les caresses et les consolations, sont également douces quand on est assuré qu’elles viennent d’une même main et par un même principe, je veux dire l’amour. Bien plus [point-virgule remplacé] : celui qui sait aimer de la bonne manière sait aussi trouver [154] une complaisance très grande dans les douleurs et peines que lui cause l’amour, je veux dire le Dieu de son amour.

2. Chère Sœur, apprenons donc sans jamais hésiter que ce qui nous arrive, soit amer et fâcheux, ou doux, vient de la main amoureuse et paternelle de Dieu, soit aussi qu’il [sujet impers.] soit intérieur ou extérieur ; et que tout cela ne vient pas seulement de Dieu nous aimant, mais que c’est le même amour : et par conséquent aimons par les croix et les peines, et apprenons à vivre d’abandon. Ô Dieu d’abandon, quand sera-ce que je saurai parfaitement cette leçon du pur et amoureux abandon ! lequel assurément n’est pas seulement l’amour, mais la source d’amour ; vu qu’il n’y a rien qui gagne tant le cœur d’une personne qui aime, que de se confier et abandonner toute à elle [tout à elle]. Vivez au nom de Dieu du pur abandon et en continuelle confiance : que ce soit là votre Oraison, votre appui, votre refuge, et le fidèle ami de votre cœur. Que les créatures qui aiment les créatures et s’y confient courent avec empressement après les créatures : mais vous, qui devez aimer de tout votre cœur celui qui y loge, confiez-vous et assurez-vous en lui, et que cet abandon vous soit une source de paix et de joie.

3. Ô que les créatures peuvent peu quand Dieu s’en veut mêler ! Je prie Notre-Seigneur que votre Communauté [ms., C maj.] se renouvelle, et que chacune [fém.] travaille de mieux en mieux à plaire à Notre-Seigneur. Je vous assure que de cette manière toutes les créatures et tous leurs efforts seront inutiles ; je dis même tout l’enfer. J’en suis si certain et assuré par l’accident de M. de M. et des autres. Le Démon [ms., D maj.] a voulu faire [155] du carnage et perdre tout ; et j’espère qu’à la suite tout réussira autrement. Ils font merveille ; et cela leur servira infiniment : car ils sont humbles, soumis, et tout à fait fidèles à ce qu’on leur marque être l’ordre de Dieu sur eux.

4. Je vous répète encore une fois que toutes les créatures et les démons ensemble ne sauraient ruiner et détruire un cœur et une Communauté où Jésus-Christ règne. Il semble quelquefois que tout est perdu : et au lieu de cela, l’admirable Jésus, le Dieu de notre cœur, fait admirablement son ouvrage, et il cache si secrètement et adroitement sa main en ces rencontres, que très souvent on ne s’aperçoit de rien ; mais à la suite on la voit avec un amour et une joie très grande [fém. sing.]. Courage donc, ma chère Sœur, marchez généreusement au milieu des croix, appuyée sur l’amour de Jésus-Christ, votre aimable Sauveur ; et assurez-vous qu’il ne vous laissera pas. Continuez votre Oraison et vos autres pratiques de votre mieux

5. Je suis beaucoup consolé de votre meilleure santé : je prie Notre-Seigneur qu’il la conserve. Ne jugez jamais de la vérité ou de l’accroissement d’un intérieur que par la solide pratique et l’avancement dans la mortification et l’humilité profonde.

6. Le don des dons est la pure solitude. Je puis dire qu’il y a autant de comparaison entre la solitude entière et la vie charitable avec le prochain, qu’il y [en] a entre Dieu et la bonne créature ; car assurément l’entière solitude est le Paradis et le lieu de l’union divine. Ô ma très chère Sœur, on y respire un air de pureté qui sent le Paradis ; et parmi les créatures, quoiqu’on y soit pour Dieu, il faut y boire le fleuve bourbeux et [156] rempli d’ordure de bêtes. Je sais que c’est pour Dieu : mais ô qu’il est vrai et que la suave et tranquille union de toute l’âme en doit être aimable ! Priez pour moi qu’il me donne cette part si c’est son bon plaisir.

4.37 Présence intime de Jésus-Christ. [«Confession» de Bertot?]

Qu’il faut être mort à soi-même pour arriver à la présence intime de Jésus-Christ.

1. Ô chère Sœur, que le fer et le feu sont doux à une âme qui vit en Jésus-Christ, le moi-même étant suspendu par la vertu divine ! Mais aussi quelle croix quand on expérimente ce malheureux enfer, quoique même sans péché ! Ô que mon cœur dans un peu d’expérience de ceci soupirerait volontiers après cette bienheureuse éternité où la divine Lumière [(attention) ms., l min.] a pour effet spécial de tirer chacun [hors] de lui-même, pour le faire vivre en Jésus-Christ ! Mais hélas ! j’en suis infiniment indigne. Je me contente de me rouler dans mes fers et dans le chaos de moi-même, pourvu que Jésus-Christ, mon unique et aimable Sauveur, me fasse la grâce de vivre en moi et d’animer par sa présence cachée et inconnue ce ténébreux chaos. Jusqu’à ce que l’âme ait expérimenté profondément les misères de son soi-même, elle n’est pas vraiment humble, petite, ni purifiée de la suffisance ; mais quand elle y a croupi longtemps, elle reconnaît avec tant d’amour tout venir de la main de Dieu qu’elle est infiniment consolée dans la pensée : Dieu est tout et moi-même je ne suis rien.

2. Si ce que je vous dis ici est vrai, portez avec amour les pauvretés, les ténèbres, les insensibilités, et même les abattements corporels [157] que vous expérimentez. Dieu est caché sous telles souffrances ; et par là il veut se communiquer amoureusement à l’âme humble et petite. Continuez votre Oraison et [votre] abandon simple à Dieu, et ne vous mettez pas en peine ; car assurément la pointe de votre cœur sera toujours tournée vers Jésus-Christ. Laissez passer toutes les tempêtes et orages, car cela est peu de chose : et assurez-vous sur l’amour infini de Jésus-Christ, qui par une vertu secrète sait vous sauver et vous tirer du gouffre sans péril.

3. Continuez à vous occuper simplement et amoureusement de Jésus-Christ ; et quoique vous n’expérimentiez encore sa présence permanente et solide en votre âme, ne laissez pas de vous tourner simplement et en foi [et non : en soi] vers lui, portée et aidée [fém.] par cette faim et ce désir de Dieu. C’est la nourriture de la course et de la voie. Attendez d’être arrivée pour jouir de la fin, qui est cette présence intime et consolante. Quand je vous ai dit que les écrits du Bienheureux François de Sales ne vous nuiront [nuiraient] pas, je n’ai entendu de vous obliger qu’autant que vous y trouveriez d’onction et de consolation. Vous n’avez besoin de lecture que pour allumer un peu le feu : et si deux ou trois paroles vous excitent, laissez le reste ; et que l’effet que vous expérimenterez vous règle à la suite.

4. J’ai un grand désir de commencer tout de bon à être uniquement à Dieu. Il faut que je vous confesse que je vois cela seul être l’unique. Jusques ici [jusqu’ici] je n’ai point été dans la pureté et [dans] la mort de moi-même comme je le voudrais : les désirs commencent [(erreur !?) ms., les désirs commencement] par la miséricorde de Dieu à m’en venir, et je vois là ma seule béatitude. Je veux faire ce que Dieu veut : mais [158] vivre en Dieu et de lui uniquement est la béatitude. Je commence à tant estimer le renouvellement de la mort véritable de la créature en Dieu, que je me trouve heureux non de l’avoir encore, mais seulement que les désirs en soient un peu en moi : et je vois cette chère mort des productions de la créature être l’unique plaisir de l’âme ; et qu’assurément si l’âme était morte à ses productions, elle vivrait spirituellement en Dieu. Il y a un temps que [sic] nous subsistons et vivons en Dieu ; car nous y pensons et nous nous occupons de Dieu : mais il se donne après une grâce par laquelle l’âme perd son opération propre ; et peu après étant dépouillée de toutes les productions tant intérieurement qu’extérieurement, Dieu en devient le principe. Ô que cet état est heureux ! J’ai commencé ce matin à faire résolution de le laisser produire et établir dans mon âme. Priez Notre-Seigneur que mon âme et tout moi-même se perde et meure [sing.] ; car j’entrevois que par ce don l’âme vit et opère plus facilement en Dieu que notre corps ne demeure dans le Soleil [ms., S maj.] matériel. Laissons donc faire ce que Dieu voudra, tant au-dedans qu’au-dehors. Mais ô Dieu ! chère Sœur, ceci est un don, et tout le monde ne l’a pas, sinon ceux à qui Dieu le donne. Priez Notre-Seigneur que cela soit véritable en moi, et qu’il l’augmente à l’infini : car là je vois la seule béatitude de la terre ; et je me tiendrai fort heureux de l’avoir, tout le reste me manquant. [159]

4.38 Les croix font courir à Dieu.

Que les sécheresses, les tentations et les croix font courir l’âme fidèle vers Dieu.

1. Prenez courage pour ce qui touche votre Communauté [ms., C maj.]. Vous ne voyez pas le profit que vos pauvres paroles font, non plus que l’effet de votre désir pour leur perfection. Continuez à travailler généreusement. Je vous en dis autant pour votre Oraison. Faites état que vous ne devez faire autre chose que mourir : c’est pourquoi vivez en ténèbres, sécheresses et pauvretés intérieures. La seule lumière de la foi peut être la lumière de l’amour en cet état ; mais aussi l’amour est assurément fort qui fait vivre l’âme de cette manière, amour si caché, si inconnu, et cependant si puissant qu’il est seul capable de rassasier l’âme.

2. Mourez au nom de Dieu de cette manière [rupture ?] de nue, obscure et incertaine foi amoureuse ; je dis foi incertaine, non qu’elle ne soit très assurée, mais d’autant que l’âme qui la croit [sic (= croire la foi)] ne la voit pas. C’est vraiment un amour puisque l’âme aime ; mais si fortement qu’elle ne voudrait quitter cet exercice pour quoi que ce soit. Vivez donc de cette manière pauvre, inconnue et tout à fait abandonnée de secours humain et divin, au moins selon que la créature le juge.

3. Ne vous mettez non plus en peine des tentations en cette constitution intérieure : votre âme est à l’abri de leurs coups, quoiqu’elle sente bien leurs batteries557 Il suffit que votre fond soit paisible et abandonné pour tout et sans réserve. [160] Ne craignez pas de me tromper. Dieu vous aime. Soyez-lui fidèle et soyez courageuse ; car je défie tout l’enfer et tout le monde d’opprimer une âme qui est à Notre-Seigneur. Vous verrez, Dieu aidant, Jésus-Christ régner et subjuguer toutes les créatures rebelles. Vous avez cru que vous et nous étions opprimés sans ressource. Courage ! le temps viendra que [= le temps viendra où] la vérité aura le dessus. Continuez à prier pour moi je vous prie.

4.39 Les croix font courir à Dieu [bis].

Sur le même sujet.

1. Vous ne devez pas vous mettre en peine des obscurités, [des] répugnances, et même des inclinations que vous ressentez à vos aises ; ce sont les creusets dans lesquels Dieu purifie une âme. Car remarquez bien que l’âme sent une certaine peine à cela ; et que nonobstant toutes ces choses, elle expérimente une ferveur intérieure et un désir extrême d’être à Dieu de la bonne manière.

2. Ne cessez de faire Oraison quoique sans Oraison, ni de pratiquer quoique sans fruit : car assurément la bonté de Dieu ne voudra pas que vous goûtiez ni la suavité de l’Oraison, ni le fruit des vertus ; afin que passant au-dessus de l’un et de l’autre vous alliez plus vitement [ms., vîtement] et fortement à Dieu. Ô combien une âme court-elle à Dieu par les croix, nue et dépouillée de tout, quand elle est fort fidèle ! Vous ne sauriez croire combien mon âme vous aime et a de liaison à la vôtre, et combien je porte vos croix qui sont grandes, non seulement pour l’extérieur, mais encore aussi pour l’intérieur. [161]

4.40 Béatitude de cette vie.

Les souffrances et les humiliations font la béatitude de cette vie.

1. Ma très chère Sœur [ms., S maj.], vous m’avez beaucoup consolé de me donner de vos nouvelles ; car elles me sont toujours très chères, et je me réjouis de votre meilleure santé afin de servir à aimer Notre-Seigneur encore quelque temps. Jusqu’ici je n’avais point connu l’excellence de la vie présente ; mais maintenant je commence par la pure miséricorde de Dieu à la voir d’une infinie beauté et conséquence, non pour la jouissance lumineuse, mais pour la réelle et véritable jouissance en croix. Heureuse l’âme et mille fois heureuse, je le répète, un million de fois heureuse qui est attachée à la croix par Jésus-Christ ! car par là elle jouit et y goûte que la vie présente est féconde et béatifiante.

2. Jusques à [jusqu’à] ce que l’on voie [subj.] et que l’on expérimente ceci en véritable lumière, la vie est pesante, et l’on n’y expérimente que privations, douleurs, souffrances et mépris en tout ; mais quand on a vu leur [s ?] excellence et beauté, pour lors on change de sentiment et on désire vivre pour souffrir. Je ne fais nulle différence entre souffrir et jouir. Au contraire celui qui sait le secret de la croix, sait assurément que telle jouissance est admirable. Ô chère Sœur, que ce discours est obscur à qui n’a pas la lumière ! et même la pauvre nature a tant de peine à l’apprendre que cela ne se peut exprimer. Ce [162] fut pour ce sujet que S. [Saint] Pierre dit à Notre-Seigneur sur le Tabor 558: Bonum est nos hic esse. L’âme a une inclination à l’aise et à la douceur ; mais dans la vérité la grandeur est dans la souffrance.

3. Ô que Dieu aime une créature quand lui-même l’attache et la cloue à la croix, et que de ce bois infâme crucifiant et faisant mourir, son pauvre cœur lui dit l’amour qu’il a pour elle ! amour non de douceur [sing.], mais de souffrances [plur.] en toutes manières. Présentement je commence à voir qu’il n’importe si l’âme goûte ou non, pourvu qu’elle souffre, qu’elle soit abjecte, méprisée et dénuée de Dieu et des créatures ; je veux dire sans plaisir du côté de Dieu et des créatures. Le croiriez-vous, chère Sœur, que ceci est la plénitude et que c’est jouir vraiment de Dieu ! Hélas ! je ne l’ai pas su, et il faut que Dieu le révèle ; non par une révélation de paroles, mais par sa véritable lumière dans le fond de l’âme en Jésus-Christ son Fils.

4. Aimez donc Jésus-Christ, ma très chère Sœur, et aimez vos souffrances, abjections et mépris, non comme quelque chose de séparé de lui, mais comme lui-même ; et qu’il vous suffise de souffrir en toutes manières.

Je crois assurément que vous avez été malade (comme vous me le marquez) pour la gloire de Dieu, afin qu’ensuite [ms., qu’en suite] vous possédiez la vie uniquement pour lui ; et je ne suis pas fâché de ce que ce mal a été [ait été] humiliant : c’est un bien pour l’âme.

5. Pour ce que vous me dites des Sacrements [ms., S maj.], vous n’êtes pas encore bien savante à l’école de [163] Jésus-Christ. Ne savez-vous pas bien que Dieu, plus il aime, plus il baigne l’âme dans les humiliations ? Ne vous mettez pas en peine de ce qui vous arrivera après les avoir reçus [les Sacrements] ; portez l’abjection. Il est vrai que qui est dans les dispositions telles que je vous les écris, tire un fruit admirable des Sacrements ; car il y boit à la source et je vous dirai que si on avait la lumière, l’âme dirait comme S. [Saint] Ignace : que tout me dévore pour jouir de Jésus-Christ.

6. Mais hélas ! il faut rabaisser ses ailes, et avouer que si la divine Lumière [(attention) ms., l min.] fait concevoir [sans déterminant] choses merveilleuses de ce divin état de croix, la pauvre nature et l’amour que nous nous portons nous fait [nous font] rabaisser et rejeter cette miséricorde ; et jusqu’à ce que par l’abondance de la divine Lumière [(attention) ms., l min.] l’âme en soit entièrement convaincue, elle ne peut s’y rendre. C’est pour cela que vous voyez la difficulté des Apôtres à être convaincus de ce procédé de Jésus-Christ au fait de ses souffrances et humiliations ; mais étant éclairés et remplis de l’Esprit de Jésus-Christ, pour lors ils voient sans peine ce divin Mystère [(attention) ms., m min.], et les croix sont pour eux des délices. Demandez, je vous prie, cette grâce pour moi ; car tout le reste n’est que pauvreté ou très peu de chose.

4.41 Attendre Dieu [titre (d’entête) complet?].

Attendre Dieu avec patience. Prix des croix.

1. Ma très chère Sœur [ms., S maj.], pour ce qui vous touche, votre façon d’agir est fort bonne. Laissez-vous doucement cette agréable lumière [sic], et ne vous empressez [pas] de la faire hâter. [164] Souvent on gâte tout en voulant agir par soi-même. Soyez abandonnée et calme ; et assurément Notre-Seigneur vous donnera par lui [par lui-même ?] ce que vos désirs voudraient bien vous procurer par leur activité empressée. Il faut plus de mort et de soumission à Dieu et à sa conduite pour l’attendre en patience que d’activité pour courir après lui. Il a plus de désir de se communiquer que nous n’avons de volonté d’être à lui. Soyez donc passive et patiente, et aimez tranquillement.

2. Continuez votre Oraison selon qu’elle vous a été marquée : car assurément Dieu le veut de vous ; et j’espère de sa bonté que pourvu que vous soyez fidèle, calme et passive, il ne cessera d’agir, tant en vous donnant des lumières pour l’aimer qu’en se communiquant à votre âme par les croix et contradictions. J’en suis toujours là. Je crois avoir perdu un trésor infini. Si vous saviez le prix des croix, des médisances et des contradictions ! Il est assurément inestimable, puisqu’il mérite un Dieu. Priez-le que sa bonté m’en rende digne.

4.42 Aimer Dieu nonobstant ses misères

Aimer Dieu, nonobstant ses misères. Des écrits et de la vie de Monsieur de Bernières559.

1. Assurez-vous que selon ma petite capacité vous m’êtes très chère. Ayez courage ; aimez l’uniquement aimable et, quoique vous vous en voyiez infiniment éloignée et indigne, ne laissez de le faire, appuyée sur Sa bonté. Rejetez bien loin ce sac de pourriture, savoir vous-même ; mais envisagez par un simple et très [165] amoureux regard ce Dieu mourant et mort d’amour pour vous aimer et pour vous donner le droit et la capacité de L’aimer. Ne pensez non plus à vous que si vous n’étiez plus.

Mais le moyen de ne penser plus à une chose dont l’infection et la puanteur se fait si bien sentir à découvert ? Il n’importe : laissezvous telle que vous êtes ; mais appuyée sur Jésus-Christ, aimez et aimez. Mais, au lieu d’aimer, vous ne faites que faire des fautes et tout gâter ? Ne vous amusez pas à réparer ni à rajuster : aimez, c’està-dire tenez-vous aimante auprès de Dieu. Et je vous assure que vous ferez votre devoir. Faites tout ce que vous avez à faire par ce motif et que tout soit amour en vous. Sa bonté même lavera votre saleté et aimant, l’amour même vous fera amoureusement et tranquillement voir vos défauts, mais non pour vous en abattre, mais plutôt pour vous encourager à aimer. L’amour réparera aussi ce que vous avez gâté.

3. Les approbateurs ne manqueront pas aux écrits de M. de Bernières, car tout le monde les goûte et l’enfer qui a vomi sa rage, enrage. Il est en très grand crédit, et l’on verra à la gloire de Dieu et à l’édification de l’Eglise la vie d’un Serviteur de Dieu qui surprendra beaucoup de monde ; car ç’a été un homme admirable, mais imitable, puisque sa bonté l’a voulu faire faire toutes ces démarches peu à peu. Il a été admirable en tout, en oraison, en travail pour le prochain, en pureté angélique, et en vertu. Il est mort dans le temps que je crois qu’il n’était pas un moment séparé de l’oraison actuelle, quoique dans le travail et dans les croix très pesantes. Comme sa vie a été si sainte, [166] à présent je ne m’étonne pas pourquoi Dieu a permis à l’Enfer et au Démon, et aux ennemis de l’Eglise, de noircir autant qu’il y ait eu de Saints dans l’Eglise ; car vous verrez, Dieu aidant, qu’il a été humilié à l’infini. Et cependant cela me fait si bien voir le pouvoir de Dieu ; car tout s’évanouit tout de même que de la fumée, et tous les calomniateurs tombent dans la confusion.

4.43 Aimer sans amour sensible.

Aimer sans amour sensible. Du faux vide à l’Oraison.

1. Je vous écris aujourd’hui volontiers et avec grand plaisir ; et je vous dirai que selon ma pauvre lumière votre Oraison est bonne et très bien : suivez-la sans réflexion. Que votre intérieur soit fidèle et constant à s’occuper à tout [sic] ce que Dieu lui donne secrètement, quoiqu’il se voie [subj.] très pauvre et indigent de toutes choses. Prenez de moment en moment ce que vous aurez, soit pour disposition à l’Oraison ou durant le jour ; et généralement en chaque occasion j’espère que la Bonté [(attention) ms., b min.] divine ne manquera de vous fournir toutes choses selon votre besoin. Portez avec humilité et résignation amoureuse [sing.] la peine de vous voir très privée [fém.] intérieurement de tout ce que votre cœur désire, et que vous voyez bien que Jésus-Christ voudrait que votre âme possédât [subj. imp.]. Cette manière d’avoir sans posséder est excellente : car ici le désir intime du cœur supplée à l’effet sensible et aperçu ; et l’âme cependant ne laisse d’en être très humiliée, paraissant devant Dieu non seulement comme une [167] pauvre des biens de Dieu, mais comme une imparfaite et très éloignée de son amour et de la pureté requise pour approcher de lui. Ceci souvent est très sensible [supprimer virgule ?], et cause une purification admirable ; car c’est un creuset du pur amour sans amour. Qu’il est dur d’aimer sans amour et de jouir en ne possédant rien !

2. Quoique vous ne preniez pas un sujet de propos délibéré, vous n’en êtes cependant jamais vide et privée, par bien des raisons que j’ai, qui vous touchent en particulier. Mais lorsque Dieu vous éclaire et vous incline amoureusement vers quelque chose, il faut la recevoir [cette chose] ; et la lecture de tels objets divins dans quelque bon livre ne nuit jamais, soit dans l’Oraison particulière ou dans les exercices. Non qu’il vous faille exprès lire ces choses comme sujet [sans s], mais les lisant ou les ayant autrefois lues, si Dieu vous en éclaire, il faut recevoir cette lumière ; et de cette manière les objets divins, soit de Dieu ou de Jésus-Christ, ne vous nuisent jamais. Mais je dis qu’il y a de certaines âmes si amoureuses de l’obscurité, de la sècheresse, et du vide infructueux par crainte de se donner de la peine, qu’elles se veulent faire accroire [ms., acroire], et souvent aux autres, que les objets divins, soit lus ou reçus de Dieu, nuisent et rabaissent : cela est trompeux.

4.44 Le faux et le vrai vide.

Du vrai et du faux vide à l’Oraison.

1. Demeurez sans plus hésiter dans l’abandon en paix et tranquillité, sans savoir ce que vous y faites. Votre volonté y travaille, [168] encore que votre entendement ne le sait [ou : ne le sache] ; et il n’est pas à propos qu’il le sache, car il n’y servirait de rien : il suffit que Dieu le connaisse. On pourrait ici vous en dire quelque chose, mais cela serait également inutile à une âme qui se contente d’être nourrie sans savoir ce qu’elle mange. Il est vrai que le plaisir de manger, ou plutôt la satisfaction de voir ce que l’on mange, ne se trouve dans cette façon sinon en quelques moments assez passagers. Mais mangez et vous nourrissez [et nourrissez-vous] : et Dieu veuille que vous vous enivriez avant que de mourir. Tout ceci se fait par un goût secret dans la volonté, qui se rassasie auprès de Dieu, et qui ne peut trouver que là sa nourriture [sic], qui donne la vie et qui est de mort tant en l’entendement par les obscurités qu’en la volonté même par les sècheresses et rebuts, qu’elle aime cependant sans les aimer, ne les pouvant quitter ; car elle y trouve un je-ne-sais-quoi [ms., italique (tirets ajoutés)] qui la soutient et lui plaît dans la peine même.

2. Il faut dire ceci à cause que l’on trouve tant de gens qui se forment sur ces états comme s’ils y étaient vraiment ; car comme ceci est délicat et que l’on se forme plus facilement des obscurités que des lumières ; aussi s’y met-on plus ordinairement. Cependant si tel état est vrai, tout ce que l’on y doit trouver est la pratique ; car assurément une telle âme y est très inclinée, et plus même qu’elle y est secrètement et à l’obscur de l’entendement et des sens. [169]

4.45 Sujets à prendre à l’Oraison.

Sujets à prendre pour l’Oraison. Qu’il faut mourir, mais non se procurer la mort.

1. Pour ce que j’ai dit dans le Traité de l’Oraison560, que l’âme ne doit jamais y être sans sujet, il est très vrai : mais cela s’entend comme je l’explique ; c’est à savoir que l’âme ne doit point se mettre activement dans un vide naturel et infructueux, mais qu’elle doit avoir un sujet soit distinct ou général, soit qu’elle le prenne elle-même, ou que Dieu le donne. Vous en avez un qui vous est imperceptible selon les sens, mais qui n’est pas pour cela moins véritable. Au contraire, comme vous êtes d’un naturel actif et clairvoyant, plus vous vous perdez à vos vues, plus vous en avez du côté de Dieu ; car il se communique davantage. Vivez donc à l’abandon et sans rien voir ni expérimenter ; et assurément Dieu fera son ouvrage.

2. Mourez, mourez ; et mourez un million de fois. Mais ce dont vous avez à vous donner de garde dans cette mort est de ne [pas] vous la procurer. Un malade qui se meurt, ne meurt-il pas assez de son mal sans qu’il se procure encore des douleurs et avance561 sa mort ? Au contraire [ajouter virgule ?] quoiqu’il soit désespéré, on lui donne des cordiaux562, de la nourriture et mille soulagements, non pour lui donner la santé, mais pour lui prolonger la vie en mourant ; ce que l’on ne saurait faire autrement sans péché [ou : sans pécher ?]563.

3. L’âme qui va se mourant [sic] à soi-même et aux créatures doit par charité prendre des soulage — [170] ments et des petites [ou : de petites] récréations, afin que les pauvres sens soient un peu soulagés. Gardez ce même ordre à l’égard de vos filles, quand vous en trouvez qui marchent courageusement à la perfection, et ne les poussez pas toujours à perte d’haleine564 ; autrement vous en trouverez peu qui réussissent, et cela à cause de la faiblesse du sujet, et même de l’ordre de Dieu qui le veut de la sorte.

4. Marchez donc en liberté d’esprit, quoique vous ayez des peines. Négligez-les ou plutôt les oubliez [oubliez-les], pour vous abandonner de cœur à Notre-Seigneur, dont la bonté et le soin sont sans bornes vers nos pauvres âmes quoique [?] chétives ; et cela en vue de lui-même, lui seul étant le motif de son amour vers [envers] nous.

4.46 Aimer Dieu au-dessus des sens.

Aimer Dieu au-dessus des sens. Aider le prochain avec grande douceur et condescendance.

1. Ma très chère Sœur [ms., S maj.], je vous avoue que je suis touché de vos infirmités continuelles ; mais il faut adorer en tout la très adorable et tout aimable Providence [ms., P maj.] qui vous veut conduire par ces épines et ces rochers. Prenez courage ; car je vous assure que de plus en plus mon âme vous trouve dans le cœur de notre Seigneur [sic (Notre-Seigneur)].

2. Ne vous étonnez nullement de vous voir si souvent dans les ténèbres, et si peu dans le suave abandon : il vous doit suffire que l’âme par la cime ou [par] la pointe565 au-dessus des sens l’aime et le cherche ; et voilà ce que Jésus-Christ désire. C’était en cette manière qu’il était continuellement dans les tracas de ses emplois pour le salut [171] des hommes, et aussi au milieu de ses croix extérieures et intérieures. Subsistez donc, chère Sœur [maj.], sur cet exemple dans la pure perte du sensible et de tout vous-même, ne vivant en Dieu que par le pur de la volonté, laquelle jouit et subsiste en Dieu à l’insu [ms., inscu] de l’entendement par un abandon quelquefois goûté, mais souvent sans goût ni certitude : ô [ms., O] qui saurait ce secret de Jésus Christ ! Prenez plaisir de le voir au jardin des olives [sic], dans ses embarras de voyages, au milieu des troupes : il est là crucifié, mais jouissant de la manière susdite.

3. Assurez-vous que le travail pour le prochain sera toujours crucifiant ; et quand on n’a pas d’expérience profonde, on se promet toute autre [tout autre ?] chose que ce n’est dans la vérité ; et ce qui fait peine et quelquefois décourage [point-virgule remplacé], c’est que l’on y cherche toute autre [ou : tout autre ?] chose, et ne l’y trouvant pas, on se refroidit. Non, ma chère Sœur [maj.], croyez-moi, il faut travailler vers le prochain sans attendre de fruit ; et ce cher prochain est sujet à tant de pauvretés que cela est surprenant à qui n’a pas d’expérience, et après bien du travail il se trouve souvent qu’une passion rafle tout. C’est un pot cassé qu’il faut relier et conserver, et après d’infinis travaux c’est beaucoup si dans un grand nombre une ou deux [sœurs] réussissent. Faut-il se décourager pour cela et tout abandonner ? Non, il faut les soutenir [les sœurs] peu à peu et ne les pas décourager en paraissant trop découragée ; et quand on en connaît le faible [la faiblesse], il faut en tirer l’essentiel et souvent ne faire pas semblant de voir bien des choses.

4. Je ne vois rien en la terre qui me paraisse un original566 pour ce travail vers le cher prochain, tant pour l’utile que pour l’agréable, comme Jé — [172] sus-Christ. Sa douceur et sa condescendance est [sont] toute [s] aimable [s]567 ; il sollicite et il soutient, il avertit et il cache. Voyez cette pauvre adultère, cette Samaritaine et plusieurs autres exemples que vous savez qui sont dans la Sainte [ms., s min.] Écriture. Enfin, chère Sœur [ms., S maj.], il suffit d’avoir travaillé de votre [ms., vôtre] mieux vers cet aimable prochain. Pour être contente, ne regardez ni le fruit, ni la consolation par la reconnaissance et la pratique apparente [s ?].

4.47 Abandon malgré ses peines.

Abandon et confiance en Dieu, malgré les peines et tentations.

1. Pour ce qui touche votre intérieur, au nom de Dieu prenez courage : jamais mon cœur n’a été plus convaincu de votre appel pour la sainte Oraison et le pur abandon à Dieu que maintenant. Ne vous étonnez pas que vos sens, votre esprit et votre raison vous travaillent incessamment pour vous faire réfléchir et vous amuser. Vous devez voir et sentir ces choses sans vous en mettre en peine, vous établissant, autant que vous pourrez, dans l’abandon et la confiance en Dieu, tâchant par ce moyen de vous élever au-dessus de vous et de vos impuretés propres. Riez-vous568 de ces deux tentations que vous me marquez ; car elles sont nulles. Combattez-les de la manière susdite.

2. Mais ce que je vous demande plus spécialement et par obéissance est deux choses. La première, que vous perdiez en Dieu tous vos doutes et que vous tâchiez de jouir et d’aimer Dieu autant tranquillement [sic] que vous pourrez. [173] La seconde est d’être toujours gaie [fém.] ; car toute tristesse fait un ravage extrême en l’âme : et après avoir pensé et donné l’ordre possible aux choses, abandonnez tout à Dieu, dans lequel je vous suis plus intimement et clairement uni que jamais.

4.48 Trouver le bon plaisir divin en tout.

Trouver son bonheur dans le bon plaisir [ms., bonplaisir] de Dieu en tout ce qui nous arrive. Avis pour la conduite du prochain.

1. Je trouve que vous avez fait très bien de prendre N. [ms., points de suspension] avec vous : elle vous sera nécessaire, et c’est providence qu’elle ait attache à vous ; la vieillesse jointe à l’infirmité a besoin de secours : et ne croyez pas de [sic] sortir de l’ordre de Dieu par ce soulagement pris par sa conduite qui vous met en tel état. C’est un des grands desseins et secrets de la vie intérieure, et des plus efficaces pour arriver à l’union à Dieu, et se perdre en lui sans réserve et sans mesure, que de se perdre dans son divin ordre [syntaxe], soit intérieur, ou extérieur, soit qu’il vienne immédiatement de Dieu ou de la créature. D’où vient que qui fait usage de ce secret peut en peu de temps s’outrepasser soi-même en trouvant Dieu.

2. Ce sera donc par ce moyen que vous vous porterez vous-même, faisant usage des faiblesses de votre état et de toutes les infirmités qui l’accompagnent, vous laissant au gré de la divine Providence [(attention) ms., p min.] pour faire Oraison comme elle vous la fera faire, sans y ajouter par effort de vous-même, mais vous y rendant par une humble soumission qui vous fait faire usage également [174] de la pauvreté intérieure ou de la douceur.

3. Et il faut bien vous convaincre de cette vérité, que l’ordre de Dieu vous doit être toutes choses : c’est pourquoi regardez fixement et fidèlement cet ordre divin dans vos faiblesses, votre impuissance, votre infirmité et vos soulagements, afin que vous vous y rendiez et les receviez comme Dieu même. De cette manière ils ne vous rabaisseront pas, mais au contraire soutiendront votre âme en Dieu et vous feront souvent faire une Oraison plus pure et dégagée de vous-même, que la suave présence de Dieu. Tenez donc au nom de Dieu votre [v : lecture difficile] votre cœur dans un doux calme, pour être conduite [fém.] où et comment il plaira à Dieu.

4. Faites charitablement et doucement ce que vous pourrez pour aider vos Sœurs [ms., S maj.] ; mais après tout [cela,] laissez-en l’effet à la divine Providence [(attention) ms., p min.]. Dieu demande de nous que nous semions ; mais c’est à lui de faire fructifier569. Il faut en tout et partout chercher la paix et le repos intérieur comme l’unique [chose ?] qui nous fait jouir du souverain bonheur ; en faisant rencontrer la joie véritable dans son bon plaisir.

5. Au commencement et un fort long temps, les âmes qui veulent aimer Dieu aiment une diversité de choses pour son amour ; et en cela est leur joie et leur Oraison : mais peu à peu elles viennent à n’aimer qu’une seule chose et à réunir tout leur amour dans l’unique bon-plaisir de Dieu qu’elles rencontrent en tout et partout ; n’y ayant rien qui nous arrive, soit dans l’intérieur ou dans l’extérieur, soit ténèbres ou lumières [pluriel], soit abondance ou pauvreté, soit force ou faiblesse, qui ne soit cet adorable bonplaisir [ms.] de Dieu. Une âme est très heureuse quand elle [175] a trouvé cette source d’eau vive, qui la fait être également570 à Dieu en tout moment, en tout état, en joie ou en tristesse, en recevant ou ne recevant rien de Dieu.

6. Mais, me direz-vous peut-être  : comment cela se peut-il faire, puisque tout le monde peut être de cette manière, le bonplaisir de Dieu étant sur chaque âme, non est qui se abscondat à calore ejus ?571 La différence est que bien peu voyant tout ce qui leur arrive comme ordre de Dieu, et par conséquent comme Dieu même, ils ne s’y rendent pas et ne s’y tiennent point par amour et complaisance : ce qui fait qu’ils le rejettent comme quelque chose d’amer et de rude, de vide et d’inutile.

7. Rendez-vous donc fidèlement à l’Oraison ; et si Dieu ne vous y donne que de la sécheresse [ou : sècheresse] et de la pauvreté, prenez-la en cette disposition. Si même l’état de votre santé vous fait vous occuper toute de vous [sic] et de vos petits soulagements, vous dérobant par là le moyen et la facilité de faire Oraison, ne croyez pas la faire moins, recevant tout en cette disposition susdite ; car Dieu y sera plus éminemment.

8. Je vous dis encore derechef qu’il est fort à propos et utile que dans le secours et l’aide que vous rendez à vos filles, vous vous rapetissiez autant que vous pourrez, vous accommodant à l’ordre général, et les fortifiant à y être fidèles. Dieu tout bon saura bien selon son dessein choisir celles qu’il destine à une plus grande perfection. Continuez d’imprimer Jésus-Christ dans leurs cœurs, les entretenant souvent, leur découvrant ses mystères, et les animant d’un amour spécial vers sa sacrée Humanité [ms., H maj.] ; car il est572 la voie, la vérité et la vie. [176]

9. Vous faites aussi très bien et dans l’ordre de Dieu de vous ajuster aux dévotions extérieures que vous donnez à votre Communauté [ms., C maj.], gardant votre constitution intérieure. Cela, bien loin de vous nuire, vous servira beaucoup. Priez Dieu afin que Jésus-Christ vive en moi, et croyez que je suis plus à vous que jamais.

4.49 Abandon sans regard sur soi

Que l’abandon absolu entre les mains de Dieu sans regard sur soi est le chemin le plus court et le plus sûr pour arriver à l’amour de Dieu et à la pureté des vertus.

1. Ma très chère sœur, il faut en tout s’abandonner à la divine Providence et heureuse l’âme qui le laisse faire ! Il faut que je vous avoue que le saint abandon entre les mains de Dieu est le paradis de l’âme et que Dieu par ce moyen fait des merveilles en elle ; car autant qu’une âme se laisse soi-même et tout ce qui la touche en la Providence divine, autant Dieu y pourvoit admirablement. C’est là le trésor de la vie, la source d’une infinie paix et le nœud qui nous fait jouir de Dieu et nous applique Ses infinis trésors. Laissonsnous donc à la divine Providence et prenons de moment en moment tout ce qui nous arrive comme de Dieu ; car c’est véritablement Lui qui ordonne et fait tout dans une âme qui se confie et s’abandonne pleinement à Lui et ne se voit rien d’elle. Priez Notre Seigneur pour moi afin que ceci soit véritablement en moi, étant le comble du bonheur et qui conduit à la véritable lumière dans le centre de notre âme.

2. Ne vous étonnez pas si Sa bonté permet [177] qu’il vous arrive tant de croix ; car c’est la nourriture d’une âme que Sa bonté élève et destine pour Sa jouissance ; l’abjection est aussi Son partage et la divine Sagesse a tous les moyens possibles afin de la réduire dans Son rien pour la faire devenir tout. Ne vous étonnez pas si la pauvre nature agonise un million de fois et refuit573 les coups, l’âme ne comprenant que tard ce Mystère, si ce n’est qu’elle soit déjà avancée dans la lumière ; et quand par la miséricorde de Dieu cela est, tous les moments lui sont précieux et elle fait grand état de chaque rencontre ; car les pratiques des vertus coulent à merveille dans une âme beaucoup abandonnée en Dieu et qui Le découvre en elle.

Prenez donc courage ; car toutes vos pauvretés, souffrances, je dis plus, vos sottises et défauts font et feront des coups dont la divine Providence et Sagesse se servent pour faire mourir l’âme, et la réduire dans son néant. Plût à Dieu que nous fussions assez fidèles afin que ce néant fut vraiment un néant en Dieu.

3. Hélas ! ma chère sœur, qu’une âme est heureuse quand Sa divine Majesté résidant dans son fond Se découvre ! O, qu’Il anéantit cette créature qui se donne tant de mal ! Mais qui saurait la bonté de Jésus-Christ pour le faire ! Il triomphe et manifeste Sa grandeur plus nous sommes misérables et indignes de cette grâce et c’est ce qui abîme l’âme de reconnaissance.

Hélas ! Chère sœur, ne nous amusons pas tant à aller de règle avec l’amour sans règle ni mesure. Je dis ceci à votre cœur. Jetonsnous, comme ce pauvre larron à la croix, dans le sein paternel, croyant que Son amour sans bornes ni mesure ne demande qu’à se communiquer. [178]

4. Cette foi de l’infinie et abyssale bonté et miséricorde de Dieu me console beaucoup et fait qu’il me semble qu’une âme ne doit réfléchir jamais sur elle. Je ne dis pas cela à tout le monde ; mais mon cœur vous le dit. De cette manière il me semble que tout le péché, mes dissemblances, difformités et ingratitudes passées sont une paille dans cet océan de bonté, qui par lui-même consume tout et réduit toutes choses à sa semblance pour son plaisir, et pour faire voir à l’âme qu’elle doit être pleine de reconnaissance : dans cette lumière les misères lui sont lumières et lui servent pour se perdre et pour se consommer.

5. Je vous dis ceci, chère sœur, afin que vous ne barguiniez pas tant à vous abîmer et perdre, mais au contraire que vous vous perdiez et vous jetiez à corps perdu. Êtes-vous tant de chose pour tant vous craindre ? Je vous assure que Dieu aidant, j’espère faire le saut. Faites-le aussi ; et si vous vous perdez, quelle perte pourra-t-il arriver pour ce que vous valez aussi bien que moi ! Et de plus si vous vous perdez, ô heureuse perte ! Si je vous pouvais exprimer la bonté de Dieu. Que dis-je exprimer ? Mais seulement vous dire un peu ce que c’est ? Vous en seriez étonnée. J’en suis ravi et je ne l’ai jamais connue. J’en sais quelque chose et mon cœur en sera à jamais reconnaissant. Je ne m’étonne pas si cette bonté s’est mise à la croix et à souffrir les outrages de la Passion pour donner quelques marques de son amour pour l’homme.

Abîmons-nous, chère sœur, abîmons-nous un million de fois dans cet abîme d’amour, que je n’ai pas connu, et qui l’est peu en comparaison de ce qu’il est pour Sa créature, à laquelle Il donne Sa divine lumière et la manifeste dans son fond. [179] Ceci vous servira pour vous jeter à corps perdu dans les bras de la divine Providence, pour vous tenir en paix et en oraison et pour garder le repos dans les contradictions, les incertitudes et le reste qui pourrait causer du trouble dans votre âme.

6. N’allons jamais avec Dieu, ma chère sœur, par notre chétif cœur étroit et chiche ; mais marchons au-dessus de nous, appuyés sur le cœur divin d’un Dieu large, magnifique et immense, qui Se donne sans raison au-dessus de toute raison, excité par Son amour même dont la bonté infinie est la règle. Si nous savions la magnificence du cœur divin, et combien son inclination est portée à la profusion, de telle manière qu’il suffit d’aimer, sans regarder comment on est bâti, beau ou laid, riche ou pauvre ! L’amour d’un Dieu trouvant l’amour de Sa créature charme Soi-même et Se donne sans mesure, ne regardant qu’à Soi pour donner des bornes à Son amour et à Ses dons. O, si je vous pouvais exprimer le tort que se font les âmes qui sentent un commencement de l’onction divine qui les appelle, en faisant des cérémonies pour se donner tout et se perdre dans ce divin amour : elles s’amusent à dire à Dieu et à elles-mêmes qu’elles sont indignes, qu’elles ne sont qu’ordures et mille autres choses qui les font réfléchir continuellement sur elles, s’amusant par ce moyen autour d’elles par des vues qui au plus ne sont que de très petites vertus ; au lieu que se précipitant sans raison en Dieu et dans Son amour, en un moment elles se purifieraient et trouveraient dans ce divin Amour la pureté et le mérite pour être dignes de ce divin amour.

7. Faites-le si vous voulez, mais je vous assure en simplicité que je le veux faire. Je sais [181] bien que la nature par de belles raisons, prises de l’exemple des Serviteurs de Dieu et des maximes ordinaires de la piété, tire tant qu’elle peut une âme qui veut agir de cette manière, mais n’importe. Qu’avons-nous à perdre ! La mort même de Jésus-Christ sera notre caution ; et ma résolution est de ne regarder jamais que Jésus-Christ, ou bien l’amour de Dieu en Jésus-Christ pour assurance de mes démarches, qui peut-être ne seront pas trop prudentes selon le raisonnable, qui me dirait continuellement que je ne suis pas digne de me perdre si promptement dans le divin amour sans bornes ni mesure, qu’il faudrait davantage pratiquer les vertus et être plus assuré de ma purification et de mon appel pour ce divin amour. Mais quoi faire ? Quand serai-je purifié et orné de vertus ? Peut-être aimerai-je jamais ou très tard. J’aime mieux être déraisonnable sentant ce que j’ai dit, appuyé sur Jésus-Christ seul qui sera ma voie et ma caution.

8. Je vous dis ceci, chère sœur, pour votre consolation et la mienne, afin que vous n’hésitiez pas tant à vous donner et abandonner. Quand je vois cette pauvre Samaritaine, ce larron à la croix et tant d’autres saints qui ont pris ce procédé d’amour, cela me console et me dit au cœur : tu ne saurais mieux faire ; et je chercherais partout les âmes fort pécheresses qui tout d’un coup se sont mises à aimer de cette manière, touchées qu’elles étaient de la Bonté divine qui les appelait. Je vous prie d’élargir votre cœur autant que vous pourrez et de lui donner ces sentiments ; car je les crois de Dieu et conforme aux Siens pour les âmes qu’Il veut être à Lui.

C’est là que l’on trouve la vraie humilité abyssale, la patience, l’obéissance, l’amour et la [181] confiance qui charme le cœur de Dieu. Et si vous me demandez si une telle âme, qui marche constamment de cette sorte, fait de grandes démarches, je vous dirai qu’elle en fait de telles que l’Amour divin les fait, la prenant sur Soi et la prenant sur Ses épaules, la purifiant, l’ornant et l’embellissant pour enfin charmer son cœur affamé d’amour, mais d’un tel amour qui n’a pour mouvement que la confiance et l’abandon, sachant qu’elle n’est que misère et indignité.

4.50 Pratique de l’abandon.

En s’abandonnant on apprend à s’abandonner.

1. Tâchez de faire de votre mieux ce que vous pourrez pour exécuter ce que je vous dis dans mes deux dernières [lettres] : car assurément quoiqu’elles contiennent dans leur substance une nourriture beaucoup solide, cependant vous en pourrez tirer de quoi vous nourrir dans l’état présent où vous êtes ; car bien qu’elles marquent l’abandon et la perte dans quelque perfection, elles font voir qu’il faut vous abandonner et [vous] perdre afin d’apprendre à le faire en pleine eau.

2. Heureuse l’âme qui est acheminée pour cette perte ; ce qui est un don sans doute, mais qui coûte infiniment, et l’on n’en voit le profit que fort tard. Ce que l’on peut remarquer un long temps est de voir qu’il se faut dépouiller tout nu [ms., nud], comme font ceux qui veulent nager en pleine eau : mais après bien du travail l’on voit très clairement arriver à l’âme ce qui arrive aux pêcheurs. Il y en a qui se contentent de demeurer aux bords [plur.] de la mer, et ne pêchent que de très chétifs poissons ; ou bien au plus [au mieux] [182] ils se déchaussent pour aller un peu plus avant dans la mer : [m] ais ce travail est toujours très peu récompensé, n’étant pas là que l’on pêche l’excellent poisson. Il y en a d’autres qui pêchent en pleine mer ; mais aussi se mettent-ils tout nus [ms., nuds] et sans fond : là ils pêchent d’une bonne manière.

3. Une âme qui est assez heureuse de se dépouiller peu à peu dans cet infini Océan [ms., O maj.] de Dieu y trouve et fait une capture admirable. Souvent la crainte de se perdre, la fuite du grand travail, et le bien présent que l’on rencontre aux bords, empêchent que les âmes n’avancent [sic (ne)] en plus haute mer, et ne se mettent à corps perdu dans cet abîme [A maj. suggéré], où elles s’enrichiraient plus en un moment que les autres ne feraient en toute leur vie.

4.51 On ne trouve la vie que par la mort

On ne trouve la vie et la jouissance de Dieu que par la mort et le rien.

1. Hélas ! Chère sœur, on connaît les choses du siècle, et on a un désir infini d’y réussir, mais pour ce qui est de Dieu, il n’y a rien de plus inconnu et qui soit si peu dans le désir et la poursuite des créatures. C’est l’unique béatitude et cependant on n’y pense pas. Heureuse et mille fois heureuse l’âme éclairée de la divine Majesté ! Elle trouve son tout dans cette vie ; et toutes les autres meurent misérablement de faim. Les meilleures au plus ont quelques miettes qui les empêchent de mourir en leur soutenant la vie de la grâce ; mais pour vivre en l’état bienheureux, il faut être éclairé de cette divine [183] lumière, qui au même temps qu’elle dégoûte du siècle présent, fait trouver l’inaccessible pour se reposer.

2. Mourrons et mourrons un million de fois, car la mort est la vie.

Soyons aussi petits en vérité à nos yeux, que nous sommes aux yeux des autres, car c’est la grandeur.

Soyons pauvres autant de Dieu que du créé, car c’est la plénitude de la richesse.

N’ayons rien et ne soyons rien, aussi bien à l’égard de Dieu que vers les créatures ; et nous posséderons toutes choses d’une manière infiniment plus relevée que si nous étions des séraphins et que nous fussions rois de tout le monde ; car nous en jouirons par la plénitude de Dieu même.

Pourquoi pensez-vous que Dieu Se fasse tant chercher et qu’il semble qu’il soit si difficile à en jouir et à Le trouver pleinement ? Hélas ! Chère sœur, le soleil n’est pas si prodigue de sa lumière ni si facile à trouver, et il n’est pas si aisé à en jouir qu’il l’est de trouver Dieu et de jouir de Dieu quand on Le cherche et que l’on en veut jouir de la bonne manière. Car Dieu est infiniment désireux et impatient de Se communiquer et de Se donner sans réserve, ne faisant autre chose que de travailler pour nous disposer peu à peu à cet effet ; mais jamais nous ne voulons L’avoir et en jouir comme il faut, de telle manière qu’Il est toujours pèlerin chez nous ; car nous voulons toujours avoir et il ne faut rien avoir ; nous voulons goûter, voir et être assuré, toucher, nous contenter ; et Dieu n’étant rien de tout cela, nous allons toujours aboyant et courant, faméliques. Si bien qu’Il est en nous, et nous ne [184] Le voulons jamais trouver. Il se donne tout et sans réserve et nous n’en jouissons jamais. Il nous est plus commun et plus nécessaire que l’air et nous Le fuyons toujours. Nous sommes Sa béatitude en quelque manière, Deliciae meae, esse cum filiis hominum574 et nous nous déroutons toujours de Lui. Et tout cela parce que nous ne voulons Le chercher de la bonne manière, ni Le posséder comme il faut.

Mais une âme qui est assez heureuse de Le chercher et d’en jouir comme il est dit, Le trouve toujours en cherchant et Le cherche incessamment en trouvant : car un tel cœur est toujours content puisqu’il trouve incessamment ce qu’il désire et Le cherche toujours ; car jamais Dieu ne dit à telles âmes : c’est assez.

Tout cela qui paraît si extraordinaire est en vérité tel ; et il n’y a que les petits qui en soient capables. Priez pour moi, chère sœur, afin que mon cœur se laisse posséder par cette vérité, laquelle, quoique multipliée par tant d’expressions, n’est qu’une dans une âme, ou plutôt n’est point, pour rendre à l’âme la jouissance de Jésus-Christ encore plus facile. Ceci n’est qu’une faible expression de Jésus-Christ, le plus petit de tous les hommes.

4.52 Solitude. Abandon absolu

Solitude intérieure et extérieure. Que pour trouver Dieu véritablement, il faut perdre tout par abandon absolu.

1. Les divers embarras et occupations m’ont ôté le moyen de vous écrire et à vous [185] dire le vrai, il fait meilleur d’être en Dieu que hors de Dieu en travaillant pour les autres. La vie se passe insensiblement. Heureux qui est perdu sans ressource et sans se pouvoir retrouver, non pas même pour les choses les plus saintes ! Car Sa bonté y fournit et y donne remède. S’il y a quelque bonheur dans la vie, c’est de se perdre sans savoir où l’on est, non seulement dans la vaste solitude de l’intérieur mais encore dans la solitude extérieure. Je laisse volontiers les âmes fortes y agir et travailler aux bonnes affaires ; mais pour moi, la consolation serait d’être dans la solitude sans affaires ni soin aucun ; Sa bonté y donne ordre avec un soin vraiment paternel, dont j’ai une reconnaissance très grande.

2. Je ne laisserai de répondre à la vôtre ayant quelque loisir. Premièrement je vous avoue que la solitude est une grâce si grande que lorsque Dieu la donne, Il donne un trésor à l’âme. Sa bonté m’en donne, Dieu merci, et j’en espère beaucoup à la suite. Assurément Dieu vous la donnera aussi. Il nous fait une très grande grâce et il faut bien prendre garde de la diminuer ou de la perdre par de bons prétextes. Dieu nous mettant, comme Il vous fait, dans l’abjection et la pauvreté, ce sont des remparts contre les créatures. C’est pourquoi il vaut mieux pâtir de faim et être abject et sans fruit vers les autres que d’être en repos et en abondance et ne pas jouir pleinement de Dieu. Et il faut remarquer sur cela que la jouissance véritable de Dieu ne se donne que par la piqûre et étant écrasé par la pauvreté, par le rebut et par l’inutilité. Enfin le rien des créatures et de soi-même est le bonheur de la vie. [186]

3. Ce que je dis semble paradoxe et cependant est très véritable et connu tel par une âme qui en a l’expérience. Les âmes qui ont l’abondance, l’applaudissement et la plénitude, au plus ne sont capables pour l’ordinaire que de faibles vertus et de faire quelque petit bien aux autres. O, que le vrai amour de Jésus-Christ a des idées bien différentes des nôtres ! Ses persécutions sont des caresses, et Ses richesses sont des misères et les oublis, afin de ruiner la créature en nous pour y vivre et y régner par amour et en amour tout divin.

4. Tout cela supposé, plus nous sommes pauvres intérieurement, plus nous sommes secs et sans Dieu, plus nous avons moyen de nous abandonner et nous laisser à Dieu, ce qui assurément nous Le fait trouver plus véritablement et plus amplement que toutes félicités. C’est pourquoi, au nom de Dieu, soyez fort fidèle à marcher en abandon et perte de vous-même ; et quoique souvent vous ne sentiez pas cela, il n’importe : laissez-vous tel que vous êtes sans vous arrêter à toutes les pensées et peines qui peuvent arriver, d’avoir le moyen de vous perdre et abandonner nuement à Dieu, pourvu que cela soit.

5. Vous dites très bien que le mot et l’expression d’abandon vous revient mieux que celui de regard et cela est vrai ; car l’abandon est la substance de tout ce que l’âme doit à Dieu et souvent le regard est interdit et l’âme ne s’en peut servir ; mais pour l’abandon, il est continuel.

Vous faites très bien de laisser perdre aussi le regard et de vous contenter de l’unique abandon pour toutes choses ; et même bien souvent [187] il semble à l’âme qu’elle le perd aussi, non en substance mais dans le goût et dans la lumière.

6. Secondement vous dites que souvent il vous semble que ce que l’on vous dit de Dieu et de l’intérieur ne sont que des rêveries575. Ne vous étonnez pas de cela : il faut tout perdre sans vous mettre en soin de rien, non pas même des bonnes lumières et touches d’amour, qu’il faut laisser aller aussitôt qu’ils s’en vont de votre esprit. D’où vient que même pour des sujets de votre oraison, il faut les prendre avec grand abandon à Dieu ; et à moins d’ouverture d’esprit pour cela, abandonnez tout et vous laissez entre les mains de la divine Majesté sans assurance de rien. Qu’avez-vous à perdre et que valez-vous ?

4.53. Trouver Dieu Lui-même pour Lui-même

Dieu lui-même pour lui-même ne se trouve que par les pertes extrêmes.

1. Le principal de tout est que vous tâchiez de demeurer avec Dieu. Un grand saint dit une belle parole : Beati qui habitant fundum, bienheureux celui qui habite son fond et ainsi qui est toujours en Dieu ! Il est à l’abri de toutes choses, aussi bien des hérésies que des autres malheurs de la vie. Soyez donc fidèle à demeurer dans votre rien, dans votre pauvreté et misère ; car demeurant telle, rien ne vous peut nuire. Faites là un million d’abandons et de pertes de vousmême, non par acte, mais aussi souvent que vous le pourrez. Les pensées vous viendront que vous ne faites rien, que vous déshonorez Dieu et le reste, qui est souvent [188] le remplissement de votre esprit. Heureux et mille fois heureux qui peut par sa pauvreté tant intérieure que extérieure, par sa privation de Dieu et de toutes choses bonnes, se perdre d’une telle manière qu’il ne se trouve plus, ni pour Dieu ni pour les choses bonnes, ni pour rien enfin qui l’appuie et le soutienne ! Car par là assurément il sera dans la mer et l’océan infini de Dieu, non pour soi et pour son plaisir, mais pour Dieu même. Ceci est une grande grâce dont la semence est donnée un très long temps avant que l’âme en jouisse en paix et repos plein, et en latitude de cœur. Les craintes, les frayeurs, les pertes d’appuis sont les moyens dont le saint-Esprit, qui est le conducteur de telles âmes en cette voie, se sert conformément à la portée de l’âme et au dessein éternel de Dieu dans le don de Sa jouissance.

2. Priez pour moi afin que Sa bonté me fasse la grâce de Lui être fidèle dans ce sacré désert. Mais hélas ! Si les âmes qui commencent à marcher ce pays, ont tant de peine et s’arrêtent si souvent par leurs réflexions, les plus avancées le sont encore plus dangereusement, le désert devenant plus grand, plus sec et encore davantage sans secours ; ce qui est cependant le bonheur unique pour trouver l’immensité même, ou Dieu même pour Lui-même, s’y perdant sans crainte de se perdre, ne Le possédant pas ; car toute possession est ôtée afin de Le trouver plus amplement et sans fin. Si une pierre tombait dans un océan d’infinie profondeur, ce ne serait pas merveille si elle ne trouvait jamais le fond ; et voilà la raison pourquoi les âmes qui sont appelées à jouir de Dieu même, Le trouvent sans Le trouver jamais, au [189] moins en manière qui les termine dans leur jouissance.

3. Je vous dis cela afin de consoler un peu dans votre commencement. Vous trouvez que vos sécheresses sont longues et vos pauvretés ennuyeuses ; c’est votre bonheur et vous ne le saurez pas ; et les dernières âmes dont je parle sont plus pauvres, mais c’est encore leur plus assuré grand bonheur.

4.54. Efficacité du feu de l’amour divin

Efficacité du feu de l’amour divin, qui dans les âmes de foi se nourrit même de son contraire et de toutes sortes de renversements, et s’en sert pour les purifier et les changer enfin en Jésus-Christ.

1. Prenez toujours courage et ne vous étonnez pas si le pays de l’oraison et le chemin d’aller à Dieu vous paraît difficile ; c’est en cela qu’est le bonheur, car plus la difficulté est grande plus la course est forte. Le tout est que l’âme ait en soi un désir fort et affamé d’être à Dieu et de Le trouver, sans quoi il serait impossible qu’elle fût contente. Ne vous étonnez pas que vous trouviez tant d’épines : c’est la nourriture de ce petit point d’amour et de cette flamèche de feu que Dieu a mise dans le fond de votre cœur, laquelle assurément ne peut se soutenir ni accroître que par une voie qui paraît la perdre et l’éteindre.

2. C’est aussi la cause pourquoi les vertus nous paraissent toujours si éloignées ; et jusqu’à ce que ce feu soit très grand, il est de telle nature [190] qu’il ne se nourrit que par antipéristase, c’est-à-dire par son contraire.

Le cœur désire la vertu, la solitude et le silence, et cependant plus il le désire, souvent la nature manque à ces choses ; et même Dieu quelquefois se met de la partie, afin de donner le désir des choses sans les pouvoir pratiquer et avoir : et quand avec tout cela Dieu par sa bonté donne encore des croix, comme contradiction des créatures, mépris, renversements de ce que l’on fait, et un million d’autres choses en quoi nous avons sujet de beaucoup souffrir et de porter un véritable anéantissement, cela est merveilleux ; car, chère Sœur, l’on ne saurait croire combien il y a à mourir dans la créature, et combien il faut que le divin amour soit fort pour consumer tous ceux qui s’opposent à Dieu. Ce qui est la cause qu’il faut avoir une patience sans expression.

3. Prenez donc encore une fois courage ; car si je vous pouvais exprimer le bonheur que Dieu vous présente, et ce à quoi vous êtes appelés, vous seriez surprise. Soyez forte et généreuse. Ne tenez au nom de Dieu rien de la fille dont le changement fait tout perdre. Allez au milieu des broussailles tête baissé sans savoir où vous allez, à route perdue, sans dessein ni rien qui vous puisse arrêter.

Combien d’âmes sont arrêtées par les saints desseins par l’amour même, par la vertu etc. ? C’est-à-dire pour m’expliquer, que quand une bonne vieille comme vous et moi, qui n’avons plus que peu à vivre, désirons tôt arriver, nous ne devons plus aller par mesure et ordre : car si nous avons des desseins, souvent ils se perdent de l’esprit ; si l’on veut aller par l’amour, la [191] sécheresse s’empare du cœur ; si par la vertu, l’on se met toute pleine de boue à force de courir. Si bien qu’il me semble que c’est le mieux pour vous, étant si vieille, d’accourcir tout, et d’aller tête baissée après celui qui se fait désirer dans votre cœur.

Allez donc ainsi chère Sœur ; et je ne sais si vous entendez bien ceci, qui est de conséquence pour vous. Quand je dis de passer la vertu et tout le reste, cela se met en pratique par une fidélité sans s’amuser à trop se regarder.

4. Quand donc votre naturel vous a fait faire quelque faute comme de trop de plaisir dans les créatures et autres choses, au même temps retournez à Dieu par un simple regard ; et cela est remédié plus efficacement que par toutes les réflexions.

Gagner le saint jubilé en votre manière simple et par beaucoup de confiance en Dieu. On ne saurait croire combien Dieu donne de grâce aux âmes simples et qui vont tout de bon à Dieu par l’aide des secours de la très Sainte Eglise.

Prenez courage encore une fois, chère Sœur, et que les difficultés, ni vos misères, ne vous empêchent pas. Au contraire c’est un grand bonheur assurément, quand l’âme est en ferveur et désireuse de la perfection et de la sainte oraison. Cela ne se peut comprendre que par expérience qui n’est donnée pour l’ordinaire que tard, c’est-à-dire quand Dieu commence d’illuminer lui-même. Quand je dis illuminer, c’est-à-dire de cette lumière dont le Saint Esprit parle ; lux in tenebris lucet576

Laissez-vous donc mourir et dévorer aux [192] croix, aux pauvretés, aux défauts etc. ; et assurez-vous, que pourvu que vous soyez fidèle, nonobstant les orages et les tempêtes, à poursuivre Dieu par amour et simple intention, que vous le trouverez. Ce moyen est d’une si grande grâce, que c’est voler et non marcher, comme expérimentent ceux à qui Dieu se donne.

5. Je me sers du mot de simple intention qui semble encore plus dégagée que le regard, subsistant quoique le regard se perde dans les distractions non volontaires et par l’accablement des croix de providence et par les sécheresses portées en abandon. L’âme donc, comme une aiguille touchée, va par sa simple et amoureuse intention toujours cherchant, souvent sans chercher, car elle discerne pas toujours son actuelle intention et inclination amoureuse dans les affaires et dans les accablements. Mais quand elle sonde son cœur elle l’y trouve, il est vrai, un peu cachée et profonde, mais non moins véritable ; et je puis dire même plus véritable, plus elle est cachée, pourvu que l’amour soit allumé ; amour qui n’a rien du feu de la terre, qui ne subsiste qu’autant qu’il luit et échauffe : mais ce feu et cet amour divin, étant céleste, très souvent contient et a ces qualités éminemment et non actuellement aperçues et expérimentées. Cependant c’est un feu très réel et très véritable, et même bien souvent il est plus réel et véritable, plus son opération est audedans et cachée, laquelle consume et change davantage la créature et le sujet où il est attaché.

6. Mais, me direz-vous, comment discerner ce feu céleste ? Je vous réponds que cela sera par le désir secret et intime qui est dans l’âme d’avoir Dieu, de mourir à soi et de n’être plus, [193] afin que Jésus-Christ soit véritablement en elle.

Mais, me direz-vous encore une fois, il est vrai que j’ai le désir. Mais il me paraît inutile, d’autant qu’il est si caché et si à l’ombre de la nature et de sa corruption qui se produit par tant d’imperfections, recherches et défauts, qui crient si haut que non seulement je n’entends pas souvent ce secret et intime désir susdit, mais plutôt me convaincs qu’il n’y a rien dans mon âme, jusque là que ce caché désir me semble hors de moi, et comme chose ajoutée, et que j’expérimente ma misère comme vraiment propre et ce que j’ai dans l’âme, étant proprement ce que je suis. Mais il n’importe, il faut que cela soit de la sorte, et ce petit feu si caché est pourtant le vrai et le propre bien de l’âme ; et ce que vous voyez et qui vous paraît davantage n’est qu’étranger, que ce feu consumera peu à peu si vous donnez à votre âme la paix et l’abandon total pour ne vivre et ne subsister que de la Providence de moment en moment.

7. Ce divin feu paraît donc quelquefois comme amour, quelquefois comme inclination amoureuse, une autre fois étant plus secret comme une très simple intention, quelquefois comme un regard, quelquefois aussi moins qu’un regard, et seulement comme quelque ressouvenir d’un Dieu que l’on voudrait bien aimer ; et tout cela selon les diverses constitutions de l’âme et les agitations des peines, des affaires et des accablements des croix, lesquelles toutes ne font nul tort à ce feu caché dans l’âme, mais seulement couvrent ses sorties, paraissant en ces diverses manières selon ces diverses expressions. [194]

8. Si vous prenez bien courage, ne vous mettez pas en peine, car, comme je vous dis, ces choses qui cachent ce feu divin ne lui font nul tort, durant que l’âme ne les aime ni ne s’y amuse volontairement. Au contraire elles le font croître ; car quand il est tel que je dis, il croît non par le dehors mais par le dedans, en tirant peu à peu l’âme d’elle-même, de son amour-propre et des créatures pour la faire vivre en Dieu. Et ainsi plus cet effet croît, plus il disparaît ; car il se renforce au-dedans, le changeant et purifiant, et ensuite faisant un effet comme le feu fait sur le bois, savoir changeant en soi son sujet ; par ce moyen il disparaît, car il ne sort au-dehors aucune flamme qui marque qu’il y a du feu.

9. Il y a des Saints en quantité qui n’ont pas eu cette grâce, la leur étant au-dehors, spécialement pour donner exemple et servir à plusieurs : mais celle-ci est pour changer son sujet et pour l’unir par conséquent et brûler tout au dedans. Et voilà pourquoi ces âmes sont toujours dès le commencement conduite par diverses croix et sécheresses, afin que peu à peu elles soient reconduites et rechassées [sic] du dehors au dedans, de l’extérieur à l’intérieur, et de ce qui paraît aux créatures et à soi-même, à l’inconnu et à l’intime. Et lux in tenebris lucet. Et quand cette obscurité est arrivée au point que Dieu veut, et que ce feu caché et inconnu a purifié, brûlé et enfin consumé ce qu’il a voulu au dedans, pour lors il devient lumière et amour.

10. Mais de dire le temps, cela ne se peut ; tout cet ouvrage étant réservé à Dieu seul : ouvrage qui assurément est un grand don de Dieu, [195] mais une extrême croix pour l’incertitude, la peine et le peu de joie que l’âme a souvent, faute de voir ce qui se fait. Ce plaisir est réservé à Dieu seul, quoique qu’à la suite l’âme étant, comme je viens de dire, purifiée et consumée, devient toute lumière et amour. Cependant comme elle n’est plus elle-même, elle n’a pas de joie propre : car cette secrète opération la change, et lui a fait perdre son soi-même ; et ainsi elle n’a plus de plaisir comme propre, et il est très vrai de dire que jamais l’âme n’a le plaisir parfait de cet ouvrage. D’où vient que l’âme goûte incessamment et a toujours une secrète inclination que tout le plaisir soit pour Dieu seul, et pour elle la peine ; et peu à peu elle est convaincue que la croix, l’obscurité et la privation lui valent mieux que la jouissance et l’assurance.

11. Voilà bien des paroles pour exprimer peu, savoir, que quand Dieu a fait la grâce de donner la vocation de l’oraison de foi, il faut la priser infiniment, et ne pas perdre un moment, spécialement les pauvretés, les sécheresses, les misères et enfin tout ce qui se peut exprimer tant de l’extérieur que de l’intérieur qui peut accabler une âme et la rendre misérable et en soi-même et devant Dieu dans sa vue et sa connaissance. Car plus elle est telle, plus elle se purifie au commencement, plus elle se perfectionne à la suite, plus elle se perd à la fin, ne subsistant que dans le pur abandon, et l’espérance simple, et n’ayant plus ni assurance de perfection, ni salut, ni amour, ni enfin quoique ce soit, conformément à ces belles paroles : les oiseaux ont des nids, les renards des tanières, mais le [196] fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête577. O heureuse l’âme, laquelle, sans y penser, et en marchant ce chemin misérable, et qui la conduisait à la misère, aboutit sans le savoir à être Jésus-Christ et à jouir non de son amour, c’est trop peu ; de lui, c’est encore trop peu ; mais enfin à être lui-même ! Car ce petit feu l’ayant secrètement et insensiblement conformée et brûlée en secret, la fait cesser d’être.

Je ne saurais assez vous dire que cette misère qui au commencement et un très long temps paraît si naturelle, infructueuse, et même périssable et mauvaise, est peu à peu la source, l’origine et le commencement de ce bonheur ; et que les péchés passés, les inutilités de la vie, et enfin l’indignité ne vous étonneront pas. C’est assez ; quand Dieu le veut et quand l’âme tâche d’être fidèle, ce feu consume tout en sa manière.

12. Je finis ; car qui voudrait tout dire, et comment il consume les péchés les défauts, ne finirait jamais. Priez pour moi, afin que je me laisse perdre dans l’inconnu de Dieu : car les âmes à qui Dieu fait cette grâce de les appeler ici, doivent être consommées dans cet inconnu d’elles-mêmes et de toutes choses et des créatures ; sortant peu à peu peu à la manifestation pour les autres, et ne se mettant nullement en peine d’être inutile éternellement, et enfin de n’être rien pour Dieu ni les créatures au sens susdit, vivant une vie commune à l’extérieur. Adieu en Dieu.

4.55 Mourir à tout pour que Dieu vive en nous.

Avis de conduite pour une âme qui, après avoir vécu dans les saintes pratiques, est appelée de Dieu à mourir à tout afin qu’il vive seul en elle.

1. La grâce et la vocation de Dieu sur l’âme dont il est question consiste [consistent] en ce que Dieu se donne à elle, afin qu’elle vive de lui et par lui et ainsi qu’elle meure à elle-même. Jusqu’ici elle n’a fait que vivre dans ses pratiques, affections saintes, actes vers Dieu qui l’ont toujours glorifié : mais à présent c’est Dieu qui veut se glorifier lui-même par sa mort, je veux dire : par la destruction de toute elle-même. La peine que l’âme sent à tout quitter et mourir fait bien voir que Dieu est à la porte qui veut entrer pour détruire ; et la nature qui s’en aperçoit a peur comme une personne qui est au profond de l’eau, [et qui] tombe dans la frayeur et se prend à tout pour se sauver : mais l’arrêt de mort est donné : il faut, malgré ses résistances, qu’elle meure.

2. L’âme donc étant résolue de mourir verra que la fidélité qu’elle apportera à se laisser mourir, et ainsi à laisser entrer Dieu en elle, fera qu’il viendra prendre son royaume en elle et y établir sa vie : [c]’est ce que demandait Notre-Seigneur pour nous 578 : Adveniat regnum tuum.

Au commencement, elle [cette âme] apercevra peu cette vie et ce royaume en elle ; mais qu’elle ait cou[198]rage : elle verra que ce lui serait un enfer que de recommencer sa première façon d’agir, et qu’elle remarque bien que jamais elle ne sera parfaitement contente au fond, jusqu’à ce que tout soit mort en elle et ainsi que Dieu y soit tout vivant579.

3. Ce qui lui fera bien de la peine, ce sera qu’elle ne comprendra pas, comment ce soit actuelle Oraison qui ait de la correspondance avec un si grand don, étant au commencement fort pauvre et sèche. Ce qui lui fera naître quantité de doutes, si on ne s’est point trompé de lui conseiller cette sorte d’Oraison ; qu’assurément elle perd le temps [sic] ; que ce serait une chose plus assurée de reprendre ses pratiques ; que tous les sentiers sont faits ; qu’il y a eu quantité de personnes trompées ; qu’elle ne voit pas qu’elle se corrige comme un si grand état le demande : et mille autres raisonnements. Et à tout cela elle n’a qu’à mourir et à souffrir ; et elle verra que par ces tentations et par les difficultés qu’elle rencontrera en chemin, Dieu entrera et viendra en elle, et dissipera peu à peu comme un Soleil ces ombres de la mort pour éclairer l’âme, et lui faire voir et expérimenter des choses que l’œil n’a jamais vues : et en tout cela elle n’a qu’à mourir universellement à tout, autant que Dieu qui est dans le fond de son âme [virgule supprimée] lui donnera à connaître.

4. Jusqu’ici Dieu a préparé son âme [de cette personne dont il est question] par toutes les pratiques qu’elle a faites : mais à présent Dieu veut venir prendre possession d’elle-même, et ainsi sanctifier et elle-même et ses Sœurs ; car je crois qu’il en découlera grande grâce sur la Communauté [199]

Et pour réduire580 le tout en pratique, elle doit ne rien faire autre chose, aussitôt qu’elle est éveillée, soit à l’Oraison, ou durant la journée, que se laisser en Dieu, qui lui est donné dans le fond de son âme et qui attend sa correspondance ; et c’est par le souvenir simple et en foi de sa présence qu’elle doit recevoir paisiblement et passivement ce que cette présence imprimera en elle, tantôt de respect, tantôt d’amour, et quelquefois et souvent [contresens ?] des pauvretés et sécheresses. Mais qu’elle se ressouvienne que Jésus-Christ a été le plus pauvre et abandonné de tous les hommes, quoiqu’il possédât plus Dieu qu’aucun, étant Dieu lui-même ; et ainsi cette divine présence croîtra en elle. Qu’elle se tienne heureuse quand cette divine présence ne produira en elle que pauvretés, sécheresses et tentations ; car c’est le plus court chemin présentement pour elle : son bonheur n’étant que de mourir, ce qui la fera davantage mourir sera son mieux.

5. Elle ne doit donc universellement avoir d’autres pratiques en tous ses exercices que cette fidélité à mourir en Dieu et par Dieu au fond de son âme. Elle s’apercevra que plus elle mourra, plus elle vivra en lui. Les âmes qui sont encore dans les puissances581 et en état d’agir, plus elles ont de belles choses de Dieu, de bonnes lumières et actes ou pratiques, plus elles sont en Dieu : mais quand Dieu se donne lui-même au fond de l’âme, il faut mourir à tout ; et aussi c’est l’unique effet de Dieu quand il réside en cette partie.

Que l’âme qui est dans cet état sache que dans cette simple perte en Dieu elle l’adore, l’aime, le remercie, et aime et honore la Ste. Vierge et les Saints, et qu’elle fait universelle[200]ment tout, quoiqu’en apparence et en son jugement au commencement de son appel, elle ne fasse rien.

Pour son examen, qu’il soit fort simple et non embrouillé ; car Dieu qui réside en elle ne permettra point de défauts sans l’en avertir. Qu’elle ne se presse non plus excessivement pour la contrition ; car cet état est une continuelle contrition et [un continuel] amour.

Pour communiquer avec le prochain ou avec ses Sœurs, qu’elle demeure paisiblement en son état et [en sa] constitution, et après, qu’elle dise simplement ce dont elle a lumière ; et elle verra que cela profitera davantage.

6. Qu’elle soit bien fidèle à cette grâce que Dieu lui a faite : car je crois que Dieu a dessein de lui faire grande grâce. Qu’elle ne fasse universellement quartier582 à rien ; car sa vocation est grande : qu’elle ne permette jamais en elle la moindre vie pour quoi que ce soit ; car Dieu veut vivre en elle uniquement. Qu’elle soit assurée que sa mort et son anéantissement sera [seront] la sanctification de sa Communauté. Tout le temps passé elle leur a servi en vivant saintement ; et à présent elle leur servira en mourant totalement. Qu’elle se souvienne que la mort et l’anéantissement de Jésus-Christ a [ont] établi l’Église.

Qu’elle soit silencieuse autant que son corps et la charité vers ses Sœurs le permettront. Qu’elle abandonne le soin du temporel à Dieu, qui prend possession d’elle ; et il en aura soin. Qu’elle y fasse néanmoins autant que Dieu lui imposera selon sa connaissance. [Que] [c]ette seule maxime soit dans son âme : Dieu seul est toutes choses, et le reste n’est rien ; ou bien : Dieu et rien plus [rien de plus].

7. Pour ce qui est du général, selon ce que Notre-Seigneur m’en a donné à connaître, il y aura grande grâce dans la maison pour l’Oraison, pourvu que l’on demeure dans l’état que Dieu désire, savoir [à savoir] de simplicité, pauvreté, abjection, enfin en l’amour de la vie cachée ; et c’est là l’ordre de Dieu sur la Communauté, et le canal par où il communiquera tout.

4.56 Vicissitude[s]. Mort à soi.

Vicissitudes intérieures. On ne trouve Dieu et son amour que par la mort.

1. Ma chère Sœur, [que] Jésus-Enfant soit notre unique vie ! J’ai lu votre lettre avec notre Frère. Nous vous mandons que vous ayez à continuer de nous écrire sans crainte de l’amour-propre, ni de la perte du temps. Chaque chose a sa saison. Quand vous serez assez forte pour marcher seule et sans aide, Dieu tout bon583 vous l’ôtera584; mais puisqu’il vous le donne, et que vous apercevez que cela nourrit votre âme, mangez durant qu’il vous le présente.



Recevez les vicissitudes des états tantôt de paix et tantôt de guerre, et croyez assurément que cela est dans l’ordre de Dieu et de sa conduite sur vous. Et pour cet effet, quand vous expérimenterez être en repos de cette sorte en Dieu, demeurez-y et recevez les lumières qui vous y seront données. Quand de là vous tomberez dans l’obscurité, (prenez bien garde à ceci), laissez-vous-y, et recevez les peines qui vous y arriveront ; car elles seront autant l’effet de grâce que les lumières dans le premier état. Et c’est cela, que vous me dites que vous ne [202] savez pas ce que je veux dire, quand je vous dis que vous goûtiez Dieu dans la lumière obscure : c’est dans cette lumière-là ; car pour lors quand vous êtes dans ce second état, Dieu ne vous est pas moins présent, quoique plus obscurément. Et c’est de plus ce que vous me dites que vous n’entendez pas encore, savoir [à savoir] comment on peut posséder Dieu sans que toute l’âme soit recueillie ; mais vous l’entendrez quand vous comprendrez que Dieu est dans cette obscurité-là, quoique les sens soient divagués [c’est-à-dire dans une sorte d’« errance »] et en peine : mais courage ! le temps et la grâce vous apprendront cela.

2. Pour l’autre difficulté que [sic] vous possédiez Dieu par les sens, et les autres parties de l’âme, cela se fait par écoulement de certaines lumières en elles, non pas par effort et activité comme vous l’entendez. Pour votre solitude, il faut ma chère Sœur que l’on soit purifié bien des fois avant que d’être propre à quelque précieux émail585. Afin donc que votre âme soit capable de porter en elle le précieux trésor et l’admirable fleur des champs, je veux dire Jésus-Christ, il faut souffrir et expirer un million de fois. Ce que vous ferez je vous assure, souffrant, dans la lumière que Notre-Seigneur vous donne, les croix que vous aurez tant du dedans que du temporel. Mourez et cuisez là-dedans ; et Dieu, par un surcroît de miséricorde pour vous, permettra que vous y ferez [fassiez] bien des chutes qui vous mettront dans l’incertitude et dans l’angoisse. Toutes ces choses vous raviront votre chère Rachel586 . Et cependant y a-t-il de la justice à Notre-Seigneur ? Il vous est allé réveiller l’appétit de ce à quoi vous ne pensiez point ; il vous fait désirer chèrement une chose ; il vous la fait voir comme l’unique nécessaire à [203] votre salut et [à votre] perfection : et cependant il vous l’ôte. Mourez, encore une fois ; et vous verrez la suite ; mais mourrez encore dans les désirs de votre solitude : car c’est où l’on trouve le cœur et l’amour tout aimable [sans s] de Dieu ; mais la porte c’est la mort, et qui n’entre par là ne fait rien, et n’est pas vrai solitaire.

3. Pour la troisième [difficulté], laissez-vous conduire par l’amour, car c’est par là que Dieu vous approchera [rapprochera] de lui et qu’il vous mettra en lui. C’est cette chère puissance [la volonté ?] qu’il perd en lui, et quelquefois si inconnuement que l’on n’en sait rien.

Vous faites très bien de dire simplement vos petits dépouillements. Présentement que [maintenant que] vous pouvez subsister en Dieu sans toutes ces créatures-là, vous seriez bien malheureuse de subsister hors de Dieu, pouvant vivre en lui.

4. En quatrième lieu, mourez et vivez en mourant. Bienheureuse qui ne peut vivre qu’en Dieu ! Mais combien y a-t-il d’âmes qui n’ont nul désir du dépouillement, et qui vivent dans les créatures et de créatures ! Mais qu’une âme est heureuse derechef de ne pouvoir souffrir autour d’elle créature aucune pour qui elle ait de l’amour ! Quid mihi est in cælo ? et à te quid volui super terram ? Deus cordis mei, et pars mea, Deus in æternum587 ! Il semble aux âmes qui n’ont point de lumière ni de vocation pour cela que telles âmes sont perdues en l’air. Ô mon Dieu ! nous le verrons un jour. Perdez-vous, souffrez, et ne vous mettez [pas] en peine. [204]

4.57 Recevoir amoureusement la mort.

Recevoir amoureusement la mort de quelque côté qu’elle vienne.

1. Ma très chère Sœur, [que] Jésus-Christ soit notre unique vie [sans exclamation]. Voilà qui va fort bien ; Dieu se sert de tout pour faire son œuvre. Recevez amoureusement et respectueusement le coup de la mort de quelque main qu’il vienne. Car souvent il vient des doutes de n’être pas appelé [masc. sing.] à l’Oraison, et de la joie et [de la] facilité que l’âme trouverait de faire autrement ; des passions et inclinations naturelles qui, bien loin de mourir, se réveillent ; et l’âme étant convaincue que la vraie Oraison et son augmentation consiste [consistent] en leur mort, ou plutôt cause [causent] leur mort et [leur] purification, cela fait qu’elle est fort en souci. Ajoutez à cela qu’à l’âme de tel état Dieu cache fort son opération, qui n’est souvent que le très pur esprit ; et de cette sorte n’apercevant point qu’elle tende à Dieu ou coopère avec lui, mais plutôt qu’elle a pente et tendance au créé, ou bien, si vous voulez mieux dire, à l’amusement, l’âme, comme je vous dis, en tel état est fort peinée. Elle ne voit point [chez elle-même] de longues prières, point de ferventes mortifications, qu’elle voit les autres faire à merveille : et bâtie [fém.] de telle sorte, ne se remuer point, c’est être athée, ou tout à fait s’amuser et se perdre.

2. Perdez-vous, chère Sœur, de cette sorte, c’est-à-dire laissez tomber tous ces coups sur votre corps et sur votre esprit : ne faites autre chose que de souffrir et de vous laisser mourir. Mais vous me direz : [c]e n’est pas mourir que d’être toute vivante [205] et sans Oraison. Je vous le dis encore une fois, mourez sans en savoir davantage. Ajoutez à ce coup de mort l’avancement des autres, étant tout à fait convaincue [fém.] de votre retardement. Laissez la pointe de ce coup dans votre âme ; et continuez tout de bon à tendre à l’unique aimable : baissez les épaules et souffrez comme un Job sur son fumier [trouver référence].

4.58 Souffrir ses misères.

Souffrir humblement ses misères en adhérant à Dieu.

1. Comportez-vous comme vous me marquez. Marchez librement. Cherchez Dieu en simplicité de cœur selon l’étendue de l’affection intérieure et du désir que Dieu vous en donne, sans vous inquiéter des chutes que vous ferez.

2. Quand vous verrez dans votre esprit quantité de choses qui sont opposées à Dieu, souffrez-les humblement, vous tenant doucement et amoureusement convertie [fém.] à Dieu dans l’intime de votre âme ; et le très fidèle [le Très-Fidèle] qui est là ne permettra pas que les tempêtes vous abîment. Il permet les difficultés, les chutes quelquefois, le peu d’avancement, et que tout l’intérieur et l’extérieur semble [semblent] se renverser et aller à rebours : dans tout cela on ne voit pas sa présence et sa main aussi fidèlement et intimement que dans la bonace588 et le calme. Quand l’âme est bien arrivée et avancée, on la voit d’autant qu’elle ne se saurait cacher de l’âme qui a des yeux pour cela. Mais au commencement qu’on ne la voit pas [206] encore, on le croit infiniment éloigné, et [on croit alors] que tout est perdu. Les disciples avec lesquels il était sur la mer dormant589, croyaient que tout était perdu. Il ne faut pas espérer connaître ceci qu’après avoir été dévoré par les croix, les humiliations et les morts des créatures ; car Dieu ne se trouve bonnement et avec paix que dans la solitude, c’est-à-dire [virgule supprimée] dans la mort de soi-même et de toutes créatures.

4.59 Fruit des épreuves et des humiliations.

Bonheur et fruit des épreuves et des humiliations, qui en faisant mourir l’âme lui donnent la vie.

1. Dieu étant aimable ravit si doucement le cœur que l’on ne se saurait défaire de lui. Il joue d’artifice pour achever ce qu’il entreprend. Au commencement il touche et excite l’âme à le chercher : quand l’âme est prise de cette part, et qu’elle ne s’en saurait plus dédire590 sans souffrir un enfer, en l’oubliant par la recherche des créatures, pour lors il commence à faire voir que si l’on veut avoir ce que l’on désire, il faut mourir à soi ; et cela en quelques âmes d’une telle manière que bien qu’elle n’y aient point de goût ni [de] lumière, cependant il faut qu’elles s’y précipitent, autrement elles ne seraient pas en repos : [s]i bien que de cette sorte il va prenant possession de l’âme. Et lorsque l’âme est touchée591 de tels attraits secrets, comme est [comme l’est] assurément la vôtre, il ne faut point donner de quartier592 ni pour s’humilier ni pour se mortifier ; car assurément la vie [207] réelle et véritable de Jésus-Christ s’insinue dans l’âme par [de] telles épreuves. Et ces âmes ne remarqueront quelquefois en elles ni Oraison, ni recollection, ni silence intérieur ; mais au contraire un ravage qui leur fera faire une infinité de résignations au fond de l’âme : et cela leur causera une humiliation profonde devant les autres, qui les portera insensiblement et imperceptiblement à mourir en une infinité de rencontres où la raison et l’esprit humain [humain : sing.] expirent continuellement sans consolation.

2. Il faut remarquer qu’en tel état il faut fort se donner de garde, et de la raison et des gens raisonnables et humains, envisageant seulement Jésus-Christ abject, pauvre, méprisé, sans esprit en son enfance qui ait paru, mais seulement réputé comme un fou dans sa vie. Et remarquez que dans l’état où vous voilà, vous ne pouvez pas regarder [comme] distinct de lui ce qui se présente d’humiliant, de pauvreté, etc., et que de plus votre simple regard et [votre] abandon amoureux n’est non plus distinct [ne sont non plus distincts] de telles choses. Tout ce qu’il y a à observer, c’est de s’y donner par seule obéissance et non par précipitation humaine.

3. Je vous dirai que telles pratiques de mort, par lesquelles le corps et l’esprit vont rudement mourant, sont d’une telle grâce que je vous renvoie à l’expérience future pour le goûter. Tout ce que je vous en puis dire, c’est que toute l’âme devient si lumineuse en vérité, c’est-à-dire si pleine de Jésus-Christ, que je ne le vous puis exprimer ; et l’âme à la suite aperçoit avoir échappé mille pièges et amusements et que par là l’on ait volé tout droit à Jésus-Christ.

C’est donc une faveur de Notre-Seigneur et [208] un présent de sa main. D’où vient qu’il ne faut pas mettre les âmes dans telle simple et nue lumière et amour, que cela ne leur soit donné ; car avec telle lumière sans lumière est donné un amour aussi nu qui pénètre l’âme et la rend famélique sans contentement jusqu’à ce qu’elle ait trouvé au midi celui qu’elle aime593. Et les âmes qui se mettraient sans vocation dans [une] telle simplicité ou simple lumière n’auraient pas ce simple amour, et ainsi ne se nourriraient pas.

4. Mais ne craignez pas, chère Sœur. Laissez-vous aller à la divine Providence dans toutes les vicissitudes qu’elle voudra et permettra sans que vous le voyiez ; et votre affaire se fera : et de cette sorte Jésus-Christ ira se gravant et burinant sur votre âme. Il faut qu’elle soit à l’égard de toutes ces dispositions et ces vicissitudes intérieures comme une personne qui est dans un navire tantôt en bonace [= dans une mer tranquille], tantôt en tempête, mais toujours dans le navire. Si bien que votre âme n’a qu’à se laisser dans le pur abandon où elle est embarquée, et à recevoir toutes les vicissitudes qui sont les effets de l’état où vous êtes à présent, comme aussi à effacer d’elle un million de choses que vous y aviez peintes par vos lectures empressées, par vos raisonnements humains, et étant politiquement prudente dans votre gouvernement, et un million d’autres choses que cette simple lumière vous ira secrètement et à l’obscur découvrant594 ; si bien que tout cela s’ira effaçant afin que la table de votre âme étant nue et rase, Dieu y puisse peindre à son gré.

5. Hélas ! chère Sœur, il faut que je vous dise sur cet article un mot de moi, afin que vous et vos Sœurs prient Dieu pour moi.

Dieu donc par sa bonté m’a donné un petit [209] rayon de lumière, qui m’a fait un peu apercevoir la plénitude de moi-même, et que toute ma vie s’est passée à dorer mon âme, mais non pas réellement et véritablement [à] mourir à moi ; ce qui fait que sa bonté [Bonté] jusqu’ici m’a bien donné quelque lumière, mais non pas encore soi-même [Soi-même]. Vous savez que nous sommes appelés à devenir Jésus-Christ ; et pour que cela se fasse en vérité, vous voyez qu’il faut que la mort et par conséquent la vie pénètre [pénètrent] au-dedans. Un tableau n’est pas dit un homme sinon en peinture, quoiqu’il ait la figure d’homme ; car il n’est pas véritablement, réellement et intérieurement animé. Ainsi mon âme a été dorée ou peinte par le dehors mais non pas réellement pénétrée. Si bien qu’il reste une plénitude595 à sortir de moi, qui à mesure qu’elle sort donne la vie. Assurément mon âme a autant de vie que la mort arrive, et que la plénitude de moi-même s’en va. Cela est encore si peu en moi. Je vous assure cependant que je ne vois rien de grand et donnant la vie que l’humiliation, la petitesse, la connaissance de sa misère, la vue et la confession véritable devant tout le monde de telles misères. Et il me semble que si Dieu présentait ou la connaissance de la Très-sainte Trinité, ou telles choses susdites, et qu’il laissât à choisir, on prendrait telles choses [soit : l’humiliation, la petitesse, etc.] : et si vous m’en demandez la cause, c’est qu’il me semble que telles choses sont une potion qui donne la vie.

Qu’une âme donc est heureuse quand Dieu l’honore tant que de lui donner des humiliations ! Je vous assure que c’est un si grand don qu’il ne le donne que très peu à peu. Demandez donc toutes [sic] tel présent pour la vivification de mon âme. [210]

6. Ce que je viens de dire [étant] supposé, ne vous mettez pas en peine des distractions et divagations ; car loin de ruiner votre Oraison, elles aideront au contraire à l’établir. Je suis bien aise que vous goûtez et expérimentez [indicatif] la simplicité. Je vous assure que quoique telle grâce n’ait point d’onction sensible, elle a de la vérité ; et cela suffit : et l’amour que cela imprime de la pauvreté et du mépris le font bien voir [le fait bien voir ?].

Vous dites fort bien que le Diable [D maj.] vous tentait en vous mettant en l’esprit que c’était badinerie de nous dire toutes vos petites affaires et circonstances. Laissons les grands esprits remplis des grandes choses : demeurons nous autres idiots avec les petits ; et si Dieu nous honorait tant de nous y abîmer si bien qu’il se pût révéler à nous, nous serions heureux. Et revelasti ea parvulis596.

4.60 Sûreté de l’abandon.

Sûreté de l’abandon au milieu des troubles des sens.

Pour ce qui est de votre intérieur, laissez-vous aller haut et bas comme Dieu voudra. Tenez-vous seulement dans l’abandon sans abandon ; et quoique vous n’en ayez ni lumière ni goût, ne laissez pas de demeurer comme cela. Souffrez dans ce même abandon les choses qui vous arriveront, votre âme étant quelquefois comme un vaisseau dans la mer, qui de fois à autre est tout renversé, si bien que les gens même [adv.] qui sont dedans sont tous en alarme et en désordre : et [211] cela cependant n’empêche pas que le bateau ne demeure dans la mer. Ainsi quand l’âme sait s’abandonner, elle sait [comment] ne jamais quitter Dieu. Et comme les gens du bateau se troublent quelquefois, de même les habitants de notre âme, qui sont nos sens et les puissances [de l’âme], sont tous troublés à cause des grandes tempêtes : mais tout cela ne nous fait rien non plus qu’au bateau, [à] savoir que tout cela ne saurait empêcher qu’il ne demeure dans la mer. Et enfin plût à Dieu que comme les tempêtes et les grands orages souvent engloutissent et abîment les vaisseaux, de même Dieu veuille [subj.] qu’étant fondées sur l’abandon les grandes tempêtes nous abîment et [nous] perdent dans la mer infinie qui est Dieu même ! Car il me semble, chère Sœur, que c’est là le chemin. Que les autres qui peuvent trouver d’autres voies pour arriver à la vie, y aillent.

4.61 Opérations purifiantes de la lumière de Dieu.

Avis pour une âme qui commence à expérimenter les opérations purifiantes de la lumière et de la présence de Dieu.

1. Ma très chère Sœur, je vous dirai [futur] que mon âme a été extrêmement convaincue de votre grâce et de la vérité de votre Oraison. Je ne l’avais jamais été tant [autant]. J’espère beaucoup que la divine Bonté augmentera en vous sa sacrée présence qui y est comme je crois, laquelle ira peu à peu vous vidant, et par ainsi s’établissant et prenant possession de vous non par la lumière, le goût et d’autres biens consolants, mais inconnuement et en cachette ; si bien que son opération ne sera que par la destruction. Et comme c’est la manière de Dieu d’aller avec [212] ordre en ses ouvrages, et principalement quand il veut insinuer597 sa sacrée présence en une créature, il ne faut pas vous étonner si cela va si peu à peu. Pour moi je ne crois pas qu’elle aille peu à peu : car je crois que toutes ces peines, ces éloignements, ces tentations sur les jugements de Dieu, ces sécheresses et aridités intérieures, ces facilités à vous divertir, ce vide et cette incapacité à retenir rien [sic] dans votre esprit, sont des effets de cette présence, qui va, comme je vous dis, démolissant tout ; si bien qu’il faut vous attendre à souffrir encore longtemps tout cela : et plus vous irez, moins vous apercevrez votre Oraison, et plus vous vous verrez éloignée [fém.] de Dieu, et plus vous mépriserez votre Oraison à l’égard des autres ; car pour que cela change, il faut que cette sacrée présence598 commence à établir et produire un autre état.

2. Demeurez donc amoureuse de la solitude, de l’Oraison et de l’amour de la mort de vous-même et du mépris de ce que vous êtes ; et cela selon qu’il vous sera donné. Tout ce que je vous demande durant cette opération et manière de présence [cf. Frère Laurent ?], qui sans doute est fort pénible au corps et à l’esprit, c’est d’avoir un soin charitable de votre corps, comme d’un pauvre, afin qu’il ne vous manque pas de garantie. Faites cela par obéissance. Regardez [veillez] raisonnablement à lui donner à manger selon son besoin. Regardez [veillez] aussi à votre tête, qu’elle ne se lasse [pas] par une grande Oraison et continuelle solitude. Cela sauf [à part cela], mettez-vous au feu toute entière et toute vivante, je veux dire abandonnez-vous, sans réfléchir volontairement, entre les mains de Dieu résidant inconnuement dans votre âme, qui y opère d’une façon que vous ne sauriez ni [213] voir ni goûter. Car présentement voir et goûter, c’est votre retardement ; et ce que Dieu vous en donne de fois à autre, comme vous me l’exprimez, n’est que pour soulager votre nature, qui ne pourrait soutenir son opération continue, détruisante et ruinante [sic]. Perdez-vous, abandonnez-vous ; et faites même cela, ou plutôt laissez-le faire, sans savoir comment [cf. Angelus Silesius, Jean de la Croix, etc.], mais plutôt étant convaincue [fém.] que vous allez en arrière, que vous perdez tout, et qu’assurément Dieu est infiniment loin de vous.

3. Recevez toutes les lumières qui vous seront données, qui ne vous paraîtront pas lumières mais vérités, savoir [à savoir, c’est-à-dire] de votre misère, que vous n’avez pas encore commencé [entendre : dans la voie passive], et que vous n’avez encore été que tout à fait active, que vous croyez être simple et en Dieu et que vous êtes trompée [sic]; et un million d’autres choses, dont votre esprit sera si convaincu que vous ne croiriez [cond.] rien plus véritable : ce qui vous mettra dans une humiliation extrême et dans un parfait abattement et [entendre : et dans un parfait] étonnement ; et cette conviction que vous aurez que vous ne faites que vous regarder, et les autres défauts que vous m’exprimer, sont des suites de cela. Ne vous étonnez pas, car vous en verrez bien d’autres et en irez découvrant de nouveaux. Mais à tout cela [sic] ne faites que le voir tranquillement et humblement, y remédiant selon qu’il vous sera donné. Laissez aller les autres leur voie [entendre : laissez les autres aller leur voie] : demeurez abandonnée [fém.] dans la vôtre qui est si humilante, détruisante et toute inconnue. Ne vous étonnez pas de votre constitution pour le prochain, ni du vide et de l’incapacité pour l’aider.

4. Souffrez la peine que l’emploi de votre charge vous donne : cela aidera à détruire vo[214]tre esprit ; et le déchet qu’il vous paraît que cela fait à votre Oraison, la va établissant [entendre : va l’établissant]. Enfin tout ce qui vous détruit et cause humiliation et peine, est votre affaire et effet de la sacrée présence de Dieu inconnue et cachée en vous. Mais remarquez qu’il ne faut pas que telles choses soient recherchées, mais qu’elles doivent venir intérieurement, ou par providence extérieurement. Recevez intérieurement et extérieurement ce qui vous arrivera, et vous verrez, Dieu aidant, ce qui se fera.

5. Soyez amoureuse et fidèle à la solitude autant que votre corps et le règlement de votre sainte Communauté le permettra [le permettront] ; et votre manière de retraite est bien, pourvu qu’elle ait été dans ces conduites.

Vous vous étonnerez de ce que je vous recommande [pour ?] le corps [sic] : mais je vous dis que le Diable [D maj.] en joue souvent de belles tragédies, le détruisant insensiblement, et qu’ainsi il empêche les grandes miséricordes qui doivent suivre.

6. Pour la promptitude599, soyez-en bien humiliée, et aussi ayez grande longanimité à combattre et à supporter ; car ce doit être la grâce intérieure qui doit déraciner cette passion. Dieu survenant dans votre intérieur, et à mesure qu’il en prendra possession, il détruira la capacité que la nature a de se recréer aux choses extérieures et non nécessaires.





Mourrez aux plaintes et justifications. Dieu se trouve peu là ; mais au contraire ce procédé contriste et lie l’esprit de Dieu en vous. Usez pourtant en cela de discrétion.

7. Les peines que vous avez expérimentées, entrant en l’Oraison et en la vocation de Dieu sur vous, sont une marque très manifeste de [215] l’ordre de Dieu sur vous : mais ce qui convainc tout à fait est le goût, la paix, la sanctification intérieure que votre âme expérimente avec ordre. Car ce n’est pas sans bonne conduite de Dieu qu’elle n’expérimente encore bien sensiblement que la solitude : cela va par degrés ; et quand ce degré sera bien confirmé, et que les défauts qui lui sont opposés et que cette grâce de solitude va purifiant, seront ôtés à votre âme, pour lors vous commencerez à goûter l’Oraison. Dieu inconnu et caché fait le fond de l’Oraison durant de ce temps-là, produisant les effets de peine que je vous viens de dire, et un million d’autres que vous expérimenterez péniblement ; tantôt aussi vous faisant voir vos fautes et vous en reprenant péniblement. Portez la peine de l’incertitude de l’esprit qui agite votre âme : tout cela est de saison.

Je vous répète encore cette maxime toute véritable pour votre âme : Dieu ne se goûte ni par les sens, ni par l’entendement ; il se goûte en ne le goûtant pas, il se voit sans le voir, et se possède en n’en sachant rien, et on lui correspond fidèlement en n’en connaissant rien.

8. Pour le simple regard dont vous me parlez et qui doit faire votre Oraison, il est tantôt aperçu et expérimenté en l’âme ; d’autres fois on ne l’y voit aucunement. Mais quand cela arrive, vous ne devez pas vous remuer pour le faire paraître à votre âme, sinon en vous abandonnant à la merci du bon Dieu et en n’aimant pas toutes les choses qui passent actuellement et à la foule dans l’esprit [sémantique]. Et pour faire cela facilement, il faut savoir que ce simple regard de Dieu consiste plus substantiellement dans la volonté que dans l’entendement, et que par con[216]séquent c’est plus véritablement un repos et [un] abandon qu’un regard. Mais au commencement qu’on le pratique, il doit être appelé regard, car il tient presque tout à fait de l’entendement ; mais par la fidèle persévérance de l’âme, ce qui est en l’entendement cesse, afin que la volonté commence son opération. Ce qui fait que quand il commence à être de la seconde manière, on est un peu plus ferme souffrant [pour souffrir] les distractions et les activités de la nature sans s’amuser à les combattre ; s’en servant plutôt pour s’abandonner à Dieu et se mettre en repos au milieu d’elles, non sensiblement mais dans le pur et spirituel de la volonté. Comme l’âme n’est pas encore arrivée à sa pureté, elle n’est pas parvenue à sa simplicité ; si bien qu’il faut un très long temps porter une variété de sentiments, qui à la fin produisent la simplicité et l’unité, d’autant que par eux l’âme recoule en Dieu son origine.

9. Je suis bien réjoui de ce que votre âme commence à expérimenter son élévation au-dessus des troubles. Prenez courage ; cela est effet de grâce et l’effet que la lumière divine doit mettre en vous. Mais ne vous peinez pas de porter si amèrement les tracas et les occupations extérieures, d’autant qu’ils vous ôtent votre vie qui consiste en un certain goût de paix, de calme ou de nudité intérieure qui étant brouillés [sic] votre âme ne saurait sur quoi s’appuyer ; c’est la cause aussi pourquoi les images des choses créées vous incommodent tant. Courage ! car la peine que cela vous causera produira grand effet de grâce en vous. Je vous le dis encore une fois : quelque obscurité, ou tentation, ou vue des défauts de vertu [sing.] que vous ayez, tenez votre [217] âme solidement tournée vers sa mort en Dieu ; souffrant la pointe de telle chose qui mettra en elle une faim centrale pour l’acquisition de ce qui vous manque, que vous ne pouvez obtenir que de la pure libéralité de Dieu. Dieu soit béni que votre chère âme comprend bien [comprenne bien] que la paix et l’abandon, dont elle jouit, la mettent au-dessus des tentations, des jugements de Dieu et autres peines et insensibilités. Marchez continuant ce procédé ; car il est véritable, et vous ne vous trompez point, que l’on commence à avoir une paix sans paix mais au-dessus de la paix, et un abandon au-dessus de l’abandon, ou plutôt sans abandon, que Dieu seul fait inconnuement et à l’insu de l’âme600.

10. Très chère Sœur, c’est le procédé de la lumière divine, quand elle se donne un peu davantage, de faire voir les défauts de l’état où l’on est. C’est pourquoi je suis bien aise que vous êtes [que vous soyez (subj. requis)] toute convaincue que vous n’avez pas encore été simple, que vous n’avez pas même commencé. Plus vous irez, si Dieu vous fait la miséricorde d’augmenter sa divine lumière ; plus vous verrez clairement que le passé n’a été que défauts [pluriel]. Ce qu’il faut faire en cet état est d’être intérieurement humiliée par telle vue [de vos défauts], attendant ce que Dieu voudra donner à la suite. Recevez bien telle lumière autant que Dieu vous la donnera, soit à l’Oraison ou par l’entremise de vos Sœurs, il n’importe ; elle [cette lumière] fera toujours son opération, qui sera de vous détruire.

4.62 Opérations purifiantes de la lumière de Dieu.

Sur le même sujet.

1. Souffrez et supportez toutes les peines, ou plutôt supportez-vous accablée et outrée [fém.] d’un million de croix, de défauts, de répugnances, d’oppositions, n’apercevant aucune Oraison ni intérieur. Poursuivez [sans objet] comme vous pourrez ; et vous verrez, Dieu aidant, à la suite le germe divin dans votre âme. Tous les désirs et tous les effets de mort et de division des créatures tant intérieurs qu’extérieurs [masc.], qui paraîtront dans votre âme doivent être bien reçus ; car c’est [là] où la grâce sans doute vous porte, et c’est l’effet que Dieu produira continuellement en vous. D’où vient que mourir, tant intérieurement qu’extérieurement, c’est faire Oraison pour vous601. Je dis bien plus : une inclination à mourir sera votre Oraison, et l’occupation de votre solitude, non savoureuse, mais souvent très secrète et obscure.

2. Je vous prie de ne juger aucunement, ni de votre Oraison, ni de votre occupation en solitude ou dans les affaires, par la suavité et la facilité ; mais par l’inclination que votre âme aura d’être et de recouler en Dieu, n’expérimentant fort souvent qu’un désir fort secret et ténébreux et quelquefois inquiet de pouvoir trouver Dieu en mourant à vous [à vous-même]. Courage, chère Sœur ! il nous importe peu par quel instrument nous perdons la vie, pourvu que nous ayons le bien de la sacrifier.

3. Nos pauvres prières vous sont entièrement acquises ; et nous serons plus intimement unis [219] et plus fortement et indissolublement associés avec vous, plus vous serez rebutée, abjecte, abandonnée et pauvre. Mais il faut vous dire toutes choses. La nature est mise à bout par ce métier602 et les âmes qui ne sont pas secrètement éclairées sur ce procédé sont fort empêchées, ne connaissant même les saveurs et regards divins que par les caresses, et à mesure que tout réussit, que l’on est approuvé, et le reste que l’esprit humain tient pour faveur. C’est pourquoi quand une âme se donne tout de bon à Dieu et qu’il l’adopte, pour l’ordinaire tout lui manque, et Dieu paraît et à elle et aux autres l’oublier et la rebuter ; je ne dis pas seulement selon l’extérieur, mais encore selon l’intérieur : si bien que ne découvrant pas que telles misères sont les vraies caresses de Dieu, les âmes s’estiment misérables. Cependant Dieu les y met tant intérieurement qu’extérieurement : et une des plus grandes [misères], et je dis même la plus horrible, est quand l’âme est plongée dans soi-même et dans sa corruption. Mais il faut porter tout cela, et l’éloignement de Dieu que tel abîme de corruption cause. Dieu est admirable, car éloignant l’âme de soi, il se l’approche ; et quand l’âme porte tel éloignement passivement, elle court vers lui à grands pas.

4.63 Voir et sentir ses misères.

Il faut voir et sentir ses misères pour en être purifié.

1. Recevez avec respect et comme une grande grâce de Notre-Seigneur les vues de votre misère et de vos pauvretés passées. Quand [220] l’âme est dans cet état, elle ne peut voir la cure qui se fait603. Un malade que l’on panse de quelque mal d’importance ne voit et ne sent que le mal qu’on lui fait. Mais ô Dieu ! si l’âme à qui Dieu fait voir sa misère, sa corruption et son indignité, savait que voir de cette sorte est donner des yeux capables de voir Dieu et qu’expérimenter cette puanteur est insinuer le baume très délicat et infiniment suave de l’adorable et suradorable Divinité ! Le procédé de Dieu est de crever les yeux pour faire voir, d’appauvrir pour enrichir, et de faire mourir pour donner la vie. Mais l’âme où Dieu fait cela n’en sait rien, et ne le peut connaître, étant embourbée et abîmée dans la réelle pauvreté et [la] misère.

2. Je ne crois pas m’être trompé en vous conseillant l’Oraison de simplicité ; car tout ce que votre lettre me dit en est un effet. Laissez-vous dépouiller et vider de tout, et de l’Oraison même ; car moins vous croirez avoir d’Oraison et plus vous vous verrez pauvre, éloignée [fém.] de Dieu, et sans expérience d’Oraison et de lumière [sing.] ; plus vous en aurez et plus Dieu sera en vous. Ce chemin est rude ; mais très certain, réel et solide : et quand Dieu y veut conduire une âme, son mieux est de s’y perdre à l’aveugle, sans mesure et sans ressource ni espérance de rien. Heureux qui peut vivre de cette sorte ! il vit véritablement en mourant ; et il a tout, en n’étant rien.

4.64 Anéantissement, voie à l’union divine.

Que l’âme doit être toute anéantie et perdue à soi-même pour devenir l’Épouse de Jésus-Christ.

1. Votre grâce me console plus, et j’en suis plus certifié, vous voyant environnée de vos misères que si je vous voyais couronnée de lumières [pluriel]. J’aime mieux être abîmé dans ma pauvreté sans confiance en moi, que rayonner de lumières et être secrètement suffisant604.

2. Jusqu’ici mon âme a fait un peu sa perfection de dehors ; mais maintenant je commence à être tourné vers l’intime. Ô chère Sœur, pourvu que mon âme soit intimement unie à Jésus-Christ qu’elle ne soit plus, il ne m’importe quoi que je fasse ; quand je devrais sans rien faire demeurer dans un coin inutile, et même qu’à mes yeux je ferais rien, il n’importe. Je vous confesse qu’une petitesse et [une] pauvreté, qui m’a [qui m’ont] jusqu’ici été inconnue[s], s’est commencée [se sont commencées ?] à manifester : elle met [elles mettent] le centre de mon bonheur en chaque moment de ma vie, non dans la grandeur, ni sainteté, ni excellence dans les voies de Dieu, mais dans un rien et une petitesse qui n’est pas [qui ne sont pas] de ce monde, ni du ressort, ni de la capacité de la créature.

3. Quand Dieu veut épouser une âme, il la va traînant et salissant dans toutes les pauvretés et misères de la terre. Ô, qui le croirait, chère Sœur ! comme qui pour rendre un morceau de viande fort exquis à manger voudrait le traîner et gâter dans les ordures des rues et des cloaques d’une ville ; de la même manière Dieu met les [222] âmes, ses intimes, dans des pauvretés et misères que je laisse à Notre-Seigneur de vous faire connaître dans votre âme. Mais tout cela n’est rien ; car tout ce que vous sentez de vous, et expérimentez de vos pauvretés, n’est pas encore l’intime béatitude : il y a bien encore d’autres pauvretés et d’autres misères. Les lumières des âmes sont bien différentes et les grâces bien multipliées : mais pour moi, je ne connais que celles qui rendent misérables pour enrichir, et qui anéantissent pour faire être. Je crois qu’il y en a d’autres ; mais comme j’expérimente ceci, je vous le dis. Les dons les plus exquis, et les caresses les plus familières sont en l’âme de telle manière que qui le saurait en serait surpris. Ô mon Dieu ! je n’ai [je n’avais ?] jamais entendu ni connu qui sont les secrets et familiers amis de Dieu : ce sont les plus misérables et les plus inutiles du monde, certaines personnes à qui ni le monde ni elles-mêmes ne pensent pas [sic] ; parce qu’elles ne se connaissent que pour des personnes pauvres, toutes communes et inutiles.

4. Laissez-vous donc dans vos misères, et soupirez intimement après l’amour et la possession de Dieu. Ah chère Sœur, qu’il est aimable de n’aimer que lui et de n’avoir de vie que pour lui ! Heureux un gueux [i.e. un miséreux] tant spirituellement que corporellement qui n’a rien et qui ne veut rien avoir605 ! Et qui saurait où Dieu tout aimable mène ses amis et dans quel dénuement il les conduit ? Cela ne se peut exprimer ; lui seul le fait et le sait.

Je vous dis tout ceci pour vous animer à être courageuse dans vos pauvretés, et à vous laisser couper bras et jambes, et même à vous laisser ôter le cœur et l’âme ; je veux dire : tout cela [223] spirituellement ; car véritablement cela s’effectue par sa divine main, d’une manière que je ne puis dire, dans les âmes qu’il veut à soi. Ne croyez donc pas que ce soit en douceur et en lumière que se fasse l’union ; c’est dans la pressure606 et la conformité à Jésus-Christ crucifié607.

Souffrez passivement l’application de la justice de Dieu, et toute la peine que cela vous cause : et quand la confiance et l’assurance vous paraît [vous paraissent], recevez-la [recevez-les] ; mais laissez-la aller aussi librement que vous l’avez reçue [mais laissez-les aller aussi librement que vous les avez reçues].

5. Continuez à avoir grande confiance et recours à la Sainte Vierge, car c’est à elle qu’est donné[e] la grâce d’aider dans la voie intérieure et la formation de Jésus-Christ dans les âmes608. Vivez au nom de Dieu une vie entièrement abandonnée au bon plaisir de Dieu. Prenez autant de solitude que vous pourrez, mais quand les tracas vous la dérobent, laissez-la aller ; la peine supplée à son calme.

6. Il est certain que notre être et tout nous-même [sans s] est [sont ?] un cloaque et un assemblage de tant de misères que tout l’orgueil de l’amour-propre que vous voyez en vous n’est encore rien de ce qui en est. C’est un enfer que ce nous-même, quand Dieu par sa vérité et par lui-même le fait voir. Heureuses les âmes à qui Dieu découvre ce qu’elles sont, et qui en sont vraiment humiliées. Je suis pour le moins autant consolé des ténèbres et de l’abjection de B. [inconnu] que de ses grands sentiments. Souvent en telles dispositions la nature se dilate et s’épanche en soi ; et au contraire dans les contrariétés et abjections, si l’âme y est toujours fidèle, elle sort continuellement de soi609, et quelquefois si profondément, que [224] sans s’en apercevoir elle se trouve fort avancée. Je crois que le plus grand don que Dieu fasse en ce monde quand l’âme le porte est d’avoir rebut[s?], croix et peines de toutes parts : car par ce moyen l’âme est toujours comme dans une rivière qui recoule jour et nuit et à tous moments dans son centre qui est la mer. Si l’on voyait combien la douceur, la lumière et l’applaudissement610 courbent et arrêtent les âmes, on en serait étonné : cela ne se peut voir que par la lumière divine. Mais les âmes qui aident les autres doivent être fort discrètes, nonobstant cela, à les soulager, ne leur en donnant ni ôtant que selon qu’elles voient qu’il est à propos et selon l’ordre de Dieu.

4.65 Obscurités dans la voie de foi.

Des obscurités dans la voie de la foi simple, et comment en faire usage.

1. Les ténèbres et la lumière vous doivent être une même chose dans l’état présent de votre âme. Quand par l’approche de Dieu l’âme se simplifie, il faut rendre sa fidélité égale, quelque état qu’elle porte. Il n’en va pas de la même manière quand on est encore dans l’humiliation 611 des puissances [de l’âme], je veux dire quand l’âme par son état exige une continuité de vérités [pluriel] pour demeurer avec Dieu ; car pour lors les lumières cessant et les ténèbres, ou plutôt la privation des lumières, étant en l’âme, il est certain qu’à moins de beaucoup de fidélité l’on ne fait rien. Mais dans le premier état, soit que Dieu fasse en l’âme des lumières ou des ténèbres, c’est lui qui fait [225] l’un et l’autre612 ; et ainsi l’on peut être uni à lui par l’un et par l’autre. Et il faut remarquer que l’obscurité qui est dans le premier état de simplicité doit être appelée ténèbres ; et au contraire dans l’autre c’est privation, en quoi il y a une infinie distance.

2. D’où vient que souvent les âmes, faute de cette distinction, confondent les états et se brouillent. Car quand l’obscurité est privation de lumière, il faut avoir grande fidélité à se remplir de quelque vérité [puissance intellective] ou à élever la volonté par quelque inclination amoureuse [puissance volitive] ; et au contraire quand elle [l’obscurité] est ténèbres ou comme un certain nuage que Dieu met en l’âme, il faut s’y soumettre et le souffrir, et se tenir humblement et suavement unie à Dieu qui opère en l’âme de cette manière par une secrète conduite, qu’il faut adorer et non pas comprendre613. Il faut bien s’appliquer aux âmes auxquelles on doit donner conseil et discerner leur état, afin de voir de quelle nature sont leurs obscurités ; car à moins de cela on les retarde, et souvent on les empêche de croître en aucune manière.

3. Dans l’état que votre âme porte, ne vous étonnez pas de la continuité des ténèbres ; car par ce moyen Dieu y fera toutes choses, et la purification et la plénitude des vertus. C’est pourquoi il vous faut [vous] rendre forte et généreuse, et vous attendre au combat ordinaire contre vous-même. Par là aussi Dieu sape ordinairement les racines des inclinations de la nature et purifie l’âme du fonds d’orgueil et d’attache qu’elle a naturellement et qu’elle a contracté durant tant d’années qu’elle n’a pas été si proche du Dieu des lumières. Et il faut savoir que ces ténèbres sont lumières, mais ténébreuses614. N’est-il pas [226] certain que quoique l’âme soit obscure, cependant elle sent et discerne jusqu’aux moindres défauts qu’elle commet, en ayant une ordinaire répréhension intérieure comme d’un pédagogue fidèle615 ? Ce qui marque assurément que la lumière est là, ou plutôt que c’est Dieu qui fait cela.

4. Portez donc vos ténèbres et vos insensibilités, et Dieu en sera glorifié. Continuez à vivre pour cet effet de moment en moment en mourant, vous en contentant, et ne désirant que ce que Dieu fait en tel moment, et de la manière que vous y êtes. Il est très assuré que Dieu a une application spéciale pour ces âmes. Ne serait-ce pas grande infidélité que de manquer de confiance à cette bonté et [à cette] charité si infinie[s] ? Laissez-vous donc au nom de Dieu à cette charité, non seulement pour vous communiquer la lumière ou les ténèbres, mais pour vous ôter ou pour vous communiquer toutes les aides que vous voyez être utiles à votre avancement.

4.66 On n’arrive en Dieu que par de grandes croix.

Grandes croix des âmes destinées pour arriver en Dieu.

1. Il y a un temps où la lumière et l’onction intérieure[s ?] est [sont] entièrement nécessaire[s] : mais aussi il y en a un autre616 où les ténèbres sont lumières, et [où] les croix, les souffrances et les renversements sont l’onction ; et plus Dieu les augmente, plus il fait courir l’âme ; il la charge pour être plus légère, il l’accable pour [la faire] voler. Ô que les croix, les aveuglements et les orages [227] qui font perdre vue de tous côtés, sont une grâce inconnue ! Il ne faut pas s’y mettre, car on s’y perdrait sans ressource ; mais il faut s’y abandonner quand Dieu y met. Lorsque Dieu agite tant l’âme de peine qu’elle se perd [elle-?] même, sans trouver appui ni dans la terre ni dans le ciel, elle est au comble de son bonheur et de sa béatitude. C’est sans doute le bras tout-puissant de Dieu qui fait cette merveille à l’insu de l’âme ; et je ne sais si le pur amour travaille d’une autre manière.

2. Souffrez sans voir de ressource, mourrez à tout : et quand nous serons ensemble, nous parlerons du particulier. Ô que les âmes qui sont destinées à arriver en Dieu pour s’y perdre sans se plus retrouver sont malheureuses ! C’est de telles personnes qu’il faudrait faire des Romans617, non pas mauvais comme ceux des mondains ; mais assurément il y aurait bien à décrire [pour ?] qui voudrait dire toutes leurs aventures, et toute les peines que telles âmes ont à trouver Dieu, et combien légèrement il s’enfuit quand il est trouvé. Sine labore non vivitur in amore618.

4.67 J.-C. ne vit en l’âme que par la croix.

Jésus-Christ ne vient et ne vit en l’âme que par la croix. Porter humblement l’expérience de ses misères.

1. C’est un si grand bonheur à une âme que de connaître Jésus-Christ, que cela ne se peut exprimer : car il est le principe et la fin de tout bonheur, il béatifie véritablement une âme à laquelle il se découvre ; et quoique cela [228] ne paraisse que peu, cependant il est tout certain que cela arrive de la sorte. Mais comme il a pris dans sa divine personne humanisée toutes les croix, souffrances, rebuts et le reste, qui ont été les chères compagnes de sa vie humainement divine, cela fait qu’il ne peut jamais vivre dans une âme que de la même sorte ; la vie qu’il a à mener dans les âmes n’étant nullement autre que celle qu’il a menée dans son Humanité [H maj.]. C’est pourquoi à mesure qu’il s’approche d’une personne, les croix croissent : mais c’est toute [tout] autre chose quand il ne se contente pas seulement de s’en approcher, mais encore qu’il entre en elle ; car pour lors les croix redoublent. Mais enfin, ce qui est admirable, quand il ne se contente pas d’être dans la créature, mais qu’il devient la créature619 ; pour lors la créature ne souffre pas seulement en elle des croix, mais elle devient tellement les croix mêmes, que les seules âmes qui l’ont expérimenté le savent.

2. Je vous dis tout ceci, chère Sœur, pour votre lumière et la mienne, afin que nous ne nous étonnions [pas] hors de mesure si les croix nous arrivent de tous côtés, et s’il nous faut peu à peu [nous] préparer à vivre une vie sans consolation ni appui. Durant que nous vivions de la nature et pour la bonne nature, les croix ne nous venaient que peu, [et] nous pouvions trouver du rafraîchissement en beaucoup de choses : mais peu à peu toute consolation, [tout] plaisir et [toute] douceur nous est ôtée [sic] [nous sont ôtés], et les peines, les croix, et les suites qui accompagnent tels états, nous viennent de tous côtés. Tout paraîtra très souvent réussir de telle manière que nous n’y pourrons trouver [229] aucune consolation : Manus distillaverunt myrrham620.

Portez donc avec esprit de petitesse et d’humilité vos croix, sans vous amuser à considérer d’où elles vous viennent. La très sage conduite de Dieu toujours veillant le fait et l’ordre très à propos ; c’est assez pour une âme qui veut être véritablement enfant de Dieu.

3. Pour toutes les peines que vous avez touchant votre état, ne vous en mettez nullement en peine : marchez à l’aveugle bonnement comme l’on vous a dit ; et cela vous doit suffire. Portez avec un esprit humilié et petit votre esprit immortifié et ce grand fonds d’opposition à Dieu et à son véritable Esprit. Il faut longtemps gémir sous le fardeau de telle corruption avant que l’on mérite d’en être délivré. Il est fort raisonnable que, puisque vous avez amassé la fange et l’ordure des créatures et de vous-même, Dieu vous tienne longtemps le nez et le visage dans telle puanteur et [telle] corruption ; et ce sera grande faveur si quelque jour vous en sortez.

4.68 De la vraie régularité. Fruit et effet des opérations crucifiantes de Dieu.

Il faut porter avec paix et soumission les peines que votre charge vous cause, gardant, je vous prie, exactement l'autorité de Supérieure ; car ce sont les deux colonnes de la vraie régularité, la charité et l'autorité. Si elle manque de l'une ou de l'autre elle serait seule. 230 Si elle était trop charitable, ce ne serait plus régularité, mais civilité chrétienne. Si au contraire l'autorité était seule, ce ne serait qu'empire, sévérité et politique. Vous savez mieux que moi ce saint mélange et cette admirable économie de la sainte et très chrétienne régularité, qui consiste à être charitablement sévère, et sévèrement charitable. Prenez beaucoup garde à ce point, car il est d'importance ; et j'aurais bien désiré vous pouvoir voir, afin de parler de ce point avec vous ; car je crains l'excès de condescendance.

2. Courage donc, chère sœur, au milieu de vos croix et particulièrement dans celles qui vous font plus courber vers vous-même, qui vous remplissent davantage de distractions ou qui vous font même commettre des défauts ! Telles croix dans l'état où vous êtes, grave Dieu très secrètement dans l'âme, et par la grande destruction qu'elle cause dans l'amour-propre, dans les sens et dans le jugement, elles font secrètement un grand vide afin de loger Dieu. Cette vérité est fort profonde et de longue étendue ; et c'est la cause pourquoi Dieu qui est infiniment amoureux de nous, vous permet être un si longs temps dans de si grandes difficultés ou à mieux dire impossibilités de le trouver : car par là l'âme a un million de désirs très intimes de lui, et pénètre plus intimement dans son amour que si tout était calme et selon le souhait de l'âme. Heureuse les âmes dans lesquelles Dieu opère ! Car la fin de son opération, quelle qu'elle nous paraisse, procède de son infini amour ; cela ne peut jamais être autrement, cela est tout entièrement vrai. Laissez-vous donc dévorer aux opérations de Dieu inconnu, 231 souffrantes, humiliantes, rebutantes, et enfin telles que Dieu très secrètement amoureux de vous les fera en vous.

3. Priez Notre Seigneur que ceci soit en vérité dans mon âme, sans jamais vouloir prendre de part à tout ce qu'il y fera pour le temps et pour l'éternité ; étant très certain, sans le connaître ni le vouloir savoir, que la fin de chaque opération, quelle qu'elle soit, sera son même amour. Heureuse donc l'âme qui se laisse perdre au long et au large dans toute l'opération de ce même amour en elle, qui comprend tout, s'étend à tout et va enfin faisant tout.

4.69 Plusieurs avis sur ce que l'âme expérimente dans l'oraison de simplicité, et sur la conduite des âmes. Qu'il faut outrepasser les dons extraordinaires.

1. Ma chère sœur, Jésus soit notre unique vie. Je suis fort joyeux de ce que l'amour de la sainte Oraison vous continue. Je vous assure que la sainte perfection subsiste autant en une âme que cet amour y règne ; et une Communauté qui n'en est point animée, est un corps sans âme, qui après avoir roulé quelque temps va peu à peu en débris. Ce n'est pas que tous les sujets d'une Communauté doivent faire une sublime Oraison pour avoir ce que nous disons présentement : non, il suffit que chacune fasse selon son pouvoir ; et de la sorte on peut subsister et se perfectionner.

2. Je vois fort bien que Notre Seigneur vous continue ses grâces, quoique sèchement et souvent à l'obscur et en cachette. Continuez dans 232 telle simplicité, quelquefois animée d'un repos et paix un peu aperçue, souvent sans une seule et très simple recherche de Dieu, embarrassée par une infinité d'emplois et détourbiers qui vous arrivent par providence. Mais prenez courage : car pourvu que vous vous y comportiez selon ce que nous vous avons déjà dit, ces choses ne pourront ruiner votre oraison ; mais plutôt par un moyen que vous ne saurez pas, elles l'établiront.

3. Recevez toujours passivement ce que l'on vous y donne. Quand Dieu vous y donne quelque consolation, laissez-vous consoler ; et aussi ayez la liberté de la laisser écouler quand Dieu l'ôte. Marchez toujours de la même manière sans retour, poursuivant courageusement Notre Seigneur par-dessus toutes difficultés, oppositions et incertitudes. Ne vous mettez en souci de ne comprendre pas tout ce que vous goûterez dans l'intérieur et le fond de votre âme : c'est Dieu qui fait tout cela ; il suffit quoique vous ne puissiez le distinguer. Faites le même envers les défauts et distractions : outrepassez-les sans regard volontaire, si vous vous y arrêtez ou non ; le retour droit à Dieu y remédie plus que tous les actes sur eux. Il ne faudrait pas faire de la sorte étant encore en la méditation.

4. Tous les désirs qui vous viennent, soit des vertus qui vous manquent, ou touchant les imperfections qui vous incommodent ; laissez-les tranquillement en votre âme tout abandonnée à Dieu. Il les accomplira quand il lui plaira. L'oraison de simplicité quand elle est vraie, est fort pleine de tels désirs simples mais affectifs, et selon le degré de simplicité ils sont pénétrants et 233 fort ; et l'âme à mesure qu'elle avance beaucoup en simplicité, les possède en repos plus grand. Particulièrement le désir de la vie retirée et tranquille est fort ordinaire ; et l'âme y doit être fidèle selon l'ouverture de la providence gouvernée par une sage discrétion : car un peu d'éloignement et de retardement nécessaire établit beaucoup l'Oraison. Et, souvent à mon jugement, cette grâce de simplicité est ruinée lorsque l'on ne retranche pas assez l'empressement et les boutades de la nature touchée d'une affection sensible pour le bien et pour la sainte Oraison ; et la mort bien ordonnée de telles choses la confirme beaucoup. C'est pourquoi prenez un peu garde de ne pas faire une Oraison trop appliquée après le repas, car cela remplit l'imagination de fumées.

5. Pour ce qui est de ces sortes de discours qui se passent en vous, ce n'est rien ; cela est dans le naturel : tout cela se guérira à mesure que votre Oraison croîtra. Ne vous étonnez pas qu'ayant la lumière de la mort des créatures, vous soyez si faible : et en effet la destruction du naturel est une des dernières morts que l'âme est à porter. Les désirs qui vous viennent à l'Oraison de vous perdre, comme aussi la vue de votre faiblesse, sont assurément des effets de telle Oraison ; car étant une lumière de vérité, elle doit vous imprimer la vérité.

6. Vous faites fort bien de vous gouverner de la sorte quand votre esprit ou votre corps souffrent : car il ne faut pas hésiter à leur donner soulagement ; d'autant que Dieu aime telle humiliation, et que de plus n'étant pas capable de davantage, il faut souffrir en patience jusqu'à ce que la grâce ait rendue plus forte, et renvoyer bien loin tout scrupule 234 et tout exemple des autres qui font tant pour Dieu. Dieu aime la liberté d'esprit dans les âmes simples, quoiqu'il la condamne dans les âmes libertines, qui dans le commencement ne voudraient expirer par la contrainte qu'il se faut faire un million de fois pour s'ajuster à Dieu, et se façonner à sa mode.

7. Pour ce qui touche vos sœurs, je ne crois pas que la bonne sœur A. soit passive ; elle est simplement active, et je lui ai tout exprès conseillé cette simplicité de présence de Dieu, afin de lui donner un moyen de recueillir plutôt son âme, que je voyais fort répandue et au-dehors. Je crois que quand une âme prend goût aux créatures, qu'elle a peine à se mortifier en ayant grand besoin, et lorsque que l'on voit qu'il y a longtemps qu'elle fait le métier de la dévotion et qu'il lui en arrive quelque touche, il faut si l'on voit que son fonds naturel en est capable, la faire tourner autant que l'on pourra vers Dieu et même en quelque manière de simplicité vers cette présence, ou lui imprimer quelque autre vérité fort substantielle ; supposé toujours que telle personne ne soit embourbée dans le péché mortel, ou dans une tiédeur ou langueur spirituelle. Et si cela est à craindre universellement de toute âme, il est encore plus principalement des âmes religieuses ; d'autant qu'il n'y en a point qui soient si capables de léthargie et paralysie d'esprit au fait de la perfection et des opérations de Dieu en elle, quand elles ne font pas suffisamment fruit des grâces intérieures de l'Oraison et de leur règle : si bien qu'à la suite Dieu et toute autre chose sainte leur deviennent insipides et sans goût, ce qui les fait de nécessité courber après les créatures.

8. Je dis la même chose pour la Mère A. Il a été beaucoup nécessaire de la faire mourir à ses dévotions propriétaires, qui faisaient grande impureté en elle : mais voyant que telle conduite prise doucement et avec ordre fait bon effet, il faut suavement la poursuivre jusqu'au point que vous ne voyez pas d'inquiétude : et à la suite quand vous y verrez la pureté et l'indifférence, et que vous remarquerez l'inclination de son âme vers tels objets, il faut doucement lui conseiller telle chose qu'elle pourra pratiquer pour lors avec plus de pureté et de mort de soi. Il y a pourtant des fonds faibles qui ne sont pas naturellement capables que l'on prenne telle conduite sur eux, ne pouvant se laisser mener à l'aveugle : si bien que travaillant sur une personne, il faut observer son fonds naturel et le fruit qu'elle porte par la conduite ; car quand la faiblesse l'emporte, il suffit qu'on les aide à se retirer du péché, les amusant au reste et les faisant aller à la sainte régularité.

9. Croyez-moi que l'humilité et l'humiliation est le centre de la créature et que jamais Dieu ne se trouvera que là. Heureuse l'âme qui en est pleine ! Je tiens votre Communauté heureuse si elle marche à grands pas dans l'humilité. C'est dans les petits que Dieu se plaît, et non dans les grands. Job dit (Job 28 verset 21) que les oiseaux du ciel n'ont pas connu la Sagesse ; mais que la mort de soi et par conséquent l'humilité, en a entendu des nouvelles. Marchez petitement et humblement ; et vous marcherez sûrement. J'aimerais mieux être humble un clin d'œil que de ressusciter un million de morts. Il n'y a point de lumière si extatique, ni d'union si savoureuse que je préférasse au moindre sentiment humble, je ne suis qu'orgueil, 236 je vous le dis en vérité ; les lumières ne sont pas la réalité. Enfin ma chère Sœur, ce qu'il y a de grand dans le ciel et dans la terre, c'est l'humilité ; et je tiendrai ma vie heureuse, si je ne savais qu'humilité.

10. Pour ce qui touche la bonne sœur M. tout cela va fort bien comme vous me dites, et selon que vous lui conseillez. Je vous prie de prendre garde seulement à une chose qui lui porterait un dommage notable pour la grâce si elle ne se forçait extrêmement à s'éloigner de ses extases et absorbe ments en Dieu ; car la nature s'y joindra ; et si cela arrivait une fois, son intérieur serait ruiné. La vraie croix, petitesse, humiliation, rebut, et vie inconnue sont la vraie extase. Il faut se tourmenter soi-même pour se retirer des premières : mais qu'elle fasse cela suavement et simplement. Porter une vie souffrante et humiliée, est une très bonne lumière d'oraison ; et c'est en faire une continuelle se tenant simple auprès de Dieu.

11. Les personnes fort éclairées ont toujours précautionné contre telle conduite, particulièrement dans les filles, et quand elles sont faibles de corps. Je croirais donc, ma chère Sœur, que vous devez agir avec elle touchant telles grâces, comme n'en faisant pas grande estime ; non pas que vous les condamniez, mais qu'il y en a d'autres infiniment plus éminentes, et que celles-là ne sont véritablement grandes et sanctifiantes qu'à mesure qu'on les outrepasse, les estimant peu pour jouir de Dieu qui est au-dessus de tout ce que telles grâces sont, mettant des images dans l'âme. De plus la réelle pauvreté d'esprit, le mépris de soi, la petitesse, est la vraie sanctification à laquelle toute grâce se réfère. Il faut 237 pourtant recevoir telles grâces afin d'être soumise à Dieu, mais les outrepasser afin d'entrer dans la sanctification susdite, et aussi afin qu'elles ne nuisent pouvant produire le contraire, ce qui pourrait particulièrement faire ce que vous me mandez.

4.70 Paix et repos entier en Dieu d'une âme vraiment abandonnée.

Les onze lettres qui suivent ont été écrites dans le même ordre à une même personne, et (apparemment) du même auteur que la 81 ou la dernière.

1. Pour satisfaire à l'inclination de Madame votre sœur et au désir que vous viviez en paix et mourriez en repos dans le baiser du Seigneur, je vous écris simplement ce qui me vient en l'esprit pour vous obliger d'entrer et de demeurer éternellement dans ce fond de paix et de repos que vous avez tant cherché sans le trouver jusqu'à présent. Ce n'est pas que vous n'en ayez eu souvent des attraits et des sentiments ; et même il y a eu des moments où vous vous y êtes assez laissée : mais parce que vous n'êtes pas encore assez abandonnée, il se lève toujours en vous de petites inquiétudes et des appréhensions.

2. Peut-être que je me trompe, et j'en suis bien aise ; car je le veux bien être, et je ne vous écris qu'au hasard : je suppose un petit mal pour y donner le remède. Si vous êtes dans la paix parfaite, je n'ai qu'à vous exhorter simplement d'y demeurer, sans jamais vous inquiéter et vous troubler, quoiqu'il vous arrive. Ne pensez pour 238 ce sujet ni à vie ni à mort, mais à celui seul qui vivifie. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur (Romain 14 verset 8).

La vie et la mort sont tout un. Cette pensée je suis au Seigneur, doit être comme le rayon du Soleil, qui doit percer toutes vos obscurités, dissiper vos ténèbres et chasser tous les troubles de votre intérieur, et vos petits soins extérieurs.

3. Un enfant dans le sein de sa mère s'inquiète-t-il ? Il suce le lait en paix et en repos, et même il s'endort, dit saint François de Sales ; et c'est ainsi qu'il vous conseille d'être collée au sein de Dieu.

Un serviteur fidèle dans la maison de son maître s'inquiéterait-t-il, aurait-il raison de le faire s'il était entré dans son cœur ? Et vous, ma chère Sœur, vous êtes dans le cœur de Dieu ; pourquoi donc auriez-vous un mouvement hors de ce cœur ? Ô Dieu, que nous sommes insensés de nous inquiéter, puisque nous sommes infiniment éloignés de tout sujets d'inquiétude !

4. Vous me dites : mais j'ai mes péchés. Je vous réponds que vos péchés sont entre les mains de Dieu ; il en a fait ce qu'il a voulu. Vous devez croire que sa bonté les a anéantis ; et si pour rendre hommage à sa justice, vous jugez qu'il vous en réserve de la peine, vous le devez adorer et demeurer en repos ; car vous devriez être contente qu'il satisfasse sa justice. Mais il est si bon qu'ayant fait de votre côté votre possible, il faut croire qu'il régnera sur vous par son amour, qui couronnera ses miséricordes et qu'il y consommera ses grâces.

On demanda à votre Bienheureux Père en mourant, s'il n'appréhendait rien. Il répondit : 239 Celui qui a commencé achèvera. Cette réponse marquait sa confiance, sa paix, son abandon, et son repos en Dieu.

5. Vous êtes à Dieu ; et il vous dit comme à sainte Gertrude : Ma fille pense à moi et je penserai à toi. En vérité je ne sais pas comment une âme peut être hors de Dieu un moment, faute d'abandon et paix. Non seulement vous êtes au Seigneur, mais le Seigneur est à vous, et il est plus vôtre que vous n'êtes sienne. Si Dieu est à vous, vous avez tout ce qu'il a et tout ce qu'il est. Il est le paradis, la gloire, l'éternité, la paix, le repos ; donc le repos, la paix, la gloire, l'éternité est déjà à vous, elle vous appartient, elle est dans votre cœur, dans votre âme, vous en êtes toute pénétrée comme une éponge dans l'eau : mais ce qui est encore meilleur c'est que les sens n'en goùtent, n'en sentent et n'en voient rien ; et plus le tout est en fond, et moins il est au-dehors.

6. Réjouissez-vous d'être en cet état : vous avez la foi qui vous dit, Dieu est à moi ; vous n'avez donc qu'à demeurer dans cette foi, Dieu est, et Dieu est mon Dieu. Si un damné pouvait dire Dieu est mon Dieu, il deviendrait bienheureux. Ah ma chère Sœur, si vous saviez le don de Dieu ! Mais que dis-je ? Vous l'avez tant appris ; cependant je vous dis simplement, si vous le saviez, (car vous ne le savez pas assez,) vous seriez toute abîmée, toute absorbée dans ce divin repos, vous seriez toute en Dieu seul ; vous diriez, ou plutôt vous ne diriez rien, sinon cette parole qui sortirait de votre bouche, Rien, Rien, Rien, plus rien de créé, plus d'inquiétude ; et ensuite, Dieu seul. Je vous laisse ici à Dieu en Dieu



«Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne :»

4.71. Silence devant Dieu

Silence de l’âme afin que Dieu parle en elle. [240]

1. Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.

2. Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il Se dit à Soi-même. Il Se dit : « Dieu » ; Dieu le Père en Se connaissant dit : « Dieu », et c’est la génération du Verbe ; le Père et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même : « Dieu, Dieu », et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu, je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu. [241]

4.72. Béatitude en cette vie

Commencement de l’éternité bienheureuse par la foi. Voix du cœur. Richesse du néant.

1. Je serais infidèle, ma fille, si je laissais passer cette occasion sans vous assurer que je me souviens autant de vous que vous le désirez et que je [le] dois en la présence de Dieu. Je n’ai pu penser à ces paroles de notre Évangile sans vous en faire part : « Montrez-nous votre Père et il nous suffit 621». En effet si la vision de Dieu suffit aux Bienheureux, pourquoi la vue que nous avons du même Dieu par la foi ne vous suffira-t-elle pas ? Celui-là n’est-il pas bien avare, à qui Dieu ne suffit pas ? Il suffit à Lui-même, puisqu’Il est Son trône, Son temple, Sa demeure, Sa gloire et Son tout ; Il suffit aux Anges, aux créatures… Pourquoi donc ne suffira-t-Il pas à un petit cœur comme le vôtre ?

2. Si vous n’êtes pas contente de Le voir par la foi, si vous désirez quelque chose davantage, vous l’avez en plénitude, puisque non seulement vous voyez Dieu par les yeux de la foi, mais vous Le goûtez par l’oraison dans la paix et dans le repos de votre cœur : vous L’aimez puisque vous désirez de L’aimer, et enfin vous Le possédez et Il vous possède, puisqu’Il est en vous et que vous êtes en Lui. Vous croyez en Dieu : croyez-moi aussi, parce que les paroles que je vous dis ne sont point de moi. Comme le Fils est dans Son Père et que le Père est dans Son Fils, ainsi Dieu est en vous, et vous en Lui. Qui vous empêche [242] donc d’être heureuse au milieu même de toutes les misères du monde, et de commencer votre éternité dans le temps, puisque vous croyez en Dieu, puisque vous Le possédez et qu’Il vous possède ? Les saints dans le ciel, tous ravis de ce qu’ils voient et de ce qu’ils possèdent, s’écrient « Sanctus, sanctus, sanctus 622». Que pouvons-nous dire autre chose sur la terre, et ensuite demeurer en paix dans un profond silence ? C’est le paradis où je veux être avec vous sur la terre, en attendant que nous soyons entièrement consommés en Dieu dans le ciel.

3. Dieu et rien, aviez-vous jamais compris ces deux paroles ? Pour moi je n’y ai encore rien compris et encore moins pratiqué. Dieu : en faut-il davantage ? Rien : n’est-ce pas là notre tout, notre fonds, notre moyen, notre voie ? N’est-il pas vrai que c’est dans le silence, la solitude et le repos que l’on comprend ces deux grandes vérités ?

Il est venu une bonne âme aujourd’hui qui m’a supplié de lui dire seulement trois paroles pour toute sa vie, et qu’elle ne m’en demandera pas davantage. Ce procédé m’a surpris, et après avoir demeuré un peu paisible et en oraison, je lui ai dit qu’elle écoutât ce que j’allais dire sans le savoir moi-même. Je me suis mis à genoux pour lui dire : « Demeurez en silence, demeurez en solitude, demeurez en paix » ; et aussitôt nous nous sommes séparés sans rien dire davantage. Dieu veuille que ce soit pour l’éternité ! Je vous dis la même chose, et soyez comme l’écho de ma voix pour la répéter à Madame votre Sœur623 : solitude, silence, paix.

4. Il me vient ici une pensée, qu’il y a bien [243] de la différence entre la voix du cœur et de la bouche : pour entendre celle-ci, il faut être proche et l’on peut entendre celle-là de loin. Plus la voix de la bouche est haute et élevée, plus on l’entend de loin. Il [en] est tout le contraire de la voix intérieure : plus elle est basse, plus on l’entend. Il faut s’approcher bien de l’autre ; pour l’intérieure, il faut se séparer, s’éloigner de soi-même, et entrer dans la profondeur du néant à l’infini. Remarquez cette belle parole que Dieu dit à l’âme : « Inclinez votre oreille 624». Les hommes disent : « Levez les oreilles, ouvrez-les », pour dire : écouter. Mais Dieu dit : « Penchez-les, baissez-les, inclinez-les », c’est-à-dire : approfondissez. Vous jugez combien nous nous entendrons quand je serai en solitude et vous aussi.

5. Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant. C’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché. Car on croit que je suis quelque chose ! C’est qu’on ne me connaît pas. Ce fond est un trésor, car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. Et s’il est dit que là où est le trésor, le cœur y est aussi, je vous assure que mon néant est mon trésor, car mon cœur y est et je l’aime tendrement. Il est inépuisable, car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut. Voyez ce qu’Il a tiré du néant en la Création, et jugez ce qu’Il peut faire du nôtre en la sanctification.

[244] Il faut laisser ce néant entre Ses mains : Il en fera tout ce qu’Il voudra. Si bien qu’en laissant ce néant à la volonté de Dieu, je donnerai tout pour vous. Et après cela ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser Son tout.

4,73 Fidélité à demeurer en Dieu.

Fidélité à demeurer constamment en Dieu dans le vide de tout le créé.

J'avais dessein de vous écrire bien des choses touchant l'état et la disposition où vous devez entrer, qui est une fermeté et une confiance inébranlable dans le vide de tout le créé, étant un soutien très pur et très simple en Dieu seul. Vous y entrez assez souvent, et même vous y demeurez assez longtemps ; mais une infinité de choses vous en font sortir : tantôt c'est un empressement pour les choses extérieures, tantôt un ennui de la nature, tantôt une recherche et un détour de l'abandon, quelquefois c'est une crainte. Je vous aurai spécifié cela plus au long ; mais la providence m'envoie du monde qui m'en empêche. Adieu en Dieu. Tout vôtre en lui seul et pour lui. Vous serez anathème si vous n'êtes toutes en lui uniquement, infiniment et éternellement.

4,74 Sur le même sujet.

Je vous écris ce mot pour vous dire de demeurer dans une profonde paix, reposant humblement en Dieu. Fuyez toute attention et application d'esprit, tous efforts de la volonté. Sachez que vous n'êtes rien, et que vous ne pouvez rien ; et ainsi laissez faire Dieu seul. Il n'est point oisif où il est ; et quoique qu'il ne se laisse pas sentir, il ne laisse pas d'opérer en nous des choses infinies. Il y fait tout ce qu'il a jamais fait et ce qu'il fera dans toute l'éternité : il y engendre son Verbe et produit son Saint Esprit ; et je ne doute point qu'il ne produise en vous des participations de l'Esprit de Dieu. Demeurez donc toute abîmée et absorbée en Dieu, dans ses divines grandeurs et dans ces opérations intimes de Dieu, en vous reposant en lui par le fond, et non par contention d'esprit, ou par une application trop forte de la volonté. Soyez toute perdue et anéantie. Ne réfléchissez jamais où vous êtes, ce que vous faites, ni sur ce que vous entendrez.

2. Quand une fois on est abandonnée à Dieu, il ne faut plus penser à soi, car Dieu prend tout. O, que vous seriez heureuse si vous pouviez-vous laisser de la sorte, et ne plus jamais penser à vous ! Servez un peu la divine Bonté comme s'il n'y avait ni paradis ni enfer. Dieu seul, Dieu seul encore une fois ; et puis rien de tout le reste. C'est là toute ma science, ma force et tout mon fonds. Ne faites rien ; laissez-vous, et j'aurai soin de vous. Dieu fera tout, laissez-le seulement 246 faire ; il opérera divinement en vous, et vous ne pourriez opérer que fort humainement.

3. Soutenez-vous toujours très simple et très pure dans le point de votre grâce, sans vous en détourner jamais, quoiqu'il arrive. Le point de grâce ou Dieu vous veut, est un vide de toutes les créatures, qui vous ne doivent être plus rien, et à qui que vous n'êtes plus. Tout est mort et anéanti pour vous, et vous devez être morte et anéantie pour toutes choses. Le vide doit être encore de vous-même ; car vous ne devez point penser à vous, c'est-à-dire, particulièrement à vos misères et à vos impuissances, à moins que ce ne soit en paix et en repos. Souvenez-vous que la vue de vos impuissances et faiblesses seules, vous met au désespoir. Vous ne devez donc point voir ces choses, qu'en même temps vous ne regardiez Dieu, qui est votre force et votre tout. Oubliez donc toutes choses, et ce que vous êtes ; souvenez-vous uniquement de Dieu : et alors vous connaîtrez véritablement ce que vous êtes, et avec fruit.

4. Votre plus grand empêchement pour être tout [sic] à Dieu, est ce trop de retour et de réflexion sur vous-même. À proportion que vous entrerez dans le vide, vous entrerez dans la conformité aux états de Jésus, sans que vous le connaissiez ; car la voie que Dieu veut tenir sur vous est très cachée : il l'ordonne de la sorte pour remédier à votre orgueil. Marchez donc dans ce vide avec paix, silence, repos et amour, sans vouloir ni chercher ni voir autre chose, que ce vide et ce repos en Dieu, autant que sa bonté vous l'accordera.

5. Dans votre Oraison travaillez toujours à deux choses ; la première, à vous désoccuper des 247 créatures et de vous-même : ensuite tâchez de vous occuper de Dieu ou de Jésus au fond de vous-même, ou en lui-même. Que cette occupation soit douce sans violence, paisible sans inquiétude, simple et en amour ; un regard amoureux et tranquille de Dieu est tout ce que je vous demande. Que si Dieu par une conduite adorable ne vous accorde pas ce regard ; pacifiez-vous et demeurez en repos dans votre néant, vous contentant de n'avoir rien, de n'être rien, et de ce que Dieu seul est tout.

6. Voilà votre attrait, ne le perdez pas ; car il vous est facile d'en sortir, par une recherche et inquiétude qui vous est naturelle : tout autre vue, quoique sainte, est capable de vous embrouiller. Respectez tout ce qui conduit à Dieu, et demeurez dans le petit point où il vous met.


4.75. Perte de tout en Dieu

Perte totale de soi et de toutes choses en Dieu.

1. Ne vous étonnez point de vos chutes passées, mais perdez-vous aux pieds de la divine Bonté avec toutes vos infidélités. Il faut que vous demeuriez toute perdue et abîmée en Dieu seul, pour ne plus rien voir, ni en vous ni en aucune chose, mais Dieu seul en toutes les créatures. De même que pendant un beau jour en plein midi on ne voit plus dans le ciel que le soleil, ainsi vous ne devez voir que le soleil de Justice et Sa présence en toutes choses. Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure, car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre [248] : car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir, mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant : c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien, quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses : au-dedans et au-dehors de Sa divine essence, Il agit toujours, et Se repose toujours. De même vous devez vous reposer sans cesse et agir néanmoins doucement et paisiblement, quoique fortement, pour tendre toujours à Dieu et au néant dans la simplicité et unité. Ce repos ne doit point interrompre cette action, ni l’action votre repos : c’est là dormir et veiller, agir et se reposer ; et c’est ce que Dieu demande de vous.

2. Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une, c’est-à-dire dépouillée de toutes choses, simplement toute telle que vous êtes, seule sans idée, et ramassée dans l’unité d’une seule chose, d’une seule pensée, d’une seule affaire : une à un Dieu, une en Dieu, enfin un Dieu, et après cela plus rien, ni de vous, ni des créatures, mais Dieu seul, Dieu seul en qui tout doit être perdu et abîmé pour le temps et pour l’éternité. N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais. Qu’il en soit de même de tout ce qui n’est point Dieu seul.

Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai625, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu.

4.76 Sur le même sujet

Jésus-Christ vous appelle à la solitude pour y parler à votre cœur des choses qui surpassent tous les sens : vous n'avez qu'à l'écouter. Conservez-vous bien dans un profond silence ; ne vous laissez toucher d'aucune chose, ni au dehors ni au-dedans de vous-même : mais vous tenant toujours dans un grand vide de tout, vous trouverez un profond abîme de Dieu, dans lequel vous vous perdrez sans vous relâcher, sans cesser et sans vous borner.

2. Dieu est infini ; et dès le moment que nous entrons en lui, nous devons nous y approfondir à chaque moment à l'infini, sans nous violenter pourtant : car tout s'opère en paix, en silence, en profondeur ; et par mort et anéantissement total de vous-même et de toutes choses, vous serez simple en Dieu, c'est-à-dire seule à seul. Pensez que la simplicité de Dieu leur rend solitaire en lui-même, et séparé de tout ce qui n'est point sa propre essence : il faut aussi que la simplicité vous sépare de tout ce qui n'est pas le fond intime et profond de vous-même, afin que ce fond touche Dieu, et qu'il ne soit qu'unité en Dieu au-delà de toutes les douceurs et sentiments, quoique cela soit bon. 150

3. Demeurez pour jamais paisible, tranquille et en silence en Dieu, n'écoutant plus vos raisonnements, ni vos retours, ni aucune créature. La paix extérieure et intérieure est votre attrait, votre grâce et votre perfection. Je crois que naturellement vous y êtes entièrement opposée ; mais Dieu fera un coup de sa miséricorde, si vous le laissez faire : car pour vous, vous ne devez rien faire, et toute votre disposition doit être une connaissance humble, paisible et amoureuse de votre incapacité et de votre misère, avec un abandon de tout vous-même à Dieu seul, qui peut tout et fera tout. Tâchez donc de mourir à toute inquiétude ; n'attendez rien de vous, ni d'aucune créature : mais attendez tout de Dieu et en Dieu.

4.77 Recevoir les infirmités et la mort même en paix et abandon.

J'ai bien conçu la disposition ou vous êtes par votre infirmité : je vous dis qu'elle n'est pas à la mort, mais à la gloire de Dieu, qui veut s'établir en vous. Vous avez trop peu d'abandon à la providence et au bon plaisir de Dieu. Et, quand il serait vrai que vous dussiez mourir dans le moment que vous lirez cette lettre, faudrait-il vous ébranler et vous inquiéter ? Il suffirait de vous jeter simplement et amoureusement en Dieu, et y demeurer en paix et en repos jusqu'au moment de la mort. Hélas, que nous servent nos inquiétudes, nos désirs et nos recherches ! Après avoir bien couru, bien travaillé, n'en faut-il pas revenir au repos 151 et à la paix, puisque c'est là où l'on trouve tout.

2. Je vous avoue que pour lors vous voudriez avoir fait pénitence, vous voudriez au moins avoir commencé : je vous assure que celui qui est en Dieu commence, avance, et se perfectionne. Quand on est là, on fait tout autant que Dieu veut et ordonne : et l'âme qui se tient fidèle en ce seul point, ne désire point plus de perfection que Dieu ne lui en demande ; elle n'aspire point à davantage que ce que Dieu lui donne. Elle est aussi contente de son peu, et même de son rien, que du tout : elle demeure en paix partout, en repos au milieu de toutes choses ; ainsi elle se laisse conduire doucement et humblement à la Providence, elle se laisse mouvoir, agir, pâtir, vivre et mourir, sans jamais rien vouloir ni désirer que le bon plaisir de Dieu. Elle verrait tout renverser, elle verrait la mort et l'enfer même qu'elle ne s'étonnerait : car étant en Dieu pourquoi s'étonnerait-elle,.

3. Vivez donc ou mourez, il ne vous importe pas. J'ai lu de Monsieur de Bernières, qu'un jour pensant mourir et voyant qu'il n'avait encore rien fait, il dit : j'aime mieux que la volonté de Dieu s'accomplisse, elle m'est plus chère que toute la perfection de ma vie. Entrez un peu dans ces sentiments ; et que vous ne vous découragerez plus de vos misères et faiblesses. Allons à Dieu à l'infini ; lui donnant tout, ne regardant que notre néant : après cela que les créatures disent et pensent ce qu'elles voudront. 152

4.78

Il faut que je vous dise par écrit ce que je voudrais graver dans le plus profond de votre cœur. Mon Dieu ! Ne trouverons-nous pas une âme qui soit à vous autant que vous le voulez, en qui vous vous reposiez amoureusement, et qui se repose en vous absolument sans jamais sortir de vous ? Je voudrais vous dire des choses assez touchantes et profondes pour vous faire mourir à vous-même, et à tout le créé ; courage, amour et abandon. Si vous saviez la bonté et patience de Dieu, vous ne vous abatriez jamais ; mais vous seriez et vivriez toujours hors de vous-même. Je vois si claire le point où Dieu vous tire ; vous êtes tout sur le bord, il n'y a plus qu'à vous laisser entrer. Vous voilà sur le bord d'un abîme infini, d'une chose inexplicable : ne branlez pas ; mais laissez-vous là en Dieu, afin qu'il vous jette et vous précipite, et qu'il vous perde à jamais en cet abîme.

2. Si vous étiez dans un abîme extérieur, vous seriez perdue aux yeux des créatures ; et peut-être seriez-vous morte. Ceci n'est qu'une figure. Tombez donc au plus tôt ; Dieu le veut : laissez-vous tomber dans un abîme sans fond, sans lumière, sans bornes. Je dis sans fond, sans lumière ; car c'est un abîme de foi et d'amour, la foi est une nuit, l'amour est aveugle : un abîme sans bornes ; car c'est l'infini, c'est l'éternité, l'incompréhensibilité, c'est Dieu et le Rien. Le Néant n'est-il pas un abîme ? Ces deux abîmes s'appellent 253 l'un l'autre. Dieu appelle et demande votre anéantissement, et votre néant appelle Dieu ; et plus Dieu est en vous, et plus il désire que vous ne soyez rien, et que vous n'ayez rien ; parce qu'il est, Celui qui est.

3. Il dit en vous, Ego sum (Exode 3 verset 14 Je suis celui qui suis) ; et ainsi vous êtes celle qui n'êtes pas. Dieu au milieu de vous prend plaisir à dire, Ego sum ; et vous qui ne savez pas encore que c'est le plaisir de Dieu, vous vous attristez de n'avoir rien, de ne senti rien, de ne goûter rien. Ah, que vous êtes encore peu intelligente, que vous avez peu de foi ! Si Dieu est tout, vous n'êtes pas ; si vous n'êtes pas, vous ne pouvez rien avoir ; si vous ne pouvez rien avoir, de quoi vous plaignez-vous de n'avoir rien ? C'est que vous vous imaginez être quelque chose. Mais quelle folie ! Oseriez vous dire Ego sum, je suis ? Je crois que si vous prononciez cette parole, vous tomberiez écrasée de confusion ou d'un coup de la divine Justice.

Il n'y a que vous, ô mon Dieu, qui êtes ! Je reconnais que je ne suis rien : quand je ne dirai autre chose en toute ma vie, je dirais assez ; puis que je dirais tout ce que je puis dire et tout ce que je puis être.

4.79. Tendre à Dieu en Lui-même

Tendre à Dieu seul en lui-même, et à notre néant.

1. Dieu seul est, tout le reste n’est rien : quand sera-ce que vous direz ce mot avec esprit et vérité ? Mais que ne vous tenez-vous [254] là en oraison devant Dieu, cœur à cœur, essence à essence, simple, une à un Dieu, que dis-je ! Dieu à Dieu ? Oui, Dieu en vous doit Se rejoindre, Se revoir, Se concentrer à Lui-même : Dieu en vous comme voie doit tendre à Dieu en Soi-même, comme à Dieu-centre. Deus, Deus meus dit le Prophète, Dieu en Lui-même, Dieu en moimême : Dieu est pour lui, Dieu est pour moi. Concevez le reste ! Goûtez et voyez, aimez et connaissez. Et soyez là toute perdue, toute pénétrée, toute abîmée, toute ravie, toute transformée au-delà des ravissements et des transports, mais ravie en Dieu et de Dieu : qui potest capere capiat626. Si vous ne comprenez pas l’infini, laissez-vous en comprendre ; si vous ne pouvez tout digérer, laissez-vous dévorer. Si le zèle de la maison de Dieu a dévoré un Prophète627, il faut que le zèle de Dieu même vous dévore. Soyez toute absorbée, toute engloutie, toute passée et toute changée en Dieu par l’oraison, la communion et l’amour628 : ne passez pas un seul jour sans oraison et sans amour.

2. Faut-il que nous soyons si lâches, si infidèles, si petits, si réservés et si renfermés en nous-mêmes et dans de petits riens ? C’est ainsi que j’appelle vos affaires et vos occupations et toutes les créatures. Hé, n’en sortirez-vous jamais une bonne fois ? Assurément que Dieu a de grandes choses à vous dire, puisqu’Il vous demande tant d’attention. Le voici 629! Oubliez votre peuple et la maison de votre Père : soyez-en [255] aussi loin que le ciel l’est de la terre. Vous devez converser dans le ciel, et l’Apôtre a dit un beau mot 630: que nous n’avons pas ici de cité permanente. L’avez-vous jamais bien compris ? Nous n’avons point de demeure sur la terre : est-ce à dire que nous en sortirons pour aller au tombeau ? Non, ce n’est pas là toute la profondeur de l’Apôtre, mais il entend que pour nous, il n’y a point de demeure sur la terre, car nous n’y devons pas être un seul moment, mais tout en Dieu.

Écoutez ce que l’Église souhaite631 en ce temps : Sit nobis in te requies632. Elle ne demande pas d’autre repos ni d’autre demeure qu’en Dieu et qu’entre les bras de son Époux. Elle lui demande une nuit paisible et tranquille parce qu’il n’y a du repos que dans la foi et dans l’anéantissement : repos en la foi qui nous met en Dieu, repos dans notre néant, qui nous met hors de nous et de l’être créé.

3. Voulez-vous savoir pourquoi vous avez tant de peine à demeurer paisible ? C’est que vous sortez de l’obscurité de la foi, voulant voir, discerner et goûter quelque chose ; et c’est par là aussi que vous sortez de la profondeur de votre néant. Sachez que les choses ne pèsent point dans leur centre, mais y trouvent la paix et le repos. C’est que le centre d’une chose est sa fin. Or quand une chose est arrivée à sa fin, elle n’a plus rien à désirer, ni à chercher. Elle ne saurait aller plus outre, car elle sortirait de sa fin. Disons encore que la fin d’une chose est le but où elle tend et pour laquelle elle est. Quand [256] donc elle la possède, elle se repose. Enfin, la béatitude, la fin et le repos sont la même chose.

4. Dieu seul et le néant sont deux centres. C’est donc uniquement où nous devons tendre et où nous trouverons notre béatitude, repos et parfaite paix. Comment donc pouvoir demeurer un moment hors de Dieu ? Je sais bien que nos emplois nous en distraient souvent : c’est pourquoi je soupire tant après la solitude. Mais après tout, c’est notre infidélité qui nous distrait et, si nous avions du courage, rien ne nous pourrait séparer un moment de notre intimité et de notre unité. Savez-vous ce que j’entends par ce mot : intimité ? Je dis tout ce qu’il y a de plus un, car je ne crois pas que nous devons jamais nous borner ni nous arrêter à quoi que ce soit. C’est pourquoi, afin d’être plus infini, il faut toujours passer au-delà de toute vue, de tout sentiment et de tous dons, car l’âme qui s’arrête à quelque chose, quelque sainte et divine qu’elle puisse être, s’arrête toujours à quelque chose de créé et par conséquent bornée et finie, au lieu que l’infini doit être notre fin.

5. Ah que pour aller au-delà de tout, il faut bien dire : rien, rien ! C’est à force de n’être rien que l’on trouve l’infini puisque l’on trouve Dieu : car je passe au-delà de tout ce que je pense, même de Dieu et de tout ce que les savants en ont dit. Au-delà de tout ce qui est concevable, alors je tombe dans une négation de tout le créé et de tout le créable. Et où suis-je pour lors ? En Dieu. Mais je ne sens, je ne vois rien ? Si vous sentiez et conceviez quelque chose de Dieu, vous seriez dans le créé et non pas dans l’incréé, dans le fini et non pas dans l’infini.

6. Allons donc au-delà de tout, à force d’être néant et vide de tout ce qui n’est pas Dieu seul. Ne faisons pas même cas des pensées et des beaux sentiments que nous avons de Dieu, parce que tout cela n’est pas Dieu. Tout ce qui est en nous est moins que rien. Il y a bien de la différence entre ce qui est de Dieu et ce qui est Dieu en Dieu. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, mais en nous ce qui est de Dieu n’est pas Dieu. Allons donc au-delà de tout ce qui est de Dieu en nous-mêmes, pour entrer en Dieu Lui-même.

4,80 Se contenter uniquement de Dieu seul en lui-même.

Dieu est : je ne leur regarde pas en nous ni dans le créé ; mais dans lui-même. C'est diminuer Dieu que de le regarder hors de nous-mêmes : c'est le magnifier que de le contempler au-delà de tout ce qui est, et de tout ce qui peut être. Je sais bien que Dieu est partout : mais afin que je sois en repos, c'est-à-dire où il veut, il faut que je le vois au-delà de tout le créé, et que je demeure en lui-même, Sit nobis in te reuiès.

2. Pourquoi tant de pensées qui roulent les unes après les autres dans votre esprit, comme les flots et les vagues dans la mer ; puisqu'il ne faut qu'une pensée ? Cette pensée celle-ci : Dieu, Dieu. Pourquoi un cœur aussi petit que le vôtre est-il gros de tant de désirs ? Vous cherchez et vous écoutez tout ; et vous ne trouvez rien : c'est que vous n'allez pas au fond et au centre qui est Dieu. Sachez que votre appétit 258, qui est infini, ne peut être contenté que de Dieu : donc vous ne devez chercher d'autre milieu, d'autre moyen, d'autre fin que Dieu. Anéantissez donc toutes les vues de votre esprit, toutes les inquiétudes et troubles de votre âme, tous les désirs de votre cœur, toutes les recherches de votre vie, toute l'activité de vos actions ; puisqu'il ne faut que Dieu. Ne me dites plus que vous êtes misérable ; par ce que vous ne devez vous laisser toucher que du bonheur de Dieu.

3. Contentons-nous donc de cette grande vérité, Dieu est. Les démons la connaissent et la sentent ; mais ils ne s'en contentent pas : c'est ce qui fait leur enfer. Les Bienheureux connaissent que Dieu est et ils s'en contentent : c'est ce qui fait leur béatitude ; car les saints sont plus heureux de la béatitude de Dieu que de leur propre béatitude. Il ne faut avoir qu'un peu d'amour pour entendre cette vérité. Que les autres croissent en grâce, en sagesse et en vertu, pour moi je me contente de mon néant et de ce que Dieu est Dieu.

4.81. L’état d’anéantissement parfait en nudité entière

De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible.

1. Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure633 est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.

2. Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune. D’où vient que quelques-uns appellent aussi cet état, état d’unité et de simplicité. Mais dans la dernière consommation de cet état, il ne paraît plus dans l’âme ni unité ni simplicité, tout cela étant comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même ; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature.

Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.

3. Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de Lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu.

4. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.

Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.

5. Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.

6. Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible [s] qui restai [en] t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement. D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.

7. Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.

8. Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes eagitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.

9. Enfin l’état et la constitution ordinaire [s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.

10. Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’Il voudra pour le temps et pour l’éternité ; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.

11. Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

12. Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.

95 lettres choisies de Madame Guyon


      1. Présentation



Madame Guyon (1648-1717) fut toute sa vie soucieuse d’aider des proches à mieux vivre le don reçu de la grâce divine. Elle leur éclaira un chemin mystique.

Une union se produisait souvent de cœur à cœur. Elle ne pouvait être directement décrite, car l’essentiel d’un contenu mystique demeure souvent caché aux yeux mêmes de ceux qui la vivent. Mais une trace secondaire nous a été parfois conservée sous forme de lettre(s) adressée(s) par madame Guyon à un ou à une dirigée.

Nombreuses et diverses, leurs correspondances furent conservées et partagées au sein de cercles spirituels qui survécurent à la dame directrice qu’ils appelaient leur « mère ». Les membres de ces cercles s’échangeaient ces écrits qui furent rassemblés puis publiés par deux fois au XVIIIe siècle [634].

Nous proposons un volume de lettres choisies adressées à des destinataires anonymes. Le nom du grand Fénelon (1651-1715) apparaîtra, mais seulement lors de la seconde édition (1767-1768), lorsque les condamnations des quiétismes ne risquaient plus guère d’atteindre sa renommée établie à travers toute l’Europe [635].

Les quatre-vingt-quinze lettres proposées ici [636] sont vivantes par leur justesse psychologique comme par une Vérité intemporelle atteinte au-delà des singularités propres à divers états vécus par leurs destinataires. On se demande aujourd’hui comment une telle clarté et finesse sont restées si longtemps ignorées, même en invoquant un opprobre longtemps entretenu vis-à-vis de tous les quiétismes [637].

Les noms des destinataires ne nous sont généralement pas parvenus parce que l’on a voulu protéger ceux dont la mémoire était encore tout proche lors de la première édition (1717-1718) et évidemment tous ceux qui étaient encore vivants.

Le grand intérêt des lettres que l’on va lire réside dans les réponses précises apportées à des difficultés très diverses rencontrées par les pèlerins tout au long de leur chemin mystique. Par exemple une fois l’enchantement propre à la découverte de la vie intérieure disparue survient la difficulté dont témoigne ce début de la lettre dix-septième :


M. m’a lu votre lettre, ma très chère sœur en Notre-Seigneur, et elle m’a donné beaucoup de joie et un goût intime de votre cœur. Ne vous étonnez pas si vous n’avez plus le doux recueillement d’autrefois et cette présence perceptible que Dieu donne à ceux qu’Il veut attirer à Lui dans le commencement. Lorsqu’Il les affermit dans Son amour et qu’il est sûr de leur cœur, Il les sèvre de tout cela pour les faire marcher en foi et en croix. Le premier état est le lait dont parle saint Paul, et le second est le pain des forts : dans le premier, Dieu nous donne des témoignages de Son amour et dans le second, Il en exige du nôtre.

Après l’onction savoureuse passive, l’on craindra souvent d’avoir perdu ce chemin en foi nue parce que tout aperçu est retiré. Peut-être par notre faute ? Recourbé sur nous-mêmes nous le craindrons avant d’être forcés à l’abandon par une véritable chasse :

La foi passive est cette onction savoureuse qui pénètre l’âme et lui ôte toute envie de discourir avec Dieu, l’invite au silence, si bien qu’on ne peut plus opérer, mais aimer et se taire, goûtant un plaisir et une suavité plus grands que je ne puis dire, les uns plus, les autres moins.

La foi nue succède à cet état et dépouille l’âme de ce qu’il y a de sensible, de distinct, et d’aperçu dans l’état, commençant par ôter le sensible, et ensuite le distinct, puis l’aperçu, qui est le dernier qui se perd. [638]

Très tard, tout s’achèvera dans l’« état d’une âme perdue en Dieu ». Il est décrit au début de notre choix à la lettre quatrième [639]. L’état succède après l’expérience fondamentale de l’amour pur rapportée au premier paragraphe de la citation suivante :

Notre-Seigneur me donna, il y a longues années, cette expérience de l’amour sans connaissance, en sorte que j’aimais sans vue, ni raison, ni motif d’aimer ; et mon amour était plutôt, comme il l’exprime bien, un serrement, et un embrassement du centre le plus profond, qui se sentait sans sentir, embrasser et posséder. Lorsque je dis sentir, c’est pour faire comprendre que rien ne se passait dans les sentiments, mais dans une expérience intime, réelle et très profonde640.

L’état que je porte, autant que je le puisse comprendre selon la vue présente qui m’en est donnée est très différent de celui-là. L’âme n’est plus ni serrée ni possédée, ni même ne possède, ni ne jouit ; elle ne peut faire nulle différence de Dieu et d’elle, rien voir en Dieu, rien posséder, rien distinguer : Dieu est elle, et elle est Dieu, en sorte que c’est comme la vie naturelle, sans amour, sans connaissance, sans que la volonté puisse se tourner de côté ni d’autre, ni vers aucune chose créée pour les vouloir désirer, ou goûter, ni vers Dieu même qu’elle ne trouve plus. Elle ne peut ni s’élever vers Lui, ni s’abaisser, ni se joindre. Mais elle est non seulement comme s’il n’y avait que Dieu et elle, ce n’est point cela, mais comme si Dieu était seul, car elle est si éloignée de penser de Dieu, de goûter Dieu, d’avoir de la reconnaissance, de désirer rien ni pour Lui ni pour elle, que cela ne se peut dire.

Entre le début perceptible et savoureux illustré par le premier extrait de notre brève présentation et la fin, qui ne se peut dire, mais que tente d’évoquer le dernier paragraphe du deuxième extrait que nous venons de lire, un torrent [641] peut traduire par analogie la carrière ou chemin mystique. Le torrent doit surmonter de nombreux obstacles entre sa source et la mer ou lieu sans limites où se termine sa course.

Le pèlerin sera animé par l’intérieur pendant son parcours puisque selon le début de la « Voie pour devenir une créature nouvelle » :

Dieu, en nous créant, a mis dans l’essence de notre âme une tendance de réunion à son principe et un germe d’immortalité…

Lisons donc la suite de la phrase dans cette première de quatre-vingt-quinze « thèses » ou courriers adressés à des dirigé(e)s :

      1. LETTRES DE DIRECTION

      2. Publiées au Siècle des Lumières

      3. 1 [1]. Voie pour devenir une créature nouvelle.

Dieu, en nous créant, a mis dans l’essence de notre âme une tendance de réunion à son principe et un germe d’immortalité. Si l’âme ne perdait point son innocence après son baptême et qu’elle fût instruite de se tourner au-dedans et d’invoquer Dieu, elle y découvrirait cette pente à la réunion et, demeurant sans cesse tournée vers ce je ne sais quoi qu’elle y découvrirait, sans se tourner vers elle ni vers aucune créature, elle découvrirait d’une manière admirable ce Dieu caché dans le fond d’elle-même. Elle éprouverait ce principe vivant qui animerait toutes ses actions.

Mais ceci est très rare que, dès l’enfance, on cherche Dieu de la sorte, ce que l’on aurait fait dans l’état d’innocence et que la grâce de Jésus-Christ [311] nous communiquerait si nous ne perdions pas la grâce du baptême. Mais elle est offusquée1 par le venin du Serpent, ce qui fait que l’âme devient propriétaire et que l’amour-propre, qui se glisse partout, qui se mélange avec toutes les œuvres de justice et porte sans cesse l’âme à se recourber sur elle-même, à attribuer à son soin et à sa fidélité une grâce si éminente, fait qu’elle se détourne de Dieu. C’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver des âmes qui aient conservé l’innocence de leur baptême, et entièrement fidèles à ne se recourber jamais sur elles-mêmes et à ne se rien attribuer ni approprier, qu’il est inutile d’en écrire.

Il faut en revenir à la conversion. Si une âme, après avoir péché, et qui sent les pointes des remords et un désir véritable de se convertir, prenait la route de son intérieur, c’est-à-dire qu’elle cherchât Dieu au-dedans d’elle-même et qu’elle se tournât à Lui dans son fond de tout le cœur, sa conversion serait tout d’un coup véritable, et elle se perfectionnerait d’autant plus qu’elle s’attacherait plus fortement à Dieu habitant en elle. Elle s’éloignerait de plus en plus de la créature, et par conséquent du péché, car pour retourner au péché, il faudrait qu’elle se détournât encore de Dieu et s’en séparât, car l’homme ne pèche jamais qu’en s’éloignant de Dieu, se détournant de Lui et se retournant vers la créature. Il est donc certain que celui qui, dès le moment de sa conversion, retournerait à Dieu dans son intérieur, et L’y chercherait avec une constante fidélité et y adhérerait sans cesse, serait parfaitement converti du péché à la grâce.

Mais comme la cupidité et les mauvaises [312] habitudes sollicitent sans cesse l’homme animal d’adhérer à elles, et que l’homme spirituel est affaibli par la contradiction que lui donne l’homme animal et par l’empire qu’il a eu sur son esprit, il faut, dans le commencement de la conversion, châtier son corps et vivre dans une mortification continuelle sans se ménager, sans quoi on n’avance pas, et l’on vit toujours dans la nature. La lumière étant alors donnée pour se combattre soi-même, on doit y travailler de toutes ses forces, et se roidir contre ses passions. À mesure que l’âme adhère à Dieu, Dieu la soulage dans son travail ; et la douceur de Sa présence, la paix, tout concourt à rendre ce travail aisé.

Il faut remarquer qu’il est de la dernière conséquence de travailler à la correction des défauts pendant que la lumière est tournée de ce côté-là, car, l’intérieur croissant, la lumière des défauts se perd peu à peu, et l’âme pour ne s’être pas servie de la lumière actuelle, vit avec un mélange de grâce et des défauts considérables. De plus, c’est que, ne travaillant pas avec la lumière actuelle pour ses défauts extérieurs, Dieu ne travaille pas par l’application de la divine justice à purifier les défauts fonciers, l’amour-propre et la propriété. Ainsi sans la fidélité à ce premier travail, on ne devient jamais une nouvelle créature en Jésus-Christ, on n’arrivera jamais en cette vie à son origine et perdra des biens immenses et infinis.

Tout dépend donc d’abord d’une mortification générale, entière et sans interruption, avec une adhérence continuelle à Dieu, soit dans [313] l’oraison soit durant le jour. Et comme Dieu nous aide dans nos faiblesses, Il fait la principale partie de l’ouvrage, car Il ne le fait pas alors entier, laissant occupée la propre activité de l’âme contre elle-même, ce qui l’amortit peu à peu et enfin fait tomber l’âme dans l’état passif. Il faut ajouter à ces mortifications une grande fidélité à remplir les devoirs de son état et préférer l’ordre de Dieu à tout le reste. Dieu donne ordinairement un grand goût pour la croix, et la divine Providence n’en laisse pas manquer. La volonté par cette adhérence continuelle à Dieu se gagne de plus en plus, et devient peu à peu souple, pliable, et conforme à celle de Dieu. L’âme se soumet sans cesse à Dieu et perd aussi toute facilité de raisonner, l’esprit se simplifie insensiblement, en sorte qu’à mesure que la foi s’empare de l’esprit et fait tomber le raisonnement, la charité s’empare de la volonté et lui ôte peu à peu toute activité, comme la foi a ôté celle de l’esprit.

L’âme arrivée ici croit n’avoir plus rien à faire tant elle goûte de paix et de tranquillité. Ce n’est néanmoins que le commencement ; c’est un état tantôt actif, tantôt passif, jusqu’à ce que Dieu, par Son opération en foi et amour, ait absolument détruit toute l’activité de l’âme, et qu’elle devienne passive. Alors non seulement son oraison est passive, mais ses épreuves le sont aussi. L’âme avait bien eu quelques tentations, mais c’était peu de chose : elle discernait fort bien sa résistance, qui lui paraissait d’autant plus vigoureuse que son activité était plus forte. Mais cette résistance même, si démêlée, si aperçue soutenant sa propriété, Dieu lui envoie de plus fortes tentations de toutes [314] manières, car il est alors question d’une purification foncière ; et comme elle a perdu son activité, elle ne résiste que passivement, de sorte qu’elle entre dans des craintes terribles, ne démêlant pas assez sa résistance. Au commencement, elle la discerne encore, mais plus elle devient passive, moins elle la peut discerner. C’est ce qui la met dans des désespoirs effroyables par la crainte d’offenser Dieu. Elle croit même souvent que ses tentations et ses peines lui sont venues par sa faute, quoique cela ne soit point. De sorte que, si elle n’a pas une personne éclairée, elle retournerait sur ses pas, et se trouvant encore plus misérable, ou elle quitte la piété, ou elle se désespère presque.

Que faut-il donc faire en cet état ? Faut-il combattre activement ? Point du tout. Cela est presque impossible, et l’âme rentrant dans sa propre conduite tomberait dans le péché. Que faut-il faire ? S’abandonner à Dieu sans réserve, afin qu’Il détruise en nous nos ennemis. S’Il ne le fait pas sitôt, c’est à cause de cet amour-propre qui est comme identifié à nous, et qui se nourrit de ce qu’il discerne, et qui s’attribuerait la victoire que Dieu remporte. Enfin plus les tentations durent longtemps, plus nous devons conclure que notre amour-propre et notre propriété sont fortement enracinés en nous.

Il est d’une grande conséquence de mourir sans cesse à soi-même dans cet état d’épreuve, ne cherchant ni en soi ni en aucune créature de l’appui et du soulagement, se laissant dévorer à la peine, sans se multiplier par actes formés, ni aussi se divertir avec les créatures sous prétexte de détourner sa peine ou de ne pas s’en occuper. Il faut demeurer mort et renoncé [315] entre les mains de Dieu, en Lui faisant un sacrifice de tout soi-même en temps et en éternité. L’âme est, par cette peine, si prodigieusement humiliée qu’elle ne voit qui que ce soit qu’elle ne croie meilleure que soi, même les plus grands pécheurs. Elle se livre à la divine Justice afin qu’elle s’exerce sur elle sans l’épargner, et que, si elle a été assez malheureuse pour offenser Dieu (ce qui lui est impossible de démêler, ne pouvant être assurée du pour ni du contre,) qu’elle la punisse des châtiments les plus rigoureux. Elle désire d’abord d’être punie en cette vie, mais enfin elle se résigne totalement aux décrets éternels de Dieu sur elle.

Peu à peu, de cette profonde humiliation et de cette haine qu’elle conçoit contre elle-même, elle tombe dans le néant. Elle n’a plus ces peines véhémentes, ce qui lui est une douleur bien plus profonde : elle croit être devenue insensible, elle se croit endurcie, et qu’elle a perdu Dieu. Car plus l’âme est exercée par les peines et tentations, plus Dieu Se cache, jusqu’à ce que l’âme désespérant de toute chose et d’elle-même, elle tombe dans un repos de mort et de néant.

Lorsqu’elle n’attend plus rien qu’elle n’espère plus rien d’elle ni en elle, c’est alors que Jésus-Christ, cette divine lumière, vient éclairer ses ténèbres et lui dit comme à Lazare: « Sors dehors ». Elle sort effectivement de ce sépulcre et est dans un étonnement le plus grand du monde d’apercevoir ce nouveau jour qui n’est encore qu’en son commencement. Elle sent une paix profonde et intime, non sensible. [316] Elle se trouve vivante après une si profonde mort. Elle ne comprend pas encore tout son bonheur, qui croît peu à peu comme le jour. Ce commencement n’est que comme l’aube du jour ou crépuscule, qui s’éclaircit insensiblement. L’âme se trouve si différente de ce qu’elle a été autrefois, qu’elle ne se connaît plus elle-même ; elle est dans l’admiration et dans un profond anéantissement devant Dieu, se tenant dans sa bassesse et laissant à Dieu faire en elle et d’elle ce qui Lui plaît, sans y prendre aucune part. C’est ici le commencement de la nouvelle créature qui emporte avec soi des états sans nombre. Mais j’ai tant écrit de ces derniers états que ceci suffit.

Cette première lettre est aussi la première éditée en conclusion du dernier volume du Directeur mystique (1726) qui rassemble les œuvres de Monsieur Bertot, directeur de Madame Guyon. C’est aussi la pièce n° 1 de Madame Guyon, Correspondance, Tome III Chemins mystiques, Édition critique établie par Dominique Tronc, Honoré Champion, 2005. Il en est de même pour les lettres 2 (n° 3 de l’édition critique), 3 (n° 5), 4 (n° 20).

1Offusquer signifie pendant très longtemps « arrêter dans son fonctionnement régulier ». (Rey).

21 Jean 4, 1.

3 Jean 11, 43.

      1.  2 [3]. Mourir à soi et s’abandonner.

[319]  Il est vrai, les écrits pour les commençants sont plus à la portée de tout le monde, tout le monde les entend. Mais il y a aussi un inconvénient en cela, que ceux qui ne voient que des écrits pour les commençants, y demeurant attachés toute leur vie sans avancer d’un pas, ne meurent point à eux-mêmes, ne rendent point justice à Dieu, ne restituent point leurs usurpations, et par conséquent ne Lui rendent pas une grande gloire.

Sans s’attacher si fort aux détails des moyens, ceux qui ont appris qu’il faut se renoncer continuellement et mourir par tous les événements de la Providence dans l’état et la condition où Dieu nous a mis, ceux, dis-je, qui savent cela et qui ont une oraison simple, doivent se contenter de ce détail : se beaucoup abandonner à Dieu, se tenir dans un anéantissement profond, n’attendre rien de soi, attendre tout de Dieu, et néanmoins faire tout ce qui se présente à faire à chaque instant. Celui qui saura ces choses, qui sera assez petit pour assujettir les lumières de la raison à la foi, ne manquera pas d’arriver, ayant plus de détails qu’il ne lui en faut. Mais l’esprit de l’homme veut toujours voir un détail pour s’y attacher et pour s’en nourrir, et rentre par là dans la circonférence de lui-même dont on le veut faire sortir ; il ne fait plus que décrire un cercle sans trouver le point central ; et étant arrêté à la circonférence, il n’arrivera [320] jamais au but quand il marchera sans cesse.

Presque tous les hommes sont arrêtés par leur propre raison, qui veut juger elle-même de ce qui est fort au-dessus de sa portée, et qui, au lieu de devenir assez petite pour en faire faire l’expérience, veut juger des plus profondes expériences. Ces personnes veulent, disent-elles, marcher par la foi nue et l’abandon, et cependant raisonnent sans cesse sur l’un et sur l’autre, et ne veulent point sortir des bornes de leur capacité propre parce qu’ils ne veulent point mourir à leur propre raison ; ces personnes au bout de trente ans seront les mêmes et, se tenant fixées à leurs idées et à leur raisonnement, ne passeront point outre. Tous les détails du monde ne leur serviront de rien, car ils ne feront que les rejeter encore dans la circonférence du raisonnement : ils reculent au lieu d’avancer. Celui qui sait mourir à soi à chaque moment, croire et s’abandonner deviendra bientôt savant par son expérience. Celui qui ne veut rien pour soi, qui veut Dieu pour Dieu, qui ne cherche que la gloire de Dieu, qui aime Dieu purement, qui ne veut d’autre récompense dans son amour que l’amour même, sera bientôt parfait, non selon ses vues, mais selon Dieu.

Mais pourquoi changer de route ? Pourquoi avez-vous abandonné celle que vous suiviez ? « Je voulais vous tailler à ma mode, dit le Seigneur, je voulais vous rendre selon mon cœur, mais vous n’avez pu porter votre nudité : vous cherchez des habillements : vous êtes autant et plus rentré en vous-même que vous avez fait de pas pour en sortir. Rentrez dans votre simplicité, abandonnez-vous à Moi tout de nouveau, laissez-vous conduire [321], reprenez votre chemin. Ne cherchez que Moi pour Moi, et non pour vous satisfaire en vous-même, et vous rentrerez dans votre voie : Je vous conduirai par tout le soin de Ma Providence, vous serez Mon peuple et Je serai votre Dieu ». Sinon, vous irez toujours dans une route contraire, vous vous éloignerez de plus en plus, vous vous dessécherez, vous irez non dans les ténèbres de la foi, mais dans les ténèbres de vous-même.

      1.  3 [5]. Usage des incertitudes. Anéantissement.

Tant que nous désirons des assurances dans notre voie, nous sommes accablés d’incertitude, et c’est une peine qui dure longtemps et qui augmente toujours considérablement. Cette peine sert à exercer l’âme, mais elle ne la fait point avancer et ne la purifie que médiocrement, l’arrête et recule même souvent, à moins qu’elle n’en fasse l’usage que je vais dire : c’est de s’abandonner totalement à Dieu et de redoubler son abandon à mesure que l’incertitude augmente. Lorsqu’on en use de la sorte, l’incertitude fait beaucoup avancer l’âme, la purifie, la fait mourir à elle-même, et fortifie son abandon à un point qu’elle arrive à se déprendre d’elle-même, s’abandonnant au-dessus de tout intérêt propre, croyant au-dessus de toute foi comprise, espérant contre l’espérance même. Comme la foi et l’abandon ôtent tous les appuis, l’âme reste incertaine, car le [325] plus fort appui est la certitude. Il n’y a qu’à s’abandonner toujours plus fortement au-dessus de toute certitude ; alors, sans trouver de certitude, on trouve l’immuable.

L’incertitude ou plutôt la peine de l’incertitude ne vient que de l’amour de nous-mêmes, et de ce que nous n’abandonnons pas assez à Dieu tout ce qui nous concerne pour entrer dans l’amour de Son ordre et de Ses desseins éternels sur nous. L’incertitude vient de retour sur nous-mêmes : tout retour sur nous-mêmes vient d’amour-propre, sous quelque bon prétexte qu’on le fasse et quel nom qu’on lui puisse donner. Le parfait amour est comme une pure flamme qui monte toujours en haut et qu’on ne recourbe point vers soi-même.

Vous me répondrez : « Mais je ne sais si ce que je fais déplaît à Dieu, et c’est ma peine ». Si vous n’êtes qu’incertain, allez votre chemin en vous abandonnant sans réserve à Celui qui ne peut se méprendre et qui ne veut pas vous tromper. Si vous êtes certain de ne pas faire Sa volonté, donnez — vous bien de garde de ne jamais faire ce que vous êtes certain que Dieu ne veut pas de vous. À l’incertitude, il faut l’abandon total, mais à la certitude d’un mal, il faut plutôt mourir que de le commettre ; cette règle est certaine. Évitez tout ce que vous connaissez avec certitude être mal ; lorsque vous avez fait quelque chose qui ne vous a pas parut mal avant que de le faire, et qu’ensuite la réflexion vous fasse douter et hésiter, il n’y a alors qu’à s’abandonner à Dieu sans réserve. Il ne faut pas agir dans le doute ; mais quand une chose est faite, il faut agir avec Dieu en enfant et s’abandonner [326] pour tout ce qui en peut être et arriver. De cette manière, l’incertitude, loin de vous nuire, vous servira : ce sera comme un coup d’éperon pour réveiller votre abandon, empêchant qu’il ne s’engourdisse.

Ô Lumière éternelle, conduisez vous-même N. dans ces sacrées ténèbres qu’il faut franchir pour vous trouver, puisque, selon l’Ecriture1, un nuage épais vous environne, et ailleurs2, une eau ténébreuse et profonde.  Mais à quoi servent les paroles, ô Seigneur, si Vous-même ne les imprimez dans le fond de son cœur ? L’habitude de raisonner fait un obstacle si grand à l’abandon, à la foi nue, au pur amour, que c’est à vous, Seigneur, à détruire cette habitude. Nous frappons à la porte : Vous seul la pouvez ouvrir. Et quand vous l’aurez une fois ouverte, qui pourrait la refermer ?

Ô Tout immense, il n’importe de quel moyen vous vous servez pour nous enfoncer dans notre néant, pourvu que nous puissions dire avec le Prophète-Roi : « J’ai été réduit au néant et je ne l’ai pas su3 ». Car tant que dure la voie de l’anéantissement, nous ne comprenons point que c’est pour nous anéantir que Dieu permet tout ce qui nous arrive ; nous ne le connaissons que quand il est arrivé. Et à quoi le connaît-on ? Écoutons Job : « J’ai été réduit à néant, il a emporté mon désir comme un vent4. » Ainsi qu’un vent impétueux enlève tout ce qui est léger, le néant enlève tous les désirs ; or, c’est à cette impuissance de désirer qu’on connaît qu’on est anéanti. Celui qui ne désire [327] plus, se contente de tout, se trouve bien partout, ne cherche et ne craint rien.

Voilà le néant où Dieu vous appelle. Vous n’y arriverez que par un abandon généreux qui vous fasse outrepasser toute vue et tout sentiment, par une foi dénuée de tout appui, par un amour pur qui exclut tout intérêt propre.

1 Ps. 96, 2.

2 Ps. 17, 12.

3 Ps. 72, 22. Job 30, 15.

      1.  4 [20]. État d’une âme perdue en Dieu.

Le livre que je vous envoie, surtout le 13e chapitre, me paraît très conforme à l’état que j’ai passé il y a déjà longtemps. Cette pensée ne peut subsister en moi par réflexion, à cause qu’il met cet état si relevé que je ne sais que dire. Cependant mon expérience me fait voir qu’il y en a encore un plus simple, plus nu, plus rien, plus Dieu. Notre-Seigneur me donna, il y a longues années, cette expérience de l’amour sans connaissance, en sorte que j’aimais sans vue, ni raison, ni motif d’aimer ; et mon amour était plutôt, comme il l’exprime bien, un serrement, et un embrassement du centre le plus profond, qui se sentait sans sentir, embrasser et posséder. Lorsque je dis sentir, c’est pour faire comprendre que rien ne se passait dans les sentiments, mais dans une expérience intime, réelle et très profonde.

L’état que je porte2, autant que je le puis comprendre selon la vue présente qui m’en est donnée, est très différent de celui-là. L’âme n’est plus ni serrée ni possédée, ni même ne possède, ni ne jouit ; elle ne peut faire nulle différence de Dieu et d’elle, rien voir en Dieu, rien posséder, rien distinguer : Dieu est elle, et elle est Dieu, en sorte que c’est comme la vie naturelle, sans amour, sans connaissance, sans que la volonté puisse se tourner de côté ni d’autre, ni vers aucune chose créée pour les vouloir désirer, ou goûter, ni vers Dieu même qu’elle ne trouve plus. Elle ne peut ni s’élever vers Lui, ni s’abaisser, ni se joindre. [365] Mais elle est non seulement comme s’il n’y avait que Dieu et elle, ce n’est point cela, mais comme si Dieu était seul, car elle est si éloignée de penser de Dieu, de goûter Dieu, d’avoir de la reconnaissance, de désirer rien ni pour Lui ni pour elle, que cela ne se peut dire.

Autrefois, elle était insensible aux peines dans les temps de jouissance à cause de la profonde paix qu’elle goûtait, qui lui durait longtemps, et aussi aux faiblesses mêmes. Mais ici, ce qui la rend insensible est qu’elle l’est pour tout, aussi bien pour Dieu comme pour tout le reste, pour tous ses intérêts, qu’elle ne distingue jamais s’ils ne lui sont montrés par quelqu’un. Elle est comme une chose qui ne se peut exprimer, tant pour le créé que pour l’incréé. Et il semble quelquefois que les grâces viennent comme chatouiller la partie propre, qui est dans un fort grand éloignement, mais la volonté  reste en ce qu’elle est : l’âme ne peut distinguer ni la nature ni la grâce, ne sachant si la grâce est devenue naturelle, ou si la nature est devenue grâce. Mais lorsque certaines faveurs viennent qui semblent revivifier cette nature, elle paraît alors dans un étage bas et éloigné ; mais pour l’ordinaire, il n’y a nulle distinction.

Je cherche dans les livres, et je ne trouve rien pour moi, ni qui exprime, non ce que je sens, mais ce que je ne sens pas. Cela m’étonnerait, si je pouvais ou douter ou être étonnée ou être incertaine, mais tout cela est bien éloigné de ceci. Je trouve seulement une chose, qui est que, lorsque je me vois abandonnée de toutes créatures, la nature ou la grâce veut pour un instant s’en réjouir ; mais toute joie est ôtée aussi bien que toute tristesse : l’âme ne [366] correspond ni à l’une ni à l’autre, et ne peut qu’être immobile, soit que vous la laissiez ou non.

Il me semble cependant que Dieu veut que je vous dise tout, et je le fais sans me mettre en peine du succès. Si je vous ai celé quelque chose sur ce qui regarde les autres, c’est l’appréhension de blesser la charité, non que j’ai cette vue actuelle, mais c’est que je crois facilement le bien des autres, et j’oublie presque tout. Cet oubli incommode le prochain humain, à qui peut-être je ne rends pas les devoirs civils et humains, mais je ne puis faire autrement.

Tout intérêt est tellement ôté de mon âme, que si on pouvait comprendre cela, on l’estimerait folie ou bêtise. Si je pouvais le voir ou discerner ou craindre, j’aurais lieu de le croire mauvais, mais je ne puis faire tout cela. Je n’ai plus de scrupules. Et si je veux réfléchir, je ne trouve que cela qui me fasse sortir de mon état et qui me nuise. Tout le reste ne me donne aucun reproche, non plus que si je n’avais point de conscience. Je suis toute bête, et ne puis ni penser ni savoir les raisons de ce qui me concerne, à moins qu’elles ne me fussent données. Il faut demeurer telle que je suis.

2 Admirable description qui conclut le contenu spirituel de la série de lettres concluant l’édition du Directeur mystique. Elle établit Madame Guyon comme succédant à Monsieur Bertot dans la lignée passant par le franciscain Chrysostome de Saint-Lô et par Monsieur de Bernières. — On peut rapprocher cette description du dernier état constant livré dans certaines pages de la Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation (du Canada) avec ici plus de sobriété.

      1.  5 [31-D.4.134 [642]]. Au Marquis de Fénelon. Avis.

 Il ne faut point avoir de regret, mon cher E [nfant], de ce que Dieu ordonne par Sa Providence : tout ce qu’Il fait est bien ; lorsqu’Il le voudra, Il nous donnera les moyens de nous voir. Je voudrais que vous fissiez passer au public l’ouvrage dont vous me parlez1, mais après cela je voudrais que vous ne fissiez plus rien. L’occupation où vous êtes de ces sortes de choses vous  nuit infiniment : cela tient toujours votre esprit en vivacité et ne lui donne point ce calme qui lui serait si nécessaire.

 Je vous demande donc deux choses : l’une de ne rien faire de nouveau, l’autre d’éviter toute dispute. Il faut se calmer et prier, la vivacité naturelle ne pouvant produire rien de [523] bon, surtout dans une personne qui a tant besoin de se calmer. Comment voulez-vous qu’après vous avoir livré volontairement vous-même à la divagation, vous n’en ayez pas lorsque vous voudriez bien n’en pas avoir ? Vous êtes trop plein de vous-même et de mille autres choses pour n’être pas sec à l’égard de Dieu. Il faut un esprit reposé et un cœur tranquille pour goûter le don de Dieu, et vous n’êtes rien moins que cela. Il serait étonnant que ne fussiez pas sec : l’impétuosité de votre esprit entraîne comme un tourbillon le peu de l’eau de la grâce que vous pourriez avoir ; et comme un grand vent sèche en un moment, de même votre vivacité dessèche tout l’humide de la grâce. Votre mauvais goût est une chose que vous devez éviter, mais votre perplexité et vos retours, loin de le détruire, l’entretiennent. Soyez persuadé que je vous aime tendrement dans le divin Maître.

Comme j’espère vous voir, je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête ? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous [524] les hommes comme des épis de blé. Je voyais tant de têtes et point de cœurs. Je disais : « Divin Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes : qu’il n’y ait plus que des cœurs ! »

Ce n’est pas votre corps qu’il faut tuer, mais l’esprit. Laissez votre corps en repos, mais travaillez infatigablement à détruire l’esprit, car c’est ce que Dieu abhorre. Si vous venez, vous serez le bienvenu. Bon courage ! La perfection n’est pas l’ouvrage d’un jour.          

Ne vous confessez point de tout ce que vous me mandez : il n’y avait point de péché. Nous parlerons de tout cela ; il y avait même de la bonne volonté, et un zèle mal réglé. Hélas ! nos propres intérêts sont la seule chose qui nous touche : l’intérêt de Dieu et de Son Église ne nous touche point ! Adieu, mon cher E [nfant].

Cette cinquième lettre de notre choix correspond à la pièce n° 31 de notre édition critique Correspondance Tome III Chemins mystiques, 2005 et à la pièce 134 du tome quatrième de Dutoit : « 5 [31-D.4.134] ».

1 Il s’agit probablement des Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718, 2 vol., précédé d’une Préface qui commence ainsi : « Depuis que l’homme s’est éloigné de Dieu, il vit dans une espèce de frénésie perpétuelle. Tout change en lui, excepté son inconstance. Son esprit et son cœur sont sans cesse agités par une foule tumultueuse de pensées vagues et de passions contraires, qui se détruisent successivement. […] »

      1. 6 [35].  Au Duc de Chevreuse (?).  

Vous me parlez d’abandon, monsieur, et vous me dites une chose qui ne m’est pas nouvelle, lorsque vous me parlez du goût que vous avez pour tout ce qui y a quelque rapport : il y a déjà quelque temps que j’en ai… [illis.] les semences en vous, et j’espère de la bonté de Dieu qu’Il en fera porter les fruits en son temps. Au lieu des lettres que vous me demandez, je vous envoie sur cela deux pages d’un petit livre qui court depuis quelque temps, que je vais vous transcrire. Vous jugerez de la pièce par l’échantillon. Cela ne m’empêchera pas de vous envoyer quelquefois les lettres que vous souhaitez.

L’abandon est une donation de tout soi-même à Dieu, ce qui se fait par se convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment, est ordre et volonté de Dieu et tout ce qu’il nous faut. Cette conviction nous rendra contents de tout et nous fera regarder en Dieu, et non du côté de la créature, tout ce qui nous arrive. Je vous conjure, qui que vous soyez qui voulez bien vous donner à Dieu, de ne vous point reprendre lorsque vous vous serez une fois donné à Lui, et de penser qu’une chose donnée n’est plus en notre disposition.

L’abandon est ce qu’il y a de plus de conséquence dans toute la voie, et c’est la clef de tout l’intérieur. Qui sait bien s’abandonner sera bientôt parfait ; il faut donc se tenir ferme dans l’abandon, sans écouter le raisonnement ni la réflexion. Une grande foi fait un grand abandon : il faut s’en fier à Dieu, espérant contre toute espérance1. L’abandon est un dépouillement de tout soin de nous-mêmes  pour nous laisser entièrement à la conduite de Dieu. Tous les chrétiens sont exhortés à s’abandonner, car c’est à tous qu’il est dit : ne soyez pas en souci pour le lendemain, car notre Père céleste sait tout ce qui nous est nécessaire2. Pensez à Lui dans toutes vos voies et Il conduira Lui-même nos pas3. Remettez au Seigneur toute votre conduite et espérez en Lui, et Il agira Lui-même4.  L’abandon doit donc être, autant pour l’extérieur que pour l’intérieur, un délaissement total entre les mains de Dieu, s’oubliant beaucoup soi-même et ne pensant qu’à Dieu, le cœur de même, par ce moyen, toujours libre, content et dégagé.

La pratique en doit être de perdre sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toutes inclinations particulières, quelque bonnes qu’elles paraissent, sitôt qu’on les sent naître, pour se mettre dans l’indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu dès Son éternité. Être indifférent à toutes choses, soit pour le corps, soit pour l’âme ; pour les biens temporels et éternels, selon le bon plaisir de Dieu, laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la Providence, et donner le présent à Dieu : vous contenter du moment actuel qui nous apporte avec foi l’ordre éternel de Dieu sur nous, et qui nous est une déclaration autant infaillible de la volonté de Dieu qu’elle est commune et imitable pour tous ; ne rien attribuer à la créature de ce qui nous arrive, mais regarder toutes choses en Dieu et les regarder comme venant infailliblement de Sa main, à la réserve de notre propre péché. Laissez-vous donc conduire à Dieu comme il Lui plaira, soit pour l’intérieur ou pour l’extérieur.

Voilà, monsieur, à quoi je vous crois appelé. Mais c’est un ouvrage de toute la vie, et vous en aurez longtemps le goût et le désir avant que d’en avoir la réalité. Je prie Dieu qu’Il vous la donne.

1 Rom. 4.18.

2 Mt. 6.36.

3 Mt  13.6.

4 Jean  36 .4.

      1.  7 [90-D.1.49]. Ne point se former de propre vocation.

Puisque vous voulez que je vous dise mon sentiment, ma très chère, je ne crois point que les sentiments de mademoiselle votre fille aient été une vraie vocation. Nourrie qu’elle a été dans la religion, à entendre relever l’état religieux fort au-dessus de celui du mariage elle s’est imprimé cela dans son cœur. Comme son cœur est bon, elle a voulu se former un état parfait, que Dieu n’a point approuvé par les terribles oppositions qu’Il lui a données. Le fond mélancolique et d’humeur noire que cette pensée lui donne n’est point de Dieu. Sitôt qu’elle n’y a plus pensé, son esprit et son cœur se sont développés ; ainsi entrant dans le mariage, conservant la crainte de Dieu et la liberté de l’esprit, elle sera plus propre à ce que Dieu veut d’elle, et plus en état d’être tournée du côté de l’intérieur.

      1.  8 [97-D.1.57]. Démêler la grâce d’avec la nature.

Je crois, ma chère N., que c’était une tentation du démon qui vous faisait garder en vous-même les choses qui vous faisaient de la peine : rien n’est plus contraire à la simplicité. C’est ce qui vous faisait croire aussi que les choses que vous me mandiez tournaient contre vous, car j’avais un désir sincère de vous dire la vérité, et jamais vous n’avez été plus chère à mon cœur que lorsque je vous l’ai dite sans ménagement. Je vous ai crue capable de l’entendre, ou plutôt Dieu vous en voulait rendre capable. Je ne la dis pas à tous : il ne m’en vient pas même la pensée. Si vous connaissiez mon cœur, vous verriez que c’est la plus forte preuve d’amitié [189] que je puisse vous donner. Dieu, à cause de votre humeur naturelle, qui est haute et sèche, a voulu vous tirer d’une certaine domination, parce que le naturel se mêlait avec la grâce. Il vous a ôté, par une bonté infinie, tout ce qui pouvait vous accrocher, pour vous rendre petite et souple.

La nature souffre étrangement de cela, et lorsqu’on lui ôte d’un côté, elle tâche à se dédommager de l’autre. Mais lorsque Dieu aime une âme et qu’Il la choisit pour être à Lui d’une manière particulière, Il la poursuit dans tous ses retranchements, de sorte que la nature effarouchée ne sait à qui s’en prendre, mais c’est alors que nous devons avoir plus de courage. La nature nous fait voir le tort des autres, et nous cache le nôtre ; la grâce fait tout le contraire : elle ne nous laisse voir que notre tort à l’égard des autres, et nous fait croire que ces autres ont raison. La nature veut être écoutée, est bien aise de donner conseil et que son sentiment soit préféré à celui d’autrui. La grâce au contraire est ravie de n’être bonne à rien et de n’être comptée pour rien. Ceci ne se fait ni par pensée, ni par réflexion [190] ni par se vouloir humilier ; mais la bonté de Dieu, qui chasse la nature, met cela dans notre fond sans que nous le cherchions : on est plutôt étonné que les autres s’adressent à nous, il nous paraît que c’est qu’ils ne connaissent pas notre misère, qu’ils sont trompés sur nous quoique nous ne voulions pas les tromper, et ce qu’on nous dit à notre avantage nous paraît un songe.

Pour en venir là, il faut nous laisser en la main de Dieu, afin qu’Il nous mène à Sa mode par des chemins rompus et inaccessibles. Comme ce que je vous dis est un travail efficace de Dieu, qui ne veut que la correspondance de la créature par un total abandon, vous ferez bien des fausses démarches en voulant aller droit ; mais ces fausses démarches mêmes vous seront utiles pour vous faire connaître la dépendance où vous devez être de la grâce, car, lorsqu’il faut devenir par grâce tout autre qu’on est par nature, c’est un chemin long et raboteux. Au lieu de nous décourager, il faut au contraire être remplis de joie de ce que Dieu veut bien travailler Lui-même à l’ouvrage de notre salut. [191]

Livrons-nous entre Ses mains, quoi qu’il nous en puisse coûter, et lorsque nous sentons les vivacités et les délicatesses de la nature, disons à Dieu de cœur : « Voilà ce que je suis ! » S’il y a du bien, de la lumière, ou quelque correction, disons-Lui aussi dans notre silence : « Voilà ce que vous êtes ! » Tout bien est Dieu, tout mal est nous. Soyons donc bien petites, ma très chère, bien simples, bien souples. Vous voulez garder1 vos peines comme les grandes personnes : Dieu veut que vous vous plaigniez comme les enfants qui apportent à leurs mères leurs petites mains qu’ils ont salies en tombant. J’espère que tout ira très bien dans la suite et que Dieu, en vous ôtant vos yeux, vous donnera les Siens. Je vous embrasse en Notre-Seigneur.

1 Garder par-devers soi.

      1. 9 [121-D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu.

Monsieur,

Tout se fait et s’opérera toujours pour vous par la souplesse de votre volonté et par l’enfance, parce que ces deux choses, qui n’en sont qu’une, sont le moyen le plus contraire à votre sagesse naturelle et à votre bon esprit, et Notre-Seigneur l’a choisi pour vous. Ne croyez pas aussi que vos épreuves doivent être de fortes tentations. Il y a longtemps que je vous l’ai dit, mais je l’ai vu ce matin plus clair que le jour.

Tout ce que Dieu fera, c’est de vous conduire contre toute raison, rendant votre volonté aussi souple dans l’effet qu’elle l’est dans l’instinct, et (faisant) qu’elle se trouve conforme à la lumière qui vous découvre l’étendue du domaine de Dieu. Cette souplesse exclut toute propriété, et par conséquent toute réserve, dans l’effet comme dans l’intention. [3]

Vous savez assez que ce qui s’appelle véritablement la mort est le passage de notre volonté en celle de Dieu. Ce qui fait changer l’homme charnel en l’homme spirituel, c’est le passage du sensible charnel au spirituel, qui fait qu’à mesure qu’il passe d’une manière (même active au commencement) dans ce qui est de l’esprit, il s’éteint à tout ce qui est des plaisirs extérieurs, des sentiments et des goûts pour les choses du monde. De sorte qu’il est aussi essentiel à l’homme de commencer par mourir aux plaisirs (et c’est ce que l’on appelle communément pénitence) 1 comme il lui est essentiel de perdre sa volonté pour passer en Dieu : ceci arrête presque tout le monde et est l’écueil général des bons et des mauvais. Les bons ne peuvent quitter cette première mort ou mortification : c’est ce qui fait qu’ils ne passent pas outre. Les mauvais ne sauraient se résoudre à l’embrasser, et comme elle est la porte nécessaire, ne passant point par elle, ils demeurent toujours dehors, et par conséquent toujours dans le péché. Mais lorsque l’homme meurt véritablement à ces choses, il devient spirituel. [4]

Et comment devient-il spirituel ? C’est qu’en mourant activement et volontairement à tous les plaisirs des sens, même aux plus innocents, il aperçoit en soi un autre plaisir, plus délicat à la vérité, mais aussi plus délicieux, et ensemble sensible, qui affine son goût de telle manière que ce qui lui causait autrefois du plaisir (parce qu’il n’avait rien goûté de plus délicat) ne lui en cause plus, parce qu’il est accoutumé à une autre nourriture. D’où vous voyez, monsieur, qu’il est de conséquence de laisser aux commençants le sensible spirituel jusqu’à ce qu’ils soient affermis dans la mortification ou mort des choses extérieures, et qui voudrait leur ôter le sensible spirituel avant ce temps et avant que Dieu le fasse Lui-même, sous prétexte de les avancer, leur nuirait infiniment. Il faut que les directeurs soient extrêmement possédés de l’Esprit de Dieu pour ne point précéder la grâce, et aussi pour ne point l’arrêter. Il la faut suivre avec un courage merveilleux, et se servir du goût sensible spirituel pour mourir infatigablement au sensible matériel. [5]

Ceci est d’une si extrême conséquence que sans cela l’on demeure toujours charnel ; et il arrive ou que le sensible spirituel se perd et se dessèche par le goût du monde, ou qu’il se fait un malheureux mélange de l’esprit et de la chair qui produit des monstres, et qui attire, au lieu d’un déluge de grâce qui nous était préparée, un déluge de la colère de Dieu. N’est-il pas dit dans l’Écriture qu’il sortit de l’alliance contractée entre les fils de Dieu et les filles des hommes, des géants, qui étaient les puissants du siècle ? Ce furent eux qui attirèrent ce déluge, et ce mélange est une chose abominable devant Dieu. C’est pourtant de cette alliance abominable de l’esprit et de la chair que tous ceux qui paraissent dans le monde comme les grands du siècle se soutiennent et se produisent.

Il est donc d’une extrême conséquence de se servir du goût sensible spirituel pour exterminer tout goût sensuel ; et qui voudrait se défaire avant le temps du goût sensible spirituel sous prétexte d’avancement, se nuirait [6] beaucoup. Mais aussi, lorsque Dieu ôte le goût spirituel, et qu’Il substitue un goût délicat en la place, qui est perceptible, mais qui n’a rien de sensible, il s’y faut laisser tout entier et ne point s’attacher au sensible spirituel, [ce] qui serait [alors] un dommage irréparable, et qui est encore une pierre d’achoppement à la plupart des spirituels.

Vous voyez et vous savez, monsieur, que Dieu conduit l’âme de dénuement en dénuement de cette sorte, et tout cela s’appelle mort ; et les personnes peu éclairées qui voient un extérieur fort éteint par cette première pratique, qui est pourtant essentielle, disent : voilà un homme bien mort ! Oui, il est mort aux choses extérieures, quoiqu’il soit souvent tout plein de vie pour les choses du dedans. Tous ces passages sont des morts à l’égard des choses qui leur sont inférieures ; mais la mort totale, qui se fait par quantité de passages presque imperceptibles que nous appelons dénuements, n’est autre que la perte entière de notre volonté en celle de Dieu, non seulement quant au sentiment, quant à la foi et à l’intention, mais quant à la [7] réalité. Et comme les autres passages ne se font que par l’extinction entière de tout ce qui nous faisait vivre ou dans le monde ou dans les choses sensibles spirituelles, de même la mort totale et le passage de notre volonté en celle de Dieu ne se fait que par la perte entière et sans exception de tout ce qui nous peut arrêter, même dans une volonté bonne et juste.

Que fait donc Dieu ici, et que fera-t-Il, monsieur ? C’est que, par une autorité autant douce que puissante, Il Se sert de Son pouvoir pour accommoder ce qu’Il veut de nous, et de telle sorte que le consentement que nous donnons est aussi doux et suave qu’il est infaillible : Il n’arrache rien avec violence. Mais comme Il est aussi habile que puissant, Il ajuste toutes choses de telle manière qu’il faut Le suivre, mais Le suivre agréablement à travers les plus étranges précipices. Mais Il est si adroit, ce cher divin Maître, et Il entend si bien Son métier de nous dérober à nous-mêmes, qu’Il ne fait infailliblement ce qu’il veut pour ce dernier passage qu’après avoir si bien fixé [8] notre volonté vers Lui, qu’il n’est plus en état de retourner en arrière.

Il me semble que vous me dites : « quelles sont donc les infidélités que l’on peut faire, puisque Dieu nous prend alors infailliblement ? Car s’Il nous prend infailliblement, nous ne Lui sommes plus infidèles. Et pourquoi tous ne passent-ils pas en Lui ? Comment y en a-t-il si peu qui y passent ? » Il faut vous le dire, et peut-être le savez-vous déjà. Pour l’ordinaire, tous les arrêts des âmes viennent avant que d’en venir jusqu’ici ; or étant alors libres et leur volonté n’étant pas encore fixée, elles se reprennent aisément et se tiennent arrêtées sous de bons prétextes, croyant faire merveille, quoiqu’elles fassent tout par amour-propre, mais diversement, selon que l’amour-propre est plus grossier ou plus spiritualisé. L’infidélité dans la voie consiste à ne se pas laisser dépouiller du sensible, ou spirituel (selon les degrés que nous avons marqués), et de ne pas se laisser conduire par un directeur intérieur duquel les avis sont plus ou moins aperçu selon l’état de l’âme : directeur qui est si délicat, et qui doit être si fort ménagé [9] que, comme il ne manque jamais lorsque l’on est fidèle à le suivre, et qu’il devient plus délicat à proportion de l’avancement, aussi il se dépite, se retirant aisément lorsque l’on ne le suit pas avec fidélité ; et autant qu’il est fidèle à ceux qui le suivent fidèlement, autant est-il se cachant et s’éloignant de ceux qui le négligent. C’est proprement ce que saint Paul appelle ne point éteindre l’esprit2. Ce sont donc les deux choses que je viens de dire, qui arrêtent toutes les âmes, et c’est l’amour-propre charnel ou spirituel qui fait cet arrêt ; et comme on ne demeure pas toujours en une même place, on ne fait alors qu’aller et venir, et l’on ne passe point un certain terme, qui, étant une fois franchi, ferait avancer l’âme infiniment.

La raison illuminée, ou la foi même en tant qu’elle est appuyée, est ce qui sert à arrêter l’âme. Mais comment cela ? C’est que la volonté est une aveugle, qui irait aveuglément par tout ce qui l’entraîne, et qui suivrait infatigablement un certain goût, ou aperçu ou caché, qu’elle trouve dans les choses ; [10], mais comme elle ne voit pas où elle va, elle se contente de courir après les parfums de l’Époux sans rien examiner. Mais la raison et ensuite la foi appuyée de la sagesse lui servent de flambeau pour l’éclairer et l’arrêtent tout court, et c’est ici [que se trouvent] a tous les combats et toutes les peines de la vie intérieure. Car cette volonté, incapable de raison, et de ne rien voir, mais très capable de goûter, de se nourrir, et de suivre son maître à la piste sans rien examiner, veut courir de toutes ses forces après cet inconnu qui l’entraîne. Mais elle se sent arrêtée tout court par la raison et par la foi revêtue de la sagesse : elle ne peut passer outre ; cependant elle se sent toujours tirée. Qu’arrive-t-il ? C’est qu’elle est comme déchirée ; et ce sont là les grandes peines de la vie spirituelle dont quantité de gens ont écrit, et où presque personne ne donne de remèdes, faute de connaître le remède spécifique. On fait ici, comme les médecins, des raisonnements infinis ; on donne quantité de remèdes qui augmentent ou flattent le mal, mais ne le guérissent point. Il arrive quelquefois ou [11] que l’on rencontre par hasard un médecin qui, connaissant la nature du mal, indique le remède, ou bien que le pauvre malade, fatigué de tant de remèdes qui ne servent qu’à le tourmenter, recouvre la santé en abandonnant les médecins et les remèdes, et suivant un appétit secret contre lequel souvent il a combattu longtemps, et contre lequel les médecins se gendarmaient, l’assurant que s’il suivait cet appétit, il se ferait mourir. Combien alors est étonné ce pauvre malade, de voir que ce qu’il avait fait comme en tremblant et suivant un appétit qui l’entraînait comme malgré lui, lui rend la santé et la vie ! Il en arrive autant à une âme : souvent la raison illuminée, ou la foi sage, l’arrête toute la vie ; elle fait cent efforts, parce qu’elle est déplacée ; elle n’est plus nourrie, car elle a affaire à des maîtres qui lui disent sans cesse que la nourriture qu’elle prend est une nourriture empoisonnée : ils lui donnent des craintes mortelles de l’appétit qu’elle a de s’en nourrir, mais ils ne lui donnent nulle nourriture ; elle est affamée et ne sait que devenir, car elle n’est point nourrie, ni n’ose satisfaire son appétit ; [12] et c’est ce qui la fait languir et gémir jusqu’à ce qu’elle trouve quelqu’un qui lui enseigne la vérité, et qui lui fasse prendre ce qu’elle souhaite, ou qu’elle le fasse elle-même par entraînement et désespoir. Qu’elle est étonnée alors de voir qu’elle trouve la vie, la joie, et la liberté dans ce qu’elle croyait lui devoir causer la mort!

La souplesse de la volonté est donc ce qui est le plus nécessaire. C’est pourquoi lorsque Dieu veut pousser une âme aussi loin qu’Il a résolu de pousser M..., non seulement pour lui, mais pour bien d’autres pour lesquels Il le destine, Il travaille incessamment sur sa volonté, obscurcissant l’esprit en apparence, mais l’éclairant en effet4. Je dis donc que Dieu rend cette volonté souple, et c’est son travail : Il la rend dans le commencement souple à suivre la raison illuminée, ensuite à suivre la foi sage. Mais après l’avoir rendue souple de cette sorte, Il lui fait [13] quitter les routes de la raison et de la foi sage pour la conduire par des sentiers qui lui sont inconnus, et qui, paraissant la dérober à la raison et à la foi, la font entrer dans la sagesse de Jésus-Christ, si différente de tout ce qui a été jusqu’alors que, sans le témoignage de la filiation divine qui reste dans le fond d’une manière cachée, et sans l’aisance et la liberté que l’on trouve en la suivant, on croirait s’égarer incessamment. Aussi faut-il bien se donner [alors] de garde d’en croire la raison ni la foi sage ; il ne faut pas même les écouter un moment, car la volonté étant alors fixée (comme je l’ai dit) selon le dessein de Dieu, elle ne doit plus être conduite ni de la raison ni de la foi sage ; mais elle doit les conduire elle-même en les perdant en Jésus-Christ d’une manière inconnue.

Et c’est alors que toute sagesse humaine et raisonnable étant perdue, la Sagesse-Jésus-Christ s’élève dans une âme et y croît jusqu’au jour parfait ; mais cela ne se fait (comme j’ai dit) qu’en perte, et lorsque la volonté n’a plus quoi que ce soit (pour bon et juste qu’il paraisse) qui la puisse arrêter, et [14] qu’ayant outrepassé les limites de la raison et de la foi sage, elle court sans ordre ni raison par un chemin inconnu aux autres et à elle-même, dont elle ne désire avoir aucune connaissance, mais elle trouve qu’il la met dans une région, qui, pour être éloignée d’elle-même, ne lui est plus étrangère.

C’est là son lieu propre, où elle serait dans un bonheur achevé (parce qu’elle passerait par là en Dieu), si elle pouvait ne point envisager les premières routes qu’elle a suivies, ni les crieries de la raison illuminée et de la foi sage. Mais comme l’eau rapide a pris alors son cours dans une pente où il est impossible de l’arrêter tout à fait, elle se donne bien quelque peine elle a des craintes, des frayeurs, des hésitations lorsque la raison crie contre elle de toutes ses forces, et que la foi sage semble la condamner ; cependant, comme elle est fixée par Dieu même et qu’il lui est impossible de retourner d’où elle est venue, il faut qu’après des souffrances inutiles qu’elle se cause, elle se laisse entraîner en se débattant du mieux qu’elle peut. Elle ne sent la violence que lorsqu’elle se veut défendre, car, hors de là [15] elle est dans un état qui lui est aussi naturel qu’il est naturel à l’eau de suivre sa pente. Souvent même, l’aisance et le naturel de cet état fait de la peine, mais qu’elle n’en ait point de peine, car c’est l’état simple, dans lequel nous sommes créés : il est aussi naturel à l’homme d’être en Dieu et d’y être dans une parfaite largeur, simplicité, et innocence, qu’il est naturel à l’eau de s’écouler. Si l’homme est comme il doit être, son état est d’une aisance infinie et sans bornes, parce qu’il est créé souverain, et qu’il ne peut être assujetti par nulle chose créée, quoiqu’il soit assujetti par son Dieu, si l’on peut appeler assujettissement ce qui, le rendant peu à peu un même esprit avec Dieu, semble l’égaler à Dieu.

Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave ; s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour-propre la cause, ou parce qu’il nous reste encore quelque intérêt du temps et de l’éternité, et que bien qu’on ait souvent [16] abandonné à Dieu l’un et l’autre, néanmoins lorsqu’Il tient sur nous une conduite qui semble les faire perdre, cela nous étonne, et cela trouve des répugnances. Ce n’est cependant en Lui qu’un jeu, quelque effrayant qu’il nous paraisse. Mais lorsqu’ayant franchi tout ce qui nous retarde, tout nous est rendu égal, alors nous courons sans que rien nous fasse tomber, parce que nous n’avons plus ni désirs ni répugnances qui nous arrêtent.    Et c’est de cette sorte que, rien de ce qui est en nous ou hors de nous ne nous arrêtant plus, nous sortons de nous-mêmes, perdant tout amour rapportant à soi, ou même distinguant quelque chose en Dieu qui n’est pas Dieu même, comme honneur, gloire de Dieu, et le reste, car il y a différence entre ne rien distinguer en Dieu dans l’usage, et lorsqu’Il nous conduit par des routes contraires à nos idées [par des routes] nues et générales.        

Lors donc que toutes ces choses sont, [17] la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible5, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [à savoir la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté.

Alors cette âme est faite volonté de Dieu : elle a des volontés, et il faut qu’elle les suive, mais volontés qui sont Dieu, et qui ne tenant plus rien de leur première nature, n’en empruntent plus les défauts, même dans les choses qui paraissaient défauts dans cette volonté lorsque l’homme en était le principe. Cette volonté [étant] ainsi en Dieu est nécessairement changée en Lui-même, comme c’est le propre de toute fin, et surtout d’une fin parfaite, de [18] changer en soi-même tout ce qui lui est rapporté et tout ce qui passe en elle. Elle passe donc en Dieu, elle est changée et transformée en Lui, et c’est ce que les mystiques appellent résurrection. Ce mot, s’il n’était pas de l’usage, me paraîtrait impropre : pour ressusciter, il faut revivre de la vie dont on vivait ; mais ici, la volonté ne vit plus de la première vie : elle est mangée, digérée, transformée, de sorte que Dieu veut d’une volonté absolue. Or comme la volonté est le siège de l’amour, celui-ci, bien que nous n’ayons point parlé de lui, n’a pas laissé de faire le même trajet que la volonté, de changer comme elle, de courir avec elle ; il passe aussi avec elle en Dieu, et alors il est fait Amour-Dieu, amour pur, où l’âme n’aime plus par amour, mais Dieu S’aime en cette âme et transforme son amour en Lui.

Vous voyez que toute la Trinité travaille à cette transformation indistinctement. Le Saint-Esprit change en Lui la volonté d’amour et de jouissance. Le Verbe change en Soi la sagesse et la connaissance, en sorte que cette raison illuminée [19] et cette foi sage disparaissent et ne s’opposent plus à l’entraînement aveugle de la volonté et meurent peu à peu, parce que, ne vivant que pour la tourmenter, elles ne peuvent vivre sans elle. Elles meurent, dis-je, et passent dans le Verbe, Sagesse éternelle qui devient la lumière et la vie de l’âme avec l’Esprit-Saint en unité parfaite. Et c’est alors que le Père engendre incessamment Son Verbe dans l’âme et que le Saint-Esprit y est produit, mais l’âme n’entre en rien : elle est anéantie quant à son propre, mais elle est en même temps rendue divine.   

Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre : elle se communique où le fleuve se communique, arrose ce qu’il arrose, entraîne en soi toutes les petites rivières qui, se trouvant dans son passage, sont destinées à se perdre avec elle dans le fleuve. Vous voyez ici qu’il se fait non seulement un mélange de toutes ces rivières dans le fleuve, mais que ces mêmes [20] rivières sont mélangées et sont réduites en unité dans celle qui est destinée à les perdre avec soi (dans le même fleuve  Voilà la consommation des âmes en un : c’est le pur Évangile selon que Jésus-Christ l’a dit de la consommation d’unité6

Or de même que toutes les rivières qui se perdent dans la mer (pour retenir la même comparaison) n’entrent dans leur fin qu’en se perdant toutes dans les rivières destinées à les y porter, il en est de même de plusieurs âmes à l’égard de celle qui doit leur servir de moyen à les mener en Dieu. Si ces rivières disaient : « Nous ne voulons point passer dans cette rivière où nous aboutissons, mais nous voulons nous perdre directement dans la mer », ne leur dirait-on pas qu’elles ne peuvent y aller sans ce moyen qui, loin de leur servir d’empêchement, les y conduira sans doute, et que, si elles se refusaient, elles s’ôteraient pour jamais toute voie de se perdre dans leur fin, et qu’alors, se changeant en de misérables marais, elles se conserveraient à la vérité sans être mélangées, mais [21] conserveraient aussi la corruption, au lieu qu’elles se fussent conservées pures en se perdant et se mélangeant7.

Ceci est plus réel que l’on ne le peut dire, et il serait difficile de comprendre sans expérience ce que c’est que cette unité des esprits. Combien y a-t-il de rivières qui marchent longtemps à côté les unes des autres sans se perdre et se mélanger que lorsque le moment est venu ? Et combien y en a-t-il aussi qui semblent ne se rencontrer que pour se perdre d’abord avec précipitation ?

Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela sont des moyens ou éloignés ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.

C’est la découverte de cette lumière [22] qui ravit ; cette lumière, du moins en netteté et distinction, ne précède point l’état de l’âme, mais elle le suit, comme un homme dans une caverne sombre ne découvre les endroits cachés qu’après y avoir un peu demeuré     .

C’est là la pure Théologie8 que Dieu enseigne aux anges et aux saints. Tout autre est un discours : ou des moyens par rapport à Dieu, ou de Dieu par voie de raisonnement, mais c’est ici une théologie d’expérience que Dieu n’apprend qu’à Ses enfants qui, ayant perdu toute leur sagesse pour Son amour, ont mérité par là qu’Il devienne leur sagesse, leur esprit et leur vie. Ceci est la loi de la sagesse pour vous et la voie du Seigneur en vous, et de vous en Lui-même, en qui je suis, sans distinction, par un mélange inexplicable en unité divine, ce que vous savez.

1 Cet ajout qui paraît inutile veut aller contre l’inflation du mot pénitence qui ne veut plus dire la mort aux plaisirs.

2I Thes. 5, 12.

3 Son expérience personnelle  des confesseurs.

4 (ce qui est si vrai, que celui que la Sagesse divine obscurcit, est aussi éclairé que celui qu’elle illumine d’une manière connue ; comme il se voit en ce qu’ils pensent et goûtent les mêmes choses) Ajout probable qui rompt la lecture.

5 (car la mort ne se sent pas quoique ses approches soient douloureuses) Ajout.

6cf. Jean  17, 21-23.

7 Ce paragraphe souligne la nécessité d’avoir un maître spirituel.

8 Majuscules chez Dutoit que nous rendons par des italiques.

      1.  10 [144-D.2.25]. Tentations d’incertitude.

Demeurez en repos, ne songez plus à aucun état, sinon présentement à demeurer comme vous êtes sans vous occuper de l’avenir et de choses qui n’arriveront peut-être jamais. Vous pouvez vous conseiller ou au ** ou à… : ce sont des hommes doctes, leur science vous appuierait ; et vous avez raison de vous défier d’une personne sans étude, décriée de tout le monde, en qui vous ne voyez que des choses méprisables. Pardonnez-moi ma hardiesse, de m’être mêlée de choses qui ne sont peut-être pas de ma portée ! C’est que la raison chez moi n’a point d’entrée : je suis aveuglément [74]

Un je-ne-sais-quoi que j’ignore

Autant que je l’aime et l’adore.

Je n’ai jamais prétendu que vous vous fiassiez à moi, mais je vous dis ma pensée, car vous l’avez voulu. Je ne me sens nulle envie d’aider aux âmes, quoique je sois prête à m’exposer aux flammes pour celles dont Dieu m’a chargée2.

Dieu éprouve les âmes différemment : Il est maître de faire ce qui Lui plaît. Et une personne n’est jamais la règle d’une autre, puisqu’on en voit très peu de semblables : il y a des personnes que Dieu se plaît de sanctifier et d’autres de détruire. Nul ne doit jamais par soi-même se mettre dans aucun état, mais suivre la Providence. Je crois que vous ferez bien pour votre repos de vous mettre dans un qui soit plus assuré : vous serez par là hors de tout embarras. Comme vous croyez de le pouvoir, vous ferez bien de le vouloir.

Pour moi, je n’ai qu’une route et une voie, qui est la volonté de Dieu, ou connue ou inconnue. Ceux qui veulent suivre la volonté connue, ne doivent point marcher sans appui ; ceux qui suivent l’inconnue, doivent toujours marcher en perte. Ne croyez pas cependant que j’ai moins d’affection pour vous servir : nullement. Je serai toujours votre pis-aller : essayez de tout le reste auparavant, afin que vous n’ayez rien à vous reprocher. Votre âme me sera toujours très chère.

1 Les points de suspension sont de Dutoit, comme les astérisques qui précèdent.

2 Notre mouvement propre ne doit jamais se substituer à celui de la grâce.

      1.  11 [169-D.2.50]. Nécessité des secours et moyens.

Comme il me faut suivre tous les mouvements de mon cœur, sitôt que je vous eus promis de demeurer le reste de la matinée, je sentis en moi qu’il fallait partir et que vous aviez reçu selon votre portée tout ce que vous pouviez contenir : ce que l’on verse dans un vase plein se répand1. Dieu ménage Ses grâces comme il Lui plaît. Je m’en retournai encore très pleine, mais fort contente, vous laissant entre les mains de Celui qui est l’amour même, qui vous aime et qui aime véritablement tout ce qui est à moi, parce que tout ce qui est à moi est à Lui. Ah ! madame, ne croyez pas que votre cœur soit assez grand pour contenir ce qui est dans le mien. Il ne borne pas les conquêtes de celui qui le possède. Dieu vous a unie à une planche pourrie pour passer une mer orageuse, mais je vous assure que vous ne la pouvez passer sans elle, et que, si vous la quittez, vous croyant assez forte pour nager, vous tomberez. Je sais des personnes qui après avoir commencé à naviguer à sa faveur, l’ayant méprisée ou se croyant assez fortes pour s’en passer et voulant faire les braves, ont perdu leur voie ; quelques-uns, l’ayant reconnu, sont venus la reprendre, d’autres sont enfin sortis de leur voie. Il n’en sera pas de même de vous. Ô si vous étiez assez infidèle pour le faire, je ne voudrais point d’autre témoin contre vous-même que votre propre cœur.

Je ne vous demande qu’un cœur docile : ce sera dans la docilité que vous trouverez la véritable sagesse. C’est cette docilité qui vous a fait déjà goûter bien des choses que d’autres, après un grand nombre d’années, n’ont pas encore goûtées. Tout ne s’opérera en vous que par la croix, la mort à vous-même et la docilité à la grâce. Apprenez le reste dans le silence : c’est où je prétends vous parler et vous éclaircir de vos doutes ; c’est où je prétends vous communiquer ce qui m’est donné pour vous ; c’est où je vous apprendrai des secrets ineffables. Si vous voulez bien vous unir à moi dans le silence, toutes espèces vous seront ôtées : le seul pur silence, qui est le parler du Verbe, vous communiquera toutes choses. Tout autre parler vous sera ennuyeux si vous êtes assez petite pour goûter celui-là : la seule petitesse en fait l’expérience, ainsi que vous le savez. Combien de fois, ô Amour sacré, vous ai-je demandé des cœurs dociles avec qui je puisse communiquer de cette sorte ? Combien en ai-je désiré dans mon extrême abondance ? Mais hélas, qu’ils sont rares ces cœurs, et qu’ils sont peu larges ! La réflexion, les retours diminuent encore leur étendue.

Que votre cœur soit donc celui qui reçoive, et qu’il soit choisi entre mille autres. Ô que vous découvrirez de grandes choses dans la suite ! Mais sachez un secret qui arrête la plupart des âmes, c’est que, lorsque la vie leur est communiquée, le goût et le plaisir qu’ils sentent engagent leur fidélité ; mais hélas ! quand le temps de l’hiver et de la mort est venu et que ce même cœur, en qui l’on trouvait la source de la vie, semble devenir une source de mort et d’amertume, on s’en éloigne, et c’est cependant le temps où l’on a plus besoin de fidélité. Car, ma chère fille, c’est bien plus donner, de communiquer la mort que la vie. Il se trouve assez de cœurs vivants, mais où en trouve-t-on de véritablement morts ? Mais après que ce cœur a communiqué la mort, il donne une nouvelle vie qui ne se perd plus jamais. Et presque tous les hommes sont privés de cette noble vie parce qu’ils ne veulent pas éprouver les rigueurs de la mort.

1 Témoignage sur la transmission de cœur à cœur.

      1. 12 [170-D.3.1]. Voies de Dieu et des hommes, incompatibles.

J’ai reçu beaucoup de consolation, monsieur, de votre lettre, voyant que vous voulez être [2] à Dieu sans réserve, et que vous comprenez que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes, puisqu’elles en sont aussi éloignées que le ciel l’est de la terre. L’égarement de tous les hommes vient de ce qu’ils ne connaissent point d’autre voie que leurs propres voies : les moins sages suivent celle des sens, et ceux qui se croient éclairés celle de leur propre raison. Mais les uns et les autres sont infiniment loin de la voie qui conduit à la vie. Quoique leur éloignement soit différent, ils ne peuvent [unanimement] souffrir la lumière de la vérité ; ils la fuient avec autant de soin que le hibou fuit la lumière du soleil. Ils font plus, ils la combattent avec une chaleur étonnante, ils blasphèment sans cesse contre des mystères qu’ils n’entendent pas. Ils s’éloignent toujours plus de la vie, et suivant une voie qu’ils croient droite, et qui néanmoins conduit à la mort1, ils ne veulent point entrer dans la voie de la vérité, ni souffrir que les autres y entrent.

Vous êtes heureux, monsieur, que Dieu vous ait retiré de cette route [3] de perdition pour vous montrer le chemin de la véritable vie. Mais ce n’est pas assez : il y faut marcher avec une grande fidélité et un grand courage, nous défiant beaucoup de nous-mêmes et de notre propre raison pour suivre la foi.

Quoique le sentier de la foi paraisse plus obscur que celui de la raison à ceux qui sont accoutumés à raisonner, il est néanmoins infiniment plus lumineux. La foi, si certaine en elle-même, paraît obscurcir notre raison parce qu’une plus grande lumière en absorbe une moindre. La raison a des brillants comme par secousses, qui éblouissent sans éclairer, ainsi que les éclairs qui percent un nuage : on croit, par elle, voir les objets tels qu’ils sont, et on se trompe. La foi, au contraire, a une lumière douce et suave, qui ne blesse point la vue, elle se discerne moins en elle-même, mais elle fait voir les objets tels qu’ils sont, sans s’y méprendre. Ce qui fait que la lumière de la foi paraît plus obscure que celle de la raison, c’est que rien ne la borne et ne la termine. Ce qui borne et termine renvoie [pour ainsi dire] des [4] rayons qui paraissent plus brillants ; aussi sont-ils plus éblouissants, mais une lumière pure, simple indistincte, étendue et sans borne, n’a rien de tout cela.

Il est donc de grande conséquence d’aller au-dessus de la raison pour suivre la foi. Plus on veut voir par les yeux de la raison, moins la foi nous éclaire de la suprême vérité. Il faut donc mourir sans cesse à notre raison, et y mourir d’autant plus que plus on a été élevé dans l’habitude de raisonner.

C’est là cette pauvreté d’esprit2, si recommandée par Jésus-Christ, à qui le royaume de Dieu appartient, c’est-à-dire, pour cette vie, le royaume intérieur. Il est impossible même d’arriver au pur amour que par cette mort de notre propre raison : nous pouvons bien l’avoir en spéculation, mais non le posséder réellement, car une vérité comme celle du pur amour charmera tout cœur droit, mais pour entrer dans l’expérience de ce même amour, il faut mourir à notre propre raison pour nous laisser conduire jusqu’à lui par la foi simple et nue [5].

1 Prov. 14, 22.

2 Mt  5, 3.

      1.  13 [171-D.3.2] Commencer par l’intérieur et par l’oraison.

J’ai eu beaucoup de consolation, monsieur, de voir la simplicité qui est dans votre lettre, et le désir sincère que vous avez d’être à Dieu. Nul ne désire si ardemment d’y être qui n’y soit, quoique non dans toute la perfection que Dieu demande, car vous savez que Dieu exauce le désir du pauvre et la préparation de son cœur 1. Ce n’est pas de la pauvreté temporelle dont il est parlé ici, mais de la spirituelle, car la plus grande grâce que Dieu puisse nous faire est de nous faire éprouver ce que nous sommes. Aussi le prophète Jérémie disait-il, pour faire voir qu’il était un [6] pur instrument à la main de Dieu, qu’il était un homme qui voyait sa pauvreté2.

Pour répondre par ordre à votre lettre, je vous dirai que vous avez fait comme bien d’autres qui, mettant leur appui dans leurs propres œuvres, croient assurer leur salut par des pénitences immodérées, ce qui est certainement une tromperie du démon pour nous mettre hors d’état d’entrer dans les desseins de Dieu et d’y persévérer. Une austérité fort modérée, et continuée de la même manière, ne débilite point ni le corps ni l’esprit et s’accorde très bien avec l’intérieur. Le démon craint extrêmement que l’on s’adonne à l’intérieur parce que c’est le chemin de la parfaite abnégation ; c’est pourquoi il pousse les âmes de bonne volonté à des austérités excessives, afin que mettant tout leur travail au-dehors, elles ne songent pas à établir le véritable fondement, qui est à l’intérieur. Il le fait aussi afin de mettre les âmes hors d’état de pouvoir continuer une vie presque impraticable ; et il est ordinaire aux personnes [7] qui, dans leur jeunesse, ont fait de ces austérités immodérées de se relâcher facilement et de devenir plus sensibles aux plaisirs des sens que ceux qui ont vécu d’une manière plus modérée.

Je crois donc que ce que vous devez faire à présent est de vous appliquer sérieusement à l’intérieur et à l’oraison, car c’est là la source de la vie. Autrement, c’est bâtir un édifice sans fondement, c’est le bâtir sur le sable3 ; les vents et les orages l’abattent ; mais celui qui fonde son édifice sur l’intérieur n’est point abattu par le vent et les orages. Remarquez que Notre-Seigneur dit que, quand les tempêtes, les grands vents, les débordements arrivent, ils demeurent inébranlables ; ce qui nous fait voir que les âmes intérieures, dont ce bâtiment est la figure, ne sont pas exemptes de tempêtes, des vents, de l’orage, des inondations, mais, quoiqu’elles en soient battues au-dehors, elles demeurent fermes parce qu’elles sont fondées en Jésus-Christ par l’intérieur [8] et l’abnégation de tout soi-même. Il n’en est pas ainsi de ceux dont le travail est purement extérieur : la moindre tempête les abat et l’inondation les emporte. Travaillez donc, monsieur, à faire un édifice solide, mais souvenez-vous que, pour être tel, il faut qu’il soit bâti en Jésus-Christ et non sur nos œuvres, puisque l’édifice de la main des hommes doit être détruit afin que Jésus-Christ en bâtisse un nouveau, qui ne soit point fait de la main des hommes.

Tâchez donc de commencer à vous appliquer sérieusement à une oraison simple. Préférez cette oraison à toutes les choses qui ne sont point absolument nécessaires à votre état, et vous éprouverez un grand changement en vous. Les hauts et bas dont vous vous plaignez viennent du défaut d’oraison, car tout ce que la créature fait sans ce fondement est comme un bateau exposé sur les eaux sans avoir un bon pilote qui le conduise. Le pilote qui vous manque est l’intérieur. Vous dites et vous craignez de n’être pas encore chrétien ; vous l’êtes véritablement, mais vous n’êtes pas [9] parfait Chrétien puisque l’intérieur chrétien vous manque.

Ayez une grande défiance de vous-même, mais non de ces défiances qui abattent et découragent, mais de celles qui vous portent à vous abandonner totalement à Dieu afin que, comme dit l’Écriture, Il fasse en vous toutes vos œuvres4. Lorsque notre intérieur est bien abandonné à Jésus-Christ, et qu’Il s’en est rendu le maître par le moyen de l’oraison, Il répand une sagesse simple sur le dehors, en sorte qu’Il ne permet pas qu’on excède ni dans le boire ni dans le manger, ni dans aucun des plaisirs de la vie, mais Il donne cette juste médiocrité qui fait mener une vie tempérante et non trop austère : cette sagesse fait éviter le trop et le trop peu dans le boire et le manger. Et comme Dieu fait bien plus de cas de ce qu’Il opère Lui-même dans l’âme que de nos actions extérieures, Il inspire cette juste médiocrité afin que par une ferveur précipitée nous ne ruinions pas notre santé et que nous ne nous dérobions pas à ses desseins ; et le travail intérieur est beaucoup [10] plus fort et plus étendu, et même plus pénible, que tout l’extérieur. Dieu inspire cette sagesse simple dans les choses de la vie afin de pouvoir travailler au-dedans sans affaiblir le dehors.

Je ne puis donc vous dire autre chose sinon : faites l’oraison — mais une oraison simple, une oraison du cœur, et non de raisonnement, une oraison toute d’amour, qui puisse s’étendre sur toutes les actions de votre vie, par une présence de Dieu intime qui empêche toutes les évaporations des sens, qui donne une gaieté simple sans gêne ni contrainte. L’occupation de la présence de Dieu, pour être de durée, doit venir du fond de la volonté, et ensuite de l’intime de l’âme, et non de la pensée qui ne peut pas durer et qui échappe facilement. Vous pouvez vous servir de la méthode qui est dans le petit livre que vous savez5, et vous vous en trouverez très bien. Vous vous trouverez changé en un autre homme, car tout votre mal vient du défaut d’oraison, et d’avoir trop compté sur vous-même.

Que vous soyez dans un état ou [11] dans un autre, c’est de quoi il n’est pas question à présent, mais bien de vous donner à Jésus-Christ, afin qu’Il vous conduise dans Sa sainte volonté, non selon vos vues et vos idées, mais selon les Siennes. Dites avec saint Pierre : Seigneur, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, mais sur votre parole je jetterai mes filets6, c’est-à-dire : « Je ne veux plus d’action que la vôtre, plus de volonté que la vôtre, plus de moi ni de rapport à moi, mais vous, Seigneur, soyez toutes choses en moi comme vous êtes tout en votre Père, que je puisse parvenir à cette bienheureuse unité que vous avez demandée pour tous, et qui nous rassemble de cette dispersion que la multiplicité du dehors avait causée ». C’est ce que je demanderai de tout mon cœur à Dieu pour vous. Et lorsque vous aurez commencé de cette sorte, si Dieu me laisse en vie et que vous ayez besoin d’autres éclaircissements, j’espère qu’Il voudra bien vous les donner par moi.

On m’a dit que vous étiez dans un emploi qu’il n’était pas facile de quitter, c’est pourquoi je ne crois pas [12] absolument nécessaire que vous veniez, à moins que Dieu ne vous en pressât très fort. Il n’est pas nécessaire non plus, à la distance où nous sommes, de m’écrire un plus long détail des fautes que vous pourriez avoir commises : je comprends aisément toutes celles qui viennent d’une personne dont l’intérieur n’est point établi. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle ; ne craignez point trop votre faiblesse, parce que Dieu nous aide dans nos faiblesses, alors qu’Il laisse marcher celui qui se croit fort. Commencez donc, au nom de Dieu, l’œuvre de votre intérieur par un abandon total entre Ses mains, et soyez persuadé que je m’intéresserai toujours dans le bien de votre âme, priant Dieu de fortifier votre homme intérieur par la destruction de l’extérieur.

1 Ps 9, 38.

2 Lm 3, 1.

3 Mt  7, 25-26.

4Es 26, 12.

5 Probablement le Moyen court et très-facile de faire oraison.

6 Lc 5, 6.   

      1. 14 [175-D.3.6]. Avis sur l’oraison.

Si je ne vous écris pas, monsieur, aussi souvent qu’aux autres, ce n’est pas que je n’aie pour vous toute la considération que vous méritez, mais je me suis toujours tenue dans les bornes des réponses à moins que je n’eusse un mouvement contraire. Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait, n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est pas la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur sans nul effort de tête, car souvent Dieu cache sous des distractions vagues ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme, afin de le dérober à la connaissance du démon et de notre amour-propre. L’abstraction de l’esprit a de grands inconvénients, car, outre qu’elle ne fait guère de véritables intérieurs, elle nuit beaucoup à la santé et peut à la longue affaiblir l’esprit. Il n’en est pas de même de la volonté : plus elle est excitée à l’amour, plus elle se repose dans ce même amour et plus elle a de force. Elle ne s’affaiblit ni ne se lasse point par ce divin exercice : au contraire, elle reprend chaque jour une force toujours nouvelle, non pas toujours une force aperçue, mais réelle.

Accoutumez-vous donc à ce simple exercice d’amour dans la volonté, qui ramassent les autres puissances en elle sans les forcer ni les contraindre, les réunit par l’amour dans le Bien souverain, ainsi que l’Écriture nous l’enseigne lorsqu’elle dit : Passez en Moi, vous tous qui me désirez avec ardeur1. Comme le désir ne peut appartenir qu’à la volonté, c’est par ce désir amoureux que nous passons en Dieu, et non par la contention de la tête. Ce que nous pouvons faire quelquefois, c’est de laisser tomber par un retour amoureux au-dedans de nous la distraction de l’esprit, non par une contrainte de la tête, mais en cessant de retenir volontairement ce qui nous occupe l’esprit, comme une personne qui ne fait que laisser ce qu’elle tenait en sa main en l’ouvrant doucement : alors tout tombe de soi-même. Soyez donc persuadé une bonne fois que c’est là la véritable voie. La foi nue est pour l’esprit, et l’amour pour la volonté, non que nous devions nous dénuer nous-mêmes l’esprit, mais à la longue, cette même foi le dénue des activités propres, et non pas toujours des distractions, car il y a une grande différence entre l’activité propre et volontaire de l’esprit et les distractions vagues et involontaires : la première arrête l’opération de Dieu et ces dernières ne servent qu’à la couvrir.

Comprenez une bonne fois que nous ne pouvons jamais fixer notre imagination. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse faire et Il ne le fait pas d’ordinaire pour les raisons que je vous ai dites. Lorsque l’âme est accoutumée à aller à Dieu par l’amour dans la volonté, elle ne pense pas même à ses distractions, et elles ne lui nuisent point. Elle les laisse pour ce qu’elles sont, comme un grand bruit que l’on ferait autour de nous ne nous empêcherait point ni d’aimer ni de nous occuper de Dieu. L’âme éprouve même souvent que, malgré les tumultes de l’imagination, elle goûte au-dedans un très grand repos. Elle n’a garde de s’amuser à ce qui se passe dans sa tête, cela étant comme une chose séparée d’elle ; lorsqu’on s’occupe à se défaire de ses pensées, on perd cette douce tranquillité de la volonté en Dieu, et on fait comme une personne qui quitterait incessamment sa prière pour aller faire taire des chiens qui aboient. Laissons-nous donc totalement à Dieu : ne songeons qu’à L’aimer et à faire Sa volonté. Il fera le reste Lui-même.

Il me vient dans l’esprit que ce qui vous a fait éprouver une si grande différence entre la facilité que vous aviez au commencement et la difficulté que vous trouvez à présent, est que vous avez fait consister votre oraison dans une certaine suspension de l’esprit qui se peut faire même naturellement sans aucun don particulier d’en haut, au lieu que l’oraison qui vient de l’amour et de la volonté, est toujours accompagnée d’une grâce particulière, puisqu’elle est le fruit de la pure charité. La suspension et l’abstraction de l’esprit étaient la manière de contempler des philosophes, qui ne rend pas plus saint. Quoiqu’on croie par là acquérir des lumières, ce n’est point la lumière que nous cherchons, mais l’amour qui, sans nulle lumière distincte, nous enseigne par son onction toute vérité et nous rend de ces véritables philosophes qui, au lieu de s’élever, ne songent qu’à s’abaisser et à s’anéantir devant cet Être suprême qui, comme un feu dévorant et sacré, consume et détruit tout ce qui est de l’homme-Adam en nous, pour nous faire vivre par le nouvel homme en Jésus-Christ. Cette différence est d’une extrême conséquence et je vous prie de la peser.

J’ajoute à ceci que, quand l’oraison est trop sèche et ennuyeuse, il faut de temps en temps la réveiller par quelque petite aspiration vers Dieu ou, si l’âme est plus avancée et que ces petites aspirations courtes et éloignées les unes des autres, lui soient moins faciles qu’au commencement, il faut se servir d’un simple plongement vers son centre, ce qui se fait par abaissement et non par élévation. Cet enfoncement est fort utile aussi pendant le jour, au milieu des occupations, et cela se fait en un clin d’œil et nous redonne pour l’ordinaire la paix et la tranquillité du cœur.

Cette oraison dont je parle n’incommode jamais : plus on est malade, plus on a de facilité à la faire, au lieu que celle qui se fait par la tête augmenterait de beaucoup la maladie et qu’il faut la cesser quand on est malade. Cela est si vrai que les maîtres spirituels qui ont écrit sur la méditation (qui est beaucoup plus facile que l’abstraction2) défendent aux malades de la faire, au lieu que le cœur n’est jamais plus paisible et plus tranquille que lorsque le corps est accablé de souffrances, ce qui donne à l’âme une liberté si grande qu’elle ne pense presque point à ses maux.

Il y a un grand abus, c’est qu’on s’imagine qu’il faut que la lumière soit donnée directement à l’entendement et que c’est cette lumière qui échauffe le cœur, mais c’est tout le contraire ! La véritable lumière vient de l’amour, le feu en chauffant éclaire ; c’est pourquoi il est dit gustate et videte3, parce que la lumière qui vient de ce goût du cœur ou de la volonté est la sûre et vraie lumière. C’est pourquoi l’Apôtre ne dit pas : la lumière vous enseignera toute vérité, mais « l’onction », et cette onction n’est reçue que dans la volonté par l’amour. Le Saint-Esprit étant le Dieu d’amour et de vérité, c’est par l’amour qu’Il donne la vérité.

1Eccl. 24, 26.

2 L’abstraction du philosophe.

3 Goûtez et voyez.

      1.   15 [192-D.3.29] ; Faiblesse de l’homme. Renoncement à soi.

 [117] Il est certain, monsieur, que ce ne sont pas toujours les temps consacrés aux mystères de notre salut que l’on est le plus recueilli : Dieu permet souvent le contraire pour [118] exercer notre foi et nous dégager du sensible ; et d’autres fois, le démon imprime sur les sens des sentiments tout contraires à ceux que l’on voudrait avoir. Il faut négliger tout cela et se tenir au solide, qui est la foi et l’abandon. Le néant et pauvreté est notre partage.

Deux choses m’ont fait rire dans votre lettre. La première est que vous me dites que je vous fasse entrer dans un état permanent et qui ne soit point sujet aux vicissitudes. Si l’on pouvait entrer dans cet état comme dans une chambre, cela serait bientôt fait, mais hélas : que la porte qui y conduit est étroite, et qu’il y a des morts à passer avant que d’y arriver ! Il est impossible de passer de notre propre vie à la vie en Dieu, où se trouve uniquement l’état permanent, sans passer par la mort à toutes choses ; non, il faut mourir, sans quoi point de bonheur, point d’état assuré. Mais qu’il est rare de trouver des personnes qui veuillent bien mourir dans toute l’étendue des desseins de Dieu ! Et qu’il faut être petit pour passer par une porte si étroite ! Il ne se faut point flatter : tant que nous resterons en nous-mêmes, nous ne passerons point en Dieu. Je ne sais qu’un sentier, qu’une voie, qu’un chemin, qui est celui du renoncement continuel, de la mort et du néant. Tout le monde le fuit et cherche avec soin tout ce qui fait vivre, nul ne veut être rien ; comment trouver ce que l’on cherche par un chemin contraire à sa possession ? Cela ne se peut.

L’autre chose qui m’a fait rire est que vous me mandez que vous allez travailler à former votre intérieur et à lui donner la situation qu’il doit avoir. Bon Dieu ! pouvez-vous avoir de pareilles prétentions ? Et ne savez-vous pas ce que vous pouvez par vous-même, qui êtes misère, pauvreté et péché ? Travaillez plutôt à laisser opérer Dieu en vous ; laissez-Lui tous les droits que vous avez sur vous-même, commencez à vous renoncer véritablement, et Il prendra soin de former votre intérieur, non pas peut-être à votre mode, mais à la sienne. Il en coûte un peu pour en venir là ; c’est pourquoi nul n’y tend purement. [120]

      1.  16 [198-D.3.35]. Pour être à Dieu.

Quoique je vous aie vu, je ne laisse pas de vous écrire ma pensée sur la lettre que j’ai trouvée. Dieu vous veut assurément pour Lui-même et Il vous a choisi pour cela préférablement à bien d’autres. Mais vous n’y arriverez que par un chemin entièrement opposé à tout ce que vous vous en étiez figuré ; et Dieu le fait pour deux raisons : la première est pour [135] détruire votre propre vie en toutes choses, et la seconde pour arracher votre amour-propre, qui est tel que, si vous le voyiez, vous en seriez effrayé. Je veux bien, parce que Dieu le veut, — sans regarder ni les désagréments ni les peines qu’il y a à souffrir pour moi, — servir à Dieu d’instrument de votre destruction et il faut même en cela que vous creviez sous votre raison et sous votre inclination naturelle qui voudrait tout autre chose que ce que vous avez, quoique Dieu vous donne infiniment plus que vous ne sauriez espérer ni prétendre. Vous ne connaîtrez que tard le don que Dieu vous a fait, et vous ne le connaîtrez que lorsque vous ne l’aurez plus. Il faut vous faire un petit détail comme votre propre intérêt se rencontre en toutes choses : vous vous rapportez tout, vous vous regardez en tout, et il faut vous oublier vous-même, avoir en horreur vos propres intérêts et rapporter tout à Dieu. Vous n’arriverez à cela que par la destruction de tout vous-même, et cette destruction ne s’opérera que par le renversement de tous vos [136] desseins, de toutes vos vues et de toutes vos lumières. Dieu se plaira de salir ce que vous voudrez purifier, de rendre horrible ce que vous voudrez faire beau, de détruire ce que vous voulez édifier.

Dieu vous aimerait plus dans la boue et dans la fange que dans la propriété où vous êtes, car Il regarde le premier comme une chose indifférente et Il a de l’horreur pour le dernier. Il se sert même de la boue pour purifier, comme d’un savon qui semble salir ce qu’il nettoie. Il veut vous éclairer comme l’aveugle-né, mais il faut en même temps que vous entriez dans le parfait renoncement de vous-même, que vous vous haïssiez autant que vous vous aimez. Vous cherchez votre intérêt spirituel ou temporel ; il faut au contraire ne chercher ni l’un ni l’autre, mais demeurer abandonné à Dieu sans réserve. Vous tendez à tout ce qui est élevé, soit devant Dieu soit devant les hommes, et il ne faut tendre qu’à l’abjection et à la petitesse. Vous ne vouliez dans l’intérieur que le beau, que le grand, que le sublime, et Dieu vous a donné tout le contraire, la boue pour partage. [137]. Vous vous estimiez être quelque chose, et vous n’êtes rien.

Vous me démentirez là-dessus parce que vous ne vous connaissez pas, quoique je tienne votre âme en mes mains et que je la voie à nu. Vous vous cherchez dans le temporel, vous fuyez la pauvreté, vous pensez à des établissements, et si vous vous abandonniez à Dieu, Il y penserait pour vous. Vous êtes continuellement occupé de vous-même, et il faut vous vider : vous devez éviter avec plus de soin un retour sur vous-même que vous n’éviteriez la rencontre d’un démon, car le démon ne vous nuira qu’autant que vous serez plein de vous-même. Il n’attaque point ceux qui marchent par le sentier par où Dieu veut que vous marchiez ; au contraire il les craint et les fuit ; mais il se plaît à attaquer les âmes qui s’attachent aux choses grandes et aux lumières de l’esprit. Tout ce que vous faites ne tend qu’à être, selon l’esprit, quelque chose : si vous lisez, c’est pour vous remplir l’esprit, et il faudrait le vider afin que Dieu le remplît de Lui-même.

[138] Ne me dites point que vous êtes dans un poste où vous avez besoin de cela. Je vous dis que, dorénavant, vous ne serez plus rien par l’acquis, mais par l’infus. Mais, me direz-vous, je ne l’ai point cet infus ; non, vous ne l’aurez pas — que par la perte de tout. Vous vous tuerez l’esprit sans rien avancer, et tous vos soins ne serviront qu’à le rendre plus stupide ; mais, si vous vous laissez vider de vous-même et de toutes choses, vous aurez infiniment plus que vous n’attendiez et que toute l’étude ne pourrait vous donner. Mais comment me vider, me direz-vous ? Laissez-vous vider à Dieu, et avec un ferme courage, mourez à votre raison. Vous n’avez non plus de courage qu’une poule. Suivez simplement les instincts intérieurs qui vous portent ou à ne pas faire, ou à faire. Mais, me direz-vous, comment démêler ces instincts ? Rien de plus aisé pour une âme simple et fidèle, rien de plus difficile pour une personne qui ne l’est pas et qui veut se conduire par la raison, loin de se soumettre à la foi aveugle. Si vous êtes fidèle à suivre d’abord un [139] mouvement et un instinct, cette fidélité vous éclairera pour en suivre un autre ; ainsi vous apprendrez peu à peu, par votre expérience à connaître ce qui est de l’esprit de Dieu et à le suivre. Mais attendez, comme il fut dit à saint Pierre : Quand vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez, mais lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra et mènera où vous ne voulez pas aller1. Il en sera de même de vous. Vous êtes encore plein de votre intérêt de salut, de perfection, de fermeté, d’avancement, d’espérance, même temporelle, il faut que tout cela périsse. Plus vous rentrerez en vous-même suivant votre raison, et plus vous allongerez votre supplice ; plus vous sortirez de vous-même et de votre raison, plus tôt serez-vous mort et délivré.

Vous avez beau me dire que vous avez cent affaires que vous ne pouvez éviter. Je vous dis que vous vous en faites les trois quarts. Suivez Dieu, et Il vous ôtera peu à peu le superflu. Prenez ce temps pour demeurer en solitude et quand vous ne feriez autre [140] chose que demeurer en repos, vous feriez beaucoup, parce que par cette cessation de toute action vous donneriez lieu à Dieu de vous remplir. Vous êtes toujours plein : vous ne donnez aucun lieu à Dieu, soit parlant, soit lisant, soit écrivant. Je vous conjure de cesser toute action dans votre retraite, et de prendre ce temps pour, en cessant toutes choses, donner lieu à Dieu de vous vider de vous-même et de vous remplir de Lui. Vous voulez toujours faire, et Dieu veut que vous ne fassiez rien, puisqu’au contraire Il détruira toujours ce que vous édifierez ; et ainsi, si vous vous employez toujours, Dieu ne sera jamais occupé qu’à vider et détruire, et Il ne vous remplira pas de Lui-même.

Au nom de Dieu, entrez dans ce que je vous dis, croyez-moi sans hésiter et soumettez-vous sans raisonner à tout ce que Dieu me fait vous dire ; et soyez assuré que, si vous en usez de la sorte, vous trouverez bientôt le lieu tant désiré. Que si vous ne suivez pas ce que je vous dis, je ne pourrai vous dire autre chose que [141] ce que Debora dit de Ruben : Pourquoi s’amuser à demeurer entre deux termes2, tantôt dehors, tantôt dedans ? Tu écoutes ta raison ? Vous n’avancerez jamais, vous ne serez ni fort en Dieu, ni en vous, et vous souffrirez toute votre vie de ce partage. Prenez donc courage, et prenez à l’aveugle ce que Notre-Seigneur me fait vous dire, car c’est assurément ce qu’Il veut de vous, sans cela, mon âme n’aurait plus rien pour conduire la vôtre, et les lettres seraient des amusements. Soyez persuadé que plus vous entrerez dans ce que je vous dis, plus il me sera donné pour vous aider et conduire, et plus il vous sera donné à vous-même.

Lisez et relisez cette lettre, car elle est tout ce que Dieu veut de vous ; lisez-la sans raisonner, avec dépendance à l’Esprit qui l’a dictée, sans vous regarder, ni celle qui l’a écrite, et vous verrez qu’elle aura son effet, et que votre cœur se rendra témoignage de la vérité qui y est. Prenez donc courage et soyez persuadé que Dieu ne vous a pas pris pour vous [142] perdre ; que s’Il vous perd en apparence, c’est pour vous mieux sauver. Évitez les réflexions plus que la mort, et suivez en enfant ce que l’on vous a dit, et votre âme entrera peu à peu dans la vraie lumière du jour éternel. Ce sera là que, voyant les choses en Dieu, elle les verra bien d’un autre œil qu’elle ne les regarde : tout ce qu’elle voyait grandeur, pureté, élévation, vertu, lui paraîtra bassesse, impureté et néant.

1 Jean  21, 18.

2 Juges 5, 16. 

      1. 17 [201-D.3.38]. Lait des enfants. Pain des forts.

M. m’a lu votre lettre, ma très chère sœur en Notre-Seigneur, et elle m’a donné beaucoup de joie et un goût intime de votre cœur. Ne vous étonnez pas si vous n’avez plus le doux recueillement d’autrefois et cette présence perceptible que Dieu donne à ceux qu’Il veut attirer à Lui dans le commencement. Lorsqu’Il les affermit dans Son amour et qu’il est sûr de leur cœur, Il les sèvre de tout cela pour les faire marcher en foi et en croix. Le premier état est le lait dont parle saint Paul, et le second est le pain des forts : dans le premier, Dieu nous donne des témoignages de Son amour et dans le second, Il en exige du nôtre.

Il tient cette conduite pour plusieurs raisons : premièrement, afin que nous ne nous attachions à aucune consolation, mais à Lui seul, purement et nûment, parce qu’il faut suivre Jésus-Christ nu sur la croix ; la seconde raison est que l’amour-propre [147] se nourrit de ces choses, quoique l’on ne s’en aperçoive pas. La troisième est pour nous faire marcher en foi nue et ténébreuse, et par un amour pur et dégagé de tout intérêt, aimant Dieu au-dessus de tous dons et de toutes récompenses, ne voulant rien de Dieu pour nous que Sa très sainte volonté, et ne désirant que Sa pure gloire, quand ce serait à nos dépens. La principale raison est pour nous tirer hors de nous-mêmes, nous faisant mourir à tout ce qui est du vieil homme et à toute propriété, afin d’être vêtus, animés et vivifiés par l’homme nouveau.

 La foi nous épouille de toute lumière créée, soit de la raison, soit des illustrations, afin que, par la perte de ces choses, nous soyons remplis de la vérité pure et nue, sans quoi nous ne serions jamais renouvelés et régénérés. La charité, ou l’amour pur, détruit en nous toutes sortes d’affections et de désirs, toute volonté, tout goût, tout sentiment, afin que nous ne soyons imprimés que de la seule volonté de Dieu. C’est la foi qui opère la véritable pauvreté d’esprit, et c’est [148] l’amour qui nous sépare de toutes choses et de nous-mêmes, mais un amour nu et inconnu et non pas un amour goûté, senti et aperçu. Tenez-vous donc heureuse de ce que Dieu vous traite comme Il a traité Son Fils, qui dans les plus extrêmes douleurs extérieures, fut dans le plus extrême délaissement, lorsqu’il dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-Vous abandonné? Toute dévotion qui ne va point à nous rendre conformes à Jésus-Christ m’est un peu suspecte, mais celle où je vois la croix et le délaissement remplit mon cœur de joie.

J’avoue que c’est une chose bien dure que d’être obligée d’entendre tous les discours frivoles des créatures. Il faut supporter en patience tout ce qui est de notre état ou qui nous vient par providence, et éviter autant qu’on peut les conversations que l’on peut éviter. La solitude extérieure est fort agréable au cœur qui aime Dieu, mais quand elle nous est dérobée par la Providence et non par notre choix, il faut le porter en patience et pour [149] l’amour de Celui que ces choses semblent nous dérober. Je prie Dieu de vous être toute chose et de vous être par Lui-même, et non par Ses dons, votre force et votre soutien. Croyez-moi en Lui véritablement à vous. Je désire de tout mon cœur que nous soyons unies en Lui pour le temps et pour l’éternité.

La véritable tendance que Dieu donne à un cœur qui L’aime, c’est la simplicité et la petitesse. Il n’est véritablement honoré que par les enfants, et ce sont eux qui lui rendent une louange parfaite2. J’ai bien de la joie de ce que le divin Maître vous donne de l’inclination pour la petitesse. Quand serons-nous si petits que nous ne nous apercevrons plus nous-mêmes et qu’on ne nous apercevra plus ? Quand serons-nous tout enfantins ? Je vous avoue que tout ce qui est grand ne me convient point. Ah ! que l’enfance me fait un grand plaisir ! Je ne me trouve bien qu’avec les enfants, ou avec ceux qui le veulent bien devenir. [150]

1 Mt  27, 46.

2Ps. 8, 3.

      1.  18 [223-D.4.51]. Oraison. Mortification.

 Je vous assure que c’est une grande consolation pour moi de voir les miséricordes que Dieu vous fait et le progrès de votre âme. Rien n’est plus doux et plus aisé que l’oraison lorsque Dieu en est le principe, et qu’Il nous la fait faire ; mais lorsque nous voulons nous-mêmes en [125] être le principe et la faire à notre mode, elle est bien plus pénible. Lorsque vous pouvez facilement rester en silence dans une simple occupation de la présence de Dieu, demeurez-y sans scrupule et sans retour sur vous-même pour voir ce que vous faites, et lorsque le silence vous devient pénible, servez-vous de votre action, ou en méditant, ou par affection entremêlée de silence. L’affection est même plus utile que la méditation, comme de dire à Dieu : « Faites que je sois toute à Vous, que je Vous aime pour Vous, car Vous méritez infiniment d’être aimé de la sorte. Ô mon Dieu ! soyez-moi tout et que tout ne me soit rien ! » et bien d’autres affections qui partiront de votre cœur.

 Il faut entremêler les affections de silence, et ne point interrompre votre silence par les affections tant qu’il vous est facile d’y demeurer. Je vous assure qu’en suivant avec fidélité cette méthode, votre âme avancera beaucoup dans l’oraison et dans la pratique des vertus. Il faut aussi, dans les autres temps qui ne sont pas de l’oraison, tâcher de rentrer souvent [126] en vous-même par des affections ou par un simple souvenir que Dieu est présent dans votre cœur.

 Faites tout ce que vous faites pour l’amour de Dieu et dans le désir de Le glorifier par les plus petites de vos actions comme par les plus grandes. Lorsque vous faites des lectures spirituelles durant la journée, il faut les entremêler de silence, vous arrêtant lorsque quelque chose vous touche, et de cette sorte la lecture vous sera fort utile et nourrira votre âme. Car notre âme a autant de besoins de nourriture que notre corps, sans quoi elle se dessèche et, ne trouvant plus au-dedans une douce correspondance, elle se répand dans les objets du dehors, perdant peu à peu son intérieur. J’espère qu’il n’en sera pas ainsi de vous et que Dieu qui a commencé en vous son œuvre, l’achèvera. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à suivre ces prémices de l’intérieur : c’est le véritable moyen de devenir heureux. Ô le grand bonheur, mademoiselle, d’appartenir à Jésus-Christ ! C’est le baume [127] qui adoucit toutes les douleurs et toutes les amertumes.

 Ne songez point à faire des austérités, mourez au goût que vous en avez : votre santé ne le permet pas. Le démon ne manque pas, lorsqu’il voit une âme qui veut s’adonner à l’oraison et dont le corps est délicat et malsain, de lui donner un goût d’austérité. Il le fait pour deux raisons : la première, pour la jeter par là au-dehors et l’empêcher de tourner sa force au-dedans, la seconde est pour achever de détruire sa santé afin qu’elle se dérobe par là aux desseins de Dieu. Si votre corps était fort et robuste, dominé par le plaisir du goût, je ne vous parlerais pas de la sorte.

 Je veux vous apprendre une autre mortification qui, sans nuire à votre santé, aura encore plus d’effet que les austérités que vous choisiriez : mortifiez vos goûts, vos penchants, vos inclinations, votre propre volonté, n’y adhérez jamais ; tournez contre votre esprit ce que vous voudriez tourner contre votre corps ; portez en patience vos grandes et [128] fréquentes douleurs ; souffrez pour Dieu tout ce qui se présente à souffrir de contradictions, de maladresse ou de négligence dans le service qu’on vous rend ; souffrez ce qui vous contrarie, qui vous déplaît, qui vous incommode, en union des souffrances de Jésus-Christ, et tout cela à chaque moment. Avec cette pratique, vous prendrez des remèdes très dégoûtants pour honorer le fiel et le vinaigre dont Jésus fut abreuvé ; vous perdrez cette envie de donner ce qui n’est pas à vous, car on ne doit faire des aumônes que de son propre bien, et celui qui doit ne peut rien donner qui n’appartienne à autrui. (On ne comprend pas assez l’obligation de payer ses dettes). Mourez à toutes sortes de magnificences, et vous ferez un plus grand sacrifice à Dieu que si vous jeûniez toute votre vie au pain et à l’eau. Tout dépend de mortifier l’esprit et non notre corps. C’est ce que saint Paul appelle circoncision du cœur 2. La [129] nature veut ce qui brille et paraît. N’ayez point de scrupule de manger gras ; plût à Dieu que tous ceux qui le font en eussent un aussi grand besoin que vous. Communiez autant que vous pourrez. Jésus-Christ est le pain de vie qui nourrit et vivifie nos âmes. Je ne vous oublierai pas auprès de Lui, car je souhaite fort qu’Il règne et commande chez vous.

2 Romains 2, 29.

      1.  19 [231-D.4.64]. Se trouver dans le cœur de Jésus.

 Il y a une manière d’avoir de vos nouvelles et de converser ensemble, mon cher f [rère], qui ne demande pas de fréquentes lettres : on se trouve, on s’entend, on se connaît, on est présent dans le cœur de Jésus-Christ. Il l’a fait ouvrir, ce cœur, sur la croix pour y loger Ses vrais enfants ; c’est là que ces mêmes enfants sont ensemble quand leur[s] corps serai [en] t  à mille lieues l’un de l’autre. C’est où je prie sans prière pour mon cher f [rère] ; c’est de sa fidélité à se trouver souvent dans ce divin cœur, où je lui ai donné rendez-vous, que j’espère sa persévérance, et qu’il augmente de plus en plus dans l’amour sacré ; ce cœur est une fournaise, quoique dans le froid de la mort. C’est là que nous apprendrons à trouver Dieu sans l’entremise du sentiment, et même de l’aperçu. C’est là que [184] notre amour deviendra si pur que nous ne chercherons que la gloire de notre divin Maître, sans retours sur nous, que nous serons tellement à toutes Ses volontés que, quoiqu’Il nous mette haut et bas, dans l’abondance ou dans la disette, qu’Il fasse semblant de nous rebuter ou qu’Il nous caresse, tout nous sera égal.

 La mer rejette  quelquefois sur son bord des coquillages qui semblent devoir y rester toujours, lorsqu’une vague favorable les reprend et les abîme dans son sein ; Dieu en use de même à notre égard. Laissons-Le faire, servons à Son plaisir et qu’Il se joue de nous. Que j’aurai de joie quand mon cher f [rère] sera de la sorte ! Je prie le divin Maître de lui être toutes choses.

      1.  20 [232-D.4.66]. Avis de conduite.

Mon très cher f [rère] en Notre-Seigneur,

 Je prierai Dieu pour M.***, et ne comprends pas comment on veut l’engager à la Cour ou dans les charges publiques, n’y étant point ; si la Providence l’y avait mis depuis du temps, il pourrait y rester et y faire de son mieux, mais le monde est présentement dans une corruption si effroyable que je crois que le mieux pour ceux qui veulent être à Dieu est de demeurer cachés. Pour [187] le mariage, je ne sais si c’est à propos de l’en détourner. L’inconstance humaine et les dangers qui se rencontrent dans la vie me font croire qu’il est plus avantageux pour les jeunes personnes de se marier que de rester dans un célibat où ils ne sont pas suffisamment appelés. Je soumets cela cependant à vos lumières, car vous connaissez son tempérament et sa situation mieux que moi. J’ai vu que des jeunes gens ayant, par une ferveur précipitée, renoncé au mariage, il en est arrivé des inconvénients qui déshonorent la piété. Il faut que les personnes soient déjà fort avancées, ou qu’on ait un mouvement particulier de leur déconseiller le mariage pour le pouvoir faire. C’est pourquoi, mon cher f [rère], en vous disant cela, je remets tout ce qui regarde ce monsieur à votre prudence, car, pour moi, après tous les inconvénients que j’en ai vus, je ne suis pas si hardie que de conseiller aux gens du monde un célibat qu’ils ne peuvent garder sans une vocation particulière. C’est tout ce que je puis vous dire sur ce jeune monsieur… 1 [188]

 Je vous suis très unie, mon cher f [rère], et je ne connais guère de personnes à qui je le sois davantage intérieurement. J’espère que Dieu achèvera Son œuvre en nous tous. Je ne sais point si les empêchements de ** n’empêcheront point M. ** de revenir. Hélas ! qu’est-ce que l’homme ? Ce n’est qu’embarras et confusion. Que celui qui est attaché à la terre est malheureux ! Que celui qui ne veut que Dieu est heureux ! Au milieu des malheurs apparents il ne trouve que paix et joie au Saint-Esprit, au lieu que ceux qui font cas de la fortune ou qui sont dans quelque parti ne sont pleins que de troubles et d’embarras, et semblent n’être faits que pour troubler le genre humain. Heureux [d’être] dans un petit coin du monde à ne voir rien de tout ce qui s’y passe et à jouir en secret de l’Immuable ! Rien n’altère notre bonheur, car, ne dépendant d’aucune chose créée, rien ne peut ni l’affaiblir ni le faire changer, plus content dans l’exil, dans la persécution, que ceux qui sont sur le trône. Si on connaissait la vanité de ces mêmes choses pour [189] lesquelles on se déchire les uns les autres, on les refuserait lorsqu’elles sont offertes, bien loin de vouloir les usurper de force. L’homme semble n’être fait que pour la terre. Ceux qui ne cherchent que les biens de la terre, cherchent l’estime et l’approbation des hommes, et c’est encore une plus grande vanité, le jugement des hommes étant presque toujours contraire à la vérité. L’homme charnel n’estime que ce qui est charnel, l’homme spirituel fait cas de ce qui est spirituel, mais l’homme divin n’estime que Dieu. Croyez-moi à vous pour jamais dans le divin petit Maître. Dominus illuminatio nostra et salus nostrum : quem timebimus?

1coupure probable.

2Ps. 26, 1 : Le Seigneur est notre lumière et notre salut : qui craindrions-nous ?

      1.  21 [256-D.1.105]. « Laver dans l’abîme… »

Je ne doute point que vous n’ayez les défauts que vous me mandez et même encore davantage, car que sommes-nous que misère ! il me paraît même que vous n’avez jamais manqué de lumière pour connaître vos défauts, mais je doute fort que ce doive être une occupation pour vous de travailler à les combattre. Si on vous en dit quelques-uns, quand même vous ne les verriez ni sentiriez, un simple acquiescement suffit. Lorsque Dieu les montre, il faut les Lui présenter passivement afin qu’Il les détruise. Il me paraît que c’est rentrer dans le ventre de sa mère, en l’état où vous êtes, [345] que de travailler directement à vos défauts. Vous êtes un prodige d’esprit et de faiblesse, de hauteur et de petitesse, de génie supérieur et de puérilité, une grande grâce avec une grande misère. Je trouve cela si grand en Dieu que je ne crois pas vos défauts enracinés, mais plus superficiels qu’il ne paraît. Mais votre défaut essentiel, c’est d’agir extérieurement par goûts et sentiments. C’est pourquoi il paraît en vous des hauts et bas, parce que le goût ne peut avoir de stabilité, et qu’il n’y a que le fond qui en ait : ce qui est par le fond subsiste malgré toutes les variations qui peuvent arriver.

Vous n’avez donc à faire, lorsque vous voyez un défaut ou qu’on vous le dit, que d’y acquiescer et de laisser tout tomber, car, insensiblement, et à force de n’être mené que par cette vue de défauts, vous rentreriez en vous-même, reprendriez votre moi, qu’il est bien plus capital de perdre que de s’amuser à ces vétilles qui se perdront avec ce moi lorsqu’il sera une fois bien [346] perdu. Mais d’où vient qu’on vous fait prendre avec un hameçon ce poisson sous prétexte que son écaille est bourbeuse ? Allons à l’essentiel, qui est l’abandonnement de vous-même. Faire autrement, c’est donner et retenir, abandonner et gouverner.

Il y a des choses qui peuvent vous nuire beaucoup ; ce serait une attache à vos arrangements, à votre bien, le désir foncier d’être estimé, faire avec vue quelque chose de suivi pour plaire, quitter le silence et l’oraison lorsque vous pouvez l’avoir, un travail hors de l’ordre de Dieu trop poursuivi, qui remplit trop l’esprit et sèche le cœur ; tout cela est capital et il faut rompre avec ces choses. Mais pour les taches de la peau, il les faut laver dans l’abîme en s’y perdant.

N. est trop âpre sur les défauts, et je m’aperçois qu’insensiblement on tourne la casaque et qu’on rend extérieur ce qui doit être intérieur. Elle s’indispose contre les défauts d’autrui : on ne guérit point un défaut par un autre. Du reste, elle est fort excellente et le serait peut-être moins si elle n’avait pas ces défauts. Le plus essentiel [347] en elle, c’est de vouloir avec son âpreté et sa raideur détruire les défauts. Hé, laissons-nous nous-mêmes pour ce que nous sommes ; jetons au feu une fusée que nous ne pouvons jamais démêler. Je lui mande ma pensée sur tout cela.

Ce que je vous demande est d’aider ceux qui s’adresseront à vous avec petitesse, douceur, simplicité, patience, sans vous rebuter pour [par] vos dégoûts. Agissez avec les frères plus par le cœur que par l’esprit. Lorsque vous leur écrivez, ne suivez point dans leur conduite les vues des autres, si ce n’est pour des choses purement extérieures, mais suivez la lumière présente qui vous sera donnée sans vous arranger, préméditer, réfléchir, sans hésiter, et sans vous embarrasser après du conseil donné, vous en fiant plus à Dieu qu’à votre propre esprit qui, étant très éclairé et très subtil, prendrait la place de Dieu. Mais en agissant par ce fond simple, vous ne sauriez vous méprendre et vos méprises apparentes seraient même utiles.

      1.  22 [258-D.1.107]. Se laisser détruire à Dieu.

Je vous assure que je prends bien de la part à toutes vos peines, mais je suis ravie que le divin Maître vous fasse perdre toute mesure et tous [349] restes d’arrangement. Il veut que nous soyons comme cette petite herbette qui se plie au moindre vent. Je vois une conduite admirable de Dieu sur vous, qui vous veut tout ôter afin de vous purifier et vous rendre digne de Lui. On ne connaît les attaches, surtout les plus profondes, qu’à mesure que Dieu les ôte. Il ne les ôte que peu à peu, avec une économie de sagesse qui ravit, car s’Il les ôtait tout à coup, la nature est si faible qu’elle ne le pourrait porter. Il n’en est pas de Dieu comme de la créature : celle-ci voudrait qu’on fût parfait tout d’un coup et l’on voudrait la même chose pour soi ; mais Dieu est longanime : Il fait les choses dans leur temps et peu à peu, Il ménage la nature selon qu’Il la connaît. Il n’en va pas de même d’une perfection qui ne va qu’à composer un certain extérieur ; cela est bientôt fait. Mais lorsque Dieu veut purifier radicalement une âme, cela est long et dure quelquefois toute la vie.

Laissez donc à Dieu de faire Son ouvrage en vous. Il n’appartient qu’à Celui qui a créé l’homme à Son image de reformer cette même image. Dieu [351] nous cache dans le secret de Son visage2 et nous rend défectueux au-dehors, afin que notre humilité soit à couvert sous le peu d’estime que les créatures, qui ne jugent que par le dehors, font de nous. Tout cela est nécessaire, car nous voulons être comptés pour quelque chose ou du moins être estimés. L’amour-propre fin peut aller même jusqu’à ne se soucier pas d’être estimé pourvu qu’on sente qu’on est estimable, et qu’on soit appuyé sur un je ne sais quoi qui nous persuade qu’on ne nous rend pas justice en nous méprisant. L’amour [véritable] se voit encore au-dessus de toute estime et de tous mépris : il connaît si clairement que tout appartient à Dieu, et à soi que le rien, que la moindre attribution qu’on fait à la créature est rejetée comme un charbon qui tombe sur la main et qu’on secoue vite ; cela est encore plus prompt et moins marqué. Courage donc, madame. Je m’unis à vos souffrances et je prie Dieu qu’Il ne vous laisse rien qu’Il ne [352] ruine et détruise. Laissez faire de vous à Dieu ce qu’il Lui plaira, et soyez comme un chiffon en Sa main.

2Ps. 30, 21.

      1.  23 [270-D.1.121]. Sagesse humaine incompatible avec la divine.

 Vous m’avez demandé si la sagesse, la prudence humaine et la prévoyance étaient des péchés. Ce n’en sont pas contre le Décalogue, quoique cela soit entièrement opposé au premier commandement de l’amour. Il est certain qu’on n’aime pas parfaitement lorsqu’on ne se confie pas parfaitement et qu’on ne s’abandonne pas entièrement à la conduite de Dieu, qui ne peut se méprendre dans nos méprises mêmes. Notre raisonnement est très fautif, mais la science de Dieu et Sa raison divine ne le peu [ven] t être.

Il y a encore une grande raison de ne point nous appuyer sur notre sagesse, c’est qu’outre qu’elle nous retient en nous-mêmes et nous remplit d’une présomption cachée qui fait que nous sommes contents de notre conduite, c’est, dis-je, qu’il est certain que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne Se lèvera point en nous pour y être le principe de notre vie, de notre conduite et de toutes nos œuvres, que cette fausse sagesse ne soit détruite. Or [383] comment se détruirait-elle lorsque nous l’écoutons ? Jésus-Christ, Sagesse éternelle, doit établir Sa propre sagesse. Il faut un vide de notre propre sagesse, laquelle fait une plénitude et qui lui ôte la place qu’Il veut occuper. L’homme ne sera jamais fort de sa propre force1 : il n’aura qu’une fausse sagesse tant qu’il ne perdra pas toute force et toute sagesse pour se prêter comme un instrument vide à la Sagesse de Dieu. C’est dans ce vide que Dieu répand Son Verbe, qui est Sa Sagesse.

Nous sommes créés à l’image de Dieu. Cette image n’est autre que son Fils : Il ne peut aimer véritablement que ceux en qui l’image de Son Fils est réparée, quoiqu’Il supporte les autres. Nul ne peut réparer cette image que Jésus-Christ ; il faut effacer cette première image d’Adam qui se conserve avec soin par notre sagesse trop humaine. Quoiqu’on veuille être à Dieu, qu’on ait du recueillement, de la bonne volonté, etc. on ne sera parfaitement à Dieu que par la destruction de notre propre sagesse. Nous ne serons dans la [384] vérité que par là. Quoi que nous lisions, que nous entendions, nous ne serons éclairés que par la lumière, Jésus-Christ, qui éclaire tout homme venant au monde2, c’est-à-dire tout homme qui, étant mort en Adam, renaît en Jésus-Christ. C’est pourquoi Il remercie Son Père d’avoir caché ses secrets aux grands et aux sages du monde et de ce qu’il les a révélés aux petits3.

La science et sagesse [humaines] n’éclairent point l’âme des secrets de Dieu, sa lumière suit sa portée : une raison et sagesse humaine n’a qu’une lumière humaine. Il n’y a que la petitesse, le rien, le vide total qui soit éclairé de la lumière de Jésus-Christ, parce que Jésus-Christ étant reçu dans ce vide, Il y fait les trois fonctions de voie, de vérité et de vie4 ; comme vie, Il nous anime et devient le principe des toutes nos œuvres ; comme vérité, Il nous éclaire de Sa lumière, qui ne fait point voir les choses comme les hommes les regardent, mais comme Lui-même les voit, c’est pourquoi il dit : Je ne juge pas des choses5 comme les hommes en jugent ; et Il nous conduit comme voie, et c’est alors qu’Il nous dit : Mes voies ne sont pas vos voies6, elles sont tout opposées. Si nous voulons toujours marcher dans les voies de la sagesse humaine, Jésus-Christ ne deviendra pas notre voie. Si nous ne laissons pas détruire en nous l’homme pécheur et l’homme sage, Jésus-Christ ne rétablira pas en nous Son image ; c’est pourquoi il est dit dans Job : L’image empreinte se rétablira-t-elle? Elle ne le peut : il faut que Celui sur lequel elle a été contre-tirée la rétablisse. Voilà de grandes choses pour un enfant, mais très petites pour un prudent. Que Dieu nous soit toutes choses ! Il ne le peut être que par notre rien. Heureux rien, que tu es inconnu et méprisé de tous les hommes et surtout des sages ! Le Seigneur est ma lumière et mon salut, que craindrai-je8 ?, etc.

Vous m’avez encore demandé pourquoi la propriété de l’esprit, qui est une usurpation, est plus difficile à purifier que les taches de péchés ? C’est [386] que le pécheur qui se convertit sincèrement avant la mort, n’a garde de se rien attribuer. Il meurt dans une conviction profonde de sa misère, dans la confusion et l’humiliation, n’ayant plus rien à espérer que de la miséricorde de son Sauveur et rien à espérer de soi-même. Mais les autres meurent dans une sécurité, chargés du poids de leur nudité sur laquelle ils s’appuient, se rendant ce témoignage à eux-mêmes d’avoir servi Dieu et beaucoup travaillé pour Lui. Ainsi, ils attendent le Ciel comme leur étant dû en quelque manière, au lieu que les pécheurs pénitents, croyant qu’ils ne méritent rien, ne s’appuient que sur leur Sauveur. C’est en ce sens que le Ciel se réjouit plus d’un pécheur qui fait pénitence que de quatre-vingt-neuf justes9.

1I Rois 2, 9.  

2 Jean  1, 9.

3 Mt 2, 25.

4 Jean  14, 6. 

5 Jean  8, 15.

6 Isaïe 55, 8.

7 Job 38, 14.

8Ps. 26, 1.

9 Luc 15, 7.

      1.  24 [285-D.1.136]. Foi nue.

Votre lettre m’a fait un fort grand plaisir. Vous n’éprouverez que ce que vous devez éprouver dans l’état où vous êtes. L’intérieur est un paradoxe continuel. Plus le fond se perd en Dieu d’une manière pure et nue, plus les sens sont comme laissés à eux-mêmes, et la faiblesse des sentiments est comme les peaux du tabernacle qui le conservent en le couvrant. Je ne vous ai point oublié et, s’il y avait moins de vicissitudes à votre état, il serait moins sûr.

Il faut vous accoutumer au pur amour et à la foi nue : l’une est inséparable de l’autre. Plus la foi est pure, destituée de témoignages et de soutiens, plus l’amour devient comme une flamme pure qui s’élève au-dessus de toute matière. Plus l’abandon est pur, plus il est privé d’assurance ; il faut, afin [423] que cela soit comme je l’ai dit, que la volonté perde toute tendance après avoir perdu tout choix.

Laissez-vous donc dans la main de l’amour qui sera toujours le même, quoiqu’il vous fasse souvent changer de situation et de disposition. Le Seigneur fait toutes les saisons, le froid et le chaud ; cela nous suffit pour être parfaitement contents. Celui qui préfère une disposition à l’autre, qui aime plus la plénitude que le vide, aime les dons de Dieu et non pas Dieu, puisque, où il y a plus de vide et de dépouillement, il y a plus de mort, et où il y a plus de mort, il y a plus de Dieu.

      1.  25 [311-D.1.164]. Indifférence, mort, abandon enfantin.

J’ai lu avec un fort grand plaisir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, y voyant les progrès de l’amour pur qui s’avance en vous [481] malgré les sentiments, et qui se sert même d’eux, tout faible qu’ils sont, pour couvrir ses démarches.

 Je suis assez peu capable de résolution d’une chose ou d’une autre, je ne sais pas même choisir ce qui paraît le meilleur, mais je me laisse de moment à autre telle qu’on me fait être, prête à tout et à rien. Dieu S’est servi de moi comme d’un misérable instrument sans que j’y eusse aucune part : dès qu’Il veut cesser de S’en servir, Il est le Maître, Il peut le laisser et le reprendre comme il Lui plaît. Celui qui ne prend intérêt à rien se laisse donner toutes les formes qu’on veut, et plus la volonté est souple sous la main de Dieu, plus elle perd toute consistance propre pour prendre à chaque instant la figure qu’il plaît à Dieu de lui donner. Il n’y a que l’eau qui puisse être de la sorte. Tout ce qui fait corps conserve toujours une forme, et par conséquent une opposition à être fait ce qu’on veut. L’eau prend la forme de tous les vases où on la met ; elle prend toutes les couleurs. Notre volonté doit être de même à l’égard de Dieu, et jusqu’à ce qu’elle [482] en soit venue là, elle n’est pas encore propre aux desseins de Dieu.

Mais, me direz-vous, comment connaître que la volonté en est là ? C’est lorsqu’elle se laisse mener sans résistance, et même sans répugnance où Dieu la veut : haut et bas, changeant aisément de formes, sans que tous ces changements lui causent aucune altération dans le fond, [n’] émeuvent les désirs ni les répugnances. Comment parvenir là ? Par la mort continuelle de toute volonté, par le renoncement de tous désirs, par une soumission continuelle à tout événement, et enfin par une continuelle oraison simple, par se laisser conduire par une foi obscure, quoique très certaine.

Ne vous étonnez point de la vivacité de vos sentiments. Il est excellent pour vous d’éprouver ce que vous êtes et ce que vous feriez sans une assistance spéciale du Saint-Esprit. Votre fond est tout à Dieu ; il est même affermi là-dedans. Il pourra arriver dans la suite que votre fond étant encore plus à Dieu et plus séparé des sentiments, [483] les sentiments en paraîtront plus vifs, quoique faibles dans leur vivacité. Ce n’est pas pourtant qu’ils soient plus vifs, mais c’est qu’étant sentiments imparfaits par leur nature, et n’étant plus soutenus de ce concours sensible que le fond leur donnait lorsqu’il était mélangé à eux, ils le font mieux sentir. Cependant quels qu’ils soient, vous discernerez fort bien qu’il y a quelque chose en vous qui en est entièrement séparé et qui est constamment à Dieu. Il est bon que vous soyez convaincu de ceci afin de ne pas vous accoutumer à juger de vous selon les sentiments, ce qui vous donnerait des hauts et bas à l’infini, au lieu que, méprisant les sentiments et ne vous attachant qu’à la vérité, vous poursuiviez votre chemin, malgré les doutes et les incertitudes qui s’élèvent dans les sens lorsqu’on suit une foi fort obscure, qui ne conduit pas l’âme par des assurances aperçues, quoiqu’elle la conduise très assurément. Lorsque vous vous trouverez porté à m’écrire, faites-le, je vous prie, sans façon. Je vous répondrai ce que Dieu me donnera ; s’Il ne me donne rien, je ne répondrai rien.

 J’écris souvent qu’il faut perdre la propre sagesse et la propre conduite. C’est que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, S’emparant de nous-mêmes et voulant nous conduire selon Sa volonté, veut que nous perdions tellement toute vue de conduite que nous nous laissions conduire de moment à autre dans un abandon total. Or cette conduite est entièrement opposée à la sagesse humaine, qui veut tout voir, tout prévoir et tout ranger. Et cette sagesse prévoyante est opposée à l’abandon où Dieu veut l’âme, et c’est afin que l’âme reste abandonnée à son Dieu qu’Il la conduit à l’aveugle, voulant qu’elle reste comme un enfant, sans soins ni souci de soi-même. Voyez un enfant entre les bras de sa mère : se met-il en peine des lieux où on le conduit, songe-t-il à sa nourriture, à ses habits, à ce qu’il deviendra ? Non, il repose dans le sein de sa mère. C’est ce que Dieu veut de nous, et lorsqu’on en use de la sorte, on est propre à tout. Dieu veille pour nous lorsque nous nous reposons en Lui par un abandon total, ce qui n’exclut pas de faire de moment à autre [485] ce qui est de notre état ; au contraire, n’étant point occupé de mille choses, on fait plus parfaitement ce qu’il y a à faire dans le moment présent. Dieu nous réveille sur tout ce qu’il faut faire, et dans le temps qu’il faut faire ; mais il faut suivre cet esprit veillant avec une extrême promptitude : c’est lui qui vous réveillera de votre lenteur, vous incitant doucement à faire, sans vous amuser, ce que vous aurez à faire. Si vous le suivez d’abord, vous le trouverez toujours prêt, et tout se fera en son temps : c’est cette divine Sagesse toujours assise à notre porte1. Mais si vous le négligez, il se perd, et l’on fait mille fautes, ne faisant pas les choses à point nommé. Un enfant est simple dans ses pensées et dans ses actions : il faut nous simplifier, non seulement dans notre oraison et dans nos paroles, mais aussi dans le raisonnement et dans les actions.

1 Proverbes, 1, 20.

      1.  26 [320-D.2.54]. Procédé graduel dans le spirituel.

Serez-vous toujours en vous-même ? Tout le mal vient de ce que, lorsque vous avez fait une faute, vous oubliez trop tôt les miséricordes passées et vous donnez des noms aux choses. Une faute qui affaiblit une personne empêche-t-elle qu’elle ne vive ? Les Apôtres, tout transformés et confirmés en [154] grâce qu’ils étaient, laissaient-ils d’en faire ? Et vous n’en voulez point faire, puis d’abord que vous en faites vous condamnez votre état ! Vous faites tort à Dieu en vous humiliant comme vous faites. Vous vous dites démon : ces termes exagérants viennent de votre nature peinée et de votre amour-propre. Je vous conjure de ne vous en plus servir et de dire simplement votre peine et vos fautes (puisque Dieu vous donne l’humilité de le faire, et de le faire à une femme, ce qui est pour vous un très grand anéantissement), et laissez-vous tel que vous êtes, sans vous attribuer ni bonté ni malice : cela se fera lorsque Dieu, qui fait tout avec ordre, vous aura mis où Il vous destine, ce qui sera bientôt. On n’a pas l’immobilité sitôt qu’on est ressuscité, mais seulement lorsque l’on est transformé ; et plus l’âme en approche, plus peu à peu elle devient immobile.

Chaque état mystique se fait peu à peu : il a son commencement, son progrès et sa fin, et c’est là la différence qu’il y a entre le mystique et le naturel. Si on meurt, on meurt tout à coup ; si on ressuscite, de même ; et l’on a d’abord [155] et toutes les qualités d’un mort et toutes celles d’un ressuscité. Il n’en est pas ainsi dans le mystique : tout s’y fait peu à peu, et le ressuscité tient encore quelque temps du mort, comme le mort a tenu longtemps du mourant. Il y a une belle figure de cela dans Ezechiel : les os se joignaient premièrement les uns aux autres, ils étaient ensuite couverts de nerfs, puis de peau ; et après ils eurent le souffle de l’esprit qui les revivifia1. Voyez tous ces degrés, comme ils sont différents et successifs ; je crois qu’ils représentent mieux la résurrection mystique que l’autre qui se fera tout à coup. Job en est aussi une figure. Mais c’est assez.

Pour ce que vous dites de vos vues, tout cela sert très peu à nous anéantir. Il faut l’expérience du péché, quoique sans péché. Ô si je pouvais vous faire comprendre ce que je conçois ! Ha ! pauvre Pierre, vos chutes seront plus fréquentes, mais non pas pareilles ; mais la grâce qui suit la chute est plus abondante : l’avez-vous donc oublié ? Et les dernières miséricordes vous paraissent-elles effacées parce qu’il y a [156] un petit rideau devant ? Il va être tiré et vous le verrez. Oh non ! pour être un peu barbouillé, vous n’avez pas perdu votre caractère. Ne faites pas ce tort à Dieu : Il vous aime et Il ne vous fait de légères incisions qu’afin que le reste de votre pus sorte plus vite. Pardonnez, je n’ai pu me retenir, et il faut bien que vous me supportiez.

1Ezéchiel 37, 7-8. 

      1. 27 [331-D.2.66]. Correspondre aux voies de Dieu.

J’ai bien de la joie, monsieur, que vous ayez fait avec docilité [197] et petitesse ce que je vous ai conseillé, malgré même vos répugnances. Dieu aime plus infiniment le simple et humble aveu de nos misères que toutes les retenues d’amour-propre que l’on regarde comme de grandes vertus. Lorsque l’on s’accoutume une fois à cette simplicité, le cœur se trouve dilaté, et les mêmes choses ne font plus de peine. Une tentation découverte est presque guérie. Je me doutais bien que N. entrerait en cela comme il le devait. Que l’on serait heureux si l’on pouvait agir avec tout le monde avec simplicité chrétienne !

Je vous ai déjà dit que vous ne vous étonniez pas de vous voir plus sale : lorsque le soleil paraît, on voit mieux les taches. De plus, comptez que l’on ne possède pas les pures vertus quoiqu’on croie les avoir. Au commencement les défauts sont assoupis, mais ils ne sont pas éteints : leur source bouillonne incessamment jusqu’à ce que le Seigneur la tarisse Lui-même, la desséchant peu à peu. Alors les défauts paraissent plus au-dehors parce qu’il faut faire une saignée qui fasse écouler ces eaux croupies dans le fond de [198] nous-mêmes, cachées souvent  à nos yeux et à ceux des autres. Vous êtes encore bien loin de voir la fin de vos imperfections : il faut trop de temps pour en évacuer la source ; il vous en paraîtra souvent de nouvelles, mais souffrez cela avec paix et humilité. Laissez tomber votre activité soit pour vous en occuper, soit pour y remédier, car jusqu’à présent, par trop de bonne volonté, vous avez pris trop activement les conseils passifs, comme pourrait faire une personne à qui l’on dirait de laisser couler une rivière dont le cours est tout naturel, et qui voudrait, au lieu de demeurer en repos auprès de ce fleuve, le faire couler : cela ne servirait qu’à irriter les ondes, ou à retarder son cours. Délaissez donc toutes choses, et lorsqu’on vous dit qu’il les faut délaisser, n’allez pas vous en faire un travail, et ne faites pas une action d’une cessation d’action. C’est rendre le repos actif et faire un travail du sabbat.

J’ai encore à vous avertir de n’entrer jamais dans l’intérieur des [199] autres pour vouloir vous donner aucune de leurs dispositions. Car quoique la voie de la foi soit généralement la même, et qu’il y ait une infinité de conseils généraux (ce qui fait que l’on goûte ce qui est écrit sur cela), il y a cependant une conduite tellement singulière pour chacun de nous que ce qui fait l’état de l’un ne fait pas celui de l’autre ; et de cinq cents personnes qui marcheront dans la voie de la foi, il n’y en aura pas deux qui soient de la même manière. Disons-en autant de la perte et des moyens de mort et des destructions. C’est la merveille du parterre de Jésus-Christ : ce sont, si vous voulez, des tulipes toutes plantées dans la même terre, toutes arrosées des mêmes eaux et par le même jardinier, et cependant il n’y en a pas deux qui se ressemblent ni par la couleur ni par leurs panaches. Le Maître connaît Lui-même le prix et la valeur de toutes choses. Combien de pierres composent un édifice, toutes taillées par la même main, toutes placées par le même architecte, ce qui n’empêche pas qu’elles ne soient toutes différentes !

Quand je vous dis de vous [200] oublier vous-même, vous vous faites une occupation de cet oubli. Vous ne pouvez vous oublier qu’en ne pensant pas même à vous oublier. Vous irez très vite si vous comprenez bien une fois ce que l’on vous dit, et si délaissant toutes choses vous laissez même le délaissement. L’occupation à vous désoccuper d’une occupation involontaire vous est un obstacle. Une personne qui voudrait que les mouches la piquassent, et qui s’occuperait tout le jour à prendre ces mouches pour se les appliquer, nous seulement ferait une action de folie, mais de plus il empêcherait ce qu’il prétend. On lui dirait : demeurez en repos, et vous aurez sans peine ce que vous souhaitez.

Travaillez autant que vous pouvez à la douceur et à la condescendance pour le prochain : cela est nécessaire. La peine et la révolte que nous sentons lorsque l’on nous avertit de nos défauts, viennent de l’estime de nous-mêmes et du peu de connaissance que nous en avons.

      1. 28 [338-D.2.73]. Abandon absolu.

Dieu fait bien toutes choses. La promptitude avec laquelle tous ces officiers vont exposer leur vie au moindre signal d’un commandant me fit une impression lumineuse que je ne puis exprimer. Celui qui me faisait comprendre comment les rois disposent de la vie de leurs sujets, me faisait entendre qu’étant maître absolu des âmes, Il devait trouver aussi la même souplesse pour les âmes, qu’on les doit livrer pour Lui avec plus de promptitude que ces officiers ne livrent leur vie : ils la livrent sans se retourner, sans [210] hésiter, ils vont à la mort comme à la noce. Je voudrais que Notre-Seigneur vous fit l’impression qu’Il me fit dans ce moment, et qu’Il vous éclairât de Son souverain pouvoir et de Son domaine sur la créature ; je suis sûre que vous verriez les choses par mes yeux.

J’ai bien de la joie que votre cœur soit devenu si large. Si vous étiez fidèle à ne vous regarder jamais, à ne point penser à vous, que vous seriez heureuse et que tout irait bien ! Mais ce malheureux nous-mêmes nous occupe si fort, qu’après l’avoir sacrifié une infinité de fois, nous nous en mettons encore en peine, et nous nous en occupons comme s’il nous appartenait encore. N’est-ce pas nous reprendre d’effet, quoique nous ne croyions pas nous reprendre de volonté ?

O ma chère N., mourons enfin tout de bon. Il en est temps : ne différons donc plus. Je ne demande pas mieux que de ne vous point épargner, et je ne le fais jamais qu’à regret, je vous en assure ; mais il y a des temps où il faut user de quelques ménagement et condescendance : le parchemin trop sec se déchire lorsque l’on veut l’étendre [211] ; mais il s’étend facilement lorsqu’il est humecté, et c’est alors qu’il le faut tirer. Dieu est sage et Il use avec nous de ménagement, parce que Sa bonté craint que notre amour et abandon ne Lui échappent. Le cœur glisse et échappe facilement : il faut donc aller dans le moment qu’il meut ; c’est alors que ce que l’on dit fait effet.

      1.   29 [348-D.2.83]. Utilité des sécheresses d’esprit.

 [235] Vous m’avez ordonné, madame, de vous écrire sans savoir ce que vous désirez de moi. Je ne puis m’empêcher de commencer par ce qui me tient le plus à cœur, qui est de rehausser votre courage par l’espérance et par une foi qui, quoique sèche, est très réelle. Vos affaires ne sont point aussi mal que vous pensez, et vous ne vous apercevez pas qu’en parlant de vous-même, vous vous cachez ce qui est le plus réel chez vous, pour ne produire que vos sentiments présents. Vos sentiments se présentent les premiers parce qu’ils sont plus proches de vous que le reste, mais après avoir, si vous voulez, fait quelques plaintes des sentiments qui ne dépendent guère de vous, rendez justice à la bonté de Dieu et à une grâce singulière, qui vous a fait persévérer contre vos sentiments et vous fait faire les mêmes choses que vous feriez si vous étiez portée par les sentiments.

Nous ne savons ce de quoi nous nous plaignons et ce que nous voulons. Votre condition est incomparablement meilleure que celle de ces personnes qui sentent si fort le goût de ce qu’elles font ; [236] hé ! qu’il est à craindre que ces mêmes personnes ne se relâchent lorsque ces goûts seront passés ! mais une personne qui persévère dans la plus grande sécheresse, est assurée qu’elle le fera encore plus dans la facilité. Ne voyez-vous pas que Dieu ne vous cache ce qu’Il fait en vous que pour empêcher une complaisance cachée, mille fois plus dangereuse que des sentiments involontaires ?

Je dis plus, que vous n’êtes point aussi sèche que vous vous le persuadez, et que la peine que vous avez à l’oraison ne vient que de ce que vous voulez un état plus sensible que celui où vous vous trouvez. Mais si vous pouviez vous contenter d’être telle que vous êtes et de ne vouloir que ce que vous avez, vous resteriez en paix et vous découvririez, à la faveur de cette même paix, que vous avez quelque chose que l’inquiétude de votre esprit vous empêche de connaître. Tant que vous ne vous découragez pas, il n’y a rien à craindre pour vous ; mais si vous vous découragiez, il y aurait sujet d’appréhender que vous n’abandonnassiez un parti dans lequel vous désespéreriez de pouvoir réussir.

      1.  30 [353-D.2.88].

Demeurez abandonné de moment en moment à Dieu et, de quelque [251] manière que vous soyez, pauvre ou riche, fervent ou tiède, dans l’obscurité et les misères, soyez toujours content parce que Dieu est toujours Dieu, et que Sa gloire ne dépend pas de l’état où vous êtes. Accoutumez-vous à ne vouloir rien pour vous et à vous oublier vous-même. C’est le moyen d’être heureux.

      1.  31 [354-D.2.89]. Mourir à soi, aux appuis, au sensible.

Ne vous étonnez pas de vos misères et pauvretés. Il faut que cela soit de la sorte, ressentant bien ce que vous êtes. Toutes ces misères étaient en vous et vous ne les y voyiez pas parce qu’elles étaient couvertes de la ferveur et facilité à opérer le bien. Il ne s’agit plus présentement de toutes ces choses qui ne vous ont été données par Notre-Seigneur que pour [252] vous attirer à Son service. Mais à présent il faut mourir absolument à vous-même par la perte des appuis et soutiens. Ne vous entortillez point en vous-même sous prétexte de retenir vos fautes et me les dire. Je vous connais bien plus misérable que vous ne croyez l’être. Vous m’en direz un jour des nouvelles lorsque tout votre fond de corruption se fera voir. Oubliez tout ce qui vous concerne, et vos fautes même, ne pensant qu’à vous outrepasser incessamment.

Vous faites bien de vous unir à moi : Dieu le veut. Vous ne sentirez pas toujours l’union. Elle deviendra plus sèche et pure à mesure que votre fond deviendra plus épuré par la mort de vous-même. Outrepassez-vous donc courageusement, sans regarder vos intérêts spirituels ni temporels. Car il est temps de tout perdre, du moins le sensible, selon votre degré, pour n’agir plus que par la foi et en mort totale, ce qui vous sera très rude durant très longtemps. Mais il faut du courage pour ne se soucier non plus de soi que d’un moucheron.

      1.  32 [361-D.2.96]. Comment faire dans la mort mystique.

Il me semblait hier deux choses : premièrement, que ce qui fait que les communications de mon cœur au vôtre n’ont pas toute leur étendue est parce que vous êtes en attente de quelque chose et aussi que vous mesurez la communication selon le goût que vous en avez. Cela n’est plus de votre degré. Il faut que mon âme vous communique nudité et abandon plus profonds, mais non par le goût aperçu : autrement [268] je vous ferais tort et vous tirerais de votre état. Soyez certaine que ce repos goûté est encore une hôtellerie pour vous soulager dans votre état, et non un état pour vous soulager.

Il faut que tout vous soit arraché. La nature craint et souffrira assurément de ne trouver ni dans la créature ni en Dieu rien qui l’accommode. Cela lui donnera un je ne sais quoi qui fera que tout ce qui n’est pas pour elle, ou rapportant à elle, l’incommodera. L’état des autres, même leur union, leur indifférence, tout cela servira à déprendre cette nature maligne qui a chez vous une délicatesse de malignité incroyable. Soyez persuadée que je vous dis la vérité. Il y en bien d’autres qui vous seront découvertes peu à peu.

Cette humilité et facilité à vous accuser, condamner et à être bien aise que l’on vous dise vos défauts, est un bien qui, lorsqu’il vous sera arraché (comme il le sera sans doute) ne vous laissera qu’une irritation de la nature contre ce que l’on vous dit qui vous improuve. Cela [cette irritation de la nature] [269] vient de deux sources : la première de ce que la nature est si maligne qu’elle se veut toujours cacher lorsque ce n’est plus un principe d’un vertueux amour-propre qui la fait agir. La seconde est l’impuissance où l’âme est de remédier à ses maux surtout lorsqu’elle perd un certain soutien foncier : elle veut toujours voir un motif, un ordre, une fin, une opération, une bonne chose, enfin un petit morceau. Cependant il faut que tout cela soit arraché : je dis tout, sans exception.

Je vois que Dieu vous ménage encore dans cette possession qui vous reste des choses et à la tendance à les avoir : c’est ce qui cause vos peines. Il faut suivre nue un Jésus nu. Ceci s’étend fort loin et comprend bien des choses, qui arriveront sans doute si vous voulez bien vous perdre de vue.

      1.   33 [362-D.2.97]. Dispositions à l’anéantissement.

 [270] Votre lettre, madame, me donne de la joie, y voyant les démarches de la grâce qui conduit votre âme avec une économie admirable. Ce rien pénible et affreux n’est pas sans misère. Vous ne savez pas à quoi vous vous êtes engagée lorsque vous avez consenti à tous les desseins que le Père a eus sur vous de toute éternité. Oh ! que cela aura de grandes et de fortes suites ! Vous avez fait la demande de la mère des enfants de Zébédée : Vous ne savez pas ce que vous avez demandé, mais pouvez-vous boire le calice que mon Père vous a préparé1 ?

L’état d’indifférence est celui dans lequel vous entrerez un jour aussi bien que celui de pur rien. Ce qui vous a été donné n’est que comme un gage de l’état que vous devez avoir un jour. Mais il y aura des morts à passer avant ce temps ! Il est aisé de vouloir bien aller en enfer lorsqu’on n’a rien fait pour le mériter ; mais si vous portiez la réelle [271] expérience de tout ce que vous êtes par vous-même et de ce que vous seriez sans Dieu, oh ! alors l’enfer vous paraîtrait bien terrible ! Cependant j’aime beaucoup cette disposition parce qu’elle m’est un bon augure et comme l’assurance que Dieu vous fera passer par d’étranges abandons. Ce sera alors qu’il ne faudra pas vous reprendre. Mais vous oublierez alors ce que vous avez demandé et éprouvé.

La lumière que vous avez eue du peu d’utilité de nos propres opérations est très bonne ; quand Dieu nous fait entrer dans la voie d’anéantissement, elles nous servent d’obstacles puisqu’elles nous servent d’appui et de soutien, et nous empêchent d’entrer dans le néant. Ensuite de quoi, vos fautes vous brouillent, ce qui fait voir que vous n’avez le néant qu’en lumière et non en réalité. Car une âme bien dans le néant ne se brouille pour aucune faute qu’elle puisse faire, car elle sait que son propre est de faillir. Comment accorder l’indifférence pour l’enfer, la connaissance du peu d’utilité de nos opérations et se brouiller pour ses fautes ?

Vous avez bien d’autre amour-propre [272] que celui dont vous me parlez, que vous ne connaissez pas encore. Il est bon qu’il s’échappe au-dehors pour se faire connaître. Je vous ai déjà dit que dans l’esprit que sont vos sœurs, si vous ne les traitez pas avec fermeté, vous n’en viendrez pas à bout. Votre âme n’est pas encore en état de parler avec fermeté sans sentir quelque émotion. Vous devez négliger cette émotion lorsqu’il s’agit d’une correction nécessaire, parce que vous devez préférer l’utilité de votre sœur à une légère émotion. Lorsque la chose n’est pas nécessaire et que vous pouvez la remettre, attendez que votre émotion soit passée. Ne vous faites point de routine de confession, mais allez-y lorsque vous en aurez le mouvement et le besoin, et dites ce que Dieu vous reproche, et non ce que vous vous figurez être faute. Il vous arrivera souvent d’entrer dans ces troubles lorsque vous donnerez entrée aux réflexions. Il faut tout laisser mourir. Mais lorsque les réflexions vous importunent et qu’elles sont en vous malgré vous, souffrez-les, sans vouloir vous en défendre, car ce que vous faites est une propre action qui vous salirait plus [273] que les réflexions. Vous en aurez souvent de celles-là, à présent et dans la suite, pour vous faire perdre la possession où vous êtes de votre fond. Si vous n’aviez qu’à vous regarder vous-même sans envisager l’utilité de vos sœurs, le conseil de M.… serait admirable, mais dans l’état où vous êtes, je crois qu’il faut les reprendre avec fermeté et suivre le conseil de saint Paul : Courroucez-vous et ne péchez point2. Il viendra un temps que vous direz tout sans courroux ni fâcherie.

L’union que vous avez avec moi ne doit plus être sensible, car elle serait contraire au dessein de Dieu sur vous et l’état où Il vous a fait entrer, qui est de foi, de croix, de mort et d’anéantissement. Si elle produisait autre chose dans l’état où vous êtes, cela ne serait pas de Dieu. Les croix ne sont pas si loin que vous pensez, et vous serez dans la suite une bonne croix à vous-même. Quand Dieu fait entrer dans les croix, elles tombent dru et menu comme grêle. Laissez faire Dieu : Il la fera venir dans son temps. Je vous défends bien de faire des brouillons des lettres que vous [274] m’écrivez. Et ne réfléchissez pas si ce que vous dites de vous est vrai ou non : écrivez simplement les choses comme elles vous viendront à l’esprit, et ne faites point de retour sur vous ni sur ce que vous écrivez. Accoutumez-vous à agir bonnement et simplement.

1 Mt  20, 22.

2 Ephésiens 4, 26.

      1.  34 [365-D.2.100]. Purification de l’amour-propre, etc.

Je vous conjure de ne point réfléchir comme vous faites après que les choses sont faites. Si vous êtes [280] en doute de quelque chose, demeurez-en humiliée, mais ne réfléchissez point dessus pour l’examiner. Allez plutôt du côté de la largeur que du scrupule. Vous devez parler librement et simplement avec N., sans vous gêner comme vous faites. Vous êtes appelée à la liberté des enfants de Dieu, et vous vous donnez des tortures continuelles ! Cela passera.

Il vaut mieux sentir l’amour-propre que de ne le sentir pas : il plaît à celui qui l’ignore et il fait horreur à celui qui le connaît. L’amour désintéressé est un don de Dieu, qu’il faut attendre de Sa bonté et que nous ne pouvons point nous donner nous-mêmes.

Oh ! La bonne lumière qui convainc de la nécessité de vous oublier vous-même, ne réfléchissant ni sur le passé ni sur l’avenir, ni sur le parfait ni sur l’imparfait ! Vous qui aimez d’être parfaite, c’est là la perfection. C’est un chemin qui vous est montré et qu’il faut suivre quoiqu’il vous coûte. Vous y broncherez souvent, car ayant l’esprit aussi réfléchissant que vous l’avez, il faut mourir à toute réflexion, et elles viendront en foule, mais il n’y a qu’à les laisser tomber. [281] L’ouvrage de la mort à soi-même n’est pas assurément si tôt achevé qu’on pense : nous vivons dans toutes les parties de notre corps et de notre esprit, même dans les bonnes et saintes choses. Lorsqu’il faut arracher ces vies, et qu’on s’aperçoit qu’une vie en couvrait une autre, et qu’une mort donne lieu à l’autre, cela surprend. Mais il faut avoir une grande patience avec nous-mêmes et nous persuader fortement que c’est à Dieu de faire cet ouvrage.

Demeurez souple entre Ses mains comme un linge mouillé. Au nom de Dieu, ne vous regardez plus vous-même : ne regardez que votre divin Époux. Lorsque vous L’aimerez comme il faut, il vous sera difficile de détourner les yeux de dessus Lui pour vous regarder vous-même : ils seront si forts attachés à ce divin objet qu’il vous serait presque impossible de vous en désoccuper un moment pour vous voir. Il est bien plus agréable de ne voir que Lui que de voir ce vilain soi-même : laissez-le là. La besogne en sera bien plus tôt faite. Quand sera-ce que vous ne connaîtrez plus rien en vous, ni bien, ni mal ? Allez librement, courez, sans vous amuser [282] à voir les haies qui bordent le chemin. Crottez-vous plutôt un peu et ne vous arrêtez pas. Bon courage ! Tout ira bien. Allons notre chemin et ne pensons plus au passé. Laissez -là ce vilain amour-propre : courez après le divin Maître, et ne retournez pas la tête pour une fausse sagesse, si vous ne voulez devenir statue de sel.

Vous vous expliquez fort bien et je vous entends à merveille. Il n’y a que la fin de votre lettre qui ne vaut rien, où vous dites que vous craignez d’avoir menti en expliquant vos dispositions : puisque vous ne le savez pas et que c’est une chose fort éloignée de votre naturel, votre crainte ne vient que de votre retour sur vous-même et par conséquent est vilaine. Vous avez cependant menti effectivement, car vous avez dit que vous ne réfléchiriez plus tant sur vous, et vous ne faites autre chose ! Il faudra bien retrancher tout cela, mais peu à peu. Vous êtes comme ceux qui font dessiner un bâtiment et qui le croient fait. Vous voyez en raccourci le dessein de votre édifice intérieur : laissez-le bâtir au grand Architecte. Il faut [283] des coups de ciseau et de marteau, il s’élève beaucoup de poussière, mais tout sert. Rien n’est plus laid qu’une maison qu’on bâtit, et elle n’est propre que lorsqu’on cesse d’y travailler. Si un homme se mettait en tête de nettoyer à mesure que les maçons salissent, ne perdrait-il pas sa peine, et son travail ne serait-il pas ridicule ? On lui dirait : « ou cessez de bâtir ou laissez achever l’ouvrage » : tout sera propre et rangé.

      1. 35 [375-D.3.51]. Construction divine du vrai intérieur.

Je suis toujours fort ravie, monsieur, quand je reçois de vos nouvelles, remarquant le progrès de la grâce en vous. Tous ceux qui commencent de se donner à Dieu travaillent d’abord à la composition extérieure, et cela est nécessaire pour régler les sens et les mettre dans une certaine assiette où ils n’interrompent pas l’opération que la grâce veut faire au-dedans ; mais comme cet ouvrage est de la main de l’homme, sur lequel il croit devoir poser les fondements d’une vie vertueuse, où il met tout son appui et où il s’attache très fortement, Dieu, qui veut faire un ouvrage bien plus merveilleux au-dedans, quoique caché aux yeux des hommes, renverse cet édifice que nous avons bâti nous-mêmes  et n’en laisse pierre sur pierre, afin d’en édifier un autre qui ne soit point bâti par la main des hommes. Plus l’édifice que l’on veut détruire est élevé, plus sa destruction est difficile, plus on voit de dégât et de poussière quand il est détruit. Ces pierres si bien rangées et qui faisaient le plaisir de la vue lorsque l’édifice était entier et rempli d’ornements, deviennent un chaos de matériaux épars et confus. Celui qui voit abattre ainsi sa maison se plaint beaucoup et croit qu’on lui a fait un grand dommage, et d’autant plus qu’il ne paraît pas que l’on rebâtisse l’édifice détruit. Mais qu’il prenne courage et qu’il attende en patience : il verra la main de Dieu en faire un autre tout différent. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que ce même bâtiment paraît rester longtemps et toujours de la même manière, et l’on ne voit point qu’on se serve des mêmes matériaux et qu’on les mette dans un autre ordre. Mais il arrive tout à coup qu’on lui donne comme d’autres yeux, qu’on le mène dans de profondes cavernes : là, il trouve un édifice charmant, auquel il lui est permis d’habiter avec le divin Architecte.

Comme il n’y a rien dans la nature qui ne nous prêche l’intérieur, je crois que tous ces beaux palais enchantés que l’on trouve dans la fable après avoir traversé des cavernes obscures, ces souterrains si merveilleux que personne ne peut trouver par soi-même que celui à qui le secret est découvert, sont bien la figure d’un véritable intérieur. Rien ne paraît plus simple au-dehors. On couvre ces riches souterrains de vile poussière afin que personne ne puisse découvrir le trésor qui y est caché : c’est ainsi qu’en use le Seigneur pour dérober Ses grâces aux yeux des passants et à nos propres yeux. Il est bien permis de demeurer dans ces lieux admirables avec le Maître qui les a produits, mais non pas de s’en rien approprier. Celui qui voudrait se glorifier d’un pareil trésor et le dérober à Celui à qui il appartient, sera chassé dehors comme un voleur.

Vous pouvez faire vous-même l’application de tout cela et voir l’économie de la grâce dans l’âme du juste. Mais à peine, en cent mille, y en a-t-il un qui veuille bien laisser détruire cet édifice bâti de leurs propres mains : ils tâchent, à mesure qu’on l’abat, d’y remettre quelques pierres et de le raccommoder, et souvent toute la vie de l’homme se passe à rajuster ce que Dieu veut détruire. Mais quand nous avons assez de courage pour, par un abandon total, laisser faire à Dieu en nous et de nous ce qu’il Lui plaît, nous parvenons à notre fin par ce qui paraît détruire en nous ce qui conduit à cette même fin.

Donnez-vous donc bien de garde de mettre la main à l’œuvre du Seigneur. Demeurez le plus passif que vous pourrez et soyez résolu à ne vous plus compter pour rien. Alors vous direz avec le Prophète : Vous m’avez élevé jusqu’aux nues et puis Vous m’avez brisé tout entier1. Il y a dans l’Écriture quantité de belles figures de ceci, dont j’espère que Dieu vous donnera l’intelligence. Il ne faut pas s’étonner si, lorsqu’on veut noyer quelqu’un, on lui ôte les appuis qui le tenaient sur l’eau : on ôte d’abord les plus grossiers, et puis les plus subtils, en sorte que, n’ayant rien où se prendre, il faut tomber insensiblement dans cette mer immense de l’amour divin, amour tout pur, qui n’a nul égard pour soi-même,  ce qui ne s’opère que par l’abandon.

Tenez-vous donc heureux, mon cher F [ils], de ce que Dieu commence à détruire ce que vous aviez bâti. Souvenez-vous qu’Oza ne fut frappé que parce qu’il avait voulu soutenir l’Arche2. J’espère que Dieu achèvera en vous l’œuvre qu’Il a commencée. Vous m’êtes bien cher en Notre-Seigneur. Soyez toujours bien fidèle à l’oraison. Quand même vous n’y trouveriez rien qui pût vous satisfaire, ne laissez pas de poursuivre votre route, et vous arriverez enfin par elle.

1Ps. 101, 11.

2II Rois, 6, 6-7.

      1. 36 [385-D.3.67]. Voie de perte et de mort à toutes choses.

 [276] Il est vrai, madame, que vous ne pouvez faire autre chose à présent que de consentir au dessein de Dieu sur vous pour la perte, et entrer en même temps dans ce dessein selon les occasions qu’Il vous en donnera pour vous dénuer de plus en plus, et pour vous perdre enfin dans toute l’étendue qu’il Lui plaira, sans vous arrêter à nulle considération quelle qu’elle soit. Vos nouvelles infirmités serviront beaucoup à vous perdre, en deux manières : premièrement, en vous servant de couverture pour ne point faire certaines [277] choses que vous faisiez par bienséance, et dont Dieu vous dépouillera insensiblement ; (puis par) le dégoût qui est une certaine répugnance foncière (à les faire), contre laquelle vous connaîtrez bien que vous ne sauriez aller sans faire une infidélité. Votre disposition ne porte pas que vous [vous] attendiez à une impuissance entière pour ne point faire les choses ; cela ne sera point en vous, parce que vous n’êtes point conduite par rien d’extraordinaire, mais par une manière simple et toute naturelle, qui fait tomber comme tout naturellement dans ce que Dieu veut, en sorte qu’on ne sait plus si l’on se procure soi-même les choses, ou si elles viennent de Dieu. La perte en est plus grande, car celui qui est conduit par les violences et impuissances absolues, est soutenu par cela même qu’il croit se perdre et qu’il ne peut douter que ce ne soit Dieu qui fasse sa perte, ce qui fait que les âmes ne se perdent jamais tout à fait et qu’elles n’ont qu’une ombre de perte, et non une perte réelle.

Il n’en est pas de même des âmes qui sont conduites comme vous l’avez [278] été, et comme vous le serez jusqu’à la fin de votre vie : plus la perte avance, plus il leur paraît que c’est une mauvaise perte, et qu’ils la font eux-mêmes ; que c’est un état tout commun, et où il n’y a rien de divin, car autant que vous avez été soutenue dans la voie par les assurances que l’on vous donnait que votre état était de Dieu, autant faut-il, pour vous perdre, que, loin d’avoir des assurances que votre voie est de Dieu, vous soyez comme assurée d’avoir perdu votre voie et que celle où vous marchez est toute naturelle. Je dis « comme assurée », car ou vous serez dans l’oubli ordinaire de ces choses, et ce sera votre état le plus ordinaire ; ou lorsque vous l’envisagerez, et que vous y trouverez toutes les marques d’une perte réelle, vous ne pourrez, en sondant votre fond, porter un jugement positif pour être assurée que votre état soit bon ni mauvais : la résignation vous le fera croire bon, et cela jusqu’à ce que la perte soit si avancée que vous ne puissiez plus vous regarder.

[278] Lorsque je dis « vous oublier », je n’entends pas que vous cessiez d’écrire, [279] ni de demander les choses dont vous auriez envie : non. Ne craignez pas que les gens d’expérience vous servent de soutien, si ce n’est pour des moments, afin de vous faire toujours plus perdre. Mais ce que j’appelle « oublier », est ne jamais envisager volontairement comme vous êtes ou n’êtes pas. Lorsque l’on écrit ou que l’on parle de ses dispositions avec une personne de confiance, cela se fait par le mouvement de Dieu comme si une personne ouvre son cabinet à son ami : ce n’est pas une réflexion recourbée sur soi en nulle manière. De plus, il faut suivre l’instinct intérieur, qui est en vous (aussi bien qu’en moi) presque imperceptible, et non formé et fixe, de sorte qu’il faut une grande et très grande fidélité pour suivre cet instinct, si léger qu’il ne peut presque passer pour tel : c’est plutôt marcher à tâtons que suivre un instinct. Et cela ira de telle sorte que la même chose que vous avez faite par abandon et instinct, si vous la regardez le moins du monde, votre vue vous persuadera que vous n’avez rien fait qui vaille.

[280] Je crois que plus on est conduit par la même voie, plus on a de liaison. Une marque que ce que l’on nous dit est conforme au dessein de Dieu sur nous, c’est lorsque cela entre par le fond, et que Dieu donne cette liaison intime. Cependant, dans la suite, lorsque l’on se regarde par infidélité, Dieu permet que l’on ait quelquefois des mouvements d’aversion et de dégoût pour les personnes qui aident, afin de perdre davantage ; mais cela ne divise pas, et il ne sert qu’à cimenter l’union.

L’état où vous êtes, sans goût et sans répugnance, est l’état naturel où vous devez être. Cependant, je crois qu’il vous sera donné une légère répugnance pour ne plus faire certaines choses, laquelle vous paraîtra plutôt (comme vous l’exprimez en quelque endroit) un amour de la fainéantise et du repos qu’une répugnance à faire les choses. Demeurez dans cet état, qui est un repos de cessation, et non comme autrefois, un repos goûté, un repos nourrissant : cela n’est plus de saison pour votre âme. Je crois qu’il vous faut tout sacrifier, avancement, [281] déchet, mort, perte. Car si nous n’envisageons la perte et la mort que comme un avancement, cela ne serait plus tel, et ce serait pour vous un soutien. Il en faudra peut-être venir à ne plus rien espérer pour vous dans l’intérieur, et c’est alors que la cruauté de ceux qui aident est fort utile. Si Dieu n’avait pas voulu vous faire mourir, Il ne vous aurait pas donné instinct de vous adresser à cette misérable ennemie de la vie. Mais quoi qu’il en soit, la mort ne s’opère pas par la vie intime de grâce, mais par une vie qui paraît naturelle, et qui semblait éteinte il y avait longtemps, car comme la vie de grâce a fait mourir la vie de nature, il faut qu’avec l’apparence d’une vie toute naturelle, Dieu fasse mourir en vous cette vie qui paraît de grâce, et qui l’est en effet pour être Lui-même votre vie.

La séparation de votre fond et de vos sens se fera toujours de plus en plus jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun commerce entre eux ; et lorsque cela sera, vous serez dans une entière dureté sur vous-même dans vos défauts apparents, parce que le [282] fond n’y prendra plus de part et les regardera comme étrangers. Car il faut qu’après la perte de la volonté propre, la conscience se perde aussi1, parce que la conscience n’est autre chose qu’un discernement qui se fait, dans le fond, du bien et du mal : la volonté embrasse avec précipitation ce qui lui plaît ; cela n’est pas plus tôt fait que ce juge condamne ce qui est condamnable. Mais lorsque la division est entière, la conscience est dure comme un rocher, parce qu’il ne peut rien entrer en elle que par l’entremise de la volonté, qui, ne prenant plus de part à rien, ne lui fournit plus d’objets à approuver ou à condamner. C’est ce qui fait que les âmes mortes entièrement ne peuvent se confesser2 qu’avec bien de la peine, et il y a longtemps avant cela que l’on ne le peut presque faire si l’obéissance n’y oblige. Je vous en dis la raison, qui est causée par l’impureté de la réflexion, [283] et parce que nous voulons juger nous-mêmes de ce qui est jugement de Dieu seul.

Dieu vous fera entrer peu à peu dans ce qu’Il voudra de vous ; nous ne ferons autre chose, s’il Lui plaît, que de seconder Sa conduite toute sage et divine, et nous ne la précéderons pas. Il ne fait rien dire, quoiqu’Il paraisse quelquefois anticiper, qu’Il n’ait dessein de nous le faire expérimenter dans un temps ou dans un autre. La même raison, qui fait que les fautes ne sont pas volontaires, est celle qui empêche que les embarras ne vous retirent de votre unité. Le même fond, qui est invulnérable au péché, l’est à tout autre chose, quelle qu’elle soit ; et cela est d’autant plus que la division est plus entière. Cela vient à tel point que l’âme arrive dans un état de confirmation qui lui paraîtrait quasi d’une impeccabilité, parce que l’on n’a plus ni action, ni pouvoir, qui sont deux choses différentes.

Comme le dessein de Dieu est d’avancer votre perte en Lui, les bonnes et saintes choses doivent augmenter cet état. C’est vraiment le bonheur [284] de l’âme lorsqu’elle est assez avantagée de Dieu pour qu’Il opère en elle la mort totale et la division parfaite, car quel plus grand bonheur que celui de ne se plus voir, sentir, ni connaître, et d’être comme invulnérable à tout ? Quelque sublime que soit un état, il est toujours sujet à la peine tant qu’il est sujet au sentiment. Vous êtes comme suspendue, parce qu’il n’y a rien sur la terre pour vous, et que vous n’êtes pas encore assez purifiée et anéantie pour être pleinement reçue en Dieu.

L’état d’oisiveté vous est fort utile pour bien des raisons, dont vous en dites quelques-unes, quoique vous ne disiez pas tout. Songez que non seulement votre esprit est vif, mais qu’il aime l’ordre. La raison, et le bon sens sont forts en vous ; c’est pourquoi Dieu vous veut tirer par toutes manières de cet état d’ordre, qui était parfaitement bon dans la voie où vous étiez, et qui est fort utile tant que l’on se possède ; mais on ne perd pas plus tôt la possession de soi que l’on perd toutes ces choses. Dieu ne vous perdra pas par des choses extraordinaires, [285], mais par des choses qui choqueront votre raison que vous verrez telles qu’elles sont.

O que je vois de choses qui vous seront ôtées peu à peu ! Mais il ne m’est pas permis de les dire à présent. À mesure que Dieu vous y fera passer, Il vous fera tout dire : Prenez courage, car il y a encore du chemin à faire3. Soyez fortifiée par le pain : il vous est nécessaire à présent ; communiez tant que vous pourrez, et que ce soit aussitôt que vous serez levée, c’est-à-dire avant toute affaire, afin que votre santé n’en souffre point. Communiez sans goût, avec peine, et peut-être avec répugnance, il n’importe ! Il faut faire un grand chemin. Ô le grand chemin que je découvre ! Il faut du cœur, mais que dis-je ? il ne faut que la dureté pour vous-même. Lorsque vous n’avez pas un particulier mouvement d’écrire de vos dispositions, ne le faites point ; je vous connais mieux que je ne le puis dire : cela vous empêcherait de vous oublier.

1 Il s’agit d’une perte par laquelle on laisse tout et soi-même à Dieu, qui désormais deviendra le tout d’une telle âme. (Dutoit).

2 Voyez sainte Catherine de Gênes en sa Vie chap. 33 et 44. (Dutoit).

3I Rois 19, 7.

      1.  37 [386-D.3.70]. Oraison sans action des puissances.

C’est une imperfection, dans l’état où vous êtes, de vouloir agir, même par la foi, pour voir si vous êtes devant Dieu ou en Dieu. Votre oraison est telle qu’elle doit être, elle doit devenir toujours plus nue, et même à la suite se perdre tout à fait. Votre lumière est très fidèle lorsqu’elle vous découvre qu’il y a de l’imperfection et de l’infidélité de chercher, même indirectement, de l’appui et de la consolation.

Le calme qui vient sur la fin de votre oraison n’est point, comme vous le dites, une touche, ce qui serait un état inférieur au vôtre, mais c’est un petit écoulement de ce fond perdu qui se répand sur la volonté, qui n’éclaire pas, mais qui fait goûter. Et c’est comme une espèce d’assurance que l’âme, malgré la nudité de son oraison, ne laissait pas d’être appliquée à Dieu. C’est un effet aperçu de la Cause inconnue qui est toujours en vous.

Si vous agissiez présentement par les puissances, vous empêcheriez le centre de se perdre et vous arrêteriez l’écoulement du fond sur les puissances. Il faut agir par les puissances lorsque la grâce est toute dans le sensible, parce que, par cette simple action, vous la faites comme enfoncer dans les puissances ; mais lorsque l’état devient nu et commence à gagner le fond, il faut nécessairement cesser toute action des puissances, afin que le pur centre s’écoule sur les puissances et que les puissances reçoivent passivement ce qui leur est donné pour cela ; si elles agissent, elles s’opposent à la grâce et empêchent son action.

Tout ce qui se répand du centre à présent en vous ne doit point être lumineux, mais savoureux, tout tombant dans la volonté qui n’a ni connaissance ni souvenir. Vous ne sauriez trop vous laisser dénuer dans l’état où vous êtes : ne faites rien pour retenir cette faveur, mais que votre abandon supplée à tout.

      1.   38 [388-D.3.73]. N’aimer que Dieu. S’en laisser détruire.

 [305] Il faut que votre état soit comme il est, et qu’il augmente même, car il ne faut pas qu’il reste pierre sur pierre qui ne soit détruit ; et ce temple, bâti de la main des hommes, sera renversé du fond en comble, afin qu’il y en ait un qui ne soit pas bâti de la main des hommes, mais de la main de Dieu. Dieu semble ne donner les vertus que par leur contraire. Ô que vous goûterez de bonheur lorsque cet hiver sera passé ! Mais il sera rude,  car Notre-Seigneur me le fit comprendre. Mettez-vous au-dessus de vous-même pour entrer dans une généreuse perte de tout intérêt propre. La foi et l’espérance deviendront d’autant plus fortes en Dieu même que vous les perdrez toutes en vous pour ne les posséder qu’en Dieu.

Je serais fort fâchée que vous puissiez croire que cet état est surnaturel : [306] vous trouveriez en cela un appui dans votre perte. Non, il faut que vous croyiez qu’il est naturel, et que cependant vous vous y abandonniez à Dieu sans réserve, que l’insensibilité pour vous-même devienne toujours plus forte. Plût à Dieu qu’elle fut telle que, quand vous vous feriez horreur à vous-même, vous ne puissiez en avoir de peine, et que vous eussiez d’autant plus de haine pour vous-même que Dieu semble vous précipiter plus fortement. Dieu ne laisse pas de vous tenir de Sa main, quoiqu’Il semble vous abandonner. Si vous étiez ou possédé ou obsédé, votre état serait moins pénible, mais aussi serait-il moins détruisant, et par conséquent moins purifiant ?

Je veux pourtant que vous ayez quelques jours de relâche, et que le soleil retourne pour quelques moments sur votre hémisphère. Ah ! si vous étiez assez courageux pour porter la continuité de cet état sans soulagement, et si cette mort pouvait être sans un instant de vie, combien serait-elle et plus prompte et plus heureuse ! Mais si la faiblesse est trop grande, je prierai [307] l’Époux sacré de mon âme de vous donner quelque confortatif. Je ne le ferai pourtant qu’à regret, voyant combien il vous est avantageux que cela soit autrement. Si une personne était condamnée à mourir de faim, et que, lorsqu’elle serait prête à expirer, on lui donna un restaurant, n’est-il pas vrai que ce serait allonger son supplice tout autant que l’on ferait cela ? Parce qu’en allongeant sa vie, on lui ferait traîner une vie mourante. Comme nous portons tous en nous-mêmes la cause de notre mort, et que peu meurent d’une manière extraordinaire, il en doit être de même de la mort intérieure : le désordre de notre propre tempérament est ce qui la cause.

Ayez donc du courage, et laissez-vous perdre jusqu’à l’infini : ce sera dans votre perte que vous trouverez votre vrai repos. Mais quoi ! être insensible et dur à sa perte ? Oui, il faut trouver votre bonheur dans votre malheur : il faut devenir un rocher. Si vous lisiez le livre des Rois, vous y trouveriez de la consolation, mais peut-être ne pouvez-vous plus lire ? Laissez tout périr, au nom de Dieu, [308] et ne retenez rien volontairement. Il faut que l’on vous ôte toutes les marques de votre esclavage avant que de vous faire entrer dans la parfaite liberté. Cet état vous sera plus utile que vous ne pensez.

Je ne prétends pas retrancher mes lettres à votre égard si elles vous sont utiles. Je souhaite que celle-là vous donne un peu de vie, et vous soit comme le pain cuit sous la cendre1 de l’humiliation et affliction qui fût donné au Prophète Élie, car je vous assure que vous avez encore un grand chemin à faire. Je souhaite que vous puissiez marcher quelque temps dans la force de cette viande que Dieu vous présente par mon ministère.

Tâchez de mourir à la curiosité dans ce que vous lisez, car si vous voulez nourrir l’esprit par le désir de savoir, vous ferez mourir votre cœur, lui ôtant sa nourriture et sa vie ; c’est dont j’ai ordre de vous avertir. Et ne vous servez pas du prétexte de vos emplois où vous êtes : soyez persuadé que vos efforts seront vains. Laissez-vous [309] vider de tout ; et lorsqu’après un vide général, il plaira à Dieu de vous remplir de Son infusion divine, ce sera alors que, la vie vous étant communiquée, il vous sera donné de la communiquer aux autres ; c’est ce que le Maître a donné pour vous.

1I Rois 19, 6. 

      1. 39 [390-D.3.75].

Au nom de Dieu, demeurez dans votre paix et dans votre abandon, car je vous assure que vous n’en sortirez pas plus tôt que vous en sentirez du reproche, et que vous verrez que vous aurez fait une infidélité. Je suis assurée qu’il n’y a pas en vous une disposition que je ne sente. [318] Je savais que vous n’étiez plus comme vous dites, mais cela reviendra ; vous n’en serez pas quitte à si bon marché : Dieu vous aime trop pour cela. Ô si vous saviez ce qu’Il me fait connaître de Ses desseins, vous vous estimeriez plus heureux dans vos misères que si vous possédiez tous les trésors du monde !

Je vous enverrai N.… quand il vous plaira, mais si vous aviez assez de force pour mourir à cette consolation, que je vous aimerais, et que vous vous en trouveriez bien ! Si vous saviez le bonheur de mourir entre les bras de son Sauveur lorsque l’on n’attend point d’autre salut que de Lui seul ! C’est une grâce inestimable. Ô si vous saviez vous sacrifier à Lui sans réserve, que je serais heureuse, parce que mon cœur trouverait en vous sa félicité ! Mais je veux compatir à votre faiblesse, car je veux vous contenter, et que vous jugiez vous-même, par votre propre expérience, combien l’abandon vaut mieux que toutes les assurances. Entrez dans le parti de Dieu contre vous même. Vous voulez être beau, et Dieu prend plaisir à vous enlaidir. Dites-moi simplement si ce que je vous écris fait quelquefois impression sur votre esprit et sur votre cœur.

Il faut que je vous dise quelque chose. Notre-Seigneur, après m’avoir fait les plus grandes grâces, prit plaisir de me tout ôter, et Il me fit mon jugement, outre qu’Il m’ôta si fort tout le bien que j’avais fait qu’il n’en restait plus. Il examina et éplucha tout de telle sorte que des vertus qui m’auraient fait canoniser si je fusse morte il y a seize ans, me paraissaient des monstres effroyables. L’intelligence me fut donnée de ce passage : Les montagnes s’évanouissent devant la face du Seigneur, devant la face du Dieu de Sinaï1. Ces montagnes sont toutes les vertus dont l’âme se trouve ornée ; mais Dieu ne paraît pas plus tôt Lui-même que toutes ces justices disparaissent et paraissent des ordures. Je me trouvais alors nue de tout bien, et ne voyais que le néant et le péché, et j’aurais voulu être écrasée pour ne plus paraître devant Dieu en cet état. Ce passage : Montagnes, [320] tombez sur nous2 ! me paraissait me convenir extrêmement. Cependant il me fallait mourir, et mourir en cet état. Je fus cinq semaines entre la mort et la vie, et réduite à tel état que je ne pouvais articuler une parole ; et quelque près que l’on approchât de moi l’oreille, la faiblesse était telle que l’on ne me pouvait entendre. Il me fallait mourir, et mourir sans secours, sans personne qui m’entendît en cet état. Je m’immolai en sacrifice à la Justice, je me jetai entre les bras de mon Sauveur, et j’entrai en complaisance de voir que je Lui devais tout, car Dieu m’avait tellement tournée contre moi que je ne voyais non seulement aucun bien, mais tout le bien me paraissait devant Dieu des ordures et des saletés.

Mandez-moi simplement si vous comprenez les choses que je vous écris, et si vous avez le goût assez délicat pour pénétrer la conduite de Dieu, et comment Il use de Son autorité, comment il y a des âmes de qui Il tire une gloire singulière, et qu’Il se sert de moyens singuliers pour cela. Pénétrez-vous un peu la pureté de la [321] lumière, et comme elle va chercher ce qu’il y a de propriété la plus cachée dans le cœur de l’homme pour l’en tirer ? Ô que si vous avez assez de courage pour vous laisser en la main de Dieu, que vous découvrirez de choses, que vous en pénétrerez, et que vous saurez bien, étant rempli du divin Emmanuel, réprouver le mal et choisir le bien ! L’état de misère ne durera pas toujours : la joie suit la douleur. J’aime bien votre état ; soyez bien petit, je vous prie. Ô si vous connaissiez bien cela, vous en seriez charmé ! c’est à quoi vous êtes destiné, je vous en assure.

Je veux vous obéir aveuglément3. Je vous assure que je ne passerai pas la moindre chose de ce que vous m’ordonnez, car Notre-Seigneur me donne, avec Son état d’enfance, la soumission d’un enfant.

1Ps. 97, 5 ; Ps. 68, 9.

2Apoc. 6, 16.

3 Lettre adressée au « tuteur », le duc de Chevreuse.

      1. 40 [395-D.3.84]. Désappropriation, foi, lumière et ténèbres.

J’ai reçu, ma très chère sœur, votre lettre avec plaisir, y remarquant les bontés de Notre-Seigneur en votre endroit, quoiqu’elles vous paraissent à présent plus cachées. Ô chère sœur, la grâce nous trompe souvent et, afin de nous donner Dieu, elle paraît nous abandonner elle-même. Vous avez vécu dans l’abondance, dans l’amour et dans la présence de Dieu : il vous faut à présent vivre de Dieu même dans la pure foi. Dieu a pris plaisir durant bien du temps de vous enrichir de Ses dons, et Il veut à présent vous en dépouiller pour vous revêtir de Lui-même. Ce que vous croyez perte est un grand gain. Ne croyez donc pas être plus [363] mal : au contraire, laissez vous ôter tous les dons de Dieu, et ne vous y opposez pas. Laissez-Le reprendre ce qu’Il vous a donné, et Il sera Lui-même le remplacement de tout.

Mais, me direz-vous, je deviens toute naturelle. N’est-ce pas ce qu’il faut ? Ô chère sœur, l’horrible chose qu’une créature nue et dépouillée des dons et grâces de Dieu ! La vue en est capable de faire frémir. Cependant, cette créature ne peut être revêtue de Dieu même que par cette nudité. C’est pourquoi, lorsque Dieu veut prendre possession d’une âme, Il en use de cette manière, car la créature est si pleine d’amour-propre que, si Dieu ne prenait ce procédé, elle s’opposerait toujours à Ses desseins. Les grâces et dons de Dieu ne servent qu’à la rendre plus amoureuse de sa propre excellence ; et Dieu qui voit cela, commence à la dépouiller de Ses dons. L’âme qui n’est pas instruite de cela, s’afflige, croit devenir plus mauvaise, et que c’est de nouveaux péchés qu’elle commet ; ce n’est nullement cela, mais c’est que Dieu ôtant ce qui était Sien, [364] il ne reste plus que ce qui est nôtre, et alors nous éprouvons ce que nous sommes.

Que faut-il donc faire ? C’est de se laisser dépouiller avec plaisir, et être ravi que Dieu prenne ce qui est Sien. C’est l’amour-propre qui crève de sentir et connaître ce qu’il est ; et au contraire, il faut voir avec complaisance que toute perfection étant en Dieu, elle y doit retourner. Si nous étions bien vides de nous-mêmes, nous n’aurions pas de peine de voir nos misères, et après avoir détourné notre volonté de leurs affections, nous ferions notre plaisir de l’abjection qu’elles nous causent. C’est cette abjection qui nous fera pourrir, comme Job, sur notre fumier, jusqu’à ce que Dieu nous en tire Lui-même. Demeurez donc comme vous êtes, et demeurez en paix.

Mais le moyen de souffrir en paix des choses qui paraissent effacer Dieu de chez nous ? Non, chère sœur, il n’en efface que l’image (apparente), et il y imprime la réalité. Mais ceci est si peu connu que l’on consume sa vie à vouloir faire ce que Dieu détruit, et l’on n’y réussit pas. Au nom [365] de Dieu, laissez-vous en proie à toutes les misères, qui ne feront que vous anéantir si vous les portez avec paix, confiance et humilité. Je ne sais pourquoi je vous dis ceci. Prenez-le comme Samson fit le miel de la gueule du lion mort2 et priez pour nous.

Pour ce qui regarde notre union, ne vous ai-je pas dit qu’elle sera toujours la même en Dieu, indépendamment des lieux et des temps ? Ainsi donc, laissez vous conduire : Dieu sera toujours le maître, et Il saura bien changer les choses quand Il le voudra.

Pourquoi avez-vous de la peine de mes croix ? Hélas, chère sœur, elles ne le sont que dans l’apparence ; n’en ayez donc point de peine, et laissez-moi être le jouet de la Providence. Quand il ne me reviendrait pas d’autre avantage de tout ceci que cela, ne serais-je pas trop heureuse ? Je serai donc ici pour y recevoir les coups ou de la justice, ou de la miséricorde : [366] ils me seront également doux, venant d’une même main. Ainsi, vous voyez qu’il n’y a nulle apparence que je m’en retourne. On crie contre moi, mais je ne saurais qu’y faire. Je suis en repos et contente, non de mon contentement propre, mais de celui de Dieu.

2 Juges 14, 8-9. 

      1. 41 [399-D.3.88]. Foi passive et nue. Abandon.

La foi passive est cette onction savoureuse qui pénètre l’âme et lui ôte toute envie de discourir avec Dieu, l’invite au silence, si bien qu’on ne peut plus opérer, mais aimer et se taire, goûtant un plaisir et une suavité plus grande que je ne puis dire, les uns plus, les autres moins. La foi nue succède à cet état et dépouille l’âme de ce qu’il y a de sensible, de distinct, et d’aperçu dans l’état, commençant par ôter le sensible, et ensuite le distinct, puis l’aperçu, qui est le dernier qui se perd. Cette foi nue dépouille l’âme peu à peu de tous dons, de tout soutien, de tout appui, afin que l’âme, par un abandon d’état, n’ait plus rien que Dieu seul et Sa volonté souveraine inconnue, à laquelle elle s’abandonne d’autant plus fortement qu’elle perd tous les soutiens créés.

La première foi est toute dans les dons créés, quoique relevés beaucoup par la grâce, mais comme tout se reçoit dans la capacité propre de la créature, ces mêmes dons qui, en Dieu, sont Dieu, dans la créature deviennent créature bornée et rétrécie, et souvent participants à son impureté, car ce qui est reçu en nous, est moindre que nous, comme une chose renfermée dans une autre est de moindre étendue que ce qui la renferme. La foi passive de jouissance et de lumière retient l’âme en elle-même : c’est ce qui fait le fort recueillement que vous avez dans le commencement et un long temps.

Mais la foi nue dépouille l’âme de toutes ces choses et [376] en la faisant sortir d’elle-même par le dénuement de tout ce qui la retenait et arrêtait en elle-même, par la perte de tous dons créés, quelque sublimes qu’ils paraissent, elle conduit insensiblement en Dieu même, car en perdant tout le créé, l’on tombe infailliblement dans l’incréé.

La première foi travaille à orner et embellir son sujet incessamment ; c’est ce qui fait que les âmes de cet état paraissent des saintetés consommées à ceux qui ne sont pas éclairés de la divine lumière, et qui ne connaissent point d’autre voie. La foi nue dépouille l’âme et la vide de tout ce qu’elle avait reçu dans la foi savoureuse, et la défigure si fort, la rend si nue, si affreuse, si hideuse, qu’elle se hait autant qu’elle s’était aimée et admirée. C’est pourquoi elle perd peu à peu l’amour d’elle-même et les propriétés, perdant les choses qui la rendaient propriétaire ; et en perdant tout de cette sorte, elle s’anéantit peu à peu, et Dieu prend la place, et remplit son vide et son néant, de sorte qu’en perdant tout, on trouve tout. Mais le malheur des âmes est [377] qu’en voulant conserver quelque chose, on perd l’incréé pour vouloir avoir le créé, et l’on quitte le donateur pour les dons, le Seigneur des vertus pour les vertus propriétaires.

Il est certain que l’abandon fait ce que vous dites, qui est d’adoucir toutes les peines, parce qu’il n’y a qu’une chose qui nous cause de la peine, c’est la propre volonté, qui répugne à ce que Dieu fait ; mais sitôt que par l’abandon nous nous conformons à Dieu, les peines sont des plaisirs. Et cela vient peu à peu ; à force de s’abandonner et de se résigner, on devient uniforme, et d’uniforme, transformé dans la volonté de Dieu, en sorte que l’on perd si fort en Lui toute volonté que l’on n’en trouve plus.

C’est pour faire perdre toute volonté, même des choses meilleures, et pour rendre l’âme souple et pliable à toutes les volontés de Dieu qu’Il lui fait passer les états que vous éprouvez. Elle devient après cela si morte et si indifférente qu’elle ne peut plus vouloir ou ne vouloir pas. Ce n’est pas dans l’abandon que l’amour-propre se trouve : au contraire, c’est dans la [378] résistance. Ayez donc bon courage, je vous en prie, car Dieu vous aime et vous a choisie entre une infinité d’autres pour vous faire être à Lui sans nulle réserve, et vous faire être Sa victime. Il vous choisit pour Lui, et non pas pour Ses dons ; Il veut Se sanctifier en vous, et non que vous vous sanctifiez vous-même. Il vous a choisis pour lui être un peuple particulier, son royaume sacerdotal, son propre acquêt1 et la demeure qu’Il s’est choisie Lui-même. Ce qui fait le bonheur des saints dans le ciel est la conformité à la volonté de Dieu, sans quoi le paradis même leur deviendrait plus insupportable que l’enfer, selon le témoignage même de l’Écriture. Lorsqu’il faut que les damnés paraissent devant Dieu, ne s’écrient-ils pas : Montagnes, tombez sur nous! Ce qui leur fait tout le tourment de l’enfer, est la rébellion de leur volonté à celle de Dieu, sans quoi, l’enfer leur deviendrait un paradis. Tenez-vous donc heureuse d’être abandonnée, et vous serez d’autant plus heureuse dans [379] les plus grands malheurs que vous serez plus abandonnée à Dieu.

Il ne nous faudrait que très peu de temps pour rentrer dans notre premier principe et notre dernière fin si nous savions nous résigner parfaitement. Ce qui allonge si fort le chemin, et ce qui fait que presque tous les hommes demeurent arrêtés, c’est que chacun veut quelque chose de particulier, soit dans la nature, soit dans la grâce ; et nul ne sait se contenter de ce qu’il a et de ce qu’il est. Ne désirez jamais que ce que vous avez, soyez contente de ce qui vous arrive, quel qu’il soit ; supportez par abandon toutes les misères spirituelles, corporelles, et temporelles. Résignez-vous pour l’avenir, pour le temps et pour l’éternité. Ne mettez aucunes bornes à votre abandon, n’ayez aucunes réserves avec Dieu, et vous éprouverez dès cette vie une parfaite félicité puisque vous serez même contente de ne point éprouver cette félicité.

Demeurez dans cette indifférence parfaite : vous souffrirez moins qu’un autre de la perte totale, parce que vous tenez moins qu’un autre et [380] n’êtes pas beaucoup propriétaire. Vous avancerez aussi davantage, car à mesure que vous serez plus résignée, Dieu vous ôtera tous les obstacles qui empêchent votre perfection, et vous fera mourir insensiblement à bien des choses touchant l’honneur, l’intérêt, la santé, la réputation, et mille autres choses ; mais Il ne vous fera voir vos défauts qu’en les corrigeant, de sorte que la lumière suivra toujours le travail de Dieu en vous, et vous serez ravie d’éprouver comme Son opération tend toujours à détruire ce qu’il y a en nous de plus caché et intime. Il faut que vous suiviez nue Jésus-Christ nu.

1I Pierre 2, 9.

2Apoc. 6, 16.

      1.  42 [400-D.3.89]. Être passif. Être chargé d’âmes.

Ce serait vous tirer de votre état que de vouloir vous donner une peine que vous n’avez pas sur des états où Dieu vous ayant mis, [381] Il saura bien vous donner les dispositions nécessaires pour ne point sortir de l’ordre de Sa suprême volonté. Il ne faut pas douter que vous n’ayez quelquefois des réveils, les choses n’étant pas finies, il s’en faut bien. Laissez-vous passif dans votre nudité. Il ne faut rien goûter, rien connaître, rien sentir. Cet état vous est très nécessaire, et même plus qu’à bien d’autres ; c’est pourquoi il ne faut rien faire du tout pour l’adoucir, pour vous appuyer, pour vous procurer une plus douce facilité à rester en repos. Laissez-vous dévorer à l’expérience des fautes et des misères sur l’avenir, mais ne vous donnez aucun mouvement pour changer de situation. Ce n’est pas à vous d’ajuster ce qui est gâté, mais de tout laisser à Dieu. Il saura dans l’occasion vous donner d’autant plus de force que vous avez plus de faiblesse à présent. Je crois que vous devez demeurer ferme sur vos défauts, comme sur le reste : Dieu saura bien vous les ôter ou vous les laisser autant qu’ils seront nécessaires.

Je vous assure que vous m’êtes très cher et que je ne vous oublierai [382] point. J’ai peu de choses à vous dire, ne sentant pas même que vous en ayez besoin, ayant tout ce qu’il vous faut dans les écrits généraux, et Dieu vous donnant la facilité d’en faire usage. Vous devez être certifié que tout va bien chez vous et que votre âme est selon Son cœur,  c’est assez, et c’est tout ce que je puis vous dire, car il m’est impossible, quelque effort que je fasse, de donner ce qu’on ne me donne pas.

Je vous assure que l’état que je porte est peu compris, et qu’il le sera toujours moins. Je ne me sens nulle inclination d’aider aux âmes, et si je pouvais trouver une volonté, ce serait que Dieu se servît d’autres, car de tous les fardeaux, nul n’est plus pesant que celui-là ni ne coûte plus de véritables souffrances, sans que ceux pour qui on les souffre en connaissent rien. Dieu me traite de telle manière qu’Il me fait le plus écrire pour ceux qui ne s’en soucient pas, et qui en sont peut-être importunés, et Il ne me donne rien à dire à d’autres qui le désirent : tout est en Sa main. Il faut répondre des événements de Sa [383] Providence ; et non content de faire payer au-dedans, avec une extrême rigueur, les infidélités des âmes qu’Il confie, Il rend souvent suspect à ces mêmes âmes, et il faut être le but et le blanc1 pour recevoir les coups réciproques de Dieu sur ces âmes, et de ces âmes contre ce que Dieu ordonne d’elles.

O Amour, Vous seul savez ce que Vous faites et pourquoi Vous le faites !  Cachez Votre œuvre tant qu’il Vous plaira. Mais il n’y a point de véritable salut que dans la plus étrange perte : ô route trop peu connue au cœur humain qui s’aime encore et qui a quelque intérêt propre, intérêt cependant si caché que l’on ne le connaît que lorsque Dieu va à l’encontre de ce propre intérêt et qu’Il l’attaque directement ! Ô salut, ô éternité, as-tu quelque chose pour moi, et la volonté souveraine de mon Dieu n’est-elle pas mon salut et mon éternité ?

1 Tirer de but en blanc, terme d’artillerie, tirer sur un blanc placé à la distance où le boulet, qui décrit une courbe, revient couper la ligne de mire (Littré).

      1.   43 [402-D.3.92]. Abandon purifiant. Voie du fond., etc.

 [396]Votre lettre, mon cher F [rère], m’a comblée de consolation, y voyant les dispositions de soumission où vous vous trouvez pour porter votre état de misère autant qu’il plaira au Seigneur, qui saura bien vous en délivrer lorsqu’Il le jugera à propos. Et vous ne devez vouloir être délivré que lorsqu’Il le voudra Lui-même.

Vous m’avez mandé que vous avez eu recours à tous les saints pour être délivré de votre peine, mais les saints sont trop abîmés dans la volonté de Dieu pour rien demander que [397] ce que Dieu veut accorder. Il y a deux sortes de temps, qui paraissent presque le même et qui néanmoins sont très différents : dans le premier, on est exaucé souvent en priant les saints, et surtout la Reine des saints ; dans le second, c’est tout le contraire. Comme Dieu ne veut de l’âme qu’un parfait abandon et un désintéressement achevé, on n’est point exaucé, et le mal ne finit que par un abandon si entier et si accompli qu’on n’ait plus de retour sur soi-même. On est bien éloigné en cet état de craindre pour soi, ni de se faire compassion ; et lorsque cela arrive, ce n’est que par infidélité. C’est alors qu’il est dit comme à saint Paul : Ma grâce te suffit : la vertu se perfectionne dans l’infirmité1. J’ai fait toutes les épreuves que j’ai pu faire de votre état : il ne me reste aucun doute que Dieu ne veuille de vous un abandon sans réserve et sans retour, et une perte entière de toute ressource et de tout intérêt propre, quel qu’il soit. C’est le plus grand sacrifice que l’âme puisse faire à Dieu, et j’ose dire le plus digne de Lui.

[398] Il y a en nous deux hommes, l’un qui est tout à Dieu et tout abandonné à Lui, et l’autre qui ouvre les yeux sur son bien ou sur son dommage. Il faut mépriser ce dernier, qui ne peut nous nuire qu’autant que, par infidélité, nous l’écouterons pour nous soigner et nous retirer en quelque sorte des mains de la divine justice, car elle a bien des manières de purifier et de faire souffrir. Jésus-Christ a guéri plusieurs aveugles, les uns par la parole, les autres par le toucher ; mais Il a guéri l’aveugle-né par de la boue. C’était l’aveuglement le plus dangereux de tous ; il était en même temps un symbole de l’aveuglement que nous apportons en naissant, et que nous avons tiré d’Adam, qui est l’amour de la propre excellence. Le démon Lui proposa qu’en mangeant le fruit défendu, Il serait semblable à Dieu, et qu’Il discernerait le bien et le mal : ce désir d’être semblable à Dieu, c’est-à-dire d’être grand et excellent en toutes choses, et celui d’avoir de profondes connaissances, est si enraciné en nous, qu’il faut que Dieu se serve de boue pour le détruire.

[399] Allez donc votre chemin avec courage, et soyez persuadé que si Dieu ne vous avait donné un contrepoids, vous seriez devenu un Lucifer. C’est ce contrepoids qui tient notre âme dans l’équilibre, qui l’empêche de s’élever par les faveurs et de se trop abaisser par le découragement. Cela fait encore un autre bon effet, qui est qu’un seul grain peut emporter la balance ; aussi le moindre grain de la volonté de Dieu la fait pencher comme il Lui plaît, lui donne un certain discernement de ce que Dieu veut d’elle, et une souplesse très grande pour Le suivre quoi qu’il en puisse coûter.

Je comprends fort bien que vous ne pouvez plus faire cette union à Jésus-Christ par des actes formels : cela n’est plus de votre état. Il n’est plus question de s’unir, mais de demeurer uni dans l’intime de votre âme. Il ne faut plus que vous fassiez d’actes par vous-mêmes, mais que Dieu soit le principe de tous vos actes, n’en faisant que par dépendance à Son Esprit, et lorsqu’Il vous les fera faire. On sent alors qu’ils coulent de source, au lieu que ceux qui viennent de nous-mêmes, nous distrairaient et causent des entre-deux, car il n’est pas besoin de perdre toute action, mais tout agir propre. La sagesse est simple et multipliée2 : la multiplicité qui vient d’elle ne tire jamais de la parfaite unité. Vous exprimez fort bien votre état par l’air serein, qui n’a rien de marqué, mais une certaine généralité et égalité exempte des vents et orages. Tout cela n’est que pour le fond : il ne doit y avoir là rien de sensible, même guère de fort aperçu.

Les enfants n’ont point de honte, et vous dites que vous en avez d’écrire ce que vous écrivez : c’est une marque qu’il y a encore de l’homme chez vous. Je vous prie d’écrire simplement et sans aucun retour sur vous-même tout ce qui vous vient. Quand ne pourrez-vous plus discerner le bien ni le mal en vous, comme dit saint Clément de son gnostique3, parce qu’il ignorait même tout mal, le bien n’appartenant qu’à Dieu ? Nous ne devons non plus le discerner en nous, puisque ce discernement ne se peut faire que par une vue recourbée sur nous-mêmes. [401] Vos yeux sont encore ouverts, parce que vous n’êtes pas encore renouvelé en Jésus-Christ. Ce renouvellement nous remet dans l’innocence. Les yeux d’Adam ne furent ouverts qu’après son péché ; les nôtres restent ouverts jusqu’à ce que nous soyons une nouvelle créature en Jésus-Christ. Laissez-vous entre les mains de Dieu, sans prendre aucune part à ce qui vous regarde pour le temps ni pour l’éternité. Rien ne serait plus lâche que de reprendre ce qu’on a une fois donné. Je sais que vous ne voulez pas vous reprendre, mais cessez de prendre intérêt à ce qui n’est plus à vous. Une marque que Dieu a accepté le don que vous Lui avez fait de vous-même, c’est que, comme Il veut vous dérober à votre propre vue, Il vous couvre de misères. Tant que vous prendrez le moindre intérêt à vous-même, vous aurez besoin que Dieu continue cette conduite de justice sur vous. Dieu a séparé le fond d’avec le dehors, afin que le fond ne prenne aucune part à ce qui se passe. Et c’est une des grandes miséricordes qu’Il puisse vous faire.

[402] Votre voie ne peut être illusoire, quoique pourtant vous dev [r] iez être abandonné à être trompé si Dieu le permettait. L’Ange de ténèbres se transforme en Ange de lumière, mais lorsqu’il le fait, c’est par visions, illustrations, lumières distinctes et extraordinaires. Comme le démon est l’orgueil même, il ne travaille pas à nous rendre humbles et petits, au contraire, il donne des apparences de dons, afin de nous enfler, nous remplir de nous-mêmes et de l’amour de notre propre excellence. D’ailleurs je dois vous dire que, par la route que vous tenez, qui n’est point dans la tête, mais dans l’intime de l’âme, le démon n’y a aucune entrée. C’est le Sancta Sanctorum, dont l’entrée n’est permise qu’au Grand Prêtre. Il peut bien investir les dehors, et y exciter la tempête, mais cela ne peut nous nuire tant que nous demeurons fermes au-dedans, dans la citadelle de notre cœur. Lorsque nous en sortons sous prétexte de regarder ce qui se passe au-dehors, nous pouvons recevoir quelque blessure. Demeurez donc ferme dans votre fond. Si Dieu donne quelque pouvoir au démon sur le dehors, il faut le souffrir, étant bien juste que Dieu se venge par là des résistances de notre cœur, de nos infidélités et de nos usurpations. Ne savez-vous pas que quand on a employé tous les remèdes pour guérir un mal et qu’on n’a pu en venir à bout, il n’y a plus d’autre ressource que dans la patience et la résignation ?

Quand on parle de ne rien vouloir, on parle d’une personne qui ne sent plus en soi ni choix ni penchant pour quoi que ce soit, tout vouloir lui étant étranger. Lorsque la volonté est passée en celle de Dieu, elle n’a plus, à la vérité, aucun mouvement qui lui soit propre ; et lorsqu’elle est plus avancée, son état étant fort simple, elle ne pourrait discerner la volonté de Dieu si Dieu n’inclinait et ne penchait son cœur plus d’un côté que de l’autre. C’est ce penchant (qui est comme le grain mis dans la balance, et auquel elle se laisse aller avec autant de simplicité que de fidélité), qui lui fait connaître la volonté de Dieu, et la suivre.

Ceci est seulement pour le fond, [404], car pour les choses extérieures, il faut aller tout simplement : Celui qui marche simplement, marche confidemment4. Mais ces volontés extérieures et apparentes ne sont point des volontés propres à l’âme ; ce sont des suites de providences qui nous font agir selon l’ordre de Dieu dans l’état où Il nous a mis, et celui qui voudrait pour toute action particulière une inspiration, voudrait un fanatisme, et sortirait par cela même de l’état de pure foi. Il faut aller par tout ce qui se présente, selon l’occasion et l’occurrence des choses, jusqu’à ce que quelque chose nous arrête, car Dieu est infiniment plus fidèle à l’homme que l’homme ne l’est à Dieu. S’il y avait quelque chose dans ce qu’on veut entreprendre qui fût contraire à Sa volonté, on sent une certaine répugnance à poursuivre l’action ; et alors il faut une grande fidélité pour s’en désister aussitôt. Remarquez que je suppose une personne d’une grande simplicité, dont le cœur est tout à Dieu et qui agit bonnement dans les choses qu’elle croit devoir faire. Qui voudrait trop éplucher à chaque action ce que Dieu veut ou ne veut pas, sortirait par cela même de sa simplicité, et perdrait cette conduite uniforme que Dieu veut en toutes choses. Une mère qui tient son enfant par la lisière, la lâche assez pour que l’enfant puisse marcher, mais s’il approchait de quelque endroit où l’enfant pût se blesser, elle tire alors fortement la lisière. C’est ainsi que Dieu en use avec Ses véritables enfants : Il les laisse aller leur chemin, mais lorsqu’il y a quelque chose qu’Il ne veut pas, Il tire la lisière, ce qui n’est autre chose que la répugnance du fond dont j’ai parlé.

Le non-vouloir, dans une personne moins avancée, est de n’avoir, comme vous le dites fort bien, aucune attache particulière ni propriété connue, ne cherchant point d’appui pour soi d’une manière délibérée, voulant d’une volonté fixe et générale que la volonté de Dieu s’accomplisse en toutes choses, soit en elle, soit en autrui.

Il faut faire une grande différence entre la volonté propre et une certaine droite raison qui nous fait faire les [406] choses selon qu’elles se présentent ordinairement. Car les personnes qui ont une volonté propre, l’ont plus ou moins ferme selon qu’elles sont plus ou moins avancées ; elles ont avec cela un esprit tenace et arrêté à leurs propres vues ; mais à mesure que la volonté diminue, le propre esprit la fuit et devient souple comme elle. C’est ce renoncement à nous-mêmes si recommandé dans l’Évangile, car c’est la souplesse de la volonté qui produit celle de l’esprit, et non pas celle de l’esprit qui opère celle de la volonté. Ceci est fort à noter, c’est pourquoi je recommande si fort qu’on marche par la voie du fond ou de l’amour, et non par l’abstraction et par les connaissances et lumières de l’esprit.

Comme la volonté est le siège de l’amour, c’est en elle et par elle que se fait la séparation des deux parties, dont vous avez eu quelque expérience ; c’est aussi par la volonté que l’âme se perd en Dieu, mais l’âme ne se perd en Dieu que par la volonté, le cœur et l’amour. C’est ce que j’ai [407] appelé une véritable extase, et qui demeure d’une manière permanente, sans faire aucune violence à la nature, parce qu’il est tout à fait naturel à la volonté de s’écouler par l’amour dans ce qu’elle aime, de sorte même que, dans l’amour profane, plus on aime, plus on est soumis à ce qu’on aime. Mais Dieu étant un objet immense, dont les amabilités sont infinies, l’amour sacré ne s’en tient pas à une simple résignation, mais il attire toute la volonté peu à peu en lui, l’y perd, l’y absorbe, et la change en la sienne. Les extases de l’esprit sont d’une autre manière. Comme l’esprit tend à son objet avec véhémence, sans pouvoir s’y perdre que par la volonté, cela cause ou des défaillances, par la sensibilité de la volonté qui n’est point perdue, ou des transports impétueux : le corps voulant suivre l’esprit s’est trouvé quelquefois même élevé en l’air comme on le dit de certains saints. J’appelle cela  extase momentanée, parce qu’elle ne pourrait durer longtemps sans que l’âme se séparât du corps, à cause de l’impétuosité de l’effort.

La différence de ces deux voies [408] est comme celle d’une eau retenue en l’air par machine, et celle d’une rivière qui, sans sortir de son lit, s’écoule insensiblement dans la mer, s’y perd, et y demeure perdue d’une manière toute simple et naturelle, ordonnée de cette sorte par le grand Architecte de l’univers. Cette voie est simple, naturelle, uniforme. Les véritables directeurs, comme saint Jean de la Croix, font outrepasser à l’âme tout le sensible et tous les dons extraordinaires pour les ramener ici. C’est pourquoi ces grands hommes veulent que l’entendement n’ait que la foi, et une foi nue et obscure, afin que rien n’arrêtant l’esprit ne fasse diversion et ne l’empêche de suivre la route de la volonté, qui seule le conduit avec elle par un amour absorbant dans le Tout immense. C’est ce que les mystiques ont appelé perte en Dieu, transformation, unité, mêmeté, déification, et tant d’autres termes dont ils se sont servis. Vous le comprendrez facilement par ma comparaison de la rivière qui s’écoule dans la mer : en entrant dans la mer, elle conserve quelque temps sa qualité propre, mais ensuite elle prend [409] toutes les qualités de la mer, et se change en cette mer. On pourrait néanmoins en faire la division si l’on avait la puissance de Dieu, car il est certain que la créature demeure toujours créature et un être distinct de celui de Dieu, mais l’amour change tellement la volonté de l’homme en celle de Dieu qu’on peut appeler cela une « transformation ».

C’est pourquoi votre manière d’oraison est incomparablement meilleure que celle qui ne consistait que dans l’abstraction. C’est ce que j’insinue partout autant que je puis, et que les gens accoutumés à faire une oraison de tête et d’abstraction ont tant de peine à comprendre. Cependant c’est par cette oraison du cœur, comme vous la dépeignez, qu’on arrive à l’union, et que l’on va plus promptement et plus sûrement. Je bénis Dieu de vous avoir donné une véritable expérience.

Je comprends fort bien l’état où vous vous trouvâtes aux noces de madame votre nièce : votre état était alors plus perceptible, et même sensible. Mais à mesure que l’âme se simplifie, elle perd [410] ce sensible et cet aperçu, qui la retenait fortement, et il ne lui reste qu’une certaine largeur et sérénité qui ne se fait pas si bien remarquer. Tout état sensible et distinct, quoiqu’il paraisse plus fort, a pourtant quelque chose de plus resserré et rétréci, et il n’est si aperçu qu’à cause qu’il est extrêmement borné. Mais l’autre état est comme celui d’un oiseau sorti d’une cage, qui s’élance et se perd dans les airs de la divinité : il a partout même aisance, sans que rien le resserre. Cet état est beaucoup plus avancé, quoique moins satisfaisant à la nature. À mesure que moi se détruit, l’âme éprouve cette largeur et sérénité, avec une liberté presque immense. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres5 : ce qui signifie que lorsque le vieil homme est détruit et que l’homme nouveau s’est établi en nous sur ces ruines, on trouve en lui la parfaite liberté.

C’est ce que vous éprouverez de plus en plus dans la suite. C’était la même chose que demandait saint Paul [411] lorsqu’il disait : Qui me délivrera de ce corps de mort6 ?, c’est-à-dire du vieil homme, qui est véritablement le corps de mort, puisque c’est par lui que la mort est entrée dans le monde. Il ajoute : Ce sera la grâce de Dieu par Jésus Christ, c’est-à-dire quand, par la grâce de Dieu, l’homme nouveau, Jésus-Christ, sera établi en moi, je serai délivré de ce corps de mort. Lorsqu’il en fut délivré, il s’écrie comme par transport : Je ne vis plus, moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi7. Il n’était plus alors importuné par ce corps de mort, il n’en demandait plus la délivrance, il n’était plus occupé de lui-même, mais il laissait Jésus-Christ vivre et agir en lui : il en était animé comme le corps l’est de notre âme. Si, par impossible, une autre âme venait animer notre corps, notre corps n’obéirait plus qu’à cette nouvelle âme, elle serait le principe de ses fonctions comme notre âme l’avait été auparavant : il en est ainsi de Jésus-Christ à l’égard de l’âme perdue en Dieu.

Vous avez raison de dire qu’il [412] y a de la différence entre voir une ville de loin ou être dedans, mais c’est beaucoup que d’apercevoir cette ville chérie : on sait où elle est, il n’y a plus qu’à marcher sans s’arrêter pour y arriver. Mais le malheur est que la plupart vont à droite ou à gauche. Heureux celui qui la voit, quoique de loin, mais plus heureux celui qui y habite ! C’est véritablement la nouvelle Jérusalem, qui est descendue sur la terre : qu’elle est inconnue à présent ! Comment serait-elle connue, puisqu’il faut si fort se renoncer pour y arriver, et se quitter soi-même, et qu’on n’agit que pour soi, on ne vit qu’à soi, et le MOI est le prince de ce monde ! Quoique je n’aie fait qu’apercevoir cette ville, je ne laisse pas d’en être si charmée que tout le reste m’est comme de la boue en comparaison. Il se faut aussi peu soucier de soi que d’un linge souillé qui fait horreur : c’est à quoi Dieu par son Prophète8 compare nos justices propres. Toute justice qui est encore en nous et à nous, que nous pouvons regarder comme nous appartenant, est de [413] cette sorte : il n’y a de véritable justice qu’en Dieu et pour Dieu. Plus Dieu couvre votre homme extérieur de boue, plus vous devez être content que la justice divine se venge de toutes vos attributions, qu’elle vous en couvre si fort qu’il ne vous reste plus aucune figure d’homme que vous puissiez voir et dans laquelle vous puissiez vous complaire. De cette boue, Il formera un homme nouveau ; c’est pourquoi Il forma Adam de boue : ayant fait toutes les autres créatures de Sa seule parole, et connaissant l’orgueil si naturel à l’homme, Il voulut que son origine lui fût un contrepoids perpétuel. Il en use de même à présent sur nous, sans quoi nous serions comme les anges prévaricateurs : la complaisance que nous aurions en nous-mêmes nous ferait tomber du ciel intérieur comme l’ange tomba du Paradis.

Pour ce qui regarde la pensée que vous avez de quitter votre état, je vous ai mandé au bas de la lettre que j’ai écrite à *** que, quand la porte serait ouverte par la Providence, vous ne manquassiez pas de vous en servir pour vous retirer, puisque vous [414] n’y pouvez non seulement faire de bien, mais même point empêcher le mal. Je suis fort unie à vous, et votre âme m’est très chère en Notre-Seigneur.

1II Co 12, 9.

2 Sg 7, 22.

3 Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, œuvre de Fénelon.

4 Pr 10, 9.

5 Jean  8, 36.

6Rm 7, 24-25.

7 Ga 2, 20.

8Es 64, 6.

      1.   44 [406-D.3.97]. Union. Corruption. Enfance.

 [425] J’ai toujours beaucoup de joie, mon cher F [rère] lorsque j’apprends des nouvelles de votre âme, car je vous assure qu’elle est bien chère à la mienne. J’espère que Notre-Seigneur vous comblera de plus en plus de Ses miséricordes, vous faisant la plus grande de toutes, qui est de vous unir très intimement à Lui par la pure charité. À mesure que l’amour amortit notre volonté et la fait écouler peu à peu en Dieu, tout désir s’y écoule aussi, tout choix, tout penchant, toute inclination, c’est pourquoi je ne m’étonne pas que vous ne puissiez rien désirer. Vous éprouverez de plus en plus que vous ne trouverez de volonté pour quoi que ce soit, en sorte qu’il semblera que votre volonté soit disparue, aussi bien que tout ce qui lui appartient. Saint Paul avait bien raison de dire [426] que l’homme charnel ne comprend pas ce qui est de l’esprit, c’est pourquoi il le condamne1. C’est ici une science d’expérience et d’amour, scientia sapida ; il est certain aussi qu’il faut en faire l’expérience pour la connaître. Comment les hommes qui sont enveloppés dans les sens, enflés d’orgueil, pleins d’opinions et de raisonnement, pourraient-ils la comprendre ? La corruption est générale ; aussi puis-je vous assurer que Dieu a encore le bras levé, et que Sa colère n’est point encore apaisée.

Le vingt-cinquième de notre décembre, nouveau style, sera la grande fête de la Nativité de notre divin petit Maître ; je ne vous oublierai pas cette sainte nuit. Si vous recevez ma lettre avant ce temps, je vous prie de vous unir tous avec moi et avec les autres enfants de ce divin petit Maître dispersés par toute la terre, afin qu’Il nous réunisse tous dans Son sein, et qu’Il nous rende de vrais petits enfants comme Lui.

1I Co 2, 14.

      1.  45[412-D.4.91]. Dépouillement, avancement.

 Je vous assure, ma chère demoiselle, que vous êtes beaucoup mieux que vous ne pensez. Dieu veut à présent vous éprouver et vous purifier, et, après vous avoir instruite par une multitude de grâces, Il veut maintenant vous instruire par la tentation, selon ce qui est écrit : Celui qui n’est point tenté, que sait-il? Si Dieu n’en usait pas de la sorte, nous nous croirions quelque chose, n’étant rien. Dieu nous cache [276] d’abord ce que nous sommes, afin que nous ne craignions point d’approcher de Lui. Mais, comme toutes les grâces Lui appartiennent, Il cache les mêmes grâces afin de nous faire sentir toute la corruption qui est en nous, et que, ne nous appuyant pas sur nous-mêmes, nous nous abandonnions entièrement à Lui. Plus vous vous croyez mauvaise, plus vous avez besoin de secours, plus faut-il aussi vous abandonner à Lui sans réserve. Surtout ne vous découragez point. L’âme véritablement humble n’est point étonnée de se voir misérable, elle sait que c’est son propre, elle se contente de ce que Dieu est. C’est dans cet état que le pur amour s’enracine le plus fortement dans l’âme, parce que, ne pouvant pas faire pour Dieu ce que l’on désire, on se trouve heureux de ce qu’Il n’a besoin de rien.

 Dieu vous a conduit comme les autres qui lui sont les plus chers ; ne croyez pas qu’Il vous abandonne à présent. Vous tendiez à la perfection et vous ne tendiez qu’à devenir parfaite, mais Dieu vous apprend une autre route, qui est de chercher la perfection [277] en Lui, et non en vous-même. C’est en Lui seul que vous trouverez cette perfection si charmante. Quand tout ce que vous dites de vous serait véritable, il faudrait recommencer à vous donner à Dieu avec un nouveau courage. Mais je vois bien que Dieu vous tourne contre vous-même, comme Il fait de toutes les personnes qu’Il veut à Lui d’une manière singulière, afin de vous porter à vous haïr vous-même et à L’aimer d’autant plus que vous vous haïrez davantage. Si vous voyiez en vous une perfection poursuivie, vous vous estimeriez vous-même, vous vous approprieriez les dons de Dieu et l’amour de la propre excellence s’emparerait de votre cœur. Cet amour de la propre excellence est tout à fait odieux à Dieu, car c’est le péché de l’ange. Pour le détruire en nous, Dieu se sert de l’expérience de nos misères, qui lui sont bien moins désagréables qu’un orgueil caché.

 Au nom de Dieu, ne vous laissez point aller à la crainte, mais soyez persuadée que vous êtes mieux que vous n’étiez lorsque vous étiez revêtue des dons de Dieu. Les dons de Dieu [278] ne sont que comme un vêtement magnifique qui cache, à nos yeux et à ceux des autres, notre pourriture ; mais lorsqu’il plaît à Dieu d’ôter le vêtement, nous sommes bien étonnés de voir ce que nous sommes. Il faut laisser reprendre à Dieu ce qui est sien et nous contenter de notre pauvreté. Si nous aimons Dieu plus que nous, nous serons contents de ce qu’Il est Dieu et, demeurant humiliés, nous nous enfoncerons dans notre néant comme le ver dans la terre. Vous n’avez jamais eu plus de sujet d’espérer, non en vous, mais en Dieu. Qu’espérerez-vous ? Que Dieu se glorifiera en vous dans le temps et l’éternité malgré vos misères.

 Puisque vous voulez que je vous dise ce que je pense, je crois que vous n’avez jamais été plus agréable à Dieu que vous Lui êtes présentement parce que Dieu regarde avec plaisir les choses basses2. Puisque vous ne quittez point l’oraison et que vous êtes résolue de ne jamais la quitter, il n’y a rien à craindre pour vous. Laissez Dieu se satisfaire en vous, et vous traiter comme il Lui plaît : Il sait mieux que vous ce qu’il vous faut et c’est ce qui Le glorifie davantage. Il n’est que trop juste que nous Le servions à nos dépens. Celui qu’Il ne récompense point en apparence, est celui à qui Il réserve une plus grande récompense.

1Siracide 34, 9.

2Ps. 137, 6.

      1.  46 [418-D.4.97]. Décès en état de sécheresse.

Je ne crois pas que vous deviez vous inquiéter pour votre chère épouse, s’il n’y a que l’état qu’elle a éprouvé quelque temps avant sa mort où elle n’avait plus ce goût de Dieu qu’elle avait dans les commencements : c’est un état où Dieu voulait la conduire par la foi, qui est beaucoup meilleur que celui des sentiments. Une marque qu’elle n’avait point perdu Dieu, comme elle se le persuadait, c’est la peine et la douleur qu’elle sentait de cette absence, et n’est-ce pas une présence de Dieu continuelle que la continuelle peine de ne L’avoir plus présent ? Il est certain qu’on aime celui qu’on cherche de tout son cœur et dont on pleure l’absence. Cette présence sensible, pour devenir plus pure, se concentre au-dedans, car tout ce qu’on sent, aperçoit, connaît, discerne, n’est point Dieu ; c’est un petit écoulement de Sa grâce que même les pécheurs éprouvent quelquefois. Mais cette constante recherche, quoique froide et languissante en apparence, est beaucoup plus certaine que le sentiment.

Ce qu’elle a cru un déchet était un avancement. Dieu purifie en nous ce sentiment que nous croyons si bon, et Il le purifie par la sécheresse afin que nous nous attachions à l’invisible au-dessus de tout. Dieu serait bien peu de chose si on ne Le possédait que par le sentiment. Mais Il est si grand, si vaste, si immense, si pur et si simple que le sentiment ne l’atteint que de bien loin. Il donne ce sentiment d’abord pour détacher les âmes de tous les plaisirs extérieurs, mais quand Il les a menées au point qu’Il veut, Il ôte ce sentiment pour faire courir par la foi à l’immuable, qui est si pur qu’il faut nécessairement que, pour s’unir une âme, Il ôte tous ses sentiments, qui sont grossiers et impurs spirituellement, pour aller par une voie d’autant plus pure qu’Il est plus simple et inconnu à l’âme. C’est la faute que font presque toutes les personnes qui ont un peu goûté Dieu, que de vouloir retourner au sensible, ainsi que les Israélites qui, ne pouvant se satisfaire de la manne, désiraient encore les oignons d’Égypte.

La plus grande marque qu’elle était à Dieu est son détachement universel. [292] La plupart des hommes font un monstrueux mélange des plaisirs du siècle, qu’ils appellent innocents, avec certains sentiments de Dieu, ce qui rend leur maladie incurable, parce qu’ils s’en croient bons à cause qu’ils ne commettent pas de crimes, mais leur vie n’est qu’une inutilité infructueuse dont ils rendront un jour un terrible compte. Ils pourraient dire ce qui est dans Job : J’ai passé des mois vains1. Il n’en est pas ainsi de madame votre épouse, qui n’avait de peine et de désir que pour Dieu.

 Soyez donc en repos sur elle, quoiqu’il faille qu’elle satisfasse à la justice de Dieu ; elle ne voudrait pas n’y point satisfaire quand même il lui faudrait souffrir des tourments plus considérables, parce que l’âme détachée du corps connaît si parfaitement ce que Dieu mérite qu’elle se précipiterait plutôt en enfer que de ne point satisfaire à la divine justice. Ce qui pourtant n’empêche pas que nous ne devions prier pour elle. Vous le pouvez faire en deux manières : soit en acquiesçant à la justice de Dieu sur elle, voulant bien la partager avec elle, soit en disant quelques prières particulières pour son soulagement dans la volonté de Dieu.

1 Job 7, 3.

      1. 47 [419-D.4.99]. Du sacrifice de l’âme.

Il est certain, mon très cher f [rère], que, quoique nous ne devions faire cas pour nous-mêmes que de la foi nue et de l’amour pur, Dieu n’a pas laissé de donner de temps en temps des lumières sur l’avenir à des personnes fort simples. Ce sont des grâces gratuites que Dieu leur communique pour les autres, afin qu’étant prévenus des malheurs dont nous sommes menacés, [299] nous tâchions de les éviter par une véritable conversion, et que nous ne puissions pas nous plaindre que Dieu nous ait manqué de Son côté. Nous avons des exemples de cela dans ce jeune homme1 qui ne cessa pendant plusieurs années de publier les malheurs qui devaient arriver à Jérusalem, sans qu’on y voulût faire aucune attention. Il y a longtemps que les malheurs de la chrétienté ont été prévus, mais sans toutes ces prévoyances, les désordres affreux que nous voyons parmi tous les Chrétiens ne sont que des arguments trop forts que la colère de Dieu va se répandre sur nous. J’ai admiré cent fois Sa longue patience et je disais : Dieu est patient parce qu’Il est éternel, et nous, impatients parce que notre vie n’est que d’un moment. Cependant Son bras est levé, et Il ne le rabaissera point qu’Il n’ait frappé Israël et qu’Il ne l’ait réduit comme la poussière.

 Pour répondre à votre première lettre, je vous dirai que nous prenons des médecines pour nos maladies [300] corporelles sans y mettre notre confiance, parce que c’est une voie toute simple et naturelle et qu’il y aurait une sorte d’orgueil à les rejeter toutes, comme il y aurait de la mollesse et de l’amour-propre à vouloir trop s’en servir. Une simple indifférence fait éviter également l’affectation de n’en point prendre et l’empressement d’en avoir. Si c’est un remède purement naturel qu’on vous propose et qui puisse tempérer les chaleurs immodérées qui sont des vraies maladies, je crois qu’on peut s’en servir sans scrupule avec l’indifférence entière du succès et ne cessant point un moment de s’abandonner à Dieu sans réserve.

 L’âme sacrifiée doit consommer son sacrifice quoiqu’il lui en puisse coûter, sans vouloir changer son sort. La victime volontaire ne remue point sous le couteau. Il fut dit à saint Paul qu’il était dur de regimber contre l’éperon2 ; cette parole fut efficace pour toute sa vie puisqu’il en a fait une longue et dure expérience. Je ne vous dirai rien sur l’article de Job : c’est à nous à demeurer sacrifiés sans nous informer [301] de la nature de notre sacrifice ni de l’état où nous sommes. Allons sans voir, mon cher f [rère], contentons-nous d’aimer et d’adorer la main qui nous frappe sans prendre d’intérêt pour nous-mêmes. L’amour-propre est ce serpent qui se glisse partout et qui a commencé de le faire aussi tôt que le monde, puisqu’il dit : « Vous serez comme des dieux si vous mangez du fruit défendu. » Il se sert du motif de l’amour-propre le plus raffiné pour procurer la désobéissance. Il se sert encore à présent des prétextes les plus spécieux pour mieux retirer de l’abandon. Il ne tomba du ciel que par une complaisance en lui-même et un amour outré de sa propre excellence, qui le porta à se vouloir égaler à son Créateur et à son Dieu. Oh ! que nous avons besoin de notre misère et de notre boue ! Plutôt pécheur que superbe ! Nous sommes tous des aveugles-nés, et c’est l’orgueil qui fait notre aveuglement, et nous l’avons tiré d’Adam ; c’est pourquoi Jésus-Christ, qui s’était servi du simple toucher pour guérir les autres aveugles, se sert de la boue pour guérir celui-là. Que nous devons être petits et anéantis ! Le vrai humble ne se décourage point, il ne laisse pas de servir son frère dans l’occasion. L’amour-propre est pusillanime malgré son enflure : sa misère le dépite et le décourage. Il faut avoir de la fermeté jusqu’au bout. Je n’ai pas besoin de patience avec vous ; au contraire, vos lettres me font un véritable plaisir, parce que vous m’êtes très cher en Notre-Seigneur.

 Vous avez fort bien compris ce que l’on veut dire en parlant du désespoir : c’est de soi-même qu’on désespère, et de tout effort humain. Cela a été expliqué en tant d’endroits qu’il doit être supposé dans ceux où on ne l’explique pas, car qui voudrait tout expliquer en chaque verset ferait des volumes immenses et des répétitions infinies. On ne se confie que parce qu’on espère, et c’est le premier pas. Mais la perfection de la confiance est de s’abandonner sans réserve à celui à qui on s’est confié ; cet abandon est tel qu’on ne s’informe [303] pas même du chemin par lequel il conduit. Quoique l’âme désespère absolument d’elle-même, il ne lui arrive jamais de se défier de Dieu. Et comment s’en défierait-elle puisqu’elle ne veut que Lui pour Lui sans envisager son propre intérêt ? Lorsque l’abandon n’est pas encore parfait, si [l’âme] fait quelque retour sur elle-même, qu’elle voit si ceux qui se sont confiés à Dieu ont jamais été trompés. La confiance et l’abandon sont les plus fortes preuves de l’amour ; or celui qui aime assez Dieu pour s’abandonner totalement à Lui est assurément aimé de Lui, car la charité est toujours réciproque, et la nôtre est un effet de celle qu’Il a pour nous. Ce qui fait nos méprises sur tout cela, c’est que nous divisons des choses indivisibles, et l’abandon de la charité, mais rentrant dans le principe du pur amour, nous n’aurons plus aucune difficulté sur tout le reste. Qui ne voit que c’est l’amour-propre qui s’afflige d’être misérable ? C’est nous-mêmes  que nous plaignons, car Dieu ne perd rien de Ses droits. Mais qu’il est difficile, quand les peines durent [304] longtemps, de ne pas retomber sur soi-même, de ne pas craindre pour soi ! J’estime qu’une personne à qui cela ne serait jamais arrivé serait aussi rare qu’un phénix, et je crois que Dieu permet cela pour nous faire souffrir davantage afin que nous soyons humiliés de notre humiliation. Le seul remède est de rentrer dans l’abandon sitôt que nous en sommes sortis, dans l’amour désintéressé et dans le désir unique de la gloire de Dieu.

Il est vrai qu’il y a un état où l’âme ne voit plus rien que sa perte : elle est même hors d’état de réfléchir sur la gloire que Dieu en pourrait tirer ; elle se croit abandonnée de Dieu à cause de ses péchés : de quelque côté qu’elle se tourne, elle ne trouve rien qui la rassure ni qui la soutienne. Cet état est fort pénible et est comme vous dite une espèce d’enfer. Cependant il y a une charité intime et profonde qui porte l’âme à s’abandonner totalement à Dieu, quoique son abandon soit très sec et environné de crainte, et c’est là le sacrifice le plus parfait de la charité. On dit que le scorpion lorsqu’il est entouré de feu, cherche partout une issue pour s’échapper et que n’en trouvant point, il se pique lui-même de sa queue et se donne la mort. Il en est ainsi de notre amour-propre : il meurt réellement par cet état, et son désespoir le porte à s’abandonner sans réserve à tout ce que Dieu pourrait vouloir ou permettre lui arriver.

Dieu n’a sur nous que des desseins de miséricorde, et c’est par la plus grande des miséricordes qu’Il exerce sur nous en cette vie la plus sévère justice. En détruisant en nous ses ennemis, Il détruit du même coup les nôtres, car nous n’avons point de plus grand ennemi que nous-mêmes, notre amour-propre et l’amour de notre propre excellence en toutes sortes de manières, quoique cela ne nous paraisse pas toujours tel. Heureux celui qui est si pauvre et si rien qu’il est autant méprisé des autres qu’il se méprise soi-même ! Je salue M. V. F. [monsieur votre frère]. Je prie Dieu qu’Il lui donne la force de pouvoir se débarrasser de toutes choses, afin de mettre [306] un intervalle assez long entre sa vie et sa mort, car ce n’est pas trop que bien des années de solitude après avoir eu tant d’embarras. Je ne vous oublie pas ni l’un ni l’autre devant le Seigneur.

1 Joseph, Guerre des Juifs, Livre VI Ch. 31.

2 Actes, 9, 5.

      1.  48 [428-D.4.116]. Foi nue. Amour pur.

M. * m’a lu la lettre que vous lui avez écrite, qui m’a fait beaucoup de plaisir, y remarquant les démarches de la grâce dans votre âme par la voie de la foi nue, qui est assurément la meilleure, la plus sûre et la plus glorieuse à Dieu. Toutes les autres voies semblent s’attribuer quelque chose de ce qui appartient au Souverain. Mais celle-ci non seulement Lui restitue toutes les usurpations que l’amour-propre lui avait fait faire, mais de plus elle met l’âme dans une expérience si foncière et si réelle de ce qu’elle est néant et péché, qu’elle est bien éloignée de vouloir dérober à Dieu Sa gloire. Elle demeure dans sa place, qui est le rien ; étant contente de ce même rien, elle est ravie que Dieu possède tout et Le trouve bien mieux en Lui qu’en soi-même. Ce que nous avons de propre se doit perdre. Soyons ravis que le bien retourne en sa place, qui est Dieu, et que le rien demeure dans le rien.

Plus l’âme avance dans la foi pure et nue, plus elle éprouve la délicatesse de l’amour pur et généreux qui, bien loin de s’attribuer quelque chose de ce qui est à cet Être suprême, Lui donnerait même tout ce qui serait sien si, par impossible, on avait quelque bien qui n’appartînt pas à Dieu. Plus la foi est nue, plus l’amour devient délicat : c’est une suite nécessaire. Je ne comprends pas les personnes qui, se croyant dans la foi nue, veulent toujours retenir pour eux-mêmes quelque chose de ce qui est à cet Être suprême et ne veulent pas le sacrifier, aussi bien que tout ce qu’ils sont, à cet Être immuable, qui mérite un amour si souverain qu’on ne doit avoir qu’un regard fixe sur le Bien-aimé et ne nous laisser point d’yeux pour nous regarder nous-mêmes. Il est dit dans le Cantique que l’épouse a blessé son époux par un de ses regards1, c’est-à-dire que son regard, étant toujours fixe et direct sur ce divin Objet, attire Son amour et Sa tendresse sur nous. Plus nous aimons Dieu purement, plus Il nous aime parce que nous L’aimons comme Il veut être aimé, par un amour qui ne retourne point sur soi-même et qui n’a aucun égard pour soi.

Je vois par votre lettre que Dieu vous appelle à l’amour le plus parfait, et c’est une des plus grandes grâces qu’Il vous puisse faire. Cet amour est rigoureux dans sa perfection, car il ne travaille qu’à détruire son sujet et il lui ôte tout ce qu’il croyait avoir, même pour Lui plaire ; enfin il le met à nu et le dépouille si absolument qu’il ne lui reste rien. Non content de cela, il le détruit et le consume : il ne veut pas qu’il le possède, mais qu’il soit perdu en lui comme en sa dernière fin, et c’est où aboutissent toutes les absences de l’amour, ses suites, ses cruautés apparentes.

Il se sert de la foi pour faire tous ces dégâts dans l’âme afin que ne s’appuyant sur quoi que ce soit, elle soit obligée de se perdre sans ressource dans son Bien souverain. C’est où je vous attends, c’est où je vous souhaite : ce sera alors que ni la distance des lieux ni la différence des climats ne nous empêcheront point de loger en même lieu. Je prie Dieu qu’Il achève en vous ce qu’Il a commencé et me recommande à vos bonnes prières, et je ne vous oublierai pas devant Dieu non plus que madame votre chère épouse.

1 Cant., 4, 2.

      1.  49 [432-D.4.120]. Oublier tout.

Mon cher f [rère], oublions tout ce qui nous concerne pour nous jeter à corps perdu entre les bras de l’Amour sacré. Laissez absolument tout le passé dans l’oubli et redevenez une nouvelle créature en Jésus-Christ. N’écoutez ni les hommes ni les démons, et j’ose dire, ni les anges eux-mêmes s’ils voulaient vous porter à l’amour de votre propre excellence, ce qui est impossible. Ne dérobez rien à Dieu, mais ne cherchez uniquement que Sa seule gloire. Tout ce qui nous regarde ne mérite pas de nous occuper un moment. Occupons-nous uniquement de Lui, et laissons tout le reste à Sa Providence. Je vous embrasse, mon cher f [rère], des bras du divin petit Maître. Ne L’oubliez jamais et vous serez heureux.

      1.  50 [433-D.4.124]. Touchant les nouveaux prophètes.

Mon cher frère,

Nous avons enfin ici ** dont je suis tout à fait contente. C’est un cœur bien droit au Seigneur. J’espère qu’Il achèvera en lui l’œuvre qu’Il a commencée.

Je ne puis m’empêcher de vous dire que je ne puis douter que ceux qui se disent prophètes ne soient véritablement trompés. Je ne veux pas dire qu’ils trompent, car il peut y en avoir beaucoup parmi eux qui soient dans la bonne foi, mais ils sont certainement trompés. Rien ne fait tant de plaisir au démon que quand on s’attache aux choses extraordinaires, et quand on en fait cas : il prend occasion de là de se faire un jouet des pauvres créatures, qui se croyant bien, adhèrent à toutes ses suggestions. Notre-Seigneur n’a-t-Il pas dit que, dans les derniers temps, qu’il viendra des faux prophètes1. Et ce temps-là est venu. Laissons toutes ces choses extraordinaires pour ne nous attacher uniquement qu’à la foi simple, nue, dégagée de tout, et à l’amour pur. C’est là où il ne peut point y avoir de tromperie. Quant Notre-Seigneur nous dit de nous renoncer nous-mêmes2, Il entend non seulement les choses extérieures que nous devons renoncer, mais bien plus les intérieures sur lesquelles ne nous appuyons.

 L’Esprit de Dieu n’a rien d’impétueux. Quoiqu’il soit descendu sur les Apôtres d’une manière impétueuse pour se faire connaître à la multitude, il a versé dans leur cœur cet esprit de paix et de tranquillité, et non point ces agitations extraordinaires, si éloignées de la voix de l’Esprit. Lorsque l’on donne pour raison les Prophètes de l’ancienne Loi, il y aurait bien de quoi réfuter un argument si fautif. Parmi ces Prophètes, il y en avait quantité qui étaient faux prophètes. Témoin les prophètes de Baal3, qui étaient beaucoup plus agités que les prophètes du Seigneur, qui à la vérité avaient quelques signes extérieurs parce que leurs actions devaient prophétiser comme leurs paroles, et cela même ne consistait point dans des agitations de cette sorte. Nous voyons que Saül, qui était entre les Prophètes, n’a pas laissé d’être réprouvé4. Élie paraît seul entre [contre] quatre cents prophètes de Baal qui s’agitaient extraordinairement, se découpaient eux-mêmes et faisaient tous des choses extraordinaires sans pouvoir attirer le feu [482] du ciel. Je ne crois pas non plus que tous ces gens-là, avec toutes leurs agitations, reçoivent le moindre pur amour de Dieu, qui est ce feu descendu du ciel pour consumer le véritable holocauste que le véritable Prophète du Seigneur avait dressé. Aussi le Prophète Élie se moque-t-il agréablement de leurs cris, de leurs agitations, de leurs incisions ; mais, lui, invoquant tranquillement le nom du Seigneur, ne faisant autre chose que d’assembler le bois pour le sacrifice et que de verser de l’eau dessus, plus propre, ce semble, à éteindre le feu qu’à l’attirer, ce feu descend du ciel sur son holocauste et le consume avec l’eau, qui signifie les larmes de la pénitence et la qualité que doit avoir notre âme pour retourner dans sa fin qui est Dieu : il faut qu’elle soit fluide comme l’eau, sans consistance propre, c’est-à-dire sans opinions, sans arrêt à quoi que ce soit, afin de pouvoir s’écouler en son Dieu ; il faut de plus qu’elle soit sans couleur, sans odeur, sans rien de fixe, afin de prendre toutes les impressions de la grâce. Tout ce qui n’est point cela, [483] n’est point le véritable Esprit de Jésus-Christ, mais un esprit étranger et suspect, qui se communique par les approches, par les bénédictions et par choses de cette nature. Le vrai Esprit de Jésus-Christ se communique par l’intime de l’âme, mais ses communications, bien loin d’agiter, tranquillisent : ce sont des communications d’esprit à esprit, de cœur à cœur, qui n’ont besoin d’aucun signe extérieur et qui portent leur efficacité dans le fond de l’âme, pour nous faire vraiment mourir à nous-mêmes et à tous les signes sensibles et extérieurs qui ne sont point pour la nouvelle loi, car l’Esprit du Verbe n’est point inquiet, mais doux et paisible. Et je vous assure que tous ceux qui se rangent du côté de ces prophètes prendront le change et que, loin d’acquérir un véritable esprit intérieur, ils perdront dans la suite celui qu’ils avaient déjà.

 Je ne comprends pas que celui qui a goûté le don de Dieu dans l’intime de son âme puisse se laisser prendre par tous ces signes extérieurs. Je prie Dieu de tout mon cœur qu’Il [484] éclaire ces pauvres aveugles qui se croient bien clairvoyants, et qu’Il leur fasse voir qu’il n’y a point de lumière véritable que celle que Jésus-Christ est venu apporter qui éclaire tout homme venant en ce monde5, c’est-à-dire tous ceux qui veulent bien devenir nouvelles créatures en Jésus-Christ. Mais cette lumière luit véritablement dans les ténèbres6 de la pure foi, hors de la tromperie. Croyez ce que je vous en dis, mon cher frère, car c’est la pure vérité que vous découvrirez toujours plus, s’il plaît à Dieu, par votre expérience, en suivant le petit sentier de l’humilité et de l’entière désappropriation, qui fait que la créature ne tend pas à être quelque chose, mais à n’être rien, afin que Dieu soit tout en nous tous. Amen !

 Ils parlent de l’intime de l’âme, mais ils ne savent ce qu’ils disent, car l’intime de l’âme est la portion où rien ne peut être admis que Dieu. Je vous assure qu’ils ne la connaissent pas : ce qu’ils prennent pour l’intime de l’âme est quelque sentiment dans les [485] puissances où le démon peut s’entremettre ; si cela n’était, saint Paul ne nous dirait pas que l’ange de ténèbres se transfigure en ange de lumière7. Tous les saints qui ont été conduits par les choses extraordinaires ont souvent été trompés par le diable, et sainte Thérèse ne marque point d’autre différence des visions et des choses que le diable formait en elle d’avec celles qui étaient véritablement de Dieu, sinon que celles du démon étaient plus savoureuses que celles de Dieu, et qu’elles laissaient après elles une certaine agitation contraire aux visions qui venaient de Dieu, lesquelles, quoique moins savoureuses, laissaient après elles une profonde tranquillité.

Si l’on doit surpasser les choses extérieures, même les meilleures, pour tendre à Dieu seul, combien plus doit-on laisser celles qui sont suspectes pour ne tendre qu’à Dieu par l’inconnu de Dieu même, qui ne satisfait pas tant les sentiments, mais qui porte avec soi une entière solidité [486] et une réelle sûreté, non pas toujours connue de l’âme, qui ne veut rien admettre en cette vie que la seule volonté de Dieu et l’abandon à la Providence, sans nulle assurance en soi, mais en Dieu.

Croyez que je prends part à tout ce qui vous regarde et que je vous porte dans mon cœur. Je vous conjure, de la part de Dieu, d’éloigner tous ceux de votre connaissance, et qui veulent véritablement être à Dieu, de toutes ces tromperies, car je vous proteste, en la présence de Dieu, que ces états-là ne sont point de Lui, et il est très affligeant de voir des âmes de bonne volonté, qui pourraient beaucoup glorifier Dieu, s’amuser comme des enfants à des pouperies8 et à des bagatelles qui ne peuvent les conduire dans la vérité. Je crois que le diable a inventé cela pour combattre le véritable esprit intérieur, qui est paix et joie au Saint-Esprit9, mais d’une manière spirituelle et non sensible.

 On ne peut opérer sans être, parce que l’œuvre ne peut être [487] plus élevée que son principe : Jésus-Christ qui était venu pour nous servir d’exemple et nous instruire, qui était Dieu en naissant comme Il l’était en mourant, a voulu être trente ans dans une vie cachée et tout intérieure avant que d’enseigner les autres pour nous apprendre que nous devons véritablement être formés dans l’intérieur et renouvelés dans lui avant que d’entreprendre d’aider aux autres. Il n’a pas même voulu que Ses Apôtres, quoiqu’instruits par Lui-même, prêchassent avant d’avoir reçu le Saint — Esprit, cet Esprit de renouvellement intérieur, qui, les ayant fait mourir au vieil homme, les avait renouvelés en Jésus-Christ et fait participants de l’homme nouveau. De même que le Saint-Esprit forma Jésus-Christ dans les entrailles de la Sainte Vierge, il lui est donné de former Jésus-Christ dans nos cœurs, et c’est après cette formation (qui suppose la mort en Adam) que l’on est propre à conduire les autres ; sans cela, ou l’on mélange ce qui est de soi avec ce qui est de la grâce, ou l’on s’approprie les dons de Dieu, ce qui est entièrement opposé à [488] la pure et nue opération du Saint-Esprit. C’est pourquoi, mon cher frère, vous avez fort bien dit lorsque vous avez assuré que, pour être propre à aider aux autres par le pur mouvement de la grâce, il fallait être régénéré en Jésus-Christ, surtout dans ces derniers temps où s’élèveront tant de faux Prophètes.

 Quant à ce qu’ils disent, qu’ils mélangent quelque chose par leur propre imagination, les vrais Prophètes, pendant l’inspiration, ne peuvent mélanger ce qui est d’eux avec ce qui de l’Esprit de Dieu. Dès qu’ils parleront en prophètes, il faut qu’ils parlent toujours la vérité, parce que Dieu est la suprême Vérité : il ne leur sera pas même libre de parler autrement. Nous en avons un exemple bien sensible par le Prophète Balaam10 : quoiqu’il fût perverti, parce qu’il s’agissait de parler de la part de Dieu, [et] quoiqu’il voulût obliger le roi des Moabites, il ne put jamais dire autre chose que ce que Dieu voulait qu’il dise. Mais après avoir prophétisé selon [489] la volonté de Dieu, n’étant plus question de prophétie, il donna, comme homme particulier, un conseil au roi de Moab le plus détestable qui pût être ; mais tant qu’il parle comme inspiré de Dieu, il ne dit jamais que la vérité.           

Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela (les nouveaux prophètes) ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n’occupe point la tête, mais c’est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L’aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l’esprit, et en est comme entièrement séparée. Souvent dans le recueillement de la volonté, l’imagination est plus vive qu’en [490] un autre temps, sans que cela distraie, l’un étant séparé de l’autre. Il est vrai que dans le commencement, l’âme n’étant pas accoutumée au recueillement de la volonté, et celle-ci ayant une grande supériorité sur les autres puissances, c’est comme si elle voulait les attirer à elle, et il semble que la tête se sente un peu tirée pour s’unir au cœur ; mais cela ne vient que de la volonté, et quand l’âme est plus avancée, elle ne sent plus ce tiraillement de la tête, mais la même volonté laisse (toujours) la tête libre, se contentant de s’unir de plus en plus à Dieu jusqu’à ce que, par la mort à toutes choses, et à force de se résigner à la volonté divine ayant contracté une souplesse très grande, elle se perde et s’écoule dans la volonté de Dieu, et, ne trouvant plus en elle aucune volonté propre, elle est transformée en Dieu.

 Par cette transformation de la volonté, l’esprit devenant pur et simple à mesure que la volonté devient plus souple, il s’unit à l’Esprit de Dieu qui est un esprit tout pur et tout simple. La voie des prétendus prophètes [491] est en tout multipliée : ils ne peuvent jamais arriver à l’unité de l’esprit avec Dieu, parce qu’il faut que l’esprit de l’homme, pour être uni à celui de Dieu, lui ressemble en pureté et simplicité ; et, pour la volonté, il faut qu’elle se perde absolument dans la volonté de Dieu. C’est cette extase admirable, qui, n’étant point faite par l’entremise des sens intérieurs ou extérieurs, ne leur cause ni changement, ni mouvement, ni goût : aussi cette extase est-elle permanente, bien différente de ces extases de quelques heures qui causent une certaine perte de peu de durée dans le sentiment, après laquelle on revient à soi ; mais dans l’extase de la volonté de Dieu, qui n’est autre que la perte de cette même volonté, elle ne revient plus, et elle demeure toujours absorbée dans son être original. C’est ce qui fait cette voie si sûre, parce que tant que nous possédons notre volonté, nous pouvons toujours offenser Dieu et avoir une volonté différente de la Sienne, mais lorsqu’elle est perdue en Dieu, l’âme ne la retrouve plus pour en faire un usage propriétaire. Elle demeure donc [492] tellement perdue que, quand on lui ferait tous les tourments du monde pour lui demander : « Que veux-tu ? Que désires-tu ? », elle ne pourrait trouver en elle aucune volonté pour quoi que ce soit, pas même pour désirer les dons les plus sublimes. Dieu veut en elle et pour elle, et Il ne peut vouloir que ce qui est conforme à Sa gloire et se rapportant à Lui-même.

Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu’il est bien éloigné de consister en ces choses. L’état de ces prophètes ne peut donner ce qu’on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j’appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu’il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu’une personne même qui possède ce silence intérieur, dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d’agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s’agitera jamais. Saint Jean dit en l’Apocalypse qu’il se fit un grand silence au ciel11. Lorsque ce silence est fait dans l’âme, il se communique jusqu’au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l’un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n’est pas pareil à : 2° l’autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c’est nous qui nous taisons ; dans le second, c’est l’amour qui fait taire, et l’âme sent bien que, lorsqu’elle veut parler, elle s’arrache à un je ne sais quoi qui l’attire au-dedans d’elle-même. Jusqu’à ce que l’âme soit parvenue à n’être plus distraite par ses paroles, Dieu la tire de cette manière : c’est pourquoi le silence extérieur et intérieur est si nécessaire dans le commencement surtout, mais celui que Dieu opère est tout autre chose. Il ne faudra pas s’étonner lorsqu’il se trouve quelqu’un qui abuse de ces termes, parce que l’on tâche toujours d’ajuster ce qu’on [494] voit dans les autres à ce que nous croyons qui nous convient, et toute personne d’expérience en fera le discernement.

 Cet esprit intérieur ne porte point à courir çà et là, mais il fait que l’âme demeure tranquille, séparée de tout. Elle a une charité sans zèle pour la produire au-dehors, mais attend tranquillement que Dieu la manifeste Lui-même par Sa Providence. Ainsi vous voyez que cela est fort différent [de ce qui est dans ces prophètes] : il s’en faut bien que les mêmes termes n’expriment les mêmes choses. Leur manière d’entendre quand ils veulent écouter Dieu se fait par la tête et l’esprit qui est appliqué, espérant d’entendre quelque chose de distinct qui les détermine. Comme l’imagination entre beaucoup là-dedans, ils croiront entendre Dieu et ce sera leur propre esprit, ou peut-être l’esprit du démon. L’attention que l’on demande aux âmes intérieures est une cessation d’opération au-dedans d’elles-mêmes afin de pouvoir être pénétrées de la parole de Dieu, qui n’est point une parole distincte qui se fasse entendre par succession [495] de paroles et de pensées, mais c’est l’opération du Verbe dans l’âme.

 Dieu ne peut parler que par Son Verbe, (qu’) Il a épuisé toute parole en Dieu puisqu’Il est Dieu comme Lui. On appelle donc Parole de Dieu l’impression et l’opération que Dieu fait dans l’âme, qui n’est autre que Son Verbe, une Parole opérante qui fait dans l’âme ce qu’Il y veut enseigner. Quoique l’âme n’en découvre rien autrement dans le moment présent que par une simple onction, elle trouve dans la suite, quand elle est morte véritablement à elle-même et ressuscitée avec Jésus-Christ, qu’elle est instruite de toutes choses, sans savoir qui les lui a apprises ni comme elle les a apprises. Cela ne fait aucune espèce : il ne lui en reste rien pour elle-même, mais lorsqu’il est question de parler ou d’écrire, tout lui est remis selon le besoin d’un chacun. Pour une telle âme, elle demeure toujours simple, nue, sans objet, sans pensée, sans volonté. Tout le long de la voie, qui est longue, doit s’opérer par la [496] foi nue dans l’Esprit et par l’amour dans la Volonté.       

Je salue tous ceux de votre connaissance et je leur donne un rendez-vous dans le cœur de Jésus, où j’espère que nous nous trouverons toujours. Si vous voulez vous unir à moi, tout indigne que je suis, j’espère que Dieu, par cette union, vous éclairera de la vérité de ce que je vous ai dit, et que ceux qui sont trompés (quoique de bonne volonté), seront détrompés par la même union, qui les calmera ainsi que je l’espère, de la bonté de Dieu. Soyez persuadé que je vous honore en Jésus-Christ et que je vous porte tous dans mon cœur. Je prie Dieu d’éclairer de Sa véritable lumière tous les siens qui sont en vos quartiers, afin qu’ils ne prennent point le change. Je vous salue tous en Jésus-Christ, vous, mon très cher, en particulier12.

1 Mathieu, 24, 24.

2 Mathieu, 16, 24.

3III Rois 18, 28.

4I Roi 19-23.

5 Jean  1, 9.

6 Jean  1, 5.

7II Co 11, 14.

8Pouperies : jeux enfantins de poupées.

9 Rom. 14, 17.

10 Nb ch. 22 et ch. 31, 16.

11Apoc. 3, 1.

12 Certains « Nouveaux Prophètes », jeunes Camisards émigrés qui visitèrent entre autres l’Écosse, se voyant désapprouvés, répliquaient qu’on voulait poser des bornes à la puissance de Dieu…

      1.  51 [440-D.1.176].

Comment sauriez-vous ce que je dois devenir, puisque je ne le sais pas moi-même et que j’attends à tout moment quelle sera ma destinée ? Comme je l’ai abandonnée à Dieu, je ne m’en mets pas en peine : je ne crains ni la prison, ni la mort. L’infamie dont on me couvre me serait bien plus douloureuse si je m’intéressais à moi-même. Bon courage ! Si l’on me fait mourir, venez me voir mourir, et faites comme la Madeleine qui ne quitta point celui qui lui avait enseigné la Gnose1. Croyez que vous me serez toujours très chère. Tant que je pourrai vous répondre, je ne refuserai point vos lettres.

1 Science de l’intérieur et de l’amour pur que Jésus-Christ avait enseignée à la Madeleine, laquelle lui tint compagnie au pied de la Croix. (Dutoit).  

      1. 52 [446-D.1.182]. Perdre la sagesse humaine.

 [522] Pourquoi la sagesse humaine nous est-elle si fort nuisible ? C’est qu’elle est opposée à la Sagesse-Jésus-Christ et qu’il faut nécessairement qu’elle Lui cède la place, sans quoi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne S’élèvera jamais dans une âme. On peut être vertueux et se tenir dans un certain train de piété sans perdre sa propre sagesse ; mais afin que Jésus-Christ vive et règne en nous, il faut nécessairement que cette sagesse soit détruite. C’est la raison pour laquelle Jésus-Christ fait paraître un transport extraordinaire, que l’on ne remarque point en un autre endroit, lorsqu’Il a dit : Je vous rends grâce, mon Père, de ce que Vous avez caché vos secrets aux grands et aux sages et les avez révélés aux petits1. Ceci n’est autre que la révélation de Jésus-Christ Lui-même, en qui tous les trésors de la Sagesse et de la Science sont renfermés2. Et comme tout le désir de Jésus-Christ est de Se communiquer aux [523] hommes et de Se manifester à eux, et que cependant Il ne peut Se communiquer à eux tant qu’ils restent dans leur sagesse, Il Se réjouit et rend à Son Père des actions de grâces de ce qu’Il ne les révèle pas à ceux qui sont sages et prudents, parce qu’Il ne pourrait habiter en eux. Aussi Jésus-Christ, selon l’Apôtre, est-Il scandale aux Juifs et folie aux Gentils3. La sagesse des hommes est folie devant Dieu4.      

Il n’y a personne qui n’ait son favori et son Isaac à sacrifier, qui est-ce qui leur coûte le plus : dans les uns, c’est sa propre sagesse, dans les autres, c’est quelque autre chose. Mais c’est peu de sacrifier à Dieu tout le reste, si on ne lui sacrifie cet endroit favori. Mais, dit-on, faut-il faire des folies pour détruire notre propre sagesse ? Nullement, mais il faut une volonté réelle et toujours subsistante de la sacrifier au Seigneur lorsqu’Il le voudra. Il faut de plus suivre son train dans l’état où l’on est, sans l’écouter5. Par exemple, une personne est appelée pour être possédée [524] hautement de Jésus-Christ, et pour cela Il veut qu’elle aille non par le raisonnement de la sagesse humaine, mais par le premier mouvement, non que ce premier mouvement soit toujours infaillible, mais c’est pour accoutumer peu à peu l’âme à perdre la possession de soi et se laisser posséder par Jésus-Christ. Et Il aime mieux des fautes que la docilité fait faire, que tous les ajustements de la prudence dont il ne fait aucun compte, et qu’il a même en horreur dans une âme qu’Il veut détruire. Il veut de plus que dans les routes de destruction intérieure on n’écoute point la sagesse humaine, mais que, marchant à l’aveugle, on Le suive partout où Il mène. Quoique l’on doive simplement cette fidélité à Jésus-Christ, Sagesse éternelle, Il nous montre cependant ensuite que Sa sagesse est plus sage que toutes nos sagesses, car Il ajuste si bien toutes choses que, quoique dedans la sagesse humaine perde terre, au-dehors tout est si sage, surtout pour les personnes comme vous, qu’ils ne peuvent s’empêcher de dire : Bene omnia fecit 6.

[525] N’attribuez le progrès que vous avez fait où vous êtes, et qui ira aussi loin que je vous ai dit (car je ne l’ignore pas, quoique vous n’en disiez rien), qu’à la petitesse, et ne croyez pas que votre sagesse y ait aucune part ; non, elle n’y en a ni aura aucune. Et si Dieu pouvait avoir quelque douleur, Il serait pénétré de douleur jusqu’au fond du cœur (comme parle l’Écriture) si vous ne Lui faisiez pas un sacrifice sans retour de votre propre sagesse, mais sacrifice tel qu’Il en pût disposer à Son gré, sans que vous fussiez en droit de vous en mêler ; sacrifice tel que, quelque route qu’il vous fît passer pour l’intérieur, vous ne Lui demandiez pas seulement pourquoi Il en use de la sorte. Je crois que je mourrais de douleur si je vous voyais manquer aux desseins de Dieu par quelque réserve et vous soustraire à Son domaine souverain sous quelque prétexte.

Depuis qu’on m’a fait faire, en votre faveur, une démission de toutes les miséricordes que Dieu m’a faites et que l’on m’a chargée des humiliations que vous deviez porter, Dieu fait qu’il n’y a pas un instant que je ne sois dans une [526] immolation continuelle pour vous. Soyez donc petit comme le petit Jésus, car c’est uniquement ce qu’Il veut de vous. Si vous n’êtes petit comme Lui, quoiqu’il semble que les choses soient sur un pied à ne pouvoir mal aller, elles mourront dans leur naissance. Quoique je vous écrive de cette sorte, ce n’est pas que je crois que vous manquiez de petitesse, oh non ! mais c’est pour l’avenir : il faut être si [aussi] petit pour passer où Jésus-Christ vous invite de Le suivre. Allez donc avec Lui, et que rien ne vous arrête ni ne vous fasse retourner la tête, comme à la femme de Loth. C’est un effet de la sagesse humaine que de regarder derrière soi, et c’est pourquoi elle fut changée en statue de sel. Je prie Dieu de tout mon cœur que mon cher petit Maître soit Lui-même le sel qui vous préserve, dès cette vie, de toute corruption.

1 Lc 10, 21.

2 Col 2, 3.

3I Co 1, 23.

4II Co 3, 19.

5 Notre sagesse.

6Mc 7, 37.

      1.  53 [454-D.1.192]. S’avancer du connu, etc.

Je ne puis douter que M. ne soit arrêté malgré sa bonne intention ; elle le porte à monter de degré en degré selon l’idée qu’il s’en est fait et, comme lorsqu’on est arrivé à une certaine hauteur, on y demeure toujours parce qu’il n’y a plus rien à monter et qu’il faut descendre, aussi quelque bonne intention qu’il ait d’avancer, il n’est plus question de marcher sur les mêmes traces : c’est une voie comprise de la [546] créature et suivie à la ligne selon cette compréhension. Il faut changer de conduite et laisser absolument derrière soi, comme choses inutiles et même oubliées, ce qui a servi jusqu’alors. On a toujours été conduit comme par une étoile, qui marque toutes les démarches, et en fait comprendre et goûter la beauté ; il faut désormais que cette même étoile soit outrepassée pour aller à tâtons et par l’inconnu.

Mais, me direz-vous, si cette étoile paraît toujours, que voulez-vous qu’il fasse ? Peut-il, par son effort, éteindre la lumière ? Il ne s’agit pas de cela. Il ne faut qu’outrepasser le lieu où elle réside. Il y a une lumière fixe dans un chemin qui me fait voir et marcher toujours ce même chemin ; tant que je n’en sortirai pas, j’aurais toujours sa lumière et je marcherai dans les mêmes pas ; mais si je passe outre le lieu où elle est, elle ne m’éclairera plus. J’ai suivi ces sentiers battus tant et tant de fois à la faveur de sa lumière. La providence marquée et aperçue est l’étoile fixe qui guide M. ; pourquoi ? Parce qu’il marche toujours les sentiers battus de la voie qu’il a comprise et [547] lorsqu’il arrive dans l’obscur, il retourne à sa lumière. Il faut l’aveuglement et le dérangement pour le tirer de la voie sainte, mais comprise, pour le jeter dans les sacrées ténèbres de la foi, où il n’y a plus d’autre flambeau qu’une volonté divine, mais cachée pour l’âme. Vous ne pourriez comprendre combien cela m’est montré clairement en lui. On me met dans l’esprit un passage pour exprimer ce que je veux dire : vous m’avez pris par ma main droite, vous m’avez conduit selon votre volonté et vous m’avez ensuite fait entrer dans votre gloire1. M. N. a été conduit jusqu’à présent par la main droite : il a suivi avec beaucoup de fidélité cette voie droite. On lui a manifesté avec un extrême plaisir tous les lieux par lesquels on le conduisait et les pas qu’on lui faisait faire. C’est donc ce qui est fini, et l’on restera toujours là si l’on ne se laisse conduire à la divine volonté, inconnue de l’âme, et qui est [548] d’autant plus infaillible que moins on la connaît. La première manière de marcher appartient à la foi savoureuse et lumineuse, et la seconde, à la foi nue.

Presque tous les serviteurs de Dieu sont arrêtés à ce premier passage, souvent pour vouloir trop bien faire et parce qu’ils envisagent la nudité comme un déchet. Et il se trouve peu d’âmes qui aient assez de courage pour se laisser conduire à l’aveugle, par des chemins qu’ils ont ignorés jusqu’alors et qui leur paraissent même, en quelque manière, contraires aux premiers. Cependant ils ne marcheront jamais dans cette pure, simple et nue foi, dans cette volonté divine et cachée, qu’ils ne se laissent entraîner en aveugles dans un chemin dont ils perdent peu à peu la trace.

Deux choses arrêtent ici cette personne : l’une, la bonté de la voie qu’il a tenue, qui l’a possédé et qui lui a fait faire toutes choses ; l’autre, certaines maximes de Monsieur B.2, qui étaient pour lors de saison, et que M [onsieur] B. changerait assurément lui-même s’il était vivant. C’est un arrangement intérieur qui fait une âme toujours parée [549] et ornée, mais qui s’arrête sous le poids de ses trésors. Mais ce n’est point une âme avançante dans la voie.

Soyez persuadé que l’on restera toujours arrêté (quoique rempli de biens)  jusqu’à ce qu’on entre dans ce que je vous dis. Je n’ai pu me défendre de vous le dire, afin que vous en fassiez l’usage que Dieu en prétend. S’il entre peu à peu dans ce que Dieu vous inspirera de lui dire, j’espère qu’il démarrera de sa place, comme un vaisseau auquel on donne un certain branle, et qu’entrant dans la volonté cachée, il entrera dans la gloire de Dieu. Cette gloire de Dieu n’est autre que Lui-même, où Sa volonté infaillible, mais cachée, nous conduit.

Je regarde M. N. comme le pilote : M. ne fera que le suivre. Vous croyez peut-être que c’est une folie ? Cependant, c’est une vérité certaine, qu’elle n’avancera qu’autant qu’il avancera lui-même, et je le connais clairement, car quoiqu’elle vous paraisse plus avancée qu’elle ne faisait, elle ne fait que s’approcher de lui. Mais c’est lui qui est comme le remords qui arrête tout, et M. comme le reste. Travaillez, je vous prie, sur lui. Je me sens poussée de [550] vous le dire. Il me semble qu’il vous est donné à présent mission pour cela. Ne dites pas que vous y avez peu réussi, mais dites plutôt avec saint  Pierre : In verbo tuo, etc.3

Mon cœur est bien uni au vôtre. Je ne serai à mon aise que lorsque j’agirai avec vous sans nulle crainte et sans réflexion, comme un petit enfant. Je sens que Dieu le veut, que, hors de là, je suis mal à mon aise. Je fais même bien des fautes, sortant de mon agir simple et nu où Dieu est toujours ; mais hors de là, je trouve ce misérable moi-même que j’ai quitté si longtemps et qui m’est un supplice.

1 Ps 72, 24.

2 Monsieur Bertot.

3À votre parole je jetterai le filet : Lc 5, 5.

      1.   54 [458-D.1.197]. Manières d’agir de Dieu opposées à celles des hommes.

 [561] Que je suis ravie que Dieu vous fasse sentir votre faiblesse ! Que Dieu vous aime bien plus faible que fort ! Car la force cause soutien en soi-même, mais notre faiblesse rend hommage à la force de Dieu et nous anéantit beaucoup. Je vous assure que rien n’est meilleur pour nous que de sentir notre faiblesse et le peu de fond que nous devons faire sur nous-mêmes. Le découragement n’est pas de même, car il marque un reste d’amour-propre, une certaine attente des choses qui, ne réussissant pas selon nos idées, nous fait croire que tout est perdu. Nous regardons le bien d’une certaine façon et Dieu le voit d’une autre, dans un certain lieu et Dieu le veut dans un autre.

Dieu n’a besoin de personne pour faire Son œuvre : Il Se fera des instruments exprès, et le salut viendra d’où on ne l’attend pas. Mais que de renversements auparavant ! Car la colère du Seigneur n’est pas encore apaisée.

Prenons donc courage dans la [562] volonté du Seigneur. Dans les événements même de Sa Providence, croyons que plus il y a de renversements, tout va mieux. Si nous ne voulons que la gloire de Dieu et Sa volonté, nous la trouverons en tout cela. Oui, Dieu est plus glorifié, et votre âme fait plus de chemin dans la sécheresse, l’incertitude, la nudité, les ténèbres que dans tout ce qui paraît grand. Que votre état me plaît ! Vous avez, en réalité et dans l’expérience, ce que vous n’aviez qu’en lumière. Laissez-vous donc en paix sèche et en abandon sans réserve, sans vous mettre en peine que Dieu fasse ou ne fasse pas. Souvenez-vous que rien n’est nécessaire à Dieu que Lui-même, qu’Il Se sert d’un instrument et le laisse. Il peut des pierres même, faire naître des enfants d’Abraham1.

Qui aurait pu croire, à la mort de Jésus-Christ, que l’Église se fût établie par une telle destruction ? Ô profondeurs des richesses de la science et de la sapience de Dieu ! Que vos voies sont cachées, etc.! Dieu n’établit toutes choses, dans le général et le particulier, que sur la destruction. Les hommes ne [563] réussissent que par le succès, et Dieu au contraire par les renversements des choses qu’Il veut établir : c’est une conduite digne de Dieu, bien différente de celle des hommes. Laissons-Le faire. Souffrons petitement et faiblement ; c’est le mieux pour nous. Tout ce qui nous humilie, rapetisse et rabaisse, est ce qu’il nous faut. Dieu Se sert de choses faibles pour confondre les fortes3, et l’homme se sert des fortes pour combattre et détruire les faibles. Ô altitudo !

Jamais vous n’avez été mieux que vous êtes, jamais je ne vous ai été plus unie, plus une. Il faut que vous deveniez si petit, si rien, qu’il ne vous reste aucune chose de cette grandeur première ; c’est là la petitesse réelle et non en idée. Il n’y a qu’une chose qui pourrait me faire consentir à vous voir quitter votre poste, c’est votre santé. Conservez-vous afin que l’œuvre de Dieu s’achève en vous et par vous selon qu’Il le désire. Vous devriez prendre quelqu’un qui pût vous aider ; laissez ce que vous ne pouvez faire : Dieu fera le reste selon Sa sainte volonté : peut-être [564] serez-vous plus utile ainsi qu’autrement. Il faut que Dieu, s’Il le veut, le fasse par quelque événement de Sa Providence. Qu’Il soit béni à jamais ! Adorons Son indépendance de tous nos moyens. Amen, Jésus !

1 Mt  3, 9.

2Rm 11, 33.

3I Cor 1, 27.

      1.  55[459-D.1.198]. Comment juger des choses divines.

Je crois que N. me connaît assez. Je l’estime fort, mais pour moi, je crois que Dieu veut que je vive inconnue sur la terre. Ainsi je vous demande, par grâce, de ne vous point mettre en peine de me justifier à son égard, et ne parlez point de moi. Je dois aussi vous dire que ce n’est pas sur les choses extraordinaires qu’il faut juger les gens : [565] il y a une impression de fond, qui est très pure et qui porte grâce avec soi, et c’est par celle-là qu’il faut juger, nullement par les choses extraordinaires qui sont fautives, et qui peuvent arriver aux âmes communes. Croyez-moi, au nom de Dieu, ne donnez point là-dedans : allez par la foi pure et nue. Lorsque je dis ou écris les choses, je ne les dis point par vue prophétique, mais je les dis comme un enfant qui dit ce qu’il pense, sans qu’il n’en reste rien après. Je n’y fais même nulle attention, et je suis aussi contente que les choses n’arrivent pas comme qu’elles arrivent. Dieu seul, et Son ordre divin, suffit. Lorsque j’ai dit à mes amis ce qu’il m’est venu de leur dire, je n’ai jamais voulu qu’ils agissent en conséquence de cela, mais que, laissant tout à la Providence comme s’ils ne savaient rien, lorsque les choses arrivent, elles puissent servir à éveiller leur foi et leur confiance, mais ils n’ont jamais rien fait en conséquence de cela. Obligez-moi de parler de tout cela à N. et, s’il vous dit autre chose, l’on donnera pour faire savoir à NN. ce qu’il vous plaira. Mais qui n’est pas convaincu par le [566] témoignage intime du cœur, ne le sera pas pour longtemps, quand bien [même] il verrait des miracles.

Pour moi, Notre-Seigneur m’a appris à ne pas juger par les apparences extérieures, mais à Le laisser juger Lui-même en moi, et c’est ce goût intime du cœur qui porte ce jugement. On m’a quelquefois dit que certaines gens me condamnaient absolument, qu’ils parlaient contre moi ; je les ai toujours estimés ni plus ni moins. Je comprenais qu’ils étaient prévenus et qu’ils faillaient en se laissant prévenir, mais j’éprouvais en même temps qu’ils agissaient de bonne foi, et je n’ai jamais diminué l’estime que j’ai eue pour eux. Nous sommes ce que nous sommes devant Dieu. Si je suis criminelle, l’approbation des hommes ne me rendra pas innocente [et si je suis innocente,] leur condamnation ne me rendra pas criminelle. Au reste, je ne vous remercie point de votre charité à me défendre ; cela répugne à mon cœur : ce que vous faites, vous le faites pour Dieu, et moi je ne prends part à rien.

      1.  56 [460-D.1.200]. Diverses opérations, etc.

Vous savez bien qu’étant unie à vous au point que j’y suis en [572] Jésus-Christ, tout ce qui vient de vous me fait un extrême plaisir, et d’autant plus grand que j’y remarque plus de Dieu. Il vous est aisé, comme à moi, de voir que Dieu veut tout faire en vous. Plus vous Le laisserez faire tout, plus tout ira bien. Dans l’état où vous êtes, il faut laisser tout autre industrie qu’un acquiescement à ce que Dieu fait : Sa bonté est si grande qu’Il vous conduit comme par la main. Il semble qu’Il vous dise : « Laissez-moi tout faire ». Il conduit les femmelettes comme moi par un entraînement inconnu, mais il semble que, S’accommodant à votre naturel, Il vous conduit en vous montrant votre chemin, afin que vous le voyiez et qu’il ne vous reste aucun doute et de la voie et de Celui qui vous y fait marcher.

Quand on a une fois trouvé le fond de l’âme où Dieu habite seul et où le démon et la nature ne peuvent atteindre, on est heureux, parce qu’on démêle alors, avec expérience, ce qui est du fond ou des autres parties de l’âme plus superficielles, ce que nulle science ne peut découvrir, sinon cette science savoureuse, sans [573] bruit de paroles, et qui est si opposée à l’étude et au raisonnement. C’est cette manne cachée1, qui a tous les goûts sans en avoir aucun, et qui instruit, corrige, purifie, perfectionne.

Je trouve dans votre lettre deux choses que vous regardez comme des infidélités. Il peut y en avoir, mais je regarde comme infidélité que de ne pas suivre une inspiration connue. Or, de connaître l’inspiration, cela ne dépend pas de nous. Et même à mesure que Jésus-Christ nous cache avec lui en Dieu2, les inspirations distinctes et aperçues se perdent avec le même Jésus-Christ dans Son Père pour donner lieu à un agir simple et naturel qui, pour n’avoir rien de marqué, n’en est pas moins de Dieu. Nous ne sortons point de cet état pour les choses extérieures qui sont de son ordre, à moins que nous ne nous tirions et de l’ordre de Dieu extérieurement (faisant plus ou moins ce qu’il nous demande), et de cette dépendance à Sa conduite cachée et continuelle au-dedans ; tant que nous ne nous mêlons point de nous, que nous ne voulons pas voir ni examiner trop [574] notre état, nous n’en sortons point.

      Vous dites encore que vous ne vous anéantissez pas assez. Qui peut s’anéantir soi-même3 que Jésus-Christ ? Tout ce que vous feriez pour vous anéantir retarderait votre anéantissement. Car, pour être anéanti, il faut cesser d’être quelque chose, de voir et de faire quelque chose. Celui qui nous a créés peut seul nous mettre dans l’anéantissement spirituel ou intérieur. Vous êtes en bateau sur une rivière : vous y paraissez, vous y voyez les objets quoique vous ne remarquiez aucun sentier. Il n’y a qu’à laisser aller le bateau : par la pente du fleuve, il vous mènera et vous précipitera dans la mer où, vous abîmant, vous ne serez vu ni de vous ni des autres. Si vous faisiez quelque chose dans ce bateau sous prétexte de le mieux faire aller, vous l’empêcheriez de se submerger. La lettre de… est très excellente, mais il ne se faut borner ni au plus ni au moins, mais suivre Dieu simplement, qui vous fera outrepasser toute mesure pour vous perdre en Lui. Amen !

1Apoc. 2, 17.

2 Col 3, 3.

3 Philippiens 6, 7.

      1.   57 [462-D.1.202]. Compassion des faibles. Jugements de Dieu.

 [578] Quoique votre lumière soit très profonde pour votre degré, je connais pourtant qu’il y a bien des choses que vous verrez un jour d’un autre œil, soit par rapport à vous, soit à l’égard des autres. Lorsque la charité de Jésus-Christ se sera emparée entièrement de vous, vous aurez pour les autres une certaine compassion de douceur, et vous changerez quelque chose de dur qui vous reste encore. N’inspirez jamais aux autres de la dureté : la compassion est la vertu de Jésus-Christ. Toutes les personnes dont le naturel est sec ne comprennent point assez jusqu’à quel point doit aller la miséricorde et ce que c’est que la faiblesse humaine ; aussi, les personnes qui doivent beaucoup aider aux autres, éprouvent ordinairement elles-mêmes les faiblesses et les infirmités de la chair. Plus les saints ont été consommés en charité, plus l’ont-ils été en douceur. L’extrême douceur de saint  [579] Jean l’Évangéliste était la marque de son profond anéantissement et de sa charité parfaite. On voit comme un bien, dans un temps, une chose selon la lumière présente, mais on la voit ensuite d’une autre manière. Je ne vous dis point cela pour vous imposer un travail de radoucissement, mais parce que l’on me le fait dire. Et je crois que Dieu ne permet que je vous dise cela que parce qu’Il veut vous communiquer cet esprit de douceur.

Les personnes dont le naturel est sec sont d’une exactitude plus rigoureuse. Ne jugeons jamais les serviteurs de Dieu, car Il leur permet des faiblesses en des temps pour leur faire éprouver davantage le besoin qu’ils ont du secours de Sa grâce. Tel qui a pu avoir en un temps de grandes faiblesses, est revêtu souvent de la force divine. Il n’y a que Dieu Lui-même qui puisse juger de Ses saints, car tel dont la vie est sans reproche, est souvent très propriétaire, durant que l’autre est entré par sa même misère dans l’expérience de son néant. Dieu a deux manières d’anéantir les âmes : les unes le sont souvent par des expériences secrètes [580] et cachées aux yeux des hommes de mille manières que Dieu connaît ; ou bien il permet des liaisons de cœur qui sont d’autant plus fortes que le même cœur est plus abattu et plus affaibli ; cependant le corps est pur et chaste et n’a pas une faiblesse, durant que le cœur ne peut se retirer à ce qui l’entraîne et qu’il est comme contraint de faire connaître aux yeux des autres ce qu’il ne peut tenir caché à cause de sa violence ; il me paraît que ces personnes sont incomparablement plus humiliées que les autres, parce que leur confusion surpasse de beaucoup leur faute et qu’il paraît beaucoup de mal où il n’y a aucune malice, mais bien de la faiblesse.

Il y a aussi des personnes en qui Dieu permet des chutes réelles et véritables, et ces personnes ne laissent pas de se sanctifier. Il n’est point de saint du Seigneur qui n’ait quelque éclipse dans sa vie, et une vertu qui est toujours demeurée debout est ou à la veille de sa décadence, ou bien c’est une vertu fort suspecte. Si vous examinez [ces personnes] de près, vous y trouverez beaucoup de force, de [581] confiance en eux-mêmes, beaucoup d’assurance, au lieu que les autres ne se peuvent promettre la moindre chose de leur fidélité, ni attendre quoi que ce soit. Les plus grands saints ont été ou de grands pécheurs ou terriblement battus de la tentation, non d’une tentation soufferte avec force, mais d’une remplie de mille faiblesses qui leur paraissaient des chutes.

Oh ! que les jugements de Dieu sont impénétrables ! Il y aura au ciel infiniment plus de femmes perdues que de Pharisiens : Jésus-Christ qui exerce Son zèle contre les derniers, n’a que de la douceur pour les premières. Et saint Augustin même, qui avait été si grand pécheur, puis si fort affranchi du péché dont il croyait l’habitude insurmontable, n’éprouve-t-il pas, à la fin de sa vie, des tentations et des faiblesses dans ses sentiments qu’il n’avait point eus auparavant. J’ai connu un vieillard d’une sainteté consommée, vierge de corps et d’âme, ayant conservé son innocence, éprouver sur la fin de ses jours les dernières misères et se voir contraint d’avouer, sous des cheveux blancs, une passion qui le dévorait et qui [582] lui était d’autant plus cruelle qu’elle lui était nouvelle, malgré l’expérience dans laquelle il avait vieilli. J’entendrais dire tous les maux du monde d’une personne que je ne serais nullement étonnée ; je ne pourrais pas même sentir d’émotion de zèle contre ses défauts : je me trouve là-dessus comme si la chose n’était point. Dieu, dans un instant, peut faire le plus grand saint du plus grand des pécheurs. Une sainteté complète et arrivée au plus haut fait ne me cause ni admiration ni estime pour la personne : je ne vois et ne puis voir que Dieu en toutes ces choses. Il n’y a que la perte totale qui instruise de la vérité ; on en découvre de loin quelque chose à la faveur d’une lumière anticipée, mais ce n’est que dans la vérité du néant que l’on pénètre l’impénétrable conduite de Dieu et les jugements inscrutables de Celui qui tire du sein de la corruption le germe de l’immortalité. Je prie Celui qui m’a pressée de vous écrire ceci de vous faire découvrir dans une grande étendue ce qu’Il me fait vous dire.

      1.  58 [469-D.1.209]. Simplicité et pureté de cœur.

Je vous assure que rien ne peut me donner une plus forte joie que d’apprendre que vous avancez dans l’amour de Dieu simple et véritable et dans le renoncement à vous-même, ce qui se remarque parce que votre cœur s’étend. C’est le propre de l’amour pur d’étendre et de dilater le cœur, au lieu que l’amour de nous-mêmes, sous prétexte de vertu et de bien, rétrécit le cœur, le resserre et le renferme dans une certaine capacité que la créature se prescrit. Car il est certain que tout ce que nous renfermons en nous, étant moindre que nous, n’a garde d’étendre notre cœur puisqu’il y reste des vides, quelque plénitude que nous y sentions, au lieu que l’amour sacré, comme l’air, s’insinue partout, remplit les vides, dilate ce qui lui fait obstacle, et enfin étend si fort la capacité de notre âme que, la rendant simple et pure, il se l’unit et la change en soi.

L’or, à force d’être étendu, devient comme un fil très subtil. Encore reste-t-il à ce fil si délié une consistance propre. Mais l’âme redevenue simple est rendue comme une eau pure, propre à s’écouler dans la mer, où elle devient sans borne dans la mer et participante à ses qualités. C’est en ce sens qu’il nous est dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait1, c’est-à-dire non pas autant, ce qui ne se peut, mais d’une perfection proportionnée à la Sienne. Or la perfection de Dieu est qu’Il est pur, simple et sans mélange. Sa pureté, et sa simplicité infinie, fait Son immensité. Il faut donc être simple comme un enfant et aimer purement pour devenir presque immense.

Mais comme notre qualité de créature ne nous permet pas d’avoir une immensité divine, Dieu nous dilate, nous rend simples et nous reçoit dans Son immensité, où il n’y a plus ni temps, ni lieu, ni saisons, ni chaud, [598]  ni froid, ni lumières, ni ténèbres, parce qu’une chose qui n’a plus de consistance n’a plus de qualité propre ; n’en ayant plus de propre, elle prend celle que lui donne son Dieu qui ne peut lui en donner d’autre que celle qui la rend semblable à Dieu. Vous savez que l’eau prend toutes les couleurs, toutes les formes, tous les goûts parce qu’elle n’a ni couleur, ni goût, ni forme. Soyons de même : ne nous fixons à rien, mais laissons-nous entraîner par la Providence en tout événement, quel qu’il soit.

Je vous sais bon gré d’être ferme pour ne pas terminer le procès d’une manière injuste. J’aimerais mieux perdre tout mon bien que de donner un dépôt que l’on m’aurait confié, et que de défaire d’une manière indigne ce que j’ai cru faire justement. Dieu est toujours le même. Sa main n’est point abrégée. Humilions-nous profondément sous la puissante main de Dieu. Espérons en Lui et Il agira Lui-même. Je vous suis plus unie que jamais en notre divin Tout.

1 Mt  5, 48.

      1.  59 [482-D.1.229]. Opérations de Dieu, etc.

Je vous prie de ne vous confesser que lorsque Dieu vous en donnera le mouvement. Comme c’est un Dieu d’ordre, Il vous le donnera assez souvent pour ne point indisposer vos domestiques. Abandonnez-vous donc à Lui sans réserve, car Il veut prendre beaucoup de soin de vous.

Il est assez naturel de condamner ce qu’on n’éprouve pas, car le raisonnement n’atteint jamais là, ni la science. Ainsi je ne suis point surprise de voir tant de gens de bien condamner les voies intérieures qu’ils ne connaissent pas. Il faut que Dieu leur en donne l’intelligence par une expérience qui les fasse revenir de leur raisonnement qui, étant trop borné, ne peut jamais s’étendre sur tout ce que Dieu [649] opère. Dieu ne serait pas Dieu s’Il n’avait d’infinis moyens de Se communiquer à Ses créatures, que ces créatures mêmes ignorent. Ô altitudo, etc.1

Plus vous avancerez, plus vous trouverez un chemin inconnu à la raison, connu de la seule foi et de l’abandon entier, où Dieu Se plaît de conduire, dans le secret, ceux qui se livrent à Lui sans réserve : il y a le chemin battu par le commun, mais il y a le secret sentier de l’ami, connu seulement de l’amant et de l’aimé ; plus on meurt d’esprit et de volonté, plus on le trouve. Il est parsemé d’épines. L’ami conduit son aimé longtemps sans lui faire éprouver ses aimables cruautés, mais quand il s’agit de le faire sortir de lui-même pour le faire passer en lui, par une extase d’autant plus merveilleuse qu’elle est sans changement extérieur et qu’elle est durable, oh ! qu’il faut qu’il en coûte ! Il faut mourir à tout sans réserve. Les dons nous sont donnés pour nous faire mourir aux choses extérieures et sensibles, mais Dieu vient Lui-même nous faire mourir [650] à ces mêmes dons et aux choses spirituelles pour nous faire passer en Lui. Mais que la porte qui introduit à cette vie divine est étroite2. Il faut être nu pour y passer. C’est ce qui a fait dire à Jésus-Christ, d’une manière que peu entendent, qu’il serait plus facile qu’un chameau passât par le trou d’une aiguille qu’un riche n’entre au Royaume des cieux3. Le Royaume des cieux est la perte de nous-mêmes en Dieu, mais cela ne se fait que par Dieu même. Aussi Jésus-Christ ajoute-t-Il : Ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu.

 Je me trouve très unie à vous. Vous avez bien raison de dire que ces sortes d’unions n’ont rien de rapportant à tout ce qui est d’amitié extérieure. Il est impossible qu’elle soit divisée de Dieu puisqu’elle nous unit davantage à Lui. C’est en ce sens qu’Il demande que nous soyons un et que tout se réduise à l’unité 4. La vie intérieure est une vie évangélique. L’Évangile s’exprime et s’explique dans les âmes intérieures sans qu’elles sachent comment cela se fait.

1 Rom. 11, 33.

2 Mt 7, 14.

3 Mt 19, 24-26.

4 Jean  17, 21-23.

      1. 60 [491-D.2.111]. Sentiment. Raison. Foi.

Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment [317]. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. Je prie de tout mon cœur Notre-Seigneur de vous faire entrer dans ce qu’Il me fait vous dire, quoiqu’il ne soit peut-être pas selon votre goût. Si je vous peine pour quelques moments, la peine sera pour vous une source de biens si, par docilité, vous entrez dans ce que je vous dis. Peut-être direz-vous : c’est me brouiller que de me faire démêler une chose que je ne veux point démêler, voulant tout laisser à l’abandon. Dieu la démêlera pour vous et vous n’en serez point brouillé si votre docilité vous fait entrer, malgré vos sentiments, en ce que je vous dis.

Ne jugez donc jamais les choses par le goût du sentiment : il vous est même plus nuisible que la raison. Tout ce qui peut être excité chez vous par une prévention ou par un objet extérieur, ne peut point être chez vous le juge ni pour vous ni pour autrui. Il faut que ce juste juge vienne du fond, sans l’entremise d’aucune de ces choses. Si vous vous accoutumiez à juger par le goût du sentiment, il étoufferait peu à [318] peu ce goût sans goût intime de la foi, par lequel seul vous pouvez juger des choses, non selon l’apparence, mais selon ce qu’elles sont en effet.

C’est seulement cet état qui se peut appeler état simple puisqu’il est conduit par un seul moteur. C’est lui qui est exempt de toutes les méprises dans la conduite des âmes. Sans cela, on ne pénètre point la moelle du cèdre, on demeure à l’écorce.

N’allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d’abord, et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu’il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n’êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu’il s’en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d’en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.

Notre-Seigneur me fait concevoir cela d’une extrême conséquence pour [319] vous (à cause des desseins qu’Il a sur vous pour les autres), que c’est la clé de la vérité de la pure conduite. Les choses de cette nature ne laissent rien d’indéterminé. On peut être sans réponse sur ce que l’on demande, Dieu ne le donnant pas, mais pour ce qui regarde la conduite, sitôt que la réponse se donne, elle se donne comme l’oracle du Seigneur, sans qu’elle puisse varier. On peut bien vous faire taire, ou vous accabler de raisons et vous faire déporter1 des choses, mais non pas changer un décret intime, qui est un décret éternel.

C’est là marcher en pure lumière, qui discerne dans le cœur des hommes même ce qui est de Dieu. Si Samuel se fût arrêté au goût, il n’aurait point sacré David pour roi2. Telle personne nous déplaît d’abord, lorsque l’on en juge sur les sentiments, qui dans l’usage est tout autre chose. Agir par le sentiment rend l’esprit léger, inconstant et imprudent, mais en cessant d’agir par notre raison et nous laissant à l’intime du cœur, qui ne se démêle que par la perte de la raison et du sentiment, on juge des choses comme Dieu en juge, et [320] Sa divine sagesse devient le remplacement de la raison et du sentiment. Oh ! si vous pouviez comprendre combien cela vous est nécessaire jusqu’à ce que la pure Sagesse de Dieu se soit élevée chez vous sur les débris de la raison et du sentiment !

Cessez d’agir par la raison et le sentiment et cette vérité, plus simple que l’on ne peut dire, deviendra votre conduite. Soyez-moi à cet égard comme un petit enfant bégayant et je vous dirai les oracles de la Sagesse de Dieu, trop heureuse si, vous ayant servi d’étoile dans ce que Dieu me fait vous être, je vous conduis à Lui seul et que Sa pure vérité soit la seule lampe qui vous éclaire ! C’est là le don des dons que Dieu ne donne qu’à ceux qu’Il destine par vocation à l’état apostolique. Les autres ne le connaissent pas même. C’est juger de Dieu par l’Esprit de Dieu, en juger non seulement en Lui-même par Lui-même (ce que vous faites déjà), mais dans les autres. C’est ce caractère de la mission qui fait découvrir jusqu’aux moindres obstacles dans les âmes et jusqu’aux moindres tromperies.

Courez par ce chemin-ci, puisque le Seigneur veut que je vous y conduise [321]. Que rien ne vous empêche de me suivre, non par le goût du sentiment qui empêcherait votre course, mais par la vérité de la foi qui est l’endroit par lequel vous tenez à moi. Aussi est-ce le chemin par lequel je vous dois conduire. Ce que vous avez pour moi ne contente ni votre raison ni vos sentiments, parce qu’il est au-dessus de l’un et de l’autre. Il est pourtant si ferme et si réel que vous quitteriez pour cet inconnu tout ce qui est au monde qui vous est de plus agréable. Il en est de la voie par laquelle je vous dois conduire comme de moi : rien qui vous contente, mais tout vous y suffit avec excès. Vous quitteriez tout, dis-je, pour cet inconnu, mais avec la même peine d’un enfant à qui l’on ôte une pomme, qui s’en afflige et qui cependant est apaisé par quelque chose de meilleur. Mais il ne connaît ce meilleur que dans l’usage, si l’on peut appeler connaissance ce qui ne l’est pas.

Que rien ne vous amuse. Croyez ce qui a été, qui est et qui sera toujours pour vous vérité de Dieu. N’anticipez jamais rien. Allez toujours par le moment présent. Si vous prévenez [322] le moment, vous serez toujours hésitant pour faire ou ne pas faire. Le moment même vous détermine par lui-même.

1 Se déporter : s’abstenir de renoncer à.

2I Rois 16, 6-7.   

      1. 61 [496-D.2.121]. Vie propre, difficile à perdre.

Je vous ai si souvent dit qu’il faut une perte et mort sans ressource parce que votre vie n’est plus de la nature : il y a longtemps que cet animal est dompté, mais elle réside dans la pointe de l’esprit. C’est une vie [351] subtile et délicate qui est bien plus difficile à tuer que la première, parce qu’elle ne se perd qu’en faisant vivre celle-ci. De tous les animaux, il n’y en a point de si difficiles à tuer que ceux qui ont les esprits plus subtils. Un bœuf se tue de quelques coups de maillets, mais une vipère vit plusieurs jours sans tête et sans cœur et, après être écorchée, elle tâche de se mouvoir, et elle ne cesse de vivre que lorsqu’elle n’a pas la moindre humeur et qu’elle est entièrement desséchée : sa tête séparée de son corps mord encore et peut tuer un homme vivant. Telle est la vie de l’esprit illuminé et raffiné par les exercices de vertus comprises1 et de l’oraison.

Mais hélas ! on [ne] veut qu’à peine sortir de cette vie, on la conserve tant que l’on peut. On ne regarde les choses qu’en elles-mêmes, et les moyens de l’arracher paraissent effrayants quand ils sont regardés seuls. Mais mesurés sur cette effroyable vie et sur sa malignité (si on la connaissait bien, et qu’on la vît seule), il n’y a point de moyens, quelque hideux qu’ils fussent, dont on ne se servît, il n’y a point [352] d’abîmes, quelque épouvantables qu’ils parussent, où l’on ne se jetât volontiers à corps perdu pour se défaire d’une vie d’autant plus dangereuse qu’elle est plus subtile. Mais comme elle ne se perd qu’en perdant tout bien, et que l’âme ne peut s’y résoudre, c’est ce qui fait que la mort est si longue et que la vie se passe à mourir. Perdez-vous donc ainsi avec courage et votre perte sera le plus grand de tous les biens, non à ce qui vous paraîtra, mais selon ce qui est en vérité au seul honneur et bon plaisir de Dieu, qui prend plaisir de voir Ses créatures qui n’ont plus ni gloire spirituelle, ni intérêt propre de salut ni d’éternité, puisqu’ils sont sacrifiés à l’honneur unique de Dieu par le plus grand de tous les sacrifices au seul vouloir inconnu de Dieu.

Tous les autres sacrifices sont des dispositions à celui-là et ne peuvent trouver leur perfection que dans lui. Mais, ô mort et perte terrible de la nature, que tu es effroyable ! Tu ne l’es cependant que parce que la créature s’aime subtilement. Elle ne saurait se [353] résoudre à tout perdre pour trouver tout, non en elle, mais en Dieu. Car la misérable est si rusée que, lorsqu’elle se perd, elle ne se perd que dans l’espérance de se retrouver encore mieux, ce qui ne sera jamais. Il faut qu’elle se perde d’abîme en abîme dans l’inconnu, sans espoir et sans rien pour elle ; car si, dans le temps de son état le plus consommé, elle voulait quelque chose en elle et pour elle, elle ne trouverait qu’un enfer. C’est en Dieu et pour Dieu qu’elle trouve tout son bonheur lorsqu’elle est dégagée de tout propre intérêt de temps et d’éternité2.

Mais où trouvera-t-on des âmes qui n’aient plus d’intérêt ni pour l’un ni pour l’autre ? C’est cette difficulté de trouver des âmes dans un simple, pur et entier sacrifice, qui fait toute ma douleur sur la terre et qui me ferait même désirer d’en sortir si je pouvais désirer quelque chose. Mon penchant pour ne plus aider aux hommes et pour en être séparée augmente chaque jour, car il faut leur cacher et adoucir les vérités, ce qui m’est [354] insupportable. Il faut les ménager ou s’attendre à des écarts furieux, car s’ils savaient les abîmes qui les attendent, ils quitteraient tout. Je vous avoue qu’on pourrait dire avec saint Paul que nous gémissons sous la captivité de notre corps3, parce qu’il n’y a point de purs esprits sur la terre.

1 Vertus bien comprises, dépendantes de la grâce divine, etc.

2 Voyez l’Imitation, Livre 3, chap. 25, 3. (Dutoit).

3II Co 5, 2. 

      1. 62 [502-D.2.127]. Abandon à l’amour purifiant.

Je vous plaindrais extrêmement si je n’étais assurée de la bonté de Dieu sur vous. Mais il faut porter toutes les agonies de l’état : on ne meurt qu’en mourant. Dieu pousse les gens [364] autant qu’Il les aime et selon les desseins qu’Il a sur eux. Quelquefois Dieu veut une fidélité aveugle des âmes et veut être obéi au moindre signal. D’autres fois, Il ne veut que les éprouver et les faire souffrir. Il faut suivre Dieu. Tout ce qui vous pacifie est de Lui. Vous avez bien fait. Il faut faire des coups hardis et croire que Dieu n’est pas moins dans cette chose que dans l’autre. Mais de quoi servent les paroles des créatures lorsque l’on a au-dedans une parole qui ne laisse pas ignorer ce que le Maître veut ? Dieu a d’étranges manières de détruire. Il est Maître, Il est tout-puissant, cela suffit.

Rentrez donc dans votre abandon sans faire autre chose que de vous donner en proie à la volonté de Dieu, et ne reculez point sous quelque prétexte que ce soit. La tentation de tout quitter viendra souvent, mais que peut une masse d’argile contre un plus puissant que la mort ? Vous voyez que l’abandon vous donne la paix et le large : qu’y a-t-il qui vous marque plus Dieu ? La paix, la joie, la liberté sont les fruits du Saint-Esprit, comme le [365] trouble, la tristesse et la gêne sont les fruits de l’amour-propre.

Je vois que vous aurez beaucoup à souffrir, car, comme il est impossible à cause de votre avancement que vous retourniez en arrière - Dieu vous a trop affiné le goût par la paix et la liberté dont vous avez joui — vous ne pourriez sortir de là sans entrer dans un état violent qui ne pourrait point être de durée, la lumière vous poursuivant sans cesse, et il ne vous refléterait que la peine de votre infidélité sans consolation ; ces violences viennent de ce que Dieu pousse fortement. Il faut rentrer dans la paix et ne point penser au passé ni à l’avenir.

Vous éprouverez une infinité d’états et de dispositions dans un seul état. Vos alternatives sont d’une nature que, quand vous vous délaissez, tout vous paraît divin, et lorsque vous êtes mal, ce n’est que désespoir. Mais faites attention que Dieu n’est pas un trompeur, que c’est Lui-même et Lui seul qui vous a engagé dans Ses filets, que, s’Il Se sert en quelque chose d’une misérable créature, ce n’est que pour soutenir et confirmer, mais Il fait tout [366] lui-même. Avec Dieu, plus on fait les choses promptement, moins on souffre.

Dieu ne Se laisse jamais ignorer de l’âme lorsqu’Il la porte au sacrifice. Plus les sacrifices sont grands, plus ils sont dignes de Dieu. Le pis qui puisse arriver, c’est de se tromper, car il ne peut y avoir de péché. Mais peut-on se tromper en honorant Dieu et en Lui obéissant ? Courage donc, sans courage ! Ne précédez pas la grâce, mais aussi suivez-la. J’espère qu’avant qu’il soit peu, tout sera pacifié.

Je vous aime de tout mon cœur. L’amour [divin] est fort comme la mort et sa jalousie est dure comme l’enfer1. Vous éprouvez quelque chose, ma très chère, de la jalousie de l’amour. Sa loi n’est et ne sera jamais écrite que dans le fond de votre cœur. Ce sera votre cœur qui vous rendra toujours témoignage de lui, mais cet amour jaloux jette dans un enfer ceux qui se regardent eux-mêmes et leur intérêt, quel qu’il puisse être. Ô Amour, une crainte vous déplaît ! Et souvent vous rejetez le cœur que vous avez [367] contraint de vous obéir. Il veut, cet Amour, qu’une seule invitation suffise pour s’abandonner à lui. Mais je vous en dis trop. Ô Amour cruel et impitoyable, pourquoi me fais-tu parler lorsqu’il semble que je devrais me taire ? Tu le sais et cela me suffit.

1 Cant. 8, 6.

      1.  63 [506-D.2.131]. Peines dans l’abandon interrompu.

La peine que vous avez vient assurément de votre infidélité en ce que vous donnez entrée à la réflexion, qui est comme une bonde levée après quoi on ne peut empêcher le torrent de se déborder. Il ne faut pas présentement travailler à vous tirer de la peine. Il faut laisser à la peine de faire l’effet que Dieu prétend. Vous n’en sortirez que par un nouvel abandon sur les choses que vous appréhendez le plus.

Il n’y a rien à craindre du côté du désespoir. Tout ce que vous sentez là-dessus vient d’une nature irritée [374] et d’une infidélité qui vous fait toute rentrer en vous-même. La peine qui vient de Dieu n’est point de cette sorte : elle humilie en tranquillisant. Tout ce que vous me dites n’est que nature qui ne veut pas mourir : on craint pour soi. On ne craindra plus sitôt que l’on s’abandonnera à Dieu ; ainsi du reste. Plus nous vivons en nous-mêmes, plus nous avons de peine. Plus nous sommes morts, moins nous avons d’intérêt pour nous-mêmes, soit éternel ou spirituel, soit temporel.

Je n’ai jamais ouï dire que l’on juge bien d’un état dans le temps de la peine, mais dans le calme et la bonasse. Je n’ai pas un mot à vous dire pour vous prouver la bonté et la réalité de l’état de sacrifice, préférable à tout autre. Nous portons en nous-mêmes un certain caractère foncier de la vérité intime qui se fait distinguer même au milieu des plus grands troubles.   

      1. 64 [507-D.2.132]. Abandon absolu.

 [375] Après avoir porté la paix de l’amour, il faut porter la rigueur de l’amour. Le premier amour est un amour possédant son objet, quoiqu’en pure et nue foi. Le second amour est un amour détruisant son sujet, sans sortir de la même foi. Il y a assez d’âmes (quoiqu’elles paraissent rares) qui veulent bien posséder Dieu, quoiqu’en nudité totale, mais qu’il y en a peu qui veuillent bien se laisser détruire sans qu’il en reste rien ! On veut être détruit et se conserver entier ou avec quelque figure ou trace de ce que l’on a été : cela ne se peut.

Laissez-vous donc défigurer par l’amour et qu’il ne reste nulle trace de ce que vous avez été, mais cela, si réellement que, ne vous reconnaissant plus vous-même, vous ne sachiez plus si vous avez été quelque chose. Toute autre voie que celle de l’abandon n’est pas pour vous. Toute autre nourriture ne convient point à votre estomac accoutumé à la délicatesse de cette viande. Laissez-vous donc à l’amour cruel et impitoyable. Il est prêtre et victime : il immole et il fournit la matière de l’immolation.

      1.   65 [511-D.2.136]. Abandon sans réserve.

 [381] Vous ne devez pas douter, madame, de ma fidélité pour votre service. Il ne me manque que les moyens de le faire. Je suis toujours plus convaincue que vous devez vous arrêter aux lumières que Dieu vous a données par ce misérable canal, sans l’envisager lui-même, car elles sont de source, et elles seront pour vous des paroles de vie. Je vous avais écrit dès le commencement un billet de ce que je sentais de N. : je vous l’envoie. Je ne le crois pas assez fort pour vous. Il est nécessaire qu’il boive la lie du calice avant de pouvoir vous servir. Vous n’aviez garde de trouver la paix, puisque vous êtes hors de l’ordre et de la disposition divine sur vous. Vous ne viendrez point à bout de ces choses en les violentant, mais en acquiesçant. Tenez-vous donc ferme à votre première manière et n’expliquez plus ces choses à N.,  puisque son estomac n’est pas assez fort pour les digérer.

Pour vous, chère dame, défiez-vous de votre timidité. Vous n’avez besoin que de largeur et non de rétrécissement. Vous savez que je vous ai dit dès le commencement que Dieu [382] m’avait donné grâce pour votre âme. Je le crois toujours plus. Abandonnez-vous donc sans réserve entre les mains de Dieu et suivez les lumières de notre cher *** : je crois qu’elles vous seront plus propres que celles de N. Ces bons messieurs ont bien de la peine à se laisser détruire : ils veulent des conduites qui ne passent pas les idées qu’ils s’en sont faites ; mais sitôt que Dieu conduit les âmes par des routes impénétrables à l’esprit humain, ils perdent terre. Sitôt que Dieu pousse une âme à l’abandon, c’est une marque que Dieu veut la conduire. Ceux que Dieu ne conduit pas de cette sorte n’ont aucune de ces lumières : aussi ne faut-il jamais leur découvrir les secrets de cette voie.

Mais pour vous, vous avez toujours vu que Dieu vous a prévenue par Sa lumière et que l’on n’a fait que suivre pas à pas. Car, quoique vous ayez hésité quelquefois, il a toujours fallu en revenir au large abandon, sans quoi votre âme perdait sa situation ordinaire. Vous savez ce que je vous dis sur votre agonie qui venait de la répugnance naturelle qu’il y a à se [383] perdre au point qu’il faut. Dieu qui voit votre bonne foi, n’a pas voulu vous laisser égarer longtemps, ayant permis que *** vous ait remis dans votre voie. Tenez-vous y ferme, au nom de Dieu, car sans cette fermeté, on est longtemps à faire et à défaire.

Comment pouvez-vous accorder un abandon sans réserve, et une attention continuelle sur vous-même pour ne point passer les bornes que l’on vous a prescrites ? Vous voyez que cela se contrarie. Il faut ou rompre tout à fait ou aller bonnement et simplement comme vous faisiez. Ne craignez point, laissez élargir votre cœur, je vous en prie. C’est à Dieu à borner Lui-même les choses. Je ne pense pas qu’en suivant le chemin de l’abandon, Il permette que vous vous égariez. Au nom de Dieu, ne vous gênez plus, ni ne vous rétrécissez plus, et suivez les mouvements de votre cœur, car Dieu est avec vous et Il ne vous abandonnera jamais un moment. Si vous étiez fidèle à poursuivre à travers de tous les dangers apparents sans vous regarder vous-même, vous passeriez bientôt le trajet. Il faut se jeter à corps perdu dans [384] l’abîme et franchir avec assurance tous les précipices, puisqu’il est certain que vous ne trouverez votre salut que dans votre perte totale. Hésitez tant qu’il vous plaira, suivez tous les conseils que vous voudrez, il faudra toujours en revenir au point qui vous a été marqué : perte, abandon, largeur, immensité, sortie de vous-même, perte en Dieu. Mais par où ? Par des routes inconnues aux oiseaux du ciel, cachées à ceux qui vivent1 encore en eux-mêmes, en dons créés, quelque saints qu’ils paraissent.

Demeurez donc ferme et inébranlable dans ce que nous avons dit tant de fois ; vous éloigner de là, c’est allonger votre supplice et faire de longs circuits. Tous les conseils qui vous conviennent vous causeront toujours la paix, la joie et le large. Défiez-vous des autres, quelque bons qu’ils vous paraissent, car ils ne sont point de Dieu, mais de la raison humaine illuminée : ce n’est plus votre état ni votre route. Il ne vous faut plus des conduites humaines raisonnables, mais [385] une plus divine, laquelle vous trouverez dans la perte totale et dans les avis qui vous seront donnés conformément à votre état. Votre âme recevra, avec joie et paix, la nourriture qui lui est convenable, mais elle se soulèvera contre celle qui ne lui est pas propre.

Pour vous, monsieur, je suis contente de votre disposition et je ne doute point que Dieu ne vous mène loin. Allez à travers les insensibilités, les sécheresses, les peines, les nudités, la foi sans goût et l’abandon, et vous irez bien. Moins vous aurez et plus vous aurez. Que l’on trouve peu d’âmes capables d’entrer dans les pures voies de l’Esprit ! Et qu’il y en a encore moins de propres à y conduire les autres !

Le diable remue toute la terre pour empêcher le règne de la volonté de Dieu dans les âmes anéanties et abandonnées, mais il n’en viendra pas à bout. Plus il fait d’efforts pour s’opposer à l’empire d’un Dieu souverain, plus cet empire s’étendra partout. Pour moi, je me moque de sa rage. Il y a déjà longtemps qu’il m’a menacée. Il fait agir les créatures ; mais son pouvoir est borné et il sera lié sur le grand [386] fleuve de l’Euphrate2. qui n’est autre chose que l’abandon. Il ne pourra plus nuire aux serviteurs de Dieu. Jusqu’à ce temps, il faut tout essuyer et tout souffrir. Ô mon Dieu, si cela Vous donne quelque plaisir, ne nous épargnez pas ! Vous êtes un assez grand Dieu pour avoir des victimes de Votre Providence et de Votre volonté.

1 Job 28, 21.

2Apoc. 9, 15.

      1.  

      2. 66 [513-D.2.138]. Nécessité de l’anéantissement.

Oui, il faut que vous soyez anéanti, mais dans le plus profond de l’anéantissement, ce qui s’entend bien moins encore pour l’extérieur que pour l’intérieur et, quoique ce premier doive être extrême, c’est peu. Il faut que cette plus noble partie de vous, qui est l’intérieur, le soit infiniment davantage. Il me semble que vous mettez plus d’opposition à ce dernier qu’à l’autre, quoi que cela ne vous paraisse point parce qu’il est plus subtil. C’est pourtant celui que Dieu veut, et vous ne serez point propre à Le glorifier comme Il veut que cela ne soit fait. Prenez garde, s’il vous plaît, à une vie secrète, à un certain soutien : sans le vouloir, vous voulez quelquefois aimer et faire aimer. On a peine de se perdre entièrement et l’on veut un témoignage intérieur que l’on est enfant de Dieu. On ne se soucie pas de lumière [392] et dégoût, c’est trop peu, mais il faut un amour secret, une adhérence simple.

Oh non ! Il faut perdre tout cela, et se perdre pour ne se jamais retrouver. Non, il ne faut pas aimer par votre cœur étroit et borné, mais il faut que l’amour s’aime lui-même dans l’étendue de son amour, sans que vous voyiez ni goûtiez, pour peu que ce soit, cet amour-Dieu. Le rien n’aime ni ne fait rien, il ne prend part à rien de ce qui se fait et il est rien pour tout. Ceci est d’une étendue infinie et demande une fermeté inébranlable pour ne pas se tirer un moment de ce rien véritable : pas une parole, pas une pensée, pas un respire. Tout ce que la nature veut faire [que l’on croit grâce] doit mourir comme des vagues contre le rocher. Il est temps de n’avoir plus de résistance.

Je sentis hier, à l’heure que vous vous donnâtes à Dieu, du soulagement dans ma peine, et je connus par là, avant que de recevoir votre lettre, que vous l’aviez fait. Mais c’est peu, il faut y demeurer par état, sans en sortir jamais sous prétexte de devoir, d’obligation, de nécessité. Il n’y a point de [393] devoir pour vous à présent que d’être anéanti et vous laisser anéantir sans le voir, ni le vouloir voir.

Vous dirai-je qu’il me paraît qu’il y a un entre-deux qui empêche que nous soyons véritablement unis ? Et j’ai connu qu’il n’est autre que la répugnance naturelle que vous avez à vous laisser anéantir dans toute l’étendue que Dieu veut. Et comme je ne savais d’où venait que Dieu voulait que l’on ne soit et ne subsiste que par le néant, l’intelligence de ces paroles m’a été donnée : Mon Père, je vous prie qu’ils soient un comme nous sommes un et que tous soient consommés en unité1. Je n’avais jamais compris que cela s’entendît des créatures. Or c’est par l’intérieur, comme je le vois, et cette union est unité en Dieu lorsque les créatures, par leur anéantissement total, sont conformes et perdues en unité en Dieu : alors tout est unité.

La peine que je sens à votre égard, qui est moins forte qu’hier depuis votre sacrifice, vient de ce que votre mort n’est pas parfaite et que l’anéantissement n’est pas au degré que [394] Dieu le veut. Et je le sens comme quelque chose de distinct qui me fait souffrir, et cette souffrance ne peut cesser que la distinction ne soit ôtée. C’est comme un purgatoire qu’il me faut souffrir pour vous, et qui sera plus ou moins fort que vous serez plus ou moins fidèle à vous laisser anéantir.

1 Jean  17, 21-23.

      1.  67 [515-D.2.141]. Perte et abandon.

Il est vrai que j’ai souhaité que vous perdissiez toute voie [402] parce que je vous souhaite dans le terme où elles aboutissent toutes, croyant bien que c’est la volonté de Dieu qui vous destine pour Lui-même. Si vous devez perdre votre voie, tout ce qui la vous fait perdre vous doit beaucoup consoler, quelque désavantageux qu’il paraisse à vos sens et à votre raison. La perte de la voie doit vous faire perdre vous-même parce que, possédant votre voie et votre conduite, vous vous possédez vous-même. La perdant, vous vous perdez aussi vous-même en cessant de vous posséder. Si vous conserviez quelques moyens extérieurs, quelque bons ou indifférents qu’ils fussent, vous n’entreriez jamais dans la fin, et si vous aviez quelque soutien intérieur, pour petit qu’il fût, il entretiendrait votre vie propre. Il faut donc que la perte et l’impuissance du dedans deviennent égales à celle du dehors, ou plutôt que celle du dehors seconde celle du dedans. Laissez-vous posséder à Dieu qui vous possédera dans votre inutilité et dans votre pauvreté, sans que vous Le possédiez, ni que vous compreniez Sa possession. C’est alors qu’Il vous possédera selon Ses délices, parce que vous [403] deviendrez du nombre des enfants des hommes, qui n’étant propres à rien, font cependant les délices de Dieu1.

Comme votre esprit est éclairé, ces sortes de pertes sont plus propres pour vous faire mourir que des états plus violents, qui vous soutiendraient d’une manière secrète, à cause de la finesse de l’esprit propre qui serait de lui-même fort adroit à s’y soutenir. Imaginez-vous deux sortes de personnes : les premières sont vigoureuses et fortes, d’une santé à résister à de violents maux ; cependant huit jours de fièvre bien enflammée les couchent dans le tombeau avec toutes leurs forces, sans qu’elles songent à chercher des remèdes pour éviter la mort, parce que la maladie les surprend et d’une manière à laquelle, ne s’étant pas attendus, ils n’ont pu se préparer de remèdes. Dieu tient cette conduite sur certaines âmes, vous savez à qui en faire l’application. Il y en a d’autres qui n’ont presque point de vie, une longue suite de maux les ayant réduits dans une faiblesse si grande qu’il semble que le moindre mal devrait la leur arracher. [404] Cependant ces personnes ont quantité de préservatifs2 : elles ont un petit train commun, un régime et mille secrets de se soutenir qui les font vivre en les empêchant de mourir, les conservent dans leur langueur des quantités d’années, qui les ennuient à ce qu’elles disent, et cependant elles les allongent le plus qu’elles peuvent. Ces personnes à demi tuées ont plus de peine à mourir que les premières dont la vie était forte et que la mort surprend tout à coup.

La nature a des artifices pour se soutenir qui sont inconcevables, surtout dans les personnes éclairées de leur voie ainsi que vous l’avez été. Quand je dis des personnes éclairées, je ne parle pas de celles qui ont des lumières extraordinaires, mais je parle d’une personne éclairée par le don de la foi, dont l’âme est préparée, qui a porté son âme en ses mains dans l’abandon même. Dieu tient une voie toute particulière pour les perdre : Il leur fait perdre pied et les conduit où toutes leurs lumières n’ont jamais pu arriver. D’un mal on entre dans un autre, mais maux de langueur et non de violence, [405] maux inconnus d’impuissance, de faiblesse, et non maux violents. Perdez donc tout, sans vouloir même savoir si c’est une bonne perte. Qui peut vous dire si elle est bonne ? Et qui le connaît ? Ou si on le connaît, qui voudrait vous le dire ? Si je comprends que c’est une bonne perte, où est la perte ? Et si je me jette dans la mer dans un lieu où je suis assurée de prendre pied, où est la perte ? Et que je dise que je me perds, ne suis-je pas assurée dans ma perte et ne me sauverai-je pas moi-même ? Mais si je me jette au hasard, peut-être ce lieu est sûr, peut-être ne l’est-il pas : le risque est entier, et c’est ce qui fait la frayeur naturelle malgré le courage. Il ne faut donc pas songer à être bien ou mal perdu, mais à être entièrement perdu : autrement ce serait un égarement, pas une perte.

Il faut faire ce que vous pourrez pour vous amuser et divertir comme un enfant à des jeux, si vous le pouvez. Si vous ne pouvez vous divertir à rien, il vous faut souffrir. Mais N. défend surtout la mélancolie parce qu’elle empêche d’arriver et de marcher. J’en conviens. Mais il n’est plus [406] question de marcher, puisqu’il ne s’agit pas même de vivre et que les mêmes choses qui empêchent de marcher, contribuent à la mort. La maladie arrête, mais la maladie fait mourir. Tout ce que vous avez à faire ou à éviter dans l’ordre de la raison, de la direction et même dans l’ordre ordinaire (le dirais-je ?) de la foi passive, vous sera ôté, ou vous sera donné pour vous empêcher de vivre et pour vous accabler. Ce que vous éprouvez pour vos maux temporels n’est qu’une légère figure de ce qui se passera pour les spirituels. Si vous vouliez comprendre ou guérir les uns et les autres, vous n’y avanceriez rien et vous vous casseriez la tête inutilement. Lorsque l’on croit se soulager d’un côté, on s’incommode d’un autre. Je vous assure que tant que votre infirmité sera nécessaire pour votre âme comme elle l’est, vous n’en guérirez point, et je crois que les remèdes vous affaibliraient toujours de plus en plus s’ils n’irritent pas vos maux. Vous verrez que je vous dis la vérité. Dieu est plus fin que nous, si j’ose me servir de ce terme. Oh ! qu’Il est sage ! Oh ! qu’Il est sage !

Cette sagesse est inconnue à tous ceux qui vivent : elle est même cachée aux oiseaux du ciel3. N’en demandez donc point de nouvelles à tous ceux qui vivent encore en eux-mêmes à quelque degré sublime qu’ils puissent être arrivés, ni à ceux qui sont dans les dons les plus extraordinaires, car ils ne la connaissent pas : Il la règle selon la mesure de leur propre sagesse ou de leurs pensées. Mais qu’ils sont trompés ! Ceux-là seulement pourront vous en dire quelque chose que la mort a enlevés et que la perte a dévorés, parce qu’ils en savent quelque petite chose. Ils ont seulement ouï quelque bruit de sa réputation4, et quel est ce bruit ? Leur expérience et la conduite qu’elle a tenue sur eux pour les perdre. Mais c’est encore si peu de chose que ce n’est, dit Job, que comme le bruit d’une réputation qui vient de loin sur les ailes des vents, mais qui n’est qu’une connaissance éloignée et comme étrangère, quoique ce bruit frappe les oreilles. Ô Sagesse éternelle, qui pourrait vous comprendre ? Il faudrait être Dieu comme vous pour vous [408] concevoir et celui qui penserait vous connaître et comprendre vos voies, serait dans l’erreur et dans la folie.

Cependant nous voulons mesurer les voies de Dieu selon la faiblesse de nos petits raisonnements. Nous faisons plus, car nous voulons raisonner des voies de Dieu comme si nous étions ses conseillers, ce que saint Paul avait bien connu lorsqu’il disait Ô altitudo 5, et le reste du passage qui est admirable. À quoi j’ajoute que Dieu ne serait pas Dieu s’Il n’avait des voies entièrement inconnues à la raison et à l’esprit humain qui fissent perdre à l’un et à l’autre toute mesure.  Oh ! qu’il y a peu d’âmes, ô mon divin Roi, Sagesse incréée, qui veuillent bien se laisser conduire à Vous-même dans vos routes impénétrables à tout autre qu’à Vous ! Tant que la voie par où Vous conduisez Vos créatures ne passe point leurs idées, elles se laissent conduire admirablement, elles goûtent et aiment l’abandon qui les soutient. Mais sitôt qu’elles entrent dans vos sentiers inconnus, elles y avancent un pas, puis elles veulent s’arrêter, et passent ainsi [409] toute leur vie à faire et à défaire. Ô Dieu ! ayez au moins quelques âmes choisies pour être les victimes de Votre divine Volonté, qui est votre divine Sagesse dans une même et parfaite unité, quoiqu’elles soient différentes dans leurs effets : le Verbe est la Sagesse, le Saint-Esprit est la divine Volonté, quoique ce ne soit qu’un seul et même Dieu. La Sagesse est celle qui conduit tout dans la Volonté de Dieu, qui est le terme où tout aboutit, comme le Saint-Esprit termine les personnes divines dans la Trinité. C’est pourquoi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, disait à Ses Apôtres que le Saint-Esprit ne parlerait point de Lui-même, mais qu’Il donnerait ce qu’Il aurait reçu de Lui6.

O mystères ineffables qui s’opèrent dans les âmes qui se laissent conduire par la Sagesse ! Elles entrent infailliblement dans la Volonté de Dieu. Et c’est une chose admirable comme, après que l’âme a demeuré longtemps dans l’unité de Dieu seul, qui est-ce qui fait toute la voie de la foi pure et nue et abandon, après, dis-je, que l’âme a été longtemps perdue dans [410] cette unité divine, Jésus-Christ, Sagesse éternelle, S’élève, qui la fait entrer dans la Sagesse, Jésus-Christ, qui commence et finit les routes et les sentiers impénétrables. L’âme perd toute route et son unité même quant à ce qu’il y a de connu pour tel, pour entrer dans la Sagesse éternelle, qui n’est autre que Jésus-Christ lui-même. C’est alors que l’âme ne vit plus et que Jésus-Christ vit en elle7 , et c’est alors qu’elle n’est plus maîtresse d’aucun de ses mouvements ni d’aucune de ses actions : Jésus-Christ entraîne peu à peu sa liberté. Mais que fait-Il en même temps ? Il mène la captivité captive8 parce que sa liberté était une captivité au prix de la captivité de Jésus-Christ, qui est une liberté infiniment plus libre que toute liberté. Cette liberté [auparavant captive] de nos passions étant devenue captive de Jésus-Christ, elle est emmenée avec Lui dans le ciel où elle devient liberté. Elle devient aussi Volonté de Dieu, et c’est alors que la Sagesse incréée se retire [pour ainsi dire] et laisse la place au Saint-Esprit qui vient mettre [411] l’âme dans la Volonté essentielle de Dieu (qui n’est autre que Lui-même), la perdant dans Sa charité parfaite et la consommant dans son terme de fécondité pour la perdre de nouveau dans l’unité de Dieu seul.

C’est alors qu’elle est très féconde et qu’elle produit dans les âmes quantité de choses qui leur sont inconnues9. C’est par le Saint-Esprit que lui est donné de produire dans les autres Jésus-Christ, qui lui est donné comme fécond pour la rendre féconde elle-même et non pas pour produire seulement en elle seule. Si je ne m’en vais, disait Jésus-Christ à Ses disciples, le Consolateur ne viendra pas10.

Ceci a un sens infini, car il n’y a pas une parole de Jésus-Christ qui n’ait son sens conforme au degré présent de l’âme, soit qu’elle soit commençante, soit qu’elle soit consommée. La même parole sert à l’un et à l’autre selon son état. C’est la manne qui a tous les goûts et tous les aliments propres. Saint Jean le connaissait, lorsqu’il dit que si ce que Jésus-Christ a dit et fait était écrit, le monde ne [412] serait pas capable de contenir les livres qui en seraient faits11. Ce qui s’entend en deux manières : l’une à cause de ce que je viens de dire, qui est que l’on en pourrait écrire selon la disposition de chaque âme, l’autre parce que l’on écrirait des choses si sublimes et si relevées que le monde ne serait pas capable de les comprendre et l’esprit des savants en serait blessé.

Tenez-vous donc heureuse, au nom de Dieu, si vous perdez tout usage de vous-même, sans regarder ce qui cause la nature de votre perte. Il suffit de ne vous gouverner plus vous-même, pour que vous deviez être contente sans vous mettre en peine si vous êtes bien ou mal conduite. Ce que je vous écris est relevé. Mais je ne saurais qu’y faire, cela ne dépend pas de moi ; je l’écris comme il m’est donné. Si quelque chose vous en fait peine, laissez-la à Dieu ; Il connaît le vrai d’avec le faux. Je ne garantis rien ; Lui seul est infaillible et garant de Son infaillibilité.

1 Pv 8, 31.

2 Un remède préservatif. (Littré).

3Jb 28, 21.

4Jb 28, 22.

5Rm 11, 33-34 : Ô abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et que ses voies sont inaccessibles ! Car qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui est entré dans ses conseils ? (Amelote).

6 Jean  16, 13-14

7 Ga 2, 20.

8Ep 4, 8.

9 C’est l’état apostolique.

10 Jean  16, 7.

11 Jean  21, 25.

      1.  68 [527-D.2.156]. Opération de Dieu. Pureté, etc.

Lorsque Dieu nous donne quelque impression comme celle qu’il vous a donnée, que votre volonté n’a pas été droite, c’est une opération qui ne demande rien de votre part que d’y demeurer mort et anéanti. Ce n’est pas qu’elle ne fût droite selon votre lumière présente, car je n’ai jamais vu en vous un véritable gauchissement, elle était donc droite alors selon sa portée, mais elle ne l’était pas autant que Dieu veut, puisque la parfaite droiture de notre volonté fait sa consommation en Dieu. Lorsque Dieu fait voir cela, c’est que véritablement Il la redresse et la façonne à Sa mode, car vous ne verriez jamais votre défaut de droiture si Dieu ne la redressait. Or cette opération se fait apercevoir et découvre en même [459] temps le défaut. Lorsque Dieu opère en l’âme pour l’âme même, dès qu’Il Se fait distinguer, il n’y a jamais de douleur qu’il n’y ait aussi de la suavité, plus ou moins que la douleur est plus ou moins forte. La suavité se remarque même plus que la douceur, qui n’est souvent qu’un abattement ou terrassement. Nous n’avons rien à ajouter ni à diminuer de l’opération de Dieu. Tout ce que nous ferions, pour la faire continuer ou cesser, la terminerait.

Il vous est de conséquence, et je vous l’ai dit bien des fois, d’aller par le premier mouvement ; cela vous accoutume d’aller sans hésiter et toujours droit. Quelquefois, en suivant ce premier mouvement, Dieu arrête court et fait tourner tout à coup la girouette ; ce n’est point quitter le premier mouvement pour cela, mais encore le suivre dans une chose qui paraît contraire et que Dieu ne fait de la sorte que pour rendre souple. Rien n’honorera tant Dieu que cette conduite. C’est la plus forte preuve de l’abandon ; on se fie à Lui sans penser à soi. Tout réussit, du moins selon la volonté de Dieu, et pour l’ordinaire aussi selon [460] celle de l’homme. Si nous ne sortions point de là, tout irait bien. Cet état est d’une grande mort et pureté, quoique vous ne la voyiez pas.

Ne vous étonnez pas des réveils de votre humeur. Ce sont des causes purement naturelles de bile, etc. qui servent à cacher le don de Dieu. Le chardon pique lorsque ses pointes viennent, il ne pique plus lorsqu’elles tombent. Pauvre hérisson ! souffrez-vous et vous serez bien, car c’est votre nature d’être plein de pointes. Toute la pureté de l’âme, en l’état où vous êtes, ne consiste pas dans une pureté extérieure qui ne fait qu’environner la maison, mais dans une pureté essentielle qui consiste (comme vous faites) à ne rien retenir volontairement, pas la moindre vue et réflexion. Alors l’âme est toujours pure et toute nette, quoique ses avenues paraissent sales : l’esprit est souillé par l’esprit même et non par ce qui est matériel. Dieu barbouille les dehors afin d’ôter à l’âme toute trace de sa voie et la tenir dans une ignorance continuelle d’elle-même.

Vous savez ce [461] que je vous ai mandé depuis, que la perfection de la pureté consistait dans cette ignorance qui vient de la plus extrême nudité, et la plus extrême nudité fait la plus éminente pureté. La raison est que tout ce qui se peut distinguer, sentir, connaître, apercevoir est un objet et un terme plus ou moins spirituel, mais c’est comme un corps plus ou moins épais qui fait que le soleil ne le pénètre pas de tout lui-même, comme l’air. Aussi par cet état nu, votre âme conserve-t-elle une pureté à laquelle je vois peu de semblable. Comptez que cet état nu est un plus grand don de Dieu que tout ce qui serait le plus saint et le plus brillant aux yeux des hommes ; c’est qu’étant destiné à porter Dieu même en pure nudité, ou à être un avec Lui1. Il vous dépouille impitoyablement de tout ce qui n’est point Lui-même. Il en fait autant à toutes les âmes qui sont comme vous : Dieu, pour l’ordinaire, livre leur extérieur à mille faiblesses, Il fait une totale division de l’âme d’avec Lui et la laissant toute couverte de misères, Il trompe tellement [462] les sentiments intérieurs que l’homme ne peut voir et par conséquent ternir l’opération de Dieu.   

Dieu travaille en nous pour Lui-même ; c’est pourquoi il n’y a rien pour nous en cet ouvrage. Nous n’y prenons point de part et nous ne mangeons pas même notre pain, car tout nous est dérobé. Hors de là, il ne peut y avoir de véritable pureté. Quand vous verriez l’extérieur le plus composé du monde, c’est un sépulcre, au lieu que l’âme, pure et nette en la manière que je viens de dire, quoique salie par le dehors de mille petits défauts, est un vase de pierres précieuses environné de boue afin de le conserver et le dérober à la vue et à la main des hommes.

Il me semble que votre cœur comprend ce que je lui dis. Peu le comprendraient comme vous ; cet état étant pour vous et pour bien peu, peu le comprendront. D’où vient que, dès le commencement, vous aviez même du dégoût pour le distinct ? C’est que votre estomac délicat n’était point fait pour tout autre viande que pour cette nue et pure substance, et substance de [463] Dieu en l’âme. Cela est plus simple qu’une opération, car l’opération est ce qui se peut distinguer, comme ce que vous avez eu de vues sur votre volonté. Mais ce dont je parle est l’état ordinaire pur et nu, qui est toute substance divine, cachée en soi-même pour soi-même. La nudité des autres est bien différente, et j’en ferais un livre. La différence est celle d’un cristal épais pénétré du soleil : il renvoie une lumière bien plus éblouissante que celle de l’air, mais combien s’en faut-il qu’elle ne soit ni aussi pure, aussi simple, ni aussi pénétrée ?

1 Jean  17, 21-23 ; I Co 6, 17.  

      1.  69[528-D.2.157]. Impressions divines et passagères.

Comme je me doutais de l’occupation que vous avez, je [464] vous mandais de ne pas vous mettre en peine. Il faut savoir que Dieu vous donne cette occupation pour vous faire sentir que Ses grâces sont communiquées par elle. Cela se passera de soi-même. Ne vous mettez pas en peine de combattre ce souvenir, car il vous est utile. Le combat vous brouillera et l’occupation, reçue doucement et en paix, vous communiquera la grâce qui vous est donnée. Le combat vous sera inutile : souffrez cela tel qu’il est, je vous assure que vous n’en recevrez point de dommage. Sainte Thérèse a écrit sur cela à cause de la peine que l’on se fait de ces choses. Prenez courage tout va bien. Le souvenir reçu en paix vous donnera Dieu dans lequel toutes les espèces se perdront. Vous voyez bien que Dieu veut opérer seul en vous. Ne songez donc plus qu’à vous délaisser totalement, recevant également toutes les dispositions où Il vous met. Demeurez en silence devant Lui ; c’est là votre unique occupation.

Je ne crois pas que les hommes nous séparent jamais, puisque étant unis en Dieu, rien ne peut diviser ce qui est ainsi uni. Ils vous diviseront [465] plutôt de vous-même. Vous prenez sur cela le change : vous ne comprenez pas encore la pureté des unions faites en Dieu. Qu’est-il nécessaire de se voir, ni de se parler, si la Providence ne le fait ? Il se faut voir au commencement et à cause de la faiblesse de la créature, mais dans la suite l’on se voit et se goûte en Dieu, l’esprit se purifie, toutes les espèces se perdent, et il ne reste qu’une union pure et sainte.

Je crains que vous ne vous retardiez en voulant vous donner à vous-même une disposition contraire à celle que vous avez. Laissez faire Dieu. Je sais ce que c’est que ces choses pour y avoir passé autrefois ; on est toujours embarrassé là-dessus jusqu’à ce que l’on sache que c’est un moyen dont Dieu Se sert, et qui se perd peu à peu, non par l’industrie de la créature, mais par le pouvoir de Dieu. Dieu vous laissera du secours tant qu’il vous sera nécessaire, et vous devez le recevoir sans retour. Sainte Thérèse dit que la crainte de ressentir de l’inclination pour les personnes qui nous portent à Dieu, est une ruse du démon pour empêcher le bien que l’on reçoit par [466] ces personnes. Lorsque l’heure est venue, cela se perd, et Dieu reste seul.

Il me semble que vous devez croire sans hésiter comme un enfant ce que l’on vous dit, car c’est la vérité. Abandonnez-vous sur cela. Ne vous inquiétez plus de vous-même, car Dieu prend soin de vous : Il saura vous conduire dans Ses volontés. Je vous conjure de vous laisser conduire comme un enfant. Laissez-vous porter sans retour et sans examiner ce que vous sentez ou ne sentez pas. Si vous vous laissiez tant occuper de vous-même, jamais vous n’avanceriez. Il faut franchir tous les pas et croire ceux qui ont passé le chemin dans lequel Dieu vous engage.  

      1. 70 [530-D.2.161]. Dieu sauve ce qui est perdu.

Pour comprendre la conduite de Dieu sur les pécheurs, il faut prendre [la chose] dès le commencement du monde : Dieu souffrit1 que l’homme innocent devînt criminel pour avoir le plaisir de le sauver. La perte [de l’homme] était en la main de l’homme, mais son salut lui était impossible, et quoiqu’il fût livré à la plus grande des peines2 et condamné à la mort, toutes ces choses, qui paraissent égaler et même surpasser son [476] péché, lui étaient entièrement inutiles. Il lui fallut un Rédempteur.

Dieu est infiniment jaloux de Sa divinité, et le plus grand de tous les outrages est de l’attaquer. Et Jésus-Christ est infiniment jaloux de Son titre de Rédempteur, et le plus grand outrage qu’on Lui puisse faire est de lui porter atteinte. C’est pourquoi le désespoir est le plus grand des péchés contre le sang de Jésus-Christ, comme l’idolâtrie est le plus grand contre la divinité.

Jésus-Christ a toujours pris plaisir de sauver ce qui était perdu3, soit dans l’Ancien, soit dans le Nouveau Testament, et Il a fait voir dans l’un et l’autre que [là] où le péché avait abondé, c’était là que la grâce surabondait4. Il a pris plaisir de prendre des esclaves vendus au péché pour en faire les glorieux trophées de Ses miséricordes. Avec quelle bonté reçoit-Il les pécheurs, et avec quelle rigueur et quelle condamnation parle-t-Il aux Pharisiens qui s’appuient sur leur propre justice ? Il n’est venu sauver [477] que les brebis perdues de la maison d’Israël5. Ô le grand mot, qui nous instruit aussi de la perte totale ! Tout son soin, étant sur la terre, a été de nous assurer que le salut est en Lui seul. Il nous a porté à tout attendre de Lui, à nous confier entièrement à Sa bonté. Vous dites que vous examinerez nos justices6. Vous n’examinez pas de même le pécheur : Vous le plongez dans une mer de sang et d’amour. On croit honorer Dieu par la force : c’est s’égaler à Lui. Nous L’honorons par notre faiblesse. Il nous a appris par Son exemple qu’il fallait être faible et abattu. N’a-t-Il pas toujours pris plaisir de relever ce qui était abattu, de nettoyer ce qui était sali ? Lorsque les maux étaient à leur comble, Il a su les guérir. Il a abattu ceux qui étaient debout, Il a relevé ceux qui étaient comme morts sur la terre.

Si je pouvais vous faire comprendre ce que Dieu veut de vous et vous y faire entrer, que je serais contente et que vous changeriez bientôt d’un homme en un autre homme ! Ce qui vous paraît présentement des [478] abîmes à cause de la lueur qui vous conduit, vous paraîtrait des chemins unis à la lumière du soleil de justice. Si vous connaissiez Jésus-Christ et l’étendue de Sa Rédemption, toutes vos œuvres de justice vous paraîtraient ainsi que des linges souillés7. Toute votre confiance et tout votre amour seraient pour votre Sauveur. Vous connaîtriez Sa valeur et Son prix. Vous vous abandonneriez à Lui sans réserve et alors, quand vos péchés seraient aussi rouges que l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige8 parce que vos vêtements seront blanchis dans le sang de l’Agneau9. Mais que faire ? Si je me tais de ces choses, ô mon Dieu, Vous me tourmentez parce que Vous voulez que je les déclare. Si je les lui dis, on ne m’écoutera pas. C’est à Vous à le mettre dans les dispositions nécessaires.

 Oh ! si vous aviez assez de cœur pour vous jeter à corps perdu dans les bras de l’amour nu, vous trouveriez le plus grand des saluts dans la [479] plus grande de toutes les pertes ! Pourquoi croyez-vous que Dieu ait enveloppé tous les hommes dans le péché d’Adam10 ? Est-ce pour les perdre ? Non. C’est afin d’avoir le plaisir de les sauver et qu’ils ne dussent pas leur salut à leur fidélité, mais à la pure bonté de Dieu. Ce sont les présomptueux qui se perdent, car pour les pécheurs, quiconque invoque le nom de Seigneur est sauvé11. Mais comment me croiriez-vous si vous en voulez croire aux partisans de l’amour-propre et de la propre justice ? Que ne vous abîmez-vous promptement en Dieu ? Les commencements vous effraieraient sans doute, car vous croiriez vous briser contre les rochers. Mais vous éprouveriez bientôt ce que dit le Roi-prophète, que lorsque vous tombez, Dieu met Sa main sous vous pour empêcher que vous ne vous blessiez12 et pour vous relever avec plus de vitesse que vous n’êtes tombé.

Je me sens affamée de votre perte et je serai languissante jusqu’à ce qu’elle soit entière. Ne croyez pas que vous [480] entriez en Dieu par voie d’élévation, mais par voie d’humiliation. Dieu est au-dessous de nous comme Il est au-dessus. Il est plus aisé de descendre que de monter. Ô Dieu, vous aimez une âme terrassée et abattue, Vous résistez aux superbes, Vous abattez ces géants qui se croient forts. Pourquoi Pierre tomba-t-il ? Parce qu’il devait paître les troupeaux du Seigneur.

Que ne puis-je vous entraîner avec moi dans l’abîme infini ! Eh, que craignez-vous ? Pour ce que vous valez, pourquoi appréhender de vous perdre ? Vos résistances allongeront votre supplice et retarderont votre bonheur. Oh ! si vous vouliez bien entendre ma voix et comprendre ce que Dieu veut de vous ! Vous le comprenez sans doute. Vous avez au-dedans le témoignage de la vérité de ce que Dieu veut de vous. Mais vous faites le sourd, et vous vous dites à vous-même que ce n’est pas cela. Votre résistance vous plaît et vous vous en faites même un mérite devant Dieu. Ne vous fâchez pas, car il ne dépend pas de moi de me taire : je Le sens animé à votre poursuite et je vous poursuivrai [481] partout, jusqu’à ce que vous m’accordiez l’effet de ma demande et que je vous introduise où je suis. Tournez tant que vous voudrez, différez, craignez, soutenez. Il faudra toujours en venir là. Je ne crains plus de vous dire la vérité : je m’y sens trop fortement poussée.

Le Seigneur est le tout-puissant, et qui a pu lui résister et vivre en paix13 ? Pour moi, je ne puis le faire. Il faut voir saint Paul sur cette doctrine. Il en sera de vous comme de l’aveugle-né : vous ne serez jamais éclairé que par la boue. Que celui qui veut être jugé avec moi, vienne. Pourquoi suis-je consumée en me taisant14 ? Quand Il me tuerait, j’espérerai en Lui, je ne laisserai pas de répandre mes voies en Sa présence et Il sera mon Sauveur15.

O Dieu, achevez ce que Vous avez commencé, je vous en conjure. Si Vous m’aimez, ne lui donnez point de repos que Vous ne l’ayez introduit où Vous l’appelez.

1 C’est-à-dire Dieu laissa tomber l’homme sans pour cela l’abîmer comme le démon, aimant mieux avoir le plaisir de le sauver. (Dutoit).

2 Qui était de labourer la terre.

3 Lc 19, 10.

4Rm 5, 20.

5 Mt  15, 24

6 Ps 74, 3.

7Is 64, 6.

8Is 1, 18.

9Ap 7, 14.

10Rm 11, 32.

11 Ps 36, 24.

12 Ps 90.

13Jb 9, 4.

14Jb 13, 19.

15Jb 13, 15-16.

      1.  71 [531-D.2.162]. Destruction de la sagesse humaine.

Je vous prie instamment de travailler à vous rapetisser en toutes choses, car c’est à présent ce que Dieu veut de vous. Ne tendez pas à être quelque chose, mais à n’être rien. Défaites-vous de votre propre esprit, de la pensée et du désir de le faire paraître, car il faut tendre à l’entière destruction de vous-même ; autrement il vous sera impossible de posséder Dieu pleinement et comme Il désire être possédé de vous. Oh ! si vous saviez combien les lumières de notre propre esprit, quoiqu’illuminé et éclairé par les brillants de la science, sont éloignées de la pure lumière de la vérité essentielle !

Vous devez sur toutes choses travailler à présent à former votre intérieur. Ce doit être pendant un temps votre unique occupation, laissant [483] toutes les autres, quelque prétexte que vous croyiez avoir de les conserver. Ne voyez-vous pas que l’amour-propre est niché dans tout cela ? Quittez tout et vous trouverez tout. Si vous voulez faire des progrès à l’intérieur, il faut vous y donner tout de bon, sans cela vous ne ferez rien. Et pour y réussir comme il faut, il faut donner le plus de temps que vous pourrez à l’oraison et à la lecture des choses intérieures. Privez-vous pour quelque temps de tout autre lecture, afin de mortifier votre esprit de sa curiosité, car il ne s’agit plus de le faire vivre comme autrefois, mais de le faire mourir, afin que Jésus-Christ substitue Son Esprit en la place. Si vous ne faites pas avec courage ce que l’on vous dit là-dessus, vous manqueriez à votre grâce et aux desseins de Dieu sur vous et mon âme n’aurait point de grâce pour conduire la vôtre. Il arriverait de votre intérieur ce qui est dit dans l’Évangile de la semence : elle aurait germé en vous, mais elle serait étouffée par les épines1. Vous verrez que vous n’aurez jamais [484] davantage pour le prochain que lorsque vous renoncerez à vos propres lumières et à votre propre conduite pour recevoir les pures et simples lumières de Jésus-Christ, auxquelles les lumières naturelles de la raison et les acquises sont opposées.

Ne vous pardonnez rien, je vous en prie, dans ces commencements de voie où il faut jeter les profondes racines de la petitesse, qui est la véritable humilité. Toute autre humilité n’est qu’apparente et n’a rien de réel. Si votre édifice n’est pas bien fondé, il ne pourra jamais subsister parmi la tempête qui le menace. Quoi ! Seriez-vous assez faible pour ne pas vous renoncer absolument vous-même en toutes choses ? Votre curiosité et votre amour-propre se servent des plus beaux prétextes du monde pour se soutenir ; mais je connais trop leurs ruses pour leur rien tolérer. Ne me dites pas que l’on n’est pas parfait d’un coup : je le sais bien, mais vous avez été appelé à la perfection tout d’un coup quoique vous soyez bien éloigné d’être parfait. Étant appelé à la perfection, il faut suivre les moyens qui vous y [485] doivent conduire ; ce que je vous demande n’est pas une chose parfaite, mais un moyen d’y arriver. Si vous n’embrassez pas ce premier moyen, vous ne pouvez atteindre les autres, et ainsi vous resterez toujours en vous-même.

Si je vous aimais moins, je vous serais moins sévère parce que votre perfection me serait plus indifférente, ou si je connaissais moins les desseins de Dieu sur vous, je pourrais tolérer bien des choses. Mais je suis très certaine que vous n’aurez rien ni pour vous ni pour les autres que par la mort à vous-même. J’aime mieux pour vous un renoncement de cette nature qu’un jeûne d’un an et une discipline très sanglante. Au nom de Dieu, croyez-moi, car je vous dis la vérité. Si Dieu ne permettait pas que je connusse par moi-même vos attaches et vos défauts, vous ne me les diriez pas, et c’est cependant cela qu’il faut dire, car au fait de se poursuivre soi-même, il faut être fort fidèle à ne se rien pardonner quoi que ce soit, et vous serez dans la vérité.

Voulez-vous [486] posséder un trésor en Dieu seul ? Perdez tout le reste. C’est à quoi assurément vous êtes appelé. Sans cela, il serait impossible qu’il y eût d’union entre mon cœur et le vôtre, le mien ne logeant plus autre chose que le seul honneur et la seule gloire de Dieu, et Son seul intérêt. Je me soucie moins de moi que d’une paille, et cependant j’ai trouvé qu’en quittant tout pour Dieu, Il m’a donné infiniment davantage que je n’aurais osé espérer. Il faut que Jésus-Christ devienne à présent votre voie. Abandonnez-vous bien à Lui afin qu’Il vous conduise Lui-même. Il ne vous égarera pas, car étant Lui-même votre voie, vous marcherez en Lui. Il faut qu’Il soit votre vérité qui n’est autre que cette belle lumière qui éclaire tout homme venant au monde et qui luit même dans les plus épaisses ténèbres de la foi, qui fait faire des œuvres qui ne sont point opérées ni par la volonté de la chair, ni par la volonté de l’homme, mais par la volonté de Dieu2.

1 Mt  13, 7.

2 Jean, 1, 12.

      1.  72 [534-D.2.165]. Séparation de l’âme et de l’Esprit.

Ce que vous trouviez grand me paraît moins que des fourmis en comparaison de la grâce qui vous [492] a été communiquée depuis, et vous avez fait plus de progrès que vous n’en aviez fait en toute votre vie. Il y a la même différence qu’il y a entre l’ombre et le corps, la figure et l’original. Ce premier amour vous paraît grand parce qu’il remplissait une petite capacité bornée, rétrécie, limitée, mais à présent cet amour n’est plus ; et Dieu vous ayant tirée par une merveilleuse extase de votre capacité propre pour vous perdre en Lui, votre amour n’est plus palpable, parce que vous ne le renfermez plus. Mais il est immense, n’ayant rien qui le borne.

Ne craignez point : votre esprit et votre volonté étant infiniment éloignés et séparés de cet homme extérieur, quoiqu’ils éprouvent des faiblesses, ils n’en sont nullement souillés ; et il me semble même que c’est tout l’état de saint Paul qui, ayant demandé avec un esprit imparfait d’en être dépouillé, sitôt qu’il en connaît le prix, il y demeure paisible et très content, et c’est alors qu’il est ravi que son injustice relève la justice de Dieu. Ne m’alléguez pas la différence [qu’il y a] puisque vous ne pourriez pas ne point [493] convenir avec moi de la séparation de votre esprit, et que ce n’est plus à vous à porter jugement de vous-même, mais à vous laisser telle que vous êtes. Il m’est venu dans l’esprit la différence de saint Jérôme à saint Paul sur ce sujet,  et comme dans ce premier, la séparation n’était point faite de l’esprit et du sens, c’est pour cela qu’il pouvait et devait prendre les moyens pour se défaire de sa peine et la diminuer. Et vous verrez que l’Esprit de Dieu, qui est toute sagesse et amour pour conduire les âmes des saints selon le degré de perfection qu’Il leur a choisi, inspire à saint Jérôme mille manières de se défendre de ses ennemis : ses épîtres en font foi. Saint Paul, dans le commencement, en fait de même, mais lorsque l’amour pur est devenu le maître, qu’ayant chassé Paul de chez lui pour devenir Paul lui-même, ou plutôt pour faire Paul être Dieu, alors, dis-je, il demeure muet, content et paisible sur son fumier, rapportant lui-même comme un défaut la prière qu’il avait faite d’en être délivré, puisque Dieu Lui-même l’en avait délivré, lui disant que [494] Sa grâce lui suffisait1. Ô divin Paul, je m’assure que quand vous fûtes encore plus perdu dans l’amour pur et nu, vous ne vous informiez plus si la grâce vous suffisait, et vous estimiez que la grâce des grâces est de n’en plus connaître, distinguer, posséder, vouloir, etc.  Vous laissâtes volontiers votre esprit en Dieu et votre corps ramper sur terre, et vous étiez ravi, après la division de ces deux choses si inséparables, que chacune rendît gloire à Dieu en sa manière : la bassesse du corps rehaussant infiniment l’agilité et la grandeur de l’esprit, et la félicité de l’esprit n’étant interrompue par l’avilissement du corps, il recevait un nouveau plaisir de voir son homme extérieur dans la place qui lui est due.

J’avoue que dans le temps que cette division se fait, elle est très rude à la nature, et c’est proprement ce qu’on appelle mort, la mort n’étant qu’une séparation de l’esprit d’avec le corps, comme cette mort est une division de l’esprit et de sens. Ces deux morts sont très douloureuses, et plus ou moins douloureuses selon le degré de vie qui doit suivre. Saint Paul crie [495] dans ses agonies comme : je veux la loi de Dieu quant à l’homme intérieur, etc.2, parce qu’il sentait alors ces deux parties se diviser ; il souhaite même le coup de mort, désirant être délivré de la prison du corps, et non du corps. Le corps n’étant plus prison sitôt que par la division achevée, l’âme est mise en pleine liberté. Il en est comme d’un oiseau enfermé dans une cage à qui on donnerait l’air : il ne serait plus captif. C’est ainsi que vous allez être bientôt ; rien ne pourra, sur la terre, vous emprisonner, resserrer, incommoder ; l’air divin sera le lieu immense où vous prendrez vos ébats. Ce sera alors que vous aimerez plus vos travaux passés que toute votre gloire. Vous chanterez le cantique de votre délivrance. Vous verrez avec plaisir que vous avez passé la mer sans être submergée, ni même (oui, je l’ose dire), ni même sans boire de ses eaux ! Oh ! que les jugements de Dieu sont différents des nôtres et que ce qui paraît saint à nos yeux, est souillé devant Lui ! Il examinera nos justices, mais Sa justice à Lui-même ne sera point [496] sujette à cet examen. Oh ! que toute notre justice périsse et que notre lumière disparaisse ! Devant la Sienne, tout n’est que ténèbres et péché. Dieu seul, Dieu seul et Son pur amour.

1II Co 12, 9.

2Rm 7, 22. 

      1. 73 [535-D.2.166]. État et voie de la foi nue.

La foi de l’ancienne loi était appuyée sur les promesses en s’y assurant. Mais la foi du christianisme est une foi nue, qui dépouille de tout et qui va arrachant et détruisant. Dieu Se faisait des amis dans l’ancienne loi pour les couronner, et Il S’en fait à présent pour les couvrir d’ignominie. Et même plus l’Église sera sur sa fin, plus la foi sera pure, dénuée de témoignages et plus les adorateurs adoreront en esprit et en vérité1. C’est pourquoi vous ne voyez plus les vrais dévots de ces derniers siècles abondants en miracles et en [497] dons extraordinaires, si ce n’est quelques — uns à la dérobée. Mais la grâce est une grâce de vérité qui fait connaître et sentir à l’homme ce qu’il est. 

Mais on a d’autant plus de peine à marcher que la voie de certitude, quand on y a marché, revient toujours à cause des appuis qu’il y a2 et que les prophéties y paraissent accomplies et les miracles visibles. Car Dieu fit de bien plus grandes choses pour établir la Synagogue que pour l’Église, et c’est pourquoi les Juifs avaient bien plus de peine à se faire chrétiens que les gentils, car ils disaient : « Nous savons les prodiges que Dieu a faits par nos pères, mais celui-ci est mort comme un criminel. » Dès qu’ils avaient voulu un miracle, un témoignage, ils l’avaient, mais ici ils disent : S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix et nous croirons en lui3. Cependant Jésus-Christ fait plus d’état de l’ignominie de la croix que de la foi [498] de tant de gens fondée sur des témoignages.

 Oh ! que ne puis-je vous faire entendre ce que je connais là-dessus ! Non pour me tirer de l’opprobre — Dieu le sait —, mais pour vous tirer, autant qu’il me serait possible, de toutes vos réflexions sur les prédictions et de tout appui sur ce qui arrive. Mais, vous laissant tel que vous êtes, croyez sans foi4 et sans assurance ce qui est au-dessus et au-dessous de toute apparence. Je vous le dis encore que vous n’aurez aucune assurance pour moi tant que vous en voudrez chercher quelques-unes. Mais ce que vous aurez, c’est que vous perdrez vos répugnances à mesure que vous perdrez et que vous entrerez dans la foi et la simplicité. Mais pour l’assurance, vous n’en aurez point, sinon une facilité pour les choses et que toutes répugnances vous seront ôtées, mais en manière de perte et non [en manière] de certitude : la foi ne le porte pas.

Lorsque les Juifs demandèrent un signe à Jésus-Christ, Il ne leur donna [499] point d’autre que celui de Sa mort et de Sa sépulture5. Ô mystère caché et infiniment caché à toute raison ! Ô mystère de foi, tu ne t’accompliras que par la foi ! Et il m’est mis dans l’esprit que vous ne représenterez pas seulement Jésus-Christ, mais vous serez un autre Jésus-Christ parce qu’Il vivra en vous6, que vous serez crucifié comme Lui et que ce ne sera que par la croix que vous entrerez dans la gloire. Mais, hélas, combien de doutes et d’hésitations lorsqu’on se verra dans un chemin de perte, d’opprobres et d’ignominies, plus encore intérieurement qu’extérieurement ? Oh ! combien regrettera-t-on les chairs d’Égypte et quelle peine n’aura-t-on pas à s’accoutumer à cette viande pure de la manne, qui ne satisfait pas les sens quoiqu’elle nourrisse l’esprit !

1 Jean  4, 23.

2 marques ou preuves aperçues et sensibles. (Dutoit).

3 Mt  27, 42.

4 Appuyée perceptiblement.

5 Mt  12, 39-40.

6 Ga 2, 19-20.

      1.   74 [536-D.2.167]. De la perte totale du soi.

J’ai1 admiré, madame, la bonté de Dieu en voyant votre lettre. Dans l’état où vous êtes, vous ne sauriez trop mourir, et vous vous feriez un tort irréparable si vous vous arrêtiez à la moindre chose sous prétexte d’assurance de salut, de vertu apparente ou de sainteté propriétaire. C’est, madame, dans la perte totale et générale de toutes choses que l’on trouve Dieu même, qui vaut infiniment plus que [501] toutes sortes de vertus et de saintetés hors de Lui. Il vous faut, madame, perdre tout ce qui n’est pas Dieu Lui-même, je ne dis pas pour avoir Dieu, mais pour demeurer dans votre néant, laissant Dieu vous être toutes choses pour Lui-même et en Lui-même. Pour nous, il n’y a chose au monde qu’un abandon le plus extrême et la perte la plus achevée.

 Oh ! madame, le grand bonheur que celui d’une âme qui a tout perdu sans réserve, soit intérieurement, soit extérieurement ! Elle ne s’inquiète plus de son salut puisqu’elle a perdu son salut même pour l’auteur de son salut. Il vous faut maintenant un tel oubli de vous-même que vous ne songiez pas même volontairement si vous êtes d’une manière ou d’une autre. Il faut faire le saut de la perte totale, qui consiste à se laisser à Dieu pour le temps et l’éternité en sorte que tout ce qui nous touche ne nous regarde plus. Que Celui à qui je me suis donnée, me fasse tout ce qu’Il veut : ce n’est plus mon affaire ; mon affaire est de Lui laisser faire de moi dans le temps et dans l’éternité ce qu’il Lui plaira [502], sans Lui dire une parole. Lorsqu’Il me jette dans l’abîme le plus profond, Il ne me permet pas un regard sur moi-même. Je suis à Lui : qu’Il me brise, qu’Il me condamne. Je suis à Lui : je consens à tout ce qu’Il fera, non par un consentement formé, mais par un état de délaissement total. Vous ne sauriez croire les démarches qu’une âme qui est fidèle à ne se regarder jamais elle-même, à ne s’arrêter à rien lorsqu’elle s’abîme et se noie, fait en peu de temps, et le bonheur infini qui suit cet état.

L’âme arrivée à cette perte totale ne se regarde plus, ni ne peut ni ne veut plus se regarder. Elle n’a plus ni yeux ni volonté [pour le faire]. Il faut que la foi la plus nue qui fut jamais absorbe tellement toute sa raison, même celle qui est la plus illuminée, qu’il ne lui en reste plus, que l’espérance absorbe sa mémoire et la charité, sa volonté, en telle sorte qu’elle ne trouve de choix ni de penchant pour chose au monde.

Mais pour en venir là, il faut que Dieu tienne sur nous une conduite intérieure, et souvent extérieure, qui [503] détruise toute raison, et qu’après nous avoir conduit dans les choses raisonnables pour lesquelles nous nous sommes abandonnées sans réserve, y ayant épuisé tout l’abandon possible, Il nous fasse entrer dans une conduite ou un état qui paraît tout opposé à notre raison afin de nous la faire perdre tout à fait. Pour cela, Il nous conduit de précipice en précipice, d’abîme en abîme plus profond. Au commencement, Il donne quelque barque pour voguer sur cette mer orageuse. Ensuite Il ne laisse qu’une planche, puis Il ôte cette planche et alors, sentant que nous nous enfonçons, nous nous accrochons à tout ce que nous pouvons pour nous empêcher de tomber. Mais enfin après nous être défendus de toutes nos forces, tout manque et tombe des mains : les forces quittent, il ne reste plus que la faiblesse. Cela arrive tout naturellement et sans rien d’extraordinaire. Souvent Dieu voyant notre opiniâtreté à nous attacher à quelque chose nous coupe les mains, et alors nous sommes contraints de tomber. Mais combien d’efforts ne fait-on pas pour se soutenir sur les ondes, [504] jusqu’à ce que la faiblesse soit si grande que, n’en pouvant plus, on est contraint d’aller au fond ! Et encore, la nature et l’esprit ont une si extrême frayeur et répugnance à se perdre que du fond de l’eau souvent on reparaît. Et c’est un jeu qui dure longtemps de paraître et se perdre, jusqu’à ce qu’on se noie et se perde tout à fait par la perte de tous les appuis créés, humains et divins, tant des perceptibles que de ceux qui ne le sont pas.

L’âme perd ainsi peu à peu toute vie, expire tout à fait et entre, non dans l’état de vie, ni aussi dans l’état mourant — il est passé —, mais dans un état de mort qui tient longtemps de l’état de mourant, et ensuite la mort devient consommée et si entière qu’il n’y a même plus l’idée du moribond. On se perd si parfaitement de vue et de sentiment qu’il n’en reste pour chose au monde, ni du côté même de Dieu, ni de la part des créatures. On reste comme des morts éternels, qui sont oubliés de tout le monde2 et qui n’ont plus aucun sentiment ni de bien ni de mal. On reste de cette sorte tant qu’il plaît à Dieu, jusqu’à ce qu’Il vienne Lui-même comme vie nous rendre une vie nouvelle et nous faire sortir des ombres pour nous mettre dans le jour éternel de Sa gloire. Mais de dire comment tout ceci s’opère, cela ne se peut ici, quoique j’en aie écrit bien amplement3 et d’une manière qu’il n’y a que la seule expérience qui en puisse donner une entière intelligence.

Courage donc, madame ! Celui qui a commencé de tout faire en vous, achèvera tout. Oh ! le grand bien que d’être ainsi anéantie et perdue de telle sorte qu’on ne puisse plus ni se voir, ni se retrouver ! Tout ce qui arrive à une âme de foi arrive comme tout naturellement. Il faut que tout tombe des mains peu à peu et que l’on soit mis dans l’impuissance de faire ce que l’on faisait auparavant. Je ne parle pas des choses multipliées, car cela est passé il y a longtemps, mais des choses les plus simples et les plus passives, je dis plus, les plus nécessaires et essentielles. Et il faut dire avec Job [506] : Ce que je n’osais toucher du doigt est devenu ma nourriture4. Je dis ceci à l’oreille de votre cœur et non à aucune autre. Oh ! qu’il est rare de trouver des âmes assez courageuses pour se perdre ! On vient bien au bord du précipice, on s’expose même aux flots de la mer avec courage, mais lorsque l’on enfonce, qui est-ce qui ne crie pas avec saint Pierre : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons5 ! Comme vous êtes tout abandonnée à Dieu pour l’extérieur, vous laissant de moment en moment comme l’on vous fait être, soyez-la de même pour l’intérieur. Ne craignez point, au nom de Dieu, et soyez persuadée qu’après les miséricordes que Dieu vous a faites et l’état où Il vous a mise, vous ne sauriez trop vous perdre. La moindre hésitation, crainte, frayeur, retour sur soi-même, offense plus Sa bonté que de grandes fautes en une autre âme. Je vous parle avec toute la sincérité de mon cœur. Ne craignez ni pour le passé, ni pour le présent, ni pour l’avenir. Mais laissez-vous comme une [507] chose à laquelle vous ne devez plus penser.

Mais, me direz-vous, je risque peut-être mon salut. Il n’est plus à vous ce salut ! vous l’avez abandonné. Votre salut à présent doit être votre perte. Mais s’il fallait mourir ? Oh ! c’est alors qu’il faut un courage invincible pour ne se point même regarder, bien loin de se reprendre. Et Dieu ne vous envoie ces sortes de maux où vous êtes tantôt expirante, tantôt en santé, que pour exercer votre foi et voir si vous serez fidèle à ne craindre rien, à ne rien faire pour vous assurer, mais vous délaisser à pur et à plein à Sa divine justice pour qu’elle fasse de vous, sans miséricorde pour le temps et pour l’éternité, tout ce qu’il Lui plaira. C’est là le comble de l’amour pur, du parfait anéantissement et du délaissement entier. Mais je n’ai rien qui m’assure pour mon salut, au contraire. N’importe : fiez-vous à Dieu seul. Oh ! si une telle âme mourait dans cet amour si pur si généreux et si désintéressé, il n’y aurait point de purgatoire pour elle ! C’est à une telle âme [508] qu’il est dit par Isaïe : Quand vos péchés seraient rouges comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige6. C’est d’une telle âme que les vêtements sont lavés dans le sang de l’agneau7. Mais je dis plus : c’est qu’il en faut venir là pour arriver à l’union immédiate, union centrale, union permanente et durable. Nul n’y arrivera jamais par une autre voie que par la désappropriation générale, et cette désappropriation générale ne se trouve que dans la perte totale.

Je crois, madame, que Dieu vous a arraché pour un temps toute direction pour vous faire davantage perdre en vous ôtant cet appui et ce secours. Mais il me semble que le temps vient qu’il vous en donnera une autre qui ne vous tirera pas de votre état de perte, au contraire, qui vous y fera enfoncer davantage. Car il vient un temps que ce qui servait de soutien devient le moyen d’une perte plus profonde et plus étendue. Cette direction vous sera donnée [509] comme la première, par un coup de Providence et d’une manière que vous ne l’attendez pas. Jusqu’à ce temps, les craintes que vous avez servent même à vous arracher à vous-même. Et quoiqu’elles soient des marques infaillibles que l’âme n’est pas parfaitement anéantie, bien qu’elle soit dans un degré d’anéantissement, elles ne laissent pas de servir de moyens d’anéantir davantage, faisant perdre l’assurance et le soutien que cette paix générale que l’âme avancée éprouve lui pourrait donner ; car si l’âme sentait qu’elle se perd avec courage, sa perte même lui serait un appui, et si elle comprenait ce qu’elle est selon les idées que l’on se peut former d’un état de perte, n’étant par parfaitement perdue, cette seule assurance empêcherait tout à fait sa perte.

Laissons-nous donc en la main de Dieu aussi contentes de n’avoir point de courage que d’être courageuses. Il faut nous laisser dans nos faiblesses, et ce sera dans ces faiblesses mêmes que nous trouverons notre force8. Tout se doit faire par [510] degrés. Quoique les craintes soient une marque que la perte ne soit pas entière, elles ne laissent pas de favoriser la perte pourvu qu’elles ne fassent point changer de conduite, ce qui serait extrêmement difficile à une âme comme la vôtre ; car si elle voulait faire quelque chose pour s’assurer, cette même chose ne servirait qu’à la perdre davantage, comme il arrive de vos petits actes et intentions : ils ne servent qu’à vous faire voir et toucher au doigt que vous n’êtes pas perdue, que vous manquez de courage et que vous cherchez des appuis. Cependant tout cela ne peut ni vous assurer, ni vous appuyer, car quoiqu’il vous semble que cela assure dans le moment, néanmoins comme ce n’est pas le propre état de l’âme, cela ne peut pas subsister dans la suite et cela lui fait voir encore davantage sa faiblesse.

Presque toutes les âmes, même celles qui ont fait de plus grands progrès et qui ont plutôt volé que marché durant presque tout le chemin de la foi, se sont arrêtées en cet endroit de la perte totale, faute de courage à se délaisser sans réserves à toutes les [511] volontés de Dieu quelles qu’elles soient, sans connaître même [alors] si c’est volonté de Dieu et croyant souvent le contraire. Et à moins que Dieu ne les prenne Lui-même pour les faire passer ce trajet, comme Il prit Habacuc par ses cheveux9, elles ne le passent guère, parce que la nature a une si extrême répugnance à se perdre, et surtout la raison, que cela est surprenant : elle souffrirait plutôt toutes les peines possibles par son choix que de perdre ainsi toute subsistance. C’est une étrange chose que de se perdre devant Dieu, devant les hommes et devant soi-même. Oh ! qu’il est dur de se perdre de cette sorte ! mais qu’il est doux et avantageux d’être perdu tout à fait ! Alors il n’y a plus de peine pour chose quelconque, plus de crainte — car celui qui se perd, craint —, mais celui qui est perdu, ne peut plus craindre : il trouve dans sa perte la plus extrême et la plus achevée un bonheur inestimable.

Mais où trouve-t-on des cœurs qui veuillent bien se perdre de cette sorte ? Oh ! qu’ils sont rares ! Oh ! qu’ils [512] sont rares ! J’en connais si peu qu’à peine en pourrais-je nommer trois, quoique plusieurs semblent y courir de toutes leurs forces. Les uns se précipitent dans une perte imaginaire et n’ayant ni l’état intérieur ni la force de porter cette perte, ou ils quittent tout et entrent dans une vie licencieuse et criminelle, ou ils entrent dans des désespoirs surprenants. Mais pour ceux qui se perdent dans un abandon total et généreux, ceux que Dieu a mis dans un degré de foi conforme à cette perte, ô Dieu, quel bonheur pour eux après les agonies les plus étranges qui se pussent imaginer ! Au commencement, la perte est plus sensible. Peu à peu elle devient plus insensible. Ensuite elle devient presque indifférente. Puis elle ne touche plus, et alors l’insensibilité devient plus pénible que la perte même, parce que la peine est encore un soutien et une secrète assurance que l’on est à Dieu. Enfin, peu à peu, on perd toutes choses et l’on reste tellement perdu que l’on ne peut pas même voir si on est perdu, ni s’en soucier, ni y penser. Et c’est le [513] dernier degré de perte qui achève l’anéantissement et met l’âme dans la parfaite pureté, non toujours dans la pensée de celui qui est de cette sorte, qui ne pense pas même s’il est pur ou impur, et qui, faisant encore des fautes extérieures, pourrait tirer des conséquences de son impureté qui lui feraient de la peine ; car, pour la pureté, il ne la découvre plus, mais tout est tellement détruit qu’il n’y a plus moyen de penser à rien, sinon être tel que l’on [nous] fait être de moment en moment, soit pour l’intérieur, soit pour l’extérieur, sans qu’il reste le moindre penchant, ni la moindre vue d’être autrement, d’être plus ou moins perdu. On est aussi content d’être perdu que de ne l’être pas. Aucune chose qui nous regarde, quelle qu’elle soit, ne nous peut occuper, et s’il s’agit de trouver un soi-même, on ne le trouve plus, ni pour faire le bien, ni pour faire le mal.

1 Cette matière, qui n’est que pour des âmes bien avancées dans la vérité, se trouve déduite plus amplement et avec toutes les précautions et les avis nécessaires dans le Traité des Torrents… (Dutoit).

2 Ps 84, 9.

3 Voyez le Traité des Torrents.

4Jb 6, 7.

5 Mt  14, 3.

6Is 1, 18.

7Ap 7, 13.

8II Co 12, 10.

9 Dn 14, 35.

      1.  

      2. 75 [539-D.2.172]. Mort, résurrection, perte.

Il n’est plus temps d’être malade. Il faut vous fortifier pour porter les bonnes croix et abjections qui viendront fondre sur votre tête. Ne craignez plus vos sens : ils ne vous feront plus de mal, et si vous sentez la pourriture, ce n’est proprement qu’un reste qui va être réduit en poussière. Oui, vous ressusciterez avec Jésus-Christ. Et au lieu qu’Il fut crucifié avant que de ressusciter, vous ne serez véritablement crucifié qu’après la résurrection.

La paix extraordinaire que vous avez goûtée est un commencement de résurrection et, bien qu’il puisse arriver qu’elle ne soit pas encore invariable parce que la vie nouvelle n’est donnée que peu à peu, cependant je vous assure qu’elle vous sera donnée. Dieu, pour cela, a avancé votre perte et votre mort d’une manière surprenante. Il vous a fait courir à pas de géant dans la voie de mort et d’anéantissement [532] malgré les répugnances naturelles que vous aviez à cause que votre voie avait été toute contraire à celle-là. Comme Il avance la mort, Il avancera la résurrection. Mais la perte qui suit la vie ressuscitée sera bien profonde et bien longue, et suppléera à l’état de mort et de pourriture qui a été court. Car la mort et la pourriture précèdent la résurrection. Mais jusque-là, il n’est point parlé de perte, et la perte proprement ne se fait qu’après être ressuscité. Ce qui sera tout autre chose et un pays nouveau. Ne craignez donc plus la peine des sens : elle sera légère et, s’il en reste, ce ne sera que pour achever de pourrir, mais elle ne vous nuira pas et vous sortirez du sépulcre comme l’époux de son lit nuptial.

Tout se consomme en moi. Et à mesure que le tout s’avance, tout se perd et se détruit, non en manière ordinaire de perte, mais de rien total, en sorte qu’il n’y a plus chose au monde qui se puisse nommer ni connaître. Et il me semble que cela va jusqu’à l’infini, faisant des démarches inouïes [533]. Depuis ce matin, c’est encore un rien plus rien, et s’il y avait quelque chose au-dessous du rien, ce serait mon affaire. Mourez, vivez, perdez-vous, puis vous en ferez l’expérience. Je ne possède plus de paix, mais il me paraît que l’état est au-dessus ou hors de toute paix, parce que la paix est quelque chose de distinguible, et qui peut croître ou diminuer et ne peut faire un état invariable.   

      1. 76 [550-D.2.184]. Pur abandon et la tranquillité.

 [561] Votre lettre m’a donné une extrême joie voyant que vous avez bien voulu soumettre votre esprit. Vous verrez que Dieu sera Lui-même la récompense de ce que vous quittez pour Lui, et je vous dis ce qu’Il a dit à Abraham1. Je vous assure que lorsqu’on se renonce pour Dieu en de petites choses, Il donne les grandes. Avec Dieu, il ne faut point de réserve : Il est un sacrificateur impitoyable. Trouvez bon que, malgré la plus forte amitié, que je me mette du parti de Dieu contre vous, que je sois pour vous l’interprète de Ses volontés, et je prétends en cela vous donner les plus fortes preuves de ce que je vous suis.

Si vous voulez bien suivre avec docilité ce que je vous dis, je vous promets un succès avantageux et un grand avancement. Vous vous dégagerez en peu de temps de vous-même, et vous vous trouverez d’autant plus possédé de Dieu que vous vous séparerez plus courageusement de vous. Dieu fera en vous et par vous de grandes choses si vous Lui êtes fidèle. [562] Je ne veux que la docilité de votre cœur et de votre esprit, afin que vous ayez tout ce qu’il faut. Je vous ai fait une démission [sic] de tout ce que j’ai souffert et de ce que Dieu m’a fait faire pour Son amour : vous recueillerez les fruits de mes travaux. Je vous dis comme Jésus-Christ à Ses Apôtres : je vous envoie recueillir ce que vous n’avez pas semé2. Je veux bien souffrir jusqu’à la fin afin que vous soyez selon le cœur de Dieu.

Je vous assure de Sa part que vous trouverez la solitude là où vous êtes, et que si vous vous retiriez en solitude, vous trouveriez le monde dans la solitude. Croyez que ce que Notre-Seigneur m’a fait vous dire est la vérité : ainsi, soit que Dieu permette que je sois enfermée, soit que je reste dans le monde, tenez-vous à ce que je vous dis. Lorsque Dieu ne vous voudra plus là où vous êtes, Il vous en retirera par des providences admirables. Devenez l’enfant de la Providence. Ne disposez plus de vous, car vous n’êtes plus à vous-même; non [563] seulement n’en disposez plus par les effets, mais même par les désirs : cela est entièrement contraire à l’abandon. Les désirs vagues des choses les plus parfaites ne laissent pas d’occuper l’âme et de la tenir en possession d’elle-même. Votre sort est de suivre pas à pas la divine Providence, de vous laisser conduire par elle et de ne penser plus à vous-même. Vivez de foi et d’abandon, et vous trouverez la solitude partout. Soyez sans foi et sans abandon, vous ne la trouverez en aucun lieu.

Il vous suffit de tendre à Dieu dans vos occupations et demeurer uni à Lui : c’est ce que j’appelle faire oraison, puisque ce n’est ni le temps, ni le lieu, ni la situation du corps qui fait l’oraison, mais la disposition du cœur pour Dieu. Si je pouvais partager un peu avec vous la disposition du mien, que j’aurais de joie ! le ciel n’est pas plus tranquille que mon âme ; elle possède une immensité si grande que toute la terre ne lui paraît qu’un point de son étendue immense. Oh ! si un jour vous pouviez goûter le bonheur d’une âme que rien ne rétrécit [564] et n’arrête ! Non, je ne changerais pas ma condition à celle des monarques, disposition d’autant plus grande et ineffable qu’elle est éloignée du sensible : elle n’est plus sujette à aucune vicissitude, et l’âme participe dans son fond à l’immutabilité divine. Je laisse tout faire et tout dire sans me remuer le moins du monde. Toutes mes croix redoublent mon contentement parce que je ne puis aimer que la volonté de Dieu. Ô volonté de mon Dieu, c’est toi qui rend tous les saints heureux et tous les hommes contents ! Peut-on être content sans toi en quelque lieu que ce soit ? Et peut-on être affligé dans quelque malheur lorsque l’on est avec toi ? Ou y a-t-il un malheur autre, pour le temps et l’éternité, que celui de ne t’être pas conforme ? Ce qui a fait de l’ange un démon et de l’homme innocent un coupable, ce qui a creusé l’enfer, c’est la rébellion à la volonté de Dieu. Il me semble, ô mon Dieu, que l’amour que j’ai pour Votre divine volonté est si grand, si étendu, si immense qu’il m’a fait devenir votre même volonté, et que si vous [565] m’envoyez avec cette disposition dans l’enfer, j’en ferai fuir tous les démons comme ils me fuient déjà sur terre.

C’est dans cette disposition que je vous quitterais sans peine, mais si vous veniez à vous séparer de la volonté de Dieu, je souffrirais beaucoup. Je me possède si peu qu’il me serait impossible de rien faire par moi-même : aussi je vois que Dieu prend soin de moi. Pourquoi m’a-t-Il accablée de misères ? C’est que tel a été Son bon plaisir. Je L’adore et je L’aime, et je suis assurée que celui qui a perdu toute volonté, tout être et tout soi-même pour son Dieu, fait infailliblement Sa volonté.

Il serait aisé d’empêcher ce coup qui me menace, mais je ne le puis vouloir : si Dieu permet que quelqu’un l’empêche, à la bonne heure ! Il est assez puissant pour l’empêcher Lui-même s’Il le veut, et les conseils des hommes sont inutiles contre le conseil de mon Dieu. Ne vous séparez jamais de Lui, je vous en prie, car c’est en Lui que la source de vie vous sera communiquée.  

Choisissez toujours plutôt la petitesse [566] que l’élévation, la bassesse que l’éclat. Désirez de n’être rien, ou plutôt demeurez dans votre rien : c’est dans ce rien que vous ferez les plus grandes choses. Quittez l’élévation de l’esprit pour entrer dans la petitesse de Jésus-Christ.

1 Gn 15, 1.

2 Jean  4, 38.

3I Cor 6, 19.

      1.  

      2. 77[555-D.2.191]. Excellence, prérogatives et effets de l’amour pur.

Il y a je ne sais quoi dans mon cœur pour madame que je ne puis bien vous dire, et ce je ne sais quoi m’est comme une confiance ferme que vous serez un jour à Dieu pour Lui-même. Que vous êtes heureuse, quoique remplie de faiblesses, que Dieu vous ait choisie lorsque vous étiez plus éloignée de Lui et dans un temps où vous courriez à votre perte entre une infinité d’autres personnes, afin de vous faire goûter les prémices de Son Esprit et vous communiquer Son pur amour ! Cet amour est d’un tel prix que rien de tout ce que peut faire la créature aidée de la grâce ordinaire, ne peut point ni le mériter ni lui être comparé. Un seul grain de ce pur amour vaut mieux que tous les biens, même spirituels, rassemblés ensemble.

Le pur amour est le partage des enfants de Dieu. Tout le reste est celui des mercenaires. C’est ce pur [586] amour qui, étant sorti directement de Dieu même, a seul le pouvoir de nous faire rentrer en Lui. C’est ce pur amour qui glorifie Dieu comme Il doit être glorifié, qui Le prie en nous comme Il veut être prié. C’est lui qui fait les délices de Dieu en nous, puisqu’il nous marque du propre caractère de Jésus-Christ qui, S’étant incarné par l’opération du Saint-Esprit dans les entrailles de la sainte Vierge, Se produit en nous par le même Esprit, qui est charité et pur amour. Aimez Dieu, madame : que ce soit votre continuelle occupation. Aimez Dieu et que ce soit votre prière. Mais aimez-Le tellement pour Lui-même, que le moindre propre intérêt vous soit en horreur. Si vous L’aimez de la sorte, vous ne vous plaindrez jamais ni de Dieu, ni de vous-même parce que, ne voulant que Lui et Le voulant pour Lui-même et non pour votre satisfaction, vous serez contente de toutes les manières où il Lui plaira vous mettre. Vous ne vous plaindrez point de vous, car que pouvez-vous attendre de vous-même que la misère et la faiblesse ?

Donnez-vous à Dieu afin qu’Il soit votre [587] force. Contentez-vous de L’aimer dans le fond de votre cœur d’une manière réelle, qui n’est pas toujours sensible. Plus vous L’aimerez de la sorte, plus Il régnera en vous, plus Il vous possédera à Son gré, et vos faiblesses involontaires n’empêcheront point qu’Il ne vous aime. Soyez persuadée que le moindre grain de pur amour de Dieu procède de l’excès de ce même amour de Dieu pour nous, de sorte que celui qui est assez heureux pour découvrir en soi un germe d’amour sans intérêt, doit avoir cette confiance qu’il est aimé de Dieu, car il est aussi peu possible que Dieu n’aime pas un cœur dans lequel il y a de Son amour, pour peu que ce soit, qu’il est possible qu’Il ne soit pas Dieu.

Il ne faut point mesurer l’amour que Dieu a pour l’homme sur toutes les grandes œuvres que l’on voit faire, mais sur la pureté de Son amour. Plus il y a de ce pur amour dans un cœur, plus le même cœur fait les délices de Dieu. Mais c’est votre amour, ô mon Dieu, qui venant le premier dans ce cœur, lui communique le germe du pur amour, et plus ce germe croît [588] par la chaleur de l’amour que Dieu nous porte, qui est fécondité de vie, plus il attire l’amour de Dieu pour nous. Et cet amour que Dieu a pour nous augmente par une suite nécessaire celui que nous avons pour Lui, de sorte que toute la perfection est que Dieu nous aime, et que, l’amour qu’Il nous porte produisant en nous un amour pur qui n’a rien de dissemblable de sa cause, les deux amours augmentent et s’accroissent mutuellement jusqu’au point de devenir un seul et même amour. Quoique ceci paraisse élevé, il ne laissera pas de vous être utile, car je suis certaine que vous êtes appelée à aimer Dieu purement. Lui seul sait à quel point je vous aime dans le même amour.

      1.  

      2. 78 [557-D.2.196]. État de l’âme réunie à Dieu.

Vous me demandez, mes chers enfants, ma disposition : je n’en ai qu’une extérieure, qui est simplicité, enfance, une certaine candeur, etc. Et pour le dedans, c’est une gouttelette d’eau perdue et abîmée dans la mer qui ne se discerne plus ; elle ne voit que la mer : non seulement elle en est environnée, mais absorbée. Dans cette immensité divine, elle ne se voit plus, mais elle discerne en Dieu les objets, sans les discerner autrement que par le goût du cœur. Tout est ténèbres et obscurité à son égard, tout est lumière de la part de Dieu, qui ne lui laisse rien ignorer, sans savoir ni ce qu’elle fait, ni comme elle le fait, ni sans qu’il lui reste aucune espèce. Il n’y a là ni clameur, ni douleur, ni peine, ni plaisir, ni incertitude, mais une paix parfaite, non en soi, mais en Dieu : nul intérêt pour soi, nul souvenir ni occupation de soi. Voilà ce que Dieu est en cette créature. Pour elle, misère, faiblesse, pauvretés, sans qu’elle pense ni à sa misère, ni à sa dignité. Qui a des oreilles entende.

Voilà mon état depuis plus de trente ans, quoique dans ces dernières années tout soit plus approfondi. Imaginez-vous que la mer soit infinie : ce que l’on jetterait dedans s’y enfoncerait toujours par son propre poids sans jamais en trouver la fin. La chose jetée n’aurait autre agitation que celle d’un poids, presque imperceptible ; ainsi l’amour divin, qui est le poids de l’âme, l’enfonce toujours plus en Dieu. Tout la différence de cette vie à l’autre ferait que, dans l’autre, je verrai ce bien immense qui me possède et dont je suis remplie, quoique mon âme ne sente point sa plénitude autrement que par un parfait contentement et une impuissance absolue de rien désirer. Tout se passe ici en obscurité de foi, et là en lumière de gloire. L’amour parfait est le poids de l’âme, qui en cette vie absorbe notre volonté en celle de Dieu.

Tous les désirs et les inquiétudes viennent d’une volonté qui n’est pas parfaitement satisfaite ; c’est pourquoi il est besoin dans le commencement de marcher par une résignation continuelle de tout vouloir, de tout désir, de tout penchant, entre les mains de Dieu, même pour les choses les plus parfaites, afin de ne vouloir uniquement pour nous que ce que Dieu veut et a voulu de toute éternité. L’âme qui s’accoutume à se soumettre incessamment, trouve que peu à peu sa volonté disparaît pour toutes choses, sans exception, et que la volonté de Dieu prend la place de la nôtre. Tout ceci ne s’opère que par la charité, qui réside dans la volonté, et qui entraîne avec elle cette volonté en Dieu, parce que « Dieu est charité » et que « celui qui demeure en charité demeure en Dieu ».

L’âme perdue en Dieu ne trouve plus que rien lui puisse servir d’entre-deux, parce qu’elle est abîmée et changée en son Être original. Lorsqu’elle tend à cet Etre original, elle craint tout ce qui sert d’entre-deux, parce que ce sont des obstacles et empêchements d’arriver à sa fin ; mais lorsqu’elle y est arrivée, qu’elle y est perdue et transformée, rien ne sert d’empêchement. L’Écriture est rendue nouvelle : Jésus-Christ est l’exemple de cela, qui a pris Son plaisir à expliquer les Écritures et à les accomplir. Elles [les Écritures] auraient servi d’entre-deux et de moyen [ailleurs], mais [ici] rien n’est moyen, et lorsqu’on a outrepassé tous moyens, on a outrepassé tout entre-deux.

Ce qui nuit en un temps et dont Dieu ne permet pas qu’on fasse usage, fait les délices d’un autre temps, non pour soi, mais pour accomplir la volonté de Dieu en autrui et lui servir d’instruction.

Si je pouvais faire comprendre comme Dieu démêle en moi tous les états des âmes, même de celles qui ont paru les plus parfaites, on en serait surpris. Cela ne me donne nulle dignité ni avantage sur les autres, et je suis bien éloignée de m’estimer plus puisque je suis un vil néant ; mais la lumière de vérité est si pure et si subtile que rien ne lui échappe ; et les états des saintes âmes lui paraissent clairs comme le jour pour voir leur période1. Ô Amour pur, nu, simple vérité, Tu es toi-même la vérité qui s’exprime non par moi, mais par toi-même.

1 Le plus haut point où une personne puisse arriver.

      1. 79 [562-D.3.101]. Règne de Jésus-Christ par l’intérieur.

[439] Ma très chère sœur et amie en Notre-Seigneur Jésus-Christ, [440] votre lettre m’a donné une véritable consolation par sa simplicité, qui est ce que Jésus-Christ demande particulièrement de nos âmes. Quelle satisfaction n’est-ce point aussi pour moi de voir le règne de Jésus-Christ dans vos cœurs ! C’est ce qu’Il désire le plus de nous tous.

Vous me demandez quand est-ce que Son règne arrivera ? Il ne faut pas se persuader que cela se fasse par des choses bien extraordinaires, mais par la possession de nos cœurs : plus l’intérieur s’étendra et plus Jésus-Christ régnera ; il n’y a point d’autre voie de Le faire régner. Le malheur est que tout le monde s’oppose à ce règne. Il y a encore de bonnes âmes au monde dont la plupart désirent à la vérité le règne de Jésus-Christ, mais ils ne se mettent pas assez en peine de le faire régner en eux, de Lui donner tout pouvoir sur eux-mêmes, de L’aimer d’un amour pur et désintéressé qui ne regarde que Sa seule gloire sans nous regarder nous-mêmes. Commençons par travailler intérieurement à étendre ce règne en nous et dans les autres [441] cœurs, car, depuis Jésus-Christ jusques à nous, il y a une tradition constante qu’Il doit régner sur la terre, mais on a trop regardé cela extérieurement. Dès qu’Il sera maître de tous les cœurs, Il régnera partout, Il sera le Roi des Rois. Alors tous Ses ennemis Lui seront assujettis et Lui serviront comme de marchepied. Pour le temps auquel cela arrivera, tenons-nous aux paroles de Jésus-Christ qui dit que les temps et les moments sont dans la puissance du Père1, et ne sont connus que de Lui2. Il y a apparence qu’il y aura avant ce temps encore une plus grande destruction, mais Dieu, dont la bonté est infinie, attend avec une grande patience que la mesure des péchés soit venue à son comble. Il prépare jusqu’à ce temps des cœurs où il Lui plaît d’habiter parce qu’ils L’aiment, et qu’Il les aime aussi, et c’est cet amour de Dieu si gratuit et si bienfaisant envers nous, qui produit le nôtre envers Lui. Le plus grand contentement  que je puisse avoir en cette vie, c’est [442] d’apprendre qu’en divers endroits il y a des âmes qui veulent être à Lui sans réserve : je puis vous assurer même que c’est l’unique. Continuez donc, ma chère sœur et véritable amie, à vous laisser conduire, posséder et gouverner par l’Esprit de Jésus-Christ.   

Je ne crois pas que le service que vous avez rendu aux pauvres puisse vous nuire, parce que le mouvement du corps n’empêche pas le repos de l’âme, et l’on est souvent plus recueilli et plus uni à Jésus-Christ dans ces sortes d’occupations que dans une solitude entière. La raison de cela est que ce Dieu de bonté nous tient d’une manière plus serrée et plus ferme, même plus aperçue, dans les occupations qui sont de notre état que dans une solitude entière où, n’ayant point d’occasions de distractions, Dieu prend plaisir d’éprouver notre amour par de rigoureuses absences, ce qu’Il ne fait pas lorsqu’il y a du danger pour nous que nous nous laissions trop aller aux choses extérieures. Je ne veux pas dire par là qu’il faille par soi-même se mettre dans un état d’activité ; au contraire, il faut toujours choisir [243] la retraite ; mais lorsque la Providence nous a mis dans un état actif au-dehors que nous n’avons point choisi, il faut redoubler sa fidélité afin que l’agitation extérieure ne nous détourne pas de l’application de notre cœur. Cela nous engage dans de simples retours amoureux et plus fréquents vers notre divin objet qui est au-dedans de nous, qui y habite et qui veut que nous L’aimions sans cesse en nous occupant au-dedans de Sa divine présence.

Ne vous inquiétez pas lorsque tout se perd et s’oublie : c’est le meilleur pour nous, car quand nous voyons notre opération en Dieu ou l’opération de Dieu en nous, nous y prenons toujours quelque chose à cause des ruses de l’amour-propre ; c’est ce qui oblige l’Amour sacré à nous tout enlever et à nous faire tout perdre, afin de nous perdre ensuite en Lui. Dès que nous apercevons quelque chose, la nature y prend une secrète complaisance. Vous n’avez donc autre chose à faire qu’à vous abandonner totalement à l’Amour divin, soit pour faire ou omettre, demeurant seulement [444] attentive à Lui pour exécuter Sa sainte volonté lorsqu’Il vous la fera connaître. Qu’Il soit Lui-même votre action : priez-Le qu’Il agisse en vous, afin que vous n’agissiez plus vous-même. Nous ne sommes propres qu’à gâter Son ouvrage. Mettez donc dans Son sein toutes vos inquiétudes : laissez-vous porter en Ses bras comme un petit enfant. Un enfant que sa mère porte ne fait point d’autre action que de se laisser porter et de regarder amoureusement cette tendre mère.

Il est vrai que les sens se dépitent parfois parce qu’ils n’ont rien qui les satisfasse, mais il les faut laisser sans s’en mettre en peine ; nous ne sommes pas à Dieu pour les satisfaire, au contraire nous devons nous réjouir de leur amertume et de leur destruction. Tenez-vous heureuse de ce que Dieu vous a choisie dans ce siècle pervers afin que vous fussiez à Lui d’une manière singulière. Quand vos sens se dépiteraient encore, il faut s’en moquer, comme on se moque d’un petit enfant à qui l’on ôterait une mauvaise chose pour lui en donner une bonne, et qui s’en fâcherait : [445] on ne laisserait pas de faire toujours la même chose. Lorsque Dieu nous ôte le sensible, Il nous ôte ce qu’il y a d’imparfait en nous, quoique plus agréable, pour nous donner la foi pure, une entière soumission à toutes Ses volontés, une souplesse pour toutes les manières où Il nous met. Il nous ôte de plus par là une certaine fixation que nous avons en nous-mêmes, une attache à ce qui nous paraît bon selon nos idées, et qui ne l’est pas toujours selon ce que Dieu veut de nous, de sorte que l’âme est rendue par là pliable et souple pour faire sans hésitation ce que Dieu demande d’elle, quand même il ne nous paraîtrait pas si parfait, parce que la perfection ne consiste ni dans une chose particulière ni dans une autre, mais à être parfaitement soumis à Dieu, à Le laisser régner en souverain, à Lui obéir au moindre signal. Voilà ce que Dieu aime parce que ce sont là des effets de la plus parfaite charité et de la plus pure foi.

Je ne comprends point, ma chère amie, de quelle sorte d’exercice spirituel vous voulez parler, car c’est un [446] grand exercice spirituel que de s’abandonner à Dieu, L’aimer, tâcher de vivre en Sa présence, se tenir attaché à Lui sans se courber vers soi-même ni vers aucune créature ; si vous entendez parler de quelque chose d’extérieur, vous faites bien de n’agir que par obéissance. Demeurez dégagée et libre, sans vous charger de rien par vous-même. Soyez souple en la main de Dieu pour tout ce qu’Il pourra vouloir de vous. Vous avez bien raison de dire que vous n’avez aucune peine quand vous demeurez dans votre amour : nous ne pouvons avoir de peine qu’en nous détournant de ce même amour pour nous regarder nous-mêmes, sous quelque prétexte que ce soit, soit de nous avancer, de mieux faire, et d’une plus grande perfection, soit pour examiner même nos défauts. Dès que vous vous apercevez de quelque retour sur vous-même, replongez-vous de nouveau en Dieu pour n’en plus sortir. Ce que vous pouvez faire de mieux pour vous perdre davantage en Dieu, c’est de demeurer en Lui sans action propre que celle du poids qu’Il donne à [447] votre âme, comme une pierre qu’on jette dans la mer s’enfonce toujours plus dans cette même mer par son propre poids ; si elle était capable de quelque action, elle irait à droite ou à gauche et ne tomberait pas par le poids direct qui lui est naturel : ainsi notre âme en s’abîmant en Dieu n’a qu’à suivre le mouvement que Dieu lui donne. Pour peu qu’elle s’en écarte par son action propre, elle sort de cette rectitude, et loin de s’abîmer davantage en Dieu, elle s’arrête pour autant de temps qu’elle se regarde elle-même et qu’elle veut agir.

Vous dites que votre âme est insatiable. Quand vous serez parfaitement abîmée dans l’amour, vous serez dans un plein rassasiement, parce que l’amour est une nourriture profonde, et lorsqu’il est dans l’âme en plénitude, elle ne sent plus de besoin sans savoir comment cela se fait, car si elle se regardait, elle ne trouverait rien en elle qui pût la satisfaire, elle n’apercevrait qu’une entière indigence. Ce qui l’étonnerait, c’est que, dans une si grande pauvreté, elle ne pourrait désirer ni d’avoir plus ni d’être [448] autre que ce qu’elle est. Mais comme ce n’est pas à nous de nous donner aucune disposition, demeurez dans la vôtre jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de vous en faire changer. Recevez tout ce qu’Il vous donne, et lorsqu’il Lui plaira de vous l’ôter, soyez encore contente qu’Il reprenne ce qui est à Lui et ne vous laisse que ce qui est à vous, c’est-à-dire le néant et la pauvreté. Car il faut aimer Dieu tellement pour Lui-même qu’il Lui faut laisser faire en nous et de nous tout ce qu’il Lui plaît ; pourvu qu’Il soit content, cela doit nous suffire, sans chercher même en Lui notre contentement.

Croyez que je vous suis très unie. Nous n’avons pas besoin d’être proches pour cela : l’union des esprits atteint à toutes les extrémités de la terre. Vous faites bien de ne point découvrir votre intérieur qu’à des gens sûrs, et qui, comme vous, veulent être à Dieu sans réserve. Il faut un grand secret sur les voies de Dieu, car le démon, qui ne travaille qu’à empêcher le règne de Dieu, se sert du trop d’ouverture pour susciter des [449] persécutions et détourner les âmes faibles de suivre Dieu et Lui être fidèles. Vous pouvez m’écrire tout ce que vous voudrez, et autant que vous voudrez selon vos besoins, et je me ferai un grand plaisir de vous répondre dans la volonté de notre bon Maître, car il y a des temps où je suis si malade que je ne pourrai pas répondre si tôt. Je salue vos amis et je souhaite que Dieu leur donne la persévérance.

1 Ac 1, 7.

2 Mt  24, 36.

      1.   80 [563-D.3.107]. Communications, etc.

 [477] Vous me demandez comment est-ce qu’une âme perdue en Dieu distingue ce qui vient de Dieu de ce qui est de son propre jugement ? Une âme simple ne cherche point à rien discerner : elle dit simplement ce qui lui vient au bout de la plume ; elle est persuadée que ce qui est bon est de Dieu et nullement d’elle ; elle ne cherche aucune certitude : la vérité est certaine en elle-même quoique l’âme ne voie ni certitude ni incertitude, demeurant dans son rien. Lorsqu’on dit : « Je ne demande pas qu’on me croie », on le dit souvent par rapport aux âmes faibles qui ne discernent pas la vérité et qui attribuent à la créature ce qui n’est dû qu’à Dieu. La vérité demeure en elle-même ce qu’elle est, et c’est elle qu’il faut croire et non pas ce chien mort qui ne mérite aucune croyance. La vérité se dit de prime abord, et l’homme qui meurt à soi la sent telle qu’elle est ; mais celui qui, voulant faire vivre la nature, dispute contre la vérité et veut trouver des raisons pour la combattre, cette vérité s’échappe de lui [478] ; alors il entasse raisons sur raisons pour plier la vérité selon son désir. Cette vérité est pourtant inflexible et ne plie point, mais dès que je vois qu’on la regarde du côté de l’homme, je ne demande pas qu’on me croie, car, si vous ne sentez pas la vérité et que votre amour-propre vous la cache, elle cesse d’être vérité pour vous quoiqu’elle reste vérité en elle-même. Pour moi, je ne mérite aucunement croyance, et je n’en exige de personne. Ces personnes méritent d’être trompées par leur incrédulité. Pour ce qui est des choses temporelles, je dis ce que je pense et ne me soucie pas qu’on croie ce que je dis. 

Ceux qui ne veulent parler que des inspirations connues, donnent pour l’ordinaire dans l’enthousiasme, et deviennent souvent le jouet des démons : mais celui qui marche simplement, marche confidemment1. Il marche sans certitude connue, mais il agit aussi sans doute, et c’est de la manière que l’Être parfaitement simple agit avec les âmes simples et les meut d’une manière qui paraît toute naturelle, [479] à cause de leur souplesse extrême. Celui qui résiste en quelque manière a [et sent] une action marquée, parce qu’il faut une espèce d’agir fort pour le mouvoir, mais celui qui est sans consistance et sans résistance est entraîné par le tourbillon éternel comme faisant partie de ce tourbillon, sans différence ni rien de distinct et de séparé, tout comme la mer donne le même mouvement que le sien, sans qu’on s’en aperçoive, aux eaux qui se sont écoulées et perdues en elle, mais ce qui est sur son dos et qui fait corps, se distingue bien.

Toutes les personnes qui, parce que Dieu leur a accordé quelque chose qu’elles Lui ont demandé, ne veulent plus ni répondre ni agir qu’après avoir importuné Dieu afin qu’Il leur fasse quelque réponse positive, redisent les paroles qu’ils croient avoir entendues comme très certaines, ce qui pourtant est fort sujet à l’illusion, parce que le diable s’en peut mêler et le propre esprit s’y mêle. Cependant on est sûr que ces choses sont de Dieu, et on s’y appuie fermement ; cela fait qu’il s’y trouve souvent des [480] contradictions manifestes. C’était bien la pratique de l’ancienne Loi ; elle était alors sûre, parce que Dieu avait choisi cette voie-là pour se communiquer aux hommes ; mais il est à remarquer qu’on se tenait fixement à la première réponse de l’oracle, sans prier pour que cette parole changeât ou fût d’une autre manière, ce qui aurait fort déplu à Dieu, comme ce qui arriva au prophète Balaam 2 en est un exemple : il consulte Dieu, et Dieu lui répond par Son ange qu’il n’aille point avec les ambassadeurs du roi de Moab ; il fit alors son devoir : il les renvoya ; mais le roi de Moab lui ayant envoyé d’autres ambassadeurs, la cupidité et l’envie de plaire au roi lui firent faire de nouvelles prières à Dieu, et plus longues, pour avoir une nouvelle réponse favorable pour ces ambassadeurs ; Dieu lui dit : Allez avec eux ; il crut aller infailliblement dans la volonté de Dieu, et c’était tout le contraire : l’ange voulut le tuer à son passage…, etc.

Depuis l’avènement de Jésus — [481] Christ, Dieu se contente d’une inspiration qui est d’autant plus pure qu’elle est moins marquée. La parole du Verbe est une parole pleine de silence, qui s’imprime dans l’âme en caractères ineffaçables et que l’âme ne remarque que dans le besoin ; alors, plus elle agit simplement et sans s’y mêler le moins du monde, plus elle agit véritablement et sûrement, parce qu’elle n’est que comme un simple instrument que le Verbe (qui est en elle) remue, et sans aucune résistance de sa part, de sorte que c’est le Verbe lui-même qui fait dire ou écrire ce qu’Il veut et fait, et que l’âme ne veut ni ne fait qu’à mesure qu’on le lui montre.

C’est pourquoi, selon ma pensée, Dieu se sert de sujets les plus faibles et les plus pauvres, pourvu qu’ils soient souples, afin qu’il n’y ait point de mélange ni de la science ni du propre esprit. Il est difficile à un homme savant d’écrire d’une manière simple et nue, parce qu’il veut toujours mêler quelque chose qu’il a su de ce qu’il a appris, qu’il compare ce qu’il écrit avec ce que les auteurs ont [482] dit, craignant toujours de se méprendre et d’en avoir quelque confusion. Mais une personne qui n’a point de talents ni de science, est exempte et de la crainte de mal dire, et de l’envie que sa science paraisse. Cela fait que Dieu s’en sert plus volontiers parce que ces personnes sont toujours persuadées que s’il y a quelque chose de mal dit, cela vient d’elles, et que ce qui est de bon vient de Dieu immédiatement.

Comme ce qui est sans distinction se passe sans l’entremise des anges, aussi les démons ne s’y peuvent mêler. Tout ce qui est distinct, particulier, parole, ou qui laisse des traces, se fait par le ministère des bons anges, et les mauvais peuvent le contrefaire ; mais il n’en est pas de même de ce qui est pur, simple et nu, où la créature ne prend point de part : elle dit simplement ce qui lui vient, sans y chercher aucune certitude, ce qu’elle ne pourrait trouver, parce que rien ne fait d’impression ni ne laisse de traces chez elle, au lieu que les autres se croient sûrs par l’impression qui leur reste de ce qui leur a été montré ou dit. Ces âmes peuvent dire ou écrire des choses qui sont distinctes en elles-mêmes, mais non par regard à l’âme qui les écrit couramment comme tout le reste sans y faire aucune attention, toutes les opérations de Dieu sur elles étant devenues si simples, si intimes qu’elles paraissent comme naturelles à l’âme qui n’y distingue rien de particulier ni d’extraordinaire, quoique ce qu’elle écrit puisse regarder des choses particulières et extraordinaires.

Je conclus donc que tout ce qui est le plus simple et nu approche le plus de l’Être simple et parfait, et qu’ainsi l’âme simple et redevenue une en Dieu, où rien d’étranger ne peut se mêler, approche plus la pure Divinité. Et Dieu ne traite point avec cette âme en manière propre à la créature, mais en manière de Dieu, qui est pure et simple sans aucune entremise ni opération distincte.

1 Pr 10, 2.

2 Nb 29.

      1.  81 [570-D.3.115]. Certitude des communications divines.

Dieu me donne les choses de telle sorte qu’elles me viennent comme des pensées purement naturelles dans le moment. Je sais que cela est, et je le dis et l’écris, sans savoir pourquoi je le dis ; cependant tout se vérifie à la suite, et Dieu ne m’a point encore trompée, parce que je n’ai point ces sortes de choses par des lumières évidentes, mais comme si je les savais déjà. Elles se [509] trouvent en moi de cette sorte. Mais comme mon état est très nu et fort pur et qu’il n’en reste rien1, lorsque l’on m’en reparle, je ne sais pourquoi j’ai dit cela et je ne sais que répondre. Cependant, Dieu vérifie ce qu’Il a fait dire.

 Les lumières ou les paroles intérieures qu’on a ont souvent des significations différentes de ce qu’on s’imagine, parce que les expressions distinctes et les lumières portent cela avec elles. Mais ceci est tout différent : c’est comme une chose qui est, sans savoir qui l’a apprise ni pourquoi on la dit. Il y a de ces sortes de choses certaines qui portent avec elles une certitude avec une onction : celles-là sont assez infaillibles. Il y en a d’autres qui se disent tout naturellement et sans y penser : elles viennent cependant du fond et celles-là sont immanquables. Mais il y a de simples pensées que la conversation ou le raisonnement font venir : celles-là n’ont rien de fixe ni d’assuré. Et qui voudrait que, parce [510] qu’une personne est à Dieu au point d’avoir cette [première] science simple2, [que] tout ce qu’elle dit par son esprit ou raisonnement naturel sur les choses qu’on lui propose, ait le même caractère, se tromperait beaucoup. Ainsi cela doit faire une grande différence.

Il y a des âmes qui ne m’appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela, mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu en me les appliquant intimement me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu’Il a sur elles. Je l’ai connu, et je vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce de lettres avec vous ; et Dieu l’a voulu de la sorte afin de vous faire voir que son Esprit est vérité. Et à mesure que dans plusieurs années d’ici, le reste se vérifiera, ce vous sera un témoignage qu’Il a voulu se servir de ce méchant néant pour vous communiquer Ses miséricordes et pour l’accomplissement de Ses desseins sur vous afin de vous servir de contrepoids. C’est donc un [511] moyen d’avancement et de communication intérieure pour vous, quoique de loin, et qui ne peut être interrompu pour [par] la distance des lieux : il ne le pourrait être que par le défaut de correspondance de votre part, si vous veniez à juger cela inutile, et même à croire par indifférence qu’il est mieux de ne point vouloir son avancement, en quoi vous vous tromperiez, car Dieu veut assurément cette docilité de vous pour un temps, jusqu’à ce qu’Il vous ait entièrement perdu en Lui. Alors ce ne sera plus une communication pareille à celle d’une fontaine supérieure qui se déchargerait dans une autre, mais comme deux rivières qui, portées l’une dans l’autre à la mer, ne sont plus qu’un seul lit égal, qui n’est plus qu’une même eau.

1Rien ne causant espèces, et tout étant comme devenu naturel. (ajout Dutoit entre parenthèses).

2 Qui est le fruit d’une extrême mort. (ajout Dutoit).

      1.   82 [571-D.3.116]. Communications divines.

 [512] Il semble que je vous porte partout sitôt que je suis seule en paix, et il se fait en moi une prière continuelle qui est comme un état inséparable de mon fond, lequel est fixe et invariable quoique la disposition varie. En effet cet état d’immolation et de prière continuelle, d’unité foncière, ne varie jamais, mais la disposition varie très souvent. Pour l’ordinaire, c’est d’une manière sèche et avec peu de correspondance ; d’autres fois, c’est plus aisé, doux et suave, et j’éprouve des moments d’une correspondance qui fait que rien n’est suspendu, sans que je fasse la moindre chose pour l’entretenir, pas même par un souvenir. Cela me paraît si pur, [513] si indépendant, si parfait, qu’il me semble qu’à moins d’un avancement extraordinaire en Dieu, il est difficile d’être unie de cette sorte et de posséder ces âmes en Dieu plus réellement que les amis les plus présents qui ne sont pas de même. C’est la Communion des Saints, et c’est de cette sorte que Dieu se communique à Ses saints, qui lui sont d’autant plus chers qu’ils lui sont plus ou moins proches. En cette manière les saints et les anges ne sont point proches de Dieu seulement pour occuper dans le Ciel un lieu plus élevé et plus proche de Lui, mais pour Lui être plus unis.

Je comprends par mon expérience, toute misérable que je suis, que Dieu ne pourrait pas ne point aimer, ne point s’écouler et ne point se communiquer sans cesse dans une âme qui Lui est unie de cette sorte ; et, quoique ce soit en Dieu une action libre de s’unir à la créature et de la purifier assez par les moyens qu’Il choisit Lui-même pour se la rendre conforme au point qu’elle Lui soit proche ainsi que je le dis, ce n’est point cependant une action libre en Dieu de ne point [514] aimer et de ne point se communiquer à cette créature qu’Il a disposée de la sorte : Il s’y communique nécessairement après qu’Il l’a disposée librement ; et, plus cette créature est proche de Dieu en manière de centre éminent, plus Dieu nécessairement l’aime et se communique à elle. Dieu cesserait aussitôt d’être Dieu qu’Il cesserait de se communiquer par amour à une âme bien disposée. Sa nature est communicable à tous les êtres propres à recevoir ses communications, et il serait, pour ainsi parler, plus violent à Dieu de ne se point communiquer à l’être purifié et préparé pour cela qu’à cet être préparé de ne point recevoir la communication, de même que la précipitation de l’air à se communiquer dans un vide est plus forte que l’attrait de ce vide pour attirer l’air.

Cette comparaison ne me paraît point encore assez propre. Dieu donc se communique nécessairement à tous les êtres propres à recevoir ses communications, car il est aussi essentiel à Dieu d’être un être communicatif que d’être un être simple. Il est vrai qu’Il était content [515] de la communication qu’Il avait en Lui-même de toute éternité avec Ses divines Personnes, et que comme la Trinité en Dieu est aussi essentielle à la Divinité que l’Unité, qui est en Dieu le terme de Ses communications, Il était suffisant à Lui-même de se communiquer autant qu’Il était communicatif. Mais ayant pris le dessein de créer des êtres propres à recevoir au-dehors une extension de Ses communications qui dussent toutes retourner à leur principe, il fallait nécessairement qu’Il se communiquât à ces êtres disposés pour cela, et il est après cela impossible qu’Il ne s’y communique pas.

Or, ces êtres ne sont disposés qu’autant qu’ils sont désappropriés parce que par cette désappropriation ils rendent à Dieu tout ce qu’ils en reçoivent, car Dieu ne peut communiquer qu’à proportion que ce qu’Il communique retourne à Lui ; c’est comme une circulation, et il faut que tout se termine dans le principe d’où il dérive. Je dis donc que Dieu se communique à Ses saints à proportion de l’étendue de leur désappropriation. [516] Or, comme les sept Esprits bienheureux sont ceux des anges qui sont les plus proches de Dieu et auxquels Il se communique plus abondamment, c’est pour cela qu’ils ne quittent jamais le trône de l’Agneau. Les Séraphins sont les plus aimés et les plus aimants parce que ce sont eux, de tous ces esprits, qui reçoivent une plus abondante communication ; et quoique Dieu se communique abondamment aux autres esprits bienheureux, ce sont pourtant ceux qui sont plus proches de Lui qui reçoivent les plus fortes communications et qui servent de moyen, sans moyen qui termine.

Pour la communication des autres esprits, la Sainte Vierge est de toutes les créatures celle qui reçoit le plus abondamment : elle est comme la première hiérarchie de tous les hommes. Elle est le moyen, sans milieu cependant, par qui toutes les grâces leur sont communiquées. Je m’explique. Tant que nous sommes en nous-mêmes, tous les moyens des grâces de Dieu, quelque saints et relevés qu’ils soient, sont [517] aussi des entre-deux, parce qu’en servant à attirer la grâce ou servant de moyen à la communiquer, ils la terminent. Mais lorsque l’âme est entièrement désappropriée et sortie de soi, ces moyens de communication étant d’eux-mêmes sans nulle propriété et ne pouvant rien arrêter, sont alors des moyens sans milieu ni entre-deux, et Dieu se communique alors Lui-même avec la même abondance par eux que s’ils ne l’étaient pas, et quoiqu’ils servent encore de moyens de communication, la communication ne laisse pas d’être immédiate.

Il y a deux moyens par lesquels le fleuve s’écoule dans la mer : il y a son lit, qui lui sert de moyen si nécessaire que sans lui il ne s’écoulerait jamais ; cependant tant que ce fleuve est dans ce lit, il peut être arrêté et détourné par l’artifice. Il y a de plus la pente de l’eau à s’écouler, et sa fluidité, qui est un moyen ; ce moyen est aussi nécessaire que le premier, cependant c’est ce même moyen qui le rend facile à être [518] détourné de son cours rapide. Cette pente et fluidité le conduit à la mer et, dans la mer même, il lui sert à se mêler et à s’enfoncer encore plus en elle ; alors ce moyen n’est plus ni milieu ni empêchement, et quoiqu’il soit un moyen qui fait le mélange admirable d’une eau avec une autre eau, il ne fait plus d’entre-deux, et ce même moyen fait une communication immédiate. J’ai peine à trouver une comparaison juste pour bien exprimer ce que je veux dire.

Je dis donc que les moyens qui ne sont point mélangés par la propriété n’empêchent point que l’union soit immédiate. Ce qui fait un empêchement en un temps n’en fait point en un autre. La Sainte Vierge et les saints nous sont donnés à la vérité comme des moyens de monter à Dieu, mais ces moyens nous serviront de milieu et d’entre-deux si nous nous y arrêtons un instant. C’est de cette sorte que Jésus-Christ disait à ses Apôtres qu’il était expédient qu’Il les quittât1 parce qu’Il devait leur servir de moyen pour monter à Son Père, [519] et ce moyen devait être quitté, comme tous les autres, afin de les faire perdre en Dieu sans moyen. Mais ces moyens, nous ayant conduits en Dieu et ayant été perdus comme moyens de monter et comme moyens qui terminent, ils servent en Dieu à nous communiquer Dieu même avec plus d’abondance, comme une eau prompte et rapide entraîne quantité de gouttelettes qui s’arrêteraient seules, et les abîme avec elle dans l’océan.

Or, je dis que Dieu, comme être communicatif communiquant à tous les êtres épurés Ses qualités, Il les rend Lui-même des êtres communicatifs quand ils sont assez purs pour ne communiquer que Lui-même, et alors c’est en eux aussi bien qu’en Dieu, une nécessité de se communiquer sans choix et sans élection. Il leur est rendu nécessaire de se communiquer à proportion que les âmes leur sont plus proches et plus unies en charité. Et, comme tous ces petits moyens de communication (que j’appelle petits à l’égard du Tout qui se communique) sont disposés de telle sorte qu’il n’y a [520] pour eux nul choix ni nulle inclination. Le Maître les gouverne comme un excellent jardinier qui arrange des canaux : Il dispose l’un d’une façon et les autres d’une autre, en sorte que, quoique ces canaux ne reçoivent de la même source que pour répandre, il faut qu’ils ne répandent nécessairement qu’aux endroits où ils sont situés, et qu’ils se déchargent sans choix sur ceux qui leur sont les plus proches. L’eau qui se répand dans d’autres canaux différents est la même, il est vrai, et en source elle ne fait qu’une même et seule eau, comme elle n’en sera éternellement qu’une même y étant retournée ; mais cette eau n’a pas pour cela aucune pente marquée vers aucun côté : il faut que nécessairement elle suive celle qui lui est donnée sans choix et sans élection. De cette sorte, le moyen ne sert jamais d’empêchement et d’entre-deux.

Saint Jean était le seul des Apôtres disposé à recevoir la communication du Verbe en cette manière, aussi quoiqu’il fût le plus jeune des Apôtres, il ne laissait pas d’être l’Apôtre de la dilection. Et pourquoi était-il le bien-aimé ? [521] C’est qu’il était celui qui pouvait recevoir cette communication immédiate, comme nous l’avons dit. Et comme la communication du Verbe est une communication d’amour, il aime nécessairement ceux dans lesquels il se communique de cette sorte. Saint Jean nous a appris qu’il recevait cette communication sans moyen, puisqu’en reposant sur le cœur de Jésus-Christ, il recevait et approfondissait des secrets infinis dans un silence ineffable dont sûrement il n’était pas apprenti. Ô divin Maître, qu’il y avait longtemps que Vous Vous communiquiez de cette sorte à votre disciple et que vous vous écouliez en lui ! Il s’était fait une transfusion si admirable de Jésus-Christ dans saint Jean, et le Maître s’était tellement écoulé dans le disciple en manière ineffable que Jésus-Christ ne fit aucune difficulté d’assurer à la croix que Jean n’était plus Jean, mais qu’il était Lui-même2, car, à mesure que Dieu s’écoule en nous, Il nous perd en Lui. C’est le même mouvement que celui des vagues de la mer : la même vague qui pousse, ce semble, [522] dehors, perd et abîme en soi ce qu’elle avait poussé. Jésus-Christ passe chez saint Jean et le chasse de chez lui, mais Jean ne sort de chez lui que pour passer en Jésus-Christ, aussi Jésus-Christ, lorsqu’on Lui parla de Jean, dit : Si je veux qu’il reste de cette sorte jusqu’à ce que je vienne3, marquant qu’il n’y aurait plus de changement à faire en lui puisqu’il était parvenu dans sa fin par le moyen de cette communication si ineffable. Il n’en était pas de même des autres Apôtres qui, n’ayant reçu la communication que par le moyen de la parole, étaient encore dans les moyens qui se doivent perdre, parce qu’ils terminent et servent d’entre-deux. Aussi il fallut qu’ils changeassent tous, mais Jean, affermi dans l’amour, étant devenu un autre Jésus-Christ, ne change plus et demeure ferme jusqu’à ce second avènement de Jésus-Christ qui est celui de Sa gloire.

Comme il est impossible que Dieu, étant Dieu, soit un moment sans se communiquer, et que s’Il pouvait un moment cesser Ses communications, [523] Il cesserait d’être Dieu, de même il est impossible que l’âme en qui Jésus-Christ vit et règne seul, et en qui Il opère continuellement par Lui-même, (l’ayant disposée pour cela) soit un moment sans se communiquer. L’effet n’en est pas sensible ni aperçu pour l’ordinaire, à moins que Dieu ne le manifeste pour l’instruction de l’âme, mais il est très réel. Car il faut savoir que Dieu n’est point autre hors de Lui qu’il [n’] est en Lui-même : comme donc Il se communique sans cesse en Lui-même, aussi Il se communique sans cesse hors de Lui-même.

Son terme est proportionné à Sa communication, et ce terme étant Dieu, Il se communique tout Dieu. Mais il n’en est pas tout à fait de même dans Ses créatures qui sont bornées : Il s’y communique bien incessamment et Il communique tout Dieu, à la vérité, parce qu’Il est un tout indivisible, mais Il ne se [524] communique qu’à proportion de la capacité qu’Il a mise en chacun de nous. C’est le même Dieu qui est tout en nous, mais quoiqu’Il se communique tout en tous, Ses communications sont aussi différentes que les hommes sont différents. Et c’est là la magnificence d’un Dieu qui n’envisage que Lui-même dans ce qu’Il opère, comme Il ne peut opérer que par Lui et pour Lui, parce qu’Il est également et principe et fin de toutes choses.

Les hommes Lui sont d’autant plus proches qu’Il se les [est] rendus plus semblables. De sorte que l’homme ne peut être proche de Dieu pour être l’objet de Ses complaisances, de Son amour et de Sa communication immédiate, qu’Il ne soit comme Dieu, c’est-à-dire que Dieu soit son seul principe et sa fin, ce qui ne peut jamais être que par l’entière désappropriation. De là vous pouvez voir que ce ne sont point les œuvres en elles-mêmes, quelque saintes qu’elles paraissent, ni les extrêmes misères qui nous approchent ou nous éloignent de Dieu, mais la parfaite désappropriation.

Vous voyez de plus que ce n’est pas [525] de nous qu’il dépend de nous donner un penchant ni un mouvement de communication. Mais ce qui dépend de nous, c’est de nous laisser en la main de Dieu comme un pur instrument, afin qu’Il nous dispose comme il Lui plaît, en sorte que, lorsqu’Il nous a disposés et tournés d’un côté, nous n’y avons point de part ; et, quoique la personne à laquelle on nous donne, doive avoir à notre égard une souplesse et une docilité infinie, elle n’a cependant nulle obligation à la créature par qui ces miséricordes lui sont faites, et cette créature n’en est ni meilleure ni plus sainte. Tout ce qu’il y a, c’est qu’elle est souple et désappropriée, que les communications qui se font en silence et sans l’entremise des sens, lorsque l’âme est assez pure pour s’y ajuster, sont les plus efficaces, et avancent plus l’âme en une heure que plusieurs mois [526] de tout autre communication ; que c’est la fin et le terme de toutes les communications de Dieu dans la créature. Et c’est ce qui rend la communication ferme et continuelle. Tout autre communication ne peut point avoir ces qualités. Enfin, c’est ce qui nous rend entre nous un même esprit et qui nous fait être un même esprit avec Dieu.

1 Jean  16, 7.

2 Jean  19, 26.

3 Jean  21, 12. 

      1. 83 [577-D.3.124]. Esprit divin de direction.

Comme je ne veux et ne puis résister à la grâce, je vous dirai ce que j’ai eu sur vous lorsque je vous parlais et que votre âme n’acquiesçait pas parce qu’elle était dans un état naturel. Je voyais que la moindre résistance faisait tomber insensiblement l’Esprit qui est en moi à votre égard. Là, il me fut montré et la délicatesse de l’Esprit directeur, et la force de la liberté de l’homme, et comment cet Esprit s’arrête par la moindre résistance et qu’Il semble respecter cette liberté. Je voyais en même temps mon impuissance d’agir par moi-même, car je voyais qu’à mesure que cet Esprit se retirait, toute action m’était ôtée, et j’avais un plaisir infini de voir que [544] Lui seul conduisait par moi, de sorte que pour rien au monde je ne voudrais ajouter ni diminuer à cet Esprit. Aussi m’était-il montré que cet Esprit étant infiniment libre, Il était plutôt prêt à se retirer que de souffrir des bornes et des limites.

Je ne parle pas de l’Esprit de grâce, mais de l’Esprit directeur. Cet Esprit se présente, mais il ne force à rien : il est tout prêt de se retirer, sans cependant cesser de faire du bien à l’âme. Et je voyais aussi que si je pouvais vous promettre d’agir d’une manière ou d’une autre, j’agirais contre cet Esprit, Esprit si pur qu’il rejette toute raison et n’en veut aucune de son procédé que lui-même : aussi n’a-t-il nulle inclination impétueuse de faire quelque chose, mais il demeure fixe dans sa délicatesse. Ô esprit pur et nu, heureux celui qui se laisse conduire nûment à vous !

Ce fut pour cela que je vous dis que si vous n’acquiescez pas, je n’aurai plus rien pour vous aider. Ô que cette conduite si pure et nue est différente de celle de la raison et de la science ! Dieu ne fait d’œuvre achevée [545] que sur le néant ; c’est pourquoi Il fait passer les âmes par des états terribles, pour leur ôter tout vouloir et non-vouloir, tout penchant et toute répugnance.

      1.  84 [580-D.3.127]. [Les souffrances du directeur].

Quelque grâce qu’ait une personne pour la direction, non seulement par l’écoulement de la [550] parole, mais de plus par la communication intime, qui est la direction la plus parfaite et la plus sûre, toutes ces grâces deviennent inutiles sans la foi, la docilité de l’esprit et la correspondance du cœur 1. Le défaut d’une de ces choses arrête et suspend la grâce, combien plus celui de toutes ensemble ? Aussi le directeur éprouve-t-il que tout lui tombe des mains et qu’il devient inutile à ces âmes, non que Dieu manque à lui fournir ce qui lui serait nécessaire, le défaut d’ouverture est aussi un obstacle. Ainsi il se trouve que quantité de personnes que Dieu adresse à un directeur d’une grâce éminente, n’en profitent pas pour les raisons que j’ai dites ; ce qui est un grand dommage pour l’âme et un grand sujet de douleur pour la personne qui dirige, car ces personnes [les directeurs] n’ayant rien de distinct pour elles-mêmes à cause de leur perte en Dieu, demeurent à sec à cause du défaut de correspondance, ce qui cause plus de douleur qu’on ne peut dire et une certaine suspension obscure qui est une grande peine pour l’âme, et d’autant [551] plus grande que ces personnes avaient été données d’une manière plus spécifique. Mais lorsque la foi, l’obéissance, l’ouverture et la correspondance sont entières2, tout coule fort abondamment et l’âme profite plus en un mois qu’en plusieurs années d’une autre manière, ce qui est d’un grand soulagement et d’une grande consolation au directeur. Dieu semble verser d’autant plus abondamment dans son âme que le dirigé est plus fidèle.

Mais comme Dieu ne fait rien d’inutile, et qu’autre est la grâce donnée pour le directeur même, autre celle qui lui est donnée pour le dirigé, si le dirigé ne correspond pas, Dieu referme le robinet, et comme rien ne lui est perceptible que ce qui lui est donné pour les autres, il demeure comme desséché par le défaut de correspondance, ce qui met son âme dans une grande amertume et qui lui fait dire avec Moïse : Ai-je porté ce peuple dans mes entrailles? Il semble que Dieu punisse [552] le père pour le défaut de ses enfants, comme le même Moïse le disait au peuple : Le Seigneur s’est mis en colère contre moi à cause de vous4. Dieu punit ces pères de l’infidélité de leurs enfants. Il fut dit à un prophète : Porte l’iniquité de mon peuple5 On se trouve affaibli6 quand ils le sont. Il semble qu’on commette leurs propres fautes. Enfin, on ne se connaît plus.

Jésus-Christ a voulu porter nos langueurs, avec cette différence qu’Il pouvait porter la peine que nous méritions, mais non pas nos imperfections et nos fautes en réalité. De quoi se plaint ce Sauveur ? Du défaut de foi et de docilité. Ô race incrédule et perverse ! Ô gens de peu de foi! Dieu n’a-t-Il pas dit par Son Prophète : Si ce peuple m’avait obéi, je l’aurais en peu délivré de tous ses ennemis8 ? Si Dieu pouvait souffrir quelque passion, Il souffrirait lorsque le directeur est attristé. L’Écriture dit que Dieu [553] en est comme blessé jusqu’au fond du cœur 9.  

Ce n’est donc pas toujours lorsqu’on ne réussit pas dans la conduite des âmes, le défaut de lumière et d’une grâce éminente : c’est la faute des personnes dirigées. Et je crois que, de même que le directeur doit se déporter, par humilité, des âmes dont la grâce est supérieure à la sienne, il se doit aussi déporter de celles qui, n’ayant ni foi ni confiance ni ouverture de cœur, ne peuvent profiter de sa conduite, car, ces personnes ayant plus d’estime et de confiance en d’autres, profiteraient davantage sous leur conduite pourvu qu’elles prissent des personnes conformes à leur grâce et non opposées. Il y a néanmoins cette différence que Dieu n’ayant pas choisi ces personnes pour conduire les âmes d’une manière spéciale, comme il avait fait le premier directeur, ces personnes ne passeront pas à un certain degré qu’elles auraient passé peut-être moins à leur contentement, [554], mais aussi plus à la gloire de Dieu et à l’avantage de ces mêmes âmes.

Il est donc de conséquence de suivre le dessein de Dieu sur nous, sans nous amuser à réfléchir de façon ou d’autre, et d’aller courageusement, malgré les tentations de l’ennemi, qui empêche autant qu’il peut cette correspondance nécessaire, voyant bien le grand dommage qu’il en recevrait, car Dieu, voulant nous conduire par une voie, nous donne tous les moyens nécessaires pour y marcher. Si cela est pour le commun des hommes, cela et bien plus pour les personnes intérieures qu’Il a choisies d’une manière spéciale : Il leur donne un moyen conforme au choix qu’Il a fait pour les conduire dans les routes qui sont inaccessibles à ceux qui n’y ont pas marché eux-mêmes et que Dieu n’y appelle pas. Je crois que de ceci dépend la perfection de la vie, et de remplir les desseins de Dieu sur nous. C’est à Lui de vous éclairer de Sa lumière.

1 De celui qui reçoit.

2 Dans les dirigés.

3 Nb 11, 12.

4 Dt 1, 37.

5Ez 4, 5-6.

6II Co 11, 29.

7 Mt  8, 26 ; 17, 16

8Ps 81, 14-15.

9Es 63, 10. 

      1. 85 [582-D.3.130]. Paternité et filiation spirituelle.

J’ai lu votre lettre, mon cher F [rère], avec consolation, voyant la continuation des miséricordes de Dieu sur vous. Pour ce qui est de la filiation spirituelle, c’est une chose très véritable et très réelle qui a même été éprouvée de quantité de personnes d’une raison opposée à ces sortes de choses qui demandent beaucoup de petitesse. Ceux que Dieu unit à Sa paternité divine ont un don de se communiquer intérieurement à leurs enfants de grâce, et Dieu s’en sert comme d’un canal de communication. Ils ont encore une autre qualité qui leur coûte cher, qui est de souffrir pour leurs enfants, de porter leurs [567] faiblesses et leurs langueurs, et les enfants éprouvent de leur côté qu’ils ont auprès de leur père ou mère de grâce une onction toute particulière, c’est pourquoi ils éprouvent qu’il leur est communiqué quelque chose par le fond qu’ils ne reçoivent de nulle autre part.

S’ils se désunissaient volontairement de ces parents de grâce, ils se trouveraient aussitôt désunis de Dieu et dans le trouble, et n’auraient la paix qu’en se remettant dans leur place, c’est-à-dire demeurant unis de cœur et de volonté à ces personnes. L’union n’est point interrompue par la distance de lieux, elle ne l’est que par l’infidélité. Les parents de grâce goûtent de loin, d’une manière très simple et très pure, la disposition de ceux qui leur sont unis de la sorte. Il n’y a assurément que Dieu seul qui puisse faire ces sortes d’unions. C’est ce que disait saint Paul : Vous avez plusieurs pédagogues, mais vous n’avez qu’un Père en Christ1.

La raison et l’amour-propre sont les choses les plus opposées à ces sortes de grâces de paternité et de filiation spirituelle. Il faut, du côté du père, une souplesse infinie à l’Esprit de Dieu pour dire et faire ce que Dieu veut sans se regarder soi-même ; il faut aussi, de la part des enfants, une docilité et une petitesse très grandes pour obéir sans hésitation et sans raisonnement à tout ce qu’on leur ordonne. Comme ce n’est point la créature qui ordonne, mais Dieu, plus ils sont fidèles en ce point, plus ils avancent dans la pureté de cœur, dans la simplicité, dans la petitesse et dans l’amour de Dieu ; ils sont même plus éclairés sur leurs défauts, car, quoiqu’ils ne vissent pas ces mêmes défauts avant qu’on les leur eût dit, le simple acquiescement à ce qu’on leur dit, malgré la persuasion qu’ils n’ont pas tels défauts, les éclaire et mérite que Dieu les en délivre peu à peu. Si, au contraire, ne voulant pas se soumettre, ils demeurent dans la persuasion qu’ils n’ont pas ces défauts et qu’on se trompe à leur égard, ils deviennent tous les jours plus propriétaires, plus refroidis, plus attachés à eux-mêmes, et s’éloignent insensiblement de la source qui devait leur communiquer tout [568] bien. L’aveu ingénu de leurs fautes les délivre du trouble et de l’inquiétude, et de toutes les suites des défauts qu’on conserve.

Vous voyez par là, mon cher F [rère] combien nous devons mourir à nos propres raisonnements, combien nous devons nous défier de nous-mêmes. Car il est certain que lorsqu’on nous avertit d’un défaut et que nous cantonnons en nous-mêmes, que nous nous justifions, ne croyant pas l’avoir, ou que nous en sommes blessés, c’est la plus sûre marque qu’il est en nous quoique nous ne le voyions pas. Celui qui n’a pas le défaut dont on le reprend croit sincèrement l’avoir, n’en est jamais blessé, est plein de reconnaissance pour ceux qui le reprennent, et s’accuse lui-même d’aveuglement. Vous ne trouverez jamais tout cela dans les règles de la raison ni de la science ordinaire, ce n’est qu’en Dieu, qui est le maître souverain des cœurs, les instruit et opère en eux et par eux ce qu’il Lui plaît.

Nous voici dans le saint temps de Pâques où Notre-Seigneur ne disait autre chose à Ses Apôtres après Sa résurrection que Pax vobis. C’est cette paix, qu’Il était venu apporter dès sa naissance aux âmes de bonne volonté, que je vous souhaite. Il y a la paix avec Dieu, qui ne peut être parfaite que par l’entière désappropriation. Cette paix parfaite nous donne la paix avec nous-mêmes et avec le prochain, sans quoi on a toujours certaines petites difficultés les uns avec les autres qui viennent du fond de vie propre qui est en nous, car si nous étions bien morts à nous-mêmes, nous aurions cette charité mutuelle qui supporte tout, qui ne s’offense de rien, qui ne juge jamais de rien, qui ne voit le mal qu’en nous-mêmes et non pas dans notre frère. Je vis, il y a environ deux mois, Satan menaçant d’aller mettre la division parmi les enfants du Seigneur. Ne lui donnons aucun lieu ; au contraire, renouvelons-nous en charité, c’est le moyen de le terrasser. Croyez-moi toute à vous et à votre chère épouse.

1I Co 4,15. 

      1. 86[583-D.3.131]. Écrits des femmes.

Il m’est venu dans l’esprit pourquoi Dieu se servait des pauvres femmelettes1 pour faire ses meilleurs coups : c’est afin de confondre la sagesse des sages et la prudence des prudents2, et afin qu’il ne soit rien attribué à l’homme, mais à Dieu seul. C’est aussi parce que les hommes mêlent leur science et leur raison dans ce qu’ils disent, et ne demeurent jamais guère dans un vide où l’opération immédiate de Dieu puisse agir et où Dieu seul puisse tout faire sans que la créature y ait part. C’est pourquoi vous voyez que tous les ouvrages des hommes sont appuyés de science et ne sont pas si pleins d’onction que ceux des femmes.

La seule Écriture sainte a [571] l’avantage d’être écrite sans mélange de l’humain, aussi voyez-vous qu’il n’y a point de preuves de ce qu’elle avance. Elle met seulement : cela est, ou : cela n’est pas, et, si elle use de preuves, ce n’est que de la même Écriture qui est plus opposée que conforme aux raisonnements. Pour les hommes, ils veulent ordinairement accorder la raison, la science, l’expérience avec ce que Dieu leur donne, en sorte qu’ils font presque toujours quelque mélange et peuvent s’approprier quelque chose de ce qu’ils font ; au lieu que les femmes, restant nues, vides, dépouillées de tout, sans science, sans distinguer si ce qu’elles disent est bien ou mal, sont plus propres à faire couler les vérités nues ; et c’est pourquoi ordinairement les grandes âmes que Dieu veut humilier et illuminer, non en lumière de raison, mais de vérité, Il les attache à des pauvres femmelettes, se servant d’elles ou pour leur conversion, ou pour leur conduite, ou du [572] moins, les associant à elles par union réelle et conformité de sentiments et de pensées, afin que ces grands hommes ne puissent rien attribuer ni à eux, ni à la science, ni à la force, ni à rien de créé.

Il me semble à présent que je suis choisie pour confondre et détruire la propre sagesse et la propre raison, pour être un spectacle aux hommes et aux anges, pour être le jouet de la Providence, une image vivante de la foi pure et nue, et que Dieu la fera passer en moi aussi avant qu’elle puisse aller dans une créature.

1 Comme des sainte Thérèse, sainte Catherine, sainte Angèle, etc. (Dutoit).

2I Co 1, 19.

      1.  87[586-D.3.134]. Petitesse et détachement, etc.

Il m’est venu de vous dire que je n’ai point du tout l’envie d’aider. Que si vous ne jugez pas à propos [577] que j’aide aux âmes, je m’en départirai volontiers. Je ne me regarde pas comme un conducteur, et il me semble qu’il y a de la différence de moi aux autres directeurs [comme] d’un paysan à un gouverneur : le gouverneur conduit un enfant avec autorité et par raison ; et, comme il le mène par un chemin, il vient à lui un pauvre paysan qui lui dit : « Monsieur, je sais un chemin bien plus beau et bien plus court que celui que vous suivez : j’y passe tous les jours, suivez-moi et je vous y mènerai. » On suit ce pauvre paysan à cause de son expérience et non par nulle autorité qui soit en lui.

Il me semble de plus que Dieu a mis Son esprit de discernement en moi, mais Il me fait la miséricorde d’être également prête de passer le reste de ma vie cachée avec mon divin Maître, sans donner en aucun endroit nul signe de vie, comme je la suis d’aller sur l’échafaud pour servir les âmes selon la volonté de Dieu.

      1.  88 [597-D.3.151]. Égalité.

Je croyais que vous vouliez laisser tout de bon ce méchant néant dans sa solitude où il espère de finir ses jours afin de ne communiquer à personne son décri, son opprobre, et son ignominie. Dieu sait bien que je ne m’ingérerai point moi-même de conduire personne. Je me regarde comme un balai usé qui, ayant servi selon le dessein du  maître, n’est plus à présent propre qu’à brûler. C’est à Dieu à en faire ce qu’il Lui plaira. Je n’ai jamais eu sur vous qu’un seul sentiment qui ne peut varier, je n’ai plus rien à décider là-dessus, les choses étant toujours les mêmes ; mais quoique je ne puisse [618] varier en mes sentiments ni penser aujourd’hui une chose et demain une autre, parce que cela ne dépend pas de moi, je puis, avec la miséricorde de Dieu, me soumettre ; c’est ce que je fais, vous laissant à la lumière des personnes plus éclairées que moi. C’est à vous de suivre les penchants de votre cœur et ceux que vous croyez que Dieu vous donnera. Pour moi, je ne suis qu’un sujet de confusion, mais, telle que je suis, il n’est pas en mon pouvoir de me changer ni de me donner nul sentiment. 

J’ai essayé trois fois à répondre à votre lettre et je ne l’ai pu. Il m’a semblé que Notre-Seigneur ajusterait tout Lui-même et qu’Il vous ferait connaître ce que je vous suis. Cette pensée m’a mise dans un renouvellement très grand, dont la plénitude redonde même sur mes sens, avec une certitude intérieure que Dieu n’était point fâché contre moi. Il veut la démission de mon esprit et de mon cœur ? de même que je suis prête à me charger pour Lui de qui il Lui plaît, de même aussi je me trouve disposée à Lui remettre tout lorsqu’Il [619] le voudra, préférant la mort à la moindre propriété ; mais aussi, lorsqu’Il voudra m’employer, le fer ni le feu ne m’empêcheront point de Lui obéir. Tout tourne en bien à ceux qu’Il aime : Il se sert des misères et pauvretés qui sont en nous pour exercer la foi de ceux qu’Il nous donne. Ô profondeur de la Sagesse de Dieu, que vos voies sont difficiles à connaître ! Il n’y a qu’une foi sans nul appui qui puisse vous découvrir. Il n’y a rien chez Dieu de hasard ni de méprise. Si je pouvais faire comprendre ce que je conçois, ce que j’en goûte, et dont je suis pénétrée dans le plus intime de moi-même, on en serait surpris. Ô que je me trouve bien d’être abandonnée pour tout sans réserve ! Demeurez en paix et que le calme succède à la tempête. 

      1. 89 [598-D.3.152]. Abandon.

Je vous avais écrit, selon le mouvement que j’en avais eu, le [620] billet ci-joint. Vous avez raison de n’être point en peine de moi, car je suis si fort à Dieu qu’Il doit disposer de moi en souverain.

Je me trouve mieux aujourd’hui et j’ai dans le fond du cœur cette confiance secrète que je ne mourrai point tant que ma vie sera utile à ceux que Dieu m’a donnés. Quoique la plus grande consolation que je puisse avoir dans la situation de mon âme à votre égard serait, après Dieu, celle qui me viendrait de vous, je ne désire point cependant de vous voir : je sais que cela ne se pourrait faire sans vous causer quelque peine. Je me repose et me console dans l’étroite union que j’éprouve avec vous, laquelle surpasse tout témoignage sensible.

J’éprouve au-delà de tout quelque chose de fixe en Dieu même, qui est autant ineffable qu’il est au-dessus de toute expression. Cette situation ne varie jamais, son extrême simplicité et nudité n’empêche point sa force.

Si vous croyez que je doive faire quelque autre préparation pour mourir, outre ce que je fais qui [621] n’est rien du tout, mandez-le-moi et vous serez obéi. Si vous croyez que je doive cesser les remèdes, quoique je m’en trouve bien (que je crois), je le ferai pour vous obéir. Au nom de Dieu, ordonnez sans retour ni sans hésitation.

      1.  90 [602-D.3.156]. Procurer le bien salutaire du prochain.

Mon cher et vén [éré] F [rère] en Jésus-Christ, je vous assure que mon cœur est toujours bien uni au vôtre et que je ne doute point de la protection de Notre-Seigneur sur vous, qui vous rendra au centuple la peine que vous prenez pour vos frères. Ce sont de ces sortes de choses qu’Il ne laisse jamais sans récompense, et, quand il n’y en aurait point d’autres que de Le faire régner dans les âmes, n’est-ce pas beaucoup ?

Hélas ! je ne songeais autrefois qu’à Lui, et je goûtais en Lui une paix parfaite, mais depuis qu’Il m’a voulu charger du prochain, toutes les blessures que ce prochain reçoit de ses ennemis ou de lui-même, qui est le plus [635] grand de ses ennemis, portent coup sur mon cœur, surtout celles de certaines âmes sur lesquelles Dieu a le plus de desseins. Je Lui disais un jour : « Mon cher Maître, pourquoi me chargez-Vous des autres ? Je croyais n’avoir plus à répondre qu’à Vous, et qu’après les tourments par lesquels Vous m’aviez fait passer pour m’unir si étroitement à Vous, je n’avais plus qu’à consommer ma vie dans cette étroite union ! » Il me fit sur cela une forte réprimande, me faisant entendre qu’Il était parfaitement heureux dans le sein de Son Père puisqu’Il était Dieu comme Lui, que rien ne pouvait troubler Son suprême bonheur, et que, cependant, l’amour qu’Il avait pour les hommes l’avait comme obligé de se rendre passible1 et mortel ; qu’ainsi, la plus grande gloire qu’on pouvait rendre à Son Père, après le renoncement et la mort à toutes choses, était de s’immoler pour ces mêmes hommes pour lesquels Il était devenu passible et mortel, d’impassible et d’immortel qu’Il était. Je n’eus pas un mot à Lui répondre là-dessus, car je trouvais qu’Il avait raison. [636]

Travaillons donc, mon cher F [rère],  pour l’avancement de ceux pour lesquels Il est mort, et achevons par là ce qui manque à la passion de Jésus-Christ2. Ô quand sera-t-il véritablement roi ! Toutes les créatures Lui obéissent : il n’y a que l’homme qui se serve de sa liberté pour Lui faire une résistance d’autant plus cruelle que les biens qu’il a reçus sont plus grands. Je prie Dieu, mon cher F [rère] de vous conserver pour Son œuvre.

1 Passible : capable de souffrir la Passion.

2 Col 1, 24. 

      1. 91 [606-D.4.131]. Sentir ses misères.

Je vous plaindrais dans ce que vous souffrez, si je ne connaissais le prix et la valeur des souffrances, tant intérieures qu’extérieures. La disposition où vous êtes de l’expérience de vos misères est meilleure pour vous que celle du sentiment et du goût intérieur que vous aviez autrefois. Cependant, c’est ce qu’on a peine à croire : tout ce qui donne à la créature et la fait être quelque chose, la rend propriétaire et pleine de propre estime ; ce qui lui ôte tout, restituant tout à Dieu, la met dans sa place, qui n’est autre que le néant. La force vient de Dieu et la [515] faiblesse est notre partage. Il faut s’apprivoiser avec nos misères, nos faiblesses et nos défauts, car c’est ce qui nous fait compagnie plus ordinaire. Lorsqu’il plaît à Dieu de nous cacher à nous-mêmes et aux autres ce que nous sommes, nous paraissons bien parfaits : les dehors sont à l’aise et couverts de l’onction de la grâce… [Le reste de la lettre manque.]  

      1. 92 [610-D.4.140]. Douleurs spirituelles pour autrui.

 Dieu me poursuit, depuis que je suis ici, comme avec un flambeau, pour me faire voir les défauts de mes enfants, je veux dire les défauts qui lui font obstacle, de sorte que j’en suis comme assiégée. C’est une lumière qui a une impression douloureuse pour moi, si bien que je puis dire : Je paie1.

Il faut, sans rien dire, tout supporter, car les âmes ne sont pas assez fortes pour porter cela. Vous êtes celui que je ménage le moins, et je vous épargne encore. Les choses paraissent peu en elles-mêmes, cependant je les vois en Dieu d’une manière si étrange, par rapport aux miséricordes qu’Il fait aux âmes, et aux desseins qu’Il a sur elles, que je ne sais comment on peut supporter sans mourir une pareille vie. Hélas ! mon cher fils, que j’engendre chaque jour, soyez ma consolation et ma couronne. Plus les personnes sont avancées, plus je sens d’une manière pénétrante leurs moindres obstacles.

1 Ps 61.

      1.  93 [613-D.4.144]. Communications intérieures et divines.

 Je sens toujours au cœur cette plaie dont je vous ai écrit ; elle augmente en profondeur. Mon cœur est le cœur de mon divin petit Maître : ô qu’Il enserre de cœurs ! Je me trouve plus serrée à vous que jamais, et plus pleine.  Il me vient de vous expliquer cette plénitude, et par là, mon cher Maître, vous fera comprendre ce que vous m’êtes et ce que je reçois pour vous.

 Il y a de la différence entre le non-besoin, le rassasiement et la plénitude. Le non-besoin éteint tous les désirs, mais les mêmes désirs ne sont pas pour cela remplis et rassasiés. Le rassasiement est mon état continuel : il n’y a en moi aucun vide à remplir. Cela commence dès que l’âme commence de se perdre en Dieu, et quoique sa capacité croisse chaque jour, elle n’a point de vide, parce que la source la tient toujours dans une égale plénitude. Elle ne voit en elle ni avancement ni disette, et son état lui paraît continuel, quoiqu’il soit certain qu’elle augmente chaque jour, mais comme l’augmentation de la capacité est imperceptible, il en est de [554] même du remplissement [sic]. Rien n’est donc aperçu dans cet état, mais l’âme est parfaitement contente et rassasiée.

 Je voyais ce matin votre état. Lorsque je dis « voir », c’est pour m’expliquer, car je ne vois jamais rien : les choses se trouvent imprimées en moi sans que je sache d’où elles viennent, ni comment elles viennent. J’ai un goût certain de votre âme. Vous n’avez garde de rien voir parce que vous êtes dans un parfait dénuement, et qu’étant conduit par la foi, vous n’avez et n’aurez jamais de vue ; mais ce que Dieu voudra vous faire connaître, Il le fera par l’expérience, ou par un goût caché dans la volonté, par un je ne sais quoi que l’on ne sait d’où il vient ni ce que c’est. Et ce je ne sais quoi ne fait pas une certitude, comme dans les âmes de lumières, mais il attire la croyance sans qu’on sache pourquoi il l’attire, car si on raisonnait là-dessus, on ne saurait comment on croit ces choses, ni pourquoi on les croit. Il en est de même de la confiance que l’on a aux âmes de grâce que Dieu nous donne pour nous aider. On les croit [555] sans pouvoir dire une raison de cette foi ; au contraire, si l’on écoutait la raison, on y verrait une infinité de raisons de douter, et nulle de croire. Cependant on croit, malgré les raisons de douter et sans nulle raison de croire ; et cette foi insensible est plus forte que toute raison : quoique sa force soit cachée, rien ne la surmonte.

 Le rassasiement ne peut jamais venir que de Dieu. Il est seulement pour l’âme. C’est le propre de Dieu que de remplir avec surcroît le cœur de l’homme, qu’Il a créé pour cela. Ce rassasiement cause une certaine aisance, il ne se sent point, comme une personne ne sent point son rassasiement. Lorsque l’on a trop mangé, on sent un superflu qui incommode, comme l’on sent la faim lorsque l’on n’est pas rempli, mais le juste rassasiement ne se sent point, ni ne s’aperçoit pas même. Il en est comme d’une personne qui aurait au-dedans d’elle un aliment qui lui entretiendrait la vie sans le savoir : elle serait étonnée de n’avoir ni appétit ni besoin. Tel qui n’a point d’appétit ne laisse pas d’avoir besoin, [556], mais celui qui est rassasié n’a ni appétit ni besoin, et il se trouve dans une certaine abondance qui, loin de l’incommoder, le satisfait. Il me vient que votre état est un non-besoin, qui appartient à la nudité et marque une union médiate, quoique non pas consommée.

 La plénitude n’est point tout cela, du moins celle dont je veux parler : c’est quelque chose de surabondant et qui se décharge. Par exemple un bassin qui serait plein autant qu’il peut contenir, on ne s’aperçoit point de sa plénitude que lorsqu’on décharge dans son sein une eau superflue ; cette eau lui est inutile à la vérité, mais elle ne l’est pas par rapport aux autres bassins qui l’environnent, parce qu’ils seraient toujours vides s’ils n’étaient remplis de sa surabondance. Je suis ordinairement comme un bassin plein auquel rien ne manque, je suis toujours pleine pour moi-même d’une plénitude immédiate qui ne laisse pas un moment de vide, mais il m’est donné à connaître à présent que je vous communique par [557] le fond nu ce que Dieu vous communique Lui-même, qui est simplicité et nudité. Or cela ne se distingue point, que par une aisance que la seule réflexion peut troubler. Il y a dans cette communication centrale un repos non goûté, mais plus approfondi, et c’est ce que mon Maître vous donne par moi.

 Mon affaire est d’être toujours, comme je l’ai été, un canal sans propriété. Que le divin Maître l’ouvre Lui-même ou que vous l’ouvriez, il ne m’importe. Que ce même Verbe qui se peut communiquer immédiatement aux hommes et qui le sait, se serve aussi du pain et de la parole du prêtre pour le faire, n’est-ce pas toujours le même Dieu et un excès d’amour ? Vous me serez utile de loin si vous voulez bien me correspondre de tout votre cœur et entrer aveuglément dans tous les desseins de Dieu. C’est ce que je vous demande par tout ce qu’Il est, et pour étrennes, un plein acquiescement et une correspondance entière. J’ai eu besoin de cette correspondance dès le commencement pour vous communiquer les grâces que Dieu vous voulait faire, sans quoi elles demeureraient suspendues en moi.

      1.  94 [616-D.4.156]. Usage des événements et vicissitudes.

 Je viens de recevoir votre lettre qui m’a consolée dans mon exil, car je vous assure que je puis bien dire : Heu mihi, quia incolatus meus prolongatus est! Je suis ici comme déplacée, et dans un lieu où Dieu ne me veut point : il me semble qu’il y a une infinité d’enfants qui demandent du pain, et il ne se trouve personne pour leur en rompre durant que je suis ici dans un état violent. Si je puis tant faire que d’y demeurer jusqu’à la mi-août, je crois que ce ne sera pas sans souffrir. Je suis ici absolument inutile, mais ce n’est pas ce qui me fait parler : c’est que je suis tiraillée par le fond pour en sortir. Un mot là-dessus.

 Les vicissitudes extérieures servent à affermir l’âme dans un état de consistance. Il faut que l’extérieur se fonde et se perde, comme le dedans. Ainsi il faut qu’il perde tout ce qui le pourrait fixer, à mesure que le plus intime se fixe en Dieu même, dont j’espère qu’il ne sortira jamais.

 Que vous êtes heureux d’être la girouette du bon Dieu, laquelle se laisse mouvoir au moindre petit vent de l’inspiration, qui n’a aucune situation que celle que l’esprit lui donne, et qui perd même incessamment celle que l’on vient de lui donner pour se laisser mouvoir de nouveau ! Enfin, comptez que, toute votre vie, vous serez girouetté.

 Comment tenir et donner des paroles lorsque l’on n’a point de volonté ? Cela est impossible. Ceux qui sont maîtres d’eux-mêmes doivent tenir inviolablement leurs paroles, parce qu’ils sont en état de les exécuter, mais celui qui n’est plus à lui-même, comment donnera-t-il et gardera-t-il des paroles, puisqu’il ne peut répondre d’aucune de ses actions ? Ne vous mettez nullement [597] en peine de garder avec moi des paroles : je veux des effets. Si vous cessiez d’être à Dieu sans réserve et que vous fussiez inconstant, vous seriez alors une méchante girouette, qui seriez rebelle, et qui ne vous laisseriez plus conduire par le vent du Saint-Esprit. Laissez tout perdre et tout échapper. Contentez-vous d’être la girouette de mon divin petit Maître.

 Adam, avant son péché, ne voyait pas qu’il était nu : l’innocence ignore le bien et le mal ; c’est par le péché que l’on connaît que l’on est nu ; la parfaite innocence supprime toutes ces vues. Dieu met le Chérubin pour chasser Adam du Paradis terrestre, pour faire voir que la science du bien et du mal est opposée à la pure connaissance2 d’intelligence, qui vient de Lui.

1 Ps 119, 5 : Hélas, que mon exil est long !

2 On attribue l’intelligence ou la connaissance aux Chérubins. (Dutoit).

      1.  95 [621-D.4.161]. Amour de la nudité. Horreur de l’appropriation.

 Puisque vous voulez savoir ma disposition, je vais vous la dire, mon Maître le voulant bien. Ce n’est pas que je vois en moi ni misère ni mal, je ne vois aussi aucun bien : il me semble que je suis comme ce qui n’est plus. Je ne me trouve aucune humilité, mais je trouve en moi un poids qu’on y met et que je n’y mets pas, ce me semble, qui me ferait mettre au-dessous des démons pour satisfaire à Dieu pour les usurpations des hommes, en sorte que la moindre attribution me serait un enfer. Je suis bien éloignée de penser que Dieu ait fait par moi de grandes choses ; cela me paraît très loin et très passé. Je n’en serai pas moins prête à servir aux desseins de Dieu, mais plus éloignée que jamais de m’en rien attribuer, non par quelque conviction ou par humilité, mais par mon propre état, qui se trouve toujours plus approfondi et séparé de soi, joint à cela une démission d’esprit et de volonté si entière que je recevrais la correction d’un enfant. Loin que je fusse peinée pour cela de tous les maux qu’on me dirait être en moi, je les croirais sans peine et sans retour, dans une simplicité qui augmente chaque jour.

 Je n’ai pas la moindre peine, par exemple, d’être livrée, quoique je ne me livre point. On dit que N. a dit que j’avais sur cela des transes et des frayeurs ; si Dieu l’avait permis, cela serait, et je n’en aurais point de peine ; mais cela n’a point été, et je ne sens ni cela, ni abandon, car il y a longtemps que je ne le vois plus. Je porte ceci sans le porter, et sans faire attention si c’est nonchalance, abandon ou autre chose. Je ne sais pas si vous m’entendrez.

 Je vois plus que jamais l’amour-propre de la créature, mais les âmes qui le sentent, qui s’en défient et qui sont fidèles à leur degré, ne me font point de peine. Les manquements, les infidélités des âmes avancées me font bien plus de peine, sans peine de réflexion ; par exemple, je connais que N. et N. se faisaient mille peines qu’ils disaient d’impression, et que j’ai fait voir être des peines d’infidélité. Ils ne veulent pas en tomber d’accord, car, quoique leurs défauts  [614] crèvent les yeux, ils ne les veulent pas voir : cela me paraît bien éloigné de l’Esprit de Jésus-Christ.

 Pour vous, ma très chère, défiez-vous du penchant secret que vous avez d’être quelque chose dans l’estime des bons et des amis, car c’est la peste. Mais ne vous étonnez pas de ne point sentir d’humilité : l’humilité ne se sent point. Retenez seulement ceci de moi, et oubliez tout le reste, que tout ce qui vous fait être quelque chose sous le meilleur prétexte du monde, est pour vous le diable. La véritable charité et le pur amour ne se trouvent que dans l’anéantissement parfait, et cet anéantissement parfait ne s’opère que par la désappropriation générale.

 Qui est-ce qui n’a pas de propriété et dans l’esprit et dans la volonté ? Y a-t-il une plus grande propriété que de demeurer ferme dans son sens, de préférer ses lumières en toutes choses, d’user même de mensonge et d’artifice pour faire sa volonté ? On dit que l’on n’est plus propriétaire de la vertu, et on le veut être du vice, de l’aheurtement1 à Son [615] esprit et à Sa volonté ! J’aimerais mieux, puisque l’on veut être propriétaire, qu’on le fût du bien plutôt que du mal. Il n’y a presque point de pur amour dans nos cœurs. Il n’y a point de pure souffrance, car on exagère ses peines.

 Prenez dans tout ceci ce qui est de Dieu, et si vous m’y trouvez, rejetez-moi bien loin. Ne raisonnez point de moi comme croyant que je me donne quelque sentiment, mais comme étant plongée dans l’abîme de la désappropriation, au-dessous des démons, pour réparer les usurpations des créatures : les miennes sont du nombre.

 Si les enfants savaient à quoi leur qualité les engage, ils fuiraient, plus que l’enfer, la moindre appropriation et le moindre rapport à soi. Tous les enfants, grâce à Dieu, connaissent ce langage, mais où en est la pure et réelle pratique ? Quoi ! Vouloir être quelque chose devant Dieu dans son propre esprit, et désirer de l’être dans l’estime des hommes ! Ô horreur des horreurs ! Si je pouvais graver ceci dans vos cœurs avec le burin, ô que je le ferais de bon cœur ! Faut-il que la persécution donne aux enfants de mon divin Maître de la fausse sagesse, des vues de prudence ! faut-il que les enfants veuillent entre eux une primauté de grâce et d’avancement ! je vous dis en vérité que les premiers seront les derniers, et les derniers les premiers.

1 Aheurtement : attachement opiniâtre à un sentiment, à une opinion. (Littré).

Lettres de Mme Guyon à diverses personnes

= les voies mystiques de Corresp IV


Introduction

 

Au XVIIIe siècle paraissent les Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme. De cet ensemble, nous avons prélevé les lettres dont l’identité des destinataires nous est connue grâce à l’Indice que nous devons à Dutoit, second éditeur des écrits de Madame Guyon. Leur séquence constitue une partie de notre tome I. Restaient les lettres dont les destinataires et la date de rédaction demeurent inconnus ou, dans quelques cas, trop imprécis pour en faire état d’une façon assurée. Le lecteur les trouvera dans ce dernier tome que nous avons complété par  vingt et une lettres nommément attribuées à Madame Guyon et publiées dans le Directeur Mystique ainsi que par des Témoignages spirituels. Elle y apparaît nettement comme le successeur de Monsieur Bertot dans la direction de leur groupe spirituel.

Nous avons proposé Chemins mystiques comme titre à ce recueil. Les premiers éditeurs offraient les expressions Vrai christianisme et Vie intérieure. La première nous a semblé datée, marquée par son temps. Quant à la vie intérieure, elle est perçue aujourd’hui comme limitée au seul domaine de notre psychologie[1].

Pour qui a lu la Vie et certaines lettres du tome I, le terme mystique suscite celui d’ineffable, qui implique la difficulté, sinon l’impossibilité, de décrire l’expérience particulière de qui est touché au profond du cœur. Révoquant l’approche par la raison d’un état qui la dépasse, l’ineffable, littéralement, révoquerait toute tentative d’expression intelligible. En fait l’expérience se dit néanmoins, mais se donnant comme à éprouver pour ainsi dire par le lecteur lui-même. Le style se permet des approximations, des détours, de métaphores - et de longues phrases non avares d’anacoluthes, parce que la correction de la forme, la rigueur, la concision sont peu adaptées à l’évocation d’états qui ne peuvent qu’être suggérés.

Or nous allons admirer le style des lettres de ce tome III. Avant de considérer ce qui est pour nous la cause la plus profonde d’une clarté qui n’a pas toujours frappé jusqu’ici le lecteur de Madame Guyon, faisons leur place à deux facteurs objectifs. D’une part le pasteur Poiret est intervenu : fidèle généralement, il corrige néanmoins des fautes trop criantes envers la syntaxe,


[1] On observe un tel glissement dans les autobiographies par exemple, depuis celles de Thérèse d’Avila et de Madame Guyon, passant par celles de Rousseau, Maine de Biran, Amiel, jusqu’aux introspections modernes.


peut-être au su de Madame Guyon, tant l’anacoluthe peut occasionner de gêne. Mais la rédactrice garde un rôle prépondérant. Son âge et la maturité de sa vie spirituelle expliquent en partie cette intelligibilité nouvelle de son texte.

Elle s’adresse beaucoup à des commençants. Il faut pour eux s’appliquer à la clarté et répéter la leçon, l’encouragement, la directive si besoin est - ce qui a entraîné contre la Dame l’accusation d’être monotone, alors qu’elle est surtout un bon maître, qui ne méconnaît pas la sévérité et sait donner élan à la rigoureuse discipline. Son dessein est bien d’accompagner. Elle sait se faire entendre parce qu’il lui est donné de se faire entendre.

Si nous voulons replacer Madame Guyon parmi les courants de la spiritualité occidentale, il s’agit d’une forme sobre où le pur amour est tout à la fois le moyen et le but. On la nomme souvent mystique affective. Elle fut particulièrement développée par trois courants qui s’influencèrent mutuellement : le courant franciscain transmis par Herp ou Harphius (1400-1477), puis Bernardo de Laredo (1482- v.1540) ; le courant issu de Ruusbroec (1293-1381), propagé par le même Herp et avec la contribution de cartusiens tels que Hugues de Balma (13e-14es.) ; enfin le courant carmélitain illustré par Jean de la Croix (1542-1591). Cette mystique affective s’opposerait à une mystique spéculative, appelée encore improprement  contemplation intellectuelle, issue de Plotin, Denys, Eckhart (~1260-1328). Mais les « spéculatifs affirment simplement que l’homme est un miroir vivant » qui reflète le divin et l’opposition avec la mystique affective disparaît dès que l’amour de ce modèle divin prend le dessus [2].

Historiquement, au sein du siècle précédant la naissance de Madame Guyon, le courant spirituel dans lequel elle s’inscrit fut initié en France par le franciscain du tiers ordre régulier Chrysostome  de Saint-Lô (1594-1646).  Dans une moindre mesure, Madame Guyon fut influencée par le franciscain capucin Benoît de Canfield (1562-1610), premier confesseur de la réforme du couvent de Montmartre auquel fut attaché son père spirituel, Monsieur Bertot (1620-1681). Elle est enfin tributaire des Grands Carmes illustrés par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et par son disciple Maur de l’Enfant-Jésus (~1617-1690), dont nous avons lu vingt et une lettres adressées à la jeune femme au début du premier volume de cette correspondance.

Tout ce contexte de sa formation intérieure nous permet donc, puisqu’on ne trouve chez elle aucune spéculation, mot pris par nous ici en son sens de « recherche abstraite », de la rattacher en premier lieu à la mystique affective


[2] Dict. Spir., art. « Mystique », vol. 10, col. 1633. – Sur le terme affectif, -ive , Littré, 2e sens : « Facultés affectives par opposition à facultés intellectuelles ».


la plus orthodoxe. Quant à l’influence quiétiste, elle est certaine, transmise par le Père Lacombe, d’origine italienne, et renforcée par leur séjour commun en Piémont chez l’évêque Ripa (-1691) lié au cardinal Petrucci (1636-1701), figure éminente du quiétisme italien. Mais cette influence ne nous paraît pas dominante par rapport aux courants précédents. Il s’agit plutôt d’un « air du temps » prévalant chez les mystiques affectifs. Madame Guyon est d’ailleurs plus tributaire des figures « pré-quiétistes » de Grégoire Lopez (1542-1596) et de Falconi (1596-1638) que de la Guia espiritual de Molinos (1628-1696)[3].

Les éditeurs du XVIIIe siècle avaient pour but de fournir aux disciples une nourriture préparant à l’oraison[4]. Ils évitent d’indiquer les noms des correspondants et suppriment toutes les dates et confidences intimes [5]. Ils effectuent très probablement un tri dans leurs sources en ne conservant que les lettres qui traitent de sujets spirituels.

L’éditeur Poiret adopte la répartition classique des trois voies de purification, d’illumination, d’union. Cette division tripartite est devenue traditionnelle dans la voie mystique avant même que Hugues de Balma ne l’adopte comme plan de sa Théologie mystique. Cette division avait été reprise pour la correspondance de Jean de Bernières (1602-1659) [6] en « Lettres pour la vie purgative, lettres pour la vie illuminative, lettres pour la vie unitive ». Elle convient donc aussi à Madame Guyon, qui s’inscrit dans le courant issu


[3] Madame Guyon nie avoir connu Molinos pour des raisons évidentes. Nous trouvons toutefois des points communs entre la Guia - vue sous un jour nouveau depuis l’édition et la présentation de J.-I. Tellechea Idigoras, 1976 - et (par exemple) le Moyen court.  La Guia elle-même copie parfois trop fidèlement Falconi, dont la célèbre lettre prend place auprès d’écrits de Madame Guyon et du P. Lacombe dans les Opuscules spirituels, édités par Poiret en 1720. Notons que Joseph de Jésus Maria Quiroga (1568-1628), fidèle défenseur de Jean de la Croix, frère Laurent (1614-1691), apprécié de Fénelon, la Mère du Saint-Sacrement ou Catherine de Bar (1614-1698), « une sainte » aux yeux de Madame Guyon, la Mère Bon (1636-1680), furent suspectés de quiétisme.

[4] Ainsi de nombreux exemplaires de la Vie édités par Poiret transitent par  l’intermédiaire du Dr. Keith de Londres, figure connue de nombreux intellectuels de l’époque, qui se charge d’en assurer la distribution, tout particulièrement chez les disciples écossais (Henderson, Mystics of the North-East, Aberdeen, 1934).

[5] « Les copies qui nous en sont tombées entre les mains étaient sans noms », affirme Poiret en préface, ce qui ne veut pas dire qu’il les ignorait : un copiste tel que Dupuy lui survivra longtemps.

[6] Bernières, Les Œuvres spirituelles […] seconde partie contenant les lettres…, divisée elle-même en trois parties : « Lettres où les maximes et avis spirituels pour la vie purgative sont mis en pratique » ; « …pour la vie illuminative… », « …pour la vie unitive… » . Les lettres seules couvrent 528 pages dans l’édition de  Paris, Veuve Martin, 1675.


de Bernières par l’intermédiaire de Bertot. Les trois voies sont utilisées comme classement des lettres au sein de chaque volume de petit format édité par Poiret : un tel « livre de poche » peut ainsi être médité indépendamment des autres parce que les lettres qu’il contient couvrent entièrement le chemin mystique. Nous avons conservé ce modèle tripartite de répartition et les séquences organisées par Poiret, en les regroupant simplement au sein de chacune des trois voies puisque nous éditons quatre volumes en un seul.

Les thèmes de la vie mystique sont seuls présents. Un grand nombre de lettres furent écrites après l’épreuve des prisons : la « dame directrice » est maintenant âgée et un certain élan, voire l’exubérance, a disparu chez elle.  Elle assure, pendant les quatorze années qui lui restent à vivre, une direction auprès de disciples beaucoup plus jeunes, dont les problèmes se ressemblent. Elle est maintenant très loin des difficultés antérieures et très enfoncée dans un état mystique immuable. Elle ne peut que répéter inlassablement ce qui, pour elle, est devenu si évident et si simple : abandonnez-vous à la grâce, et c’est tout ! Tout ceci explique une certaine « distance » : elle est passée très au-delà des problèmes qui agitent ses correspondants et son amour inlassable les aide à les surmonter avec une grande douceur et une large tolérance. 

Demeure finalement une grande simplicité propre à la vie mystique totalement unifiée. Cette simplicité se retrouve de même chez Marie de l’Incarnation (1599-1671) à la fin de sa vie, pour citer un exemple assez proche dans le temps, participant au même réseau spirituel autour de Bernières.

Rappel des sources et organisation du volume.

La plus grande partie de ce volume reprend les éditions du XVIIIe siècle qui se trouvèrent être jusqu’à maintenant les seules sources imprimées de lettres de Madame Guyon, pour les lettres anonymes et non datées : Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme, Cologne [Amsterdam], [Pierre Poiret], J. de La Pierre, 4 tomes, 1717-1718, reprises très fidèlement en Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme. Nouvelle éd. enrichie de la correspondance secrète de M. de Fénelon avec l’auteur, [Jean-Philippe Dutoit], Londres [Lyon], 1767-1768, 5 tomes. Elles ont été présentées au début de notre premier volume, « Description des sources ».

L’Avertissement de P. Poiret nous renseigne sur l’élaboration des quatre volumes de Lettres :

« On ne saurait dire à qui elles ont été écrites, puisque les copies qui nous en sont tombées entre les mains étaient sans noms. Cependant ceux qui nous les ont fait tenir, et qui ne se sont point nommés eux-mêmes, nous ont averti qu'une bonne partie avaient été écrite à des personnes très considérables [...] Le nom de l'auteur ne s'y trouvait pas non plus [...] Au reste, elles n'avaient point de dates, excepté quelques-unes, qui nous font conjecturer en général qu'elles ont été écrites quelques cinq ou six ans avant et après l'année quatre-vingt et neuvième du dernier siècle.

Comme il y en avait un trop grand nombre pour n'en faire qu'un seul volume on les a partagées en plusieurs, et pour y observer quelque sorte d'ordre, on a divisé chaque volume en trois parties, à la première desquelles on a rangé les lettres dont les sujets ont le plus de rapport à l'état des commençants ; à la seconde, celles qui regardent un état plus avancé; et à la troisième, les autres qui désignent un progrès qui va encore plus loin. [...] [7]. » 

On note la juste prudence de Poiret dans les appellations de ces parties (« …Un progrès qui va encore plus loin »), que nous reprenons pour titres.  Il n’est pas judicieux de tenter un regroupement plus fin au sein de chaque sous-ensemble élémentaire [8] compte tenu de l’existence de courtes séries que nous rencontrons ici ou là, de lettres qui se suivent, adressées à un même correspondant inconnu.


[7] Lettres…, tome premier, §7-8,  p.XXVI-XXVIII.

[8] Soit par exemple la séquence des lettres de la voie illuminative du second des quatre volumes (le cinquième volume de l’édition Dutoit, consacré à Fénelon, etc. ne présentant pas une telle distribution). Il y a 4 x 3 = 12 tels sous-ensembles.

Cet ensemble est allégé des lettres dont on connaît les destinataires par l’Indice de Dutoit donné au tome cinquième de son édition des lettres, ces dernières ayant été reprises, lorsqu’il n’y avait pas d’autre source manuscrite, dans les séries de directions spirituelles de notre premier volume.

A cette ensemble allégé, s’ajoutent les vingt et une lettres publiées en 1726 dans le Directeur Mystique et reprises à la fin du cinquième tome de Dutoit, quelques lettres étrangères aux éditions de Poiret et de Dutoit, provenant de manuscrits que nous n’avons pas édités jusqu’ici ; enfin la belle lettre de la « païsane ».

L’édition Dutoit est très fidèle, au point de respecter la pagination de Poiret malgré son format différent, mais s’avère plus complète. Une description complète est donnée dans notre premier volume. Nous indiquons ici ce que nous avons repris ici de ses cinq tomes :

Tome I : « Avertissement [cité ci-dessus] qui était à la tête de l’Édition de Hollande, sous le nom de Cologne », [Poiret], p. XIX-XXVIII. […] Lettres I à CCXL , [classées en trois parties et dans chaque partie par thèmes spirituels] p. 1-694.

Tome II : Lettres I à CC, [classées en trois parties sans subdivision thématique],  p.1-614.

Tome III : Lettres I à CLVI, [classées en trois parties],  p. 1-694.

Tome IV : Lettres I à CXVI, [classées en trois parties], p. 1-403.

Tome V : « Lettre accessoire […] d’une païsane de la connaissance de Mad. G. », p. 169-188. […] « Quelques lettres spirituelles de Madame Guyon telles qu’elles se trouvent dans le volume IV des œuvres de Mr. Bertot », p. 464-559.

Nous présentons en premier les lettres dont les destinataires sont connus ou qui sont datées, ensuite les nombreuses lettres sans dates ni destinataires connus. Elles formeraient une masse indistincte si nous ne reprenions, comme nous l’avons déjà indiqué, les trois grandes subdivisions de Poiret. Cela implique le regroupement au sein de chaque subdivision de contributions provenant tour à tour de ses quatre premiers tomes.

La belle « lettre d’une paysanne » ferme la correspondance de Madame Guyon : elle nous a paru souligner le but qu’elle se proposait, illustré par son Moyen court, de s’adresser aux humbles comme à ceux de rang plus élevé dont les noms nous sont parvenus.

Des Témoignages spirituels complètent ceux, de nature biographique, qui  figuraient à la fin de notre second volume. La plus grande partie est constituée d’écrits de jeunesse remarquables par la lumière qu’ils jettent sur les débuts d’un chemin mystique.

Le plan du volume est le suivant :

Introduction.

Lettres spirituelles.

Lettres dont les destinataires sont connus, ou datées :

I. Lettres à Fénelon.

II. Lettres au marquis de Fénelon.

III. Lettres à d’autres correspondants.

IV. Lettres datées.

Lettres sans dates ni destinataires connus :

I. « L’état des commençants ».

II. « Un état plus avancé ».

III. « Un progrès qui va encore plus loin ».

Lettre d’une paysanne.

Témoignages spirituels.

Annexes et tables.

Index général. - Distribution de l’ensemble de la correspondance. -Table des illusgtrations. - Table générale des lettres figurant dans les trois volumes. - Table des matières.

Les titres des lettres comportent la référence numérique « [D(utoit).tome.lettre] », en vue de faciliter la recherche d’une lettre dans les anciennes éditions. A défaut du correspondant et de la date, nous faisons souvent suivre cette référence du titre courant, le plus souvent judicieux, donné par les premiers éditeurs. [Parfois nous lui substituons le nôtre, entre crochets]. Nous omettons en revanche le résumé plus ample qui figurait en italiques au début de chaque lettre. 

La ponctuation du texte est modernisée ainsi que l’orthographe.

Des membres de phrase, indiqués entre parenthèses, apparaissent souvent comme des précisions qui ne s’imposent pas : s’agit-il d’ajout par les éditeurs de parenthèses ou du texte d’origine ? Madame Guyon utilisait très rarement des parenthèses  et nos premiers éditeurs introduisent rarement des crochets (que nous reprenons) pour signaler leur intervention ; ainsi le doute demeure. Nous avons décidé cas par cas. 

Les références bibliques sont reprises des premiers éditeurs qui suivent l’ordre de la Vulgate. Nous les complétons parfois par la traduction du verset cité si cela peut aider à éclairer la pertinence de la citation dans le contexte. Nous utilisons la révision d’Amelote pour le Nouveau Testament et la traduction de Sacy pour l’Ecriture. 


Lettres sans indications de date ou de destinataire.

 

I. « L’état des commençants ».

 42 [D.1.1].

J’ai appris avec beaucoup de joie, mademoiselle, le dessein que vous avez d’être à Dieu sans réserve : c’est l’unique chose [2] qui soit nécessaire, et qui peut rendre notre vie heureuse. Donnez-vous donc à Dieu de tout votre cœur pour ne vous plus reprendre. Regardez-vous comme une personne qui Lui appartient, aimez-Le au-dessus de toutes choses, tâchez que Sa volonté règle toutes vos actions. Accoutumez-vous à vous recueillir au-dedans de vous-même, où Dieu est toujours présent ; tâchez de conserver cette divine présence, rentrez souvent en vous-même pour parler à Dieu et pour L’écouter, tenez-vous quelquefois comme Madeleine aux pieds de Jésus-Christ. Dieu aime beaucoup plus le langage du cœur que celui de la bouche ou le raisonnement de l’esprit. Persévérez dans la foi, dans l’humilité, dans la confiance en Dieu, et surtout dans la charité, et vous irez bien. Je prends beaucoup d’intérêt pour votre âme.

 43 [D.1.2]. Avis de conduite pour l’extérieur et l’intérieur.

Je n’ai jamais prétendu que vous fissiez comme les religieuses, de ces règles qui sont toujours les mêmes et desquelles on ne se dispense jamais.  Mais il est certain que j’ai toujours désiré que vous donnassiez un peu de nourriture à votre intérieur et par l’oraison et par une lecture qui réveille le recueillement. Mais il faut commencer par l’extérieur dont vous me parlez.

Puisque vous vous êtes mise sur le pied de ne pas faire de visites, et qu’on y est fait, je crois que de vous remettre à en faire pour remplir des devoirs qui ne sont pas essentiels, serait un haut et bas, et il paraîtrait que vous voudriez vous remettre dans le monde, ce qui pourrait faire un [4] fort mauvais effet. D’ailleurs, comme vous ne le feriez que par une espèce de pratique, cela ne durerait pas longtemps. Faites donc là-dessus ce qui convient à votre état, ni trop ni trop peu. Pour ce qui regarde d’aller à la messe les jours ouvrables, je crois qu’il le faudrait faire, non absolument tous les jours, mais assez souvent, ne vous en privant que par de justes raisons, et non par des choses amusantes, ou qui peuvent se remettre. Quelquefois on traîne en longueur des bagatelles qui pourraient être faites avec plus de diligence. On est obligé de donner un certain exemple à son domestique, et c’est un de nos devoirs.  Je ne voudrais pas non plus me faire une loi indispensable de n’y manquer jamais par scrupule ; c’est ce qui ne vous arrivera point. Il faut quelquefois dans l’année aller à la messe de paroisse et ne pas manquer aux vêpres les fêtes annuelles, comme Pâques, Noël, etc . Cela rempli, faites pour tout le reste ce qui vous conviendra le plus.

Pour votre intérieur, ne manquez [sans une nécessité indispensable] [5] aucun jour sans faire oraison et un peu de lecture : cela est essentiel ; c’est ce qui peut seul amollir votre cœur et lui ôter son inflexibilité ; la cire la plus dure s’amollit au feu, et le rayon du soleil découvre mille atomes qu’on ne voyait pas sans lui, et en les montrant, il les remue et les agite, et ce qui paraissait pur, paraît plein de fétus et de poussière. Ce n’est qu’en se reposant fréquemment devant le soleil de Justice que nous voyons nos imperfections et nos défauts. Et cette vue est d’autant plus avantageuse que celle que les créatures nous pourraient donner, qu’elle est efficace et qu’elle détruit peu à peu ce qu’elle montre en gros ce que toutes les créatures ne sauraient faire ni par leurs lumières, ni par leurs soins : elles peuvent toucher dessus, mais non les ôter. C’est ce qui fait le besoin de l’oraison en quelque état qu’on soit, et c’est l’essentiel de la vie de grâce.

Notre-Seigneur ne s’est pas contenté de cette prière divine qu’Il portait toujours en Lui comme homme-Dieu, mais Il a passé non seulement [6] trente ans de sa vie à prier, lorsqu’Il ne s’employait pas encore extérieurement à la prédication, mais même Il a souvent quitté cet emploi, si nécessaire au salut des hommes, pour se retirer et prier. Il l’a fait sans besoin de sa part, étant Dieu et homme ; mais Il l’a fait et pour nous servir d’exemple, et pour être Lui-même notre sanctification. Il donnait ce temps à son humanité pour la mettre dans le repos, afin que la Divinité redondât plus abondamment sur son humanité. Et c’est de cette sorte qu’Il croissait en grâce devant Dieu et devant les hommes1. Cet accroissement ne pouvait être que pour son humanité, qui donnait lieu à la Divinité de la pénétrer davantage et de la combler de grâce, ce qui était d’un mérite infini pour notre salut. C’était dans ces moments de la prière de Dieu, comme parle l’Evangile2, qu’Il nous obtenait la grâce de l’intérieur, qui, après la Rédemption et le christianisme, [7] est la grâce des grâces. Il est certain que nous exposant devant Dieu, nous participons à cette prière divine de Jésus-Christ qui influe dans notre âme ; c’est pourquoi il nous est si nécessaire de nous exposer à ses yeux divins.

Je n’ai jamais approuvé ceux qui, sous prétexte d’avancement, négligent l’oraison, et j’ai regardé cela comme une des ruses de l’Ennemi les plus dangereuses. Je ne prétends pas qu’on ne s’en puisse dispenser pour des devoirs essentiels auxquels Dieu nous applique. Mais quels sont les devoirs essentiels qui ne nous laissent pas des moments pour nous reposer en Dieu ? Il n’en est point. C’est le défaut d’oraison qui fait que nous traînons une vie imparfaite, que nous ne sommes ni pénétrés ni échauffés de cette lumière divine, lumière  de vérité, lumière Jésus-Christ. Moins on fait d’oraison, moins on en veut faire, parce que se trouvant tout au-dehors, on en contracte une habitude, et l’on ne peut presque plus se tourner au-dedans. Je vous conjure d’essayer de [8] ce que je vous dis, et vous vous en trouverez bien. Il est naturel de se laisser aller à un travail qui occupe et nous réjouit ; et il n’importe à l’ennemi [qui n’est souvent que la nature,] par quoi il nous dérobe l’oraison, pourvu qu’il nous l’ôte. Recevez ceci comme le Prophète de la bouche de l’ânesse, et soyez persuadé que mes ténèbres et mes défauts sont plus grands que ceux de tous les frères. Mais Dieu est toujours Dieu, et cela me suffit.  

1Luc 2, 52.

2Luc 6, 12.

 44 [D.1.3]. Diverses règles de conduite.

      Je ne sais, mademoiselle, qui a pu inspirer à madame votre mère les dispositions de chagrin qu’elle [9] vous paraît avoir contre vous. Elle me parut mal satisfaite lorsque j’eus l’honneur de la voir la dernière fois, et je fis ce que je pus pour la rassurer contre ses impressions. Je crois, mademoiselle, puisque vous avez assez d’humilité pour vouloir bien que je vous dise mon sentiment, que vous devez faire votre principale application de la contenter. La dévotion qui ne se terminerait qu’à quelque goût de Dieu ne serait point une véritable dévotion. Le goût de Dieu nous est donné pour nous faciliter le moyen de nous acquitter de nos devoirs, et non pour nous y arrêter seulement. Tâchez donc de faire usage des miséricordes de Dieu, de telle sorte que l’on voie en votre extérieur quelque rejaillissement de ce qui est au-dedans. Ce n’est point en parlant de Dieu que nous devons exprimer ce que nous sentons de Dieu, car cela nous nuit au contraire. Et si vous me croyez, durant un très long temps, vous vous tairez de Dieu pour ne parler qu’à Dieu. Dieu veut du secret de tout ce qu’Il opère en nous, et si nous devons [10] manifester Son opération, il faut que ce soit par une conduite extérieure toute douce, toute humble, toute soumise, toute cordiale et gaie.

Madame votre mère est extrêmement blessée, aussi bien que tous vos amis, par la profonde mélancolie qui paraît sur votre visage. Au nom de Dieu, mademoiselle, tâchez de la combattre ! Votre extérieur triste serait plus propre à éloigner de la piété qu'à en faire désirer les approches. Il faut servir Dieu avec une certaine joie qui fasse comprendre qu’on Le sert avec plaisir. Il faut de plus faire ce que vous faites avec une sorte d’ouverture qui puisse faire comprendre que le joug de l’obéissance ne vous est ni à charge ni incommode. Vous aurez même plus de facilité dans le service de Dieu. La mélancolie dessèche votre âme, étrécit le cœur, et le rend peu propre à recevoir les impressions de la grâce. Vous devez travailler infatigablement à combattre cette humeur si vous voulez que Dieu soit content de vous.

Ne craignez point de faire des actes à l’oraison, au contraire suivez [11] les mouvements que vous avez de les faire : ils vous seront encore fort utiles. Mais surtout nourrissez votre âme par quelque lecture. Accoutumez-vous à vous occuper extérieurement ; vous le devez pour combattre votre langueur et votre mélancolie. Sur toutes choses, persuadez-vous une bonne fois qu’il n’y a point de solide vertu ni de véritable mortification et par conséquent de sûre oraison, qu’en travaillant efficacement à surmonter son humeur et les inclinations de la nature, qu’en faisant de nécessité vertu, recevant également tout ce qui nous arrive, vous contentant de ce que vous avez, ne souffrant en vous aucun désir de ce que vous n’avez pas. Courage, ma chère demoiselle, Dieu ne vous a pas tant fait de miséricordes pour vous laisser en si beau chemin, et vous ne sauriez Lui montrer votre reconnaissance qu’en vous laissant conduire par la Providence et par les personnes qui vous sont supérieures, qu’en vous laissant contrarier et renverser par les divers événements de la Providence. [12]

Vous ne devez point étendre votre vertu sur les choses éloignées de vous, et par lesquelles elle ne sera peut-être jamais exercée. Mais il la faut renfermer dans l’acceptation de tout ce qui nous arrive, doux ou amer, dans l’application à notre devoir, dans une complaisance extraordinaire pour madame votre mère, enfin dans une mortification continuelle, qui peut fort bien se rencontrer dans tous les événements de votre vie, sans que vous vous en mêliez autrement que pour vous soumettre à Dieu. Je crois que vous feriez bien de vous expliquer avec madame votre mère pour savoir ce qui peut la blesser dans votre conduite, et lui promettre d’y faire plus d’attention à l’avenir. Je crois que vous ne doutez pas combien je suis à vous.

 45 [D.1.4]. Obéissance, devoirs, oraison.

 Puisque l’on vous a permis de m’écrire, je vous répondrai simplement ce que le Seigneur me donnera. Il faut que tout soit réglé par l’obéissance. Dieu ne le bénirait pas sans cela. Je crois même qu’afin que tout réussisse pour Sa gloire et Son avantage, vous ne sauriez mieux faire que de donner vos lettres ouvertes à madame …1 : cela vous accoutumera de bonne heure à la simplicité, nourrira la confiance que vous avez en elle, et fera mille bons effets. Par là, vos lettres seront sûres : elles ne passeront point par les mains de la supérieure, et vous aurez sur cela une certaine aisance que la simplicité donne toujours.

Il n’est point nécessaire d’écrire à [14] moins d’un besoin véritable, et ce serait très mal fait d’interrompre l’occupation de Dieu pour écrire ou pour parler de Dieu : il ne la faut faire céder qu’à nos emplois. Car [comme j’ai déjà pris la liberté de vous le dire,] tout ce qui est ordre de Dieu sur nous, doit être préféré à tout le reste, non qu’il faille pour rien quitter la présence de Dieu, mais il est nécessaire de savoir, une fois pour toutes, que l’occupation de Dieu ne se perd, ni même ne s’affaiblit, par aucune des actions qui sont attachées à notre état. Elle ne s’altère que par celles qui viendraient de notre propre choix, parce qu’elles sont un fruit de la propre volonté, entièrement opposée à la pure volonté de Dieu, qui est marquée par l’obéissance et la Providence.

Afin de mieux comprendre cela, il faut que vous soyez une fois convaincue qu’il y a l’occupation intime de Dieu, et qu’il y a le goût de cette occupation. Ce goût est comme le parfum dont il est parlé dans les Cantiques: c’est une preuve de la [15] présence de l’Epoux, mais ce n’est ni l’Epoux, ni ce qui fait cette même présence. On perd aisément l’odeur de ce parfum, mais on ne perd pas pour cela la présence intime de l’Epoux. Il en est de même de l’amour : il y a le sentiment de l’amour, et il y a la vérité de ce même amour. Dieu donne le sentiment de l’amour afin de séparer l’âme de tout autre amour ; mais il donne la vérité de l’amour lorsque, surpassant tout sentiment, l’âme tend par la foi à l’inconnu de Dieu, qu’elle ne s’arrête point au lait spirituel, mais qu’elle suit l’Epoux dans tous les lieux où il la mène, sans crainte de se salir en marchant par tout ce qui est attaché à l’emploi auquel Il la destine. L’amour enfant veut toujours jouir des caresses de l’aimé, mais l’amour fort ne veut que souffrir pour l’aimé. Je sais que c’est la douceur de l’amour qui inspire aux âmes commençantes tous les désirs de souffrir pour lui : plus il fait éprouver à l’âme ses charmes, plus elle voudrait que l’amour la consumât dans les plus étranges travaux ; mais elle ne [16] sait pas alors ce qu’elle demande, parce qu’elle est revêtue d’une force divine que la suavité spirituelle lui communique ; mais s’il lui fallait souffrir sans soutien, elle se trouverait environnée de crainte pour les mêmes choses qu’elle passionne à présent.

Il faut commencer par donner à Dieu des preuves de l’amour que vous Lui portez, non en jouissant de Ses caresses amoureuses, mais en vous appliquant à vos devoirs. Il faut conserver la présence intime de Dieu dans tout ce que vous faites, et ne vous embarrasser pas quand même vous perdriez le sentiment de cette divine présence, pourvu que vous en conserviez la vérité. Lorsque vous avez satisfait à ce que vous devez aux autres et à l’obéissance, prenez le reste du temps pour faire oraison. Mais accoutumez-vous de bonne heure à une oraison forte et continuelle et que tous vos emplois ne divertissent point. Si vous me croyez sur ce point, comme j’en ai quelque expérience, vous verrez que Dieu Se fera sentir plus fortement à vous dans toutes les occupations qui [17] sont d’ordre de Dieu, et non de choix propre, [car celles-là ne sont pas de même] qu’à l’oraison ; et dans la suite, si vous quittiez vos emplois pour l’oraison, vous n’y trouveriez plus la même chose, et vous en auriez du reproche intérieur.

Dieu vous a donné un très grand don d’oraison, et c’est la marque qu’Il vous appelle à beaucoup de morts et de renoncements. Comptez, madame, que l’on ne meurt à soi-même que par ce qui nous vient de Dieu et que Sa Providence nous ménage. Les plus grandes pénitences, les humiliations les plus fortes que nous choisirions, nous feraient vivre en nous-mêmes, loin de nous y faire mourir. Mais celles qui nous viennent de la Providence, auxquelles nous ne nous attendons point, sont celles qui ont le véritable caractère de nous faire mourir à nous-mêmes. Tout ce qui vient de Dieu même, excédant notre capacité naturelle, porte toujours avec soi paix et rassasiement. Le cœur de l’homme peut bien être ému et même attendri par les objets moindres que [18] Dieu, mais il ne peut être rempli, pacifié, ni éprouver ce rassasiement divin que Dieu fait goûter au cœur qu’Il remplit avec surcroît. Si vous goûtez déjà dans ces échantillons tant d’innocentes délices, que sera-ce de la Vérité éternelle lorsqu’elle se manifestera à vous? Mais soyez en même temps persuadée que Dieu ne nous accable de plaisirs ineffables qu’afin de nous rendre propres à porter le poids de la croix.

Il est vrai que la croix n’est pas croix pour celui qui aime et qui ne compte aucuns travaux pour l’amour. Mais lorsque l’amour se cache, et qu’il le laisse surchargé du poids de la souffrance, il la trouve très lourde. Ne jugeons pas de notre courage dans le temps de la douceur de l’amour : il en faut juger dans celui de la rigueur de l’amour. Accoutumez-vous donc à un amour fort et généreux, qui ne s’arrête ni par la douceur ni par la douleur. Cet état met l’âme dans une inaction apparente2 pour le dedans, parce que l’action de Dieu absorbe [pour ainsi parler] celle de l’âme ; mais elle [19] agit très véritablement, se laissant mouvoir au Saint-Esprit. Demeurez donc dans un profond silence et, comme dit l’Ecriture3, que toute chair se taise en la présence du Seigneur.

Encore une fois ne dérobez rien à vos emplois pour faire oraison, mais prenez tous les moments de reste pour la faire, et surtout faites-la dans tout ce que vous faites. C’est être martyr du Saint-Esprit que d’être tellement dévoué à la volonté de Dieu et à celle d’autrui, que l’on ne fasse jamais sa propre volonté en quoi que ce soit. Il y aurait bien des choses à dire là-dessus, mais ma fièvre ne me permet pas d’écrire plus au long. Dieu donne des désirs, des mépris et des croix lorsqu’Il veut faire passer une âme par les mépris et les croix, et non pas afin qu’elle fasse rien par elle-même pour se faire mépriser. Il faut recevoir avec plaisir ce qui crucifie et humilie.

C’est répondre à votre lumière que de vous attacher fortement à votre devoir, [20] puisque par-là même vous mourrez à l’inclination de la solitude, inclination qui ne vous est pas alors donnée pour vous rendre solitaire, mais pour vous empêcher de vous dissiper dans les occupations extérieures, d’y agir humainement et par humeur. Pour la personne qui est du monde, Notre-Seigneur, vous l’ayant adressée, vous donnera ce qui lui sera nécessaire. Je ne refuse pas, lorsque je me porterai bien, de vous envoyer quelque chose si Dieu me le donne. C’est en Lui que je suis toute à vous.

1Points de suspension de Dutoit.

2Italiques de Dutoit, comme celles qui suivent.

3Zacharie, 2, 13.

 46 [D.1.6]. Divers avis de conduite.

Pour ce qui vous regarde, il est bon d’avoir un peu d’attention [32] pour ne rien faire qui puisse peiner les personnes avec qui on est obligé de vivre ; mais vous poussez cela trop loin, et il ne faut s’occuper de rien. Remplir ses devoirs, ou s’en faire une occupation sont deux choses fort différentes. Il faut s’occuper de Dieu davantage : c’est Lui qui vous fera remplir vos devoirs sans vous en occuper, et Il vous les fera remplir parfaitement, détruisant peu à peu cette fourmilière de défauts. Lorsque vous sentez cette occupation de vous-même et des autres, tournez-vous au-dedans de vous-même pour vous appliquer à Dieu, et vous verrez que tout tombera. On est occupé des choses, parce qu’on en est plein ; et cependant Dieu demande un grand vide, sans quoi Il ne peut nous remplir.

La plupart de nos défauts viennent de ce qu’on ne fait pas assez d’oraison et de ce qu’on ne se tient pas assez en la présence de Dieu. C’est à Lui à nous vider de nous-mêmes et à nous remplir de Sa grâce. Il faut pour cela s’exposer souvent devant Lui, car croire en venir à bout autrement, c’est croire voler sans ailes. Le travail [33] qui ne va qu’à combattre directement nos défauts, est un travail autant infructueux que décourageant. Prenez donc le biais que je vous dis et vous vous en trouverez bien.

Il est bien juste que l’amitié fasse faire les choses, et c’est Dieu qui donne cette amitié dans ceux qu’Il unit ; mais il faut sanctifier l’amitié. Ne nous flattons point : nous n’avons pas une vertu assez persévérante et assez forte pour agir toujours par principe de vertu, si le goût de l’amitié n’y était pas mêlé et si nous n’avions que des répugnances. Une marque de cela, c’est que nous n’agissons point avec les gens qui ne nous reviennent pas et que nous n’aimons pas, comme avec ceux que nous aimons. Cependant une vertu ferme et constante devrait faire cette égalité et produire cette même manière d’agir.

Comme vous savez le principe qui me fait vous parler, qui est une très tendre amitié en Jésus-Christ, je crois que vous recevrez de bon cœur ce que je vous dis, car pourquoi nous flatterions-nous les uns les autres, puisque, n’ayant pour but que [34] de plaire à Jésus-Christ, nous n’aurions qu’une fausse charité si nous ne nous aidions pas à Lui être agréables ? Je vous dirai donc que vous avez toujours eu le défaut pour ce qui regarde le manger, et la nature se couvre du prétexte de vouloir que rien ne manque aux autres. Il est bon d’être exact, mais il ne le faut pas être trop. Et pour vaincre votre humeur, il faut passer sur bien de petites choses qui choquent votre naturel. Pour le faire efficacement, il faut attendre que votre humeur soit passée pour répondre, et le faire avec application à Dieu : alors vous direz sans gronder les mêmes choses, et la réprimande fera plus d’effet.

Rien ne doit tant blesser un esprit droit que la fausseté. Mais comme Dieu ne nous a pas établis correcteurs du genre humain et que la charité doit couvrir la multitude des défauts, je m’abstiendrais de parler de ceux des autres, parce que si Dieu leur avait fait les grâces qu’Il nous a faites, ils seraient beaucoup meilleurs que nous. D’ailleurs, tout ce que nous en disons ne sert qu’à nous salir [35] sans les purifier. Pour ce qui regarde vos ajustements, je mépriserais les choses et les laisserais quelquefois moins exactement. Pour les communions, je ne voudrais point me fixer à certains jours, mais prendre ceux où vous avez moins d’embarras. Assistez à la messe le plus que vous pourrez. Lorsque vous croyez que vous avez dit ou fait certaines choses qui peuvent scandaliser vos domestiques de vous voir communier ensuite, abstenez-vous ces jours de la communion, car nous sommes redevables aux forts et aux faibles.

Je voudrais que vous fissiez tous les jours au moins une heure d’oraison, et plus si vous le pouvez. Lorsqu’il fait froid, on n’est pas échauffé d’être un moment devant le feu, mais c’est après y avoir été longtemps qu’on commence à sentir la chaleur. Que si tous les temps qui ne sont pas absolument nécessaires à remplir nos devoirs, nous les employions à faire l’oraison, nous conserverions cet esprit d’oraison dans nos devoirs et nous n’y commettrions pas tant de défauts.

C’est un grand malheur que d’être [36] obligé de traîner après soi tant de domestiques, car il ne faut scandaliser personne. Tout m’est permis, dit saint Paul, mais tout n’est point expédient : ainsi, quoique votre conscience ne vous reproche rien, présentez-vous au prêtre pour en recevoir la bénédiction, sans vous gêner à chercher ce que vous ne trouvez pas, et communiez ensuite. On a fait un si grand abus depuis quelque temps de la confession, qui est sacrement où il faut de la matière pour absoudre, qu’on n’ose communier sans aller à confesse, quoique cela soit contraire à l’ancienne pratique, car il faut, en se confessant, avoir regret d’avoir offensé Dieu et la résolution ferme de ne plus retourner, ce qui ne se trouve pas lorsqu’il n’y que des imperfections de pure faiblesse. Il faut donc recevoir simplement la bénédiction, ou, pour l’absolution, vous confesser des péchés de votre vie passée.

 47 [D.1.7]. Bonheur de connaître ses défauts.

[37] Une des plus grandes grâces que Dieu nous puisse faire, c’est de nous donner la connaissance de nos défauts. C’est dans la retraite que cette connaissance nous est donnée, parce que l’âme étant plus tranquille, elle est comme une eau reposée où l’on voit mieux toutes les saletés. Mais pour profiter de cette retraite, il faut travailler sans empressement, prendre et quitter l’ouvrage pour l’entremêler de silence, faire de fréquents retours au-dedans, car la retraite extérieure n’est rien sans celle du dedans. Il y a des personnes qui, par leur naturel, sont portées à l’inaction et qui n’en sont pas plus intérieures : les mélancoliques sont assez de ce nombre, et [38] les paresseux. Mais lorsqu’on joint la retraite intérieure et l’application à Dieu à la retraite extérieure, tout va le mieux du monde. Votre naturel est vif et mélancolique, doux, et cependant quelque chose d’un peu aigre : vous indisposant facilement et ne revenant pas de même, excessive dans vos arrangements que vous appelez bon ordre, facile à vous enjouer des personnes et à vous rebuter, arrêtée à votre propre sens, quoique avec une démission apparente, excessive dans ce que vous louez ou blâmez ; et, sans même le vouloir, vous avez beaucoup d’art pour persuader ce que vous voulez qu’on croie, ce qui ne vient pas d’envie de tromper, mais de la force de votre imagination.

Vous voyez combien je vous aime, puisque je vous dis ainsi vos défauts et ne vous épargne pas. Une des plus grandes marques d’amour que Dieu puisse nous donner, c’est de nous faire connaître nos défauts et de nous montrer à nos yeux tels que nous sommes : aussi la plus grande preuve d’amitié que je puisse vous donner est de vous faire connaître vos défauts. [39] Lorsque nous ne profitons pas de la lumière que Dieu en donne, Il Se tait et ne nous les fait plus connaître. C’est un des plus grands malheurs qui nous puisse arriver. Il y a des personnes qui se jugent parfaites, parce que Dieu ne les éclaire pas à cause de leur infidélité et que rien ne leur reproche. C’est l’Esprit qui est éteint en eux, comme dit saint Paul1, et non pas que la source de leurs défauts soit tarie. Les défauts paraissent moins au-dehors, parce qu’ils sont plus enracinés au-dedans.

Tenez-vous donc heureuse de ce que Dieu vous fait connaître les vôtres, ou par Lui-même, ou par autrui, et prenez un nouveau courage pour vous poursuivre vous-même. Ne ménagez rien avec Dieu dans un temps où Il n’a rien ménagé pour vous. Ce n’est rien de nous dire les enfants de Jésus-Christ si nous ne travaillons à L’imiter dans Sa vie cachée, petite, souffrante et humble.

Je vous conjure donc de vous renouveler dans ce saint temps pour être plus à Dieu, et mon âme aura une [40] entière correspondance avec la vôtre. Il y a des personnes qui se persuadent que je me préviens à leur égard, que je change pour elles : elles se trompent. Un jour, elles verront à la lumière de vérité ou qu’elles ont été infidèles, ou qu’elles ont changé de conduite, et qu’elles se sont éloignées elles-mêmes les premières. Je reste toujours en ma même place : si on s’écarte, on se trouve plus loin de moi ; si l’on se rapproche, on me trouve comme j’étais auparavant. Combien de gens sortent de leur sphère sous bon prétexte ? Combien de gens s’éloignent insensiblement de ce que Dieu demande d’eux, pour faire ce que Dieu ne demande pas ? Aimons ceux qui nous reprennent, car ce sont eux qui nous disent la vérité. Craignons ceux qui nous flattent ou tolèrent, car la vérité n’est point en eux, quoiqu’ils assurent qu’ils disent la vérité.

Pour ce que vous me dites, comment il faut faire quand vous avez cédé à monsieur votre mari, pour ne pas se persuader que la raison est de votre côté,   il y a plusieurs moyens de cela : le plus essentiel est la parfaite humilité, [41] qui ne nous permet jamais de croire que nous ayons raison et les autres tort. Il est impossible d’avoir une parfaite démission d’esprit que par l’humilité ; mais comme nous n’en sommes pas là encore, [un autre moyen] c’est de laisser tomber toutes vos raisons, sans les entretenir volontairement un moment, sans les comparer avec les autres, les redire pour se faire approuver. C’est par cette disposition journalière et par une démission continuelle qu’on parvient à la pauvreté d’esprit, qui est la mère de l’humilité. Prenez courage et me croyez à vous du fond du cœur. Il ne tiendra jamais à moi que nous ne soyons fort unies.

1I Th 5, 19.

 48 [D.1.8]. Ne point haïr la corrrection.

Vous croyez donc qu’il n’y a qu’à se donner à moi tout à fait ; il faut voir si j’accepterai. La charge est plus forte que vous ne pensez1 [42]. Vous êtes libéral, à ce que je vois, des choses qui sont avantageuses à celui qui les donne, et onéreuses à celui qui les reçoit. Vous ne vous sauriez livrer à moi sans vous livrer à Jésus-Christ : c’est la même chose. Parlez jusqu’à ce qu’Il vous fasse taire, parlez sans que l’on vous réponde. Mais ce n’est pas tout que de parler : il faut faire. Jusques à quand compterez-vous pour quelque chose les biens et les commodités de la terre ? Prétexterez-vous toujours une avarice réelle d’un bon ordre et d’une nécessité ? Comment celui qui tient encore à l’argent, pourrait-il aimer Dieu purement si la moindre attache aux dons les plus spirituels empêche la pureté de cet amour ?

Croyez-moi, le détachement vous est plus utile que tout le reste. Défaites-vous de tout ce qui vous tient le plus au cœur. Ne craignez point de ne pouvoir payer vos dettes : vous les payerez toujours assez, votre première dette est envers Dieu. Vous avez deux maux tout contraires : l’amour de l’argent et le désir des plaisirs. Vous les goûteriez tous volontiers s’il [43] ne vous en coûtait ni Dieu ni argent. Vous vous privez des choses qui flattent votre goût lorsqu’elles coûtent ; et vous ne vous en privez pas lorsqu’elles vous sont présentées sans qu’il vous en coûte rien. J’ai bien d’autres vérités à vous dire, mais vous ne les pourriez porter2. Voyez si, au prix de les entendre, vous voulez vous donner à moi. Je vous ai beaucoup écoutée : écoutez-moi à votre tour, et croyez que qui voudra être épargné ne pourrait vivre avec moi. Auriez-vous bien le courage de montrer cette lettre à N. ?

1Le directeur mystique « porte » le dirigé ; v. dans la Vie (2.18-19 ; 2.22) les descriptions des peines supportées si ce dernier résiste.

2Ces vérités durement assénées se retrouvent dans les lettres suivantes (« Mais je ne gronde que pour consoler », cinquième lettre suivante), ainsi qu’un rapport triangulaire avec « N. », le directeur. On est ici en présence d’une petite « suite » de lettres de direction. De même les éditeurs avaient laissé groupées des lettres au marquis de Fénelon (éditées dans notre premier volume).

 49 [D.1.9]. Ne point haïr la correction (suite).

Vous voulez que je vous dise vos défauts. Je le veux. S’ils vous peinent, prenez-vous en à vous. Je ne vous dirai que ceux qu’il plaira au Maître que je vous dise. Je vous trouve plein d’attention sur vous-même et de retours de délicatesse, causée [44] par une longue habitude (c’est une chose qui ne se peut dire comme je le vois)  tant pour les moindres incommodités auxquelles vous faites attention, que pour la manière même dont vous les souffrez, pleine de petites recherches : faisant remarquer que vous n’en avez point, que vous y êtes indifférente et cependant ne l’étant point sur votre coiffure, sur toute votre personne, étant bien aise d’être remarquée et d’être comptée pour quelque chose devant Dieu et devant les hommes. Je remarque une impureté continuelle dans ce que vous dites et pensez de votre état, faisant remarquer que vous avez peu d’appuis, même dans ce que vous dites que vous le croyez mauvais : impureté continuelle devant Dieu ! Il faut l’oublier absolument. Votre esprit et votre raison agissent incessamment dans ce que vous écrivez à M** : impureté continuelle ! vous grossissez vos peines en les lui disant, comme voulant en être plainte et faire voir que vous souffrez.

Ce que je vous dis est exprimé grossièrement, mais ce que je vois est si subtil, si étendu, et tant d’autres [45] choses qui fourmillent et qui me sont montrées qu’il faut plutôt me taire qu’en parler. Vous mesurez toujours le profit sur ce que vous sentez ou ne sentez pas : vous avez un rapport continuel à vous. Et dans les choses mêmes où il paraît le plus de désintéressement, il y en a un secret. Vous faites remarquer votre détachement et comment vous préférez les autres, et votre vue propre s’en fait une nourriture secrète. Remarquez qu’il y a des choses que vous dites quelquefois avec simplicité, et celles-là, je les discerne par le goût du fond. Mais il y en a la plupart qui se disent par cette vue secrète et cet amour enraciné d’être quelque chose, en sorte que cela même a eu part dans les sacrifices que vous avez faits, auxquels vous ne nous seriez pas engagée si aisément si vous n’aviez espéré votre perfection. Vous comparez votre état aux autres, et vous êtes si habituée aux retours qu’ils vous sont comme naturels et que vous ne les voyez plus comme retours, soit que Dieu vous exerce, soit qu’Il vous donne quelque grâce, sèche ou dans l’abondance. Il y a chez vous une rapine [46] continuelle. Soyez persuadée que cela est vrai. Si je vous disais tout, je vous ferais frayeur. Cependant, entrez simplement et avec acquiescement à tout ce que l’on vous dit, et Dieu, qui est le grand médecin, vous guérira Lui-même. Gardez cette lettre : elle est vérité de Dieu1.

1On trouve une même « dureté » et assurance de « vérité de Dieu » dans des lettres de Chrysostome de Saint-Lô.

 50 [D.1.10]. Usage de la rigueur. Misère universelle.

Vous trouverez sans doute, doux comme vous êtes, ma lettre trop forte : mais, cher N., je ne sais point mettre des oreillers sous tout coude1 de la maison d’Israël. Si je ne lui dis pas la vérité, qui est-ce qui la lui dira ? Pourquoi des ménagements si la rigueur n’y fait rien ? Cher N., ne mettons point de lénitif où il faut du feu. Je ménage ceux qui ont besoin de ménagement ; mais ceux qui se sont eux-mêmes jetés dans le péril et qui s’y plaisent, pourquoi les [47] ménager ? J’avoue que je suis peut-être plus désagréable à Dieu que lui : je ne m’en crois pas moins misérable. Combien de chirurgiens avec des plaies plus dangereuses en pansent-ils de moindres ? Je vous avoue que je n’aperçois plus de route à son cœur : tout m’y paraît bouché. Si la faute vient de mon côté, je prie mon divin Maître de vous le faire connaître.

O misère, misère humaine ! Que sommes-nous, et que serions-nous sans mon Maître ? Je vois que le meilleur de nous ne vaut rien du tout, du tout. Il n’y a de bon que ce qui est au Maître ; encore le gâtons-nous. Il faut aller votre train, faisant de votre mieux, et laisser gronder Dame Nature, qui veut tenir toujours quelque chose pour s’amuser. Il n’y a que le cœur parfait en Dieu qui ne s’attache à rien. Tout le reste a ses attaches.

1Ez. 13,18.

 51 [D.1.11]. Ne point contester, etc.

Est-il possible que vous ayez disputé avec N. ? Il y a en cela [48] bien des fautes considérables, d’amour-propre, de préférence de votre jugement. Quand la moindre personne du monde vous dirait que vous auriez tort, vous le devriez croire, car c’est une faute que de se justifier, une plus grande de le faire avec dispute ; mais c’est tout autre chose de ne pas acquiescer d’abord à N., qui vous tient la place de Dieu. Est-ce lui qui vous conduit ou si vous le voulez conduire ? Comment le croirez-vous sur des fautes qu’il ne voit pas, si vous ne le croyez pas sur celles qu’il voit ? Par-dessus cela, vouloir donner un juge à votre juge naturel ! Quoi ! un tiers, pour savoir qui a raison de Dieu ou de vous ! Car vous devez regarder N. comme Dieu, ou ne vous en pas servir. Qu’il ne vous arrive donc jamais de disputer avec lui. C’est ce qui me paraît le plus de conséquence, car cela est essentiel, et comme un orgueil dangereux.

Croyons toujours que nous avons tort dès que quelqu’un nous le suppose, et croyez dans la véritable petitesse qui consiste à recevoir comme un enfant. Du reste, [49] allez votre chemin, ne vous inquiétez pas de vos défauts ; dites bonnement ce qui vous vient au cœur et laissez l’événement à la Providence. Prenez garde de ne rien écouter de ce qui a l’air de médisance. Vous faites deux maux en cela : l’un d’écouter, l’autre de faire dire. Mais quoiqu’il vous puisse être arrivé, je veux sur toutes choses que vous demeuriez en paix, ne vous occupant pas un moment de vous-même.

 52 [D.1.12]. [Grâce et nature].

Lorsque vous avez dit les défauts simplement, sans vous embarrasser s’ils sont vrais ou non, laissez tout tomber et ne vous en embarrassez plus. Les dires, c’est votre office, mais vouloir qu’on les croit et les corrige, cela n’est plus de vous. C’est à vous à demeurer en paix, laissant à Dieu d’exécuter Lui-même ce [50] qu’Il vous fait dire, si c’est Lui qui le fait dire. Bon courage, douceur, petitesse, oubli de tout. Vous savez votre impuissance à vous corriger de vos défauts, les autres peuvent avoir la même impuissance.

La grâce agit par le fond de la personne qui conduit sur le fond de celui qui est conduit (ce que j’appelle fond, est l’intime de l’âme), en sorte que ce fond de grâce ne s’indispose point pour les défauts extérieurs des autres, et moins sur ceux qui nous regardent que sur les autres. Quand nous nous sentons refroidis et indisposés sur les défauts de nos frères, surtout lorsque ces défauts ont rapport à nous, c’est une marque que c’est la nature qui agit, laquelle il ne faut point suivre, car la grâce connaît le fond de celui qui lui est adressé, en sorte que, quoiqu’il soit d’un ordre fort inférieur à nous, cet éloignement ne nous indispose point, attendu que, remplissant l’étendue de Sa grâce, Dieu ne lui en demande pas davantage. Que s’il est infidèle à ce fond de grâce que Dieu lui a donné, le fond supérieur le discerne fort bien, mais sans rebut [51] ni dégoût, avec une charité étendue pour le redresser. Tout ce qui rebute, éloigne, refroidit, est de la nature et non de la grâce. Au reste, je vous aime. A Dieu.

 53 [D.1.13]. S’avancer toujours.

Vous savez que la plus forte preuve de l’amour est de ne rien souffrir à la personne que l’on aime. Je ne gronde que pour consoler. Ne croyez pas que je sois renouvelée pour N. ; point ; mais j’ai en mouvement de lui écrire cette lettre, vaille que vaille. Ne doutez pas que vous n’ayez beaucoup d’amour-propre, mais il faut passer à travers, sans s’y arrêter ni l’écouter. Tout consiste à toujours marcher, sans s’arrêter. On amasse de la crotte, on se déchire, mais n’importe. Allez, allez, et n’arrêtez pas un moment. C’est tout le secret. Ne tournez jamais la tête. Un boiteux qui va sans [52] s’arrêter, marche mal à la vérité, mais il arrive plus tôt que celui qui s’arrête. C’est bien fait que de vous laisser dévorer à la peine sans réflexion, et Dieu vous fait faire tout ce qu’il faut pour marcher bien vite. Allez donc au nom du Seigneur, et me croyez tout à vous, mais de bon cœur.

 54 [D.1.14].

Ayez bon courage et laissez tomber tout ce vilain amour-propre qui empoisonne toutes choses. Ne vous en inquiétez pas, mais servez-vous en comme d’un méchant cheval, pour continuer votre voyage. Plus vous connaîtrez et sentirez ce que vous êtes, moins vous vous aimerez : et c’est tout ce que je souhaite. La science gît dans l’esprit et dans quelque chose de guindé et de grand : soyez bien petite. Fi de toute hauteur et de tout retour sur soi !

 55 [D.1.15]. Connaissance de soi-même, etc.

[53] La plus forte illusion est de ne pas se connaître. Qui est-ce qui n’a pas cette illusion, et qui est-ce qui se croit tel qu’il est ? C’est pourquoi saint Augustin disait : Seigneur, que je vous connaisse et que je me connaisse ! Ô heureuses afflictions, heureux décri, heureuses misères, heureux rien, qui nous apprenez ce que nous sommes en nous faisant connaître à nous-mêmes, qui nous apprenez un peu ce que Dieu est autant qu’une faible créature en peut avoir de notice secrète ! c’est ce qui fait qu’on est persuadé qu’Il mérite tout, et qu’on Lui doit tout. C’est ce qui opère le pur amour qui veut tout pour Dieu, et rien pour soi.

Tous les saints ont prêché la sainte haine de soi-même. Qu’est-ce que cette haine ? Jésus-Christ l’a enseigné le premier : Celui qui hait son âme la [54] sauvera1. Quand on hait véritablement, on souhaite du mal à ce qu’on hait, on lui en fait autant qu’on peut. Quand on aime, on fait du bien à la chose aimée, on voudrait donner sa vie et ce que l’on a pour elle. Il n’y a que Dieu qu’on puisse aimer de la sorte. La charité nous permet de nous haïr de cette sorte et veut que nous aimions Dieu souverainement. Notre haine, pour être juste, ne se doit étendre que sur nous.  Mais hélas ! qui aime et qui hait comme cela ?

1Jean  12, 25.

 56 [D.1.16]. Se rompre en diverses choses pour l’amour de Dieu.

Vous avez raison de croire que je vous gronderai. Est-il possible qu’après les miséricordes que Dieu vous fait, vous soyez si vive et si sensible ? Ne vous découragez pas néanmoins, [55] car quoique la sensibilité soit une maladie, le découragement serait la mort. Supportez donc vos misères, je vous en conjure, mais aussi employez la grâce que Dieu vous donne, à vous combattre efficacement.

Il faut vous répondre par ordre. Ne pourriez-vous point vous priver de ces fêtes ? Je ne crois point que cela vous convienne, ni que cela même soit nécessaire pour remplir votre état. Ce sont de ces choses dont le retranchement dépendant absolument de vous, vous êtes obligée de le faire pour marquer à Dieu votre amour et votre fidélité. Comment voulez-vous n’être point dissipée dans des occasions de dissipations où vous vous exposez ? Il faut une fois vous déclarer pour Dieu dans ces sortes de choses contre les goûts naturels. Si vous ne le faites, vous vous affaiblirez et vous mériterez que Dieu retranche Ses bontés sur vous. Voyez si cela est conforme à ce que Dieu mérite et à ce qu’Il doit attendre de vous ? Je vous conjure par Son nom d’être plus sévère à la nature. C’est un bon jeûne que celui-ci.

J’ai cru vous devoir retrancher [56] celui du vendredi au sortir du Carême et l’été, ce qui n’empêchera pas que, dans la suite, on ne le puisse reprendre, si Dieu l’inspire. Vous n’êtes pas encore digne de faire de ces sortes de pénitences, vous qui êtes si vive que vous ne sauriez souffrir un air sec et méprisant. Il fallait répondre simplement à N. que vous l’aviez quitté par obéissance, que vous le reprendrez de même, et le tout avec douceur ; mais vous vous hérissez dès que l’on vous parle : c’est ce que je vous conjure, au nom de Jésus-Christ, de ne plus faire. Je Le prie qu’Il vous en donne la force. Ne croyez pas, quoique je vous dise cela, que j’aime que l’on ait un air sec avec vous. Nullement. Peut-être n’y pense-t-on pas : les choses se font sans dessein et Dieu le permet pour vous faire mourir à vous-même.

Ne soyez plus de mauvaise humeur lorsque vous aurez fait des fautes, car le chagrin vous tient en une disposition continuelle d’en commettre de nouvelles. Ayez cependant bon courage : Dieu est plus fort que vous n’êtes faible, Il aura soin de vous. Vous éprouverez encore longtemps le combat [57] de la nature et de la grâce. Tout ce que vous pouvez faire à présent, c’est d’éviter tout ce que vous pouvez éviter d’occasions de rentrer dans le monde, et de souffrir celles que vous ne pouvez éviter tâchant de vous rappeler au-dedans. Mais lorsque, par vivacité, vous avez commis des fautes, soyez-en humiliée sans en être chagrine. Ne laissez point éloigner votre cœur de N. : le démon fera tout ce qu’il pourra pour cela. Comment exercerez-vous la patience et la modération si ce n’est envers elle ? Vous n’en pouvez avoir d’occasions dans votre famille, qui n’étant composée que d’enfants et de domestiques, vous n’y pouvez être contrariée. Cependant il faut se rapetisser. Vous êtes heureuse que Dieu vous en fournisse les occasions : profitez-en, je vous prie, afin qu’elles ne soient pas rendues inutiles. Vous ne pouvez marquer l’amour que vous avez pour Dieu que par les effets ; les paroles et les sentiments nous trompent souvent. Croyez, s’il vous plaît, que personne au monde ne vous aime plus que moi. Je prétends vous en donner des preuves en ne vous flattant pas. [58] Je ne laisse pas de conserver dans mon cœur le respect que je vous dois.

 57 [D.1.17]. Se mortifier en diverses choses.

Je suis le penchant qui m’est venu de vous écrire pour vous conjurer d’être à Dieu sans réserve et de vous renoncer dans les petites choses qu’Il m’a fait vous dire. Oh ! que les petits sacrifices attireront de miséricordes ! Vous aimez Dieu, témoignez-le Lui en vous renonçant dans ce qui vous fait quelque plaisir. Je vous aime véritablement parce que Dieu vous aime, et qu’Il vous a choisie pour faire triompher Sa grâce de l’impétuosité de votre naturel et de la vivacité de vos sentiments.

Vous êtes suffisamment persuadée que vous ne pouvez vous vaincre vous-même que par une occupation fréquente de la présence de Dieu, que par le silence et la retraite selon votre [59] état. Ce n’est pas assez que cela, quoique ce soit beaucoup. Il faut vous renoncer dans toutes les choses qui vous font quelque plaisir et auxquelles vous avez quelque attache. Retranchez la magnificence : si vous n’aimez pas le monde, pourquoi porter ses livrées avec plus d’attachement que ceux qui l’aiment le plus ? Renoncez donc à tant de choses superflues, et ne croyez pas par là faire une action fort héroïque : vous ne ferez qu’un simple devoir de justice auquel vous ne sauriez manquer sans péché ; vous vous mettrez en état de payer peu à peu vos dettes. Ce que vous pensez ne s’accorde point avec ce que  vous faites. Vous pensez comme vous devez penser de Dieu, et vous êtes extérieurement comme ceux qui ne pensent rien de ce qu’ils doivent penser. Il faut donc garder tout ce qui est de bienséance et retrancher le magnifique. Jouez peu et petit jeu : le reste ne vous convient point. Évitez les conversations dangereuses en attendant que vous soyez assez forte pour éviter les inutiles.

Faites profession d’être chrétienne ; vous le pouvez d’autant plus facilement [60] qu’étant maîtresse de vous-même, vous ne devez rendre raison à qui que ce soit de ce que vous retrancherez pour l’amour de Dieu. Souffrez, pour vous accoutumer à la patience, d’être quelquefois moins bien coiffée que vous ne voudriez. Souvent pour être un quart d’heure plus tôt à l’église, vous vous impatientez de la lenteur de vos filles : ne vaudrait-il pas mieux y être une demi-heure plus tard ? Dieu ne veut point de ces dévotions qui sont le fruit de nos impatiences. Taisez-vous tout à fait lorsque votre humeur est remuée, car il vous sera plus facile de ne rien dire du tout que de dire peu lorsque vous avez commencé à parler. Quand on est du naturel dont vous êtes, il se faut faire d’extrêmes violences pour se surmonter. J’espère que vous en viendrez à bout, car Dieu vous ayant choisie comme Il a fait, Il ne manquera pas de vous assister d’une protection particulière. Donnez-vous bien à Lui, afin qu’Il vous fasse faire ce qu’Il me fait vous dire.

 58 [D.1.18]. Mort à l’esprit propre…

[61] Il est très difficile de se défaire soi-même de son esprit lorsque l’on en a autant que vous en avez, mais il est aisé de ne lui point donner d’aliment qui le fasse revivre, lorsque l’on sait que cet esprit est un obstacle absolu au domaine de Dieu en nous, et que cela blesse son cœur. J’ai tâché plusieurs fois de vous écrire, mais en vain : le Maître ne l’a pas permis, parce qu’Il voulait que j’écrivisse la vérité, qui n’est que très rarement reçue et encore plus rarement goûtée.

On dit : « Je veux que mon esprit meure, mais je ne le puis tuer ». Cependant, Dieu le condamne à la mort, et le moyen le plus sûr est de le priver de toutes sortes de nourriture. Vous le nourrissez pourtant avec le même soin qu’une chose dont la vie serait infiniment [62] chère, car n’est-ce pas le nourrir que de rejeter tout ce qui lui est contraire et lui donner incessamment tout ce qu’il aime ? De faire même un choix de ce qu’il aime le mieux pour le lui donner ? On trouve des prétextes pour cela. N’est-ce pas le nourrir que de n’aimer que ce qui est haut, et fuir et dédaigner ce qui est petit ? D’avoir du mépris pour les dons de Dieu, parce qu’ils sont renfermés dans un sujet méprisable ? De tourner en ridicule, par une raillerie affectée, ce qu’il y a de plus saint pour vous, puisque c’est le sacrement du Seigneur ? Rien n’est plus propre pour empêcher l’efficacité des paroles et des lettres que le tour ridicule qu’on leur donne. Rien n’est plus opposé à Dieu qu’un esprit hautain et railleur.

Les vertus que vous pouvez avoir sont plus de la générosité naturelle et de la noblesse de l’âme que du goût de Dieu. Qu’avez-vous qu’un païen honnête homme ne puisse avoir ? Mais la petitesse, la docilité, laisser éteindre le brillant de l’esprit qui absorbe en vous toute onction et qui, semblable aux épis de Pharaon, dévore la nourriture grasse et abondante que Dieu donne [63] au cœur docile, ce sont les vertus que je viens de dire qui sont les vertus de Jésus-Christ, inconnues aux païens et même aux chrétiens ordinaires.

Votre esprit prend à présent le dessus de tout, et vous avez trouvé le secret, par le tour railleur que vous donnez aux choses qu’on vous dit, d’empêcher le fruit de grâces qu’elles apporteraient. Moquez-vous encore de ma lettre si vous voulez, contristez le Saint-Esprit : ce n’est pas ma faute. Le Seigneur sait que j’ai crié, que j’ai parlé, que j’ai souffert en me taisant, ou plutôt, Il a fait tout cela en moi pour vous. Au lieu de L’écouter Lui-même, vous méprisez l’organe de Sa parole, et ne voyant la vérité qu’au travers d’un objet plein de misères, vous vous arrêtez à l’écorce grossière et méprisable qui la renferme, et vous mettez par là un fort grand obstacle à l’écoulement de la grâce. Lorsque vous êtes de la sorte, mon âme est comme divisée d’elle-même, au lieu de cette union pleine de douceur que j’éprouve lorsque vous voulez bien être assez petit et assez docile pour recevoir avec respect ce qui est de Dieu1. Si vous ne le croyez pas de Dieu, [64] ne vous y amusez pas davantage, rompez tout d’un coup. Si vous le croyez de Dieu, respectez-le.

1Effets de la « maternité » spirituelle décrits dans la Vie (2.18-19 ; 2.22).

 59 [D.1.19]. Réponse à la lettre qui précède :

Je consens, madame, à tout ce que vous me mandez. Je reconnais la vérité de tout ce que vous me reprochez ; je n’ai pas besoin de foi pour le croire, car je le sens. Il n’est question que de savoir précisément en quoi je dois retrancher toute nourriture à mon esprit. Mandez-moi simplement si je dois éviter les gens d’esprit avec lesquels j’ai des liaisons qui ne sont pas de nécessité, ou si je dois, en les voyant, supprimer les conversations de vivacité, d’agrément, ou de science, ou de connaissance des affaires du monde qui entretiennent ce maudit goût de l’esprit. Pour les gens qui n’en ont pas, je ne les évite guère de propos délibéré : je n’ai guère d’occasion de les recevoir ni de les écarter. Quand il en vient quelqu’un, il est vrai qu’il m’ennuie, et que quand le hasard m’en défait, je me sens débarrassé. Je suis sujet dédaigneux, [65] mais je tâche d’être honnête et je suis même sincèrement touché de la bonté que je vois en eux. Si je me croyais, il me paraîtrait que je suis moins coupable pour m’accommoder trop des gens d’esprit que pour trop éviter les autres. Je ne laisse pourtant pas de reconnaître un fond de hauteur sèche et dédaigneuse. Pour vous, je ne vous regarde point par les talents naturels : je me soumets sans raisonner et je vous suis étroitement uni. Quand vous faites quelque raisonnement qui me paraît mauvais, je le compte pour rien et je vous regarde par un autre côté. Mes petites railleries ne sont qu’un jeu qui ne diminue en rien ma soumission et ma foi. Je crois pourtant que ce jeu nourrit secrètement un certain goût d’esprit et une hauteur secrète. Je veux donc bien, pour m’en corriger, parler toujours simplement et sérieusement. Dieu sait combien je tiens à vous plus qu’à ma raison. Mandez-moi ce que je dois faire.

 60 [D.1.19]. Soumission de l’esprit.

Le Maître est content de la docilité ; Il sera fidèle aux occasions comme on l’a été à la soumission. Une fidélité inviolable à suivre Dieu : ne pas dire tout ce que l’on aurait envie, supprimer quelquefois un brillant extraordinaire. Dieu n’en veut qu’à l’esprit, et il faut que Sa grâce prenne le dessus et le surmonte, sans quoi, il y aurait, toute la vie, un mélange monstrueux de la grâce et de l’esprit. Le Maître veut être seul maître chez vous ; Il veut des sacrifices de ce qui est le plus estimable. C’est le temps de séparer l’esprit de Sa pure opération, c’est pourquoi point de quartier là-dessus. La chose du monde la plus aisée est de suivre l’esprit et (ainsi) l’on s’écarte sans s’en apercevoir. C’est comme une brèche à la levée d’une rivière rapide, à laquelle il faut remédier avec une extrême promptitude.

Dieu veut être tellement maître de vous qu’il n’y ait que Sa pure lumière. [67] Vous avez un esprit très juste, une raison extrêmement droite ; rien n’est plus aisé que de suivre cet esprit et cette raison sans s’en apercevoir et que de le laisser passer pour un goût de grâce. Dieu veut votre esprit pur comme un ange et qu’il soit comme une simple intelligence. Vous êtes très pur à l’égard de ne rien [vouloir] ajouter à l’opération intérieure, mais vous n’êtes pas tel dans l’occasion : l’esprit agit, et il doit mourir. Ne lui pardonnez donc rien durant ce temps qu’il plaît au Seigneur de l’attaquer.

Je vous presse l’épée dans les reins parce que je sais de quelle conséquence cela est pour vous, et combien il est nécessaire de profiter de la lumière présente et qui est tournée contre cet esprit. Lorsque l’on ne profite pas de cette lumière présente, elle s’éteint peu à peu et elle ne demande plus rien, et l’on ne voit plus le mélange. Que vous êtes cher à Dieu et à moi !

 61 [D.1.20]. Soumission de l’esprit (suite).

Je suis satisfaite, mon cher E[nfant], au-delà de tout ce que je vous puis dire, de votre acquiescement et de votre soumission. Je ne doute pas que Dieu ne l’ait très agréable. C’est à présent votre esprit qui est attaqué, et c’est lui pour lequel je souffre, car Dieu le veut purifier. Je vous conjure, mon cher E[nfant], d’être uni à moi, car il est temps que l’œuvre se consomme. Que les lettres soient simples. Et laissez éteindre l’esprit, afin que l’onction de la grâce prenne le dessus ; que vos discours soient de même. Ne vous gênez en rien, mais aussi, que l’art n’ait de part en rien. Vos défauts ne seraient rien en un autre : ils ne sont [tels] que parce que Dieu veut plus de vous que de nul autre.

Je vous aime infiniment, mais Dieu exerce sur moi une terrible justice. Je suis contente de répondre pour vous. Il est terrible en Ses jugements et Il est [69] sans miséricorde pour ce qu’Il attaque. C’est donc votre esprit qu’Il veut attaquer. Je ne vous demande que cela. C’est le capital. Il est incroyable combien des bagatelles Le blessent dans les âmes qu’Il chérit d’une manière singulière, comme vous. Vous Lui êtes cher comme la prunelle de l’œil. Ce qu’Il ne voit pas dans les autres, Il le sent en vous. J’ai souffert pour purifier l’imperfection du goût de l’esprit : passe ! Et je souffre pour la purification de ce même esprit.

Soyez docile comme un petit enfant et vous serez comme Dieu vous veut. Je n’ai nul raisonnement juste, ne me regardez jamais par cet endroit ; si je l’avais, ce serait un mal pour moi et pour vous. Ne m’épargnez jamais lorsque vous voudrez me faire aller. Je ne puis souffrir que vous regardiez le temporel. Dieu m’a frappée d’une étrange manière cette fois, il y avait plus d’un an que je n’avais souffert pour vous : la nature était comme dans la rage, ne pouvant supporter un si étrange tourment. Donnez-vous donc de nouveau à Dieu afin qu’Il exerce sur vous son empire souverain : il faut qu’Il l’exerce par la destruction de ce qui est naturel [70] et acquis. Je vous conjure, mon cher E[nfant], d’entrer absolument en tout, comme vous le faites. Et laissez toute la raison pour vous soumettre aveuglément à une déraison apparente.

 62 [D.1.21]. Périls du propre esprit.

Je ne suis point surprise de ce que vous me mandez de N. Ce qu’il fait est imparfait, mais il vous est absolument nécessaire pour vous détacher de toutes choses. Ne vous inquiétez pourtant point de ce qu’il pense de vous : Dieu, qui vous a laissé votre vivacité, vous a voulu donner un contre-poids.

Pour lui, j’ai toujours remarqué qu’il suivait beaucoup ses goûts et ses sentiments. C’est ce qui fait une variation dans ses principes, tantôt dehors, tantôt dedans, selon qu’il se [71] trouve disposé. Ce qu’il y a à craindre, c’est que le goût des choses divines venant à lui manquer, il ne quitte tout à fait la voie par laquelle Dieu l’a conduit : la sécheresse de son naturel, et Dieu lui ôtant certains appuis d’une tranquillité (qui quoique sèche en apparence, ne laisse pas d’être savoureuse), le doute, l’hésitation soutenue du raisonnement éloignent insensiblement, de sorte qu’on se trouve enfin dans une autre sphère, où, l’activité trouvant son compte, on reprend les premières inclinations qu’on avait quittées avec peine. Qu’il est difficile de plaire au monde et à Dieu, et que le partage entraîne facilement dans le goût de la prudence charnelle et éloigne de la simplicité évangélique !

Pour vous, demeurez dans votre simplicité : c’est ce que Dieu veut pour vous. Cherchez-Le où Il vous a marqué qu’Il était pour vous, et non ailleurs. Ne témoignez jamais à N. ce que je vous ai mandé de ses manières. J’en ai terriblement souffert : c’est un terrible naturel, qu’on cache avec tout l’art et l’artifice que son esprit, qui lui paraît [72] infiniment supérieur à tout autre, lui fournit.

 63 [D.1.22]. L’attachement à soi, grand obstacle.

Je prie Dieu qu’Il ne demande compte à personne du tort qu’on lui peut faire en le rappelant trop tôt. Je ne serais point surprise quand les vérités qui regardent l’intérieur ne seraient point goûtées. Bien des gens comprennent la mortification extérieure, mais peu veulent en venir à un renoncement parfait de leur propre esprit, de leurs idées, de leurs raisonnements, de leurs préjugés, non plus que de leur propre volonté, pour entrer dans le petit sentier de la foi et suivre, nus et dépouillés de toutes ces choses, Jésus-Christ nu et dépouillé de tout pour notre amour. Cependant on ne parviendra jamais à la mort du vieil homme, (lequel [73] subsiste en tout ce que je viens de dire) pour être revêtu et animé de l’homme nouveau, que par cette voie.

On parle assez de la régénération, mais nul n’y entre, parce qu’on ne prend pas le chemin pour y arriver. Il y a même peu d’écrits qui en enseignent les moyens et ceux que Dieu fait écrire (qui sont les seuls vrais) ont peu d’effet, parce que l’homme est si amoureux de lui-même, de tout ce qui compose le moi, surtout du propre esprit, qu’il ne veut jamais entrer dans cette pauvreté spirituelle si nécessaire et si recommandée par Jésus-Christ. L'homme veut toujours opérer et être l’auteur de tout ce qu’il fait ; il veut voir, connaître et sentir. C’est ce qui fait que Jésus-Christ ne vit et n’opère point en lui. Jésus-Christ Se lasse, pour ainsi parler, à chercher des cœurs dociles et des esprits soumis ; mais hélas ! Il n’en trouve point. Tous font comme les gens de Bethléem qui lui refusent un logement. Il est obligé de se retirer dans une pauvre étable pour y naître, c’est-à-dire dans un pauvre cœur simple, dégagé de tout, méprisé et méprisable : c’est ce qu’Il cherche, mais qu’ils sont rares ! Il préfère, [74] dans l’étable et dans le désert, la compagnie des bêtes à celle des hommes, tant leurs faux raisonnements et l’amour d’eux-mêmes Lui sont à dégoût et insupportables.

La connaissance que j’ai du petit nombre de personnes qui veulent bien entrer dans cette mort entière d’eux-mêmes, me cause une douleur profonde. Nous dérobons à Dieu une gloire qu’Il attend de nous et qu’Il a droit d’en exiger, et que j’ose dire être la fin de notre création ; nous nous privons nous-mêmes, par notre entêtement, du plus grand de tous les biens, nous contentant d’une sorte de mort ou mortification qui n’est qu’une ombre de la mort et non pas la réalité. Je m’assure que si on voulait lire les Réflexions sur l’Écriture avec un esprit dégagé et résolu de perdre toutes choses pour Dieu, on y trouverait une manne cachée : c’est une moëlle enfermée dans une écorce ; mais il faut briser l’écorce, c’est-à-dire, nous défaire de nous-mêmes pour en goûter la douceur et la suavité. Je prie Dieu qu’Il Se choisisse des cœurs déterminés à être à Lui à leurs propres dépens. C’est tout ce que je souhaite au monde et ce [75] pour quoi je donnerais mille fois ma vie. Je vous salue et tous vos amis.

P.S. Si nous ne mourons pas au propre esprit et à la propre volonté, ainsi que je l’ai dit, nous ne serons jamais investis ni remplis de la raison éternelle et de la pure charité. Pour une raison bornée, on en a une immense, et pour un amour mélangé d’amour-propre, un pur et divin. Si nous quittons notre propre sagesse, nous aurons la Sagesse-Jésus-Christ en partage. C’est à Dieu de nous illuminer : je Le prie de le faire.

 64 [D.1.23]. la grâce fait changer l’humeur.

Je vous conjure, ma très chère, par l’amour de Jésus-Christ, qui n’est mort que pour nous unir tous en Lui, de surmonter votre humeur à l’égard de N., et pour cela il faut vous défaire des préventions. Rendez-vous complaisante, car il faut devenir par grâce tout autre que vous n’êtes par naturel [76]. Quel gré Dieu vous saura-t-Il d’une bonne volonté qu’Il a Lui-même mise en vous ? Et quelle espèce de renoncement vous convient mieux que celui-là, tant parce que son contraire altère l’union et la charité entre vous, que parce qu’il faut toujours s’attacher à l’endroit qui coûte le plus ? C’est donc ce que je vous demande présentement, de vous rendre à l’extérieur complaisante à N. : ne la regardez pas personnellement, mais regardez Jésus-Christ en elle, et que cette vue adoucisse votre cœur. Il faut qu’il en coûte pour être à Dieu : c’est un moyen de sanctification que Dieu vous a choisi. Aimez cette croix et la portez, vous convainquant même que vous avez le plus de tort, et qu’elle [cette croix] est plus dans votre imagination blessée que dans la réalité. Dieu sait à quel point votre âme m’est chère : je donnerais ma vie pour elle, mais il faut qu’elle entre sans hésiter dans une solide mortification de l’humeur.[77]

 65 [D.1.24]. Surmonter les défauts d’humeur.

Ne vous découragez jamais quoique vous éprouviez des misères infinies, mais supportez-vous et supportez les autres, persuadée néanmoins qu’ils ne vous feraient nulle peine si vous étiez plus mortifiée et plus petite. Comme néanmoins vous n’êtes pas maîtresse de sentir ou ne sentir pas les violentes agitations que votre naturel vif et sensible éprouve pour les moindres choses, il faut alors s’armer de patience et vous laisser calmer peu à peu, non avec effort, car vous n’en viendriez à bout de cette sorte, mais en vous reposant et en ne permettant ni à vos gestes [78] ni à vos paroles de montrer ce que vous avez au-dedans. Il faut de plus rentrer en vous-même, cherchant auprès de Dieu la force que vous ne trouverez en nul autre endroit.

Mais, ce me dites-vous, « la chose m’est presque impossible, l’extrême agitation où je suis ne me permettant pas de me retourner au-dedans et d’y chercher Celui qui peut seul calmer la mer la plus agitée ». Vous ne le pouvez à présent, à cause de la longue habitude que votre âme a prise de passer toute dans vos sens : dès qu’ils sont le moins du monde agités, vous sortez, pour ainsi dire, de vous-même, mais d’une mauvaise sorte. Tâchez de contracter une nouvelle habitude toute contraire : rentrez au-dedans de vous au lieu d’en sortir par le trouble et la promptitude, et votre âme, en se recueillant, attirera vos sens et les calmera, au lieu que vos sens, attirant votre âme, lui causent un trouble et des saillies dont vous n’êtes plus maîtresse. Celui qui s’est donné le branle pour se précipiter d’un lieu élevé, ne peut plus retenir son corps, quoiqu’il le veuille ; il faut qu’il tombe malgré lui. Si vous étiez prompte à rentrer [79] en vous-même dès les premières bourrasques, vous n’entreriez point dans ces fortes agitations dont vous n’êtes plus maîtresse.

Je vous dis que la chose vous paraîtra difficile dans le commencement, mais dans la suite elle deviendra la plus facile du monde, et il n’y a que l’habitude qui puisse vous rendre cette pratique aisée. Or, pour en prendre l’habitude, il en faut faire des actes fréquents ; et si à cause de la difficulté que vous y trouvez d’abord, vous perdez courage, et n’entreprenez pas de le faire, comment en contracterez-vous l’habitude ? Bon courage donc ! Où est le cœur qui se laisse abattre à la moindre difficulté ? Si vous aimiez un peu Dieu, tous les obstacles que vous trouvez en vous-même, loin de vous alarmer, animeraient votre courage pour les surmonter. Il se faut faire violence dans le commencement. Lorsque l’on veut tirer un navire du port, surtout s’il est pesant, il faut un travail infini, mais il n’est pas plus tôt en mer qu’il vogue quasi de lui-même. Le commencement vous sera un peu difficile, mais quel bonheur, lorsque vous étant rendu cette [80] pratique aisée par la fidélité, vous vous trouverez secourue et soulagée par les abondantes eaux de la grâce ! Croyez-moi : Dieu mérite bien que l’on se fasse un peu de violence, et si l’amour de Dieu ne vous touche pas assez pour vous obliger à vous combattre vous-même, (ce que je ne crois pas) faites-le pour votre propre repos.

Vous le ferez sans doute, puisque Dieu vous ayant appelée avec une bonté infinie et vous ayant déjà tant fait de grâces, il n’y a pas d’apparence que vous soyez invincible et qu’Il ne surmonte pas par l’excès de Sa charité le feu impur de votre humeur bouillante. Je Le prie de mettre Lui-même la main à l’œuvre. Il le fera : je vous le promets de Sa part. Mais je veux une condition de la vôtre, sans quoi ma promesse serait vaine : c’est une fidélité à ne rien  garder sur votre cœur, et à ne point réfléchir volontairement sur vos peines, qui ne sont vraiment telles que parce que votre imagination, agitée comme la mer, voit souvent comme une montagne une vague, qui, un moment après, meurt contre un grain de sable. Soyez assez petite pour dire tout ce qui vous fait peine. [81] Plus la chose vous semble difficile, (parce que vos sens trompés prennent l’ombre pour le corps), plus vous devez le faire avec générosité. Quoi ! manqueriez-vous de courage dans des bagatelles, qui sont pourtant essentielles pour vous et qui doivent vous attirer mille grâces ?

Mais, direz-vous, on prendra mal ce que je dirai, on en tirera avantage. Je ne le crois pas ; mais quand cela serait, les défauts d’autrui doivent-ils vous empêcher de faire votre devoir ? Et serez-vous cruelle à vous-même parce que l’on vous est un peu moins doux ? Quoique vous puissiez avoir à souffrir des autres, comme vous êtes et plus vive et plus imparfaite, l’on a beaucoup plus à souffrir de vous, bien que vous ne le voyiez pas. C’est une vérité dont il faut une fois vous convaincre. Mettez-vous toujours du parti des autres contre vous-même.

Pour en venir à bout, il faut que l’esprit de foi vous fasse agir. Ce sera lui qui corrigera peu à peu vos sentiments. La foi est la seule chose certaine en cette vie. Tous les sentiments sont trompeurs. Ne jugez jamais ni de Dieu, ni des autres, [82] ni de vous-même, par les sentiments, mais par cet esprit de foi. C’est ce même esprit qui épure en nous la charité. Je prie Celui qui descendit sur les Apôtres, de remplir votre âme. Croyez-moi bien sincèrement à vous.

 66 [D.1.25]. Surmonter la mélancolie.

Je vous assure, ma très chère, que je souffre du moins autant que vous de ce que vous souffrez. Je partage toutes vos peines, je porte vos langueurs, mais je ne puis m’en étonner. Il est pourtant de la dernière conséquence de vous tirer de la mélancolie, et de ne vous y pas laisser aller. C’est pour vous une dangereuse tentation, qui étrécit le cœur, et l’empêche d’être léger vers Dieu et étendu pour recevoir les grâces. Le diable ne vous tentera pas d’une manière grossière, mais il tâchera, en vous rendant mélancolique, d’éteindre la grâce de l’intérieur, et de vous [83] dégoûter de votre état en vous rendant insupportable à vous-même et aux autres.

Plusieurs choses contribuent à votre mélancolie : vos vapeurs, le peu de consolation que vous avez au-dehors, Dieu semant de l’amertume sur toutes choses afin que rien ne vous attache, et c’est une marque qu’Il vous veut pour Lui seul et sans partage. Je crois toujours plus qu’Il ne vous laissera point en repos qu’Il ne vous oblige tout à fait de quitter la N. Mais le temps n’en est pas encore venu. Il faut que l’intérieur croisse et que la privation de ce pays-là ne vous fasse point de peine.

Pour votre trouble, c’est une épreuve de Dieu, qui veut purifier votre fond. Laissez-Le faire, demeurez abandonnée sans réserve et ne sondez pas davantage votre volonté, car la force ou la faiblesse ne dépendent pas d’un sentiment anticipé de la volonté, mais d’être, dans le moment actuel, abandonnée à Dieu. Le même Dieu, qui vous a bien fait agir jusqu’à présent contre vos répugnances, le fera lorsqu’il sera nécessaire.

Vous vous enfoncez dans votre [84] mélancolie comme dans un lieu qui vous convient, et cela vous ferait tort car la mélancolie nous rend tout insupportable, grossit les objets et leur donne tout autre couleur. J’aime mieux que vous vous divertissiez innocemment, que d’être mélancolique. Néanmoins si vous pouviez ne l’être point, ce vous serait un bonheur infini que la conduite que Dieu tient sur vous. Il y a deux manières de sevrer les enfants : l’une est en leur faisant goûter quelque chose d’un plus grand goût que la mamelle, de sorte qu’ils la quittent volontiers pour aller à cette liqueur plus exquise ; mais la plus commune manière, c’est de mettre du chicotin sur la mamelle, et c’est ce que Dieu vous fait : Il sème de l’amertume sur tous les plaisirs afin que vous les quittiez tous. Et quoique vous ne sentiez pas une grâce secourable, elle ne laisse pas d’être très forte, puisqu’elle est efficace dans la peine même. [85]

 67 [D.1.26].

Il y a deux sortes de travail sur votre humeur, dont le premier est de combattre avec force : cela ne servirait qu’à s’irriter, et vous ne le pourriez faire ; l’autre est de rentrer en soi et se tenir en la présence de Dieu pour laisser calmer l’humeur, et pour celui-là, vous le devez toujours faire sitôt que vous vous apercevez de votre humeur, vous arrêtant tout court comme un cheval emporté qu’il faut arrêter tout à fait pour le retenir. En faisant cela, ne vous mettez point en peine de vos misères. Faites un sacrifice de tout vous-même à Dieu et oubliez-vous du reste.

 68 [D.1.27]. Défauts découverts par la charité.

On m’a dit de votre part que vous aviez beaucoup de hauteur [86]. Il y a longtemps que je le connais, et aussi votre âpreté, sous prétexte de bonnes choses. Vous devez comprendre que Dieu ne Se sert point de la hauteur et de l’âpreté pour corriger les défauts d’autrui. Cela peut bien peiner les gens auxquels vous parlez, mais cela ne leur donne ni grâce, ni force pour les tirer de leur état, au contraire.

Jusqu’à présent, je n’ai pas voulu vous écrire sur tout cela, de peur que vous ne le puissiez porter, espérant toujours que Dieu vous éclairerait Lui-même et qu’alors, tout ce que je vous dirais aurait plus d’efficacité. Vous avez un fond qui secoue naturellement tout joug, soit extérieur, soit intérieur, et qui aime à dominer. Croyez que le dénuement qu’on se procure est très dangereux, et ce qui serait une perfection à une âme plus avancée sera un grand défaut pour vous. J’ai bien peur pour vous que des personnes fort avancées qui n’auront pas le discernement de votre état, ne vous inspirent leur propre voie, ce qui vous conduirait assurément dans le précipice. Le dommage ne se voit que tard : en agissant comme ces personnes qui ont grâce pour suivre leurs mouvements, vous vous méprenez, car comme vous êtes fort vivante, presque tous vos mouvements sont naturels quoiqu’ils paraissent excellents à ceux qui n’ont pas ce discernement. Vous aimerez toujours plus ce qui a l’air d’avancement que la solidité d’un édifice tout renfoncé au-dedans. Le dommage ne paraît pas autant qu’il pourrait être grand dans les suites.

Je comprends que je vous mets d’abord à l’étroit en vous disant ces vérités, et que les autres vous donnent une espèce de large en vous faisant secouer un joug qui semble vous peser. Mais croyez-moi, le poids de vous même, que cette prétendue liberté vous donne, sera bien autre dans la suite que ce joug du Seigneur qui devient léger en le portant, et qui enfin nous rend libres en nous défaisant de nous-mêmes. Croyez-moi, allons toujours par le plus petit, le plus bas, le plus profond. On se pare même du pur amour, et il perd sa réalité sitôt qu’il nous sert de parade. Croyez que je vous aime très tendrement et très sincèrement en Notre-Seigneur. Je Le prie de tout mon cœur de mettre en vous l’efficacité de [88] ce qu’Il me fait vous dire, car vous me serez toujours chère, et d’autant plus que plus vous ne serez rien.

 69 [D.1.28]. [Oraison de la volonté, foi nue].

La lettre que vous avez pris la peine d’écrire pour me faire savoir votre état, m’a fait un grand plaisir parce qu’elle me fait comprendre la miséricorde que Dieu vous fait et le désir sincère qu’Il vous a donné de vouloir être tout à Lui. Je ne crois pas que vous puissiez par vous-même et par vos austérités détruire entièrement les rébellions de la chair. Il y a deux moyens plus courts et plus efficaces : le premier est le recueillement intérieur et l’oraison, non le recueillement qui se fasse à force de tête, mais celui qui se fait par le doux penchant du cœur et qui s’opère par l’amour, comme il est dit : L’amour est mon poids1. C’est une tendance profonde du cœur vers Dieu où la tête n’a point de part, et c’est aussi dans le plus intime de l’âme que s’opère la véritable présence de Dieu, parce que tout consiste dans la volonté, et non dans l’esprit qui nous nuit infiniment plus qu’il ne nous sert ; mais la volonté, se rendant par l’amour insensiblement conforme à celle de Dieu, nous y unit, et c’est là le seul et unique moyen par lequel nous pouvons être faits un avec Dieu. Lorsque la volonté a commencé le chemin, la foi s’empare de l’esprit qui, en le simplifiant et lui ôtant tout ce qu’il y a de propre et de raisonnements, le rend assez pur pour être uni au pur Esprit de Dieu. Au lieu que dans les choses extérieures c’est l’esprit qui éclaire et meut la volonté, dans les intérieures c’est la volonté qui attire et éclaire l’esprit ; c’est pourquoi il est dit : Goûtez et vous verrez2.

Le second moyen de vaincre les tentations de la chair, c’est un grand abandon à Dieu pour les porter tant [90] qu’il Lui plaira, ne comptant point sur nos forces, mais sur Sa pure bonté et miséricorde, s’humiliant beaucoup, car Dieu ne les laisse que pour cela. Si nous ne sentions point notre propre corruption, nous croirions pouvoir quelque chose et nous aurions une secrète estime de nous-mêmes. Mais Dieu, qui veut régner seul en nous aux dépens de tout ce que nous sommes, permet les tentations, afin que nous ayons une extrême horreur pour nous-mêmes, que nous nous en séparions comme d’une chose qui ne peut que nous nuire, pour nous porter à nous jeter entre les bras de Dieu, afin qu’Il nous purifie Lui-même. Ainsi, ne pensez pas à faire de plus grandes austérités : cela serait contraire aux desseins de Dieu sur vous, qui veut faire Lui-même l’ouvrage de votre sanctification, afin qu’Il en ait toute la gloire.

J’ai bien de la joie que Dieu vous a[it] conduit par la voie de la foi nue : c’est la voie la plus sûre, et j’ose dire la seule sûre, d’autant qu’elle est toujours accompagnée du pur amour, qui arrache tout à la créature pour restituer tout à Dieu. Nous voulons toujours [91] être quelque chose, soit dans la nature, soit dans la grâce : nous ne savons point nous contenter que Dieu soit seul en nous et pour nous, qu’Il soit glorifié uniquement par notre destruction. C’est par là seulement que le vieil homme est détruit et que nous sommes faits des nouvelles créatures en Jésus-Christ.

Pour ce que vous dites de la tentation de l’ennemi par les opérations sensibles, cela n’arrive point aux âmes conduites par la foi nue, parce que les épreuves sont conformes à l’état de l’âme ; celles qui sont conduites par des lumières ou illustrations, le sont par le ministère des anges ; et ils ont aussi un Ange de Satan qui les soufflette, comme  dit saint Paul, afin qu’ils ne s’élèvent pas pour leurs révélations3. Mais ceux qui sont conduits par la foi nue ont des tentations purement naturelles, comme sont la simple rébellion de la chair, etc. Ces deux différents états sont décrits dans saint Paul. Ayez donc courage et vous abandonnez à Dieu, qui peut seul commander aux vents et à la mer, et qui fera faire calme chez vous lorsqu’il sera temps et que vous serez [92] bien convaincu de votre propre misère et de ce que vous êtes. Une profonde humilité est un grand remède aux tentations, car ni le diable, ni la chair, n’agissent plus sur le néant. Donnez-vous donc réellement à Dieu, pour qu’Il vous garde, et vous verrez que tout ira bien : Il sera Lui-même votre fidélité.

Pour ce qui est de quitter le monde, il faut se quitter soi-même, parce qu’on se porte partout. Si vous vous portez vous-même dans la solitude, vous y serez beaucoup plus mal qu[e là] où vous êtes, et ainsi, demeurez dans l’état de la vocation où Dieu vous a appelé. Travaillez, par le renoncement continuel de vous-même, à vous en séparer, et vous vous trouverez aussi solitaire au milieu de la Cour qu’un solitaire dans un désert. Toute la différence est que vous avez plus de combats à soutenir. Je demanderai à Dieu qu’Il vous fasse remporter la victoire sur vous-même et sur tous les autres ennemis qui vous environnent. Prenez courage, aimez Dieu de tout votre cœur, tâchez de conserver Sa divine présence au fond de vous-même par un recueillement presque [92] continuel, non point en gênant votre extérieur, mais par une habitude de rentrer au-dedans d’une manière toute simple et toute naturelle. Donnez-vous à la force de Dieu, afin qu’elle vous soutienne dans vos faiblesses, car celui qui s’appuie sur ses œuvres s’appuie sur un roseau brisé, qui le blesse sans le soutenir. Je prie Notre-Seigneur de vous faire comprendre ce que je vous dis : je Le prie aussi qu’Il vous soit toutes choses. Croyez-moi en Lui toute à vous avec un véritable zèle pour votre âme.

1St Augustin, Confessions, Livre XIII, ch. 9.

2 Ps 33, 9.

3II Cor 12, 7.

 70 [D.1.29]. Egards au monde…

Je viens d’apprendre que N. est mal. J’en suis très touchée. Mandez-moi ce que c’est. Que puis-je vous dire du songe, sinon qu’une poussière offusque l’esprit et empêche de connaître la vérité et de la suivre. C’est une [93] chose qui pourrait se défaire aisément, mais à moins que Dieu n’éclaire, comment le fera-t-on ? Je vous assure que je suis en peine de lui.

Les puérilités devraient être passées. Comment ne comprend-on pas que la véritable piété consiste à remplir ses devoirs, et comment n’a-t-on pas un ami fidèle qui hasarde de dire la vérité et qui ôte le bandeau de dessus les yeux ? Il y a longtemps que votre naturel et le goût de l’amitié1 sont un amusement, même dangereux. Une envie secrète de plaire et d’être aimé, avec cela un empressement naturel, une certaine crasse que le commerce des créatures laisse, tout cela trouble l’œil de l’âme et l’empêche de voir les objets tels qu’ils sont. Cela tire de cette simplicité ingénue qui ne montre que ce qu’elle sent. Vous avez encore beaucoup de sagesse humaine : il faudrait un bon rabat, ou plutôt un feu sacré qui consumât tout.

Il faut une patience infinie avec les autres et avec soi-même, mais il faut être fidèle à suivre la lumière. Vous avez raison d’être persuadé que [95] Dieu fait mieux que nous pour la correction de nos défauts. Nous corrigeons souvent des défauts médiocres par de plus grands, lorsque c’est nous qui nous en mêlons.

1Il s’agit ici de l’amitié mondaine selon la sévère prescription qui suit du dirigé.

 71 [D.1.30]. Corruption du monde.

Il faut que Dieu mette la main à tout : tout en a besoin. Pour moi, je dirai:  Heu mihi, quia incolatus meus, etc.1 Sitivit in te anima mea. In terra deserta, et invia, etc.2 Pour vous, M[onsieur], ayez bon courage : n’avoir rien vaut mieux que d’avoir beaucoup. Je ne doute point que Dieu ne récompense votre fidélité.

C’est une chose bien difficile à présent [96] que de trouver de la droiture : tout roule sur la fourberie et la mauvaise foi. Je ne dis pas qu’on est comme la rose au milieu des épines, car ce serait mal dit, mais comme une main prise et embarrassée dans un buisson d’épines qui pressent de toutes parts et qui blessent sans cesse, et sans pouvoir s’en délivrer : lorsque vous croyez en échapper une, vous en trouverez mille. On languit et la vie devient insupportable. On ne voit que la mort qui puisse finir tant de tourments, mais elle ne vient point. Dieu est-Il seulement connu en ces quartiers ? On n’oserait le nommer ; pas une âme, je dis une seule ; tout est étranger. Et il faut vivre loin de sa véritable patrie, loin de son élément, oublier en quelque sorte ce qu’on ne voudrait jamais perdre de vue, voir et entendre sans cesse ce qu’on voudrait toujours ignorer :

Félicité passée,

Qui ne peut revenir 

Tourment de ma pensée

  Que n’ai-je, en te perdant, perdu le souvenir?


[97] J’ai lu ces vers autrefois, mais ils viennent bien à propos. Croyez-vous que, quand le Fils de l’homme reviendrait, il trouvât de la foi sur la terre4 ? Les cœurs se discernent. Et il y en a un de par le monde qui pourrait dire : « Je suis seul et abandonné », etc. Il faut apprendre à vivre dans un autre monde un langage nouveau et ignoré jusqu’alors, des manières toutes différentes, passer pour un oison bridé, recevoir des instructions de gens qui ne savent pas les premières lettres de l’alphabet. Pas une personne de confiance. Digérer le fer et l’acier : tout est pierre et cailloux à votre égard. Cependant tout cela est bon dans la volonté de Dieu, quoique plein d’amertume.

Pour vous, continuez à marcher sans savoir où et sans le vouloir savoir, vous fiant à Dieu seul qui saura vous mener en Lui par des routes inconnues aux sentiments et aux réflexions. Plus nous nous éloignons de nous, plus nous nous approchons de Dieu ; plus ce nous est traversé, piqué d’épines de toutes parts, plus nous le quittons. Dieu, [98] qui ne veut point d’attache, sème du déplaisir sur tout, sans quoi, un bon cœur, qui est toujours liant, s’attacherait partout où il trouverait de la correspondance. Bon courage sans courage ! Adieu.

1Ps 119, 5 : Que je suis malheureux de ce que le temps de mon pèlerinage est si long !

2 Ps 62, 2-3 : Mon âme brûle d’une soif ardente… - Dans cette terre déserte où je me trouve, et où il n’y a ni chemin ni eau…

3Vers de M. Bertaut [Bertot]. (Dutoit).

4Luc, 18, 8.

 72 [D.1.31]. Union d’âmes.

Je ne suis point fâchée que les gens du monde qui, jusqu’alors, vous avaient laissé en repos, commencent à vous faire la guerre. C’est une marque que Dieu vous aime. Il les faut laisser se divertir. Comme vous avez l’imagination fort vive, vos peines s’augmentent par l’impression des préventions. Laissez tout tomber, je vous en prie, mais de tout le cœur ; et tâchez de n’envisager que Dieu dans ce qui nous arrive de la part des créatures. Vous aurez moins de peine à l’égard de N. Je crains que, comme [99] votre solitude est causée en partie par un peu d’humeur, elle ne vous lasse et ne vous dégoûte d’une autre solitude que Dieu produit. Tout ce qui vous est arrivé, quoique par le défaut de la créature, ne laissera pas de vous être fort utile pour vous détacher des créatures.

Je ne crois pas que Dieu permette jamais que la conduite qu’Il me fera tenir avec vous vous trouble. Elle pourra bien vous affliger, comme vous l’éprouvez, mais non pas vous troubler. Ne craignez point l’union que vous sentez avoir pour moi : elle vous donnera Dieu, comme vous l’avez déjà éprouvé. Ne faites point d’effort pour la retrouver, car lorsque Dieu vous sera plus présent, cette union vous sera plus présente. C’est un moyen que Dieu choisit comme il Lui plaît, sans avoir égard à ce qu’il est par lui-même ; il suffit que ce soit un pur instrument entre les mains de Dieu, pour qu’Il S'en serve comme il Lui plaît. L’union ne laisse pas d’être la même, quoiqu’elle ne soit pas toujours aperçue.

Ne craignez point avec une trop violente gêne de déplaire à Dieu, mais [100] demeurez abandonnée à Lui, et vous serez en paix. Il ne permettra pas que vous L’offensiez, Le craignant comme vous faites. Si vous vous abandonnez en parlant, vous ferez moins de fautes. La prudence de la chair gâte tout ; mais la vraie prudence, qui est la confiance en Dieu, accommode tout, rend léger et paisible pour servir Dieu, au lieu que la crainte charge, embarrasse, affaiblit et fait tomber plus facilement. Il faut être abandonnée pour les autres comme pour vous-même. Croyez que je vous aime uniquement.

 73 [D.1.32]. [Regarder Dieu en la personne].

Ne vous contraignez pas pour aller à la Cour : n’y allez que dans la nécessité absolue et de bienséance indispensable. Vous êtes attirée à faire la cour à Dieu, et non aux hommes. [101] Notre vie est bien courte, employons-la toute à Le servir en Sa manière, et non à la nôtre. Quoique la vie intérieure soit dure dans son commencement, on est récompensé dès cette vie de ce qu’il faut souffrir.

Je vous aime infiniment et je ne vous plains point du tout. Oui, je vous aime toujours plus, ma très chère et je suis plus certaine que jamais des desseins de Dieu sur vous. Ne vous étonnez point de vos misères, elles vous sont utiles et je n’y crois point de volonté ; j’en suis même comme assurée. Ne voyez-vous pas que c’est le goût de l’abandon que vous cherchez, et non l’abandon ? Car l’abandon consiste à n’en avoir pas le goût et à être abandonnée sans sentir jamais que vous l’êtes.  Oh ! que Dieu vous aime et que cette pensée vous raccommode ! Je le connais, je le sens : tout est fait pour vous ; et vous ne trouverez de douceur qu’en Dieu seul, sans sentir de douceur, mais dans un abandon total.

Si l’affection que j’ai pour vous pouvait être comptée pour quelque chose, elle devrait vous consoler, car je sens pour vous une tendresse qui ne [102] m’est pas ordinaire. Vivez à l’extérieur avec N., comme étant raccommodée tout à fait, et que votre cœur souffre ses amertumes pour l’amour de Celui qui a préféré la douleur aux plaisirs. Mais ne donnez point de contorsions à votre cœur pour lui donner un goût qu’il ne peut avoir. Que l’amour de Dieu vous fasse tout faire. Regardez-la comme un moyen que Dieu vous donne pour Lui montrer votre amour en vous surmontant vous-même. Ne perdez pas cette couronne, et que cela soit entre Dieu et vous de telle sorte qu’elle ne s’aperçoive pas de la violence que vous vous faites. N’examinez plus son froid, son chaud, son mépris, etc. parce que ce n’est plus par rapport à cela que vous devez vous conduire. Vous devez avoir un motif bien plus relevé : Dieu seul et Sa gloire. Tout est également bon et vous le trouverez de la sorte quand vous ne regarderez plus la personne, mais Dieu en elle, qui vous demande cette marque de fidélité d’amour. C’est là la vraie et solide mortification que Dieu veut à présent de vous. Je ne vous l’ai pas demandée plus tôt, parce que Dieu ne me l’ordonnait pas. A présent qu’il m’en presse, [103] je suis certaine qu’Il vous soutiendra et que cela sera d’un grand secours.

 74 [D.1.33]. Utilité d’être contrarié.

Le pis qui puisse arriver est que N. ait gagné l’esprit de N. sur vous, et que vous passiez pour une personne qui s’imagine. Cela était déjà tel, et il faut souffrir cette humiliation. Comptez que vous ne perdez rien du côté de la créature que vous ne le gagniez infiniment du côté de Dieu. Si vous pouviez une fois laisser tomber toutes choses, et ne vous pas mettre en peine de ce qu’on pense de vous, pourvu que Dieu fût content,  Oh ! quelle paix ne goûteriez-vous pas ! Je parle seulement sur les choses de providence que vous faites, soit par obéissance, soit croyant bien faire, car pour celles qui seraient contre l’ordre de Dieu ou la bienséance, cette maxime ne vaudrait rien. [104]

Ayez bon courage : Dieu vous aime assurément, et j’espère qu’Il dira un jour à votre cœur : je suis ton salut1, et qu’Il lui donnera Sa paix. La vie contrariée et pénible que vous menez, est d’un excellent augure. Corrigeons le dehors puisqu’on le désire, mais comment corriger ce dehors si le dedans est vide ? Commençons toujours par loger Dieu dans notre cœur : s’Il y est une fois, Il y allumera un si grand feu que vous serez obligée de jeter tout dehors, comme vous voyez jeter tous les meubles d’une maison par les fenêtres lorsque le feu y est. Bon courage, je vous en prie. Tâchez de posséder votre âme en paix en toutes choses, et tout ira bien. Je vous conjure de jouer le moins que vous pourrez : faites ce sacrifice-là à Dieu, vous verrez qu’il saura bien récompenser ce temps-là. Donnez-Lui autant que vous pourrez des marques de votre fidélité : Il vous en donnera de Son amour infini.

1Ps 34, 3.

 75 [D.1.34]. Union des âmes, nécessaire.

Je suis très mortifiée de ce que vous souffrez. Le bon Dieu ne laisse pas sans souffrances ceux qui Lui appartiennent. Je ne suis point surprise de tous les travers de M. sur N. Lorsqu’on est dérouté et qu’on a pris un chemin contraire à celui qu’on tenait, on fait en peu bien du chemin. Je suis ravie que *** soient bien unis à vous. Et je prie le Seigneur de tout mon cœur qu’Il tourne le cœur de N. vers vous, de manière qu’il y ait toujours une entière correspondance : toute sa perfection consiste en cela, car plus elle vous sera unie, plus elle sera bien pour Dieu ; si elle se désunit d’avec vous, elle quittera Dieu peu à peu et s’égarera sans fin. Comme tout dépend pour elle de cela, faites donc ce qui dépend de vous [106] pour l’unir à vous, et tout le reste ira de pas égal. Dieu attache la perfection de certaines personnes à l’union qu’elles ont aux autres : si quelques considérations les en séparent, ou l’infidélité, elles ne sont plus rien, et c’est encore beaucoup si elles ne reculent pas et ne s’écartent pas tout à fait. Ce sont de ces personnes dont Jésus-Christ a parlé lorsqu’Il a dit que ceux qui ne s’attachaient pas à lui bâtissaient sur le sable ; leur édifice est renversé par la moindre persécution, qui cependant devrait les affermir. Car si nous comprenions bien que Jésus-Christ n’a établi son Église que par la persécution et le renversement, que par la calomnie, en disant toute sorte de mal contre ceux qui en étaient les principales pierres, nous comprendrions que la perfection des âmes qui composent cette hiérarchie terrestre, ne s’établit que par les persécutions, les renversements, les calomnies, etc. : ainsi, c’est ce qui devrait les lier, comme les premiers chrétiens, qui s’unissaient dans la persécution. Ceux qui en usent autrement deviennent peu à peu des sépulcres blanchis : il reste au-dehors une apparence [107] de vertu, mais le dedans se corrompt chaque jour davantage ; on continue de faire certaines actions extérieures, mais le dedans n’est plus que mensonge. Vous en avez vu de beaux exemples. Comptez donc que pour N., toute la suite de sa perfection dépend de ce que je vous ai dit.

J’ai pensé devant Dieu à l’affaire de N. S’il ne peut se donner à Dieu sans se défaire de sa charge, il vaut mieux, selon l’Évangile, s’arracher un œil que de se perdre.

 76 [D.1.35]. Oraison, mortification.

Vous serez sans doute étonnée, madame, que je m’ingère de moi-même à vous écrire. La bonté que vous m’avez témoignée me donne cette confiance. Comme vous êtes résolue d’être à Dieu quoiqu’il vous en puisse coûter, [108] et d’établir une piété qui soit solide, vous n’y sauriez donner de fondement trop ferme, puisque c’est des fondements que dépend la hauteur et la durée de l’édifice. Quantité de personnes commencent à bâtir la piété, mais ce qui fait ou qu’ils n’y réussissent pas, ou qu’ils la quittent, c’est parce qu’ils l’ont fondée sur du sable au lieu de l’établir sur la pierre vive, Jésus-Christ. Il faut tâcher d’éviter ces inconvénients. Vous le pouvez, et je le désire avec toute l’ardeur dont je suis capable, en ayant pour votre perfection autant que j’en puis avoir.

Vous n’avez rien à craindre si vous persévérez avec fidélité dans l’oraison en la manière que nous avons dite. Faites-vous une loi inviolable de n’y manquer jamais, et de ménager si bien votre temps que vous en trouviez pour la faire. Ne consultez jamais votre goût pour vous y mettre ni pour s’y arrêter, mais bien la fidélité que vous devez à Dieu. Cela étant de la sorte, la sécheresse vous sera plus utile que l’abondance, pourvu néanmoins que votre oraison soit toujours accompagnée d’une véritable et solide mortification. Ne nous flattons pas, l’oraison et la mortification sont deux [109] sœurs si essentiellement attachées l’une à l’autre que l’une ne se perd pas plutôt qu’il en coûte la vie à l’autre. Souvent les sécheresses dans l’oraison ne sont causées que par l’immortification [sic]. Dieu est jaloux : Il punit nos infidélités et nos délicatesses pas Ses absences, et l’absence de Dieu cause le froid et la sécheresse à laquelle le dégoût de la piété succède. Ne soyez jamais un jour sans vous mortifier de quelque chose. Faites tous les jours à Dieu ce double sacrifice de vous priver de ce qui vous plaît le plus, et de faire ce qui répugne davantage à vos sens. Jésus-Christ, notre divin modèle, ne S’est pas contenté de Se priver pour nous des plaisirs, Il a de plus embrassé les douleurs, ainsi qu’il est écrit qu’il a préféré de porter la croix à tous les plaisirs1. Ne vous flattez point en cela.

Soyez sincère avec Dieu, mais faites tout ce que vous faites tellement pour Lui-même que vous vous dérobiez, autant que vous pourrez, aux yeux des créatures et que vous n’ayez que Lui en vue dans tout de que vous faites. Dieu regarde autant, et plus, à l’intention [110] qu’à l’action. Ceux qui cherchent l’estime des créatures dans ce qu’ils entreprennent pour Dieu ne peuvent jamais persévérer. Ce fondement sablonneux s’écoule d’abord, et leur laisse la confusion devant ceux-là mêmes dont ils ont désiré l’estime. Donnez-vous à Dieu d’un cœur droit, sincère, dégagé. Mortifiez-vous continuellement et vous renoncez. Plus on se mortifie, plus la mortification devient aisée et familière. Elle est farouche et âpre à ceux qui la craignent et la fuient ; elle est douce et aisée à ceux qui la pratiquent. J’espère beaucoup de votre âme si vous marchez constamment par ce sentier. Les miséricordes dont Dieu vous a prévenue vous y engagent si fort que vous ne pourriez, sans une extrême ingratitude, vous en retirer. Croyez, madame, que de tous ceux qui sont à vous, personne n’y est avec plus de sincérité et d’affection que moi.

1Hb 12, 2.

 77 [D.1.36]. S’exposer souvent en silence devant Dieu.

Vous savez bien par vos dispositions que ce sont vos goûts qui sont votre lumière et votre guide. Vos goûts vous font canoniser les défauts lorsque vous en êtes content. Ce goût qui fait votre discernement empêche la vraie lumière d’opérer dans votre âme. Tout va en amusement, en occupations inutiles. Au nom de Dieu, commençons à mourir à nous-mêmes et à nous raidir contre notre amour-propre. Ce ne seront ni les réponses dures ni les gracieuses qui feront quelque chose à l’affaire, mais de prendre du temps pour demeurer en silence devant Dieu. Exposez-vous à Ses yeux ; interrompez pour cela votre étude et votre travail. Vous êtes tout goût, et non toute lumière. [112] Plût à Dieu, en un autre sens, que vous fussiez tout goût sans goût pour Dieu, et que vous marchassiez en foi et en abandon ! Hélas ! les avis ne manquent pas. La connaissance, même celle de nos défauts, nous sert de peu sans ce fond de mort et de démission de nous-mêmes.

La différence de saint Jean [-Baptiste] à Jésus-Christ est que saint Jean ne parlait que de défauts, que son baptême n’était que d’eau pour laver les souillures apparentes1 ; mais celui de Jésus-Christ était du Saint Esprit dans le feu2 : aussi Notre-Seigneur, parlant de saint Jean, disait que c’était une lampe ardente et luisante. Vous vous êtes réjouis pour un temps à sa lumière3. Prenez garde que pour vous réjouir à la lumière de saint Jean, vous ne quittiez Jésus-Christ. Vous faites trop consister dans les conseils et dans le créé, ce qui vous empêche d’aller à Jésus-Christ, de vous abîmer en Lui dans ce silence profond et respectueux. Il vous portera sur Ses épaules, ce bon Pasteur ; et sans marcher, vous avancerez plus en un mois [113] en suivant cette conduite, que vous n’avez fait jusques à présent. Les moyens créés sont bons pour un temps, mais d’en faire son capital, c’est se fixer et n’avancer jamais.

J’ai encore un avis à vous donner tant pour vous que pour tous : c’est de nommer les choses par leur nom. Vous vous êtes fait une idée si étonnante de la créature lorsque vous la croyez éclairée de Dieu, qu’il vous paraît qu’elle doit être impeccable, de sorte que, plein de la pensée qu’une personne qui est à Dieu ne doit point avoir de défauts, vous vous réduisez à l’une de ces deux extrémités : ou de la croire sans défauts ou d’attribuer à Dieu ces mêmes défauts. Par exemple, une humeur haute, brusque, dure, vous croyez que c’est Dieu qui donne cela pour détruire l’amour-propre des autres ; cela n’est nullement vrai, car Dieu ne Se sert pas du naturel et de l’humain pour détruire l’humain et le naturel, mais Il permet ces sortes de défauts pour humilier ceux qui les ont s’ils en font usage, et pour nous faire comprendre qu’il n’y a que Dieu seul de saint, et c’est ce qui fait ma joie. Nommez donc défaut ce qui est défaut. [114] et vertu ce qui est vertu ; par exemple, N. est droite, sincère, dégagée d’elle-même, etc. mais sa hauteur, son âpreté, sa brusquerie sont des défauts, etc. Tout cela fait voir ce que Dieu est et ce que nous sommes. Cela nous doit faire comprendre que toutes les créatures les meilleures sont des lampes ardentes et luisantes auxquelles nous nous amusons, mais allons foncièrement à notre bon Maître : c’est Lui qui a les paroles de vie éternelle4. Nous pouvons Le montrer du doigt et dire : Ecce Agnus Dei5. Mais il faut aller à Lui. Si vous vous amusiez moins autour du créé, vous Le connaîtriez et goûteriez davantage.

Commencez votre journée par vous appliquer et abîmer dans ce divin Tout par un silence d’amour et de respect. Prenez quelques heures tous les jours, comme deux heures, pour étudier, et pas davantage. Et donnez tous les jours du temps à l’amour divin de reformer votre cœur. Car d’étudier et d’interrompre de moment à autre votre étude pour demeurer en silence, que sera-ce6 [115] qu’une continuation d’étude en silence ? Votre tête pleine vous distraira même dans le recueillement. Prenez donc un temps fixé pour vous tenir devant Dieu. Votre âme n’est nullement en état de s’en passer : elle se dessécherait comme l’araignée ; et même, en quelque degré qu’on soit, il est bon et nécessaire de prendre du temps pour se recueillir et demeurer exposé aux rayons divins qui nous échaufferont et purifieront insensiblement. Jésus-Christ, tout Dieu qu’Il était, prenait des temps pour cela, ce qui n’empêche pas néanmoins que, lorsque vous étudiez, vous ne retourniez des moments vers Dieu.

Que nous serions heureux de n’étudier que la divine sagesse ! Mais notre esprit volage a besoin d’amusements innocents. Ne quittez pas votre étude : faites-là comme je dis. Nourrissez votre cœur plus que votre esprit. Il est temps de quitter l’enfance pour entrer dans l’âge parfait. Cet âge est celui de Jésus-Christ, qu’Il communique à tous ceux qui veulent bien se laisser à Lui sans réserve.

1sensibles. (Dutoit).

2Mt  3, 11.

3 Jean  5, 35.

4Jean  6, 69.

5Voici l’Agneau de Dieu Jean  1, 36.

6engoué comme vous êtes de l’étude. (Dutoit).

 78. [D.1.37]. Esprit intérieur. Souffrir les croix.

J’ai bien de la joie, ma chère sœur, que Dieu ait bien voulu Se servir de ce méchant néant pour votre consolation. Je désire de tout mon cœur qu’il achève en vous l’ouvrage qu’il a commencé. Toutes les grâces du christianisme sont des grâce de mort, de croix, de renoncement ; et je puis vous assurer, que l’esprit intérieur est  le vrai esprit du chrétien.

D’où vient donc, me direz-vous, qu’il y a si peu de personnes intérieures?  C’est qu’il n’y a presque plus de vrais chrétiens, et qu’on fait consister le christianisme dans un certain extérieur destitué d’esprit et de vie. L’esprit fait la résignation parfaite à toutes les volontés de Dieu, et la vie est un esprit [117] vivant et vivifiant, qui anime tout le dedans et rejaillit sur les œuvres du dehors. Quand je dis les œuvres, je n’entends pas beaucoup de multiplicité, mais la croix, la mort à toutes choses, qui est le seul moyen d’arriver à l’unité que Dieu veut de nous. Les chrétiens, loin de suivre cet esprit que saint Paul leur conseille1 et que Jésus-Christ leur demande2, ne s’attachent qu’à un certain extérieur destitué de vie, qui est plutôt le fantôme du christianisme que le christianisme même.

Tenez-vous donc heureuse (malgré l’état fâcheux où vous vous trouvez) d’avoir découvert ce germe de la vérité ; et ne vous embarrassez point de ce que font les autres, pourvu que vous soyez fidèle à suivre votre voie, et à demeurer anéantie sous la puissante main de Dieu. Que voudriez-vous faire, et que pourriez-vous faire de mieux, que de demeurer dans votre néant, dans votre impuissance, dans votre incapacité à tout bien ? Mais il y faut demeurer en paix : vous y en trouveriez une parfaite, quoique sèche, si vous vous contentiez [118] de ce que vous avez, sans rien désirer. Vous me dites que vous n’avez rien ; contentez-vous de n’avoir rien et tout ira bien. Laissez-vous comme un enfant entre les bras de la Providence : c’est elle qui vous portera. Vous ne verrez pas votre marcher, il est vrai, mais soyez sûre qu’elle vous conduira bien. Nous ne savons point nous abandonner comme il faut : c’est ce qui fait toutes nos peines.

J’espère que Dieu ne vous donnera de la santé qu’autant qu’il vous en faudra pour demeurer dans votre solitude, et non assez pour vous multiplier en quantité d’exercices qui seraient au-dessus de vos forces. Quand votre âme sera plus avancée, l’action la plus multipliée ne vous multipliera point, mais en attendant, demeurez en repos et solitude le plus que vous pourrez. Voyez ce que font les enfants : téter et dormir, c’est ce qui les fait croître. L’oraison est le lait spirituel qui nourrit l’âme, et le repos de la solitude donne lieu à l’âme de s’engraisser de cette bonne nourriture que Dieu lui présente. L’Écriture dit : Recevez cette bonne nourriture  que je [119] vous présente et votre âme étant engraissée sera dans la joie3. Le défaut de nourriture intérieure et d’oraison cause un dessèchement et une tristesse dans toute l’âme. Quand vous ne feriez autre chose à l’oraison que de vous tenir auprès de Dieu, sans autre mouvement de votre part, vous trouveriez qu’insensiblement votre âme changerait de situation et se renouvellerait comme l’aigle.

Nous devons souffrir tout ce qui nous vient de la part de Dieu, des hommes et de nous-mêmes : de celle de Dieu, les sécheresses, les soustractions, les impuissances ; de la part des hommes, les contrariétés, les humeurs diverses et tout ce qu’il y aurait en eux de désagréable pour notre nature ; de nous-mêmes, nos pauvretés et nos misères. Il faut pour cela une patience infatigable, qui ne se lasse jamais, et c’est la croix de tous les jours que Dieu nous commande de porter4. Il faut donc bien se donner de garde de salir la beauté de la croix par nos murmures. Les personnes qui nous approchent sont des instruments choisis de Dieu pour nous crucifier ; ainsi nous les devons regarder [120] avec respect. On honore, on respecte la vraie croix avec raison, mais ces instruments que la Providence nous fournit, sont la vraie croix pour nous : portons-les avec le même respect que nous porterions un morceau de la vraie croix à notre cou. Et demeurez également abandonnée pour toutes sortes de croix. Nos misères servent beaucoup à détruire l’amour-propre et l’amour de la propre excellence. Nous avons un admirable modèle en Jésus-Christ. Il n’a pu porter cette dernière croix, mais Il S’est chargé de nos langueurs, Il a porté l’abandon du Son Père et les outrages de tous les hommes.

J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à porter en mort tout ce qui vous arrive, de quelque part que ce soit. Mais prenez garde de ne donner aucune vie à la nature par vos plaintes, vos murmures, et vos réflexions. Il ne faut pas croire que tout d’un coup vous veniez à porter la croix avec toute la perfection requise. Lorsqu’il vous sera échappé quelques paroles, ne vous en troublez pas ; humiliez-vous en beaucoup devant Dieu, et tâchez d’adoucir la peine que vous aurez pu faire à vos [121] sœurs par quelque honnêteté dans l’occasion, et édifiez-les par votre patience. C’est par cette patience que vous trouverez la vraie liberté des enfants de Dieu. Je finis par ce passage de David : Je suis fait comme une bête devant vous et cependant je demeure toujours attaché à vous5.

1Ga 5,16.

2Jean  4, 23-24.

3Is 55, 2.

4Lc 9, 23.

5Cf. Ps 72, 26-27.

 79 [D.1.38]. Cultiver l’intérieur. Eviter le superflu.

Je prends beaucoup de part à la perte que N.N. ont fait de N. C’était une excellente fille : elle trouve à présent la récompense de ses travaux et de ses souffrances. Vous avez raison de dire qu’on ne trouve point de ces trésors de grâce ; ils sont plus rares qu’on ne peut dire. Et comment ne le seraient-ils pas, puisque, parmi cette foule de directeurs et de dirigés, nul ne s’attache au fond et à la vérité, mais seulement [122] à l’écorce ? On dore les dehors de l’arche, quoique Dieu eût commandé à Moïse de commencer par le dedans, d’orner le dedans de plaques d’or, et qu’Il accommoderait après le dehors ; c’était la figure du fond de l’âme, que Dieu prépare par le dedans. Et au lieu d’obliger l’âme à s’occuper de son fond, on laisse le fond vide et on ne s’applique qu’au dehors ; on essuie le dehors du plat et on laisse le dedans plein d’ordures de l’amour-propre, de la propre volonté, du propre esprit, et de l’amour de nous-mêmes.

Pourquoi faites-vous difficulté de me parler de vos ajustements ? Ne faut-il pas tout dire ? Vous avez bien fait de retrancher le superflu. Je vous prie de ne le plus reprendre : je suis même sûre que, si vous écoutiez votre fond, vous en trouveriez encore à ôter. Quoiqu’il ne faille pas faire son capital de ce retranchement, il est pourtant nécessaire. Et je suis sûre que dans la disposition où est à présent M**, vous lui plairez autant sans ces ajustements qu’avec ces mêmes ajustements. Mais la nature veut trouver des prétextes pour conserver des choses qui lui plaisent. Cependant [123] un petit sacrifice que vous en ferez à Dieu, vous attirera souvent beaucoup de grâces, et Dieu, qui récompense jusqu’à un verre d’eau donné pour Son amour, récompensera bien davantage ce renoncement que vous ferez d’un petit ajustement. Je dis même que cela attirera les bénédictions du ciel sur M**. Il faut qu’une femme chrétienne se distingue des autres non par un extérieur affecté, ni par la malpropreté, mais par un extérieur propre et modeste. Vous pouvez porter des habits et du linge selon votre qualité, mais je voudrais ôter tous ces rubans superflus ; et je suis sûre que vous n’en serez pas moins bien aux yeux de votre époux, et que vous serez beaucoup mieux à ceux de Celui auquel vous voulez plaire uniquement.

Ne faites jamais de difficulté de me mander les choses simplement. Ne craignez point que cela diminue l’estime que j’ai pour vous. Cela fait un effet tout contraire, puisque cela m’apprend que vous voulez véritablement être à Dieu, et que Dieu veut vous conduire puisqu’Il vous fait faire ces petites attentions, qui marquent qu’Il remue le fond de votre cœur. Soyez-Lui fidèle, [124] je vous en conjure, et vous trouverez mille fois plus de satisfaction à L’écouter au-dedans et à suivre Ses inspirations, qu’à toutes les bagatelles du monde qui n’en peuvent jamais donner de véritable.

 80 [D.1.39]. [Que sommes-nous que des chiens morts ?]

Je vois bien par tout ce que vous me mandez que vous avez pris le change, et qu’ayant la source à laquelle Dieu vous attache par Son ordre divin, vous vous êtes attaché à un faible ruisseau qui n’avait pas la force [125] de vous désaltérer. Deux raisons ont empêché que vous n’ayez profité sous N. : la principale est qu’il n’était pas de l’ordre de Dieu sur vous qu’elle vous conduisît ; la seconde, qu’elle n’avait pas pour vous ce qu’il fallait. La crainte et le goût naturel vous ont conduit ; il ne faut néanmoins ni l’un ni l’autre. Dans l’ordre de la conduite, la crainte resserre le cœur, qui doit être dilaté pour recevoir l’impression de la grâce ; le goût naturel éteint l’esprit de grâce.

C’est un intérieur en peinture qu’un intérieur sans silence et sans occupation de Dieu. Recommencez à nouveaux frais, suivant le conseil de celui que Dieu vous a donné. Quand vous ne deviendriez intérieur qu’une heure avant de mourir, ce serait une grâce très grande. On ne l’est point sans mourir réellement à soi-même. Toute l’occupation a été sur des défauts sans force pour s’en défaire, mais point assez de fond de mort que la conduite intime de Dieu doit opérer, comme elle le fait sans doute en celui qui y donne lieu pour l’écouter en paix et silence, et la suivre avec une fidélité inviolable. Avons-nous rien fait de tout cela ? Nous sommes [126] devenus sensuels et humains, nous avons perdu cette chère et aimable petitesse qui fait le fondement de la vie de grâce. Comment serions-nous devenus petits en ne voyant que de grandes gens qui font si grande peur ? Un enfant plaît parce qu’il n’impose point, il ne donne aucune crainte, on est au large avec lui, on est sans ménagement à son égard ; mais les grandes gens font tout le contraire. Quoique Notre-Seigneur nous ait dit : Si vous ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez point au Royaume des cieux1, tous se défendent de la petitesse, tous courent après la fausse sagesse. Jésus-Christ est venu pour servir2 et non pour commander, et nous voulons dominer sur tout !

Jésus-Christ ne donna jamais un pouvoir tyrannique : que sommes-nous que des chiens morts3 ? Si Dieu veut se servir de nous, il ne faut point s’attacher avec empire les âmes, mais les conduire à Jésus, Le montrer, comme saint Jean [-Baptiste] le montra :  C’est là l’agneau [127]  de Dieu qui ôte les péchés du monde4. Croyons-nous pouvoir perfectionner les autres en leur faisant voir sans cesse leurs défauts ? Non, nous ne pouvons les guérir. Apprenons-leur à suivre Jésus-Christ : Il les guérira. Les Apôtres avaient tant de défauts : Jésus-Christ ne les leur reproche point, Il se contente de se faire suivre par eux. Suivons Jésus-Christ, marchons à sa suite : nous deviendrons parfaits. Nous pouvons Le suivre au-dedans par le recueillement et par l’attention à sa voix, qui ne se fait plus entendre parce que nous avons perdu l’habitude de l’écouter. Suivons-Le aussi extérieurement par le renoncement, la petitesse, la pauvreté d’esprit, l’amour de sa volonté et la fidélité à Le suivre. Ne nous trompons point ; nous n’avons pas avancé, parce que nous avons voulu marcher par nos propres forces, au lieu de nous laisser porter à Jésus-Christ.

1Mt  18, 3.

2Mt  20, 28.

3Cf. I Rois 24, 15 : (David à Saül) : « Qui poursuivez-vous, ô roi d’Israël ; qui poursuivez-vous ? Vous poursuivez un chien mort et une puce. » (Sacy)

4Jean  1, 9.

 81 [D.1.40]. Oraison et humilité.

Vous avez trop de bonté, ma très chère mère, de penser à [128] moi, et je ne serai point fâchée que vous vous en souveniez quelquefois, puisque j’espère que cela vous fera penser à Dieu et réveillera le désir que vous avez d’être toute à Lui, mourant sérieusement à vous-même et à vos inclinations, au penchant de la nature, et à l’entraînement de la vivacité naturelle. Je crois que le moyen le plus efficace pour le faire est l’attention continuelle à Dieu, parce que, par elle, on possède son âme dans la paix.

La source de nos maux vient de ce que nous sommes beaucoup occupés de nous-mêmes et que nous admettons des raisonnements. Pour y remédier, il faut beaucoup s’occuper de Dieu intérieurement, car il est impossible de nous désoccuper de nous-mêmes que par une occupation plus forte de Dieu : il faut que l’une efface l’autre. Sitôt que l’on s’aperçoit qu’on raisonne sur soi-même et sur quelque autre chose, il faut laisser tomber ce raisonnement ; cela éteint peu à peu une certaine vie secrète et un amour de soi extraordinaire.

Oh ! accoutumons-nous de bonne heure à ne faire aucun cas de nous-mêmes ! Jésus-Christ  s’est fait le plus [129] petit de tous les hommes, Il s’est rendu le serviteur de ses propres esclaves. La véritable humilité ne consiste pas à faire certains actes extérieurs, qui, quoique bons, ne sont pas l’essentiel de l’humilité ; mais c’est dans les bas sentiments de nous-mêmes, dans la préférence réelle que nous faisons des autres à nous, dans la connaissance de nos misères, de notre rien et du tout de Dieu, dans l’amour de la bassesse et de n’être comptés pour rien. Ne faisons jamais aucune action pour être estimés ; mais en faisant avec fidélité ce qui est de notre devoir, soyons contents d’être dans le dernier mépris ; sans cela, point de solide vertu.

Ma chère mère, Dieu nous a tant fait de miséricordes : Il mérite bien que par reconnaissance et par amour nous travaillions solidement au renoncement de nous-mêmes. Il y a un si bel endroit dans le livre de l’Imitation : Aimez d’être inconnu1. Il faut être inconnu aux autres et à nous-mêmes. Cela se fait en deux manières : l’une, en ne faisant aucune action pour être estimé ou aimé des autres ; l’autre, en ne s’occupant [130] jamais de soi-même. C’est le moyen de vivre dans cette ignorance de ce que l’on est. Demeurons dans notre néant. Nous aimons à être occupés de nous-mêmes sous de bons prétextes, et que les autres en soient occupés. Mourons à tout sans réserve. Cela n’est facile que par l’exercice de la présence de Dieu, qui habite dans nos cœurs, comme dit l’Écriture. Toute à vous sans réserve.

1Imitation de Jésus-Christ, Liv. I, Ch. II, 3.

 82 [D.1.41]. Détour de foi : retour à Dieu par le cœur.

Je vous assure que vous ne m’êtes pas inconnue, et il y a longtemps que je prends beaucoup d’intérêt à tout ce qui vous regarde. N. le sait bien [131] : Dieu vous a gravée dans mon cœur depuis longtemps. J’ai senti une partie de vos peines, j’aurais bien voulu les diminuer, mais je n’ai pu en ce temps-là. Je suis ravie que vous vous abandonniez un peu à Dieu, et tout ce qui vous concerne. C’est ce qui vous fera trouver la paix, et non les retours et les réflexions. Dès que vous n’êtes pas sûre d’avoir consenti aux pensées qui vous traversent, vous ne l’avez pas fait assurément, car si cela était, vous n’en douteriez pas. Mais c’est une chose que vous ne devez pas même trop examiner, car l’examen des mauvaises pensées en fait renaître. Méprisez tout cela.

Défiez-vous de tout ce qui vous étrécit le cœur et vous entortille en vous-même. La voie qui conduit à Dieu, est étroite en apparence, parce qu’elle retranche au sentiment, mais elle étend et dilate le cœur. Fuyez comme la mort ce qui peut rétrécir votre cœur. Dieu est immense et Il veut un cœur vaste ; c’est un père qui porte les faiblesses de ses enfants lorsqu’elles ne sont pas malicieuses, et qui essuie la boue qu’ils ont contractée en marchant. Le plus grand tort qu’on Lui puisse faire, c’est [132] de douter de Sa bonté ; ce n’est pas un procurateur accoutumé à chicaner sur tout : Il ne regarde que la droiture et la simplicité du cœur, une volonté sincère d’être à Lui sans réserve.

Faites votre principale application de votre oraison, du recueillement et de la présence de Dieu durant le jour. Lorsque vous vous sentez trop dissipée par les affaires ou le commerce du monde, rappelez-vous autour de votre cœur où Dieu habite. Ce retour ne se doit pas faire avec effort, mais simplement, avec une confiance filiale. Accoutumez-vous à aller à Dieu plus par l’amour et la confiance que par la crainte. Il est vrai qu’il faut avoir une grande défiance de nous-mêmes, et l’expérience que nous avons de nos misères et de nos faiblesses nous convainc assez du peu que nous valons, et de notre impuissance. Mais il ne faut pas nous arrêter là ; cela nous découragerait, mais il faut nous confier d’autant plus en Dieu et attendre d’autant plus tout de Lui que nous espérons moins de nous.

Accoutumez-vous au silence intérieur et à l’oraison, ne vous forçant point à méditer. Lorsqu’une seule vérité [133] envisagée vous recueille, demeurez-en là ; et soyez une fois persuadée que Dieu agit dans ce moment, et qu’une seule action qui vient de Lui vaut mieux que tout ce que vous pourrez faire. Lorsque vous n’éprouvez point de recueillement, servez-vous doucement de votre vérité1, mais sans effort et sans attache, en sorte que vous la laissiez lorsque Dieu vous rappelle au-dedans.

Il ne faut pas vous mettre en peine de n’avoir pas cette confiance sensible et les autres dispositions consolantes. Il faut vous accoutumer à marcher par la foi et l’abandon. Cette voie n’est pas si satisfaisante, mais elle est très sûre. N. a bien raison de vous conseiller de ne vous faire point de violence pour dire vos dispositions. Le grand soin de dire vos pensées et tout ce qui se passe en vous, ne fait que vous occuper de vous-même, vous rétrécir et vous entortiller : il vaut mieux vous oublier vous-même et ne dire dans l’occasion que ce qui vous vient à dire naturellement, sans effort, sans étude et sans scrupule.

J’espère beaucoup de votre âme et je désire fort que nous soyons unies, pour [134] marcher ensemble, non selon nos vues, mais selon la volonté de Dieu.

1Sens : retourner à la vérité envisagée plus haut. 

 83 [D.1.42]. Raisonnement de l’esprit et touche du cœur.

Je ferais volontiers, mademoiselle ce que vous m’ordonnez, si je croyais y pouvoir réussir. Convaincre l’esprit, ou toucher le cœur, sont deux choses si différentes, à ce qu’il me paraît, que Dieu donne ces deux différents dons à deux sortes de personnes. Il faut des raisonnements et de la science pour convaincre l’esprit, et presque tous les livres sont remplis de cela ; mais pour toucher le cœur, il n’y a que l’onction de la grâce qui le puisse faire, et Dieu donne cette onction à qui il Lui plaît, sans avoir acception de personne. L’onction réside dans le cœur, et se répand aussi dans les autres cœurs ; mais le raisonnement et la science résident dans l’esprit : c’est pourquoi ils n’ont de pouvoir [135] que sur l’esprit. Qui est-ce qui n’est pas convaincu dans l’esprit qu’il ne faut pas se contenter d’éviter le mal, mais qu’il faut pratiquer le bien ? Qu’il y a des fautes d’œuvres ou qui se commettent, et qu’il y en a d’autres d’omission ? Le catéchisme l’enseigne aux petits enfants, et Notre-Seigneur l’a dit : Tout arbre qui ne portera pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu1.  Il est donc clair que celui qui ne fait point de bien et qui ne pratique pas les œuvres du chrétien, quoiqu’il ne commette pas les grands maux, doit craindre pour son salut, car c’est un mal véritable que de ne point faire de bien. Le serviteur qui se contenterait de ne point faire de mal à son maître, sans rien faire de ce qu’il ordonne, serait-il un bon serviteur, non assurément. Vous voyez donc, mademoiselle, qu’il est aisé de convaincre l’esprit et qu’il n’y a personne, tant soit peu instruit de sa religion, qui ne sache à quoi la qualité de chrétien nous engage. Mais que c’est peu de chose que l’esprit connaisse, si le cœur n’est pas touché, et si la [136] volonté n’est absolument déterminée de suivre les sentiers de la justice!

Il n’est pas toujours nécessaire de sentir cette touche ; il suffit que, malgré l’insensibilité, on soit résolu de servir Dieu à ses propres dépens ; et cette seule disposition est celle qu’il faut pour recevoir l’impression de la grâce et son onction. La volonté d’aimer Dieu et de quitter les amusements du siècle est un amour de Dieu et une conversion véritablement commencée. Ce sont de ces âmes dont Dieu  exauce la préparation du cœur2. Comment l’exauce-t-Il ? C’est qu’après avoir éprouvé par Sa rigueur la fidélité de leur cœur, Il leur donne des preuves sensibles de Son amour. Lorsque Dieu nous fait sentir la douceur de Son amour, Il nous donne des preuves de ce même amour ; mais lorsque nous Le servons malgré les répugnances de la nature, nous Lui donnons des marques du nôtre. Un bon cœur aime mieux donner que recevoir.

Ordinairement, Dieu use de quelque sévérité envers nous au commencement. Et n’est-il pas trop juste qu’après nous avoir appelés si longtemps [137] et que nous avons résisté à Sa grâce, Il ne nous fasse pas sentir Sa douceur aussitôt que la crainte de nous perdre nous fait retourner à Lui ? Mais quoiqu’Il ne donne aucune preuve sensible de l’amour qu’Il nous porte, Il ne laisse pas d’être infiniment content du cœur qui se donne à Lui, et d’autant plus content que ce cœur le fait avec plus de générosité. Rien n’est plus généreux que de servir Dieu malgré toutes les répugnances de la nature et lorsque les plaisirs nous attirent d’un côté et que la grâce ne nous fait pas sentir d’autres plaisirs plus doux et plus forts pour contrebalancer le goût des plaisirs du siècle. Celui qui persévère dans le service de Dieu de cette sorte, Lui donne les plus fortes preuves qu’il Lui puisse donner d’une bonne volonté et d’un amour véritable. Ce sont ces âmes de bonne volonté qui goûteront la paix que Jésus-Christ est venu apporter en naissant : Il ne la leur refusera point.

Il faut avoir une grande patience avec Dieu et avec nous-mêmes, mais celui qui attend le Seigneur ne sera point confus. J’espère que l’exemple de Mad.3 fera plus sur l’esprit des personnes dont vous me [138] parlez que toutes les paroles. Il faut attendre le moment du bon Dieu : Il vient quand il Lui plaît. Je vous assure qu’on ne peut avoir plus d’estime pour Mad. ni être plus persuadé qu’elle sera véritablement à Dieu. Je prie ce Dieu de paix de vous combler toutes deux de cette paix, qui surpasse toute la paix des hommes. C’est en Lui que je suis tout ce que je vous dois être.

1Mt  7, 19.

2Ps 9, 17.

3non identifiée.

 84 [D.1.43]. Manque de cœur ouvert, grand obstacle.

Je vous ai répondu aux choses principales de vos lettres, ainsi, je n’ai pas beaucoup à vous dire, sinon de vous prier de ne rien témoigner à qui vous savez, de peur de le décourager. Il m’a paru un peu mieux sur la fin et il a besoin d’être soutenu pour ne pas se laisser abattre, car sous prétexte de combattre son cœur, c’est un contre-coup qui le renfonce toujours dans sa malheureuse occupation et qui l’y entretient [139]. Il n’y a que l’éloignement et l’oubli qui puissent remédier à ses maux. C’est à quoi je le sollicite tant que je puis. Mais c’est en vain que nous travaillons et que nous nous levons avant le jour si Dieu ne travaille Lui-même ; c’est en vain que nous gardons la cité si le Seigneur ne la garde1. Je sens l’étrange obstacle qui est en lui : c’est à Dieu de le détruire peu à peu. Il est si ferré qu’il faudrait lui tirer les paroles avec un tire-bourre2. Il n’a point cette ouverture si simple et si salutaire qui est nécessaire, mais il est enfoncé en lui-même. Il faut prier. S’il était plus ouvert, le remède serait plus facile à appliquer et la plaie plus aisée à guérir. Mes plaies se sont envieillies, parce que je me suis tu3.

Je prie Dieu qu’Il remette si bien tous les enfants en voie qu’ils courent à grands pas vers Lui. Mais hélas ! leurs pieds sont appesantis, parce que leurs cœur le sont. Et comment le sont-ils devenus ? C’est que le même cœur est engraissé. Je vous prie de ne donner pas sitôt la lettre à N. et de vous souvenir qu’il faut mourir avec Jésus pour [140] ressusciter avec Lui. J’avais écrit ce billet pour le donner à N., mais je n’ai pas jugé à propos de le faire, crainte de l’affliger et le faire trop enfoncer en lui-même. 


[Ce qui suit est le billet en question :]

Il faut, mon cher N., que je vous dise simplement ma pensée : vous me paraissez comme étranger à mon égard. Qu’est devenue cette douce correspondance du fond qui faisait cette liaison intime dont Dieu était l’auteur ? Je ne crois pas que la peine que vous prenez de venir ici vous soit d’aucune utilité. Certaines raisons vous y font venir, mais souvenez-vous de ce que dit le Prophète : Mes plaies se sont envieillies, parce que je me suis tu. Il serait donc inutile d’y venir dorénavant, et je crois bien que ce sera la dernière fois si les choses ne changent. Je ne prétends pas me séparer de vous pour cela, mais je me regarde à votre égard comme un instrument inutile dont Dieu S’est servi et qu’Il a remis dans la boutique. Je ne sais si vous seriez bien aise de guérir ? Vous me [141] direz que oui, parce que vous le croyez de la sorte, et moi je vous dirai que non, parce que votre mal vous plaît. Vous êtes plein de consistance en vous-même, ferré, enfoncé en vous-même : point d’ouverture. Je crois que vous sentez comme moi : je ne vous suis plus bonne à rien, et je ne désire pas être bonne à quelque chose. La sagesse humaine fait de grands progrès chez vous : vous n’êtes ici que de corps. Il y a des personnes parmi les enfants qui vous seront peut-être plus utiles, et à qui vous aurez peut-être plus de confiance. Que rien ne vous retienne. Ce n’est pas une raison que parce que Dieu S’est servi de moi pour vous, Il veuille encore S’en servir. Que nulle considération ne vous arrête. Je n’en parlerai à personne, car je ne veux uniquement que le bien de votre âme. Je ne cesserai de prier le Seigneur pour vous. C’est peut-être ma faute, et je ne vous assurerai pas du contraire, ma pauvreté et ma misère étant plus grandes que je ne puis l’exprimer. 

1Ps 126, 1-2.

2tire-bourre : instrument qui sert à tirer la charge des bouches à feu. (Littré).

3Ps 31, 3.

 85 [D.1.44]. Devenir simple pour Jésus-Christ.

N’attendez pas de moi des compliments : je vous plains de ceux que l’on vous fait, loin de vous en faire. Tout celui que je vous fais, c’est de vous dire qu’il faut toujours plus renoncer à toute sagesse humaine, qui est folie, pour entrer dans la folie de Jésus-Christ, qui est la véritable sagesse. Il faut qu’il n’y ait plus chez vous que cette seule sagesse, Jésus-Christ, qui est petitesse et enfance. Vous êtes sage même jusque dans votre abandon, car l’autre jour que je dis à N. : « Il faut même que vos sens soient en paix », lui qui y allait acquiescer bonnement comme un bon petit enfant, Dame sagesse dans l’abandon dit : « Qu’importe qu’ils soient en paix ou non ! », et ce  « qu’importe » fit rengainer le limaçon dans sa coquille. Mais mon divin petit Maître veut qu’on prenne tout pour [143] argent comptant, que l’on acquiesce à tout. Chez Lui, il n’y a point de fausse monnaie : les folies1 sont monnaie de bon aloi. Toute votre indifférence et les « qu’importe » sont très bons pour les événements de la Providence, mais ils ne valent rien pour les moindres choses que mon divin petit Maître fait dire. La vraie richesse que je trouve en vous, c’est votre pauvreté d’esprit et votre docilité. Le vrai honneur est d’être à Jésus-Christ. Sans cela, je vous tiendrais pour la plus misérable du monde, et fussiez-vous reine, je cesserais de vous aimer et de vous voir si vous cessiez d’être petite. Je veux que la balance chez vous fasse toujours le contrepoids ; que plus Il vous élève, plus vous soyez petite ; plus Il vous enrichit, plus vous entriez dans un dépouillement réel.

Retranchez tout ce que vous pourrez retrancher avec bienséance : Dieu veut que, contre votre naturel et votre rang, vous soyez un exemple de modération. Vous ne l’avez pas été, il s’en faut quelque chose, mais que cela s’étende partout, sans exception. N’allez pas dire, comme vous dites toujours, « Je [144] ne puis rien, car cela me désespère », mais acquiescez, et entrez réellement dans la pratique sans pratique du retranchement dans ce qui vous sera marqué par l’Esprit de Dieu aux occasions où vous voudrez bien aller, tête baissée, sans vous flatter. Je porte la vérité dans mon cœur et j’espère qu’il ne sortira que vérité de ma bouche ni de ma plume. Plus je vous la dirai avec liberté, plus je vous aimerai.

Ne jugez point du profit par ce que vous sentez ou atteignez par votre raison : il y en a pour vous dans les plus petites choses, et dans celles-là plus que dans les autres. Ce serait bien accommoder un naturel élevé comme le vôtre que de le conduire par des choses solides, élevées, où la raison et la délicatesse de l’esprit trouvent toujours son compte ! Non, non, la vérité est nue, elle est sans ajustement, elle est amère à l’esprit, quoique pleine de douceurs en elle-même. Dieu sera toujours caché pour vous dans des riens, sans quoi vous auriez été une jolie personne ! Soyez plus petite que jamais : écoutez jusqu’au moindre de vos domestiques, vous dont la hauteur naturelle ne pourrait souffrir [145] que l’on vous parlât. Que l’on ne vous reconnaisse plus. Ce sera alors que vous serez selon mon cœur, qui est le cœur de mon petit Jésus. Amen.

11 Co 1, 25 : Car ce qui semble folie en Dieu, est plus sage que les hommes. Et ce qui semble faiblesse en Dieu, est plus puissant que les hommes.

 86 [D.1.45]. Simplicité de cœur, humilité, oubli de soi-même, etc.

Je ne vous fais point de compliment, et je suis persuadée que vous n’en attendez pas de moi, mais la simplicité d’une chrétienne. C’est cette simplicité qui me porte à vous dire sans réflexion ce qu’il plaira au Seigneur de m’inspirer. Vous manquez de cette vertu, et les retours fréquents que vous faites sur vous-même, qui vous persuadent de votre indignité, quoiqu’il paraisse une espèce d’humilité en cela, sont pourtant l’effet d’un amour-propre affiné qui vous occupe autour de vous-même, qui vous fait craindre de ne pas [146] bien dire, d’ennuyer, etc. La véritable humilité n’a point d’yeux pour se regarder soi-même, parce qu’étant mère de la parfaite simplicité, elle agit sans retour, sans penser si elle plaît ou déplaît, si elle parle juste ou d’une manière basse et commune. Comme elle ne veut plaire qu’à Dieu, elle est aussi contente de dire des pauvretés que les plus belles choses du monde : c’est ce qui la rend paisible et contente, ravie que ses mauvaises expressions la ravalent dans l’esprit des autres. Ne nous trompons point, quelque miséricorde que Dieu nous fasse, nous n’y correspondons point avec fidélité que nous n’en soyons venus là. Si vous croyez être quelque chose, dit le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, apprenez à devenir rien.

Tous sentiments inquiétants ne sont point de Dieu, mais de l’amour-propre, quelque apparence de vertu qu’ils semblent avoir. Le défaut de simplicité est la source de toutes vos peines, c’est ce qui vous fixe en vous-même. Allez où vous voudrez : si vous restez en vous-même, vous porterez partout vos peines et vos inquiétudes ; elles ne sont point dans les autres, mais en vous. [147] Pour quitter ces mêmes peines, il faut vous quitter vous-même pour vous perdre dans ce Bien infini et inaltérable ; mais vous ne pouvez vous perdre en Dieu qu’en vous quittant vous-même et [en] perdant cette propre consistance qui, vous fixant en vous-même par la propre réflexion, vous empêche de vous écouler dans votre être original. C’est pourtant ce à quoi vous êtes appelée et ce que Dieu demande de vous. Vous voulez Lui donner ce qu’Il ne vous demande pas, et ne Lui pas donner la seule chose qu’Il exige de vous. Quittez-vous vous-même, et vous trouverez le véritable repos, que vous ne trouverez, sans cela, dans aucun lieu du monde.

La peine que vous avez à l’égard de N. vient de la même source : c’est vous qui la causez et non lui. Vos réflexions vous gênent et le gênent aussi ; le défaut de simplicité qui est en vous suspend en lui la grâce qui lui est donnée pour vous. Votre agir étant humain et naturel, et lui, pour le fond, étant fort éloigné de cela, il paraît sec. Vous fermez la bonde aux grâces : ouvrez-la par votre petitesse, par une simplicité sans retour, et la grâce coulera en abondance [148] ; vous éprouverez une correspondance qui vous a été inconnue jusqu’alors à cause de la barrière de votre amour-propre. Hélas ! le temps est si court, pourquoi l’employer autour de nous-mêmes ? Rien n’est plus contraire à l’abandon et à l’amour pur que cet état recourbé sur soi-même. L’œil simple n’a qu’une vue directe, il n’envisage que son objet sans se recourber sur soi-même. Vous faites comme une personne qui, étant appelée auprès du roi, au lieu de correspondre à son amour et à ses bienfaits, serait occupée d’une bagatelle qui manque à sa parure et perdrait par là un temps si précieux. Dieu veut vous déranger : Il aime mieux un ornement simple qu’une parure affectée, et vous voulez toujours ranger ce qu’Il détruit.

Il y a encore une source de vos peines, c’est que vous regardez trop N. du coté de l’humain et des dons naturels, et c’est la moindre partie de lui-même. Regardez-le comme l’homme de Dieu pour vous, pénétrez Dieu en lui sans vous amuser au-dehors qui le couvre, obéissez aveuglément, ne vous donnez pas la liberté de raisonner sur ce qu’on vous dit et ordonne. Si Jésus-Christ [149] était sur terre et qu’Il vous parlât Lui-même, le seul moyen d’empêcher le fruit et l’effet de Ses paroles serait de raisonner dessus ou de s’occuper de soi-même dans ces moments, sous prétexte de voir son indignité. Vous remarquerez que ces vues recourbées, loin de vous rendre plus humble, augmentent votre amour-propre ; l’effet en paraît par la rage, le désespoir, etc. au lieu que l’oubli de vous-même vous changerait en peu de temps. Je sais qu’il est difficile qu’un esprit accoutumé depuis longtemps à la réflexion, s’en défasse si promptement, mais travaillez-y, sans effort pourtant, car il ne s’agit pas de beaucoup faire, mais de laisser tomber ce que vous tenez. Le démon est moins à craindre pour vous que vos propres réflexions.

Ce que je vous ai dit jusqu’à présent est la source de vos jalousies. La jalousie n’en est que l’effet ; ainsi, ce n’est pas de ce coté là que doit être votre travail, mais à ce que je viens de vous dire au contraire. Il faut porter cette jalousie en esprit de mort, demeurant en silence auprès de Dieu pour vous en laisser écraser, car, en combattant, vous [150] l’irriteriez, au lieu que, demeurant sans vous remuer sous la main de Dieu, portant le poids de Sa justice dans la violence de cette passion et vous abandonnant à Dieu pour porter cette peine tant qu’il Lui plaira, elle s’adoucira peu à peu. Rien ne peut vous changer qu’un procédé surhumain, si éloigné de celui que vous avez suivi.

Pour ce qui est de la religion, vous n’êtes nullement en état, dans ce temps brouillé, de faire un choix. Je crains bien que le démon, sous prétexte de bien, ne veuille vous tirer de la conduite de Dieu, pour vous donner une conduite humaine selon votre arrangement. Vos voies ne sont pas mes voies, dit le Seigneur ; et autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant les pensées du Seigneur sont-elles au-dessus des nôtres1 Je Le prie de mettre dans votre cœur ce que je viens de vous dire, car je crois que c’est la vérité. C’est en Lui que je vous suis entièrement acquise et unie en charité.

Que votre état de peine ne vous empêche pas de servir votre amie : Dieu vous l’ayant donnée, vous demanderait un terrible compte si vous cessiez de lui aider, et si, cédant à vos peines, vous l’abandonniez, car il faut que vous sachiez qu’il y a une hiérarchie sur terre comme au ciel, et que quelquefois la perfection d’une personne est attachée à celle de l’autre. Il y a des unions de grâce bien plus fortes que celles de la nature. On manquerait plutôt à cette dernière qu’à l’autre. Je vous souhaite à l’une et à l’autre la plénitude de cette charité que les grandes eaux ne peuvent éteindre2 ni les plus grands travaux diminuer.

1Is 55,8.

2Ct 8, 7.

 87 [D.1.46]. Résolution d’un commençant.

Je ne puis avoir aucune peine de celle que je vous ai faite ; au contraire, elle a servi à me certifier à votre [152] égard. Faites si bien que vous voudrez. Il faudra toujours la perte totale en la manière que Dieu connaît, et que Lui seul a destinée. Oui, je veux toujours me charger de vous, mais je ne veux ni bornes, ni conditions, ni réserves. Je ne serai jamais importunée de vos lettres ; mais il faut vous résoudre, de quelque manière que j’en use à votre égard, de garder toujours la même fidélité que vous avez eue pour dire tout ce que vous pensez : c’est à quoi Dieu donnera bénédiction et à quoi vous n’êtes pas encore entièrement souple. Quelque chose qui en puisse arriver, allez toujours votre train et soyez fidèle de votre côté.

Puisque vous le voulez, je vous ferai marcher (quelque peine que vous ayez) sans écouter ni votre nature ni votre raison ; mais assurez-vous que Dieu ne fera rien au-dessus de vos forces. Désoccupez-vous de l’avenir, non par effort, mais en n’entretenant point de pensées volontaires ; s’il vous en vient, souffrez-les, et les peines, mais que l’abandon sans abandon dévore tout. Ce que vous dites dans votre lettre fait voir que votre fond est dans l’état de la [153] volonté de Dieu et qu’il n’y a que le détail des choses qui vous peine. Vous voulez cette volonté en général : Dieu vous la fera vouloir dans tout ce qu’Il voudra de vous.

 88 [D.1.47]. Dieu a des voies sur les âmes.

Puisque vous voulez bien que je vous dise mon sentiment, sans prétendre ni vous gêner ni être crue, (car Dieu m’est témoin que j’ai si peu d’attache à mes lumières, que je suis prête à les soumettre à tout autre) la confiance que vous avez eue en moi et l’affection que j’ai pour vous, m’obligent de vous dire que la conduite ne doit pas être la même en toutes les âmes, qu’il ne s’agit pas de les conduire par notre propre voie mais par celle que Dieu leur a choisie, chacune dans leur état. Il ne se faut pas lever avant le jour, et celui qui précède le flambeau [154] qui l’éclaire, est aussi bien en ténèbres que celui qui le suit de trop loin.

Vous devez remplir les devoirs d’une mère de famille, et il y a bien de la différence de vous à une particulière. Je ne voudrais pas me faire une loi exacte de ne pas perdre Vêpres, ni la grand-messe ; mais aussi je me garderais bien de secouer le joug. Mettez-vous en devoir d’y aller toujours, et n’y allez point certains jours que vous y trouverez trop de répugnance. Nous voyons dans les communautés des âmes de grâce éminente à qui Dieu fait remplir tous leurs devoirs, parce qu’elles sont supérieures. Croyez-moi, si vous suivez tout conseil, vous vous égarerez. Il y a des âmes qui ont de la grâce qui se communique, mais le don de conduite n’est pas toujours donné, et avec bon zèle on gâte bien de l’ouvrage. Jésus-Christ a conduit peu à peu Ses Apôtres, et leur a dit Lui-même1 qu’il y avait des choses qu’ils ne pouvaient pas porter.

1 Cf. Jean  16, 12.

 89 [D.1.48]. Suivre les desseins et la voie de Dieu.

Permettez-moi, ma très chère, de vous parler à cœur ouvert, sous l’approbation de N.1, mais je vous demande que cette lettre ne soit vue que de vous et de lui. S’il l’improuve, n’y faites aucune attention ; s’il l’approuve, lui qui vous connaît, croyez que Dieu m’a fait vous l’écrire. C’est devant ses yeux et en sa présence que je vous proteste que votre état a été et est de lui. Si vous vous étiez abandonnée à sa conduite purement et simplement, les choses auraient eu un autre effet.

Il y a de la tentation dans votre état, et cette tentation est fortifiée par votre naturel et par vos réflexions. Dieu [156] vous veut à Lui par la foi, par la paix et le silence. Votre esprit vif et approfondissant s’est toujours opposé à cette foi simple et nue, qui ne veut rien voir ni rien connaître, qui se laisse conduire comme un enfant, sans retour, sans soin de soi. Vos réflexions d’amour-propre, quoiqu’elles paraissent humbles et fondées sur votre indignité et sur les bas sentiments de vous-même, vous ont ôté la paix parce qu’elles sont contraires au paisible rien, qui, ne méritant rien, ne pense pas même ni à mérite ni à démérite, mais qui est content et paisible dans son rien. J’ose dire même, sans craindre de trop oser, que cette humilité est un amour-propre raffiné, qui ne peut donner la paix, parce qu’elle vient par l’effort de l’imagination et le combat de l’esprit propre, de sorte qu’elle ne peut avoir de stabilité. Celui qui demeure dans son rien, sans rien envisager, y demeure affermi, et quoiqu’il arrive, il demeure à l’abri de tous les vents, qui ne peuvent le renverser ni mettre plus bas qu’il est. Le silence n’a garde de subsister car, comme vous voulez toujours quelque chose, cela fait chez vous un [157] certain tumulte qui l’interrompt. Vous voulez avoir de la vertu par effort, ce qui vous sera toujours impossible, attendu le dessein de Dieu sur vous. Vous voulez entrer dans un combat nouveau et actif contre vous-même, et Dieu ne demande de vous qu’un acquiescement humble et simple, un abandon total pour porter vos misères et vos peines comme il Lui plaira, et aussi longtemps qu’Il le voudra ; de sorte qu’en croyant combattre contre vous-même, vous combattez contre Dieu, vous Lui résistez. Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix ? 2

Si vous portiez vos tentations et vos peines sans vous regarder vous-même, vous auriez la paix au milieu de ce qu’elles ont de plus terrible et de plus affligeant, car vous les porteriez comme Dieu le veut. Comptez que l’état où vous êtes est le meilleur pour vous et le plus glorieux à Dieu. Cependant, loin de vous y soumettre par un humble acquiescement, vous le combattez de toutes vos forces. Ce n’est pont là la voie de Dieu sur vous, ni ce qu’Il vous demande. Allez où vous voudrez, consultez [158] qui il vous plaira : si vous ne vous quittez vous-même, vous n’aurez pas une véritable paix.

La nature et l’amour-propre trouvent leur compte à changer de route, cherchent des appuis partout ; et c’est ce qu’on appelle une très grande infidélité. Dieu vous a donné du goût pour N. : c’est un moyen imparfait dont Il S’est servi pour vous porter à suivre ses conseils ; mais vous laissez ses conseils à cause de ce goût imparfait. Suivez ses conseils, et ce goût tombera peu à peu. Mais Dieu, qui voulait, comme je vous le dis, Se servir de ce goût pour vous porter à suivre ses conseils, n’a pas réussi, et le démon au contraire a réussi à merveille, vous faisant abandonner ces conseils par la crainte du goût ; et c’est précisément ce qu’il ne fallait pas faire, car cette crainte a augmenté le goût, et ôté la fidélité à suivre les conseils avec une humble et sincère obéissance. De sorte que vous avez craint de vous abandonner à Dieu et vous avez suivi, sans le vouloir, les desseins de l’ennemi, ce qui vous a fait éprouver des états si violents qu’ils allaient à la fureur. [159]          Qu’a prétendu par là le démon ? Vous jeter dans le désespoir, ou du moins vous faire abandonner toute voie, vous rendre suspecte la voie par laquelle Dieu voulait que vous marchassiez, afin de vous égarer dans des sentiers qui vous paraissent plus commodes, où plus de gens marchent, mais qui ne sont pas ce que Dieu demande de vous.

Rentrez dans votre voie par un humble abandon, contente de porter la sécheresse et la peine tant qu’il plaira à Dieu. Vous la méritez, pour n’avoir pas voulu vous fier à Lui. Au reste, vous avez très mal fait de parler à ce confesseur de cette attache prétendue. Comme il ne vous connaît pas, qu’il ignore votre voie aussi bien que les desseins de Dieu sur vous, il n’avait garde de vous donner un conseil qui vous fût utile, quoiqu’il vous paraisse l’être [utile] dans l’envie que vous avez d’agir, de voir votre travail, et de vous dérober à Dieu. Quand je dis « l’envie », je n’entends pas une envie délibérée de vous arracher à Dieu, mais une envie de la nature, couverte du prétexte du bien.

 Oh ! si vous pouviez prendre sur [160] vous d’aller simplement comme un enfant, de faire à la lettre ce qu’on vous dit, sans écouter ce que vous sentez ou ne sentez pas, vous feriez des merveilles ! Remarquez que cette persuasion que vous vous donnez que vous n’êtes rien, que vous ne méritez rien, afin d’excuser les autres en vous accusant d’une manière vertueuse, loin de vous donner la paix, l’ôte entièrement. N’accusez ni vous, ni personne ; laissez ce que vous êtes et n’êtes pas ; ne songez à rien faire, mais soyez ainsi que le Prophète comme une bête devant Dieu et demeurez néanmoins attachée à Lui3 Je prie Celui qui me fait vous écrire, qu’Il ouvre votre cœur, et que ce même cœur comprenne ce que l’esprit ne comprendra jamais. Croyez-moi à vous sans réserve. Vous vous causez bien des peines faute d’abandon, mais j’espère que Dieu S’en servira pour vous faire rentrer dans votre voie. Tant de coups de fouet vous font voir qu’il n’y a qu’un sentier pour vous : tout autre voie, quoique bonne en elle-même, ne l’est pas pour vous, de qui Dieu demande autre chose. [161]

1Il s’agit peut-être de Fénelon, compte tenu de la transmission suggérée à la suite.

2Jb 9, 4.

3Ps 72, 23.

 90 [D.1.49]. Ne point se former de propre vocation.

Puisque vous voulez que je vous dise mon sentiment, ma très chère, je ne crois point que les sentiments de mademoiselle votre fille aient été une vraie vocation. Nourrie qu’elle a été dans la religion, à entendre relever l’état religieux fort au-dessus de celui du mariage elle s’est imprimé cela dans son cœur. Comme son cœur est bon, elle a voulu se former un état parfait, que Dieu n’a point approuvé par les terribles oppositions qu’Il lui a données. Le fond mélancolique et d’humeur noire que cette pensée lui donne, n’est point de Dieu. Sitôt qu’elle n’y a plus pensé, son esprit et son cœur s’est développé ; ainsi entrant dans le mariage, conservant la crainte de Dieu et la liberté de l’esprit, elle sera plus propre à ce que Dieu veut d’elle, et plus en état d’être tournée du côté de l’intérieur.

 91 [D.1.50]. Sur l’indépendance de conduite.

[162] Puisque vous m’ordonnez, monsieur, de vous dire simplement ma pensée, je le ferai pour vous obéir. S’il peut y avoir une indépendance qui vient de Dieu, vous me permettrez de vous dire qu’il y aurait une infinité de circonstances à l’indépendance qui vient de Dieu, qui ne sont point dans la vôtre : la vôtre au contraire leur est opposée. Je vous en dirai quelques-unes ; la première, que l’indépendance qui doit venir de Dieu ne doit pas être de notre choix et de notre entêtement, mais de l’avis de quelque autre qui veuille cela comme Dieu le veut, au lieu que la vôtre ne vient que d’un amour secret de votre propre excellence. Celle-là ne vient par nulle cause extérieure comme la vôtre est venue, et [163] loin qu’elle dût retirer de l’union des personnes qui sont tout à Dieu, elle y unit davantage, parce que cette indépendance (qui ne peut venir que d’un état très avancé) n’est jamais si entière que Dieu, pour exercer la souplesse de l’âme, ne fasse demander souvent avis ; et l’on est toujours prêt à le faire, bien loin de se croire dans un état où l’on n’est pas, et même où l’on ne peut pas être, lorsque les personnes qui ont la lumière divine nous assurent du contraire. Ce seul entêtement à vouloir, malgré les avis de N. et les sentiments des autres, être indépendant, marque que vous ne le pouvez être par l’ordre de Dieu : il faut que des méprises et que des humiliations vous en convainquent.

Comment agirez-vous par le pur fond, lorsque vous ne possédez pas même encore ce fond pur ? Car tant qu’il reste du sensible, et même de l’aperçu, l’on ne peut distinguer ce que Dieu veut ou ne veut pas. Car vous vous tromperiez beaucoup si vous preniez le fond pour un certain goût suave qui vous porte aux choses. Ce n’est nullement cela, et quiconque le suit, va par ce qu’il sent ou ne sent pas, et n’entre jamais dans la [164] pure foi ni la mort totale, où se discerne le fond, qui est si simple, si éloigné de ce goût  aperçu (qui fait souvent votre plénitude et votre recueillement), que rien n’est plus opposé (quoiqu’il soit bon), car l’on empêche la manifestation de l’autre. Suivant cela, vous ferez toujours des méprises, vous n’aurez jamais un vrai discernement des esprits ; et sous prétexte de communiquer à un peu de grâce sensible, vous demeuriez toute votre vie arrêté. Ce goût, que vous appelez « intime »  et que je nomme « aperçu », ne discerne jamais juste ; et le fond simple, destitué de sentiments sensibles, discerne sans méprise, parce que l’homme mort ne tient à rien, et qu’un grain de blé remue et emporte le poids. Vous tenez à votre indépendance, et cet arrêt est très considérable. Vous avez des gens qui ont beaucoup de grâces et de lumières qui ne vous arrêteront pas. Ce n’est pas à nous de nous ôter les appuis, c’est à Dieu. Mais je vous dis plus : les gens éclairés de Sa pure lumière ne s'en servent pas. Je crois que vous auriez pu montrer [165] votre lettre à M**, par petitesse, avant de la donner. Vous dites que vous n’avez point de reproche [en vous] d’avoir fait cela, et vous concluez de là que vous avez fait la volonté de Dieu : cela même est (que je crois) une méprise, car il y a des fautes que Dieu ne nous reproche pas, à cause de la simplicité de notre intention. Ce défaut de reproche n’est pas toujours une marque que l’on a fait la volonté de Dieu, puisque vous savez vous-même qu’il y a des fautes incontestables que Dieu ne reproche point ; et qui voudrait se fonder là-dessus pour s’assurer de faire la volonté de Dieu, se tromperait. L’assurance si forte, où vous êtes, de la faire, est même une tromperie. Si vous êtes sûr d’avoir écrit cette lettre par la volonté de Dieu, pourquoi, deux jours après, aller vous jeter aux pieds de M. N. et faire des bassesses non seulement indignes de votre grâce, mais même de votre caractère ? Ces hauts et bas, et je ne sais quoi qui mollit, qui abandonne tout d’abord, qui rejette le fardeau, qui ne voudrait dans la cure que le doux et l’utile, et non ce qu’il y a de pénible, n’est-il pas un effet de la [166] nature spiritualisée ? Car je vous assure, en présence de mon Dieu, pour lequel seul je plaide contre l’amour-propre, parce que vous le voulez, que vous êtes encore fort vivant dans la nature, quoique vous ne le voyiez pas. Quel gain et quel profit ai-je à être cruelle ? Que cherchè-je que votre bien ? Quoique je visse tout cela, et bien d’autres choses, comme les vies extrêmes1 que vous avez dans tout ce que Dieu fait par vous, je ne vous en eusse rien dit, car je ne m’ingère de rien par moi-même ; mais j’ai cru devoir cela à notre amitié et à l’humilité que vous faites paraître en me demandant ma pensée sur la résolution où vous êtes de vivre indépendant.

Les âmes de vraie lumière, comme M. N., ne tirent point les autres de la pure dépendance de Dieu, comme [le font] ceux qui n’y sont pas ; et c’est en quoi vous vous tromperiez. S’ils sont fidèles, ils n’agissent que comme Dieu les fait agir ; autrement leur grâce ne serait pas pure. Dès que ces personnes, qui sont assurément toutes à Dieu, vous disent que vous avez besoin [167] d’une conduite, vous devez croire que Dieu le leur fait dire ; et c’est la nature en vous qui la rejette, et non la grâce. Ces personnes, quoique pleines de grâce, vous déplaisent, à ce que vous dites, elles qui plaisent pourtant si fort à Dieu : d’où vient cela en vous, qui êtes vivant ? C’est que votre goût n’est pas le goût de Dieu, car si vous aviez le goût de Dieu, vous ne pourriez que vous ne goûtassiez ce qui est purement à Lui.

Vous voyez que je vous dis la vérité de tout mon cœur. Vous savez ce que je vous ai déjà écrit sur votre lettre ; ceci fait, je ne vous le dirai plus, espérant que par une expérience de confusion Dieu vous le fera connaître un jour ; et alors vous vous y rendrez. Je suis cependant toute à vous en Notre-Seigneur.

1c. à d. quand on prend vie et complaisance en tout ce qu’on fait. (Dutoit).

 92 [D.1.51]. Choisir ou non la voie de l’anéantissement.

Est-il possible, M., que vous preniez pour un refroidissement [168] d’amitié ce qui en est la plus forte preuve ? Il y a bien de la différence de nous aimer pour Dieu ou de nous aimer pour nous-mêmes. Je vous l’avais toujours bien dit, M., qu’il n’était pas bien aisé de suivre une conduite si détruisante et si contraire au plan que l’on se fait de conduite. Il y a des abandons et des sacrifices qui plaisent infiniment à Dieu, mais il y en a d’autres qui ne Lui peuvent être agréables. Il veut Se choisir Lui-même les victimes, et l’on est étonné souvent de celles qu’Il rejette. Le chemin de la mort est bien long et, si vous avez peine d’entrer dans les prémices de cette mort qui n’est qu’une ombre, comment entrerez-vous dans ses agonies ? La mort est douce à qui ne la porte pas dans son sein, mais elle est affreuse lorsqu’elle paraît. Les pas de ceux qui annoncent la paix sont beaux, dit l’Écriture1 ; mais ceux qui apportent la guerre ne sont pas tels. Cependant le même Jésus-Christ, qui est né pour apporter la paix sur terre, y a apporté le glaive et le feu2. Tout courage sera détruit, parce que c’est l’ouvrage [169] du cœur humain. S’il plaisait à Dieu de remuer, votre cœur serait bien autre chose que ce qui en paraît.

Si Dieu se contente de votre abandon, pourquoi n’en serais-je pas satisfaite ? Et qu’ai-je à démêler avec vous si ce n’est pour Lui ? Croyez-vous qu’Il vous reçoive si je vous rejette ? Et pourrais-je vous rejeter s’Il vous recevait ? Vous vous trompez beaucoup. Il ne s’agit pas de porter la justice de Dieu, mais il s’agit de donner lieu à cette même justice de détruire en vous ce qui lui est opposé.

Je sais, M[onsieur], ce que vous êtes et ce que je suis, le ménagement que je devrais avoir pour vous, à parler humainement ; mais à parler selon Dieu, je me soucie de votre rang, de tous vos avantages comme d’une paille ; d’être bien ou mal voulue de vous, m’est comme rien, je ne me soucie que de vous voir remplir les desseins de Dieu. Si vous n’entrez pas absolument, non par condescendance, mais par une croyance si entière que vous ne doutiez pas un moment que ce qui vous paraît blanc est noir, vous me seriez arrachée. Alors je vous compterais comme le reste des [170] personnes de qualité pour lesquelles on garde des respects apparents, mais pour lesquelles on n’a pas la moindre liaison. Il n’en est pas de même, M[onsieur], des unions que Dieu fait que de celles que notre humeur fabrique ; surtout lorsqu’il y a une subordination de grâce. On ne les secoue pas comme un manteau, et l’on ne saurait les rompre sans s’éloigner de Dieu. L’exemple de Loth dans l’Écriture en est une preuve assez forte. Vous en userez comme il vous plaira. Je ne vous ai point celé la vérité. On peut, avec les autres, conserver une amitié fondée sur le rapport d’esprit et de manières, mais avec moi, il n’y a que Dieu seul. Aussi n’ai-je rien que de rebutant, rien qui flatte ni qui plaise ; il n’y a nul assaisonnement ni pour l’esprit, ni pour le cœur, à ce que je dis. Mais il me faut prendre de cette sorte, ou me laisser en chemin ; et c’est ce qui arrive d’ordinaire lorsque je montre toute ma laideur. Bien d’autres l’ont fait ainsi : vous ne ferez point la planche aux autres2a. Peu restent, parce que les paroles de mort et les effets sont durs. On ne trouve personne qui puisse servir d’exemple ni d’appui, la voie des [171] autres n’étant point pour nous. Souvenez-vous que de cinq mille personnes qui suivirent Jésus-Christ dans le désert lorsqu’Il les nourrissait, aucuns ne restèrent à Sa mort.

Le chemin est long, la conduite de Dieu paraît bizarre : Il veut dans un temps une chose et, dans un autre temps, Il en veut de toutes contraires. Vous êtes encore sur vos pieds : la mort et la vie3 vous sont offertes, et Dieu vous en laisse le choix ; mais si vous choisissez la mort, il faut mourir à la mode de Dieu et non à la vôtre. Si vous choisissez la vie, je vous fais la révérence, et n’ai plus rien à vous dire : c’est un chemin que je ne connais plus, où le divin petit Maître ne Se trouve point comme petit Maître. Je ne vous dis pas que l’on ne s’y sauve pas : c’est le chemin de tous les dévots, et même des personnes intérieures d’un certain rang. Mais pour le chemin de la mort, il est désert : on n’y trouve personne, et il a des précipices continuels, non de ces précipices qui exercent le courage et dont on se fait des idées, mais de [172] ces précipices auxquels on ne s’attend pas et qui ne paraissent pas tels. Choisissez donc, M[onsieur], ce qu’il vous plaira. Les temps de ménagement sont passés. Et si vous êtes deux nuits sans dormir, j’en ai été bien d’autres pour vous.

1Cf. Rm 10, 15.

2Cf. Mt  10, 34 ; Lc 12, 19.

2aSens : aider à franchir un obstacle.

3c. à d. la voie de mort mystique, ou la vie en foi et en lumière. (Dutoit).

 93 [D.1.52]. Consolation…

Je vous conjure, madame, d’être persuadée que personne ne prend plus de part que moi à votre affliction. Je l’ai regardée comme une suite de ces croix dont la divine Providence semble vous accabler depuis quelque temps et ne vous faire sortir des unes que pour vous accabler d’une autre ; mais comme vous regardez toutes ces choses d’un œil chrétien, je suis persuadée, madame, qu’au travers de la juste douleur qu’elles vous causent, vous y découvrez les caractères de l’amour et de la bonté de Dieu, qui, en vous rendant conforme à son Fils, verse dans votre âme une force secrète et une résignation [173] entière pour toutes Ses divines volontés, une impression profonde qui adoucit les plus étranges amertumes et qui fait concevoir qu’il n’y a que Dieu qui puisse mélanger tant d’amertumes avec de véritables douceurs. Dieu même sera votre force, madame, et en vous donnant moins de mal que vous n’avez (ce semble) sujet d’en craindre, Dieu vous fera voir avec quel soin Il tempère les douleurs de ceux qui les reçoivent avec soumission. Ces sortes d’accidents servent à augmenter la piété de ceux qui les souffrent, et de ceux qui les partagent par le sang et l’amitié.

 94 [D.1.53]. Avis pour une conduite paisible.

Je vous écris sans en savoir la raison. Pourquoi cherchez-vous [174] quelque chose hors de l’ordre et de la volonté de Dieu sur vous ? Dieu se communique à nous non pas selon nos vues ni nos inclinations, mais selon Son dessein sur nous, selon ce qui nous est le plus convenable. Il suffit que nous tendions à quelque chose pour ne le point avoir. Tout vient dans le temps que Dieu l’a destiné. Pour vouloir trop bien faire, l’on ne fait rien. Laissez-vous comme une terre sans mouvement exposée à la rosée céleste, et cette rosée vous pénétrera et vous fera porter du fruit. Je suis toute à vous.

Si vos humeurs sont en mouvement, je suis persuadée que cela vous vient en partie du jeûne. Prenez quelque orge ou gruau le matin pour vous rafraîchir, et le soir faites une bonne collation. Du reste, tâchez de jeûner de vos passions. Dieu permettra de semblables changements en vous, afin de vous faire voir qu’Il est le maître chez vous. S’Il amortit votre vivacité, ne croyez pas que cela soit naturel, puisque, lorsqu’Il vous laisse à vous-même, vous vous retrouvez la même. Dieu ne laisse pas d’être avec vous, quoique vous sentiez vos sens si vifs. Soyez donc en paix. Pourquoi n’obéissez-vous pas ?

Je vous conjure, ma très chère, de ne vous inquiéter point pour vos défauts, quels qu’ils soient : il faut en être contente, dès qu’ils ne sont pas volontaires. Il ne faut faire aucune faute volontaire pour en être humiliée ; mais il faut être contente de celles que le naturel fait commettre par sa précipitation et sa vivacité. Oubliez-vous vous-même, et ne réfléchissez point volontairement sur vous-même. Ne vous étonnez pas même de ne pouvoir empêcher les réflexions. Il y a des saisons dans la vie spirituelle comme il y en a dans la nature : l’hiver suit l’automne, le printemps n’est pas toujours printemps ; et ces saisons sont nécessaires à nous faire sentir ce que nous sommes, et qu’il n’y  a point d’état où nous puissions nous soutenir par nous-mêmes. Tous états sont bons dans la volonté de Dieu. Laissez tout tomber, et ne vous arrêtez à rien : soyez seulement fidèle à votre oraison, quelque sèche qu’elle vous paraisse. Laissez aller les autres par leur voie, suivez la vôtre avec petitesse et simplicité. [176]

Ne quittez point N. sous prétexte d’avancer : souvent on recule et on se perd sans ressource. Les fruits prématurés ne sont point de garde. La nature toujours empressée veut faire  tout d’un coup l’ouvrage de la perfection, mais l’Esprit de Dieu est longanime. Les hommes font leurs bâtiments à fleur de terre, parce qu’ils ne se soucient pas de l’avenir pourvu qu’on aperçoive leur travail : aussi le moindre vent abat le travail de l’homme ; mais Dieu fait jeter de profondes racines par une longue mort à soi-même. S’il n’y avait point d’hiver, les arbres ne prendraient point racine. Soyez bonne fille, ne songez plus à vous, et soyez en paix.

 95 [D.1.54]. Ne point sortir trop tôt hors de soi.

Vous savez, madame, l’affection tendre et sincère que j’ai [177] toujours eue pour vous, ce que j’ai souffert pour votre âme, et ce que je voudrais encore souffrir pour son avancement selon la volonté de mon Dieu ; ainsi, ce que je vous dirai ne vous doit pas être suspect, puisque personne ne vous aimera jamais ni plus purement, ni plus fortement que je vous aime. Ce n’est point le démenti public que vous avez donné par votre long séjour à la Cour à la conduite que Dieu m’avait fait tenir avec vous qui me fait parler, car si je m’arrêtais à ces choses, je serais indigne de Dieu : c’est la vérité seule. Je vous assure qu’il n’est nullement de l’ordre de Dieu ni de Sa volonté sur vous que vous demeuriez à la Cour. L’ordre de Dieu est que vous restiez dans votre famille à remplir les devoirs de votre état.

Tout autre conduite, quoique vous y trouviez plus d’aisance et plus de liberté, vous conduirait dans le précipice. Je vous assure que c’est un artifice du diable afin de vous faire prendre le change, parce que plus Dieu a de desseins sur votre âme, plus le diable s’efforcera d’une manière couverte à vous tromper. N’allez pas, je vous [177] prie, prendre sur ce que je vous dis un abandon à contresens, comme fit N., car, par là, vous boucheriez toutes les avenues par où la vérité pourrait aller à vous : ce serait un mauvais abandon que celui qui, sous prétexte de vous abandonner à être trompée du diable, vous porterait à mépriser ce que je vous dis. Croyez à mon expérience, je vous en prie, et si ma lettre vous rétrécit et vous ôte une certaine liberté apparente, c’est pour vous procurer dans la suite une liberté réelle.

N’allez pas vous imaginer que vous êtes utile aux autres : ce serait le comble du malheur car vous vous tromperiez et, en aidant aux autres, vous vous perdriez la première et les égareriez. Les lumières qui vous sont données dans l’état où vous êtes ne vous sont données que pour vous-même, et l’occupation que vous auriez des autres empêcherait tout l’effet pour lequel Dieu vous les donne. De plus, cela ne porte nulle grâce aux autres. Quoique ce que vous disiez remue et paraisse éclairer pour des moments, cela a peu d’effet. Vos paroles, étant destituées de (vrai) principe, demeurent [179] sans force et sans vigueur. N. n’a nul besoin de vous, sa grâce étant infiniment supérieure à la vôtre. Et ce ne sera pas même en lui disant ses défauts que vous lui servirez. Cela a été bon pour un temps et, dans ce temps, Dieu n’a pas permis que je lui en aie caché aucun. A présent son âme est dans un état que cette aide extérieure lui nuirait. Il faut que Dieu Lui-même, par des coups de marteau, achève Son ouvrage en lui, non en l’éclairant, mais en l’assommant. Croyez-moi donc, s’il vous plaît, et je vous conjure de la part de Dieu de ne plus parler à aucun de leurs défauts : ceci est essentiel pour vous.

Si vous y entrez, Dieu sera content. Si vous rejetiez mes avis, mon âme ne pourrait plus avoir de correspondance avec la vôtre, et je vous regarderais comme faisant bande à part. Mais je n’ai pas cela à craindre de vous, que je crois, vous ayant toujours vue et si souple et si docile à l’Esprit de Dieu que cette docilité vous a sans doute attiré beaucoup de grâces. Je ne vous ai pas écrit d’abord du tort que vous vous faisiez en parlant aux autres parce que j’ai cru que vous aviez alors besoin de [180] cela pour vous tirer d’un certain enfoncement en vous-même, Dieu se servant souvent de l’amour-propre pour rendre plus léger ; mais ce dessein de Dieu ayant eu son effet et vous ayant été par-delà de beaucoup, oubliez-vous, et oubliez tout le reste.

Ne croyez pas que vous vous soyez oubliée parce que la légèreté de votre état vous tient comme en l’air. Nullement. Ce n’est pas là oubli : l’occupation des autres empêche qu’on ne pense à soi. Entrez donc dans ce que je vous dis, qui est capital pour vous. J’ai souffert de ne pouvoir vous écrire plus tôt là-dessus, parce que je craignais qu’en vous écrivant, et vous, n’y entrant pas, j’augmenterais le mal, loin de le guérir. Dieu sait combien je vous aime.

 96 [D.1.56]. Discernement de l’inspiration de Dieu.

[185] La bonté que vous m’avez témoignée me fait prendre la liberté de vous écrire pour vous assurer que j’ai pris toute la part que je dois à votre maladie et aux miséricordes que Dieu vous y a faites. Vous êtes heureuse, mademoiselle, de savoir faire l’usage que l’on doit faire des croix de la Providence ; et j’espère que vous le ferez toujours plus si vous êtes fidèle à suivre la voix de Dieu.

Vous savez mieux que moi que pour suivre cette voix, il faut l’entendre. Et comment l’entendre si on ne l’écoute pas ? Et comment l’écoutera-t-on si le cœur n’est entièrement vide ? La voix du Seigneur n’est autre que son inspiration. Il faut nécessairement qu’afin que l’inspiration puisse se connaître dans son extrême délicatesse, le cœur soit vide de toute prévention ; sans quoi, c’est la prévention qui nous détermine dans les choses les plus essentielles, et non l’inspiration.

Tous les saints nous ont avertis de l’extrême délicatesse de l’inspiration, afin que nous la puissions distinguer des inclinations que l’amour-propre et la cupidité pourraient nous inspirer. Notre-Seigneur nous l’explique en peu de mots lorsqu’Il nous assure que le Pasteur vient par la porte, et que le larron vient par ailleurs1, par la fenêtre. Qu’est-ce que cela veut dire sinon que l’inspiration sort du fond de notre cœur, s'y trouve toute placée sans que l’on sache comme elle y est venue ? Mais la prévention entre par les sens. Pour qu’une chose soit inspiration, il faut qu’elle ne nous ait été suggérée par personne, qu’elle n’ait nul motif ni égard humain, que ce qui est inspiré ne flatte point nos penchants ni nos inclinations. Vous voyez donc, mademoiselle, que pour être en état de recevoir l’inspiration, il ne faut être prévenu en faveur de quoi que ce soit, ni être en garde contre rien. Si nous sommes en garde, nous empêchons la pénétration de l’inspiration, mettant comme un bouclier au-devant ; si nous sommes prévenus, nous ne donnerons point de lieu à l’inspiration. Il faut donc un cœur vide, résolu de ne se déterminer par aucun choix qui lui soit propre, mais de se laisser déterminer à Dieu.

Une chose qui est dans un parfait équilibre et qui ne penche d’aucun côté, est remuée et emportée d’un seul grain ; mais une chose fixée par un poids a besoin de beaucoup de charge et de violence pour être remise dans son équilibre. J’insiste là-dessus, mademoiselle, parce que je sais que c’est le point essentiel où le salut, la vocation, et la conduite intérieure sont attachés. Je crois que vous prendrez ceci comme l’effet d’un zèle et d’une affection sincère, et que vous serez persuadée du respect avec lequel je suis, etc.

1Jean  10, 1.

 97 [D.1.57]. Démêler la grâce d’avec la nature.

Je crois, ma chère N., que c’était une tentation du démon qui vous faisait garder en vous-même les choses qui vous faisaient de la peine : rien n’est plus contraire à la simplicité. C’est ce qui vous faisait croire aussi que les choses que vous me mandiez tournaient contre vous, car j’avais un désir sincère de vous dire la vérité, et jamais vous n’avez été plus chère à mon cœur que lorsque je vous l’ai dite sans ménagement. Je vous ai crue capable de l’entendre, ou plutôt Dieu vous en voulait rendre capable. Je ne la dis pas à tous : il ne m’en vient pas même la pensée. Si vous connaissiez mon cœur, vous verriez que c’est la plus forte preuve d’amitié [189] que je puisse vous donner. Dieu, à cause de votre humeur naturelle, qui est haute et sèche, a voulu vous tirer d’une certaine domination, parce que le naturel se mêlait avec la grâce. Il vous a ôté, par une bonté infinie, tout ce qui pouvait vous accrocher, pour vous rendre petite et souple.

La nature souffre étrangement de cela, et lorsqu’on lui ôte d’un côté, elle tâche à se dédommager de l’autre. Mais lorsque Dieu aime une âme et qu’Il la choisit pour être à Lui d’une manière particulière, Il la poursuit dans tous ses retranchements, de sorte que la nature effarouchée ne sait à qui s’en prendre, mais c’est alors que nous devons avoir plus de courage. La nature nous fait voir le tort des autres, et nous cache le nôtre ; la grâce fait tout le contraire : elle ne nous laisse voir que notre tort à l’égard des autres, et nous fait croire que ces autres ont raison. La nature veut être écoutée, est bien aise de donner conseil et que son sentiment soit préféré à celui d’autrui. La grâce au contraire est ravie de n’être bonne à rien et de n’être comptée pour rien. Ceci ne se fait ni par pensée, ni par réflexion, [190] ni par se vouloir humilier ; mais la bonté de Dieu, qui chasse la nature, met cela dans notre fond sans que nous le cherchions : on est plutôt étonné que les autres s’adressent à nous, il nous paraît que c’est qu’ils ne connaissent pas notre misère, qu’ils sont trompés sur nous quoique nous ne voulions pas les tromper, et ce qu’on nous dit à notre avantage nous paraît un songe.

Pour en venir là, il faut nous laisser en la main de Dieu, afin qu’Il nous mène à Sa mode par des chemins rompus et inaccessibles. Comme ce que je vous dis est un travail efficace de Dieu, qui ne veut que la correspondance de la créature par un total abandon, vous ferez bien des fausses démarches en voulant aller droit ; mais ces fausses démarches mêmes vous seront utiles pour vous faire connaître la dépendance où vous devez être de la grâce, car, lorsqu’il faut devenir par grâce tout autre qu’on est par nature, c’est un chemin long et raboteux. Au lieu de nous décourager, il faut au contraire être remplis de joie de ce que Dieu veut bien travailler Lui-même à l’ouvrage de notre salut. [191]

Livrons-nous entre Ses mains, quoi qu’il nous en puisse coûter, et lorsque nous sentons les vivacités et les délicatesses de la nature, disons à Dieu de cœur : « Voilà ce que je suis ! » S'il y a du bien, de la lumière, ou quelque correction, disons-Lui aussi dans notre silence : « Voilà ce que vous êtes !  » Tout bien est Dieu, tout mal est nous. Soyons donc bien petites, ma très chère, bien simples, bien souples. Vous voulez garder1 vos peines comme les grandes personnes : Dieu veut que vous vous plaigniez comme les enfants qui apportent à leurs mères leurs petites mains qu’ils ont salies en tombant. J’espère que tout ira très bien dans la suite et que Dieu, en vous ôtant vos yeux, vous donnera les Siens. Je vous embrasse en Notre-Seigneur.

1Garder par devers soi.

 98 [D.1.58]. Douceur envers les faibles.

Voilà les réponses, et celle pour M. Sa lettre me paraît simple et vraie, [192] je vous l’envoie. Vous êtes trop âpre, et vous n’avez pas une certaine douceur et compassion que Dieu donne pour les âmes, que je Le prie de vous donner pour celle-là. Il ne la faut pas pousser à bout, de crainte que ne trouvant que de l’amertume dans la piété, elle ne se laisse aller entièrement au goût du monde. Ménagez-la, et n’éteignez pas, comme il est dit dans l’Écriture, la lampe qui fume encore1. Il y a en elle plus de faiblesse que de malice : elle a besoin d’être ménagée avec douceur.

1Cf. Mt  12, 20. 

 99 [D.1.59]. Souffrir les défauts…

Je vous plains, M., mais je ne désespère pas de N., et je suis persuadée que, lorsqu’elle aura servi à vous faire mourir à vous-même, ou Dieu l’ôtera du monde, ou il se fera jour dans son cœur. Il est vrai que vous avez deux [193] qualités qui auront toujours de la peine à compatir avec un pareil naturel : la première, c’est votre droiture, qui ne saurait souffrir le déguisement et la fausseté ; l’autre qualité est défectueuse : c’est que vous êtes vive et âpre, et il faut espérer que Dieu la détruira peu à peu. Je dis donc que je voudrais prendre N. avec douceur, ne lui pas tailler tant d’ouvrage, comme serait la correction de ses défauts : plus ils sont en grand nombre et son naturel mauvais, moins il y a d’apparence qu’elle s’en puisse défaire par ses soins. Ce que je voudrais donc faire à présent, ce serait de cultiver le fond de grâce qui se démêle quelquefois et que le mauvais naturel étouffe. C’est un germe léger, qu’il faut peu à peu développer, ce qui ne sera que par la confiance que vous lui donnerez en vous.

Louez le peu de bien que vous y verrez, mais il n’est pas temps de lui laisser voir toutes ses misères : vous la décourageriez, et ce serait un faisceau d’épines qu’elle abandonnerait, sentant de toutes parts les piqûres. Notre-Seigneur en usait de même avec ses disciples : Il avait bien des choses à leur [194] dire, mais ils n’étaient pas en état de les porter. Regardez ses lumières pour petites qu’elles soient, mais ne les prévenez pas ; que tout votre soin soit de cultiver son fond. Je vous en conjure au nom de Jésus-Christ, et vous verrez qu’elle fera mieux. Ce que je vous demande encore, c’est de tâcher que son M. ne s’en dégoûte pas : faites-lui en voir les bons endroits, car de ces dégoûts, on n’en revient jamais. Si une fois elle se rebute, elle quittera tout. Attirez sa confiance, car quelque défaut qu’elle ait, ce ne sera rien si elle est fidèle à vous les dire. J’ai connu une personne d’un naturel comme le sien, laquelle n’a pas laissé de devenir très intérieure, et tout s’est corrigé peu à peu.

Je prie notre divin Maître de vous faire concevoir que je vous dis la vérité. Je sais que vous avez à souffrir avec elle et qu’il vous faudra une patience infinie, mais cela ne sera rien. Je vous dis encore que si elle est infidèle, elle vivra peu, mais il faut vous attendre à des hauts et bas. [195]

 100 [D.1.60]. Aller pas à pas avec les commençants.

Pour N., il faut beaucoup la ménager. C’est tout ce que vous pouvez souhaiter, à présent, que l’ouverture qu’elle a pour vous. Il ne faut encore lui demander qu’une perfection conforme à ses lumières, et non aux vôtres, et suivre Dieu pas à pas, la soutenant et lui donnant des avis avec bonté, jusqu’à ce que Dieu lui découvre Lui-même le mauvais fond dans toute son étendue. Vous savez de qui elle peut tenir. Faites-lui lire les Institutions de Tauler1 : c’est un excellent livre pour cela, il pourra lui être très utile. La grâce va lentement dans ses ouvrages. La fidélité à ne vous rien cacher fera peu à peu son ouvrage. Il faut voir longtemps de grands défauts avant que de les tous dire sinon à mesure que vous y êtes poussé par l’ouverture que l’on vous donne. Vous savez que N. n’a rompu avec moi que pour lui avoir fait [196] connaître les siens. Notre cher Maître disait à ses disciples : J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n’êtes pas en état de les porter2. J’espère que Dieu vous en donnera de la satisfaction. Le P. m’a-t-il aussi renoncée ?

Plût à Dieu qu’il ne fût ici question que du plus ou du moins de perfection ! Mais c’est bien autre chose. Si Dieu veut que j’y reste, Sa sainte volonté soit faite ! Ce sont tous les jours choses nouvelles, sans pouvoir avoir un moment de repos que celui qui est immuable dans le fond. Pour vous, ayez bon courage : Dieu est en vous et vous conduit, quoique d’une manière inconnue, et mon cœur vous est très uni.

Je ne puis trop vous prier de ménager N. : il faut une patience infinie avec ces sortes de naturels. Il faut appuyer sur les défauts qu’elle avoue, mais en lui témoignant qu’elle ne doit point se décourager ; que celles qui en ont le plus, sont celles qui avancent davantage pourvu qu’elles travaillent doucement à les surmonter ; qu’un mal découvert est à moitié guéri. Enfin, suivez [197] Dieu en tout à son égard, sans écouter la réflexion, car Dieu saura bien tout raccommoder en son temps. La grâce ne détruit les défauts que peu à peu, au lieu que l’amour-propre semble les essuyer tout d’un coup,  mais loin de les détruire, il les enfonce, et cette sagesse apparente, nourrit la propre estime. Je plains ces sortes de naturels.

1Les Institutiones désignent la traduction par Surius de l’édition de Canisius. Elles furent traduites en français : Institutions … avec la Vie et les epistres et quelques excellents sermons… (Rouen, 1614), et « traduction nouvelle » par Chardon, Paris, 1665).

2Jean  16, 12. Peut-être Madame Guyon ressent une accélération des événements : il lui faut aller vite et rigoureusement. Cf. la fin de la lettre 101 : « Le temps est court, il faut l’employer ».

 101 [D.1.61]. Support des infirmes.

Je suis très affligée, ma très chère, de la peine que N. vous fait : je ne doute point que cela ne contribue beaucoup à votre indisposition. Cependant il ne doit pas prétendre de se corriger tout d’un coup ; il le faut ménager avec douceur : le découragement serait pis que tout le reste. Les peines amères et les désespoirs ne viennent que de notre amour-propre. Dieu donne une douleur paisible, [198] et plus notre faiblesse nous donne lieu de désespérer de nous, plus nous avons d’espérance en Dieu. Ne le pressez pas trop, mais faites comme Dieu, qui a une patience longanime pour les pécheurs et les imparfaits. Lorsqu'un homme sent son impuissance et qu’on le pousse trop, ne sentant nul moyen en soi de faire ce qu’on lui demande, cela lui cause une peine qui va jusqu’au désespoir. Il fait (alors) comme le scorpion qu’on entoure d’un cercle de feu : comme, de quelque côté qu’il se tourne, il ne trouve point d’issue, cela fait que, de désespoir, il se pique lui-même de son aiguillon et se tue. Ainsi les désespoirs viennent d’une nature peinée1 qui ne trouve point d’issue pour sortir de ce qui l’incommode, et qui ne peut non plus se livrer à ce qui lui plaît, parce que la crainte de Dieu la retient : elle se pique elle-même d’ennuis cuisants, se décourage, et souvent quitte tout. Priez, soyez en silence : c’est tout ce que vous pouvez faire de plus efficace pour N., et qui vous donnera le plus de repos à vous-même. [199]

1Sens fort : torturée.

 102 [D.1.62]. Supports et devoirs mutuels.

Je comprends fort bien qu’un mal connu est moins dangereux que celui qui est caché, pourvu qu’on veuille bien en guérir, car une plaie intérieure peut devenir très fâcheuse. Il est de grande conséquence de ne point décourager N. : Dieu, ne l’éclairant pas sur ces choses-là, voit mieux que nous qu’il faut attendre le temps qu’Il ouvre Lui-même la porte. J’espère qu’Il le fera. Ne vous en occupez pas trop, cher N. : cela vous nuirait à vous-même, sans lui être utile. Priez pour elle, consolez-la dans ses peines si vous en avez le pouvoir, et s’il arrive quelque chose d’extraordinaire, mandez-le moi. Laissez tomber tout le reste. Il n’importe par qui nous soyons occupés et distraits, pourvu que nous le soyons. Profitons des fautes d’autrui, afin de mourir à nous-mêmes. Le temps est court, il faut l’employer. [200]

 103 [D.1.63]

Je ne puis qu’approuver votre conduite sur votre chère épouse. Souffrez que, dans la même lettre, je réponde à deux. Pour ce qui la regarde, je ne suis point surprise qu’elle ait de l’humeur, des faiblesses passagères ; mais ce qui m’étonne, c’est la durée : le soleil devrait-il se coucher là-dessus ? Ne voyez-vous pas que c’est la nature qui veut raisons sur raisons, et qu’on vous parle dans ces occasions afin qu’elle se puisse évaporer ? Vous voyez vous-même que les soins ne ramènent pas. Cela ne fait qu’une fécondité de paroles sans effet ; et c’est la nature toute pure qui, dans les peines, veut parler, user de raisons, se justifier. La même nature, qui fait évaporer en paroles, est aussi taciturne, tenace, boudeuse. Je voudrais donc, (Oh ! que vous vous en trouveriez bien !) que, sitôt que vous sentez les avant-coureurs [201] de l’humeur, ou qu’elle vient vous affaiblir, sans lui ouvrir la bonde, dire d’abord [sic] à N. : « Je sens mon humeur qui me veut gagner », et cela, comme un enfant. Dieu vous ferait la grâce que l’humeur resterait à la porte, car, dès que la bonde est levée, il faut que l’humeur, comme l’eau, ait son cours : il est plus aisé de ne s’y pas laisser aller que de l’arrêter. Vous êtes trop heureuse que Dieu vous ait donné un mari comme celui que vous avez : soyez persuadée qu’il ne fait rien pour vous déplaire ; et lorsque, par hasard, quelque chose vous choque ou qu’il vous paraît sec, dites-le lui bonnement ; vivez comme un enfant avec lui. On peut avoir de petits moments de chagrin, mais il ne faut pas que cela dure. Je suis garante qu’il vous aime, qu’il supporte les misères que d’autres ne supporteraient pas. Je sais que vous l’aimez ; comment ne le croyez-vous pas au premier mot ? Mon cœur sent d’ici qu’il est simple et candide. Je veux qu’il soit quelquefois sec, qu’il ait même des défauts : qui n’en a pas ? S’il porte vos faiblesses, compatissez avec lui, et songez qu’il est homme.

Pour vous, mon cher N. dites-lui [202] en badinant, lorsque vous voyez que l’humeur la saisit, qu’elle lui ferme la porte : car tout ce que vous direz ensuite, lorsque cette vilaine bête sera entrée dans la maison, ne servirait qu’à la fortifier, ou entasser défauts sur défauts. Méprisez tous deux cette humeur. Agissez comme si de rien n’était et comme vous faites lorsqu’elle n’y est pas. Et qu’elle-même ne l’écoute point du tout. Elle lui fournira mille raisonnements, elle fourmillera en réflexions, elle s’entortillera : rien ne fait plus de chagrin à une personne en humeur, que de ne point donner de lieu à cette humeur. Maris, supportez les faiblesses de vos femmes. Femmes, soyez soumises à vos maris, parce que le mari est le chef. Or, cette soumission ne s’étend pas seulement pour vous sur les choses extérieures, mais Dieu vous l’ayant donnée pour vous aider pour votre salut, agissez avec lui en esprit de foi. Dites-lui d’abord vos peines sans attendre qu’il vous les demande, et ne leur souffrez aucun progrès : vous en serez soulagée. Que les fautes que vous y ferez, servent à vous humilier, et non à vous décourager. Quand vous retomberiez [203] cent et cent fois, relevez-vous avec confiance, et ne vous laissez point abattre. Ne vous fâchez pas de vous être fâchée.

 104 [D.1.64]. Comment supporter les défauts, etc.

Je vous prie de dire à N. qu’elle prenne bien garde de ne point suivre son âpreté ni sa trop grande vue sur les défauts : qu’elle soit comme Jésus-Christ pleine de douceur et de charité pour les pécheurs. Jésus-Christ est venu rassembler et réunir ce qui était dispersé : qu’elle le rassemble et unisse, et qu’elle ne le disperse point. Pour le rassembler, il faut faire comme Jésus-Christ qui étant la pureté essentielle, souffrir les publicains et les pécheurs. Si je pouvais faire glisser en son cœur cette charité immense de Jésus-Christ, elle verrait ses entrailles étendues pour le prochain et comme elle a des défauts qu’elle ne peut corriger, les autres en [204] ont de même : elle doit croire, et il est vrai, que lorsqu’elle est raide et rétrécie pour quelqu’un, cela fait le même effet de raideur et de rétrécissement pour les autres, en sorte que cette grâce douce, suave et longanime, n’a point de lieu dans le cœur des uns et des autres, quoiqu’elle soit absolument nécessaire pour la correction des défauts.

L’Esprit de Dieu n’est point turbulent et âpre : il attend en patience, il est longanime, il tempère tout, il espère, il croit, il souffre les misères des autres, et toutes ces vertus sont renfermées dans la pure charité. Combien Dieu nous donne-t-Il de vues auxquelles nous ne pouvons atteindre afin de nous faire voir notre impuissance ? En ne nous attachant qu’aux défauts, nous rendrions extérieurs et multipliés ceux que Dieu veut intérieurs et réunis. Nous devons donc travailler à être intimement à Dieu, nous occuper de Lui ; Il fera le reste peu à peu et en son temps. Nous prendrions, sous prétexte de perfection, le change1. Je prie Dieu de faire entrer en ce que je dis : cela est de conséquence.

Je vous prie de ne point rétrécir N. par la vue de ses défauts : il n’est [205] que trop fixé et trop borné. Faites-lui voir ceux qui sont essentiels à son état, comme son arrangement, sa timidité, etc. Je vous conjure, par la douceur de Jésus-Christ, de mener les enfants doucement, afin qu’ils aillent sans perdre haleine. Jésus et le disciple de l’amour ont tout surpassé en douceur, charité et patience. Je prie Notre-Seigneur qu’Il vous donne un cœur vaste pour les contenir avec tous leurs défauts. Il ne faut pas vouloir les choses trop parfaites. Craignez la raideur. C’est une bonne chose que d’éclairer, mais c’est plus de porter dans son sein par la charité de Jésus-Christ. Je vous aime, et vous ne sauriez croire combien je désire que votre cœur soit étendu.

1Le change : échange d’une chose contre une autre. Ici, ce qui permettrait d’échapper à Dieu.

 105 [D.1.65]. Conduite et support des faibles.

Après avoir examiné votre lettre, je vous dirai que vous devez faire tous vos efforts adroitement et sans [206] affectation apparente pour empêcher les tête-à-tête dont vous me parlez. C’est assurément un coup de partie, car des discours perdraient cette jeune personne. Une piété commençante subsiste dans des moments de goût, mais qu’il est dangereux que, le goût étant passé, un pareil esprit ne l’entraîne et ne la perde sans ressource !

Elle est fort à ménager. Suivez le penchant que Dieu vous donne pour sa conduite, la poussant doucement. Lorsque l’on quitte le chemin que Dieu nous marque, on fait bien plus de chemin à reculer qu’à avancer. Il faut la soutenir et la consoler dans sa douleur, lui faire plus attendre de Dieu que d’elle pour la correction de ses défauts, mais ne pas laisser de la faire travailler à les combattre ; lui faire voir de quelle conséquence il est pour elle de suivre à présent la lumière de Dieu, parce que l’infidélité la fait évanouir, et on ne la retrouve plus. A mesure que sa santé reviendra, une certaine vigueur spirituelle lui sera plus sensible. L'abattement du corps en cause à l’esprit. Je crois qu’il faut l’accoutumer à voir N. et quelque autre comme cela, avec vous, lorsqu’elle se portera bien, afin qu’elle se fasse un peu.

 106 [D.1.66]. Conduite… (suite).

Ces personnes qui sont jeunes et peu expérimentées, ont besoin [qu’on se serve] d’une grande douceur pour les attirer. Il ne faut pas penser à mille choses qui vous paraissent de grosses imperfections, et qui ne leur paraissent pas telles, parce que la lumière ne leur en est pas encore donnée. Jésus-Christ voyait les faiblesses des Apôtres et Il les souffrait, parce qu’il était plus nécessaire de leur élargir le cœur que de le leur resserrer par des vues anticipées. La largeur du cœur corrige plus que toutes les attentions. C’est ce qui faisait dire à David : Lorsque vous aurez étendu mon cœur, je courrai dans la voie de vos préceptes1. [208]

Ce qui vous indispose si fort, ce sont les idées de perfection que vous vous faites, et que vous ne trouvez peut-être pas. Mais n’attendez rien : priez, et vous trouverez. Dieu ne Se sert point de l’humeur pour corriger.

Cependant ne vous étonnez pas de souffrir encore de votre humeur : portez-en le poids en paix et en silence, et soyez persuadée que les sujets qui sont plus faibles que vous, en souffrent plus que vous n’en pouvez souffrir. C'est pourquoi il faut, comme il est dit, porter les fardeaux les uns des autres et que les forts portent les faibles2.

1Ps 118, 32.

2Cf. Ga 6, 2 ; Rm 15, 1.

 107 [D.1.67]. Support et correction des défauts.

Je sais que votre indisposition est très pénible, soit à votre égard, soit à l’égard des frères. Mais que vous dirai-je, sinon qu’il faut vous supporter vous-même, et cependant aller avec [209] courage contre le fil de l’eau ? Votre humeur s’est fortifiée, dites-vous, et votre faiblesse est augmentée. C’est votre même humeur que vous avez toujours eue ; mais comme, dans les commencements, vous ne vous êtes point raidie contre elle, elle ne s’est point affaiblie ; d’ailleurs, la complaisance des frères faisait que vous l’aperceviez moins, mais Dieu qui vous aime, vous la découvre, vous en fait sentir le poids, et c’est le meilleur pour vous. J’espère que le sentiment accablant que vous en avez servira à la corriger.

Jésus-Christ a dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur1. La vraie douceur de cœur supporte tout, aussi bien que la vraie humilité. Y avait-il au monde des gens plus grossiers et plus remplis d’amour-propre avant la venue du Saint-Esprit que les Apôtres ? Cependant Jésus-Christ les supporte tous avec une patience infinie. Il supporta même Judas, qui devait le trahir, sans aigreur, sans amertume, et même sans froideur. Car la véritable charité est de cette nature. [210]

Jésus-Christ ne se sert jamais de l’humeur et du naturel pour corriger les autres : une seule parole, dite par son Esprit avec petitesse et douceur, fera plus d’effet que cent mille corrections hors de cet Esprit. La raison en est que, lorsque l’humeur se mêle avec la correction, quoiqu’on dise la vérité, Jésus-Christ ne concourt pas avec nous. C’est ce qui fait qu’on ne se corrige pas de ce que vous dites, qu’on s’indispose même contre la correction, car, à mesure que Jésus-Christ parle par nous sans nous, comme sa parole ne tombe point en vain, Il tourne Lui-même le cœur de celui à qui on parle pour la faire recevoir. Je sais qu’il y a des gens qui résistent sciemment à la parole, mais l’humeur ne les corrige pas.

Il faut attendre le moment de Dieu, et alors, ces gens ou quittent tout à fait, ou reviennent à la fin. D’ailleurs, on voit des défauts qui sont réels dans les âmes, mais ces âmes ne sont pas encore en état de profiter de la déclaration qu’on leur en ferait. Il ne faut pas leur en dire plus qu’elles n’en peuvent porter : c’est ce que j’appelle « précéder la lumière », en sorte que le flambeau [211] va si loin devant la personne qu’il ne peut l’éclairer. Notre-Seigneur disait à ses Apôtres : J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n’êtes pas encore en état de les porter2. Jésus-Christ avait-Il une parole infructueuse, ou ne pouvait-Il pas rendre ses Apôtres parfaits tout d’un coup ? Il le pouvait sans doute, mais deux raisons L’empêchèrent de le faire : la première et la principale est qu’Il voulait donner à tous ceux qui conduisent les âmes un exemple de la patience qu’on doit avoir avec elles pour les supporter, et attendre le moment de la lumière efficace ; la seconde est qu’Il respectait le libre arbitre. Qui n’admirera la patience et la longue attente de Dieu comme parle saint Paul ? J’ajoute : (tout indigne que j’en suis) de ceux mêmes qui l’admirent, qui est-ce qui L’imite ?

Le changement des Apôtres, après la descente du Saint-Esprit, est une preuve bien claire qu’il faut que le Saint-Esprit soit descendu pour avoir cette patience longanime. Saint Jean l’Évangéliste, le plus doux des Apôtres, et qui a poussé [212] la douceur plus qu’aucun, dont la charité était si parfaite, était auparavant plein d’un zèle âpre et véhément, jusqu’à vouloir faire descendre le feu du ciel3 pour consumer une ville qui n’avait pas reçu Jésus-Christ : c’est ce qui obligea mon cher Maître de lui dire qu’il ne savait pas de quel esprit il était poussé. Saint Paul porte, dit-il4, ses enfants dans son sein, il les engendre tous les jours à Jésus-Christ. Le Prophète dit5 que Dieu les porte comme une nourrice entre ses bras : une nourrice voudrait bien que son enfant marchât seul, mais elle attend en patience le temps. Faisons-en de même, ma très chère, et ne nous rebutons jamais. Saint Paul dit à Timothée : Enseignez d’exemple et de parole6. Les défauts ne se corrigent que par leurs contraires : soyez bien petite et bien rien, et vous imprimerez cela dans les autres. Car je sais qu’ils ont beaucoup d’amour-propre : il s’est accru parce qu’ils se sont retirés de la petitesse, ils ont [213] suivi le goût naturel plutôt que la grâce. Mais il faut faire comme le bon Pasteur qui ramène sur ses épaules la brebis égarée : s’il la châtiait, elle s’écarterait encore plus.

 Je parlerai à N., mais recevez-le de bon cœur. Il vaut encore mieux qu’il soit dans la voie, borgne et estropié, que de n’y être point : sa volonté est bonne, son génie et sa capacité petite. Si vous saviez ce que les âmes coûtent, vous verriez qu’elles vous coûtent encore peu, ne coûtant qu’un renoncement à votre humeur et à vos sentiments à supporter ce qui les contrarie. Jugez-en par l’exemple de Jésus-Christ, notre cher Maître. Ne dites point les défauts lorsque l’humeur vous domine, mais lorsqu’elle vous donne quelque relâche. D’ailleurs, dites-les tête à tête, autant que vous pourrez, parce qu’on a peine à souffrir un témoin de la correction. Il ne faut pas arracher le bon grain avec l’ivraie7. Dieu soit avec vous.

1Mt  11, 29.

2Jean  16, 12. Troisième reprise de cette citation soulignant une urgence.

3Lc 9, 54-55.

4I Th 2, 7 ; Ga 4, 19.

5Deutéronome, 1, 31.

6I Tm 4, 11-12.

7Mt  13, 39.

 108 [D.1.68]. [Tolérance à l’égard des défauts].

[215] Qu’il y a de différence d’avoir le sentiment de la présence de Dieu ou d’avoir Dieu ! Souvent le premier fortifie l’amour de soi-même et raffine l’amour-propre, au lieu que l’autre le détruit entièrement. Mais si vous voyiez jusqu’où va la corruption générale ! Ceux qui paraissent des saints me semblent [si] pleins d’eux-mêmes que j’en gémis devant Dieu.

Il ne faut pas attendre de N. une perfection de mort : il faut la supporter, et c’est beaucoup qu’elle ne s’éloigne pas. Étendez votre cœur, ma chère M., étendez-le pour dévorer tout, car c’est ce que Dieu demande à présent de vous. Laissez votre humeur autant que vous le pourrez, mais si Dieu permet que vous en sentiez le poids, portez-le avec petitesse, abandon, et même avec étendue de cœur. Car il faut porter même sa propre misère avec un cœur dilaté, content que Dieu seul soit saint et parfait, car la vraie charité fait que nous nous supportons, et les autres. Soyez persuadée que vous supporter vous-même et les frères est un moyen de mort que Dieu vous a choisi : entrez-y à voiles déployées.

Ce ne sont pas les défauts extérieurs que j’appréhende, ni que mon divin Maître hait le plus, mais l’amour de soi-même, la délicatesse sur soi. Dévorez donc tout, je vous en conjure. Sitôt que vous voyez votre humeur paraître, laissez-la tomber, et tâchez d’avoir plus de largeur et d’ouverture. Lorsque le contraire vous sera arrivé par inadvertance, ne vous en tourmentez pas, mais allez toujours avec un cœur étendu, sans vous rétrécir par rien. Dieu est si immense qu’il faut un cœur bien étendu pour Le recevoir.

Je trouve une injustice horrible en nos frères de s’indisposer et s’éloigner de vous pour vos humeurs. Ils peuvent et [216] doivent les dire bonnement ; mais s’éloigner, s’indisposer pour cela, y regarder de trop près, ne vouloir pas qu’on leur dise leurs défauts, se cantonner, c’est ce qui ne se doit pas. Ô Seigneur, répandez dans leur cœur cet esprit unissant !  Comment seront-ils de nouvelles créatures en Jésus-Christ s’ils veulent toujours conserver la vie d’Adam ? Comment seront-ils de nouvelles pâtes, s’ils conservent le vieux levain1 ? Que ne puis-je aux dépens de mon sang et de ma vie les rendre petits ! Car, s’ils étaient petits, ils seraient dociles, ils ne se fatigueraient et ne se dégoûteraient de rien, ils entreraient à cœur ouvert dans ce qu’on leur dirait. Combien [de fois] ai-je dit que lorsqu’on se cantonne et s’indispose pour ses défauts, c’est une marque d’amour-propre, et que ces défauts-là sont bien réels ? Combien ai-je dit qu’il fallait s’accuser sans préambule, sans adoucissement, mais dire bonnement les choses comme Jésus-Christ les fait connaître ? Seigneur, envoyez d’en haut votre Saint- Esprit, et toute la face de la terre sera renouvelée2 !

[217] Ne vous découragez donc point, mais allez à Dieu avec un cœur étendu sans vous regarder vous-même, vous faisant toute à tous, pour les gagner tous, comme un chiffon qui se laisse plier, chiffonner, sans bruit et sans résistance.     Il faut vous dire, comme saint Paul : Reprenez en temps opportun ou importun3. Si on le reçoit mal en un temps, on le recevra bien en un autre, et ne vous indisposez pas vous-même. Si on le reçoit mal, ne vous arrêtez pas pour cela, et dites en un autre temps ce que vous avez dit. Il faut une patience infinie avec vous et avec les autres, ne jamais se rebuter. Notre amour-propre voudrait voir du fruit de ses peines ; que notre travail soit sans fruit, qu’importe ? Arrosons, labourons : Dieu donnera du fruit en son temps. Il vous sera difficile d’élargir le cœur des autres si le vôtre est reserré.

1I Co 5, 7.

2Ps 103, 30.

3Tm 4, 2.

 109 [D.1.69]. Se combattre avec courage et persévérance.

On ne peut être plus contente que je le suis de votre docilité, et j’espère que Dieu y donnera une telle bénédiction qu’Il vous fera voir l’utilité d’un conseil qui, quoique rude en apparence, a pourtant beaucoup de douceur, à cause de la paix qu’il prépare et qu’il donne dans la suite. Ne vous gênez pas néanmoins pour parler devant N. : il faut, avec beaucoup de fidélité, conserver une liberté simple, et vous verrez dans la suite que cette conduite adoucira votre cœur aigri par un état violent.

Vous me feriez beaucoup de compassion si je n’étais persuadée que cet état vous est extrêmement utile, tant pour vous faire sentir ce que vous êtes, et l’extrême dépendance où vous devez [219] être de la grâce, que pour vous porter à un abandon entier entre les mains de Dieu, car celui qui se défie beaucoup de soi-même, ne fait fond sur rien que sur Dieu. On fuit ordinairement les personnes pour lesquelles on a de la défiance, on les hait même : c’est donc le moyen de vous haïr vous-même que d’avoir cette défiance, et par un contraire effet, vous serez obligée de vous confier en Dieu, de L’aimer par conséquent, et de vous approcher d’autant plus de Lui que vous vous éloignerez plus de vous-même.

Ne vous pardonnez rien. C'est à présent le temps de combat ; plus il sera violent, plus la victoire sera glorieuse. Mais combattez gaiement. Les serviteurs de Jésus-Christ ne doivent point se laisser aller à l’ennui ni au découragement, parce qu’ils ne combattent pas de leurs propres armes, avec lesquelles ils seraient bientôt vaincus, mais avec celles de Jésus-Christ, qui, étant leur capitaine, a le premier monté à l’assaut. Sa vie n’a été que croix, que contradictions, et que soumission de sa part : il faut que la vôtre soit de même. Mais si la voie qui conduit à la vie est étroite, combien cette même vie donne-t-elle de largeur et d’étendue lorsqu’on l’a trouvée ! La voie des pécheurs est large, mais la fin est mort et désolation ; celle du Seigneur est étroite dans ses commencements, mais la fin est pleine d’étendue et de plaisir. Aussi le même Jésus-Christ qui nous invite tous à passer par la porte étroite, nous assure que nous trouverons là des pâturages gras et fertiles1, que nous entrerons et sortirons sans peine2, parce que rien ne borne un cœur qui aime Dieu et qui a bien voulu se faire quelque violence dans les commencements.

Ne vous laissez donc point abattre, et tenez-vous plus heureuse de ce que vos plaies jettent au-dehors tout le pus qui pourrait les corrompre, et qui les corromprait infailliblement s’il ne sortait pas. Lorsque nous les sentons avec douleur, nous courons promptement au remède, mais lorsqu’elles deviennent insensibles, elles deviennent peu à peu incurables : l’on n’y songe presque plus, la corruption est renfermée au-dedans, elle attaque peu à peu les parties nobles, et elles ne guérissent plus. Je crains plus mille fois une personne qui, ne connaissant pas son mal, se croit saine, qu’une qui serait à l’extrémité à cause que sa douleur est véhémente.

Consolez-vous donc, mais consolez-vous sans cesser de vous poursuivre vous-même, faisant avec générosité ce qui vous coûte le plus. C’est trop peu donner à Dieu que de Lui donner les choses qui ne coûtent presque rien. Il faut Lui faire des sacrifices magnifiques de ce qui vous coûte le plus. C’est une conduite nécessaire dans la voie du pur amour. Ce n’est point aimer que de ne se pas faire toutes sortes de violences pour faire la volonté de Dieu. Mais n’ayez point de peine de votre faiblesse, car, comme dit saint Paul,  l’Esprit nous aide dans nos faiblesses3. Plus vous vous trouvez faibles en vous-même, plus vous éprouvez le secours de Dieu, [222] pourvu que vous ne demeuriez point lâche dans vos répugnances. Allez donc contre toutes celles qui vous font le plus de peine, et croyez que c’est vous perdre que de vous flatter le moins du monde sur cela.

1Cf. Ez 34, 14.

2Cf. Jean  10, 9.

3Rm 8, 26.

 110 [D.1.70]. S’accommoder aux faiblesses.

J’ai toujours bien cru, monsieur, que la trempe de votre cœur, jointe aux faiblesses, serait le moyen dont Dieu Se servirait pour commencer à vous faire mourir à vous-même. Au nom de Dieu, secondez Ses desseins, vous servant des faiblesses que vous découvrirez en vous avec d’autant plus de peine qu’ordinairement celles par lesquelles nous sommes exercées, sont celles que nous avons le plus condamnées dans les autres et que nous nous avons su meilleur gré de ne pas avoir. [223]

Personne ne se figure la mort1 comme elle est : on la regarde comme quelque chose d’extraordinaire, qui se doit désigner à un chacun qui s’en fait une figure à sa mode, et qui se dit toujours : « ce n’est point là la mort », s’il ne la voit conforme à ses idées. Cette mort dure autant que notre vie, et coupe tous les jours quelque trame, sans jamais finir que très tard. Mais soyez persuadé qu’elle se cache si bien que l’on ne la connaît jamais que lorsqu’elle n’est plus. Ô trop heureuses faiblesses qui diminuent peu à peu la force de notre propre vie !

Il faut continuer à dire vos misères à N. et les divers mouvements de votre cœur à son égard, sans jamais vous ennuyer, quoique ce soit répéter la même chose et que vous ne voyiez en cela nulle utilité. On ne peut être plus à vous que j’y suis en Notre-Seigneur ; l’ingénuité avec laquelle je vous écris en est une preuve. Ayez la bonté de me renvoyer l’écrit de la conversion.

1La mort qui fait mourir à soi-même. (Dutoit).

 111 [D.1.71]. S’accommoder… (suite).

Je suis tout à fait fâchée de ce que vous me mandez de N. Il faut prendre les gens selon leur portée ; et c’est beaucoup pour elle de mener une vie réglée. Le peu de lumière et le peu de correspondance font tout le mal. Il y a milles choses qu’on voit, et qu’on ne découvre pas à ces âmes : elles ne pourraient les porter. Souvenez-vous de ces paroles de Jésus-Christ à ses Apôtres.

Pour vous, je vous plains, car vous êtes en désert au milieu du monde. Ne vous étonnez pas de vos vivacités ; lorsque vous en apercevez, restez court. Il est bon que nous ayons des défauts et des misères : c’est la bonne source de l’humiliation, et la vertu se perfectionne dans l’infirmité. Ceux qui se scandalisent ne connaissent guère Dieu et la créature : Dieu seul saint, nous, misère, faiblesse et péché. C’est cette ombre qui rehausse l’éclat de la sainteté de Dieu seul. Lorsqu’on ne s’aime plus, on aime sa misère. Non pourtant qu’il la faille entretenir ; sitôt qu’on aperçoit le naturel, il faut rester court, comme un cheval trop vite qu’on arrête doucement.

 112 [D.1.72]. S’humilier. S’occuper de Dieu.

N. me fait une grande compassion, et d’autant plus que si elle s’abaissait, comme dit saint Pierre, sous la puissante main de Dieu, ses peines se changeraient en une parfaite tranquillité. C’est une étrange chose que de ne vouloir pas se soumettre à Dieu pour souffrir toutes les peines, les misères, les pauvretés, auxquelles Il permet que nous soyons livrés : elle veut combattre avec force une jalousie, que Dieu permet pour lui servir de contrepoids, et au lieu d’en être humiliée, selon le dessein de Dieu, elle se révolte à l’encontre et entre dans un désespoir effroyable. Une humble patience, un abandon entre les mains de Dieu, qui peut seul la guérir, la délivrerait bientôt, ou du moins adoucirait toutes ses peines.

Ce qui est, je crois, la cause du mal de N. et de beaucoup d’autres, c’est qu’on passe trop le temps à des inutilités et qu’on ne fait pas assez d’oraison. Deux sortes de personnes doivent en faire beaucoup : ceux qui ont le cœur tendre et porté à l’amitié, afin que, s’attachant beaucoup à Dieu, Il fixe leurs cœurs en Lui par Ses amabilités divines, et qu’Il les déprenne de tout autre attache - ne nous trompons point, il faut bien que notre cœur tienne à quelque chose : c’est pourquoi, s’il ne s’attache pas fortement à Dieu, il s’attachera fortement à la créature, ou du moins sera comme un papillon qui vole de fleur en fleur pour prendre de la nourriture qui le satisfait si peu qu’il faut une grande multitude d’objets pour le remplir. L’oraison seule peut le fixer, et [227] lui faire trouver en Dieu ce qu’il ne trouve pas dans le créé - les autres qui ont encore beaucoup besoin d’oraison, sont les naturels hauts, âpres, durs, peu flexibles : il faut qu’ils s’approchent souvent du soleil de Justice, afin qu’il les refonde et les fasse changer de forme.

Plus on fait oraison, plus on la veut faire, et plus on a de facilité ; moins on la fait, moins on veut la faire. Si nous donnions à Dieu autant de temps que nous en donnons aux créatures, quel gré ne nous en saurait-Il pas, et quelle force ne trouverions-nous pas en Lui contre nos faiblesses ? L’oraison fait deux effets : elle vide les cœurs pleins, et remplit les cœurs vides. Je vous le répète encore, comment N. se connaîtrait-elle, ne faisant pas d’oraison ? Ce n’est pas ma faute : je lui en ai écrit plusieurs fois, et lui ai dit positivement d’en faire. Je crois que le démon nous porte à ne point faire d’oraison, ou d’en faire très peu pour nous perdre, voyant qu’il ne le peut faire par d’autres voies.

Comme N. ne m’écrit point sur ses défauts, elle ne me met pas à portée [228] de lui en écrire : je le fais seulement dans l’occasion, mais très succinctement, ses lettres n’étant pleines que des affaires du temps ou de celles de sa famille. Je disais autrefois : « malheur ! » à ceux qui étaient toujours occupés d’eux-mêmes ! Mais je dis à cette heure : « malheur ! » à ceux qui sont occupés de tout le monde et ne pensent point à eux, ou plutôt à ceux qui, étant désoccupés de Dieu, sont occupés de tout le reste ! Il ne faut pas que vous vous étonniez si vous avez pitié de tout ce qu’elle a fait en ce pays-là. Si le divin Maître ne remonte l’horloge, il est bien à craindre qu’elle ne se détraque de plus en plus : comment la remontera-t-Il si l’on ne la Lui présente point ? Comment éclairera-t-Il si l’on ne se présente pas à Sa lumière ? Comment soutiendra-t-Il si l’on ne voit point sa faiblesse et si l’on ne cherche point de la force en Lui seul ?

Pour vous, vous faites trop de réflexions. Lorsque vous m’en parlez, vous avez peur d’en trop dire, vous cherchez même à vous excuser. Vous craignez que cela ne diminue mon amitié pour elle, et au contraire cela redouble ma charité ; ainsi, mandez-moi toutes choses simplement. Quand vous vous trouvez à portée de lui dire quelque petit mot sans lui faire de peine ni la blesser, dites-le lui, mais après cela, ne vous en occupez plus, car cette occupation pourrait vous nuire. Pour vos défauts, je ne sais point d’autres remèdes qu’oraison et abandon, et éviter toutes les visites qui ne sont pas d’une nécessité de bienséance. Pour cette sagesse dont vous me parlez, je crois qu’il faut entrer dans une véritable petitesse, et ne point agir volontairement dès que vous avez la lumière1. Il faut laisser tomber cette vilaine sagesse, qui est réprouvée de Dieu.

1Selon laquelle il ne faut point agir.

 113 [D.1.73]. Ne se décourager pour ses défauts.

Vous savez combien je m’intéresse à tout ce qui vous regarde ; ainsi vous ne doutez pas que je n’aie partagé [230] toutes vos peines. Dieu fait tout ce qu’Il fait pour Sa gloire et notre avantage. Vous le savez mieux que moi : Il fait convertir le poison en antidote, et faire tourner toutes choses pour le bien de ceux qui sont à Lui. Il est vrai qu’Il ne peut souffrir que le cœur se partage, et que rien n’attire tant Sa colère ; mais d’un autre coté, Il connaît notre faiblesse et notre misère. Qui sait mieux la profondeur du cœur de l’homme que Celui qui l’a formé ? Et Sa bonté est si grande qu’Il Se sert de notre égarement pour nous crucifier, nous dégoûter du monde et nous remettre en notre chemin.

Il est difficile d’arrêter un cheval fougueux qui a pris la pente d’une vallée, il est difficile d’arrêter la pente du cœur dans les commencements : il n’y a que Dieu qui puisse le barrer dans son penchant. J’espère que tout tournera à bien, que Dieu essuiera vos larmes, et que votre douleur sera récompensée. Il y a des enfants que l’on enfante à deux fois et davantage : l’enfantement du cœur coûte encore plus que le premier. Soyons toujours unis en Celui qui a lié nos cœurs pour Son amour et pour Sa gloire.

 114 [D.1.74]. Ne se décourager… (suite).

Que vous dirai-je ? Je vous plains plus que je ne vous le puis exprimer. Vous me feriez tort si vous doutiez de l’affection sincère que j’ai pour votre avancement. Je ne m’étonne nullement de l’âpreté de votre humeur. Comment voulez-vous que des passions qui ont toujours été flattées, loin d’être surmontées et assujetties, ne vous fassent pas une étrange guerre ? Ce sont des tyrans, qu’il faut tâcher de surmonter et de les rendre esclaves ; ce travail serait impossible si nous présumions d’en venir à bout par nous-mêmes,  mais il sera aisé dans la suite par la grâce de Jésus-Christ. [232]

J’espère que ce voyage vous sera fort utile ; s’il ne vous sert à avancer votre oraison, à vous faciliter le recueillement et la prière, il vous servira pour vous donner plus d’aversion du monde et des manières de la Cour, qui ne vous conviennent plus guère. Qu’il est bien plus aisé de servir à Dieu qu’au monde ! Je vous assure que toutes les rigueurs que mon Dieu exerce sur ceux qui sont à Lui, ne sont rien au prix de la tyrannie que le monde exerce sur les siens. C’est un esclavage plein de trouble et de confusion, au lieu que l’esclavage de Jésus-Christ est plein de paix et de liberté. Ce voyage vous apprendra encore plus à vous connaître et le peu de fond que vous devez faire sur vous-même.

Toutes sortes d’occasions vous sont et vous seront toujours pernicieuses. Ne vous découragez point néanmoins, je vous en conjure. Soyez humiliée, et non abattue ; lorsqu’il vous échappe quelque chose contre NN., demandez-leur excuse pour vous surmonter ; il faut vous combattre efficacement en surmontant les répugnances que vous auriez là-dessus. Je vous conjure de retourner [233] doucement à Notre-Seigneur, espérer qu’Il calmera l’orage ; je L’en prie. Et que cette petite lettre, qui n’est rien, amène le calme dans votre âme. Je suis mille fois plus à vous que je ne vous le puis dire.

 115 [D.1.75]. Coopérer avec courage et patience.

Dieu vous ayant appelée, madame, dans un temps où vous ne pensiez pas à Lui, et ayant arrêté le rapide cours de l’amour du monde lorsqu’il semblait que vous vous y précipitiez avec plus d’entraînement et de volonté, c’est une marque qu’Il veut avoir votre âme, qu’elle est dans Son décret éternel. Mais, madame, il est très juste que vous payiez cet amour gratuit par un amour de reconnaissance, et que cette reconnaissance vous engage du moins à faire quelque chose pour Dieu, ou plutôt, pour vous-même. Dieu assiège votre cœur, Il attaque [234] les dehors de la place, Il prétend Se l’assujettir un jour ; c’est pourquoi Il lui retranche mille choses qui empêcheraient la conquête qu’Il en veut faire.

Ne vous étonnez pas, madame, des répugnances que vous sentez : il y a des places qui se rendent d’elles-mêmes, mais il y en a d’autres que l’on ne gagne que par le fer et le feu. C’est beaucoup pour vous, que vous ayez la résolution de laisser faire Dieu malgré vos répugnances. Il vous aime, madame, et Il ne S’étonne pas si, comme un enfant qui ne fait que naître, vous ne sauriez presque marcher, ni même vous soutenir ; Il porte vos langueurs. Ayez donc bon courage et souffrez-vous vous-même, Dieu vous souffre bien. L’habitude que la nature a prise à goûter les plaisirs est si forte qu’elle est comme pétrie là-dedans. Tous vos sentiments sont vifs ; ne vous en étonnez pas, s’il vous plaît, et ne jugez jamais de vous-même par ce que vous sentez ou ne sentez pas, mais par le désir sincère que vous avez d’être à Dieu. Croyez, s’il vous plaît, que votre âme Lui est chère ; elle me l’est à un point que je ne puis dire. Je ne [235] puis me repentir cependant de vous avoir affligée, car j’espère que votre tristesse sera changée en joie. Puisque vous êtes résolue de vous en aller à vos terres, prenez ce temps que la Providence vous envoie, pour travailler doucement à vous occuper de Dieu et à vous corriger de vos défauts.

Il faut tâcher de conserver le plus que vous pourrez la présence de Dieu. Il faut faire vos oraisons fréquentes, mais non assez longues pour vous accabler. Ramenez votre cœur toutes les fois qu’il se dissipe trop, mais ayez une grande patience avec vous-même. Ce doit être votre principale vertu que la patience ; vous la pouvez exercer envers Dieu en souffrant Ses absences, les sécheresses dans l’oraison, le peu de correspondance que vous éprouvez au-dedans ; envers les autres, souffrant mille choses qui vous choquent et vous déplaisent, qui ne vont pas comme vous le voulez ; et pour réussir dans l’acquisition [236] de cette patience, lorsque quelque chose vous émeut, rentrez en vous-même, et tenez-vous ferme auprès de Dieu jusqu’à ce que la tempête qui s’est élevée en vous se tranquillise. Dites avec saint Pierre : Seigneur, sauvez-moi1 sinon je péris, car je succomberai !

La présence de Dieu est le meilleur remède contre la promptitude : tâchez de la réveiller par de fréquents retours au-dedans et imposez-vous quelque pénitence lorsque vous y manquez, comme de vous priver de quelque plaisir, ou de donner quelque aumône. Il faut aussi exercer la patience envers vous-même, vous supportant dans vos faiblesses et vos rechutes, ne vous décourageant point, vous relevant avec le secours de la grâce lorsque vous êtes tombée. Donnez-vous à Dieu, madame, pour qu’Il fasse en vous ce que vous ne pouvez faire. Et croyez-moi sans réserve, avec respect, toute à vous. [237]

1Mt  14, 30.

 116 [D.1.76]. Diverses vertus de l’âme coopérante.

Dieu ne regarde pas la fortune temporelle ; au contraire, Il semble renverser celle de ceux qui sont à Lui, afin d’être leur partage pour jamais, et cet héritage, le plus fortuné de tous, vaut mieux que l’empire de toute la terre.

Le propre de l’abandon à Dieu est de mettre l’âme dans une certaine indifférence, qui fait qu’elle veut tout et ne veut rien. Elle est sur un pivot où on la remue et fait tourner du côté que l’on veut. Plus l’âme avance, plus elle se trouve de la sorte. C’est ce qui la rend contente sans contentement dans les événements de la vie les plus fâcheux, ce qui n’empêche pas pourtant  qu’on n’en sente la peine.

Pour ce qui regarde votre famille, il faut peu à peu parvenir à y mourir [238] entièrement, comme s’ils vous étaient étrangers, leur donnant néanmoins des marques de cordialité. Ce n’est point par les sorties âpres qu’on les corrige, au contraire, cela les rebute, les aigrit, les mal-édifie, vous nuit à vous-même, à votre corps et à votre âme. Si vous vous apercevez que l’humeur et le vif se mêlent dans ce que vous faites ou dites, laissez-les tomber ; lorsque cela est arrivé sans vous en apercevoir, supportez-vous en patience, et tâchez de réparer par votre douceur l’impression de peine que vous pouvez avoir faite. C’est un très grand défaut que de vouloir les choses trop parfaites dans ceux qui n’en sont pas capables : il faut souffrir en patience le mal qu’on ne peut empêcher. Dieu nous supporte dans nos misères, quoiqu’Il puisse nous les ôter tout d’un coup. Le mal vous paraît trop mal dans les autres. Abandonnez votre famille à Dieu, priez pour elle en votre manière, et Dieu y remédiera davantage que vous. Il faut que nos familles nous crucifient, sans quoi, on s’y attacherait, et elles ne nous seraient pas comme le reste du genre humain. Car, si nous étions bien morts, [239] nous serions aussi contents que Dieu donnât la vertu, la sainteté à d’autres qu’à nous-mêmes, et par conséquent qu’à ceux qui nous appartiennent. Il faut dire avec Jésus-Christ : mes enfants, mes frères, etc. sont ceux qui font la volonté de mon Père1.

Ah ! que Dieu demande une grande mort de ceux qu’Il conduit par la voie de l’abandon ! Mourons donc, et par nos propres défauts, et par ceux des autres ! Il faut espérer que Dieu sera en vous ce qu’Il a promis par le Prophète : Je vous ôterai, dit-il, le cœur de pierre et vous en donnerai un de chair2. Cela viendra peu à peu. Et cette charité douce et compatissante, condescendante, supportante, c’est la vertu de Jésus-Christ. Ce fut celle qu’Il communiqua à Son disciple bien-aimé lorsqu’il reposait sur Son sein. C’est cette vertu que le cœur communique au cœur : premièrement le cœur de Jésus à celui qui L’aime, et le cœur qui aime aux autres qui lui ont été unis3. C’est cette admirable hiérarchie terrestre, qui se contre-tire4 en quelque sorte sur la hiérarchie céleste. Ne vous mettez [240] pas en peine des dégoûts et répugnances, souffrez-les comme le reste : tout cela est nécessaire pour nous avancer dans la mort et le rien.

Le reste de vos dispositions, quoique sèches, me plaît assez. Demeurez sous la main de Dieu comme un enfant, et tâchez avec Sa grâce de devenir si petite qu’on ne vous aperçoive plus. Je suis à vous dans le cœur et par le cœur de Jésus, patient, humble, petit, compatissant.

1Mt  12, 50.

2Ez 36, 26.

3Description précise de la communication de la grâce de personne à personne, de cœur à cœur.

4Contre-tirer : copier trait pour trait en calquant. (Littré).

 117 [D.1.77]. Fidélité à la grâce…

Je ne suis point surprise de ce que vous me mandez de N. Lorsque l’on est rentré une fois dans la possession de soi-même, la nature y trouve si fort son compte qu’on n’a plus envie d’en sortir, et on fait en peu de temps un grand chemin, parce qu’on n’a qu’à suivre le penchant de la nature comme [241] le fil de l’eau, au lieu que c’est comme remonter à la source que de se quitter soi-même, ce qui ne se fait qu’avec bien de la peine, et sans voir son avancement. Il serait bien fâcheux pour elle qu’elle se démentît, car pour vous, ce vous serait une croix bien purifiante. Tant que la grâce la soutiendra, elle reviendra. Mais qu’il y a peu de personnes qui veulent suivre Dieu aveuglément dans la peine et dans l’obscurité !

C’est néanmoins le meilleur état. C’est le vôtre. Dieu est toute lumière en Lui-même, mais à notre égard ce n’est qu’obscurité. Et plus la lumière est pure, plus elle nous paraît ténèbres parce que rien ne la termine. Je crois que vous m’entendez assez. La plus grande marque que le cœur est bien, c’est cette séparation entière et générale, car le cœur n’est point fait pour être vide et séparé ; et dès qu’il l’est de tout, il est certainement dans son centre, ou du moins uni à son centre.

Celui qui ne se possède plus, ne se commande plus : c’est pourquoi il a tant de peine à se précautionner contre certains défauts purement extérieurs, qui paraissent davantage à cause de l’impuissance où l’on est, et que vous exprimez bien.

 118 [D.1.78]. Fidélité à la grâce et petitesse.

Je suis très fâchée de votre infidélité : elle est de conséquence. Dieu vous fait voir par là ce que c’est que de suivre les mouvements de son cœur ou d’y résister. Il faut une chose aussi marquée que celle-là pour vous y faire entrer. Plus on est fidèle aux mouvements de la grâce, plus on a de lumière pour les découvrir ; mais lorsque vous ne les suivez pas, soit par respect humain, soit autrement, ils se perdent, et s’effacent peu à peu. C’est ce que saint Paul veut dire, lorsqu’il nous dit : N’éteignez pas l’Esprit; on ne comprend jamais sans expérience ce que cela veut dire : chacun l’explique à sa mode, mais c’en est là le vrai sens. [243] Entrez donc avec fidélité, à l’avenir, dans les mouvements de la grâce, puisque vous avez une si funeste expérience de votre infidélité. Lorsque nos infidélités ne regardent que nous, c’est peu de chose ; mais pour l’ordinaire elles font tort aux autres. Voilà assez sur cette matière.

Vous me direz que je ne prêche que la petitesse : est-il rien de meilleur ? Mon Maître a dit : Si vous ne devenez petits comme des enfants, vous n’entrerez point au Royaume de Cieux2. Il y a pourtant des grands qui croient que le ciel leur est dû ; mais ils n’entreront point dans le Royaume intérieur, s’ils ne sont petits ; et même, pour aller au ciel, quels feux pour les réduire en cendres ! Laissons donc la sagesse humaine pour nous revêtir de la sagesse [de] Jésus-Christ, le plus anéanti de tous les hommes. Ce n’est pas la graisse du corps qui nuit, mais l’enflure de l’esprit. Tout tend à être quelque chose, et il faut n’être rien. [244]

1I Th 5, 19.

2Mt  18, 3.

 119 [D.1.79]. Compassion. Fidélité, etc.

Il est juste que Dieu fasse payer à N., dès cette vie, la peine de son élévation. On dit cent choses sur son sujet que j’ai peine à croire. Il vous paraîtra étonnant qu’ayant beaucoup souffert par les mauvaises impressions qu’on lui avait données de moi, cependant personne ne la justifie plus que moi et ne prend plus de part à ses peines ; et si elle manquait de refuge et que je pusse lui en donner aux dépens de tout ce que j’ai, je le ferais : ce sont les dispositions de mon cœur. Je voudrais lui procurer autant de bien qu’elle m’a causé de peine. Je suis persuadée qu’elle n’a jamais eu de mauvaises intentions, ou bien qu’elles lui étaient cachées.

Ce que vous dites est vrai, qu’il est plus aisé d’être fidèle dans les grandes [245] choses que dans les petites, parce que les petites sont des tracasseries journalières qui importunent ; de plus, les grandes sont rares et les autres sont fréquentes. Les grands coups assomment, et les petites choses irritent la nature. Mais vous savez que Notre-Seigneur nous demande la fidélité dans les petites choses ; et c’est cette même fidélité qui attire Son secours dans les grandes. Vous savez qu’il s’agit de mourir réellement à soi-même et que rien ne fait tant mourir que les tracasseries journalières. Quand vous sentez votre vivacité s’émouvoir, laissez-la tomber avant que de parler et d’agir, recueillez-vous un moment pour vous tranquilliser : alors vous ferez les choses beaucoup mieux selon Dieu, et même pour les hommes ; ce que vous direz aura plus d’effet. Travaillez donc à cela avec courage. C’est ce que Dieu veut de vous.

 120 [D.1.80]. [Il a une bonne lancette…]

Tout ce que Dieu fait est toujours pour le mieux : nous en verrons peut-être les motifs dans la suite ...a Comme vous m’aviez paru souhaiter ma demeure à N., j’ai pensé que c’était assez du chagrin de voir la chose manquée sans le croître encore par vous faire faire attention à autre chose1. J’espérais toujours que cette forte inclination qui vous occupe, diminuerait et que, votre cœur étant vide, il serait en état de recevoir ce que Dieu vous donnerait. Cependant j’aperçois que vous craignez tous les remèdes qui peuvent diminuer votre mal parce que le mal vous plaît plus que le remède, que votre blessure vous fait plaisir, et que loin de la diminuer, vous ne songez qu’à l’accroître, ou du moins à la conserver. [247]

Que faut-il donc faire ? Il faut attendre en paix l’événement de la maladie. Dieu jaloux de votre cœur, voyant votre faiblesse à suivre ses penchants, Se servira peut-être de remèdes plus forts et plus décisifs que ceux qu’on vous avait proposés. Il Le faut laisser faire : Il a une bonne lancette et de bons rasoirs. Ne vous découragez point cependant. Priez, espérez : que votre volonté supérieure désire sincèrement être guérie malgré les répugnances de l’inférieure.

aPoints de suspension dans l’édition Dutoit.

1Sens probable : …sans accroître le chagrin, en vous offrant une diversion.

121 [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu.


Monsieur,

Tout se fait et s’opérera toujours pour vous par la souplesse de votre volonté et par l’enfance, parce que ces deux choses, qui n’en sont qu’une, sont le moyen le plus contraire à votre sagesse naturelle et à votre bon esprit, et Notre-Seigneur l’a choisi pour vous. Ne croyez pas aussi que vos épreuves doivent être de fortes tentations. Il y a longtemps que je vous l’ai dit, mais je l’ai vu ce matin plus clair que le jour.

Tout ce que Dieu fera, c’est de vous conduire contre toute raison, rendant votre volonté aussi souple dans l’effet qu’elle l’est dans l’instinct, et (faisant) qu’elle se trouve conforme à la lumière qui vous découvre l’étendue du domaine de Dieu. Cette souplesse exclut toute propriété, et par conséquent toute réserve, dans l’effet comme dans l’intention.[3]

Vous savez assez que ce qui s’appelle véritablement la mort, est le passage de notre volonté en celle de Dieu. Ce qui fait changer l’homme charnel en l’homme spirituel, c’est le passage du sensible charnel au spirituel, qui fait qu’à mesure qu’il passe d’une manière (même active au commencement) dans ce qui est de l’esprit, il s’éteint à tout ce qui est des plaisirs extérieurs, des sentiments et des goûts pour les choses du monde. De sorte qu’il est aussi essentiel à l’homme de commencer par mourir aux plaisirs (et c’est ce que l’on appelle communément pénitence)1 comme il lui est essentiel de perdre sa volonté pour passer en Dieu : ceci arrête presque tout le monde et est l’écueil général des bons et des mauvais. Les bons ne peuvent quitter cette première mort ou mortification : c’est ce qui fait qu’ils ne passent pas outre. Les mauvais ne sauraient se résoudre à l’embrasser, et comme elle est la porte nécessaire, ne passant point par elle, ils demeurent toujours dehors, et par conséquent toujours dans le péché. Mais lorsque l’homme meurt véritablement à ces choses, il devient spirituel. [4]

Et comment devient-il spirituel ? C’est qu’en mourant activement et volontairement à tous les plaisirs des sens, même aux plus innocents, il aperçoit en soi un autre plaisir, plus délicat à la vérité, mais aussi plus délicieux et ensemble sensible, qui affine son goût de telle manière que ce qui lui causait autrefois du plaisir (parce qu’il n’avait rien goûté de plus délicat) ne lui en cause plus, parce qu’il est accoutumé à une autre nourriture. D’où vous voyez, monsieur, qu’il est de conséquence de laisser aux commençants le sensible spirituel jusqu’à ce qu’ils soient affermis dans la mortification ou mort des choses extérieures, et qui voudrait leur ôter le sensible spirituel avant ce temps et avant que Dieu le fasse Lui-même, sous prétexte de les avancer, leur nuirait infiniment. Il faut que les directeurs soient extrêmement possédés de l’Esprit de Dieu pour ne point précéder la grâce, et aussi pour ne point l’arrêter. Il la faut suivre avec un courage merveilleux, et se servir du goût sensible spirituel pour mourir infatigablement au sensible matériel. [5]

Ceci est d’une si extrême conséquence que sans cela l’on demeure toujours charnel ; et il arrive ou que le sensible spirituel se perd et se dessèche par le goût du monde, ou qu’il se fait un malheureux mélange de l’esprit et de la chair qui produit des monstres, et qui attire, au lieu d’un déluge de grâce qui nous était préparé, un déluge de la colère de Dieu. N’est-il pas dit dans l’Écriture qu’il sortit de l’alliance contractée entre les fils de Dieu et les filles des hommes, des géants, qui étaient les puissants du siècle ? Ce furent eux qui attirèrent ce déluge, et ce mélange est une chose abominable devant Dieu. C’est pourtant de cette alliance abominable de l’esprit et de la chair que tous ceux qui paraissent dans le monde comme les grands du siècle, se soutiennent et se produisent.

Il est donc d’une extrême conséquence de se servir du goût sensible spirituel pour exterminer tout goût sensuel ; et qui voudrait se défaire avant le temps du goût sensible spirituel sous prétexte d’avancement, se nuirait [6] beaucoup. Mais aussi, lorsque Dieu ôte le goût spirituel, et qu’Il substitue un goût délicat en la place, qui est perceptible mais qui n’a rien de sensible, il s’y faut laisser tout entier et ne point s’attacher au sensible spirituel, [ce] qui serait [alors] un dommage irréparable, et qui est encore une pierre d’achoppement à la plupart des spirituels.

Vous voyez et vous savez, monsieur, que Dieu conduit l’âme de dénuement en dénuement de cette sorte, et tout cela s’appelle mort ; et les personnes peu éclairées qui voient un extérieur fort éteint par cette première pratique, qui est pourtant essentielle, disent : voilà un homme bien mort ! Oui, il est mort aux choses extérieures, quoiqu’il soit souvent tout plein de vie pour les choses du dedans. Tous ces passages sont des morts à l’égard des choses qui leur sont inférieures ; mais la mort totale, qui se fait par quantité de passages presque imperceptibles que nous appelons dénuements, n’est autre que la perte entière de notre volonté en celle de Dieu, non seulement quant au sentiment, quant à la foi et à l’intention, mais quant à la [7] réalité. Et comme les autres passages ne se font que par l’extinction entière de tout ce qui nous faisait vivre ou dans le monde ou dans les choses sensibles spirituelles, de même la mort totale et le passage de notre volonté en celle de Dieu ne se fait que par la perte entière et sans exception de tout ce qui nous peut arrêter, même dans une volonté bonne et juste.

Que fait donc Dieu ici, et que fera-t-Il, monsieur ? C’est que, par une autorité autant douce que puissante, Il Se sert de Son pouvoir pour accommoder ce qu’Il veut de nous, et de telle sorte que le consentement que nous donnons est aussi doux et suave qu’il est infaillible : Il n’arrache rien avec violence. Mais comme Il est aussi habile que puissant, Il ajuste toutes choses de telle manière qu’il faut Le suivre, mais Le suivre agréablement à travers les plus étranges précipices. Mais Il est si adroit, ce cher divin Maître, et Il entend si bien Son métier de nous dérober à nous-mêmes, qu’Il ne fait infailliblement ce qu’il veut pour ce dernier passage qu’après avoir si bien fixé [8] notre volonté vers Lui, qu’il n’est plus en état de retourner en arrière.

Il me semble que vous me dites : « quelles sont donc les infidélités que l’on peut faire, puisque Dieu nous prend alors infailliblement ? Car s’Il nous prend infailliblement, nous ne Lui sommes plus infidèles. Et pourquoi tous ne passent-ils pas en Lui ? Comment y en a-t-il si peu qui y passent ? » Il faut vous le dire, et peut-être le savez-vous déjà. Pour l’ordinaire, tous les arrêts des âmes viennent avant que d’en venir jusqu’ici ; or étant alors libres et leur volonté n’étant pas encore fixée, elles se reprennent aisément et se tiennent arrêtées sous de bons prétextes, croyant faire merveille, quoiqu’elles fassent tout par amour-propre, mais diversement, selon que l’amour-propre est plus grossier ou plus spiritualisé. L’infidélité dans la voie consiste à ne se pas laisser dépouiller du sensible, ou spirituel, (selon les degrés que nous avons marqué), et de ne pas se laisser conduire par un directeur intérieur duquel les avis sont plus ou moins aperçus selon l’état de l’âme : directeur qui est si délicat, et qui doit être si fort ménagé [9] que, comme il ne manque jamais lorsque l’on est fidèle à le suivre, et qu’il devient plus délicat à proportion de l’avancement, aussi il se dépite, se retirant aisément lorsque l’on ne le suit pas avec fidélité ; et autant qu’il est fidèle à ceux qui le suivent fidèlement, autant est-il se cachant et s’éloignant de ceux qui le négligent. C’est proprement ce que saint Paul appelle ne point éteindre l’esprit2. Ce sont donc les deux choses que je viens de dire, qui arrêtent toutes les âmes, et c’est l’amour-propre charnel ou spirituel qui fait cet arrêt ; et comme on ne demeure pas toujours en une même place, on ne fait alors qu’aller et venir, et l’on ne passe point un certain terme, qui, étant une fois franchi, ferait avancer l’âme infiniment.

La raison illuminée, ou la foi même en tant qu’elle est appuyée, est ce qui sert à arrêter l’âme. Mais comment cela ? C’est que la volonté est une aveugle, qui irait aveuglément par tout ce qui l’entraîne, et qui suivrait infatigablement un certain goût, ou aperçu ou caché, qu’elle trouve dans les choses ; [10] mais comme elle ne voit pas où elle va, elle se contente de courir après les parfums de l’Époux sans rien examiner. Mais la raison et ensuite la foi appuyée de la sagesse lui servent de flambeau pour l’éclairer et l’arrêtent tout court, et c’est ici [que se trouvent]a tous les combats et toutes les peines de la vie intérieure. Car cette volonté, incapable de raison et de rien voir, mais très capable de goûter, de se nourrir, et de suivre son maître à la piste sans rien examiner, veut courir de toutes ses forces après cet inconnu qui l’entraîne. Mais elle se sent arrêtée tout court par la raison et par la foi revêtue de la sagesse : elle ne peut passer outre ; cependant elle se sent toujours tirée. Qu’arrive-t-il ? C’est qu’elle est comme déchirée ; et ce sont là les grandes peines de la vie spirituelle dont quantité de gens ont écrit, et où presque personne ne donne de remèdes, faute de connaître le remède spécifique. On fait ici, comme les médecins, des raisonnements infinis ; on donne quantité de remèdes qui augmentent ou flattent le mal, mais ne le guérissent point. Il arrive quelquefois ou [11] que l’on rencontre par hasard un médecin qui, connaissant la nature du mal, indique le remède, ou bien que le pauvre malade, fatigué de tant de remèdes qui ne servent qu’à le tourmenter, recouvre la santé en abandonnant les médecins et les remèdes, et suivant un appétit secret contre lequel souvent il a combattu longtemps, et contre lequel les médecins se gendarmaient, l’assurant que s’il suivait cet appétit, il se ferait mourir. Combien alors est étonné ce pauvre malade, de voir que ce qu’il avait fait comme en tremblant et suivant un appétit qui l’entraînait comme malgré lui, lui rend la santé et la vie ! Il en arrive autant à une âme : souvent la raison illuminée, ou la foi sage, l’arrête toute la vie ; elle fait cent efforts, parce qu’elle est déplacée ; elle n’est plus nourrie, car elle a affaire à des maîtres qui lui disent sans cesse que la nourriture qu’elle prend est une nourriture empoisonnée : ils lui donnent des craintes mortelles de l’appétit qu’elle a de s’en nourrir, mais ils ne lui donnent nulle nourriture ; elle est affamée et ne sait que devenir, car elle n’est point nourrie, ni n’ose satisfaire son appétit ; [12] et c’est ce qui la fait languir et gémir jusqu’à ce qu’elle trouve quelqu’un qui lui enseigne la vérité, et qui lui fasse prendre ce qu’elle souhaite, ou qu’elle le fasse elle-même par entraînement et désespoir. Qu’elle est étonnée alors de voir qu’elle trouve la vie, la joie, et la liberté dans ce qu’elle croyait lui devoir causer la mort3 !

La souplesse de la volonté est donc ce qui est le plus nécessaire. C’est pourquoi lorsque Dieu veut pousser une âme aussi loin qu’Il a résolu de pousser M..., non seulement pour lui, mais pour bien d’autres pour lesquels Il le destine, Il travaille incessamment sur sa volonté, obscurcissant l’esprit en apparence, mais l’éclairant en effet4. Je dis donc que Dieu rend cette volonté souple, et c’est son travail : Il la rend dans le commencement souple à suivre la raison illuminée, ensuite à suivre la foi sage. Mais après l’avoir rendue souple de cette sorte, Il lui fait [13] quitter les routes de la raison et de la foi sage pour la conduire par des sentiers qui lui sont inconnus, et qui, paraissant la dérober à la raison et à la foi, la font entrer dans la sagesse de Jésus-Christ, si différente de tout ce qui a été jusqu’alors que, sans le témoignage de la filiation divine qui reste dans le fond d’une manière cachée, et sans l’aisance et la liberté que l’on trouve en la suivant, on croirait s’égarer incessamment. Aussi faut-il bien se donner [alors] de garde d’en croire la raison ni la foi sage ; il ne faut pas même les écouter un moment, car la volonté étant alors fixée (comme je l’ai dit) selon le dessein de Dieu, elle ne doit plus être conduite ni de la raison, ni de la foi sage ; mais elle doit les conduire elle-même en les perdant en Jésus-Christ d’une manière inconnue.

Et c’est alors que toute sagesse humaine et raisonnable étant perdue, la Sagesse-Jésus-Christ s’élève dans une âme et y croît jusqu’au jour parfait ; mais cela ne se fait (comme j’ai dit) qu’en perte, et lorsque la volonté n’a plus quoi que ce soit (pour bon et juste qu’il paraisse) qui la puisse arrêter, et [14] qu’ayant outrepassé les limites de la raison et de la foi sage, elle court sans ordre ni raison par un chemin inconnu aux autres et à elle-même, dont elle ne désire avoir aucune connaissance, mais elle trouve qu’il la met dans une région, qui, pour être éloignée d’elle-même, ne lui est plus étrangère.

C’est là son lieu propre, où elle serait dans un bonheur achevé, (parce qu’elle passerait par là en Dieu), si elle pouvait ne point envisager les premières routes qu’elle a suivies, ni les crieries de la raison illuminée et de la foi sage. Mais comme l’eau rapide a pris alors son cours dans une pente où il est impossible de l’arrêter tout à fait, elle se donne bien quelque peine elle a des craintes, des frayeurs, des hésitations lorsque la raison crie contre elle de toutes ses forces, et que la foi sage semble la condamner ; cependant, comme elle est fixée par Dieu même et qu’il lui est impossible de retourner d’où elle est venue, il faut qu’après des souffrances inutiles qu’elle se cause, elle se laisse entraîner en se débattant du mieux qu’elle peut. Elle ne sent la violence que lorsqu’elle se veut défendre car, hors de là, [15] elle est dans un état qui lui est aussi naturel qu’il est naturel à l’eau de suivre sa pente. Souvent même, l’aisance et le naturel de cet état fait de la peine, mais qu’elle n’en ait point de peine, car c’est l’état simple, dans lequel nous sommes créés : il est aussi naturel à l’homme d’être en Dieu et d’y être dans une parfaite largeur, simplicité, et innocence, qu’il est naturel à l’eau de s’écouler. Si l’homme est comme il doit être, son état est d’une aisance infinie et sans bornes, parce qu’il est créé souverain, et qu’il ne peut être assujetti par nulle chose créée, quoiqu’il soit assujetti par son Dieu, si l’on peut appeler assujettissement ce qui, le rendant peu à peu un même esprit avec Dieu, semble l’égaler à Dieu.

Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave ; s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour-propre la cause, ou parce qu’il nous reste encore quelque intérêt du temps et de l’éternité, et que bien qu’on ait souvent [16] abandonné à Dieu l’un et l’autre, néanmoins lorsqu’Il tient sur nous une conduite qui semble les faire perdre, cela nous étonne, et cela trouve des répugnances. Ce n’est cependant en Lui qu’un jeu, quelque effrayant qu’il nous paraisse. Mais lorsque ayant franchi tout ce qui nous retarde, tout nous est rendu égal, alors nous courons sans que rien nous fasse tomber, parce que nous n’avons plus ni désirs ni répugnances qui nous arrêtent.    Et c’est de cette sorte que, rien de ce qui est en nous ou hors de nous ne nous arrêtant plus, nous sortons de nous-mêmes, perdant tout amour rapportant à soi, ou même distinguant quelque chose en Dieu qui n’est pas Dieu même, comme honneur, gloire de Dieu, et le reste, car il y a différence entre ne rien distinguer en Dieu dans l’usage, et lorsqu’Il nous conduit par des routes contraires à nos idées, [par des routes] nues et générales.        

Lors donc que toutes ces choses sont, [17] la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible5, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [à savoir la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté.

Alors cette âme est faite volonté de Dieu : elle a des volontés, et il faut qu’elle les suive, mais volontés qui sont Dieu, et qui ne tenant plus rien de leur première nature, n’en empruntent plus les défauts, même dans les choses qui paraissaient défauts dans cette volonté lorsque l’homme en était le principe. Cette volonté [étant] ainsi en Dieu est nécessairement changée en Lui-même, comme c’est le propre de toute fin, et surtout d’un fin parfaite, de [18] changer en soi-même tout ce qui lui est rapporté et tout ce qui passe en elle. Elle passe donc en Dieu, elle est changée et transformée en Lui, et c’est ce que les mystiques appellent résurrection. Ce mot, s’il n’était pas de l’usage, me paraîtrait impropre : pour ressusciter, il faut revivre de la vie dont on vivait ; mais ici, la volonté ne vit plus de la première vie : elle est mangée, digérée, transformée, de sorte que Dieu veut d’une volonté absolue. Or comme la volonté est le siège de l’amour, celui-ci, bien que nous n’ayons point parlé de lui, n’a pas laissé de faire le même trajet que la volonté, de changer comme elle, de courir avec elle ; il passe aussi avec elle en Dieu, et alors il est fait Amour-Dieu, amour pur, où l’âme n’aime plus par amour, mais Dieu S’aime en cette âme et transforme son amour en Lui.

Vous voyez que toute la Trinité travaille à cette transformation indistinctement. Le Saint-Esprit change en Lui la volonté d’amour et de jouissance. Le Verbe change en Soi la sagesse et la connaissance, en sorte que cette raison illuminée [19] et cette foi sage disparaissent et ne s’opposent plus à l’entraînement aveugle de la volonté et meurent peu à peu, parce que, ne vivant que pour la tourmenter, elles ne peuvent vivre sans elle. Elles meurent, dis-je, et passent dans le Verbe, Sagesse éternelle qui devient la lumière et la vie de l’âme avec l’Esprit-Saint en unité parfaite. Et c’est alors que le Père engendre incessamment Son Verbe dans l’âme et que le Saint-Esprit y est produit, mais l’âme n’entre en rien : elle est anéantie quant à son propre, mais elle est en même temps rendue divine.   

Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre : elle se communique où le fleuve se communique, arrose ce qu’il arrose, entraîne en soi toutes les petites rivières qui, se trouvant dans son passage, sont destinées à se perdre avec elle dans le fleuve. Vous voyez ici qu’il se fait non seulement un mélange de toutes ces rivières dans le fleuve, mais que ces mêmes [20] rivières sont mélangées et sont réduites en unité dans celle qui est destinée à les perdre avec soi (dans le même fleuve Voilà la consommation des âmes en un : c’est le pur Évangile selon que Jésus-Christ l’a dit de la consommation d’unité6

Or de même que toutes les rivières qui se perdent dans la mer, (pour retenir la même comparaison) n’entrent dans leur fin qu’en se perdant toutes dans les rivières destinées à les y porter, il en est de même de plusieurs âmes à l’égard de celle qui doit leur servir de moyen à les mener en Dieu. Si ces rivières disaient : « Nous ne voulons point passer dans cette rivière où nous aboutissons, mais nous voulons nous perdre directement dans la mer », ne leur dirait-on pas qu’elles ne peuvent y aller sans ce moyen qui, loin de leur servir d’empêchement, les y conduira sans doute, et que, si elles se refusaient, elles s’ôteraient pour jamais toute voie de se perdre dans leur fin, et qu’alors, se changeant en de misérables marais, elles se conserveraient à la vérité sans être mélangées mais [21] conserveraient aussi la corruption, au lieu qu’elles se fussent conservées pures en se perdant et se mélangeant7.

Ceci est plus réel que l’on ne le peut dire, et il serait difficile de comprendre sans expérience ce que c’est que cette unité des esprits. Combien y a-t-il de rivières qui marchent longtemps à côté les unes des autres sans se perdre et se mélanger que lorsque le moment est venu ? Et combien y en a-t-il aussi qui semblent ne se rencontrer que pour se perdre d’abord avec précipitation ?

Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela sont des moyens ou éloignés ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.

C’est la découverte de cette lumière [22] qui ravit ; cette lumière, du moins en netteté et distinction, ne précède point l’état de l’âme, mais elle le suit, comme un homme dans une caverne sombre ne découvre les endroits cachés qu’après y avoir un peu demeuré     .

C’est là la pure Théologie8 que Dieu enseigne aux anges et aux saints. Tout autre est un discours : ou des moyens par rapport à Dieu, ou de Dieu par voie de raisonnement, mais c’est ici une théologie d’expérience que Dieu n’apprend qu’à Ses enfants qui, ayant perdu toute leur sagesse pour Son amour, ont mérité par là qu’Il devienne leur sagesse, leur esprit et leur vie. Ceci est la loi de la sagesse pour vous et la voie du Seigneur en vous, et de vous en Lui-même, en qui je suis, sans distinction, par un mélange inexplicable en unité divine, ce que vous savez.

aEntre crochets chez Dutoit.

1Cet ajout qui paraît inutile veut aller contre l’inflation du mot pénitence qui ne veut plus dire la mort aux plaisirs.

2I Thes. 5, 12.

3Son expérience personnelle  des confesseurs.

4(ce qui est si vrai, que celui que la Sagesse divine obscurcit, est aussi éclairé que celui qu'elle illumine d'une manière connue ; comme il se voit en ce qu'ils pensent et goûtent les mêmes choses) Ajout probable, qui rompt la lecture.

5(car la mort ne se sent pas quoique ses approches soient douloureuses) Ajout…

6Cf. Jean  17, 21-23.

7Ce paragraphe souligne la nécessité d’avoir un maître spirituel.

8Majuscules chez Dutoit que nous rendons par des italiques.

 122 [D.2.2]. Oraison et dévotion solide. 

Le souverain bonheur de la vie, comme vous le dites fort bien, est cette dépendance continuelle à toutes les volontés divines. Tout ce qui n’est pas cela n’est que fantôme de piété. Car, je vous prie, de quelle utilité est un serviteur qui, en s’accablant de travaux que son maître ne lui ordonne pas, néglige de faire ce qu’il lui ordonne ? Je sais qu’on répondra que personne ne veut aller contre la volonté de Dieu par une désobéissance manifeste s’il a quelque connaissance de Dieu [24] et quelque dessein de Lui plaire, mais ce n’est pas assez. L’Écriture sainte dit que c’est comme le péché d’enchantement que de répugner, et comme le péché d’idolâtrie que de ne vouloir pas obéir1. Tout l’embarras donc des âmes de bonne volonté est de connaître la volonté de Dieu.

La volonté de Dieu se manifeste extérieurement ou intérieurement : extérieurement, par l’état, l’emploi et la vocation de chacun. On doit toujours préférer le devoir de son état à toutes les dévotions particulières. On la connaît aussi par la Loi, par l’Évangile, et par les règles de l’Église, à laquelle Dieu nous oblige d’obéir. Cette règle est généralement pour tous. Mais il y a un ordre divin marqué pour chacun de nous : c’est ce qui nous arrive de moment à autre, soit de la part de Dieu, qui nous exerce, soit des créatures, qui nous crucifient, soit de nous-mêmes, par nos imprudences. Enfin, tout ce qui arrive, hors le péché, c’est ce qui nous marque la volonté extérieure de Dieu. [25]

Sa volonté intérieure se manifeste, ou par la simple inclination qu’elle donne à l’âme, ou par des dispositions où elle la met. L’âme doit être également fidèle à l’une comme à l’autre, car comme il faut combattre les désirs déréglés de la nature, il faut aussi acquiescer aux désirs que la grâce forme en nous. On connaît les désirs être de la grâce lorsqu’ils sont désintéressés, qu’ils ne sont point opposés à nos devoirs, car tous désirs contraires au devoir, quelque bons qu’ils paraissent, ne sont pas de Dieu : Dieu n’est point contraire à Lui-même ; et c’est en ce sens qu’il faut mourir au désir des bonnes choses lorsqu’elles sont contraires à ce que Dieu veut de nous. Pour les dispositions intérieures, quelque pénibles et ennuyeuses qu’elles soient, elles doivent être portées en esprit de sacrifice, car celui qui ne mérite rien n’a pas lieu de rien attendre. L’Écriture sainte nous conseille de souffrir les retardements des consolations, afin que notre vie croisse et se renouvelle2. [26]

Pour répondre avec simplicité à ce que vous me demandez sur l’oraison que je crois que Dieu veut de vous, je vous dirai que votre oraison doit plus être un fruit de votre cœur que de votre tête : Dieu fait plus de compte de l’amour que du raisonnement. Aimez beaucoup, et raisonnez peu. C’est une bonne méthode que de parler un peu à Dieu, qui n’habite dans le fond de nous-mêmes que pour nous écouter, mais il faut, après avoir parlé à Dieu, L’écouter quelques moments par respect. Si Dieu ne parlait point à notre cœur, Il ne dirait pas, en tant d’endroits de l’Écriture, qu’Il parle au cœur de Jérusalem3, qu’il faut L’écouter : Écoutez, ma fille4. Écoutez donc quelques moments. Mais, me direz-vous, je n’entends point la voix de Dieu. C’est que vous ne connaissez point Son langage, car Il parle incessamment, mais Il parle efficacement : c’est une touche intime, qui enseigne à petit bruit la science de connaître Dieu et de L’aimer, de se connaître soi-même et se haïr.

Ne finissez jamais votre oraison que vous ne soyez restée quelques moments [27] de cette sorte, demandant à Dieu qu’Il vous apprenne Lui-même à prier. La prière de la tête ne se fait pas toujours, l’imagination étant fort volage, mais comme tous nos efforts ne peuvent l’arrêter, je crois que le temps que l’on emploie après elle, serait mieux employé à aimer.

Vous avez raison de craindre les dévotions ridicules et extraordinaires. La prière du cœur et l’amour de la volonté de Dieu ne portent ni l’un ni l’autre de ces caractères. Cette prière de cœur et d’amour est aussi ancienne que le monde, et Dieu ne nous a jamais demandé que notre cœur. C’était la prière de l’ancienne loi et de la nouvelle. Si la prière dépendait du raisonnement, l’Écriture aurait tort de nous dire que Dieu exauce la préparation du cœur du pauvre, qu’Il aime la simplicité. Disons-en de même de la soumission à la volonté de Dieu, c’est le pivot de la pratique évangélique : se soumettre d’abord à cette divine volonté, s’y conformer ensuite, et enfin s’y unir. Si l’on prend cela pour une dévotion [28] extraordinaire, c’est parce que tout ce qui n’est pas une entière dépravation est à présent extraordinaire ; et moi, je trouve qu’il est [plus extraordinaire] que l’homme raisonne sur les volontés de Dieu, [plutôt] que de s’y soumettre. Lorsque l’on est une fois instruit des vérités chrétiennes, il ne faut plus raisonner devant Dieu, mais s’efforcer de L’aimer et se soumettre. L'aimer, comme je vous ai dit, par reconnaissance, c’est la première démarche qui donne un amour de confiance, qui se change enfin en un abandon de tout soi-même entre les mains de Celui que l’on aime.

Je ne vois rien d’extraordinaire en cela, mais plutôt je crois que tout autre voie n’est point le propre sentier de l’âme. Cela est si vrai, qu’elle est toujours gênée et captive jusqu’à ce qu’elle ait pris cette route, qui est le pays de la paix et de la liberté, où elle se trouve à l’aise. Saint Paul dit qu’où est l’Esprit de Dieu, là est la liberté6. L’homme ne peut subsister longtemps dans un état violent ; il faut donc prendre une piété qui le mette dans la tranquillité. Je dis de plus que rien n’est plus raisonnable que cela, car que peut-il y avoir de plus juste que de prier, parler, écouter son Dieu, attendre de Lui tout son secours, que de se soumettre à Ses ordres, d’accepter de bon cœur tout ce qu’Il fait et ordonne ? Si l’on n’en use pas de la sorte, n’est-on pas toujours inquiet, et même souvent révolté ? Il est très vrai que la pratique de la soumission à la volonté de Dieu donne la paix, car celui qui ne veut que ce que Dieu ordonne, ne peut être trompé. Cette voie est la seule qui peut porter le nom de simple, puisqu’elle est exempte de toute multiplicité et uniforme, étant toute un seul et même exercice.

Les résolutions positives ne sont guère du goût des personnes qui se connaissent un peu elles-mêmes : elles savent trop le peu de fond qu’elles doivent faire sur elles-mêmes. Mais elles se présentent à Dieu afin qu’Il fasse en elles et d’elles Sa sainte volonté, qu’Il leur fasse éviter telle et telle faute, et pratiquer telle et telle vertu. Si les résolutions que nous faisons, lorsque nous manquons[9], donnaient [30] de la force, ce que vous dites serait vrai, mais la force est en Dieu et la misère en nous. Lorsque nous faisons des fautes, il faut recourir à Dieu, implorer Son secours, se convaincre de sa misère et que, si Dieu nous laissait à nous-mêmes, nous en ferions encore davantage, nous donner à Lui afin qu’Il nous garde, puisque nous ne pouvons nous garder nous-mêmes. Il ne s’agit point ici de vœux, qui sont saints en eux-mêmes, mais qui ne sont pas pour vous.

Toutes ces pratiques et ces examens sont bons et saints, mais ils ne doivent pas faire notre occupation principale, mais bien la passagère. Lorsque nous parlons de pratiques ou d’exercices spirituels, nous supposons ceux qui ne font pas d’obligation. Ce serait une attache que de vouloir quitter notre devoir pour ces exercices, ou pour reprendre le temps que Dieu nous dérobe par Sa providence ; il faut les laisser librement quand Dieu occupe à autre chose. Ce serait un relâchement de les quitter par soi-même, et pour des divertissements et amusements qui ne sont ni de charité ni de vraie bienséance, [31] mais ce n’est pas relâchement que de quitter une prière particulière parce que Dieu attire à l’oraison mentale et à quelque autre chose. Il y a l’oubli du passé qui regarde les choses qui nous concernent, et dont le souvenir est amour-propre ; il y a le souvenir du péché qui est très utile ; mais lorsque Dieu vous ôte la vue de ces mêmes péchés pour vous occuper de Son amour, c’est perdre une bonne chose pour une meilleure.

1I R 15, 23.

2Eccl 2, 3.

3Is 40, 2, etc.

4Ps 44, 11.

5Ps 10, 17.

6II Cor 3, 17.

[Dix Lettres de direction adressées à une demoiselle :]

 123 [D.2.3].[…comme s’il n’y avait que Dieu et vous…]

Je crois, mademoiselle, que lorsque votre oraison est trop sèche, il faut lire quelque chose qui vous recueille1, ou regarder en vous-même Jésus-Christ crucifié. Prenez quelques mystères de Jésus-Christ que vous envisagerez simplement, non en raisonnant, mais par un regard simple et amoureux. Excitez-vous autant que vous [32] pourrez à l’amour de Jésus-Christ crucifié. Aimez la croix et la mortification. Il est impossible que vous puissiez être véritablement à Dieu sans la mortification et le renoncement à vous-même. Il faut ou que la mortification augmente ou que l’oraison diminue.

Il faut, ma chère demoiselle, vous donner à Dieu sans partage. Vous n’aurez aucun repos sans cela. Je vous conjure de vous attacher uniquement à Notre-Seigneur. Vous ne trouverez de véritable repos que là, en Le laissant agir en vous. Tâchez d’établir un édifice qui soit solide. Tâchez d’agir comme s’il n’y avait que Dieu et vous au monde : que votre seul but soit de Lui plaire ; n’admettez jamais aucune raison humaine dans ce que vous faites ; embrassez volontiers tout ce qui vous mortifie, fuyez la délicatesse de peur de devenir sensuelle, aimez la droiture et la simplicité, ne biaisez jamais mais allez à Dieu fortement, quoique non pas toujours sensiblement. Accoutumez-vous d’aller à Dieu au-dessus de tout sentiment : que ce ne soit point le goût qui vous détermine. Croyez-moi très inviolablement toute à vous. [33]

1recueillir ses esprits, concentrer son attention.

 124 [D.2.4].[…Au milieu de votre cœur…]

Ayez bon courage, mademoiselle, plus vous trouverez de difficulté dans le chemin de la vertu, plus vous devez vous opiniâtrer à sa poursuite. Dieu le mérite et, quand notre propre intérêt ne se rencontrerait pas dans Son service, ce qu’Il est et ce que nous Lui devons nous devrait faire faire toutes choses.

Ne L’oubliez jamais, ce Dieu de bonté : reprochez-vous tous les moments que vous vivez sans être occupée de Lui. Comment pouvez-vous L’oublier, L’ayant si proche ? Quoi ! Il est au milieu de votre cœur, et vous demandez des moyens de vous souvenir de Lui ? L’Écriture dit : Il est au milieu d’elle ; et elle ne sera point ébranlée1 ; comment pouvez-vous donc l’être pour [34] des riens, puisqu’Il est en vous ? C’est qu’Il y est seul sans être l’objet de votre recherche continuelle. Vous n’aurez l’habitude de chercher Dieu en vous qu’à force de Le chercher. Faites-le donc incessamment et sans relâche, afin que votre amour et votre foi ne se ralentissent jamais.

1Ps 45, 6.

 125 [D.2.5]. Avis pour un fondement solide.

Je vous assure, mademoiselle, que j’aurais beaucoup de peines de voir celles que vous avez, si je n’étais sûre qu’elles vous sont très utiles. Il me semble que, pour faire un usage, tel que Dieu le désire de vous, des choses que l’on vous dit, il faudrait les regarder comme des vérités, et vous en convaincre. Car il est certain que, quelque envie que nous ayons d’être droites, nous nous cachons à nous-mêmes et [35] aux autres en mille choses. C’est l’effet de notre amour-propre qui nous empêche de voir ce que nous sommes. J’avais autrefois un directeur qui m’avait donné pour maxime de croire toujours que tout ce que l’on me disait de mes défauts était véritable, bien que le chagrin et la passion le fît dire. C’est le moyen de bannir l’amour-propre et les réflexions, d’adoucir les croix, et d’être véritablement humiliées et pleines de défiance de nous-mêmes.

Attendez-vous cependant, mademoiselle, à avoir des croix. Nul changement d’état ne peut faire changer cette conduite. C’est l’unique chemin du ciel, il n’y en a pas d’autre ; s’il y en avait eu, Jésus-Christ, modèle de tous les Chrétiens, l’aurait choisi pour nous l’enseigner. Je ne sais point d’autre spiritualité que celle-là : Renoncer à nous-mêmes, porter notre croix tous les jours et suivre Jésus-Christ1.

Priez sans cesse2 parce qu’étant faible, vous avez sans cesse besoin de secours. D’où peut vous venir ce secours que de Dieu seul ? Vous ne devez point vous mettre en peine de votre [36] intérieur ni de votre extérieur, puisque M. s’en charge ; obéissez-lui donc simplement et candidement, ne lui cachez aucune de vos dispositions, pas plus les grâces que les faiblesses. C’est le moyen de vous défaire de vous-même. Il ne faut pas vous défendre d’avoir du goût pour le monde, car vous en avez, et il ne dépend pas de vous d’en avoir ou de n’en avoir pas. Mais ce qui dépend de vous est de ne point agir en conséquence de ce goût et de renoncer à tout ce qui peut vous empêcher d’être à Dieu sans réserve.

1Lc 9, 23.

2Th 5,13.

 126 [D.2.6]. Avis… (suite).

C’est une très bonne disposition, mademoiselle, que celle de vouloir servir Dieu pour Dieu même, sans avoir égard ni au goût ni à la sécheresse. Il est d’une extrême [37] conséquence de prendre d’abord ce sentier, sans quoi l’on ne parviendrait jamais à aimer Dieu purement, et l’on n’aurait rien de solide faisant bien lorsque l’on serait soutenu par le goût, et se relâchant lorsque la sécheresse viendrait. Prenez donc courage, et soyez persuadée que la sécheresse vous sera plus utile que toutes les consolations, mais surtout ne vous laissez point abattre à la mélancolie. Amusez-vous à des riens si vous n’avez pas autre chose à faire : faites-le par petitesse. Et tenez pour certain que l’état où Dieu vous met, Lui qui connaît le fond de votre cœur et tempérament qu’Il vous a donné, est et sera toujours le meilleur pour vous.

Pour ce que vous me demandez, comment on peut s’abandonner à Dieu sans produire des actes d’abandon, c'est à Lui-même à vous l’apprendre. Jusques à ce temps, produisez-en souvent, quelquefois tout simplement. C’est comme une simple exposition de soi-même devant Dieu, laquelle dit tout sans rien dire. Ne doutez point que, lorsque cet état vous conviendra, il vous sera donné [pour cela] tout ce qu’il faut. Jusqu’à [38] ce temps, exposez-vous devant Dieu afin qu’Il vous apprenne Lui-même à vous abandonner. Priez-Le d’opérer seul en vous, et tendez sur toutes choses à l’amour pur et dégagé de vous-même. C’est ce que Dieu veut présentement de vous jusqu’à ce que l’Esprit consolateur soit venu, qui vous enseignera toutes choses1.

C’est à Dieu de dénuer l’âme : ainsi il faut s’exposer souvent devant Lui afin qu’Il le fasse. Il nous dénue lorsqu’il le faut ; mais Il ne le fait qu’après nous avoir rempli de Ses grâces et de Son onction sainte, autrement, ce serait un dénuement forcé et produit par la créature, qui ne vaudrait rien. Il y a un commun proverbe qui dit qu’un clou chasse l’autre : c’est la grâce de Dieu et Son opération qui bannit et détruit celle de la créature. Il faut donc se laisser remplir de Son onction sainte. Il le fera si nous sommes fidèles à demeurer en Sa présence, à nous exposer souvent à Ses yeux divins, à faire notre oraison avec assiduité.

1Jean  14, 16-17.

 127 [D.2.7]. [Utilité de la joie].

Votre sécheresse peut venir de la mélancolie dans laquelle vous vous laissez aller. Au nom de Dieu, mademoiselle, tâchez de vous divertir et ne vous laissez point abattre par la mélancolie : c’est la chose du monde qui vous nuirait le plus.

Il est impossible de persévérer dans la voie de piété si on ne s’y donne avec joie. L'amour de Dieu, qui doit être le principe de toutes nos actions, doit donner de la joie à votre âme. Ô mademoiselle, Dieu vaut infiniment. Et comme Il veut être Lui-même la récompense de ce que vous quittez pour Lui, Il vous dit, comme Il dit autrefois à Abraham : Je suis moi-même ton salaire très abondant1. Pour emporter un tel prix, que ne doit-on pas faire ? Je vous assure que de toutes les personnes qui vous honorent, nulle [40] ne le fait plus fortement et plus sincèrement que moi.

1Gn 15, 1.

 128 [D.2.8]

Je ne sais, mademoiselle, pourquoi je m’avise de vous écrire, n’ayant rien à vous dire, si ce n’est de vous conjurer d’être à Dieu de plus en plus et sans aucune réserve. Il voit le fond de votre cœur, il n’y a pas un repli de ce même cœur qui puisse se dérober à Sa vue. Ayez bon courage : Il achèvera en vous ce qu’Il a commencé si vous êtes fidèle à vous renoncer vous-même, et à suivre le chemin que vous avez commencé.

  129 [D.2.9]

 [41] Souffrez, mademoiselle, toutes les croix que la Providence vous envoie, et regardez-les comme des gages de l’amour d’un Dieu. Le goût du monde (involontaire) ne vous nuira point tant que vous ne ferez rien pour nourrir et entretenir ce goût ; mais il vous nuirait infiniment si vous cherchiez à lui donner de l’aliment. Mourez à vous-même par toutes les rencontres que la Providence vous fournit : moins vous aurez de moyens de faire vivre la nature, plus vous serez heureuse. Ne cherchez ni ne désirez pas la fin de vos peines, mais soyez abandonnée à Dieu pour les porter toute votre vie.

Si Dieu vous veut pour Lui, la croix vous suivra partout. Elle vous sera pénible tant que vous n’en verrez que l’écorce, mais si, en cassant la noix, vous pénétrez jusqu’à sa substance, vous y trouverez un goût divin. Il ne faut pas envisager la croix par [42] ce qu’elle a de pénible, mais par ce qu’elle renferme : elle a le pouvoir de donner Dieu, comme Dieu donne la croix. Plus Dieu vous donne de croix, plus cette même croix vous donne de possession de Dieu. On trouve dans la croix un goût foncier tout divin que l’on ne trouve point en tout le reste ; les plus grandes douceurs n’ont point ce fond de suavité, autant intime que spirituelle, qu’on trouve dans la croix.

Rendez continuellement à madame votre mère ce que vous lui devez, sans attendre de retour de sa part, sans regarder si elle le reçoit agréablement ou non. Si vous n’avez que Dieu seul en vue, vous agirez toujours de même manière, soit que l’on reçoive avec agrément ce que vous faites, ou qu’on le reçoive avec chagrin ; mais si vous envisagez la créature, ou le plaisir que vous auriez si l’on était content de vous, vous n’aurez jamais une véritable paix. Ne voyez-vous pas que, lorsque cela vous manque, vous en êtes plus peinée et plus triste ? Au lieu que, n’ayant que Dieu seul en vue, vous serez toujours gaie et contente [43] quoiqu’il arrive, parce que vous serez contente du contentement de Dieu.

 130 [D.2.10]

Je vous avoue, mademoiselle, que je goûte dans la séparation des créatures des plaisirs inconcevables. Vous ne les troubleriez point : au contraire, vous les augmenteriez. Si Dieu ne permet pas que j’ai l’honneur de vous voir, je vous verrai en Lui, où vous me serez toujours chère.

Ne vous étonnez point des difficultés que vous trouvez dans le chemin de la vertu. Si l’ouvrage dépendait de notre force, tout serait à craindre, mais la bonté de Dieu, qui nous prend par la main et qui nous soulage de notre travail, le rend très facile. Ayez donc patience avec vous-même, je vous en conjure, et attendez avec foi ce que Dieu ne manquera pas de vous donner si vous persévérez [44] dans Son amour, dans le désir de vous renoncer et de mourir à tout sans exception. L’habitude que vous contracterez de ces choses vous les rendra aisées, et vous fera dans la suite trouver la douceur où vous croyez ne trouver que de la peine ; et puis, quand vous n’en trouveriez point, Dieu ne vaut-Il pas la peine que vous travailliez solidement à être à Lui ? Il fait les trois-quarts du chemin, Il vous a comblée de miséricordes : que donc Sa bonté ait en vous toute son efficacité. Aimez-Le tellement pour Lui-même que vous n’envisagiez que Lui en tout ce que vous faites.

 131 [D.2.11]

J’ai bien de la joie, ma chère demoiselle, que vous continuiez toujours dans le dessein d’être à Dieu en quelque état qu’Il vous choisisse. Je [45] sais que l’état religieux est à l’abri de mille inconvénients lorsqu’on y est bien appelé. On y tombe plus rarement, dit saint Augustin ; on s’y relève plus promptement et plus facilement lorsqu’on est tombé ; on est hors de mille occasions d’offenser Dieu ; enfin il y a beaucoup d’avantages qui ne sont point dans le monde. Mais il faut y être bien appelée : sans cela, ce paradis serait un enfer. Il faut être fidèle à suivre la voix de Dieu de quelque côté qu’Il vous appelle. Vous ne pouvez mieux faire que de ne penser à aucun parti, afin que Dieu vous penche Lui-même du côté qu’il Lui plaira. Vous pouvez avoir une ouverture entière à monsieur votre père : il a de la droiture, beaucoup ; il est très éclairé, et fort intérieur ; il vous aime ; vous aurez de la consolation d’entrer avec lui dans un certain air de confiance qui vous sera très utile dans la suite.

Pour les pénitences, il n’y a point de danger d’en faire quelques-unes, vous portant mieux, et Dieu vous l’inspirant. Préférez celles qui sont cachées à celles qui paraissent, afin que Dieu seul soit le motif de vos actions. Il [46] faut être fidèle à suivre le mouvement que Dieu vous donne de faire des pénitences modérées. Mais il faut éviter un autre inconvénient : l’amour-propre et le démon inspirent souvent des pénitences excessives, afin d’altérer la santé, de telle sorte qu’on en devienne incapable de rien faire pour Dieu, ce qui cause un grand relâchement, car à moins d’être fort avancé, les infirmités détruisent pour l’ordinaire l’intérieur. Tout ce que vous pouvez faire, est d’être humiliée des pensées de vanité qui vous viennent, et n’agir jamais conformément à elles.

Ne demeurez point en suspens, comme vous faites, sur les choses indifférentes, pour les faire ou ne les faire pas. Cela vous accoutumerait à une conduite pleine d’hésitation, et qui n’est pas exempte d’illusions. Il faut faire tout naturellement ce que vous avez à faire de moment à autre, sans attendre sur cela un attrait. Si Dieu veut autre chose de vous, Il saura bien vous arrêter ; et en ce cas vous Le suivrez sans hésiter. Évitez autant que vous pourrez tout ce qui est extraordinaire, [47] mais allez à Dieu avec simplicité, petitesse et fidélité.

 132 [D.2.12]

Je crois, mademoiselle, qu’il faut demeurer dans un vide de tout désir pour un état ou pour l’autre, et demander à Dieu qu’Il vous fasse connaître Sa sainte volonté. Faites dire pour cela trois messes en l’honneur de la Sainte Trinité. Ensuite, retranchez-vous, autant que vous pourrez, le superflu. Vivez dans une grande solitude, et tâchez d’éviter toutes les affections humaines. Après cela, faites avec un grand courage tout ce que Notre-Seigneur vous inspirera de faire.

Pour votre oraison, il faut lire quelque chose pour vous recueillir avant de la faire. Souffrez la sécheresse lorsque Dieu vous l’envoie, et n’ayez pas moins de fidélité en ce temps pour demeurer [48] en Sa présence que pour le temps de l’oraison.

J’avoue, mademoiselle, que celui qui prend le parti de la religion se met à couvert de bien des dangers. Cet état affermit la volonté d’être à Dieu par l’éloignement effectif des créatures, car il ne faut pas faire grand fond sur les sentiments : rien n’est si variable. Il faut que la vocation s’établisse sur la volonté de Dieu : il faut Lui en demander la connaissance, et la suivre quoi qu’il en coûte, sans disputer avec Dieu. Demandez donc cette connaissance, et quand vous l’aurez connue, expliquez-vous-en simplement avec monsieur votre père : il ne veut pour vous que la volonté de Dieu, et vous le trouverez toujours porté à vous écouter. Je prie Dieu qu’Il vous mette à couvert de toute méprise.

[fin  des dix Lettres de direction adressées à une demoiselle]

 133 [D.2.13]

Je réponds à la lettre de mademoiselle M. avant de vous répondre. Il faut qu'elle soit bien fidèle à suivre ses mouvements de renoncement : c'est de la fidélité à cela que dépend tout l'établissement de son intérieur dans la suite ; mais lorsqu'elle tombe par faiblesse, qu'elle soit humiliée sans découragement ! L'une des fautes les plus considérables pour elle ce serait d'être infidèle à ses mouvements de renoncement. Qu'elle ne s'étonne pas de l'attache qu'elle a pour M. : cela est l'ordre de Dieu. Il ne faut pas voler sans ailes ; Dieu purifiera dans son temps ce qu'il y a de trop humain. Il faut qu'elle fasse ce qu'il souhaite d'elle, et quoiqu'elle trouve du goût à lui obéir, elle ne doit pas laisser pour cela de lui obéir et d'être complaisante. Dieu ôtera le goût imparfait de cette obéissance, mais ce serait mal fait de ne pas faire ce qu'il souhaite, parce qu'on y trouve du goût.

Il ne faut pas se fonder sur des sacrifices que Dieu ne demande pas, car il ne faut pas juger de la réalité de l'abandon par des sentiments anticipés : tel qui se sent abandonné de loin, est faible dans l'occasion, durant que celui qui se sent faible à la seule pensée du sacrifice, se trouve fort dans la réalité. La force est en Dieu, et non en nous. C'est bien fait de lire avant l'oraison. Qu'elle ne veuille point que M. soit tout à coup sans raisonnement : il faut bien du temps pour détruire cela, qu'elle ne le fatigue pas là-dessus.

Ne vous inquiétez point de vos défauts, je vous en prie ; souffrez-les en paix et avec petitesse, car ils vous seront utiles. Tâchez néanmoins de vous surmonter et corriger avec la grâce en reprenant votre train ordinaire. Lorsque vous vous porterez mieux, mourez à vous-même autant que vous le pourrez, soit pour ce qui regarde M., soit pour ce qui vous regarde.

 134 [D.2.14]

J'ai été chez vous, et j'eusse été bien contente de vous y voir si la divine Providence l'eût permis ; mais j'ai vu M., dont je suis infiniment contente. J'espère beaucoup de son âme et des miséricordes que Dieu lui fait. Vous voyez que votre attente n'a pas été vaine. Allez donc, ma très chère en Notre-Seigneur, et courez avec M. dans la carrière du Seigneur. Ne craignez pas qu'il vous précède à la course, soyez au contraire bien aise qu'il remporte le prix. J'espère que Dieu, qui S'est servi de votre amitié naturelle pour en faire une union de grâce, vous fera sur cela une grâce complète, et que vous serez unis dans l'éternité. Quelle douleur est-ce de s'aimer en cette vie, et se haïr éternellement ! Au lieu que s'aimant en Dieu, et aimant Dieu en ce que nous aimons, nous nous assurons une possession éternelle de la chose aimée.

Ayez entre vous deux une sainte émulation à qui se donnera le plus et sans réserve à Notre-Seigneur, à qui Lui sera plus fidèle. Aidez-vous l'un l'autre dans vos faiblesses. Qu'on voit renaître en vous les mariages des saints Patriarches. Croyez que je ne serai point séparée de votre union, puisque nous sommes un en Jésus-Christ, et que c'est pour ceux qui aiment Dieu qu'Il a demandé cette unité. Je vous serai donc présente en Dieu, quoique je sois bien éloignée de vous ; et j'espère que lorsque vous me chercherez en Dieu et dans Son union, vous m'y trouverez toujours.

 135 [D.2.15]

Ô ma chère, n'ayez ni peine ni jalousie, mais songez que l'amitié véritable n'est fondée qu'en Jésus-Christ. Si M. vous aime en Lui, plus vous vivrez ensemble, plus cette amitié s'affermira, et il vous aimera toujours. C'est à ce naturel qu'il faut mourir, sûre que vous devez être que l'affection qui ne réside que dans les sentiments, passe comme l'ombre. Portez en paix et avec résignation le trouble et les peines qui s'élèvent dans vos sentiments. Ne vous troublez pas de votre trouble, ne vous inquiétez pas de votre inquiétude, mais faites-en un sacrifice au Seigneur qui Se servira de votre peine comme d'un feu dévorant pour purifier vos sentiments. Ne vous étonnez pas de vos faiblesses : plus nous sommes faibles en nous-mêmes, plus nous sommes fortes en Dieu. Allez donc, et poursuivez votre carrière avec une entière confiance que Celui qui vous a appelée ne vous manquera pas dans le besoin.

 136 [D.2.16]

Vous ne devez pas douter que je n'aie toujours beaucoup de joie d'apprendre de vos nouvelles, surtout sachant qu'elles sont si bonnes pour Dieu et pour vous, puisque lorsque l'on se plaît en Dieu, Dieu Se plaît en nous.

Je crois que vous ne devez pas vous inquiéter de ces ris involontaires qui arrivent lorsqu'on entend des choses qui ne peuvent plaire. Nous ne sommes pas toujours maîtres de nos sentiments, et même quelquefois Notre-Seigneur affaiblit sur ces choses, ce qui peine beaucoup. Mais il n'y a qu'à suivre son chemin.

Pour ce qui regarde la religion, vous pouvez dire quelques mots, sans vous ériger en censeur, qui fassent voir que vous l'estimez. Cela fait, une fois seulement, votre silence après est une confirmation de vos sentiments. Il ne faut pas vous rendre singulier. Ainsi, ne vous faites pas une affaire de perdre quelquefois la messe les jours ouvriers, surtout à l'armée. Tout ce qui est de votre état, est ordre de Dieu pour vous.

 137 [D.2.17]

Vous ne sauriez manquer en faisant ce que vous dit N. Et tout ce qui vous fait mourir à vous-même est le mieux. Je crois que vous devez dire avec beaucoup de fidélité ce qui se passe en vous. Défiez-vous de votre naturel caché, et allez plutôt contre cela. Je prie Dieu d'être votre force. Je vous conseille de faire le moins de dépense que vous pourrez ; distinguez-vous par la modestie, et non par la dépense : cette inclination ne s'accorde pas avec les inclinations de Jésus-Christ. En prenant plus de gens que vous ne pouvez nourrir, vous vous endetterez, et vous vous incommoderez de plus en plus. Je vous conjure de faire attention à cela, et mortifiez-vous, pour l'amour de Dieu, de cette inclination magnifique que vous avez.

Je prie Dieu qu'Il vous console et fortifie. Vous savez que N. est fort peu démonstratif : il faut prendre les gens comme ils sont. Vous êtes sûre de l'essentiel : c'est beaucoup. Dieu ne veut pas que vous trouviez de la consolation dans les créatures. Il faut souffrir lorsque l'on est à Lui, chacun a sa sorte de souffrance et sa croix : heureux qui en fait usage ! J'ai pensé mourir, et je suis encore assez mal. Je vous embrasse de tout mon cœur en Notre-Seigneur. Bon courage, bon courage !

 138 [D.2.18]

Je n'ose plus vous écrire, ni à N. Nous nous trouverons en Dieu ; c'est où il faut me chercher dorénavant. Je vous conjure de ne vous point aliéner de1 N. : c'est la ruse du diable la plus sûre pour vous faire tort et vous tendre des pièges. Ne vous croyez pas tout à fait, vous ne sauriez rien risquer à vous soumettre. Soyez-lui fort ouverte, cela vous est absolument nécessaire, faites-le pour l'amour de Dieu. Quand vous auriez des faiblesses sur votre intérêt, seriez-vous la première ? Qu'est-ce que cela ? Les pensées et les sentiments ne sont rien ; mais c'est tout que de les dissimuler, et de se donner à soi-même le change pour le donner aux autres. Croyez-moi, soyez simple et ouverte. Je ne vous crois pas dissimulée, mais vous ne dites point assez ce que vous pensez, ni les choses comme vous les pensez. Je prie Dieu qu'Il soit votre consolation et votre force, et qu'Il ne permette pas que vous vous éloigniez de Lui.

1séparer de

 139 [D.2.19]. Sur la peine d’ouvrir son cœur…

Deux raisons m'ont portée de dire à mademoiselle non de vous plus donner de conseil (car ce ne fut jamais ma pensée), mais bien de ne vous plus interroger de ce qui se passe en vous. Les deux raisons qui m'ont obligée à lui dire cela, sont premièrement parce que votre naturel n'est pas aussi franc que le sien, et que vous êtes un peu cachée : les naturels de cette sorte sont cachés à eux-mêmes avant que de l'être aux autres. L'autre raison est prise de son naturel trop vif et trop ardent, qui dit les choses trop fortement, joint à une franchise si grande que l'ombre d'une dissimulation rebute. J'ai cru qu'il était impossible que vous vécussiez en bonne intelligence avec elle tant qu'elle se croirait obligée de s'informer de ce qui se passe en vous. J'ai donc cru qu'il fallait que vous lui disiez vous-même avec franchise ce que vous sentez ; et vous ferez bien, car vous devez beaucoup vous défier de votre naturel caché.

Ce qui vous fait paraître encore de beaucoup plus dissimulée que vous ne l'êtes, c'est que les choses présentes font en vous une impression vive, mais qui ne dure pas ; et lorsque vous parlez, vous parlez selon l'impression présente, qui vous fait oublier ce qui s'est passé auparavant, et M. juge sur ce qui précède votre sentiment présent : c'est ce qui fait que vous avez tant de peine à vous accorder. Cependant vous ne sauriez être trop ouverte pour combattre votre naturel. Ne pouvez-vous point voir N. et lui parler avec simplicité et ouverture, pour voir si elle vous accommodera ? Car, comme elle est moins vive et moins franche que M., peut-être vous en accommoderez-vous mieux. Je vous assure que vous me faites grande compassion.

 140 [D.2.20]. Prier, lire, n’être pas triste.

Vous ne devez pas craindre, ma chère fille, l'oisiveté à l'oraison si vous commencez par le recueillement. Lorsque vous êtes trop dissipée, il faut lire quelque chose, non pour vous occuper de ce que vous avez lu, mais pour vous recueillir. Que si, à l'ouverture du livre, vous vous trouvez recueillie, fermez-le ; et toutes les fois que la dissipation sera trop forte, rentrez au-dedans de vous. Mais lorsque vous aurez un repos qui vous paraîtra une oisiveté parce qu'il est moins sensible, ne vous en inquiétez pas : il fera le même effet sur votre âme que le sommeil [60] au corps suppléant à votre nourriture.

Lorsque vous avez facilité à lire avant l'oraison, vous le pouvez faire, pourvu que vous quittiez votre lecture sitôt que vous vous sentez recueillie. Ne faites que demi-heure d'oraison, puisqu'on vous l'a ordonné (il faut préférer l'obéissance à tout le reste), mais continuez-la durant le jour tant que vous pourrez. Dérobez-vous mille moments en cessant tout ouvrage, pour demeurer en repos entre les bras de votre Bien-aimé. Ne vous en retirez pas tant qu'iI vous tiendra : attendez qu'Il vous donne Lui-même congé, et ne le prenez jamais vous-même dans ces heureux moments sous prétexte de travail ou d'autres choses, à moins qu'elles ne fussent indispensables. Votre travail pour lors est votre repos. Il faut que les enfants dorment beaucoup, et ce sommeil leur entretient la vie.

Ne vous inquiétez pas, je vous prie, de ce qui vous concerne : rien n'est plus contraire à votre état. Un enfant s'oublie entièrement de tout, il laisse tout au soin de la Providence, [61] il ne connaît que le moment présent. Soyez de même, et laissez là tant de craintes mal fondées. C'est Dieu qui vous conduit : craignez-vous qu'Il vous égare ? Et quand, pour Son plaisir, Il vous égarerait en apparence, votre égarement serait votre sûreté. La crainte est bonne pour ceux qui se conduisent eux-mêmes ; mais pour ceux que Dieu conduit, c'est une marque de défiance. Ne soyez plus affligée, ma chère enfant, mais demeurez en paix. Qu’y a-t-il qui puisse vous affliger, puisque votre Dieu est infiniment heureux ?

 141 [D.2.21]. Indiscrétion des commençants.

Vous savez que je ne donne jamais de moi-même des avis, mais aussi que je ne puis m'empêcher, lorsque je vois une personne peinée ou qui prend le change1, de lui dire mon sentiment quand elle me le demande ; après que [62] je l'ai dit, je n'y pense plus, même si on le suit ou qu'on ne le suive pas. Vous savez, de plus, combien je suis persuadée que l'essentiel de la perfection consiste à remplir ses devoirs, et qu'il ne peut y en avoir sans cela ; qui prendrait une autre route, s'égarerait immanquablement. Cette personne dont vous me parlez a la volonté droite, mais elle est tombée dans le même inconvénient où tombent toutes les personnes qui sont touchées vivement de Dieu, et qui n'ont aucune expérience ni par elles-mêmes, ni par d'autres. Elle a cru qu'elle ne pouvait mieux faire que de se laisser aller à la force du recueillement, négligeant tout le reste. Cette négligence n'est pas causée dans ces personnes par entêtement, comme dans bien d'autres, mais par défaut de lumière, comme un enfant [qui] ne marche pas, quoiqu'il ait volonté de marcher, parce qu'il ne le peut pas.

On a combattu le recueillement de cette âme, et on l'a combattu avec d'autant plus de justice qu'il lui empêchait de faire ses devoirs. Si elle avait pu comprendre qu'il fallait conserver son [63] recueillement dans ses occupations, sans s'imaginer qu'il fallut ou cesser d'être recueillie, ou cesser de faire son devoir, elle n'aurait pas pris le change comme elle a fait. Ces contretemps l'ayant déplacée, elle était tiraillée et troublée, elle ne pouvait plus posséder son âme en paix. Cet état ôte même une certaine capacité naturelle de faire les choses, rend interdit et incapable de tout, et fait un brouillard si épais que l'on ne peut plus marcher, et que l'on ne conçoit pas même ce que l'on nous dit, à moins que l'expérience ne fasse toucher l'endroit malade et y apporter le remède spécifique. Tous les pas que ces personnes font, leur paraissent des précipices ; tous les conseils les troublent. Voilà en peu de mots ce qui a fait toute la peine de cette âme et le peu de satisfaction que l'on a eue d'elle.

Mes propres fautes dans ces matières m'ayant fait pénétrer ce qui la tenait arrêtée, je lui ai fait voir comment tout ce qui n'allait pas remplir ses devoirs à une obéissance parfaite, était tromperie ; mais qu'elle n’était pas cependant trompée quant au fond de son état (comme il est très vrai), [64] mais quant à l'usage de ce même état. Elle entra dans ce que je lui dis sur la confession, sur la vie commune, etc. Et cela la mit au large et en repos. Elle me dit qu'elle m'écrirait quelquefois, et je lui dis de ne faire là-dessus que ce qu'on lui conseillerait, et de demander à N.

Je crois que cette personne fera bien dans la suite, et que l'on en sera  aussi satisfait qu'on l'a été peu. Il n'est pas nécessaire ni que je la voie, ni que je lui écrive. Qu'elle suive Dieu au-dedans, et l'obéissance au-dehors, comme elle en est convenue, et j'espère que tout le monde aura lieu d'être content d'elle, car le véritable amour de Dieu, ne gâte rien et rend propre à tout. Mais comme l'on fait bien des fautes dans les commencements par défaut d'expérience, se laissant trop enivrer du lait spirituel, il faut que les supérieurs aient quelque compassion de ces personnes et qu'ils en attendent du fruit en son temps.

Comme la voie de Dieu porte à renoncer incessamment et à son propre esprit et à sa propre volonté, il serait à souhaiter qu'il y eût dans les [65] communautés beaucoup de ces personnes qui n'aient ni volonté ni choix : on les mettrait dans tous les lieux et à tous les usages que l'on voudrait sans qu'ils en eussent la moindre peine2.

1Terme de vénerie : les chiens prennent le change, quittent la bête lancée pour une nouvelle.

2Lettre intéressante sur deux points : conseil pour une religieuse hors de sa « juridiction » et à propos d’une interprétation erronée du recueillement 

Nous possédons une copie (ms. 2057 des A.S.-S.) pour la  lettre suivante D.2.22, datée de 1691, ce qui nous la fait déplacer en tête de ce volume.  

 142 [D.2.23]. N’être point irrésolu ou partagé.

 [70] Il me paraît que, de quelque manière que Notre-Seigneur permette que je vous traite, vous devez suivre votre même train à mon égard. Ne voyez-vous pas que, dès que vous en auriez de la peine, dès que vous hésitez ou vacillez pour vous reprendre, ce n'est plus Dieu seul que vous regardez, mais bien la créature ? Cela demeurant de cette sorte, vous ne mourriez jamais. Dieu compte ce que vous avez fait pour Lui, mais Il ne le compte qu'autant que vous ne vous reprendrez pas. Vous examinez tout et réfléchissez sur tout : il ne faut pas que rien vous arrête, et il faut devenir courageuse.

Quand je serais un démon, qu'est-ce que cela ferait à votre affaire ? Est-ce à moi que vous vous sacrifiez, n'est-ce pas à Dieu ? Il faut plus de courage. Comment porteriez-vous une grande chose si vous êtes ébranlée pour si peu ? Si Dieu permettait que l'on ne vous épargnât en rien, vous en seriez plus heureuse. Il faut mourir une fois pour revivre. Plus de courage, et moins de retours ! Ne regardez plus le passé ni l'avenir, et très peu le présent : les fréquentes pensées que vous en avez [71] marquent que vous n'êtes pas assez désoccupée de vous-même. Oubliez-vous une bonne fois. Dieu veut plus de vous que vous ne faites, et s'Il ne voulait que cela, Il vous aimerait trop peu. S'il fallait que je vous ménageasse encore à présent, je ne pourrais vous écrire, et je n'aurais plus de grâce pour vous. Si vous agréez que je vous serve dans la volonté de Dieu, souffrez-moi avec toutes mes infirmités, sans les examiner, et agréez que je vous dise ma pensée avec fermeté.

Je vous dis encore qu'en votre conscience, lorsque Dieu a voulu quelque chose de vous, vous avez bien compris que c'était Lui : Il ne Se laisse point ignorer alors, quoique dans la suite Il Se cache. Il faut se perdre. N'examinez point ma lettre comme une lettre que la fâcherie m'ait fait écrire, car elle est de Dieu ; relisez-la sans prévention et vous verrez que c'est de Dieu. Oui, il y a encore des craintes et des réserves : Dieu vous éclairera assez pour vous les faire concevoir. Combien raisonnez-vous sur la créature, qui est moins qu'un chien ? Et pourquoi vous arrêter à mille incidents ? [72] Il faut plus de courage. Vous connaîtrez peut-être mieux toutes choses. Tournez tant que vous voudrez, il en faudra toujours venir au point que je vous dis, et à croire sans hésiter ni raisonner. Il y a plusieurs pédagogues, mais il n'y a qu'un Père en Jésus-Christ1. Pour ce que vous me dites de ramper, croyez que c'est ramper que de ne point sortir de vous-même, c'est faire comme un enfant qui, après avoir fait un effort violent pour sortir du ventre de sa mère, y reste, faute de force pour achever ce qu'il a commencé.

1Cor 4, 19.

 143 [D.2.24].

J'ai vu votre lettre. Il y a de la faute de chaque côté. Soyez tous unis en charité. Je serais inconsolable si le démon semait la discorde entre vous. Ne nous inquiétez pas de vos défauts. Défiez-vous de tout ce qui vous trouble. Travaillez doucement à vaincre votre humeur. Soyez fidèle à l'oraison, [73] à la présence de Dieu, au soin de votre famille, à remplir votre état. Dieu aura soin de vous.

 144 [D.2.25]. Tentations d’incertitude.

Demeurez en repos, ne songez plus à aucun état, sinon présentement à demeurer comme vous êtes sans vous occuper de l'avenir et de choses qui n'arriveront peut-être jamais. Vous pouvez vous conseiller ou au ** ou à …a : ce sont des hommes doctes, leur science vous appuierait ; et vous avez raison de vous défier d'une personne sans étude, décriée de tout le monde, en qui vous ne voyez que des choses méprisables. Pardonnez-moi ma hardiesse, de m'être mêlée de choses qui ne sont peut-être pas de ma portée ! C'est que la raison chez moi n'a point d'entrée : je suis aveuglément [74]

Un je-ne-sais-quoi que j'ignore

Autant que je l'aime et l'adore.

Je n’ai jamais prétendu que vous vous fiassiez à moi, mais je vous dis ma pensée car vous l’avez voulu. Je ne me sens nulle envie d’aider aux âmes, quoique je sois prête à m’exposer aux flammes pour celles dont Dieu m’a chargée1.

Dieu éprouve les âmes différemment : Il est maître de faire ce qui Lui plaît. Et une personne n’est jamais la règle d’une autre, puisqu’on en voit très peu de semblables : il y a des personnes que Dieu se plaît de sanctifier et d’autres de détruire. Nul ne doit jamais par soi-même se mettre dans aucun état, mais suivre la Providence. Je crois que vous ferez bien pour votre repos de vous mettre dans un qui soit plus assuré : vous serez par là hors de tout embarras. Comme vous croyez de le pouvoir, vous ferez bien de le vouloir.

Pour moi, je n’ai qu’une route et une voie, qui est la volonté de Dieu, ou connue ou inconnue. Ceux qui veulent suivre la volonté connue, ne doivent point marcher sans appui ; ceux qui suivent l’inconnue, doivent toujours marcher en perte. Ne croyez pas cependant que j’ai moins d’affection pour vous servir : nullement. Je serai toujours votre pis-aller : essayez de tout le reste auparavant, afin que vous n’ayez rien à vous reprocher. Votre âme me sera toujours très chère.

aLes points de suspension sont de Dutoit, comme les astérisques qui précèdent.

1Notre mouvement propre ne doit jamais se substituer à celui de la grâce..

 145 [D.2.26]. Ne point retourner en arrière.

J'ai fort souhaité, monsieur, que Notre-Seigneur vous donnât la plénitude de Son Esprit, mais j'ai peur que vous n'y mettiez obstacle par une autre plénitude, ce qui serait pour vous une perte irréparable, et d'autant plus grande que Dieu avait plus de desseins sur vous. L'Esprit de Dieu est d'une extrême délicatesse, Il veut beaucoup de tranquillité. Le mouvement de l'esprit, du corps et du cœur lui est fort opposé.

Vous me direz à cela que vous êtes dans un état qui vous dissipe beaucoup. Ne nous flattons point, ne nous [76] cachons point à nous-mêmes. Tout ce qui sera de pur ordre de Dieu dans votre état ne vous dissipera point. Mais combien aidons-nous à la lettre ? Combien se fait-on des nécessités des choses dont on serait surchargé si l'Esprit de Dieu n'était point à demi suffoqué en nous ? Combien croit-on qu'il faut remplir l'esprit de lumières et de connaissances, quoiqu'il soit vrai qu'il ne sera jamais véritablement plein que par son vide ? Combien notre naturel s'y mêle-t-il, et combien sommes-nous propriétaires ? Je vous assure que je tâche quelquefois de me cacher à moi-même et cela et mille autres choses que l'on me fait voir en vous et que je ne vous dis pas, parce que vous ne pourriez pas les porter ; mais je ne puis les ignorer : je me tais, et me contente de dire de temps en temps quelque petite chose. Je gémis en secret devant Dieu, et comme votre âme m'est infiniment chère, je souffre beaucoup de voir qu'après tant de grâces que Dieu vous a faites dans le commencement, vous soyez encore si propriétaire, je ne m'en étonne nullement. Depuis que votre cœur s'est écarté de Dieu, il est vide et sec.

Mais, me direz-vous, il n'en est pas éloigné. Il est vrai : il n'y est pas entièrement opposé, mais il est à tout autre chose. Il n'y a plus en vous ce principe vivant que Dieu y opérait : c'est une machine ou un luth qui résonne sans vie. Vous êtes comme entre deux termes, ni tout à fait à Dieu, ni tout à fait au monde. Pourquoi laissez-vous partager votre cœur ? Vous serez toujours malheureux, dans la plus grande fortune, tant que cela sera de la sorte. Dieu ne vaut-Il pas bien la peine que vous vous fassiez quelque violence, et que vous vous donniez un peu de repos ? Je prends votre cœur à témoin de ce qu'il a goûté lorsqu'il était sans partage et qu'il ne s'éloignait pas de l’ordre particulier de Dieu sur lui. Je vous conjure, par Son sang, de faire usage de cette lettre, et de mourir avec courage à vous-même. Que vous servira-t-il d'amasser des matériaux pour un édifice destiné au feu, si ce n'est à vous rendre plus propriétaire chaque jour ? Quittez tout, et vous trouverez tout. Je vous conjure, au nom de Dieu, de recevoir cela de la part d'un cœur désintéressé.

 146 [D.2.27]. [Je vous veux si pur, si petit…]

Je vous ai demandé à Dieu avec la dernière instance, sans me mettre en peine de ce qu'il m'en doit coûter, et il n'y a point de tourments que je ne souffrisse pour cela. Je vous ai demandé à Dieu, et je vous ai trouvé, et je ne vous laisserai point aller que je ne vous aie mené dehors, que je ne vous aie introduit dans la chambre de ma mère, dans la chambre de celle qui m'a engendrée1. Mais agréez que je ne vous souffre rien et que je vous sois quelquefois cruelle. Je vous veux si pur, si petit, si séparé de vous-même, qu'il n'y a rien que je ne fasse et ne souffre pour vous former à ma mode. Vous faites bien de ne point laisser de pâture à l'amour-propre : il vit de tout, et les choses même les plus saintes sont ce dont il fait ses ragoûts les plus exquis. Soutenez votre corps et ne lui faites rien, car l'amour-propre vivrait encore plus fortement par la destruction de votre santé : conservez-la, pour l'amour de Dieu. Regardez-vous comme un enfant. Ce n'est pas aux enfants à être austères ; croyez moi sur cela, car vous ne mangez point assez, et vous faites contre ce que je souhaite. Vous aurez beaucoup à souffrir là- dessus, car je ne vous donnerai point de quartier jusqu'à ce que vous soyez devenu simple et petit.

Dans vos occupations extérieures, tâchez de posséder votre âme en paix. Ce n'est pas une bonne maxime que de vous dépêcher de faire vos actions pour en être plutôt quitte ; il faut au contraire vous accoutumer à les faire avec tranquillité, afin de vous posséder dans ces mêmes actions, et vous accoutumer même à avoir une paix également forte dans les actions les plus dissipantes. Cela vous donnera une certaine égalité et une possession de vous-même en tout ce que vous faites, vous accoutumera à conserver l'occupation de Dieu en toutes choses, et fera que vous ne serez pas [80] facilement dissipé. Cette conduite est extrêmement nécessaire, surtout dans les commencements où l'on est encore fort proche de la multiplicité. Soyez également simple dans l'action comme dans l'oraison : pour y réussir, lorsque vous sentez que votre activité se mêle dans ce que vous faites, cessez pour un moment toute action, et vous laissez tranquilliser comme une eau qu'on laisse rasseoir lorsqu'elle se trouble. C'est comme cesser de retenir une chose, ou la laisser tomber ; cela s'opère dans le commencement par rentrer en soi, et dans la suite cela devient plus simple.

Lorsque l'on dit quelque chose devant vous que vous avez peine à supporter, observez le même conseil : rentrez en vous et demeurez en silence, laissant tout tomber. Il n'est point à présent question de défendre la vérité, mais de vous taire, vous contentant de goûter dans le secret ce que vous goûtez, sans le faire paraître au-dehors. Je vous demande sur cet article un rigoureux silence. Il viendra un temps où il vous sera donné de défendre la vérité et de la défendre efficacement2. Les remords qui vous viennent ne sont causés que parce que vous sortez hors de vous-même contre l'ordre de Dieu, qui ne veut pas à présent de vous que vous défendiez Sa vérité qu'Il saura bien défendre Lui-même. Lorsque vous vous sentirez attaqué, unissez-vous à Dieu, et vous trouverez un secours autant prompt qu'efficace.

1Ct 3, 4.

2On pense à Fénelon ; autre indice : « je vous ai trouvé ».

 147 [D.2.28]. Amitié d’amour-propre…

Je suis touchée de vos peines, mais que voulez-vous ? Il faut porter la croix, et la porter constamment. C'est la longueur des peines qui ennuie, mais nous ne serions pas crucifiés si nous ne l'étions que pour un certain temps. Après avoir été lassés du monde, nous le sommes de nous-mêmes, et enfin de Dieu, contre qui nous sommes tentés de murmurer. Mais patience : Dieu fera peu à peu Son œuvre. Vous aimez à être aimé, vous êtes tendre en apparence pour autrui ; mais si le sensible va droit au prochain, le fond demeure tout pour vous-même, et vous n'aimez [82] que pour rechercher plus d'amitié. Le trouble où vous met le moindre mécompte sur le retour d'amitié d'autrui, vous doit apprendre que c'est vous, et non le prochain, que vous recherchez dans toutes ces belles affections. La jalousie, la délicatesse, la sensibilité, viennent d'attachement à nous, et non d'attachement à ceux que nous paraissions aimer. Votre naturel est véritablement tendre et obligeant pour vous complaire dans vos amitiés. Quel remède à ce fond corrompu ? Ce n'est point de se tourmenter, de se dépiter ni contre Dieu ni contre soi-même, mais de se voir dans sa laideur, d'écouter N., qui vous la découvre, de vous accoutumer à vous voir difforme, de recevoir avec fidélité les choses dont vous avez déjà la lumière, et avec petitesse celles dont vous n'avez pas encore la lumière distincte.

La vue paisible de votre abjection est ce que Dieu demande de vous : c’est le contrepoison de vos secrètes complaisances. Dieu veut vous montrer autant de boue et de puanteur d’amour-propre dans vos amitiés, que vous vous flattiez d’y avoir mis de parfums et de choses délicieuses. Écoutez en paix, recevez petitement ce qu’on vous dit, pratiquez fidèlement selon toute votre lumière. Quand vous avez été infidèle, supportez-vous vous-même, et reprenez toujours sans fin votre petite tâche.

 148 [D.2.29]

Il ne faut pas se troubler sur ses misères, mais il faut en porter paisiblement la vue et ne s’y laisser jamais aller volontairement. Vous avez besoin de trouver des cœurs secs, durs, ingrats et trompeurs, afin que ce mécompte vous sèvre sur la recherche d’être aimée. Je m’imagine que vous trouvez assez cette correction de votre amour-propre dans les amis du monde. Il ne faut aimer que ceux qui aiment Dieu, et à proportion de ce qu’ils L’aiment, et ne vouloir être aimé d’eux qu’à proportion de ce qu’ils voient Dieu en nous. Tout le reste n’est que vanité, qu’amollissement de cœur, que délicatesse sur soi-même. [84]

Courage ! Nous avons un bon Maître qui sait combien nous sommes de pauvres gens. Dites-Lui toutes les peines que vous avez à valoir quelque chose. Priez-Le de démonter vos amitiés généreuses et tendres pour ne vous laisser qu’un seul Ami qui vous rende tous les autres en la manière qu’il Lui plaira.

 149 [D.2.30]

Je vous aime toujours de tout mon cœur, mais à condition que vous ne serez plus si friand d’amitié. Ce goût vous gâte le cœur et il vous éblouit, car il paraît venir d’un cœur excellent. Le bon cœur est celui qui n’aime que Dieu, et le reste à proportion que Dieu le fait aimer. Ce véritable amour corrige toutes les sécheresses d’un cœur rétréci et renfermé en soi, mais il ne corrige pas moins les attendrissements où l’on se recherche en paraissant s’oublier, et où l’on s’enivre de son propre vin. Courage ! Dieu est fidèle et Il vous aidera, si vous ne partagez point votre cœur. [85]

 150 [D.2.31]

Vous me ferez justice, mademoiselle, quand vous serez persuadée que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui vous regarde. Les troubles et les incertitudes sont des fuites de la foi, et des épreuves qui ne doivent jamais faire quitter cette voie, car le don de la foi pour l’intérieur est la plus grande grâce que Dieu nous puisse faire. Ne vous laissez donc point abattre par tous ces différents changements et dispositions : il faut servir Dieu au travers des sécheresses.

Je ne crois pas que les livres du père **, ou ceux qui traitent de l’intérieur, vous puissent nuire. Cependant il ne faut pas se figurer aucun état, mais s’en servir pour mourir à soi-même, et réveiller l’onction qui est l’effet que produisent ces sortes de livres. Les autres ne le font pas ; au contraire, ils éteignent, pour ainsi dire, la lampe qui [86] fume encore, desséchant le peu d’humeur qui reste. Si néanmoins l’on vous défend nommément quelques livres, il ne faut point lire celui que l’on vous défend ; mais à moins d’une défense positive, je ne crois pas que vous deviez vous priver vous-même de la nourriture qu’ils procurent.

Ne vous étonnez point de votre langueur, ni de voir revivre vos défauts. Il faut vous supporter vous-même, tâcher de vous surmonter, rester humiliée lorsque vous ne l’avez pas fait, mais que rien ne vous fasse quitter l’oraison. Rappelez-vous au-dedans lorsque vous vous trouvez dissipée, et surtout, ne vous découragez point.

 151 [D.2.32]

J’ai bien de la joie, mademoiselle, que les choses soient comme vous les dites, et que l’on se soit mépris dans ce que l’on a pensé de vous. Cependant comme nous ne nous voyons [87] pas nous-mêmes, il faut par petitesse adhérer à ce que les autres nous disent de nos défauts, quoique nous ne les voyions pas en vous, et travailler comme s’ils y étaient. Dieu donne une bénédiction plus grande à cette démission de notre esprit et de notre volonté.

Je vous plaindrais extrêmement dans votre sécheresse, si je ne vous voyais assez de courage pour passer par-dessus toutes les difficultés. Nourrissez votre âme le plus que vous pourrez par de fréquents retours vers Dieu, par des actes d’amour et d’abandon, par Lui demander1 souvent Son secours, par des lectures faites avec tranquillité et silence. Mais surtout, point de mélancolie : la mélancolie seule est capable de vous accabler de sécheresse. Combattez-la intérieurement pour l’amour de Dieu, et extérieurement par ce que vous vous devez à vous-même et aux autres. Je me trouve encore si mal que j’ai peine à écrire de longues lettres. [88]

1Archaïsme : infinitif-substantif.

 152 [D.2.33]

Il faut souffrir les temps de peine et d’épreuves, mademoiselle, mais il faut les soutenir avec une fidélité inviolable. Votre cœur et votre esprit sont si pleins qu’il ne reste presque point de place pour Dieu. Donnez-Lui du moins quelques jours : contraignez-vous. Il est difficile de n’être pas sans goûter quelque chose : sitôt que l’on ne goûte pas Dieu, le goût s’étend sur le monde. C’est à présent qu’il faut combattre contre votre propre cœur, et pour le faire avec succès, il faut être fidèle à l’oraison et à l’exercice de la présence de Dieu, nourrir votre âme par la lecture, de peur qu’elle ne se dessèche comme l’araignée. Sacrifiez à Dieu M. d. M. : Il en aura plus de soin que vous. Je vous l’ai déjà dit, Dieu est jaloux. Je ne vous oublie pas. [89]

 153 [D.2.34]. Mortifier la propre volonté.

Je ne crois pas que M. doive s’inquiéter de sentir trop d’attache pour N. Ce n’est point par la violence qu’on se détache, mais en retranchant doucement les amusements. Cette attache lui est encore nécessaire à cause de sa faiblesse, et empêchera d’autres attaches qui ne seraient pas si innocentes. Elle doit mortifier les plaintes qu’elle fait sur ce qu’on lui témoigne moins de tendresse que son amour-propre n’en désirait, souffrir sans se plaindre qu’on s’occupe d’affaires sérieuses et qu’on s’occupe peu d’elle, et mille choses de cette nature. Elle ne saurait assez remercier le Seigneur de lui avoir donné un mari comme celui-là dans la corruption générale du siècle. Je ne crois pas qu’elle doive se chagriner ni s’occuper du sentiment de cette attache, mais, laissant toutes ces choses, ne s’occuper que de Dieu et de son devoir dans le moment présent. [90]

J’ai bien de la joie que Dieu lui ait appris à Le chercher en elle : c’est ce qui abrège bien du chemin. Les dispositions qui viennent purement de Dieu ne se peuvent procurer par aucun effort : il faut que ce soit Lui qui les donne. Et lorsqu’Il a la bonté de les donner, il faut les recevoir avec humilité, et s’en laisser priver avec soumission et résignation, demeurant dans la patience, observant néanmoins de se tourner toujours au-dedans qui est le lieu que Dieu S’est choisi pour habiter en nous.

Il faut s’accoutumer à beaucoup de calme, à une grande démission de volonté, et à une indifférence entière sur les événements, car tout consiste à mortifier notre propre volonté ; or, les désirs trop véhéments et les craintes excessives viennent d’une prodigieuse vie de notre volonté. La mort ne consiste pas à se tuer avec effort, mais à retrancher doucement tout moyen de vie, laissant mourir les désirs et les craintes à leur naissance. Il ne faut point s’inquiéter des défauts : l’inquiétude les augmente, loin de les corriger. Il les faut retrancher dans leur source, qui est la propre volonté et l’amour de nous-mêmes. [91] Retranchez autant que vous pourrez tous retours sur vous-même, et vous retrancherez la vanité : ce sont ces retours qui l’entretiennent. Cessez d’en faire : elle sera obligée de disparaître.

 154 [D.2.35]. Mortifier sa propre volonté.

Que puis-je vous dire, sinon de mourir sans cesse à vous-même, car nous vivons en toutes choses ; et la raison trouve assez de prétextes spécieux pour appuyer la vivacité de l’esprit et de l’humeur. Soyez souple comme un enfant sous la main de celui dont vous me parlez. Ne vous embarrassez de quoi que ce soit. Je loue votre affection, et le soin que vous avez de sa santé, mais souvent la contradiction qu’on fait à un malade, fait plus de mal que le remède qu’on voudrait lui faire prendre ne fait de bien. Vous avez le droit de prier et de remontrer. Quand vous verrez quelque aheurtement1 dans son esprit, ne passez pas [92] outre, et vous verrez qu’il en reviendra de lui-même.

C’est souvent plus l’envie que nous avons qu’on ait de la condescendance pour nous que la charité pure, qui porte à en user comme vous le faites, car la charité est douce, compatissante, longanime : elle ne désire être comptée pour rien, elle fait sans empressement le bien qu’elle croit devoir faire, elle ne se choque ni ne s’indispose de rien, elle est toujours la même et prête à faire les mêmes choses qu’elle faisait, quand même on la rebuterait cent fois. Elle fait simplement son devoir, sans s’embarrasser du succès. Quand sera-ce que N. voudra n’être comptée pour rien ? Quand est-ce qu’elle ne s’apercevra plus si on rejette ou agrée ses pensées ?

Pour ce qui est de **, qu’il s’en tienne  à ce que je lui ai mandé : qu’il devienne tous les jours plus petit et plus simple, que l’élévation ne serve qu’à l’abaisser davantage ; qu’il s’occupe beaucoup de Dieu, et peu de lui-même et de tout le reste ; qu’il soit fidèle dans les occasions à se tenir fortement attaché à Dieu et recueilli au-dedans, sans quoi [93] son naturel prendra toujours le dessus. C’est à présent le temps de travailler tout de bon à la garde de son cœur, non en s’appuyant sur soi-même, mais en s’abandonnant beaucoup à Dieu.

1Aheurtement : attachement opiniâtre à un sentiment, à une opinion. (Littré).

 155 [D.2.36]. Nécessité de mourir à tout.

J’ai tâché de me cacher à moi-même ce que Dieu voulait de vous, afin de n’être pas obligée de vous le dire, voyant que vous êtes si attaché à vous-même que vous avez peine à mourir à des bagatelles. Vous marchandez avec Dieu et balancez avec Lui une curiosité ; cependant je vois que Dieu veut que vous mouriez à tout cela. Vous ne faites cas que d’une pureté extérieure, et vous vous contentez d’essuyer le dehors, sans vous laisser purifier radicalement. On craint une faiblesse extérieure, durant que l’on ne craint pas la corruption de [94] l’esprit. Quoique votre dernière lettre soit pleine de confiance, elle ne me satisfait point, car quoique je vous aime en Jésus-Christ plus que je ne puis vous le dire, je ne veux votre amitié et votre cœur que pour le faire entrer dans ce que Dieu veut de vous.

Je vous conjure en Son nom que nous ayons une liaison durable, ce qui ne sera que par l’union de notre esprit. Je vous prie donc que notre esprit soit un et uni en Dieu ; et pour cela, quittez vos premières manières d’agir et de concevoir pour prendre les miennes. Donnez-vous à l’intérieur, et pénétrez la moelle du cèdre sans vous arrêter à l’écorce. Chose étrange qu’après ce que vous me témoignez, je n’aie pu obtenir de vous que vous vous priviez des lectures qui vous sont nuisibles puisqu’il est à présent question d’établir votre intérieur, et vous ne me voulez pas croire ! Au nom de Dieu, faites ce que je vous demande, car sans cela il serait impossible que nous fussions unis. Vous ne connaîtrez que dans la suite la nécessité d’en user comme je vous dis, et la conséquence qu’il y a de renoncer pour l’amour de Dieu dans les choses de l’esprit. [95] Il faut que vous soyez bien dur, ou que vous aimiez bien peu Dieu, pour me refuser si peu. Je ne veux pas que vous regardiez de trois mois aucun de ces livres, et cela absolument.

Souffrez que je vous ouvre entièrement mon pauvre cœur : il est si fort à Dieu, et Son amour pur le pénètre si fortement qu’il souffre de ne pouvoir communiquer aux autres, et surtout à votre cœur, un amour entièrement pur et nu, dégagé de tout ce qu’il y a de propre. Ô mon Dieu, que l’on Vous connaît peu ! On ne Vous connaît point : c’est pourquoi on ne Vous aime point d’un amour digne de Vous. On traite Dieu en créature, et l’on se fait des idées de Lui conformes à ce que nous sommes. Dieu ne peut être véritablement honoré que par notre destruction et notre anéantissement. Il est venu au monde pour nous apprendre à honorer Son Père comme Il doit être honoré. Qu’a-t-Il fait pour cela ? Il a été mis au rang des malfaiteurs. Il a été fait péché pour nous1, quoiqu’Il ne puisse pécher. Ô mystère qui [96] n’êtes point compris. Saint Paul achevait ce qui manquait à la passion de Jésus-Christ2, et comment l’acheviez-vous, ô Paul ? Par l’expérience de ce que Jésus-Christ n’a pu éprouver. Jésus-Christ a été dans une continuelle oraison, dans une dépendance entière à toutes les volontés de Son Père, n’étant venu dans le monde que pour faire cette volonté, ainsi que David l’exprime de Lui : il est écrit de moi à la tête du livre que je ferais votre volonté3.

Sacrifiez-vous à tous les vouloirs divins, défaites-vous de vous-même, je vous en conjure, et mettez-vous en état que vous puissiez être tout à Dieu sans retour et sans crainte. C’est assurément à quoi vous êtes appelé. Si vous vouliez bien ménager votre temps, vous en trouveriez pour l’oraison et pour la lecture des choses intérieures, pour entrer en ce que Dieu veut de vous. Si vous en lisiez tous les jours un peu avec application, quelque peu que ce fût, vous goûteriez Dieu assurément, et vous Le goûteriez d’une manière autant ineffable qu’elle serait au-dessus du sentiment. Je vous demande ces faibles marques de votre amitié. [97] Si vous me les refusez, que voulez-vous que je juge de votre cœur ? Il me servira de témoignage contre vous-même de ce que Dieu veut de vous. Qu’a-t-il fait à Dieu, ce cœur ingrat, que Dieu y mette Son amour et Ses yeux ? Hier, il y avait en moi quelque chose qui disait à Dieu : « Ou rendez ce cœur digne de Vous, ou m’effacez du livre de vie, ou, comme saint Paul, que je sois anathème pour lui ! » Mon Dieu, quel bien ne ferez-vous pas si vous voulez bien faire à l’aveugle ce que je vous dis, et entrer dans les dispositions où Il vous souhaite !

Ne comptez pour bon que ce que Dieu fait en vous sans vous : ainsi, il n’y aura rien chez vous de parfait ni de bon que ce qui s’opérera par votre propre destruction. Regardez-vous n’étant plus à vous-même, mais comme étant à celui qui vous a racheté d’un grand prix4. Je vous ai acheté moi-même pour Dieu : eh ! que ne donnerais-je pas pour vous voir tout à lui ! Perdez toute idée de grandeur et d’espérance humaine pour vous conformer au pauvre petit et humble Jésus. Si [98] vous tendez à être quelque chose, vous ne serez jamais rien, je vous le prédis ; mais si vous tendez à n’être rien, ce sera par là-même que vous serez propre aux grandes choses, car Dieu n’établit qu’en détruisant, Il donne la vie en tuant5. Il ne fait que trouver tout qu’en perdant tout. C’est la conduite de Jésus-Christ sur Ses enfants, car elle ne sera pas autre envers eux qu’elle est envers Lui-même : Il a tout établi sur la ruine même de ce qu’Il établissait. Qui n’eût dit que Jésus-Christ n’était pas venu pour détruire l’Église, mais pour l’établir ? L’a-t-Il fait par le succès ? Tout au contraire, Il l’a fait par le renversement. Laissez remplir votre cœur de ces vérités, car elles sont les plus solides. Je ne cherche à votre amitié que vous-même. Vous ne verrez jamais que je vous emploie pour rien qui me regarde. Mais pour vous faire entrer dans les plus pures maximes de Jésus-Christ, je donnerais tout ce que j’ai et tout ce que je suis. Ô si jamais un rayon de la vérité remplit votre esprit et pénètre votre cœur (ce qui sera, sans [99] doute, si vous n’y mettez point d’obstacle volontaire), vous en comprendrez alors plus en une heure que je ne vous en dirais en toute ma vie.

Prenez ce  miel quoique dans la gueule du lion mort6 et  ne regardez pas à ce que je suis noire car c’est mon soleil qui m’a décolorée7 de la sorte pour son amour. Ne vous arrêtez pas à l’extérieur, mais fondez8 l’amour pur, désintéressé, l’amour qui n’aime son objet que pour lui-même, sans retour sur soi, l’amour qui aime plus à souffrir pour l’amour que de jouir de l’amour, l’amour qui n’a point d’yeux pour se regarder soi-même, enfin l’amour qui est tellement passé en son objet qu’il se transforme en lui. Mandez-moi si votre cœur admet ou rejette la nourriture que je lui présente, car ce me sera un signe de vie ou de mort. Ô que je vous dirais de bon cœur avec le Prophète : Recevez la bonne nourriture que je vous présente, et votre âme en étant engraissée, sera dans la joie9 !

1II Co 5, 21.

2Col 1, 24.

3Ps 39, 8-9.

4I Co 6, 19-20.

5Jean de la Croix : Cantique de la vive flamme d'Amour, §2.

6Jg 14, 8 : Dans ce chapitre Samson épouse une Philistine.  

7Ct 1, 5.

8ou : sondez.

9Is. 55, 2.

 156 [D.2.37]. Deux voies…

Il m’est venu de vous dire, madame, que le diable est autour de vous comme un lion rugissant, afin de chercher quelque chose qu’il puisse dévorer1 : il vous donnera d’extrêmes répugnances pour les personnes qui peuvent le plus vous porter à l’intérieur, afin qu’étant dépourvue de secours de ce côté-là, il puisse après cela vous terrasser. Donnez-vous bien de garde d’adhérer à ces peurs et à ces répugnances, car c’est le plus grand mal qu’il puisse vous faire. Ne donnez aucune prise à ses illusions car, pour peu que vous en donnassiez, vous verriez comme il s’emparerait de votre extérieur, le liant et l’obsédant, ce qui est fort dangereux. Il  faut marcher par une foi forte et vive. Soyez persuadée que tout ce que je vous [101] dis est de plus grande conséquence qu’il ne paraît. Il n’y a que l’expérience qui comprenne combien il est aisé de prendre le change et cela cause, toute la vie, de grandes peines. La plus grande miséricorde de Dieu sur vous est d’être entre les mains de M., qui ne vous conduira ni par l’extraordinaire, ni par les sentiments.

Mais, me direz-vous, ne suis-je pas conduite par une voie extraordinaire ? Nullement. Elle l’est, si vous voulez, par rapport au petit nombre des serviteurs de Dieu, mais elle ne l’est point parce que c’est la voie toute naturelle où Jésus-Christ introduit Ses enfants : c’est l’effet du domaine qu’Il S’est acquis sur notre âme. La voie que j’appelle extraordinaire est celle où il entre des visions, des terreurs, des démons, etc. qui se peut mieux dire qu’écrire. Si vous tombez entre les mains des personnes qui fassent cas de ces choses, vous y entrerez jusque par-dessus la tête, et sortirez de cette voie simple, petite, et comme toute naturelle de mon divin Maître. Je vous conjure, puisque Dieu vous a adressé à M., de ne point mélanger d’autre conduite, et d’aller où il vous [102] mènera. Je ne sais pourquoi je vous écris ceci, mais je sais que toutes vos terreurs viennent du démon, qu’il faut mépriser et ne pas craindre. Ne me craignez pas non plus : je ne suis point du tout redoutable.

1Pi 5, 2.

 157 [D.2.38]. Retraite intérieure.

J’ai été, madame, la plus surprise du monde d’apprendre que vous croyez que je vous avais conseillé de quitter le lieu où vous êtes. Ce ne fut jamais ma pensée, à moins que Dieu ne vous le fasse faire. Il ne faut pas se lever avant le jour. Lorsque Dieu le voudra de vous, Il vous poursuivra avec tant de force que vous ne pourrez vous en défendre.

La retraite dont nous parlâmes, ce me semble, était d’un jour, et de votre cœur retournant fréquemment au-dedans. Et si vous vous souvenez, madame, sur ce que vous me dites que [103] cela était fort difficile, je tâchais de vous en faire connaître la facilité, et vous priais d’y faire attention et de vous priver même de quelque chose lorsque vous y auriez manqué. Je suis fâchée de vous avoir affligée, quoique j’espère que cette affliction vous sera avantageuse, car je ne désire que de vous consoler et encourager, étant persuadée combien cela vous est nécessaire. Bien loin de vous porter à quitter le lieu où vous êtes, je vous en détournerais à présent si vous le vouliez faire et que vous eussiez la bonté de me demander mon sentiment. Ce sont des coups que Dieu seul doit faire faire, et que l’on ne doit jamais conseiller s’Il ne conseille Lui-même ; autrement, il n’y aura point de succès, et un retour fâcheux en serait la suite. Je prie le Dieu de paix de la donner à votre âme.

  158 [D.2.39]. Règles de conduite intérieure.

 [104] Ce qui fait l’enfer dans l’autre vie est la compagnie continuelle des créatures et la privation de Dieu, quoique ces créatures (qui sont les anges rebelles) soient de nature si parfaites, que tous les hommes les plus parfaits sont des ordures en comparaison. Ce qui fait l’enfer de l’âme, c’est aussi la présence des créatures et l’absence de Dieu. Pour pouvoir posséder Dieu, qui est le paradis, il faut mourir à toutes les créatures ; ainsi donc, quand je m’occupe volontairement et que je cherche à me satisfaire dans les créatures, je suis en enfer.

Comme l’on a l’esprit brillant et sans beaucoup de solidité, il ne faut pas s’étonner de ces différents changements. Il faut s’humilier devant Dieu, se supporter telle que l’on est avec paix, étant bien aise de paraître telle que l’on est. L’humiliation la plus avantageuse et la plus difficile à supporter est celle qui nous vient de nos défauts, misères et péchés. Il faut nous supporter et nous regarder comme si nous avions soin, pour [105] l’amour de Dieu, de quelque lépreuse : il faudrait tous les jours laver ses plaies, sans nous ennuyer ni nous étonner de la puanteur de ses ulcères et du mal de cœur qu’elle nous ferait.

Lorsque l’on sent ses inclinations s’épancher vers la créature, et que l’esprit et le cœur s’en occupent, il faut se souffrir, retournant à Dieu par une confiance humble, laissant passer cela et souffrant la peine que cela nous fait, sans vouloir combattre directement, (ce qui ne ferait que nous troubler), mais paisiblement demeurer auprès de Dieu, de qui nous avons tant de besoin, sans nous multiplier par actes. Tout ce qu’il faut faire est d’éviter autant que l’on peut les occasions, et mourir à toutes les petites satisfactions, désirs de voir, de parler, d’entendre parler même des choses les plus saintes, cela étant toujours imparfait, et la mort à tout étant ce que Dieu désire ; ne se point mettre en peine des troubles, nuages, tentations, mais les supporter doucement, les laissant couler, s’accoutumant au calme et à la paix ; ne faire point de scrupule des choses que notre état exige de nous, et faire tout dans l’ordre de [106] Dieu et pour Dieu. Il faut regarder tout ce qui nous arrive comme ordre de Dieu et être content de tous, sans se mettre en peine de ce qui paraît plus saint et meilleur aux autres, l’ordre de Dieu devant être notre conduite ; ne se point soulager dans les croix, de quelque manière que ce puisse être, le désir d’être éclairé étant amour-propre ; lorsque l’on n’a point de directeur, se mettre à genoux devant Dieu, Le prier de nous éclairer, et demeurer en repos ; mourir au désir de parler de Dieu, et garder toujours une solitude intérieure sans laquelle l’extérieure n’est rien ; croire que, dans le naturel que l’on a, si Dieu ne soutenait par une grâce spéciale, l’on serait prêt de commettre toutes sortes de crimes ; jeûner les vendredis, et outre les pénitences, se mortifier de tout sans nuire à la santé ; être gaie et paisible et ne se troubler pour aucun péché, si nous étions assez malheureux d’en commettre, un retour amoureux, tranquille et humble étant ce qu’il faut ; ne point craindre l’oisiveté à l’oraison, lire auparavant quelque passage, ne se mettre pas en peine si on l’oublie ; ne point désirer ce que l’on ne peut pas [107] avoir et être contente des choses qui nous paraissent fâcheuses, étant dans l’ordre de Dieu.

Notre corruption est comme le fumier qui sert à faire croître et fructifier le froment. Dieu, qui nous veut entièrement à Lui, pouvait nous ôter ce fond de concupiscence, mais Il nous le laisse, afin de nous faire mériter davantage. Il ne faut pas s’étonner de ce qu’encore que nous voulions et souhaitions les croix, nous ne laissons pas d’y répugner ; c’est ce que disait saint Paul1, qu’il avait en lui une loi qui s’opposait à la loi de son esprit. Vous ne devez pas vous mettre en peine de ces choses qui se passent en vous sans vous. Quoique vous fassiez les choses sans goût, ne vous en mettez pas en peine non plus que des nuages. La foi doit être notre guide. Il faut apprendre à se bien connaître et travailler à se détruire sans relâche, autrement notre esprit serait toujours inconstant, allant de branche en branche sans s’arrêter à rien.

Tout ce que l’on désire avec [108] empressement n’est point de Dieu : Dieu habite dans le calme. Il faut souffrir les troubles sans nous tourmenter à nous en délivrer (ce qui ne ferait que les augmenter), se désoccuper de toutes les créatures, pour ne s’occuper que de Dieu. C’est folie d’attribuer aux créatures les croix qui nous arrivent, puisque nous n’avons que celles que nous nous faisons à nous-mêmes. Si nous étions bien morts, rien ne nous ferait peine. [109]

1Rm 7, 23.

 159 [D.2.40]. De la prière du cœur, etc.

J’ai à répondre, ma chère Mère, à deux de vos lettres : l’une où vous m’écrivez vous-même, et l’autre que N. m’a donnée. Il m’ordonne de vous répondre. Vous dites, dans celle que vous m’aviez écrite, que l’on a cru que je méprisais les images ; ceux qui me voient à Paris, où j’en ai deux chambres toutes tapissées, savent le contraire. J’ai peine à souffrir les statues en bosse des saints lorsqu’elles sont mal faites et d’une manière ridicule, et c’est le respect que j’ai pour les images qui me donne ce sentiment. Il y a des images extérieures, et il y a des images intérieures. Je viens de vous dire mon sentiment sur les premières, il faut vous le dire sur les secondes : je crois qu’il est bon pour un temps, à ceux qui le peuvent, de s’imaginer Jésus-Christ crucifié ou en quelqu’un de Ses mystères, pourvu qu’on Le regarde comme en soi et en se recueillant, et que notre propre cœur serve comme de théâtre pour cette tragédie, [110] parce que cela habitue au recueillement. Mais je crois aussi qu’il ne faut point vouloir retenir cette image, lorsque nous avons plus d’attrait à la foi qui croit tout, adore et aime tout sans se faire de figure particulière.

L’autre article regarde les prières vocales. Je crois que c’est bien assez pour des religieuses de dire celles d’obligation, qui sont en grand nombre, et qu’il serait plus à propos d’employer le temps que l’on a de reste à faire oraison. Et je ne crois pas avoir tort en cela si l’on considère la différence de la vie des personnes qui ne prient jamais que vocalement d’avec celles qui font oraison. Or, si l’on y voit une différence si notable, il faut conclure que l’oraison est plus utile et plus efficace que les prières vocales qui ne sont pas d’obligation. Dieu aime mieux pour nous un discours que l’amour produit en nous-mêmes, que ce que le même amour a produit dans les autres. Nous avons un cœur comme eux pour concevoir les mêmes sentiments. Si l’on voit donc qu’une année de bonne oraison sert plus à la conversion des mœurs que vingt ans [111] de récits de prières vocales, (à moins qu’une profonde oraison ne les accompagnât, ce qui ne serait que pour celles qui sont d’obligation) je dis que l’on doit préférer cet exercice à l’autre, comme étant le meilleur et le plus utile. Et plus on le pratique, plus devient-il excellent ; il dont donc être préféré aux prières vocales. C’est le sentiment de saint François de Sales, et de bien d’autres. Ce saint veut même pour ses filles, dans les prières d’obligation lorsqu’elles disent l’office seules, que quand elles se sentent attirées, elles le quittent, afin de correspondre à l’attrait de Dieu. Si saint Benoît veut une obéissance si prompte qu’on quitte une syllabe commencée lorsque le supérieur appelle, à plus forte raison [doit-on le faire] lorsque Dieu, qui est le véritable supérieur, appelle au-dedans.

Mais, se dira-t-on, je ne sens pas cet appel : je l’ai senti, et il ne paraît plus. Il est à craindre qu’il ne se soit tu pour n’avoir pas été suivi, car rien n’est plus aisé à éteindre que cet Esprit. L’Esprit de Dieu s’explique chez nous en deux manières : ou en nous [112] invitant, ou en nous corrigeant. Le premier est doux et délicat, il s’éteint facilement lorsque l’on ne le suit pas, et la fidélité à le suivre le manifeste toujours davantage ; mais l’infidélité, même sous bon prétexte, l’éteint véritablement et il ne paraît plus. Cependant ce je ne sais quoi qui le manifeste à ceux qui le suivent, est comme le feu sacré caché dans un puits, qui devint boue, mais redevint feu étant exposé aux rayons du soleil1. Ce même Esprit, éteint par une longue suite d’infidélités que l’on ne connaît pas même, n’est pas plus tôt exposé aux yeux de Dieu avec une véritable délibération de le suivre qu’il reparaît avec toute sa délicatesse : il se fortifie par la fidélité à le suivre.

L’autre effet de l’Esprit de Dieu est de corriger ; c’est ce que l’on appelle communément remords de conscience. Lorsque l’on est fidèle à suivre la délicatesse de la conscience pour ne rien faire contre ce qu’elle indique, elle est très fidèle, et met l’âme fort à l’étroit jusqu’à ce qu’elle l’ait conduite à une parfaite pureté. Elle s’éteint par sa [113] consommation, et elle s’éteint alors avec un grand avantage ; mais malheur à celui en qui la conscience s’éteint pour ne l’avoir pas voulu suivre ! Les remords ne s’éteignent qu’à force d’infidélités ; et comme à mesure que l’on est infidèle, la conscience devient plus grossière, aussi à mesure que l’on est fidèle, elle devient plus délicate, et manifeste les choses plus profondes et cachées. De même, à mesure que l’on est fidèle à ce simple Esprit invitateur, il manifeste davantage les volontés du Seigneur, et c’est à cela que l’on connaît qu’une âme, quelque obscure et sèche qu’elle soit, ne s’est point égarée : que plus elle est sèche, aveugle, impuissante pour tout, plus elle est éclairée sans lumière par ce simple Esprit invitateur pour connaître ce que Dieu veut d’elle. Ce discernement est d’une telle conséquence, dès le commencement de la conversion, que tout roule là-dessus. Heureux ceux qui ont des personnes qui le leur enseignent !

Pour répondre à la lettre que vous avez écrite à N., je vous dirai que si vous avez bien lu la lettre que je m’étais donné l’honneur de lui écrire, vous aurez remarqué que je ne touche point à tout ce qui est du général d’une communauté, que l’on appelle observance régulière. Je m’en suis, ce me semble, expliquée clairement. Mais comme je pourrais me tromper dans la pensée de m’en être bien expliquée, je tâcherai de le mieux faire ici, non afin que vous m’en croyiez, mais afin de satisfaire et à l’amitié que j’ai toujours eue pour vous, et à l’ordre que l’on m’en donne. Ce que je vous mande ne satisfait pas votre raison, je suis sûre qu’il s’accordera si bien avec le fond de votre âme (où la vérité doit résider) qu’il ne pourra qu’il ne dise « amen ». J’aime mieux satisfaire ce fond que la raison, l’un étant la volonté de l’homme, et l’autre celle de Dieu.

Je dis donc que je mets au nombre des règles les observances régulières qui sont générales. Et qui voudrait en cela apporter de la singularité, serait comme une personne qui prétendrait bâtir un édifice en posant toutes les pierres d’une manière dérangée ; elle ne le pourrait : il faut qu’elles soient du moins unies et toutes rangées à certaines hauteurs quoiqu’elles ne soient pas d’égale figure ni grosseur. Qui voudrait dîner [115] lorsque les autres prient, et prier lorsqu’elles dînent, faire oraison lorsqu’il faut chanter l’office et chanter lorsqu’il faut garder le silence, ce serait une folie. Il ne s’agit point ici de cela, mais de quantité de dévotions particulières dont on peut se dispenser, Dieu n’y attirant point, quoiqu’elles soient utiles à bien d’autres qui y trouvent de l’avantage. Or il faut que ces sortes de pratiques se quittent facilement sitôt que l’on est attiré à autre chose. Par exemple, on dit le chapelet à la fin de l’oraison : cela est très louable, mais si les âmes étaient attirées à continuer leur oraison et qu’elles demandassent de la continuer durant ce temps, je crois que l’on doit le leur accorder. Cela se fait sans que personne s’en aperçoive. Pourquoi la supérieure ne les en dispenserait-elle pas ? Lorsque tous les Pères ont dit qu’il faut éviter la singularité, ils l’ont dit touchant des choses publiques, où le dérangement extérieur serait remarqué de tous ; mais il serait absurde de croire que, parce qu’une personne entre dans une communauté où la plupart sont des âmes communes, même très imparfaites, elle ne dût pas travailler à sa [116] perfection, et parce que l’on n’y a pas été exercé à la pure mortification et à l’oraison, elle dût être immortifiée ou sans oraison.

Faire oraison est une règle générale pour tous, mais la manière de faire oraison doit être singulière pour chacun, puisque l’oraison doit être abandonnée au Saint-Esprit, selon le témoignage de tous les saints, et le Saint-Esprit la fait faire à chacun comme il Lui plaît. Ce qui doit être général pour tous, est de s’abandonner au Saint-Esprit, chacun selon son degré. Et comment s’abandonnera-t-on au Saint-Esprit si on Lui lie les mains ?

Il y a bien peu d’âmes arrivées en Dieu. Il est vrai que celles qui le sont ont une grande liberté pour l’office : ce qui est d’obligation ne les surcharge pas, mais elles ne sont point portées à des pratiques particulières, parce qu’elles sont dans la fin où tout cela est consommé. Or dans cette fin, quoique l’âme soit très libre pour les prières d’obligation qui lui étaient autrefois à charge, elle n’a point la liberté de ces pratiques que Dieu ne lui demande pas ; et si même Dieu lui en demandait, comme il a fait à quelques saints, c’est par un [117] mouvement subit qui n’a pas de suite, et qui est peut-être pour une fois, et qui change, Dieu faisant cela pour augmenter la souplesse de l’âme par ces variétés. Mais comme ce n’est pas de cela dont nous avons voulu parler, puisque les âmes de cet état n’auraient pas besoin d’éclaircissement, le mouvement de Dieu leur étant certain pour le moment qu’elles agissent, je n’en parlerai pas davantage.

Pour l’impression des vérités de notre religion, qui est la seconde difficulté, il y a deux manières de se les imprimer : le raisonnement et la lecture. Le raisonnement est plus pour les hommes doctes qui, voulant étudier les vérités et les approfondir, doivent en peser toutes les circonstances ; mais pour des filles, et que je suppose instruites, (car elles ne sont point reçues pour être religieuses qu’elles ne soient instruites de ce qu’elles doivent savoir), je dis qu’il faut qu’une lecture goûtée et faite avec application leur fasse ce que l’on prétend que la méditation doit faire. Il faut un temps pour prier, et un autre pour s’instruire de ses devoirs. Celui qui est destiné pour la prière doit être tout employé à la prière : il faut que ce soit une prière [118] de cœur, que l’on adresse, si l’on veut, à Jésus-Christ ou crucifié, ou flagellé, selon que le mystère qu’on aura lu touchera le plus, mais qu’on Le regarde de cette sorte pour s’adresser à Lui et pour produire tels actes et telles affections que Lui-même suggérera ; que l’on ne quitte point ce mystère tant qu’il touche et qu’il produit le recueillement et émeut l’affection. Mais sitôt que le recueillement est formé, que l’on demeure devant Dieu, recueilli et abandonné à Lui. Il est de conséquence de lire avec assiduité durant bien du temps tous les mystères de la religion, ne point lire en courant, mais s’en laisser pénétrer et cesser pour des moments la lecture lorsque l’on est touché, puis la reprendre et encore la quitter de cette sorte, afin de laisser toute la liberté à l’esprit de ce qui est écrit de s’insinuer en nous. Sans quoi, c’est la lettre qui se retient, mais l’esprit vivifiant en est banni : une personne qui mâcherait incessamment une viande ne s’en nourrirait jamais si elle ne se reposait pour l’avaler.

La conviction des vérités dépend donc de la lecture goûtée, savourée et pénétrée ; mais le progrès de l’oraison [119] dépend du cœur. Il faut donc une prière de cœur, soit que nous la fassions nous-mêmes activement, ou que le Saint-Esprit la forme en nous. Si l’on faisait de cette sorte, l’on serait bientôt intérieur.

Lorsque je parle de la prière du cœur, je ne parle pas du simple envisagement de la vérité, ou de son simple regard. L’oraison de regard est une action de l’esprit, et non de la volonté ou du cœur ; et c’est ce qu’on appelle contemplation, qui est plus ou moins parfaite [selon] que l’esprit est plus ou moins épuré. Ce n’est point ce dont j’ai parlé lorsque j’ai parlé de la prière du cœur. C’est l’Esprit qui regarde, mais c’est le cœur qui prie, qui désire, qui parle et qui demande ; et c’est ce qu’il ne faut pas confondre. Lisons en la manière que je l’ai dit, pour satisfaire à ce que nous devons à notre esprit, mais prions comme je viens de dire pour satisfaire à ce que notre cœur doit à Dieu. On détruit les mauvaises habitudes en se donnant à Dieu, en Le priant, en s’instruisant de ses devoirs, en tâchant de conserver la présence de Dieu en toutes ses œuvres.

Je n’ai point prétendu parler pour les indociles, puisque le premier point est celui de la bonne volonté, sans laquelle [120] on ne peut rien. Le Sauveur du monde n’est-Il pas venu apporter la paix aux âmes de bonne volonté ? Celles qui auront la bonne volonté, auront donc la paix. Lorsque vous dites, ma chère Mère, que cette oraison n’est point pour les personnes troublées, je vous dis, moi, qu’elles ne peuvent avoir la paix par une autre voie, puisque tous les raisonnements du monde peuvent bien convaincre l’esprit qu’il faut avoir la paix, mais ils ne peuvent faire goûter cette paix à notre cœur ; il n’y a que l’opération de Notre-Seigneur qui le puisse ; et cette paix est même le signe qu’Il a toujours donné de Sa présence soit en venant au monde, soit [en] étant avec les apôtres. Je sais qu’il y a des personnes qui après avoir goûté la paix, don du Seigneur, éprouvent des peines et des troubles, mais si on les examine de près, on verra ou qu’elles ont quitté leur voie, ou qu’elles ne sont pas aidées, ou bien qu’elles manquent de docilité si elles ont pour leur conduite des personnes éclairées ; mais pour l’ordinaire, tout le défaut vient de n’avoir pas des personnes éclairées qui découvrent l’endroit qui cause le trouble. [121]

Ainsi vous voyez qu’il ne s’agit de rien moins que de dire aux commençants qu’ils aient un simple envisagement et qu’ils s’abandonnent. Il faut leur apprendre à se convertir à Dieu, à Le prier, à Lui demander miséricorde, à crier à Lui avec tous les gémissements de leur cœur, comme faisait David, à Lui présenter leurs péchés, à Lui dire sans cesse : Lavez-moi, et je serai nettoyé2. Un pécheur entendra mieux ce qu’on lui voudra dire, lorsqu’on lui parlera de cette sorte et qu’on lui fera dire le Miserere dans les sentiments de celui qui l’a fait, que de lui dire  « Méditez ».

1I Mac 1, 20-22.

2Ps 50, 9.

 160 [D.2.41]. Recueillement. Oraison du cœur.

J’ai souffert pour votre cœur que je ne trouvais point à l’ordinaire [122], depuis quelques jours. Je le cherchais auprès de mon Maître, et je ne le trouvais point tourné à son ordinaire.

Le livre L’Agneau occis1 est un livre où il y a du bon, mais il y a aussi bien des choses que vous ne devez pas approuver. Le bonhomme qui l’a fait est un saint homme, mais comme sa lumière n’était pas étendue, c’est un galimatias ; de plus, il veut qu’on se forme une image de Jésus-Christ avec les armes de la Passion dans le cœur. Ces sortes d’images dans la suite rendent imaginaire et sujet aux visions et représentations, ce qui nuit à l’intérieur. Ce bonhomme fait assez bien commencer les âmes simples,  mais il n’a pas le don pour le reste, et son livre est moins bon que ce qu’il dit, car Dieu donne grâce à sa simplicité. Je ne le connais pas personnellement, mais je connais de bonnes âmes qu’il a commencées2 ; mais dès qu’elles perdent les images, il commence à ne savoir [123] où il en est. Il ne faut pas trop approuver ce livre, ni aussi le condamner, mais dire que Dieu bénit quelquefois la simplicité de ces bonnes gens, qu’il faut toujours se recueillir au-dedans, sans qu’il soit nécessaire de se former de ces images. Ce qui fait que ce bonhomme a réussi en apprenant à faire oraison, c’est qu’il apprend à chercher Dieu dans le cœur, à se recueillir, et à y regarder Jésus-Christ crucifié d’un simple regard.

Tous ceux qui s’y prennent par le recueillement dans leur cœur et s’accoutument à considérer Dieu en eux-mêmes, deviennent en peu de temps gens d’oraison. Il n’y a point de méthode plus facile, plus courte, plus aisée et plus sûre. C’est pourquoi Jésus-Christ a travaillé à nous faire comprendre que  le Royaume de Dieu est au-dedans de nous3. Si vous pouviez mettre cela dans le cœur de vos pénitentes, et leur apprendre à faire tous les jours un quart d’heure ou une demi-heure de cette manière d’oraison, vous les reformeriez bientôt. Ce serait la pénitence que je leur donnerais. [124]

N. a fait des conversions admirables parmi les soldats en leur apprenant de cette sorte à chercher Dieu en eux et à y envisager Jésus-Christ crucifié, non en raisonnant, mais d’un regard plein d’affection, Lui demandant leurs besoins ; mais pour fondement, ne chercher jamais Dieu hors de soi, parce qu’en le cherchant en soi l’on devient bientôt intérieur, et l’on ne le devient jamais par une autre voie. Pour vous, vous le trouverez dans l’abandon, et non autre part.

1Imprimé à Rennes, en 1669. L’auteur avait été un bon villageois nommé Jean Daumont. Le père J. Rigoleuc en fait mention dans ses Lettres. (Dutoit) – Il s’agit de L’ouverture intérieure du royaume de l’Agneau occis dans nos cœurs avec le total assujettissement de l’âme à son divin empire, par un pauvre  villageois [J. Aumont, disciple de Bernières], Paris, 1660. Son « galimatias » ne manque pas d’onction ; il n’hésite pas à commenter des images gravées.

2Jean Aumont forma Archange Enguerrand, le « bon franciscain » qui ouvrit à l’intérieur la jeune madame Guyon, ainsi que d’autres membres du réseau spirituel issu de Chrysostome de Saint-Lô et de Bernières.

3Lc 17, 21.

 161 [D.2.42]. Besoin de la présence de Dieu.

Dieu permet, mademoiselle, que vous sentiez votre faiblesse afin que vous soyez plus convaincue du besoin que vous avez de Lui, que vous [125] imploriez sans cesse Son assistance, que vous ne vous éloigniez jamais de Sa divine présence pour ne point entrer dans le froid de la mort : la source de tout bien est la présence de Dieu, et son éloignement est ce qui produit tous les maux. Il faut donc, Mademoiselle, vous servir de cet antidote, et vous procurer à vous-même un secours si avantageux lorsqu’il ne vous vient point d’ailleurs. Vous le pouvez en deux manières : soit en évitant les occasions qui pourraient malgré vous triompher de votre faiblesse ; soit, dans l’occasion même, en tâchant de vous occuper intérieurement de Dieu qui y est présent, vous rappelant autant de fois que vous sentez de vous en être écartée. Cette fidélité attirera sur vous les miséricordes du Seigneur, et vous donnera une nouvelle fidélité. Il est d’une extrême conséquence de se tenir recueillie en soi-même lorsque l’on est dans les compagnies : sans cela, on se dissipe nécessairement. On dit qu’il faut s’oublier soi-même, et je le dis aussi ; mais pour vous, mademoiselle, je vous dis : n’oubliez jamais votre cœur. C’est le lieu où vous devez [126] habiter. Lorsque l’on ne vous parle point de Dieu, parlez-vous en  à vous-même, et faites-vous un commerce intérieur qui contrebalance les épanchements extérieurs. Sans cela, vous serez toujours attaquée, et j’ose dire toujours vaincue. Vous ne vous trouverez pas souvent dans les lieux où l’on parle de Dieu (plût à Dieu que vous n’en vissiez jamais d’autres !), mais vous portez en tout lieu votre propre cœur, où Dieu habite. C’est avec Lui que vous devez faire un accord de ne point oublier Dieu, comme Job avait fait un pacte avec ses yeux1.

Il faut éviter, de plus, la vaine complaisance, le désir de paraître et de vous produire. Les occasions où nous nous engageons par amour-propre sont ordinairement périlleuses ; celles où nous sommes engagées par l’ordre de Dieu ne le sont point. Ne vous étonnez pas des difficultés que vous trouverez dans le chemin de la vertu : que plutôt elles servent à fortifier votre courage. Ô que vous seriez criminelle et que je vous trouverais à plaindre si après les miséricordes que le Seigneur vous a faites, [127] vous quittiez cette source d’eau vive pour la bourbe empoisonnée de l’attachement du siècle ! Voilà le temps de combattre et de remporter des victoires sur vous-même. Suivez l’étendard de Jésus-Christ avec courage, et soyez persuadée que personne ne le désire plus fortement que moi.

1Jb 33, 1.

 162 [D.2.43]. Retours fréquents à Dieu.

Le démon faisait tous ses efforts pour empêcher que vous n’entrassiez dans les desseins de Dieu sur vous : il se servait pour cela de votre tempérament afin de mieux cacher sa ruse. Ce n’est pas assez de faire oraison ; il faut vous accoutumer à de fréquents retours au-dedans, au milieu de vos occupations ; et cette habitude vous sera aussi utile que l’oraison, puisque c’est le fruit que vous devez tirer de celle que vous faites [128]

Vous avez besoin d’occupations, et comme votre imagination est fort vive, il ne faut pas vous étonner si elle se remplit de vos occupations journalières pour lesquelles vous avez du goût. Le goût même que vous y avez excite l’imagination ; et je vous assure qu’il est avantageux pour vous d’être occupé, sans quoi votre imagination se tournerait contre vous-même et vous exercerait beaucoup. J’espère pourtant que, si vous êtes fidèle à retourner à Dieu fréquemment au milieu de vos occupations, la vivacité tombera peu à peu. C’est tout ce que vous pouvez faire de mieux, car si vous vouliez la combattre directement, vous l’exciteriez davantage.

Soyez sûr que plus vous vous appliquerez à Dieu, plus vos défauts se corrigeront insensiblement. Il est étonnant combien cette seule application rectifie notre cœur et notre esprit. Il n’est pas étonnant que le feu fonde la glace qui lui est exposée, puisqu’il purifie tous les sujets, lors même qu’il les détruit ; et la même action en lui fond, sèche et dessèche, purifie, consume et détruit ; il ne change pas de mouvement pour cela : c’est toujours la même action, qui n’a de différence que dans la différence des sujets sur lesquels il s’exerce. Il en est de même de notre application à Dieu qui redresse, corrige, échauffe, purifie, etc. Vous êtes heureux d’être auprès d’une source où vous trouverez tout selon vos besoins. Priez pour moi, je vous en conjure, et je le fais pour vous.

 163 [D.2.44]. S’exposer souvent à Dieu…

Pour ce qui regarde les enfants, il ne faut pas croire qu’ils deviennent parfaits par la seule lumière qu’on leur donne sur les défauts, surtout si ce qu’on leur dit est plus fort que leur état. Il faudrait leur apprendre à se posséder moins eux-mêmes, et à quitter [130] tant de dissipations inutiles, afin que Dieu possédât leur fond. Et comment possédera-t-Il leur fond s’ils ne demeurent longtemps auprès de Lui et s’ils donnent tant de temps à des conversations peu fructueuses ? Tant de temps perdu les met hors d’état de profiter de celui qu’ils ont.

Un soleil trop brillant éblouit au lieu d’éclairer : des vues de défauts trop fortes, lorsqu’on ne sent point en soi le pouvoir d’agir, aveuglent loin d’éclairer. Tâchons que les âmes s’exposent beaucoup à la lumière divine, et elles profiteront plus par là, en un an, qu’en trente d’une autre manière. Tout se passe en inutilités ; de plus les conversations générales sur les défauts ne profitent guère, non plus que les sermons. Un défaut qui est la source des autres, bien pris, et qu’on tâche de détruire avec la grâce, en emporte beaucoup avec foi. Mais hélas ! Comment, étant vivants comme nous sommes, communiquerions-nous la mort les uns aux autres ? Nous sommes des voix criantes [criant] dans le désert : Redressez les sentiers, [131] aplanissez les voies1 ; mais il faut que Jésus-Christ  fasse le reste. Ne nous trompons point : nous ne sommes propres qu’à tout gâter ; mais Jésus-Christ peut tout faire : aussi le plus nécessaire, c’est de demeurer auprès de Lui.

Je suis ravie que la femme de N. ait ces sentiments de la présence de Dieu que vous me dites, car quoique ces sentiments soient encore éloignés de l’union intime, et même de la simple présence en foi, ils ne laissent pas de lui être utiles pour la déprendre peu à peu d’elle-même. C’est un don qu’il faut recevoir avec respect, et qui bride toujours le naturel, quoiqu’il ne le détruise pas tout à fait.

Si vous saviez la dépravation générale du monde et la fausse dévotion, vous béniriez encore Dieu de ce que les enfants, quoique imparfaits, en sont néanmoins tirés.

Je suis bien contente de M. : sa douceur, sa patience, sa charité sont les vertus de Jésus-Christ. Si nous étions bien convaincus du peu que nous pouvons par nous-mêmes et de l’édification du pouvoir de Jésus-Christ, nous aurions une patience infinie avec le prochain [132]. C’est ce que je vous répéterai toujours, et que je vous dirais même en mourant.

Pour les enfants, moins de perte de temps, plus d’application à Dieu. Le temps est si court, pourquoi le perdre ? Pour ceux qui en prennent soin, charité immense sans se rebuter jamais, patience à toute épreuve. Nous avons besoin de nous supporter nous-mêmes, pourquoi ne pas supporter les autres ? Je prie Dieu qu’Il soit votre lumière et votre consolation dans vos peines.

1Mt  3, 3.

 164 [D.2.45]. Eviter la tristesse.

Pourquoi êtes-vous triste et pourquoi vous troublez-vous ? Espérez en Dieu1, Il sera votre force. Ne pouvez-vous vous accoutumer au pain sec après avoir goûté le lait ? Et l’expérience des misères vous fera-t-elle toujours [133] réfléchir ? C’est une mauvaise odeur, qui vous deviendra comme naturelle. Accoutumez-vous non seulement à aimer l’expérience d’une misère exempte de péché, mais à l’aimer même comme celle qui fait admirer d’autant plus la grandeur et la sainteté de Dieu que nous nous trouvons plus misérables. Il nous faut sortir de chez nous ? Si notre maison était belle et propre, nous aurions beaucoup de peine à la quitter, nous l’aimerions, et n’en sortirions jamais. Vous ne serez jamais comme Dieu vous veut que lorsque la vue de vos misères, loin de vous troubler, vous augmentera votre paix.

Ô que l’âme qui aime Dieu pour Lui-même, aime son humiliation, et que celle qui aime son humiliation trouve de paix dans sa misère ! Le démon sait bien qu’il ne vous trompera pas en vous inspirant d’offenser Dieu, parce que vous en avez trop d’horreur : il vous trouble par la crainte de l’offenser, et par la réflexion sur tout ce que vous faites et dites, afin qu’en vous occupant de cela, il vous désoccupe de Dieu. Tant que, sous de bons prétextes, vous vous regardez vous-même, vous vous détournez de Dieu et [134] perdez par conséquent la paix. Je ne veux point que vous fassiez de la sorte. Allons, paix, joie au Saint-Esprit ! La tristesse rétrécit le cœur, et ne donne pas assez de lieu à Dieu, au lieu que la joie, en le dilatant, Lui laisse posséder ce même cœur.

1Ps 41, 42.

 165 [D.2.46]. Paix et abandon.

Pourquoi vous désolez-vous, ma très chère ? Eh, que ne vous abandonnez-vous à Dieu sans réserve ! Vous Le croyez bien loin, et Il est très proche de vous. J’ai rêvé à vous toute cette nuit, et il me semblait que je vous pressais contre ma poitrine, et que je vous disais : « Recevez cette paix et cette douce onction que vous goûtiez autrefois ». On est venu vous tirer d’auprès de moi dans le temps que vous vous y trouviez fort bien. Il faut vous abandonner à toutes les dispositions où il plaira à Notre-Seigneur de vous mettre. Faites-le [135] donc, et après avoir goûté les douceurs du Tabor, souffrez avec abandon, comme Jésus-Christ, le délaissement de Son Père sur la croix, qui fut la plus terrible souffrance de Jésus-Christ. Ô si vous saviez vous abandonner à Dieu dans toute l’étendue de ces pensées qui vous viennent d’être rejetée de Lui, vous trouveriez plus Dieu dans cet abandon que dans toutes les douceurs premières ! Faites-le donc, je vous en prie.

Remarquez qu’il ne s’agit pas de vous abandonner à quitter Dieu, mais à laisser Dieu faire de vous selon Sa volonté. Pauvre aveugle, ne comprenez-vous pas que qui s’abandonne à Dieu pour être rejeté de Lui, n’en peut être séparé par cet abandon, puisque ne pouvant être unis à Dieu que par notre volonté, c’est la conformité de notre volonté à la Sienne qui fait cette union, qui ne consiste dans aucun des sentiments ? Nous ne pouvons être séparés de Dieu que par défaut de conformité et d’abandon. Dieu peut-Il vouloir quelque chose qui ne soit pas pour Sa gloire et pour notre avantage ?

Il y a des saisons dans la vie spirituelle, [136] comme il y en a dans l’année. Si l’été durait toujours, le soleil brûlerait tout par son ardeur, et il ne croîtrait rien sur la terre. L’hiver est aussi nécessaire aux plantes que l’été : il sert à faire prendre racine aux arbres, sans quoi, toute leur sève poussant au dehors, ils demeureraient desséchés. Toutes les saisons sont également utiles. Ainsi la sécheresse et la privation vous sont plus avantageuses que tout autre état. Lorsque vous receviez ces douces consolations, Dieu vous donnait des marques de Son amour ; mais c’est dans la privation qu’il Lui faut donner des preuves du nôtre. Accoutumez-vous à aimer d’un amour généreux, qui n’attend rien de son bien-aimé, qui l’aime sans espérer nul retour de sa part. L’amour entre les hommes doit se conserver par être réciproque, mais l’amour de Dieu devrait être gratuit. Aimons gratuitement Celui qui nous a aimés de la sorte. Il faut quitter l’enfance, et souffrir qu’on nous ôte le lait des enfants pour nous donner le pain des forts. Soyez en paix. Je le veux. [137]

 166 [D.2.47]. Souffrir les oppositions et tentations.

Il est vrai, ma chère fille, que je suis souvent occupée de vous, mais c’est bon signe. Je rêve souvent qu’on fait mille efforts pour vous tirer de votre voie ; je vous vois d’autres fois arrachée de mon sein par force : reposez-vous-y quelquefois en esprit. Cela me fait comprendre que vous aurez beaucoup de persécutions sur la voie de la part des hommes et des démons, les premiers tâchant de vous ôter tous ceux qui pourraient vous y aider, et les derniers tâchant de vous intimider par les doutes, scrupules, tentations, terreurs paniques. Vous en éprouverez encore plus que vous n’avez fait.

Il n’y a rien à changer ni dans votre conduite, ni dans votre oraison. Il faut seulement que votre abandon soit plus ferme et plus entier. Vous éprouverez de très grandes vicissitudes ; mais [138] vous ne devez pas vous en étonner. Il faut porter également tous les états, l’abondance et la pauvreté, la sécheresse et la consolation, vous tenant également immobile à l’un et à l’autre. Ne vous étonnez pas de vos faiblesses : il faut les souffrir. Vous voudriez être trop forte : il faut aimer notre faiblesse comme notre divin maître, qui a bien voulu être petit.

Quoique vous ne puissiez parler à M… ne laissez pas de le voir : demeurez en silence lorsque votre bouche se ferme et ne cherchez pas alors à parler ; parlez quand la facilité vous sera donnée. Ne vous gênez point pour m’écrire : cela n’est point nécessaire, je n’en suis pas moins unie à vous sans cela. Si vous cachiez volontairement quelque chose, cela ne serait pas bien ; mais lorsque le Maître vous fait garder le silence, gardez-le, et que nulle raison ne vous porte à écrire. Il faut être fidèle à se laisser à Dieu. C’est Lui qui ouvre, et nul ne ferme ; qui ferme, et nul n’ouvre 1.

Ne vous étonnez pas des tentations : elles sont bien éloignées de [139] devoir finir. Recevez les douceurs lorsque Dieu vous les donne, sans examiner d’où elles viennent : Dieu les accorde à votre faiblesse. Ne vous accoutumez pas à faire venir quelqu’un lorsque vous avez peur : vous donnez par là prise au démon. Il faut demeurer en foi sans discerner sa foi ; autrement, le démon vous ôterait insensiblement toute votre solitude. J’ai été beaucoup tourmentée de ces terreurs, et je n’en ai été délivrée qu’en les souffrant avec des peines étranges sans y apporter de remède.

1Ps 41, 42.

 167 [D.2.48]. Dire ses peines.

Je sentis bien hier, ma très chère en Notre-Seigneur, que vous étiez peinée. Je voyais ce qui causait votre peine, quoique vous n’eussiez pas assez de simplicité pour la dire. Le Diable fait son effort pour troubler les enfants du Seigneur, leur mettre des petites peines, de petites jalousies : mais ce sont des peines qui ne servent qu’à purifier et unir davantage lorsqu’on est assez [140] simple pour les dire. Bon courage : allez à Dieu avec un cœur plus large ; ne soyez point scrupuleuse ; ayez le cœur gai.

 168 [D.2.49]. Conseils de cessation, d’abandon, etc.

Je suis ravie que le calme dure. Souvent néanmoins la tempête succède, mais tout doit être égal à un cœur généreux et abandonné. J'aime bien vos dispositions d’oraison : quand la grâce souffle à peine voile, il est aisé de la faire. Il est bon d’oublier tout ce qui vous concerne, sans vouloir faire attention sur vos sentiments intérieurs pour me les dire, car ce serait conserver quelque chose de vous-même qui empêcherait votre anéantissement. Il faut seulement marquer, en m’écrivant, ceux qui vous viendront dans l’esprit, sans vouloir rien me cacher ou retenir volontairement, soit du bien, soit du mal.

Je crois que Dieu ayant voulu choisir ce misérable canal pour vous [141] communiquer la grâce, afin de vous humilier et anéantir, c’est un moyen qui subsistera dans le temps et l’éternité, et duquel vous ne sauriez vous retirer par vous-même sans manquer à la grâce de votre intérieur. Dieu sait que je vous dis la vérité, sans vue ni retour sur moi ; et je vous la dis de la sorte, parce qu’il ne m’est pas permis de la cacher.

J’ai de la joie que tout soit amorti, je souhaite que ce soit pour bien longtemps ; cependant vous devez vous attendre à quelque réveil un peu fort après ce calme. Cette nuit, sur le matin, j’ai songé à vous, ce qui ne m’arrive guère, car comme je ne conserve nulle espèce des choses créées1, aussi ne songeai-je guère. Votre âme m’est si chère que je crains tout pour vous. Je vous conjure de vous appliquer durant quelque temps au pur nécessaire. Quand votre intérieur sera formé, je serai satisfaite, et alors vous aurez plus de liberté. Mais souvenez-vous que Tauler, qui était un homme si célèbre comme docteur savant et grand prédicateur, cependant sitôt que ce pauvre laïque, dont Dieu Se servit pour le faire entrer [142] dans les voies intérieures, l’eut entrepris, il lui fit quitter toutes ses études, tout livre, tous sermons, et le confina pour quelques années dans une solitude très grande2 ; après quoi ses sermons opérèrent des conversions si extraordinaires que l’on en était surpris3. Je ne vous demande pas que vous vous teniez dans une profonde solitude, mais je vous prie seulement de donner lieu à Dieu de consommer en vous Son ouvrage ; et soyez persuadé que si vous êtes fidèle à Dieu, vous aurez plus par voie d’infusion que de tout autre sorte : saint Bonaventure, si célèbre entre les docteurs, fut instruit de cette sorte. Et pour la spiritualité, tout ce qui n’est point la voie où Dieu vous conduit, ne doit point vous servir de lecture, parce que cela vous brouillerait. Vous verrez dans la suite que je vous dis la vérité

 Demeurez toujours égal dans le changement de vos dispositions, car ce ne sont pas les dispositions qui font un état ; mais dans un état, il y a des dispositions. Le fond de votre état doit être de pur abandon et de foi. Cependant vous éprouverez des vicissitudes continuelles, tantôt au haut du ciel, [143] puis dans l’abîme ; une fois tout rempli d’espérance à cause de l’onction de la grâce qui vous sera répandue, d’autres fois découragé par la sécheresse et la révolte de vos passions, tantôt ange, tantôt démon. Je vous envoie un livre de Cantiques Spirituels du Père Surin4 qui m’a plus servi que tous les livres spirituels que j’ai jamais lus. Je n’ai jamais trouvé dans les autres livres ni l’onction ni la profondeur de celui-là. Commencez-le, et suivez de suite pour vous divertir.

1Nul souvenir du spectacle deschoses créées ?

2Allusion au récit (fictif) de la conversion de Tauler (-1361), qui émanait du cercle des Amis de Dieu formé autour de Rulman Merswin, ami de Tauler, et édité en tête du Pseudo-Tauleriana. Tauler entra tôt, vers 15 ans, au couvent des dominicains de Strasbourg. V. DS, 15.57-79.

3Le corpus taulérien reconnu aujourd’hui comme authentique comprend au moins 83 sermons, admirables textes mystiques, v. J. Tauler, Sermons, trad. Huguenin et al., Paris, 1930, rééd. 1991.

4Surin (1600-1665), auteur des Cantiques spirituels sur l’amour divin, 1660. Voir J.-J. Surin, Poésies spirituelles suivies des Contrats spirituels, trad. E. Catta, Vrin, Paris, 1957.

 169 [D.2.50]. Nécessité des secours et moyens.

Comme il me faut suivre tous les mouvements de mon cœur, sitôt que je vous eus promis de demeurer le reste de la matinée, je sentis en moi qu’il fallait partir et que vous aviez reçu selon votre portée tout ce que vous pouviez contenir : ce que l’on verse dans un vase plein se répand1. Dieu ménage Ses grâces comme il Lui plaît. Je m’en retournai encore très pleine, mais fort contente, vous laissant entre les mains de Celui qui est l’amour même, qui vous aime et qui aime véritablement tout ce qui est à moi, parce que tout ce qui est à moi est à Lui. Ah ! madame, ne croyez pas que votre cœur soit assez grand pour contenir ce qui est dans le mien. Il ne borne pas les conquêtes de celui qui le possède. Dieu vous a unie à une planche pourrie pour passer une mer orageuse, mais je vous assure que vous ne la pouvez passer sans elle, et que, si vous la quittez, vous croyant assez forte pour nager, vous tomberez. Je sais des personnes qui après avoir commencé à naviguer à sa faveur, l’ayant méprisée ou se croyant assez fortes pour s’en passer et voulant faire les braves, ont perdu leur voie ; quelques-uns, l’ayant reconnu, sont venus la reprendre, d’autres sont enfin sortis de leur voie. Il n’en sera pas de même de vous. Ô si vous étiez assez infidèle pour le faire, je ne voudrais point d’autre témoin contre vous-même que votre propre cœur.

Je ne vous demande qu’un cœur docile : ce sera dans la docilité que vous trouverez la véritable sagesse. C’est cette docilité qui vous a fait déjà goûter bien des choses que d’autres, après un grand nombre d’années, n’ont pas encore goûtées. Tout ne s’opérera en vous que par la croix, la mort à vous-même et la docilité à la grâce. Apprenez le reste dans le silence : c’est où je prétends vous parler et vous éclaircir de vos doutes ; c’est où je prétends vous communiquer ce qui m’est donné pour vous ; c’est où je vous apprendrai des secrets ineffables. Si vous voulez bien vous unir à moi dans le silence, toutes espèces vous seront ôtées : le seul pur silence, qui est le parler du Verbe, vous communiquera toutes choses. Tout autre parler vous sera ennuyeux si vous êtes assez petite pour goûter celui-là : la seul petitesse en fait l’expérience, ainsi que vous le savez. Combien de fois, ô Amour sacré, vous ai-je demandé des cœurs dociles avec qui je puisse communiquer de cette sorte ? Combien en ai-je désiré dans mon extrême abondance ? Mais hélas, qu’ils sont rares ces cœurs, et qu’ils sont peu larges ! La réflexion, les retours diminuent encore leur étendue.

Que votre cœur soit donc celui qui reçoive, et qu’il soit choisi entre mille autres. Ô que vous découvrirez de grandes choses dans la suite ! Mais sachez un secret qui arrête la plupart des âmes, c’est que, lorsque la vie leur est communiquée, le goût et le plaisir qu’ils sentent engage leur fidélité ; mais hélas ! quand le temps de l’hiver et de la mort est venu et que ce même cœur, en qui l’on trouvait la source de la vie, semble devenir une source de mort et d’amertume, on s’en éloigne, et c’est cependant le temps où l’on a plus besoin de fidélité. Car, ma chère fille, c’est bien plus donner, de communiquer la mort que la vie. Il se trouve assez de cœurs vivants, mais où en trouve-t-on de véritablement morts ? Mais après que ce cœur a communiqué la mort, il donne une nouvelle vie qui ne se perd plus jamais. Et presque tous les hommes sont privés de cette noble vie parce qu’ils ne veulent pas éprouver les rigueurs de la mort.

1Témoignage sur la transmission de cœur à cœur.

170 [D.3.1]. Voies de Dieu et des hommes, incompatibles.

J'ai reçu beaucoup de consolation, monsieur, de votre lettre, voyant que vous voulez être [2] à Dieu sans réserve, et que vous comprenez que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes, puisqu'elles en sont aussi éloignées que le ciel l'est de la terre. L'égarement de tous les hommes vient de ce qu'ils ne connaissent point d'autre voie que leurs propres voies : les moins sages suivent celle des sens, et ceux qui se croient éclairés celle de leur propre raison. Mais les uns et les autres sont infiniment loin de la voie qui conduit à la vie. Quoique leur éloignement soit différent, ils ne peuvent [unanimement] souffrir la lumière de la vérité ; ils la fuient avec autant de soin que le hibou fuit la lumière du soleil. Ils font plus, ils la combattent avec une chaleur étonnante, ils blasphèment sans cesse contre des mystères qu'ils n'entendent pas. Ils s'éloignent toujours plus de la vie, et suivant une voie qu'ils croient droite, et qui néanmoins conduit à la mort1, ils ne veulent point entrer dans la voie de la vérité, ni souffrir que les autres y entrent.

Vous êtes heureux, monsieur, que Dieu vous ait retiré de cette route [3] de perdition pour vous montrer le chemin de la véritable vie. Mais ce n'est pas assez : il y faut marcher avec une grande fidélité et un grand courage, nous défiant beaucoup de nous-mêmes et de notre propre raison pour suivre la foi.

Quoique le sentier de la foi paraisse plus obscur que celui de la raison à ceux qui sont accoutumés à raisonner, il est néanmoins infiniment plus lumineux. La foi, si certaine en elle-même, paraît obscurcir notre raison parce qu'une plus grande lumière en absorbe une moindre. La raison a des brillants comme par secousses, qui éblouissent sans éclairer, ainsi que les éclairs qui percent un nuage : on croit, par elle, voir les objets tels qu'ils sont, et on se trompe. La foi, au contraire, a une lumière douce et suave, qui ne blesse point la vue, elle se discerne moins en elle-même, mais elle fait voir les objets tels qu'ils sont, sans s'y méprendre. Ce qui fait que la lumière de la foi paraît plus obscure que celle de la raison, c'est que rien ne la borne et ne la termine. Ce qui borne et termine renvoie [pour ainsi dire] des [4] rayons qui paraissent plus brillants ; aussi sont-ils plus éblouissants, mais une lumière pure, simple indistincte, étendue et sans borne, n'a rien de tout cela.

Il est donc de grande conséquence d'aller au-dessus de la raison pour suivre la foi. Plus on veut voir par les yeux de la raison, moins la foi nous éclaire de la suprême vérité. Il faut donc mourir sans cesse à notre raison, et y mourir d'autant plus que plus on a été élevé dans l'habitude de raisonner.

C'est là cette pauvreté d'esprit2, si recommandée par Jésus-Christ, à qui le royaume de Dieu appartient, c'est-à-dire, pour cette vie, le royaume intérieur. Il est impossible même d'arriver au pur amour que par cette mort de notre propre raison : nous pouvons bien l'avoir en spéculation, mais non le posséder réellement, car une vérité comme celle du pur amour charmera tout cœur droit, mais pour entrer dans l'expérience de ce même amour, il faut mourir à notre propre raison pour nous laisser conduire jusqu'à lui par la foi simple et nue [5].

1Pr 14, 22.

2Mt  5, 3.

 171 [D.3.2] Commencer par l’intérieur et par l’oraison.

J'ai eu beaucoup de consolation, monsieur, de voir la simplicité qui est dans votre lettre, et le désir sincère que vous avez d'être à Dieu. Nul ne désire si ardemment d'y être qui n'y soit, quoique non dans toute la perfection que Dieu demande, car vous savez que Dieu exauce le désir du pauvre et la préparation de son cœur1. Ce n'est pas de la pauvreté temporelle dont il est parlé ici, mais de la spirituelle, car la plus grande grâce que Dieu puisse nous faire est de nous faire éprouver ce que nous sommes. Aussi le prophète Jérémie disait-il, pour faire voir qu'il était un [6] pur instrument à la main de Dieu, qu'il était un homme qui voyait sa pauvreté2.

Pour répondre par ordre à votre lettre, je vous dirai que vous avez fait comme bien d'autres qui, mettant leur appui dans leurs propres œuvres, croient assurer leur salut par des pénitences immodérées, ce qui est certainement une tromperie du démon pour nous mettre hors d'état d'entrer dans les desseins de Dieu et d'y persévérer. Une austérité fort modérée, et continuée de la même manière, ne débilite point ni le corps ni l'esprit et s'accorde très bien avec l'intérieur. Le démon craint extrêmement que l'on s'adonne à l'intérieur parce que c'est le chemin de la parfaite abnégation ; c'est pourquoi il pousse les âmes de bonne volonté à des austérités excessives, afin que mettant tout leur travail au-dehors, elles ne songent pas à établir le véritable fondement, qui est à l'intérieur. Il le fait aussi afin de mettre les âmes hors d'état de pouvoir continuer une vie presque impraticable ; et il est ordinaire aux personnes [7] qui, dans leur jeunesse, ont fait de ces austérités immodérées de se relâcher facilement et de devenir plus sensibles aux plaisirs des sens que ceux qui ont vécu d'une manière plus modérée.

Je crois donc que ce que vous devez faire à présent est de vous appliquer sérieusement à l'intérieur et à l'oraison, car c'est là la source de la vie. Autrement, c'est bâtir un édifice sans fondement, c'est le bâtir sur le sable3 ; les vents et les orages l'abattent ; mais celui qui fonde son édifice sur l'intérieur n'est point abattu par le vent et les orages. Remarquez que Notre-Seigneur dit que, quand les tempêtes, les grands vents, les débordements arrivent, ils demeurent inébranlables ; ce qui nous fait voir que les âmes intérieures, dont ce bâtiment est la figure, ne sont pas exemptes de tempêtes, des vents, de l'orage, des inondations, mais, quoiqu'elles en soient battues au-dehors, elles demeurent fermes parce qu'elles sont fondées en Jésus-Christ par l'intérieur [8] et l'abnégation de tout soi-même. Il n'en est pas ainsi de ceux dont le travail est purement extérieur : la moindre tempête les abat et l'inondation les emporte. Travaillez donc, monsieur, à faire un édifice solide, mais souvenez-vous que, pour être tel, il faut qu'il soit bâti en Jésus-Christ et non sur nos œuvres, puisque l'édifice de la main des hommes doit être détruit afin que Jésus-Christ en bâtisse un nouveau, qui ne soit point fait de la main des hommes.

Tâchez donc de commencer à vous appliquer sérieusement à une oraison simple. Préférez cette oraison à toutes les choses qui ne sont point absolument nécessaires à votre état, et vous éprouverez un grand changement en vous. Les hauts et bas dont vous vous plaignez viennent du défaut d'oraison, car tout ce que la créature fait sans ce fondement est comme un bateau exposé sur les eaux sans avoir un bon pilote qui le conduise. Le pilote qui vous manque est l'intérieur. Vous dites et vous craignez de n'être pas encore chrétien ; vous l'êtes véritablement, mais vous n'êtes pas [9] parfait chrétien puisque l'intérieur chrétien vous manque.

Ayez une grande défiance de vous-même, mais non de ces défiances qui abattent et découragent, mais de celles qui vous portent à vous abandonner totalement à Dieu afin que, comme dit l’Écriture, Il fasse en vous toutes vos œuvres4. Lorsque notre intérieur est bien abandonné à Jésus-Christ, et qu'Il s'en est rendu le maître par le moyen de l'oraison, Il répand une sagesse simple sur le dehors, en sorte qu'Il ne permet pas qu'on excède ni dans le boire ni dans le manger, ni dans aucun des plaisirs de la vie, mais Il donne cette juste médiocrité qui fait mener une vie tempérante et non trop austère : cette sagesse fait éviter le trop et le trop peu dans le boire et le manger. Et comme Dieu fait bien plus de cas de ce qu'Il opère Lui-même dans l'âme que de nos actions extérieures, Il inspire cette juste médiocrité afin que par une ferveur précipitée nous ne ruinions pas notre santé et que nous ne nous dérobions pas à ses desseins ; et le travail intérieur est beaucoup [10] plus fort et plus étendu, et même plus pénible, que tout l'extérieur. Dieu inspire cette sagesse simple dans les choses de la vie afin de pouvoir travailler au-dedans sans affaiblir le dehors.

Je ne puis donc vous dire autre chose sinon : faites l'oraison - mais une oraison simple, une oraison du cœur, et non de raisonnement, une oraison toute d'amour, qui puisse s'étendre sur toutes les actions de votre vie, par une présence de Dieu intime qui empêche toutes les évaporations des sens, qui donne une gaieté simple sans gêne ni contrainte. L'occupation de la présence de Dieu, pour être de durée, doit venir du fond de la volonté, et ensuite de l'intime de l'âme, et non de la pensée qui ne peut pas durer et qui échappe facilement. Vous pouvez vous servir de la méthode qui est dans le petit livre que vous savez5, et vous vous en trouverez très bien. Vous vous trouverez changé en un autre homme, car tout votre mal vient du défaut d'oraison, et d'avoir trop compté sur vous-même.

Que vous soyez dans un état ou [11] dans un autre, c'est de quoi il n'est pas question à présent, mais bien de vous donner à Jésus-Christ, afin qu'Il vous conduise dans Sa sainte volonté, non selon vos vues et vos idées, mais selon les Siennes. Dites avec saint Pierre : Seigneur, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, mais sur votre parole je jetterai mes filets6, c'est-à-dire : « Je ne veux plus d'action que la vôtre, plus de volonté que la vôtre, plus de moi ni de rapport à moi, mais vous, Seigneur, soyez toutes choses en moi comme vous êtes tout en votre Père, que je puisse parvenir à cette bienheureuse unité que vous avez demandée pour tous, et qui nous rassemble de cette dispersion que la multiplicité du dehors avait causée ». C'est ce que je demanderai de tout mon cœur à Dieu pour vous. Et lorsque vous aurez commencé de cette sorte, si Dieu me laisse en vie et que vous ayez besoin d'autres éclaircissements, j'espère qu'Il voudra bien vous les donner par moi.

On m'a dit que vous étiez dans un emploi qu'il n'était pas facile de quitter, c'est pourquoi je ne crois pas [12] absolument nécessaire que vous veniez, à moins que Dieu ne vous en pressât très fort. Il n'est pas nécessaire non plus, à la distance où nous sommes, de m'écrire un plus long détail des fautes que vous pourriez avoir commises : je comprends aisément toutes celles qui viennent d'une personne dont l'intérieur n'est point établi. J'espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle ; ne craignez point trop votre faiblesse, parce que Dieu nous aide dans nos faiblesses, alors qu'Il laisse marcher celui qui se croit fort. Commencez donc, au nom de Dieu, l'œuvre de votre intérieur par un abandon total entre Ses mains, et soyez persuadé que je m'intéresserai toujours dans le bien de votre âme, priant Dieu de fortifier votre homme intérieur par la destruction de l'extérieur.

1Ps 9, 38.

2Lm 3, 1.

3Mt  7, 25-26.

4Es 26, 12.

5Probablement le Moyen court et très-facile de faire oraison.

6Lc 5, 6. 

  172 [D.3.3]. De l’extérieur et de l’intérieur.

 [13] Quoique je n'aie point eu de part, monsieur, à la lettre que M. vous a écrite, j'ai cependant une grande joie qu'il l'ait fait, puisqu'elle a donné lieu à votre réponse qui m'a beaucoup satisfait[e]. Il serait à souhaiter que tous les hommes fussent intérieurs : ils n'auraient pas besoin de ce qui multiplie pour aller à Dieu. Mais comment seraient-ils intérieurs puisque, loin que les pasteurs leur apprennent à le devenir, ils s'y opposent de toutes leurs forces ? Il est donc nécessaire pour la multitude qu'il y ait des cérémonies, non seulement celles qui sont essentielles à la religion, mais même certaines décorations pour arrêter l'attention de la multitude. Dieu jugea les cérémonies nécessaires, dans l'ancienne loi, après la mort des anciens Patriarches qui vivaient d'une manière patriarcale, sans autre cérémonie extérieure que l'abandon à Dieu et la dépendance de Sa volonté, qu'ils consultaient pour toutes choses et à [14] laquelle ils obéissaient sans réplique, quoiqu'il leur en pût coûter ; ce qui ne pouvait venir que d'un véritable amour de Dieu et d'une connaissance profonde de ce qui est dû au souverain Être. C'était ainsi, dis-je, que vivaient Abraham, Isaac, Jacob, Enoch, Job, etc. dans un temps où le cœur seul était la règle des actions extérieures.

Mais lorsque le peuple d'Israël se fut multiplié d'une manière innombrable, comme dit l’Écriture, Dieu lui donna des cérémonies pour arrêter la volubilité de son esprit. Le dessein de Dieu d'abord fut de les faire passer dans le désert pour les introduire par là dans la Terre promise ; mais la nudité de cet état leur devint à dégoût. Étant devenus charnels et attachés aux seuls sens, tout ce qui était spirituel leur devint à charge. La manne du Ciel les lassa, les eaux miraculeuses de la roche vivante ne leur parurent pas assez abondantes ; enfin, il fallait quelque chose qui amusât leurs sentiments, et qui les tînt dans un certain respect extérieur. Ayant perdu cette conviction et présence intime de l’Être souverain, aussi bien que cet amour [15] pur, qui était la seule nourriture de leur cœur, ils idolâtrèrent et rendirent à la créature visible ce qui n'était dû qu'à Dieu. Ils firent plus : ils se forgèrent une idole qu'ils adorèrent, quoiqu'ils sussent bien que c'était l'œuvre de leurs mains. Dieu, pour remédier à la dureté de leur cœur et à l'inflexibilité de leur esprit, ordonna un tabernacle et des cérémonies pompeuses, qui en attirant leur admiration, les retiraient insensiblement du goût pour les idoles, parce qu'ils furent frappés d'un spectacle plus auguste. Quels miracles Dieu n'a-t-Il point fait en faveur de cette Arche d'alliance qui n'était qu'un symbole !

Quand Jésus-Christ est venu établir la nouvelle loi, il n'a rien donné à ses Apôtres de surchargeant parce qu'Il voulait les instruire de l'intérieur, et les conduire par là. Nous voyons même que dans les premiers Conciles les Apôtres ne demandèrent rien aux fidèles, sinon qu'ils s'abstinssent de la fornication et du sang1. Ceci renferme un grand mystère : Dieu voulait les retirer par là de tous objets sensibles, de [16] tout relâchement et de tout goût pour les choses extérieures. Aussi tous les premiers chrétiens étaient-ils intérieurs. Et lorsque Jésus-Christ leur dit : Il est expédient que je m'en aille, sans quoi le Consolateur ne viendra point2. Il voulait les retirer par là de ce qui était sensible, quoique très saint, et les porter à étendre leurs cœurs pour recevoir la plénitude du Saint-Esprit qu'Il regardait comme l'unique nécessaire. Aussi ne leur donna-t-Il point de prières multipliées comme saint Jean en donnait à ses disciples. Et ce ne fut qu'à leur sollicitation qu'Il leur donna cette prière unique, qui renferme en soi tout l'intérieur d'une manière admirable ; encore les prévient-Il d'abord, leur disant que pour prier ils doivent se retirer dans leur cabinet3 [qui n'était autre que leur cœur], et fermer là la porte sur eux ; Il leur dit ensuite qu'il faut peu parler parce que leur Père sait leurs besoins avant qu'ils les lui demandent. Ceci est expliqué ailleurs.

Mais la liberté étant venue dans la suite de professer une religion publique [17] et les Chrétiens s'étant extraordinairement multipliés, et par conséquent étant devenus plus grossiers, les cérémonies et les spectacles se sont multipliés à proportion ; et c'est un effet de la Sagesse de Dieu qui conduit l’Église. Cette multiplicité de cérémonies fait que, du moins, on sanctifie extérieurement le Sabbat, quoique le dessein de Dieu, en instituant le Sabbat, eût été d'appeler les âmes à ce repos intime et profond dont Il jouit en Lui-même, et leur en donner une participation selon la capacité qu'Il avait mise en eux. L’Église, voyant qu'elle ne pouvait plus retenir ses enfants dans un état purement spirituel, a multiplié les cérémonies pour s'accommoder à leur faiblesse.

Oh ! qu'il serait à souhaiter, monsieur, que tous puissent vivre en Dieu et de Dieu ! Il faut espérer que cela arrivera un jour, puisque l'on voit dès à présent dans les personnes qui deviennent intérieures, et en qui Jésus-Christ règne, que tout ce qui est d'extérieur leur tombe des mains sans faire même attention à tout ce qui se passe, se contentant de ce qui s'opère au-dedans [18] d'eux. Ils ont pourtant un grand goût pour le saint Sacrifice, parce que, loin de les multiplier, il les unit davantage, et ils y trouvent quelque chose de si divin qu'il se peut mieux expérimenter que dire. Si tous avaient l'esprit des anachorètes, cette vie simple et uniforme suffirait à tous. Mais hélas ! que nous en sommes éloignés ! Il faut dire de ceci ce que disait saint Paul, que ceux qui mangent de tout ne condamnent pas ceux qui ne mangent pas4 de tout, etc. Heureux sont ceux qui sont instruits du Seigneur ! ils n'ont pas besoin d'autre chose.

Il est de grande conséquence, monsieur, de préparer les âmes pour le règne de Dieu en elles, les obligeant de Le regarder présent en elles-mêmes et de ne se distraire que le moins qu'elles peuvent de ce grand objet. Quand la faiblesse et la volubilité de l'imagination en détournent, il faut rentrer au-dedans par un acte d'amour Si on accoutumait les âmes à cela, on deviendrait bientôt intérieurs. Mais les pasteurs ne leur en disent pas un mot, au contraire, ils détournent de leur [19] attrait ceux qui en ont. Si on tournait les âmes de ce côté-là, il n'y en aurait point qui, en se convertissant du péché à la grâce, ne devinssent intérieures. C'est une expérience que nous avons faite, que, dans les endroits où il y avait de tels pasteurs, tous, jusqu'aux enfants, devenaient intérieurs.    

Il y a un autre inconvénient, qui est que les gens mal conduits s'imaginent que toutes leurs pensées viennent de Dieu, et les voulant suivre comme telles, ils tombent dans un certain fanatisme, que celui qui marche par la foi simple et par l'amour pur évite absolument, car, ne faisant aucun cas de toutes ces pensées, ils ne s'y arrêtent point, allant à Dieu au-dessus de tout sentiment et dans une résignation parfaite, quelque crucifiante qu'elle soit. Plus ce qui leur arrive est contraire à la nature, plus ils sont contents, parce qu'ils savent bien qu'ils y doivent mourir absolument. Celui qui ne s'arrêtera ni à pensée ni à sentiment, et qui marche par une entière abnégation de soi-même, par un amour pur et désintéressé, ne peut jamais se méprendre ou être trompé. [20]

C'est donc par là que les pasteurs, en quelque endroit du monde qu'ils soient, doivent conduire les âmes pour préparer5, comme saint Jean[-Baptiste], la voie au Seigneur ; c'est abaisser les montagnes que d'ôter tout amour de la propre excellence, qui donne un grand goût pour les voies extraordinaires où le diable et la nature trouvent leur compte. C'est remplir les vallées que de s'occuper de Dieu seul et de Jésus-Christ, parce que tout ce qui n'est pas Dieu, quoiqu'il paraisse remplir le cœur de l'homme, ne fait qu'un mauvais vide, bien différent de l'humilité et de l'anéantissement que la véritable plénitude de Dieu opère.

Car il faut savoir que plus Dieu remplit l'âme de Lui-même, plus Il fait un vide de tout ce qui n'est point Lui, en sorte que tous les objets disparaissant aux yeux, l'âme n'éprouve qu'un vide dans lequel est la pure lumière ; car tout ce qui termine la lumière lui donne un brillant et une distinction, mais tout ce qui ne la termine point lui donne une pureté et une [21] vastitude immenses. C'est pourquoi il est dit que Dieu habite dans les ténèbres6, parce que l'excès de Sa lumière met l'âme comme en ténèbres, ne lui laissant rien discerner, et c'est ce qui la met à couvert de toute méprise.

Je vous conjure donc, monsieur, d'aider les âmes que vous pourrez et de préparer, comme de loin, le règne de Dieu en elles, car il ne faut pas se persuader que le règne de Dieu s'établira par quelque chose d'extérieur et d'éclatant, mais peu à peu, par l'intérieur. La réunion de toutes les volontés dans l'amour sera une réunion de tous ces grands corps dispersés qui ne peuvent jamais être réunis d'une autre manière. C'est l'esprit de l’Église qui doit s'étendre partout selon la prédiction du Roi-Prophète : et renovabis faciem terrae7. Il y en a qui, pour avoir voulu atteindre un règne extérieur et d'éclat, sont demeurés dehors et n'ont point fait régner Jésus-Christ en eux, demeurant dans l'attente d'un [22] événement qui n'arrivera jamais de cette sorte. Ils ne se renoncent point eux-mêmes, ils ne deviennent point intérieurs et mettent par là un grand obstacle à ce qu'ils attendent.  Oh ! si je pouvais aux dépens de ma vie, faire connaître à tout le monde la nécessité qu'il y a de se soumettre à Jésus-Christ, de Lui sacrifier notre liberté, et de Lui donner un pouvoir entier sur nous-mêmes ! La source de toutes les erreurs vient des faux raisonnements que l'on fait et du défaut d'abnégation. Il n'y aurait point de dispute si tous soumettaient leur esprit à la foi et leur volonté à l'amour.

Il y a encore un autre inconvénient qui fait un grand tort à l'intérieur, c'est qu'on ne laisse pas les personnes dans leur état lorsque cet état n'est pas criminel. On a voulu prendre les choses trop rigoureusement par l'idée qu'on avait d'une révolution générale, ce qui a fait des enfants rebelles à leurs parents, et qu'ils ont embrassé une vie répugnante à tous, sous bon prétexte ; d'autres n'ont pas persévéré à cause de la trop grande âpreté de vie qu'ils avaient embrassée. [23] Cela oblige tout le monde de s'opposer à l'intérieur. Il est certain que, Dieu voulant étendre Son règne partout, il faut que chacun demeure dans son état lorsqu'il n'est pas mauvais par lui-même, à moins d'un attrait extraordinairement approuvé par une personne éclairée. On peut être intérieur dans les plus grandes occupations. Nous avons eu et avons encore des amis qui en sont une preuve manifeste ; et ces personnes d'un haut rang et dans de grands emplois peuvent faire et font effectivement de très grands biens. Il faudrait donc tâcher de se sanctifier dans son état, et, comme dit l’Écriture, garder8 son secret pour soi sans faire paraître au-dehors ce que l'on sent au-dedans, si ce n'est pour le bien des âmes à qui l'on parle pour les gagner à Jésus-Christ. Les âmes véritablement intérieures sont d'un naturel doux, aisé, insinuant, complaisant, parce que la grâce est comme une huile répandue, ce qui fait que tout le monde s'en accommode, au lieu que les autres ont un extérieur farouche et âpre qui éloigne [24] de la vérité. Le diable porte à toutes ces voies extraordinaires afin de décrier l'intérieur et d'empêcher qu'on ne l'embrasse.

Je salue très cordialement monsieur votre frère, et je prends très grande part au mauvais succès de ses affaires. Je me sers de ce terme parce qu'il est usité quoiqu'il ne soit pas selon mon cœur, car je suis persuadée que ce qui est mauvais succès selon les hommes en est un excellent selon Dieu, la croix des pertes de biens, des persécutions, du déshonneur étant ce qu'il y a de meilleur pour nous unir à Jésus-Christ. Tous les biens qui ne sont pas le souverain bien sont des maux, et tous les maux sont de grands biens qui nous unissent au souverain Bien. Je prie Dieu de le soutenir. Il le fera sans doute puisqu'il n'est rejeté des hommes que parce qu'il a cherché le Sauveur des hommes. Ce qui lui est arrivé me donne une véritable estime, et si j'ose dire, amitié pour lui. Je le salue in Domino. [25]

1Ac 15, 29.

2Jean  16, 7.

3Mt  6, 6-7.

4Ro 14, 3.

5Lc 8, 4-5.

6I R 8, 12 ; II Ch 6, 1.

7Ps 103, 30 : et vous renouvellerez la face de la terre.

8Es 24, 16.

 173 [D.3.4]. S’occuper de Dieu, se garder du reste.

Vous me feriez tort, mon cher E[nfant], si vous me croyiez capable de vous oublier. Je vous assure que vous m'êtes très cher, et plus cher que je ne vous puis dire. Ayez donc bon courage, allez à Dieu sincèrement par tout ce qui se présente de moment en moment, quel qu'il soit ; et tâchez de profiter de tous les moments que vous pourrez pour les donner à Dieu. Ne nous flattons point : il est certain que, lorsque nous sommes en train d'activité, nous trouvons toujours mille choses pour agir, dont nous faisons des nécessités ; mais lorsque nous nous faisons une loi du repos, nous trouvons du temps pour seconder notre inclination en cela.

Ne travaillez pas tant pour les autres que vous ne travailliez pour vous un peu. Si vous donnez beaucoup aux [26] autres, les autres vous occuperont beaucoup et se donneront beaucoup à vous. Retirez-vous en : vous verrez que l'on retranchera mille choses dont on se fait des nécessités et qui deviennent ensuite inutiles. Ayez donc [ici] un peu de courage, sans quoi vous serez toujours comme ces torrents desséchés qui à force d'être raides ne retiennent pas une goutte d'eau, car, sitôt que la pluie leur envoie quelque nourriture, ils la perdent aussitôt et ne paraissent aux yeux des passants que comme un chemin escarpé. Travaillez donc, au nom de Dieu, non à faire, mais à ne rien faire, et à vous désoccuper de tout ce qui n'est point Dieu. Ce sera alors que nous serons unis très intimement.

 174 [D.3.5]. Oraison et renoncement à soi.

Pour l'intérieur, la fidélité à l'oraison me paraît essentielle, [27] sans quoi il est impossible d'être intérieur. C'est par elle que nous devenons tout autres que nous ne serions naturellement, c'est elle qui donne la paix et le calme à notre âme, c'est elle qui nous fait remplir nos devoirs avec perfection. C'est l'oraison qui fait recevoir d'un esprit égal tous les événements de la vie, quelque désagréables qu'ils paraissent aux sens, parce qu'elle nous conduit insensiblement à une soumission parfaite à toutes les volontés de Dieu par l'amour de Son bon plaisir. C'est elle qui, donnant l'esprit de foi, nous éloigne de toute erreur parce qu'elle nous unit à la suprême vérité. Enfin, c'est par elle que la parfaite charité nous est communiquée.

Jugez vous-même, monsieur, si je n'ai pas raison de vous la recommander. C'est sur ce fondement inébranlable que vous devez vous appuyer pour toute chose : par elle, vous serez éclairé de ce que vous aurez à faire à chaque moment, car la vraie oraison nous accoutume à une certaine présence de Dieu qui nous le rend familier. Et ce Dieu de bonté veut être notre correcteur : Il nous prévient dans [28] nos chutes, de peur que nous ne tombions ; que si nous tombons de faiblesse, Il nous relève ; si nous L'écoutons, Il nous instruit.

Je vous prie de faire attention, monsieur, qu'il faut joindre à l'oraison le combat de nos défauts les plus essentiels et qui sont les plus conformes à notre humeur et à notre tempérament. Celui qui est prompt et vif, doit beaucoup se tranquilliser et ne point agir lorsque la passion est émue, parce qu'alors on ne voit point les choses telles qu'elles sont ou doivent être, comme on ne peut voir ce qui est dans une eau troublée jusqu'à ce qu'on l'ait laissée rasseoir. Au contraire, les personnes dont le naturel est lent et paresseux doivent acquérir une certaine vivacité sur les choses, être exacts à leurs devoirs, les remplir le plus promptement qu'ils peuvent, ne point remettre au lendemain ce qu'on peut faire le jour même. Car il faut se renoncer soi-même, et se poursuivre dans toutes les occasions. Or, l'oraison aplanit le chemin, rend aisé un combat qui paraît pénible à notre amour-propre, et change peu [29] à peu nos inclinations, nos habitudes, même notre tempérament. Quel fruit ne retire-t-on pas dans la suite de cette petite violence qu'on s'est faite d'abord ? La bonne habitude se naturalise, pour ainsi dire, et on contracte une facilité à tout bien. Vous voyez par tout ceci, monsieur, que l'oraison doit être accompagnée du renoncement à nous-mêmes, et ce renoncement doit être soutenu par l'oraison.

 175 [D.3.6]. Avis sur l’oraison.

Si je ne vous écris pas, monsieur, aussi souvent qu’aux autres, ce n’est pas que je n’aie pour vous toute la considération que vous méritez, mais je me suis toujours tenue dans les bornes des réponses à moins que je n’eusse un mouvement contraire. Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait, n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est pas la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur sans nul effort de tête, car souvent Dieu cache sous des distractions vagues ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme, afin de le dérober à la connaissance du démon et de notre amour-propre. L’abstraction de l’esprit a de grands inconvénients car, outre qu’elle ne fait guère de véritables intérieurs, elle nuit beaucoup à la santé et peut à la longue affaiblir l’esprit. Il n’en est pas de même de la volonté : plus elle est excitée à l’amour, plus elle se repose dans ce même amour et plus elle a de force. Elle ne s’affaiblit ni ne se lasse point par ce divin exercice : au contraire, elle reprend chaque jour une force toujours nouvelle, non pas toujours une force aperçue, mais réelle.

Accoutumez-vous donc à ce simple exercice d’amour dans la volonté, qui ramassent les autres puissances en elle sans les forcer ni les contraindre, les réunit par l’amour dans le Bien Souverain, ainsi que l’Ecriture nous l’enseigne lorsqu’elle dit : Passez en Moi, vous tous qui me désirez avec ardeur1. Comme le désir ne peut appartenir qu’à la volonté, c’est par ce désir amoureux que nous passons en Dieu, et non par la contention de la tête. Ce que nous pouvons faire quelquefois, c’est de laisser tomber par un retour amoureux au-dedans de nous la distraction de l’esprit, non par une contrainte de la tête, mais en cessant de retenir volontairement ce qui nous occupe l’esprit, comme une personne qui ne fait que laisser ce qu’elle tenait en sa main en l’ouvrant doucement : alors tout tombe de soi-même. Soyez donc persuadé une bonne fois que c’est là la véritable voie. La foi nue est pour l’esprit, et l’amour pour la volonté, non que nous devions nous dénuer nous-mêmes l’esprit, mais à la longue, cette même foi le dénue des activités propres, et non pas toujours des distractions, car il y a une grande différence entre l’activité propre et volontaire de l’esprit et les distractions vagues et involontaires : la première arrête l’opération de Dieu et ces dernières ne servent qu’à la couvrir.

Comprenez une bonne fois que nous ne pouvons jamais fixer notre imagination. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse faire et Il ne le fait pas d’ordinaire pour les raisons que je vous ai dites. Lorsque l’âme est accoutumée à aller à Dieu par l’amour dans la volonté, elle ne pense pas même à ses distractions, et elles ne lui nuisent point. Elle les laisse pour ce qu’elles sont, comme un grand bruit que l’on ferait autour de nous ne nous empêcherait point ni d’aimer, ni de nous occuper de Dieu. L’âme éprouve même souvent que, malgré les tumultes de l’imagination, elle goûte au-dedans un très grand repos. Elle n’a garde de s’amuser à ce qui se passe dans sa tête, cela étant comme une chose séparée d’elle ; lorsqu’on s’occupe a se défaire de ses pensées, on perd cette douce tranquillité de la volonté en Dieu, et on fait comme une personne qui quitterait incessamment sa prière pour aller faire taire des chiens qui aboient. Laissons-nous donc totalement à Dieu : ne songeons qu’à L’aimer et à faire Sa volonté. Il fera le reste Lui-même.

Il me vient dans l’esprit que ce qui vous a fait éprouver une si grande différence entre la facilité que vous aviez au commencement et la difficulté que vous trouvez à présent, est que vous avez fait consister votre oraison dans une certaine suspension de l’esprit qui se peut faire même naturellement sans aucun don particulier d’en haut, au lieu que l’oraison qui vient de l’amour et de la volonté, est toujours accompagnée d’une grâce particulière, puisqu’elle est le fruit de la pure charité. La suspension et l’abstraction de l’esprit étaient la manière de contempler des philosophes, qui ne rend pas plus saint. Quoiqu’on croie par là acquérir des lumières, ce n’est point la lumière que nous cherchons, mais l’amour qui, sans nulle lumière distincte, nous enseigne par son onction toute vérité et nous rend de ces véritables philosophes qui, au lieu de s’élever, ne songent qu’à s’abaisser et à s’anéantir devant cet Être suprême qui, comme un feu dévorant et sacré, consume et détruit tout ce qui est de l’homme-Adam en nous, pour nous faire vivre par le nouvel homme en Jésus-Christ. Cette différence est d’une extrême conséquence et je vous prie de la peser.

J’ajoute à ceci que, quand l’oraison est trop sèche et ennuyeuse, il faut de temps en temps la réveiller par quelque petite aspiration vers Dieu ou, si l’âme est plus avancée et que ces petites aspirations courtes et éloignées les unes des autres, lui soient moins faciles qu’au commencement, il faut se servir d’un simple plongement vers son centre, ce qui se fait par abaissement et non par élévation. Cet enfoncement est fort utile aussi pendant le jour, au milieu des occupations, et cela se fait en un clin d’œil et nous redonne pour l’ordinaire la paix et la tranquillité du cœur.

Cette oraison dont je parle n’incommode jamais : plus on est malade, plus on a de facilité à la faire, au lieu que celle qui se fait par la tête augmenterait de beaucoup la maladie et qu’il faut la cesser quand on est malade. Cela est si vrai que les maîtres spirituels qui ont écrit sur la méditation (qui est beaucoup plus facile que l’abstraction2) défendent aux malades de la faire, au lieu que le cœur n’est jamais plus paisible et plus tranquille que lorsque le corps est accablé de souffrances, ce qui donne à l’âme une liberté si grande qu’elle ne pense presque point à ses maux.

Il y a un grand abus, c’est qu’on s’imagine qu’il faut que la lumière soit donnée directement à l’entendement et que c’est cette lumière qui échauffe le cœur, mais c’est tout le contraire ! La véritable lumière vient de l’amour, le feu en chauffant éclaire ; c’est pourquoi il est dit gustate et videte3, parce que la lumière qui vient de ce goût du cœur ou de la volonté est la sûre et vraie lumière. C’est pourquoi l’Apôtre ne dit pas : la lumière vous enseignera toute vérité, mais «l’onction», et cette onction n’est reçue que dans la volonté par l’amour. Le Saint-Esprit étant le Dieu d’amour et de vérité, c’est par l’amour qu’Il donne la vérité.

1Eccl. 24, 26.

2L'abstraction du philosophe.

3Goûtez et voyez.

 176 [D.3.7]. Dissipation, recueillement, oraison.

Je vous assure que j'ai beaucoup de joie de votre docilité et de ce que vous voulez être à Dieu tout de bon, et prendre tous les moyens nécessaires pour mourir efficacement à vous-même. Je vous conjure d'être fidèle à Dieu. Vous avez fait et défait jusqu'à présent ; il faut tout de bon vous abandonner à Dieu sans réserve, éviter toutes les occasions de dissipation, car la dissipation est la source de tous vos maux.

Si vous aviez travaillé à conserver le recueillement et la présence de Dieu dans tout ce que vous faites, vous auriez vu votre activité tomber de la moitié, vous auriez un extérieur sérieux, conservant une gaieté grave. Comptez que, comme la dissipation est [37] la source de tous vos maux, vous ne les guérirez que par des retours simples mais fréquents en vous-même, que par une attention sans contention, simple et paisible ; car souvent, sans ce que je vous dis là, vous vous trouverez accablé des défauts qu'on vous fait connaître, vous les verrez, vous voudrez les corriger sans en venir à bout : vous aurez une bonne volonté sans effets, et vous vous trouverez au bout de dix ans le même : ce qu'on vous dira sur vos défauts ne servira qu'à aigrir la nature. Votre esprit éclairé sur ces mêmes défauts et l'impuissance de les vaincre, jettent dans l'irritation ou la mélancolie, au lieu que, vaquant à Dieu seul en la manière que je vous ai marquée, Dieu travaillera Lui-même et fera ce que vous ne pouvez faire. Prenez courage et soyez fidèle à ce que je vous dis, et vous vous trouverez tout changé. Oraison, oraison, retours simples et fréquents. Vous savez combien vous m'êtes cher en Jésus-Christ. [38]

 177 [D.3.8]. Continuer l’oraison.

Suivez votre goût, madame, pour le silence, qui est toujours très utile, mais prenez garde qu'il n'incommode point le prochain et qu'il ne vous fasse point entrer dans votre humeur mélancolique. Il ne faut pas moins faire d'oraison lorsqu'on y a de la peine que lorsqu'on y trouve du goût. Quand nous y avons une facilité douce et tranquille, c'est Dieu qui nous donne des marques de Sa bonté et de Son amour ; mais lorsque, malgré l'ennui et la sécheresse, nous ne laissons pas d'y demeurer, nous Lui donnons des preuves du nôtre. Agissez donc toujours également, madame, sans vous arrêter à ce que vous sentez ou ne sentez pas. Il est impossible, dans le temps de la sécheresse, d'empêcher l'imagination de courir çà et là ; tout [39] ce que vous pouvez faire de mieux est de rentrer le plus fortement que vous pourrez au-dedans de vous-même, faisant quelques actes d'amour et d'abandon à Dieu pour rester en cet état tant qu'il Lui plaira, ne voulant que Sa volonté, non votre propre satisfaction.

Il serait bien plus doux d'avoir toujours la présence de Dieu douce ou aperçue que d'être dans la sécheresse, mais il ne faut pas pour cela manquer de faire votre oraison quoique vous trouviez plus de paix et de tranquillité dans le travail. Ceci est assez ordinaire pour deux raisons : la première, parce que le démon n'est pas si fort alerte pour vous y troubler qu'à l'oraison, s'apercevant moins de ce que vous faites ; l'autre raison est que Dieu, voyant que vous êtes là uniquement pour faire Sa volonté, se contente d'opérer en vous d'une manière cachée et inconnue à vos sentiments pour exercer votre foi et votre abandon. Il n'en est pas de même dans le travail et dans les autres occupations où, pouvant plus facilement vous échapper, Dieu vous retient comme par la bride, [40] et alors on s'aperçoit d'être retenu et comme recueilli. Enfin, recevez également tout ce qui vous vient de la main de Dieu : le doux et l'amer, tout doit être égal lorsqu'on aime véritablement. Mais l'homme veut toujours voir, sentir ou goûter ; c'est ce qui fait qu'une oraison sèche et distraite le fatigue, et il voudrait en moins faire à ce temps-là, ou point du tout. Plus votre oraison s'enfoncera, plus vous irez bien, supposé la fidélité continuelle à vous renoncer et à mourir à vous-même.

Quand Dieu vous donne des consolations, c'est pour vous faire marcher plus vite et pour radoucir les petites croix extérieures que vous seriez trop faible pour porter sans ce soutien de la part de Dieu.

Bien loin que la vanité que vous voyez dans les autres dût en exciter en vous, cela devrait plutôt vous remplir de confusion, car le mot vanité dit une chose vaine et inutile, un rien ; ainsi c'est s'amuser à des riens. Salomon dit que tout est vanité et il a bien raison, parce que tout ce qui n'est pas Dieu n'est rien. [41]

Je vous conjure d'aller contre votre humeur avec une grande fidélité : ne vous pardonnez rien. Le temps est court1 dit l'Apôtre, et nous nous trouverions à la fin de notre vie vides de tout. Accoutumez-vous d'abord à céder à S. Il vaut mieux que les choses soient moins bien rangées que de contester un seul moment. Vous savez que votre faible est l'amour de l'arrangement : ainsi vous êtes fort heureuse que l'on fasse pour vous ce que vous n'aviez pas le courage de faire, qui est de laisser toutes choses d'une manière plus négligée. Ce n'est pas assez que de ne point contester : il ne faut point laisser paraître certaines tristesses que vous connaissez et qui sont plus insupportables que tout ce que vous pourriez dire. D'ailleurs, tout ce qui détruit notre propre jugement et notre propre volonté nous est fort nécessaire.

Il ne faut pas attendre que vous fassiez tout ce que je vous dis là par effort de tête et en comptant sur vos forces, mais en espérant beaucoup de [42] la bonté de Dieu. Une fidélité à une chose attire Sa grâce pour être fidèle à une autre, et donne des forces pour se surmonter, au lieu que l'infidélité nous affaiblit de plus en plus et attire une seconde infidélité. Prenez donc un nouveau courage et commencez comme si vous n'aviez encore rien fait, priant Dieu de faire en vous ce que vous ne pouvez faire vous-même.

1I Cor., 7, 29.

 178 [D.3.9]. Oraison. Attirer à Dieu le prochain.

Je bénis Dieu de tout mon cœur, mon cher M., de toutes les miséricordes qu'Il vous a faites depuis votre enfance, et vous seriez plus coupable qu'un autre si vous n'en aviez pas toute la reconnaissance possible, et si vous n'étiez pas fidèle à Celui qui a eu tant de fidélité pour vous. Soit que je regarde les grâces qu'Il vous a faites, [43], soit que je voie les infidélités qu'Il a permises dans lesquelles vous pouvez être tombé, tout vient de Sa bonté pour votre instruction, car il vous était d'une extrême conséquence de comprendre combien tout ce qui vous dissipe vous est dangereux, et la nécessité de la retraite et d'un soutien particulier de Dieu, sans lequel vous vous égariez sans doute.

Dieu vous a fait aussi connaître par là combien l'oraison et l'occupation de Sa présence sont nécessaires pour mener une vie véritablement chrétienne. Le chrétien sans intérieur serait un corps sans âme ou un fantôme que l'on ferait marcher par ressorts. Tâchez de ne jamais interrompre votre oraison. Si quelque providence vous la dérobe un certain temps, il faut en prendre d'autres, et ne jamais manquer à cet exercice. Ce serait peu que les temps marqués pour l'oraison si l'on ne continuait pas ce même esprit d'oraison durant le jour et dans les diverses occupations. Quand l'occupation est trop forte, contentez-vous de réveils et de petits retours au-dedans. L'occupation de Dieu durant le jour est la meilleure [44] préparation pour l'oraison actuelle, et l'oraison elle-même s'étend durant le jour. Celui qui, sous prétexte de conserver la présence de Dieu dans le jour, ne voudrait point du tout faire oraison, se dessécherait insensiblement. Jésus-Christ, notre divin exemplaire, quoiqu'Il fût tout abîmé dans la Divinité, ne laissa pas de prendre des temps pour prier quoiqu'Il n'en eût aucun besoin. Il le faisait pour notre instruction.

L'oraison est la garde de notre cœur, elle est comme un antidote qui le préserve de la corruption du péché. Quelque sèche que soit l'oraison, elle ne laisse pas de procurer un grand bien. Il ne dépend pas de vous d'y être sec ou consolé, et Dieu distribue l'un et l'autre selon le plus grand besoin de l'âme, mais il dépend de vous d'être fidèle à la faire. Quand vous êtes le plus sec, lorsque vous n'y avez donné aucun lieu par certaines dissipations, ne vous en étonnez pas ; faites alors une oraison de patience, et marquez à Dieu votre amour par votre persévérance. Quand Dieu console, Il le fait à cause de notre faiblesse et pour nous donner quelque témoignage de [45] Son amour ; mais dans une oraison crucifiante, c'est nous qui Lui donnons un véritable témoignage du nôtre. La vie crucifiée est la meilleure pour un cœur généreux, quoiqu'elle ne soit pas satisfaisante pour la nature ; mais il faut la faire mourir, cette nature, qui est notre plus grand ennemi.

Quelque agrément que vous puissiez avoir dans votre mariage, attendez-vous à la croix, car souvent, avec bonne intention, on se crucifie les uns les autres. Pour l'usage du mariage il faut éviter deux choses : l'une d'y chercher trop la délectation, et l'autre aussi de ne pas rendre à madame votre épouse ce que vous lui devez et ce qu'elle a droit d'exiger de vous. Mais si vous êtes fidèle dans l'intérieur, j'espère que Dieu vous fera la grâce de n'excéder ni d'un côté ni d'autre. Vous pourriez lui insinuer simplement à chercher Dieu au-dedans d'elle, lui faisant comprendre ce qui est dit dans l’Évangile, que le royaume de Dieu est au-dedans de nous1, et ce que Jésus-Christ nous fait demander dans le Pater.

Vous pouvez copier et traduire [46] quelques petits endroits des livres que vous avez entre les mains, de ceux qui conviennent aux commençants et que vous jugerez qui la toucheront le plus. Vous pouvez lui donner cette traduction comme venant de vous-même par le désir que vous avez de la rendre parfaitement heureuse. Il faut tâcher de la gagner par vos complaisances. Celui qui a plus reçu de Dieu doit mettre davantage dans ses liaisons, afin que la complaisance et la douceur gagnent le cœur à Dieu. La disposition, où elle est de n'être entêtée ni attachée à aucun sentiment particulier, est bien propre pour entrer dans l'intérieur. Vous ne sauriez rien risquer en lui parlant doucement et sobrement ; à mesure que Dieu lui ouvrira le cœur, vous lui En parlerez davantage. C'est un grand moyen de devenir heureux en ce monde et en l'autre que de travailler de concert pour être à Dieu. Cela sanctifie toute la famille par l'impression qu'on donne de concert aux enfants, au lieu que, quand on veut porter ses enfants à Dieu et que l'autre les en détourne, cela fait le plus méchant état du monde.

Je prie [47] le divin Maître de tout mon cœur de vous unir bien davantage par le lien de l'amour sacré que par tout autre, et je Lui demande que vos paroles à l'égard de madame votre épouse soient comme une semence qui produise en son temps l'abondante récolte. M. vous dira mieux que moi combien vous m'êtes cher en Jésus-Christ.

1 Lc 17, 21.

 179 [D.3.12]. Le temps de détruire ses passions et défauts.

 [61] Les dispositions d'angoisse que vous avez ressenties et qui semblent n'être point de saison dans le degré où vous êtes, en sont extrêmement, supposé le don qui vous a été fait incontestablement, et le [62] dessein de Dieu de vous conduire dans la suite par une voie autant obscure qu'elle a paru lumineuse dans le commencement ; ce qui ne s'opérera que par le don de foi que vous avez assurément en germe et en commencement. Elles sont encore de saison à cause de votre naturel lent et porté au repos qui a besoin d'être réveillé quelquefois par ce qui lui est contraire ; et cet état est ce qui m'assure le plus que votre repos est de grâce et non naturel. Vous devez être fort fidèle en cet état pour le porter dans toute son étendue, sans vous remuer pour le faire passer ou diminuer, le souffrant par abandon et comme un moyen de purification fort utile et même nécessaire à votre degré.

Ce que je dis de porter cet état tel qu'il est sans se remuer pour en sortir par soi-même, n'est point un état trop avancé pour vous, dont le naturel est lent et paisible, et cependant remuant. Ceci paraîtra opposé, mais si vous voulez faire attention sur vous-même, je m'assure que vous connaîtrez que je dis la vérité. Vous devez aussi être fort fidèle pour ne point [63] diminuer vos oraisons pendant ce temps de peine, quelque dures ou inutiles qu'elles paraissent ; mais vous devez vous y soutenir doucement par un simple envisagement de votre sujet, et par quelques affections ou aspirations qui, quoique faites fort sèchement, ne laisseront point de soutenir votre âme, déjà soutenue par une main invisible, cachée sous la peine et la sécheresse.

C'est à présent le temps de ne vous rien pardonner pour la destruction des passions du dedans et des défauts extérieurs, car si vous perdez ce temps-ci qui vous est donné pour cela, vous ne le pourrez plus en un autre temps. Un grand moyen pour cela, c'est de posséder son âme en paix, laissant doucement apaiser le mouvement que cause la passion, sans agir dans cette même passion mais la laissant tranquilliser sans effort, comme on laisse une eau agitée se rasseoir sans y rien faire : si l'on y faisait quelque chose, on la troublerait davantage. Il ne faut pas attendre pour cela que la passion soit violente, car votre naturel ne vous en fournira pas de cette sorte, mais il faut [64] prendre le même procédé pour les plus petits empressements. Un autre moyen extérieur qui doit accompagner celui-ci, qui est intérieur selon le degré de chacun, c'est de travailler aux défauts par leur contraire, jusqu'à ce que l'on se rende par grâce autre que l'on est par nature, ce qui n'est pas un petit travail, mais qui se doit faire avec beaucoup de paix, car votre travail doit être de posséder votre âme et non de la perdre, de sorte que vous devez bien vous donner de garde de prendre pour vous l'avis des personnes plus avancées.

Le papier qu'on vous a donné ne vous saurait nuire à présent, quoiqu'il ne soit pas de votre degré, pourvu que vous ne vous en serviez que comme de lecture et non de méditation, et que vous preniez le même procédé pour mourir à vous-même que j'ai dit pour détruire les défauts ; car c'est la mort de votre degré qui n'est autre qu'une extinction des passions, des défauts et de la vie de nature, qui est la première mort nécessaire pour passer aux autres, et sans quoi les états suivants ne seraient [65] qu'imaginaires et ne seraient que des images de morts.

Je crois que le désordre que l'on voit parmi tant de faux spirituels1, vient de n'avoir pas rempli ces premiers degrés. Ils disent qu'il faut mourir, et ils prennent la mort de l'esprit pour la mort du sens et des passions, et sous prétexte de faire mourir l'esprit, qui n'est guère difficile à tuer en ceux en lesquels il ne vit qu'à peine, ils étouffent ce peu d'esprit et de vie2 pour faire vivre la chair et les passions en faisant mourir l'esprit.

Il est aisé de concevoir qu'il faut faire mourir la chair et la nature par l'esprit ; puis Dieu vient Lui-même détruire cet esprit pour prendre sa place. Mais si l'esprit n'a premièrement détruit la nature, Dieu ne viendra jamais Lui-même, et notre vie sera toujours une vie de nature et non une vie de grâce. Ceci est si clair dans [66] saint Paul : prenez garde qu'ayant commencé par l'esprit, vous ne finissiez par la chair3, ce qui arrive lorsqu'on ne détruit pas la chair par la vie de l'esprit. C'est pourquoi le même saint nous avertit de ne point éteindre l'esprit4 parce que cette extinction de l'esprit est la cause du premier désordre dont nous venons de parler. Il faut donc que l'esprit éteigne la chair, et c'est ce qui fait vivre l'esprit et, quand la vie de l'esprit est dans la plénitude, c'est alors que Dieu vient Lui-même combattre et détruire cet esprit et ce qu'il a de corrompu, afin de venir animer l'âme, qui ne vit plus alors de la vie de l'esprit, mais de la vie de Dieu même. Je vous ai mis ceci quoiqu'il ne soit pas encore pour vous afin de vous faire voir la nécessité de travailler selon votre degré en la manière que je vous ai marquée.

Pour la retraite, je vous dirai ma pensée puisque vous le voulez. Levez-vous à sept heures, faites ensuite demi-heure d'oraison, dans laquelle [67] vous ne comprendrez pas quelques moments de lecture que vous ferez pour vous y disposer : je prendrais quelque chose des Psaumes, ce qui vous écherra en partage, ou du Nouveau Testament ; mais je crois qu'à présent, comme vous avez plus besoin d'ardeur que de lumière, les Psaumes, qui sont fort affectifs, vous conviendront mieux. Après que vous aurez fait votre oraison, et que vous serez habillé, vous entendrez la messe, dans laquelle vous devez continuer votre disposition sans la changer. Après la messe, vous pourriez vous occuper à quelque chose qui vous soulagera la tête sans vous dissiper ; après quoi, vous feriez demi-heure de lecture jusqu'au dîner. Mais il faut surtout prendre garde à ne point mélanger les lectures et ne point travailler votre esprit à retenir ce que vous lirez, mais en laisser seulement pénétrer votre cœur. Il faut faire une seconde demi-heure d'oraison avant le dîner, et ainsi couper l'heure en deux. Après le dîner, il faut se recréer et se donner bien de garde de s'appliquer. Après la récréation, une petite visite au Saint Sacrement, de demi-quart d'heure [68] ; après quoi revenir faire un peu d'ouvrage, comme écrire ou autre chose qui n'occupe pas avec trop de contention ; puis faire la demi-heure d'oraison. Après cela, un peu de relâchement, où l'on demeure en paix ; puis faire un peu de lecture conforme à l'état de l'âme, un peu de repos, de silence et d'abandon, tant durant qu'après la lecture. Je crois qu'il serait bien utile de faire un peu d'oraison avant de se coucher : on ne saurait croire combien cela est avantageux. Ainsi j'opinerais à couper en deux la dernière demi-heure. Il faut prendre un peu de temps pour s'exposer devant Dieu, afin qu'Il fasse connaître les fautes et les inclinations déréglées qui sont en nous sans que nous les connaissions, car il suffit pour rendre une inclination déréglée qu'elle soit contraire à ce que Dieu veut de nous.

1Ce sont ceux qu'on appelle des quiétistes, avec lesquels on a tâché malignement de confondre les vrais spirituels et les mystiques les plus solides et les plus purs D

2[qui leur était donné pour travailler à la destruction d'eux-mêmes] D

3Ga 3, 3.

4ITh 5, 19.

  180 [D.3.13]. Opposition à se reconnaître.

 [69] J'ai toujours bien cru, monsieur, que lorsque je vous manderais la vérité de ce que Notre-Seigneur veut de vous, vous auriez peine à le supporter. Je m'en suis défendue autant que j'ai pu, et je l'aurais fait encore si vous ne m'aviez pas pressée là-dessus en me disant que votre âme m'était indifférente puisque je ne vous disais rien.

Dieu sait si elle m'est indifférente, et qu'en cas qu'il fallût donner jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour elle, si je ne la donnerais pas, et Lui seul sait ce que je souffre quand vous n'êtes pas comme il faut. Mais puisqu'il faut m'en taire, je m'en tairais volontiers pourvu que Notre-Seigneur ne m'oblige pas de parler. Plus vous m'assurez du contraire des défauts que je vous marque, plus j'en suis certifiée. Il ne s'agit point ici de tirer au bâton, mais je vous dis simplement ce que je connais. C'est à vous d'y acquiescer, ou de rebuter ce que je vous dis. Je suis toujours satisfaite lorsque j'ai obéi à Dieu. [70]

Si l'on osait vous dire tout, on vous dirait que ce je ne sais quoi qui vous fait dire que vous quitterez tout, n'est que pure nature et amour-propre, aussi bien que de rejeter la faute sur moi. Je la prends de tout mon cœur, et plût à la divine Bonté qu'en m'en chargeant et en me rendant Sa victime pour vous, je vous rendisse comme Dieu vous veut ! Les misères sur lesquelles vous vous récriez si fort sont les moins dangereuses. L'amour secret de vous-même que vous ne voulez pas avouer, et qui me perce le cœur, est une bien plus forte opposition aux grâces de Dieu en vous. Plût à Dieu que vous vissiez par mes yeux et que vous connussiez par mon cœur.

Mais il faut me taire et souffrir pour vous tant qu'il plaira à Dieu. Je pourrais garder le silence, mais je gémirais dans le secret de voir qu'une personne que Dieu s'est choisie avec tant de bonté et qu'Il a destinée pour Lui, ne veuille pas mourir à des bagatelles, et que par là il perde des trésors inestimables. Je vous dis ceci les larmes [71] aux yeux, et si je pouvais en verser de sang, je les donnerais. Vous ne connaîtrez que dans l'éternité l'amitié que j'ai pour vous. Si vous aviez voulu me croire ...1 Mais je n'ai rien à dire : il faut que Dieu fasse et que je demeure en silence. De quelque manière que vous en usiez dans la suite, je serai toujours inviolablement à vous en Notre-Seigneur.

1Points de suspension D

 181 [D.3.14]. Raison et amour-propre, obstacles à Dieu.

Il me semble de connaître que vous avez un amour-propre si fort, quoique caché sous la grâce, que si Dieu ne tenait la conduite qu'Il tient sur vous, vous resteriez toujours propriétaire. Vous vous êtes toujours conduit par la lumière de la raison, en sorte que, soit par votre propre conduite, soit par celle des autres, il [72] fallait toujours que vous trouvassiez dans votre esprit de quoi rendre raison d'une voie et d'un état ; et Dieu, qui veut vous purifier jusque dans la racine, vous fait prendre une conduite, non au-dessus de la raison, car ce serait une gloire, mais au-dessous d'elle ; et ce qui fait que vos peines durent tant et vont si avant, c'est que vous voulez toujours suivre la lumière de votre raison ; vous édifiez lorsque Dieu détruit et ainsi vous allongez votre supplice. Ce n'est pas qu'il faille rien faire de volontaire qui déplaise à Dieu, mais Dieu permet vos chutes pour vous détruire, et elles ne finiront que lorsque votre raisonnement finira.

Cet état honore la souveraineté de Dieu, et l'homme connaît mieux sa dépendance de Dieu dans ses défaillances que dans sa force. Le soleil darde ses rayons sur la boue, dans les cloaques, durant que les plus hautes montagnes sont privées de sa chaleur. L'état de boue n'est point opposé à Dieu. Mais que ne voyez-vous comme votre amour-propre était caché sous une humilité propriétaire ! Dieu le poursuit à outrance et, comme un homme [74] désespéré qui ne sait où fuir, il trouve mille cachettes pour se défendre ; il voudrait même trouver sa justification dans les choses les plus condamnables, et, n'en trouvant point, il se déchire comme le scorpion.

Il me paraît que la conduite de Dieu sur vous est une conduite de justice et d'amour. Vous vous abandonnez, mais vous vous reprenez par vos raisons, et dans votre abandon même, votre amour-propre y trouve sa vie et s'y satisfait. C'est pour cela qu'il faut que Dieu vous ôte encore l'abandon. Croyez que votre esprit propre est la source de vos peines et de votre purgatoire : lorsqu'il sera purifié, vous ne brûlerez plus. Que Dieu vous donne l'intelligence de ceci ! Il sait combien votre âme m'est chère et ce que je donnerais pour la conquérir à Jésus-Christ, sans prétendre rien pour moi que la mort et la perte. Ô qui dit perdre ne dit pas gagner ! [74]

 182 [D.3.15]. Connaissance de ses défauts.

J'ai bien de la joie, mademoiselle, que Dieu vous fasse connaître vos défauts les plus cachés. C'est une marque qu'Il veut vous en corriger. Vous ne sauriez être trop soumise à B., ni croire trop aveuglément les imperfections qu'elle dit être en vous, quoique vous ne les voyiez pas toujours. Cette petitesse à croire les défauts dont on nous reprend contre nos propres lumières, attire celle de Dieu dans notre âme et nous est fort utile. Quel mal vous peut faire de croire tous les défauts que l'on vous dit ? S'ils sont vrais, quel plus sûr moyen pour en être corrigée ? S'ils ne le sont point, nous ne laissons pas d'en être humiliés, et c'est un grand bien.

Je pourrais même vous assurer que quand même on vous dirait ces défauts par humeur, il ne laissera pas de vous être très utile en les recevant [75] en la manière que je vous ai dit. Nous avons une infinité de défauts que nous ne connaissons point et que la lumière des autres ne saurait même atteindre. Oui, nous devons être persuadés que nous en avons une infinité, cachés au fond de nous-mêmes, que Dieu ne nous montre qu'à mesure que nous sommes fidèles à faire usage de ceux que l'on nous dit. Vous êtes naturellement haute, tout ce qui vous rabaisse vous fait peine ; mais il faut aller par l'humilité et la petitesse, ne faisant aucun cas de tout le reste. La vertu qui ne nous fait pas ressembler au pauvre et humble Jésus n'est qu'une apparence de vertu. Prenez donc courage et allez sans vous rien pardonner.

 183 [D.3.16]. Combattre ses défauts naturels.

Vous outrez un peu la matière quand vous vous traitez de [76] détestable : il n'est pas question de cela. Je doute que vous soyez assez fidèle à Dieu et que vous suiviez assez exactement les lumières qu'Il vous donne pour ne vous point flatter et ne vous rien pardonner. Nous nous aimons si fort nous-mêmes que nous avons beaucoup d'indulgence pour nous sans nous en apercevoir. Nous suivons presque toujours notre naturel dans ce que nous faisons ou ne faisons pas ; cependant nous n'avancerons jamais qu'autant que nous irons contre ce naturel. Vous me direz : mais je ne le connais pas ! On cesse de le connaître à force de lui obéir, et on le connaît d'autant plus que plus on lui résiste. Je ne crois pas qu'il y ait personne qui puisse vous mépriser, mais si cela était, vous seriez trop heureuse de participer au mépris que l'on a eu pour Notre-Seigneur. Nous croyons Le respecter et L'aimer, et nous ne faisons ni l'un ni l'autre lorsque nous ne suivons pas Ses maximes et Ses exemples.

Le plus que vous pourrez vous taire sur les choses qui vous font de la peine, c'est le mieux. Imitons le silence de Jésus-Christ qui laissa tout faire [77] sans rien dire. Vous me direz que lorsque vous ne parlez point pour vous soulager dans votre peine vous demeurez indisposée contre les personnes qui la causent. Il faut chercher un autre soulagement que celui de la plainte. Vous serez bien plus soulagée en vous unissant à Notre-Seigneur Jésus-Christ et en Lui offrant ce que vous souffrez en union de ce qu'Il a souffert pour vous. Vous apprendrez auprès de Lui à aimer vos ennemis. Quand on ne prend pas cette voie, les peines grossissent dans notre imagination, tandis qu'en souffrant avec Jésus-Christ et pour Lui, les monstres mêmes ne paraissent que des moucherons. Il vous sera difficile d'abord de vous taire à cause de votre vivacité, mais dans la suite cela vous deviendra tout naturel.

Mais prenez garde à un certain extérieur que j'ai souvent remarqué en vous, c'est que vous êtes d'un sombre et d'un froid glaçants avec les personnes contre lesquelles vous êtes peinée. Efforcez-vous d'être gaie, cela vous donnera un commerce plus aisé avec les uns et les autres. Vous n'êtes sombre de la sorte que parce que vous [78] écoutez vos pensées et que vous réfléchissez sur le prétendu tort qu'on vous a fait. Si vous devez être comme cela pour tous, à bien plus forte raison le devez-vous être pour M., qui dans le fond est très bonne et qui a un vrai désir d'être à Dieu sans réserve. Il se peut bien faire qu'elle ait des intentions qui vous blessent, mais il se peut bien faire aussi que cet air sombre que vous lui marquez, lui en donne un pour vous, car le cœur sent le cœur. Ce n'est pas assez de rendre certains devoirs extérieurs : il faut faire les choses avec une certaine cordialité qui ouvre le cœur des autres et les fait changer en notre faveur. Je vous conjure de faire beaucoup d'attention à ce que je vous dis là, parce que, dans la disposition où est à présent M., pourvu que vous fassiez ce que vous faites pour l'amour de Dieu et avec cette cordialité qui vous est si naturelle pour les personnes que vous aimez, vous la gagnerez immanquablement et vous aurez avec elle un commerce agréable, au lieu de ce commerce tout hérissé d'épines que votre grand froid cause. [79]

Vous voyez par la peine que vous cause la hauteur et l'humeur des autres, celle que vous pouvez faire dans cette disposition. Je suis sûre que quand votre hiver se changera en printemps, toutes choses se renouvelleront. Dieu vous entoure d'épines et de croix afin que vous ne vous attachiez à rien qu'à Lui seul. Vous me trouverez bien laide d'avoir si peu d'égards et de complaisance pour vous, vous ayant tant d'obligations, mais il me paraît que je ne peux vous donner une plus forte marque de reconnaissance qu'en prenant tout l'intérêt imaginable à votre avancement intérieur : c'est l’unique nécessaire.

Ne vous arrêtez point à ce que vous sentez ou ne sentez pas, pourvu que vous soyez fidèle à vous vaincre, et à votre oraison. Ne vous découragez point de ne pas réussir d'abord en ce que vous voudriez. Si vous avez fait quelque faute là-dessus, ne vous en occupez pas, mais prenez un nouveau courage en Dieu pour réparer le défaut que vous auriez commis, lorsque vous en trouverez l'occasion. [80]

 184 [D.3.17].

Voilà une lettre que je vous envoie et que j'avais écrite : Notre-Seigneur m'avait fait connaître votre infidélité qui ne vient que de votre amour-propre et de l'envie d'être quelque chose. Il ne faut pourtant point vous décourager, je vous en prie. Notre-Seigneur permet cela pour vous faire voir la nécessité que vous avez d'être aidé, sans quoi vous péririez infailliblement. S'il me reste quelque crédit sur vous, je vous défends absolument ces sortes de choses. Il me vient une pensée que Dieu n'a fait cela que parce que vous n'aviez pas assez estimé le don qu'Il vous a fait : vous ne l'avez pas même connu, vous avez pris les choses naturellement au lieu de vous en servir pour mourir à vous-même. Je ne veux pas cependant que vous [81] preniez aucune résolution sans me la communiquer, et je serai bien aise que vous me mandiez ce que vous avez fait. Vous ne pouvez vous cacher à mes yeux qui voient tout en Dieu. Bon courage ! Priez Dieu qu'Il vous redonne à mon cœur, et tout ira bien.

 185 [D.3.18]. Découverte des défauts intérieurs.

Je craindrais d'être infidèle si je ne vous disais que lorsque je lus votre dernière lettre, je connaissais vos dispositions, et Notre-Seigneur me faisait remarquer certains petits défauts que je pourrais mieux vous dire que vous écrire. Il me paraissait bien des infidélités et votre fond m'était montré clairement. Ne nous trompons point nous-mêmes. Vous aspirez, vous espérez. Ô qu'il s'en faut bien que l'état que vous avez passé vous ait dépris de vous-même ! Je vous y vois attaché d'une manière qui ne se peut comprendre.

Au nom de Dieu, entrons dans la mort. On peut se tromper, mais on ne trompe pas Dieu. Votre âme m'est montrée plus clairement que la mienne : tout ce que vous avez fait depuis mon absence, la manière dont vous avez agi, même pour moi ; je voyais votre amour-propre, le désir que Dieu avait de votre âme et que vous fussiez à Lui sans réserve, l'effroyable opposition que vous y aviez à cause de l'attache que vous avez à vous-même, à être quelque chose, et à vos intérêts, que vous vous cachiez à vous-même. Je voyais comme vous vous cachiez aussi à moi, qu'il fallait entrer dans la connaissance de vous-même, et dans l'aveu de ce que vous êtes, pour être disposé à recevoir les écoulements de Dieu. Ô si vous compreniez la plénitude de vous-même ! Que ne puis-je vous la faire concevoir et que ne souffrirais-je point pour vous faire être ce que Dieu veut que vous soyez ! Mais hélas ! que je crains bien que vous ne m'en croyiez pas ! N'importe, il faut que je risque tout pour vous rendre tel que je vous désire. [83]

 186 [D.3.23]. Dommage des réflexions, etc.

Je m'étais bien imaginé, monsieur, que vous seriez dans la peine, et je vous assure que je vous porte compassion, mais je vous conjure, au nom de Dieu, de ne point vous étonner ni décourager de tout cela. L'habitude que vous avez à réfléchir est trop forte pour tomber si vite. Je vous prie cependant, au nom du saint Enfant Jésus, de calmer vos réflexions, ou plutôt de les laisser afin de posséder votre âme en paix par la patience. Si vous vouliez bien ne point écouter vos réflexions qui sont la source de tous vos maux, vous rentreriez aisément dans votre état simple, qui doit être le seul soutien de votre âme.

Il faut agir bonnement et abandonner à Dieu ces retours que vous [99] faites sur les choses, qui les rendent mauvaises lorsqu'elles sont les plus innocentes. Oubliez-les. Lorsque vous ne vous laissez point accabler de vos réflexions, tout va bien ; lorsque vous leur laissez gagner le dessus, vous êtes dessous pour toutes choses et le mal semble vous dominer : votre esprit n'étant plus docile à son Dieu, ni votre cœur dans sa douce tendance, tout se révolte chez vous.

Pourquoi quitter l'oraison ? Comment voulez-vous guérir si vous évitez le remède de vos maux, et comment vivre si l'on ne veut point recevoir la plénitude de la vie ? Dieu ne demande autre chose de vous, sinon que vous fassiez pour le dehors, de moment en moment, tout ce qui est de votre état, et pour le dedans, que vous adhériez à Son Esprit. Je vous le dis encore : tout ce qui nous arrive de moment en moment, à la réserve de nos propres fautes et péchés, est volonté de Dieu et nous n'en pouvons douter ; mais lorsque nous voulons par nous-mêmes faire quelque chose, et cependant nous couvrir du prétexte de cette volonté, ce n'est plus [100] cela, car c'est nous-mêmes qui agissons volontairement et qui attribuons à la volonté de Dieu nos œuvres défectueuses. Mais, demeurant dans l'ordre de Dieu selon notre état, nous sommes dans la volonté de Dieu. Par exemple, lorsque vous quittez vos obligations et que vous cessez de remplir vos devoirs, tout cela est humeur, volonté propre, défaut, et par là vous sortez de ce bel ordre de la volonté de Dieu. Il ne faut pas demeurer paresseux et nonchalant dans vos devoirs, et ceci roule sur le même principe de la volonté de Dieu. Votre nonchalance ne vient que parce que vous sortez de l'ordre réglé de votre état.

Mais aussi, il ne faut pas vouloir se procurer des ferveurs qui, étant d'un principe humain et naturel, seraient humaines et naturelles. Il faut faire en paix et tranquillement ce qui est de votre devoir, évitant les boutades1 de la nature, et cela, quoique simple et sans ferveur sensible, n'est point une nonchalance, mais une simple et tranquille action.

Communiez demain, au nom de [101] Dieu, et communiez avec courage, et la paix vous sera assurément donnée. Courage, je vous en prie ! Croyez-moi toute à vous en Notre-Seigneur. Les jugements téméraires ne viennent que du dérèglement de vos réflexions : retranchez vos réflexions et vous retrancherez tous vos défauts.

Consacrez-vous de nouveau à Notre-Seigneur pour marcher dans la voie dans laquelle Il vous a fait la grâce de vous introduire. Imitez sainte Madeleine, qui entra d'abord dans un si grand oubli d'elle-même qu'elle ne pensa pas même à ses péchés : elle resta abîmée dans l'amour, dans la paix, la confiance et le délaissement de toute elle-même entre les mains de Dieu. Ce sont les dispositions que je vous souhaite.

1bouderies.

  187 [D.3.24]. Ne point suivre les ferveurs.

 [102] Je crois qu'il est à propos pour deux raisons que vous empêchiez M. de parler et d'écrire : l'une parce que cela fait du tort à son âme, les choses qui lui sont données ne lui étant données à présent que pour s'en nourrir, et elle doit les conserver dans son cœur. Elle n'est pas en source, il s'en faut bien ; c'est pourquoi, en voulant répandre et communiquer, elle donne son nécessaire, ce qui la desséchera peu à peu. Dans ces temps-là, on suit un certain goût que l'on ressent en s'évaporant : c'est comme une liqueur précieuse qui réjouit par son odeur en la répandant, mais qui se perd en même temps.

L'autre raison est que, depuis ce temps, je m'aperçois de beaucoup d'altération dans son esprit ; et comme il en a déjà souffert extrêmement, cela serait dangereux. Recommandez-lui de manger de boire et de dormir plus qu'elle ne fait, et ne lui témoignez pas que je vous ai écrit ceci. Elle voulait encore recopier sa lettre si je ne l'en avais empêchée. Je sais ce que c'est que ces premières ferveurs ! [103]

Je ne vous dis rien de moi sur ce qu'elle vous en dit, car en moi je ne vois que le néant. En Dieu, tout est Dieu. En moi, je suis au-dessous de toutes choses ; en Dieu, je suis au-dessus de toutes choses. Il m'est impossible d'entrer dans la louange ni dans le mépris. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il n'y a rien dans la créature que de méprisable, car elle n'est par elle-même que néant et péché : c'est en Dieu que sont tout don, grâce, vertu et sainteté.

 188 [D.3.25]. Eviter la curiosité et la distraction.

Vous lisez toujours les livres curieux, et lorsque vous me mandâtes dernièrement que vous ne lisiez presque que l’Écriture Sainte, il me fut donné à entendre que c'était ce que je vous dis. Il est impossible que vous puissiez vivre en deux voies si opposées. Mes lettres ne vous seront plus utiles dès que vous changez1 de voie et de conduite. Dieu sait ce que je [104] voudrais faire pour votre âme et si je ne donnerais pas jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour vous, Dieu m'en est témoin, mais je n'ai nul pouvoir sur les âmes qu'autant qu'elles sont petites, soumises, dociles, et qu'elles font à l'aveugle ce que je leur dis. Quand elles ne le font pas, je ne les estime pas moins, mais je sens bien que je ne peux rien pour elles.

Dieu sait combien je vous aime et à quel point vous m'êtes cher. Qu'ai-je dû faire pour ma vigne que je n'aie fait1 ?  Vous ai-je celé quelque chose ? Et l'abandon à Dieu, sans lequel vous n'aurez jamais de repos, ne vous a-t-il pas soutenu ? Mais en vous écartant, ne vous désespérez pas tout à fait. Quittez ce qui vous embarrasse, et tâchez de vous séparer de l'occasion, qui n'est pas assurément selon Dieu. Si vous ne le pouvez, j'espère que Dieu finira des maux qu'Il n'a permis que pour vous faire concevoir, par votre expérience, la différence qu'il y a de ce qu'Il fait et de ce que nous faisons nous-mêmes. Ayez bon courage.

1[sic] : discordance dans l’emploi des temps.

2Es 5, 4.

 189 [D.3.26]. Ne point donner lieu à la tristesse.

J'ai appris, monsieur, de votre ami la mélancolie dans laquelle vous êtes. Il ne faut point que les vrais serviteurs de Dieu se laissent aller à la tristesse, au contraire, quelque affliction extérieure ou intérieure que nous ayons, il faut nous réjouir d'appartenir à un si bon Maître. Notre consolation dans les tentations les plus pénibles est de trouver dans la soumission à Sa volonté un refuge que nous ne pouvons trouver dans toutes les violences que nous nous faisons. Cette soumission et cet abandon à Dieu émoussent les forces de nos ennemis. Réjouissez-vous donc au contraire d'être trouvé digne de souffrir quelque chose pour le nom de Dieu.

Vous pourriez me répondre : ce sont mes misères qui m'affligent, c'est la révolte de la chair contre l'esprit. Qui est-ce qui a fait cette révolte de la chair contre l'esprit sinon la désobéissance [106] d'Adam ? Voulez-vous que l'esprit surmonte la chair ? Faites que votre esprit soit entièrement soumis à Dieu, car, à proportion que cette soumission s'accroît, le pouvoir de l'esprit sur la chair augmente. Il me semble, me direz-vous, que je n'ai aucun pouvoir pour empêcher les peines que je souffre. J'en conviens, mais soumettez-vous à Dieu pour les souffrir autant et en la manière qu'il Lui plaira ; alors, vous n'en serez plus affligé, au contraire vous vous réjouirez de dépendre si fort de Dieu que vous ne puissiez rien pour vous-même ni par vous-même.

Prenez donc courage, et réjouissez-vous de ce que Dieu est seul saint, seul pur, seul parfait. Honorez-Le par l'humiliation profonde dans laquelle vos misères vous réduisent. Mais vous ne L'honorez point par la tristesse, qui est un des plus grands pièges du démon pour vous rendre la vie intérieure ennuyeuse ; il fera même tous ses efforts en vous accablant de mélancolie pour vous la faire quitter. Mais surmontez toutes ses attaques par la foi : ce sont les armes dont saint [107] Pierre1 nous ordonne de nous servir contre lui. Mais en même temps, réjouissez-vous dans le Seigneur ; cette joie spirituelle abattra et désarmera votre ennemi. Il y a encore une autre cause de votre mélancolie, que j'ai dite à votre ami et qu'il vous expliquera lui-même.

Croyez que votre âme m'est très chère en Notre-Seigneur et que je Le prie de tout mon cœur de vous faire goûter cette paix spirituelle qu'Il donne à Ses véritables enfants.

1I P 5, 9.

 190 [D.3.27]. La mélancolie se chasse par l’oraison.

J'infère de ce que j'ai remarqué dans vos lettres que vous vous laissez aller à la mélancolie. Vous savez que c'est la perte de l'âme, puisque cela la cantonne et la renferme en elle-même. Le temps de la mélancolie n'est guère propre pour la solitude, parce qu'alors, au lieu que la solitude doit vous dilater en Dieu et vous donner, malgré vos misères, une sorte de joie [108] de ce qu'il est à Dieu, la solitude jointe à la mélancolie vous serre le cœur et vous l'étrécit. Les saints solitaires disaient que lorsqu'on était triste, il fallait chanter des cantiques qui portassent à la joie afin de ne point laisser rétrécir son cœur. Dieu est si grand et notre cœur si petit : comment pourra-t-il contenir l'immense si nous le rétrécissons encore ? Cela, malgré que vous en ayez, ne peut que vous occuper de vous-même.

Vous me direz que vous n'avez point de pensées dans ce temps-là, parce que vous le croyez de la sorte et que vous [les] oubliez facilement, car si vous n'en aviez point, vous n'auriez point le cœur serré : vous pourriez bien avoir quelques peines paisibles dont vous ne discerneriez point la cause, mais point de serrement de cœur. Faites en ce temps-là quelques lectures qui réveillent un certain germe de vie, et qui contribuent à vous rendre tranquille. Abandonnez-vous à Notre-Seigneur et recourez à Lui par le moyen de l'oraison ; ne manquez jamais d'en faire, quoique sans goût, car celui qui [109] s'approche du feu, quoiqu'il ne le voie pas, ne laisse pas d'en être échauffé. Je crois que ce qui fait cette grande obscurité dont vous vous plaignez, vient de ce que vous n'êtes pas assez exacte à faire l'oraison. Plus on s'éloigne de la région du soleil, plus on entre dans des pays obscurs et glacés ; mais en contre-échange, plus on s'approche du soleil, plus on éprouve une chaleur fortifiante.

Je n'ai jamais pu comprendre comment on pouvait être intérieur et négliger l'oraison. J'ai toujours combattu, autant qu'il m'a été possible, les sentiments ou l'opinion de quelques personnes qui disaient que lorsque l'on était avancé, on n'avait plus besoin de prendre de temps particuliers pour l'oraison. Qui peut se comparer à Jésus-Christ qui passait les nuits entières1 dans ce saint exercice ? Je sais qu'en certains emplois et dans certaines occasions qui surprennent, on ne doit faire aucun scrupule de la laisser pour remplir d'autres devoirs que la Providence nous fournit ; mais c'est une fois en passant, et on se donne bien de garde d'en faire une habitude. On la reprend [110] le plus tôt que l'on peut, et c'est sur cela que roule tout l'intérieur.

C'est encore un abus de s'imaginer que parce qu'on a la présence de Dieu durant le jour, il ne faille point prendre d'autres temps réglés pour faire oraison. La présence de Dieu est le fruit et l'extension de cette même oraison, et celui qui cesse de la faire, sous quelque prétexte que ce soit, ne conservera pas longtemps cette présence dans les actions de la journée. Je sais qu'il n'est pas toujours nécessaire de la faire à une certaine heure donnée, mais il faut se donner un saint loisir pour la pratiquer tous les jours. Nous donnons la nourriture à notre corps, donnons-la aussi à notre âme. Nous perdons tant de temps inutilement, donnons-en à Dieu ; il n'y aura que celui-là qui ne sera pas un temps perdu.

Je ne sais pourquoi je vous dis tout cela, sinon parce que je suis persuadée que vos peines, vos obscurités, vos serrements de cœur viennent du défaut d'oraison. L'oraison adoucit l'humeur, rendant petite et humble, ôte l'amertume de vos peines, rend le joug de Jésus-Christ doux et suave. Je vous   [111] prie d'en essayer un peu, et vous vous trouverez tout autre. Si vous ne vous en trouvez pas mieux, ne vous fiez plus à moi et ne me croyez plus.

Vous me direz : « Mais je n'y fais rien, je suis sèche et distraite ». Mais Dieu y fera pour vous, si vous y êtes fidèle et si vous n'entretenez point volontairement vos distractions. Ne savez-vous pas que, quand il y a longtemps que l'on n'a eu commerce avec une personne, elle nous devient étrangère ? Il faut converser souvent avec nos amis pour entretenir une certaine liaison pleine de familiarité. Il en est de même avec Dieu : plus nous conversons avec Lui, plus Il nous devient familier et plus nous L'aimons.

1Lc 6, 12.

 191 [D.3.28]. De la mélancolie et de la joie, etc.

Ce à quoi vous avez présentement le plus à prendre garde, c'est la mélancolie. Bien loin d'avancer ainsi les affaires du divin Maître, cela les éloigne tout à fait : la mélancolie [112] rétrécit le cœur, et il faut aller à Lui avec un cœur large et étendu. Notre cœur est déjà si petit pour loger l'immensité même, et cependant nous le rétrécissons et le flétrissons par le chagrin. Saint Paul, connaissant la nécessité de la joie pour aller à Dieu et pour persévérer dans le chemin de la vertu, recommande fortement à ses enfants1 la joie : il veut qu'ils se réjouissent dans la présence du Seigneur parce que Dieu aime cette simplicité enfantine. Cette joie paisible qui vient de l'amour sacré, loin d'enfanter le mal, ne le conçoit pas même. La tristesse est la mère et la source d'une infinité de passions, et nous rend, outre cela, pesants au service de Dieu : elle rend ce même service ennuyeux, au lieu que la gaieté fait que l'on fait toutes choses allègrement, sans peine et sans contrainte. Tout ce qui est contraint et forcé ne peut être de longue durée. L'homme est né pour la liberté : il faut qu'il la trouve au service de Dieu comme dans tout le reste. Je puis dire qu'il n'y a que ce service joyeux et agréable qui donne une véritable liberté à l'homme parce qu'il rend le cœur paisible. Et où est la paix, là est aussi la liberté. Cette liberté écarte le tumulte des passions que le chagrin nourrit. L'homme mélancolique tombe dans mille défauts que celui qui a goûté le Royaume de Dieu2, qui est paix et joie au Saint-Esprit, ignore.

Que ce soit donc votre principal travail que de ne point vous laisser aller à la mélancolie. Quand on l'a une fois laissée entrer dans le cœur, il est difficile de l'en bannir : il est beaucoup plus aisé de l'empêcher d'y entrer. Quand vous voyez qu'elle veut vous attaquer, tâcher de conserver au-dedans une douce tranquillité et au-dehors, amusez-vous à des riens. Évitez toutes réflexions ; ce sont elles qui font entrer le chagrin dans l'esprit. Contentez-vous de ce que vous avez à chaque moment ; ne désirez jamais ce que vous n'avez pas. Ne croyez jamais qu'aucun vous fasse tort, car celui qui ne mérite rien n'a pas lieu de rien prétendre.

Ce n'est point par des efforts d'actes d'humilité et de pensées qui vous rabaissent que vous viendrez à bout [114] de cela, mais c'est par une expérience réelle de ce que vous êtes. Il ne vous est pas bon de penser à vos fautes passées et de prévoir l'avenir : à chaque jour suffit son mal3. Ces réflexions ne servent qu'à vous rendre mélancolique. Celui qui ne compte point sur soi et qui est bien convaincu de sa misère, est humilié de ses fautes sans occupation et sans découragement. L'occupation et le découragement ne viennent que de l'orgueil : on présume trop de soi, on trouve en cela du mécompte, et ce mécompte afflige et chagrine. Poursuivez votre course, appuyé uniquement sur Jésus-Christ. S'Il vous laisse quelquefois tomber, c'est pour vous porter à vous jeter plus fortement entre Ses bras et à vous abandonner plus absolument à Sa conduite. Si vous vous laissez aller à la tristesse, vous serez comme ces enfants qui sont en chartre4 : plus ils mangent, plus ils maigrissent et viennent enfin dans une langueur mortelle. J'appuie beaucoup là-dessus parce que j'en sais la conséquence et que je prends un puissant intérêt à votre bien. [115]

Il ne faut pas s'étonner s'il y a des temps où vous avez peine à vous recueillir et à vous renfoncer en vous-même, qui est, comme vous dites, s'enfoncer dans le néant ; quand vous ne le pouvez pas facilement, ne vous forcez point par des actes, car le désir de votre cœur, qui est connu de Dieu, suffit. On trouve quelquefois les avenues bouchées ; Dieu le permet de la sorte, soit pour nous punir de quelque infidélité, soit pour rendre notre abandon plus simple. Il y a des temps où il paraît même qu'on soit rejeté de son propre cœur ; c'est ce que l'Imitation appelle l'exil du cœur5. Il le faut porter avec grande humilité et se tenir à la porte comme un mendiant jusqu'à ce qu'il plaise au Maître de vous l'ouvrir. S'Il est longtemps sans le faire, demeurez dans une douce persévérance, content de ce qu'Il fait, et ne voulant point être autrement que comme Il vous fait être.

Soyez comme un petit enfant entre [116] les bras de sa nourrice : tantôt elle le porte dans son sein, tantôt elle le met à terre, d'autres fois elle le met dans une espèce de petite charrette où il se tient debout, et elle s'éloigne de lui, persuadée qu'il ne peut se faire aucun mal. L'enfant est content de tout. Quelquefois il pousse sa petite charrette pour tâcher de joindre sa nourrice ; elle s'éloigne encore, et c'est ainsi qu'elle lui apprend peu à peu à marcher et à se laisser conduire. La tendance de votre cœur vers Dieu est le seul pas que vous pouvez faire présentement ; Il ne s'éloigne que pour Se faire chercher, ce Dieu d'amour, mais cherchez-Le en enfant et non point en homme. Plus vous serez simple et petit avec Lui, plus Il vous aimera. Saint Bernard dit que Notre-Seigneur s'est fait petit afin d'être plus aimable ; j'ajoute à cela qu'Il se l'est fait aussi pour nous apprendre à devenir petits, et c'est le seul moyen d'être agréable à Ses yeux.

N'aspirez point aux vertus hautes et fortes, mais à la vertu des enfants qui est d'être souples, simples, ingénus, désoccupés d'eux-mêmes, recevant également tout ce qu'on leur donne. Ô qu'on fait de méprises sur l'idée de la vertu ! Dieu a en horreur une vertu superbe, mais Il aime un enfant qui ignore même sa vertu et ce que c'est que vertu. Je porte une impression dans mon cœur que Dieu demande de vous une vie simple, uniforme, un dépouillement de tout esprit propre et de toute volonté propre, jusques au point d'ignorer ce que c'est que volonté. Je vous porte dans mon cœur.

1Ph 4, 4.

2Rm 14, 17.

3Mt  6, 34.

4Chartre : prison (Littré).

5Imitation de Jésus-Christ, Livre II ch. 9 § 1. D

  192 [D.3.29] ; Faiblesse de l’homme. Renoncement à soi.

 [117] Il est certain, monsieur, que ce ne sont pas toujours les temps consacrés aux mystères de notre salut que l'on est le plus recueilli : Dieu permet souvent le contraire pour [118] exercer notre foi et nous dégager du sensible ; et d'autres fois, le démon imprime sur les sens des sentiments tout contraires à ceux que l'on voudrait avoir. Il faut négliger tout cela et se tenir au solide, qui est la foi et l'abandon. Le néant et pauvreté est notre partage.

Deux choses m'ont fait rire dans votre lettre. La première est que vous me dites que je vous fasse entrer dans un état permanent et qui ne soit point sujet aux vicissitudes. Si l'on pouvait entrer dans cet état comme dans une chambre, cela serait bientôt fait, mais hélas : que la porte qui y conduit est étroite, et qu'il y a des morts à passer avant que d'y arriver ! Il est impossible de passer de notre propre vie à la vie en Dieu, où se trouve uniquement l'état permanent, sans passer par la mort à toutes choses ; non, il faut mourir, sans quoi point de bonheur, point d'état assuré. Mais qu'il est rare de trouver des personnes qui veuillent bien mourir dans toute l'étendue des desseins de Dieu ! Et qu'il faut être petit pour passer par une porte si étroite ! Il ne se faut point flatter : tant que nous resterons en nous-mêmes, nous ne passerons point en Dieu. Je ne sais qu'un sentier, qu'une voie, qu'un chemin, qui est celui du renoncement continuel, de la mort et du néant. Tout le monde le fuit et cherche avec soin tout ce qui fait vivre, nul ne veut être rien ; comment trouver ce que l'on cherche par un chemin contraire à sa possession ? Cela ne se peut.

L'autre chose qui m'a fait rire est que vous me mandez que vous allez travailler à former votre intérieur et à lui donner la situation qu'il doit avoir. Bon Dieu ! pouvez-vous avoir de pareilles prétentions ? Et ne savez-vous pas ce que vous pouvez par vous-même, qui êtes misère, pauvreté et péché ? Travaillez plutôt à laisser opérer Dieu en vous ; laissez-Lui tous les droits que vous avez sur vous-même, commencez à vous renoncer véritablement, et Il prendra soin de former votre intérieur, non pas peut-être à votre mode, mais à la sienne. Il en coûte un peu pour en venir là ; c'est pourquoi nul n'y tend purement. [120]

 193 [D.3.30]. Renoncement à soi. Fidélité à Dieu.

Je vous prie de vous abandonner beaucoup à Notre-Seigneur et de quitter votre manière ordinaire d'agir et de concevoir les choses pour vous délaisser à Lui, car Dieu veut absolument que vous mouriez à votre propre esprit. Que j'aurais de plaisir que cela fût de la sorte ! Tâchez de prendre le plus de temps que vous pourrez, cet Avent, pour vous tenir en silence auprès du Verbe, qui se tait et s'éteint, et d'éteindre le brillant de votre esprit plutôt que de le faire éclater ; ce sera dans ce silence ineffable et toujours éloquent que vous serez instruit de la vérité. Si vous voulez me croire en cela, vous recevrez de très grandes grâces. Si vous ne le voulez pas, j'en aurai un déplaisir mortel parce que je sais que si vous [121] êtes fidèle en ces petites choses, mon Roi vous constituera sur de plus grandes. Si vous n'y êtes pas fidèle, on vous ôtera assurément ce que vous semblez avoir. Celui qui ne sait pas tout perdre pour Dieu est indigne de Lui.

Je vous avoue que je m'en retournai affligée de la résistance que vous me fîtes. Vous voulez nourrir un esprit qu'il faut détruire. Croyez-vous qu'il ne sera plus propre à rien après la destruction ? C'est tout le contraire : vous direz parfaitement alors ce que vous ne faites que bégayer ; et ce qui n'est qu'un écho sans nourriture et sans fruit, deviendra une parole de vie éternelle qui apportera un fruit exquis. Vous ne sauriez me tromper en cela, et quand vous le feriez, vous ne tromperiez jamais Dieu, et vous m'entendriez vous dire pour une dernière fois ce que le prophète Samuel dit à Saül : Qui sont ces bêlements de troupeaux1 et ces réserves contre la volonté de Dieu ? Mais, ce, me direz-vous par un prétexte que l'amour-propre ne manquera pas de vous fournir, c'est pour sacrifier au Seigneur. Je [122] vous répondrai que l'obéissance vaut mieux que [le] sacrifice, et écouter vaut mieux qu'offrir la graisse des moutons. Ne croyez pas que ce soit une chose indifférente de faire ou ne faire pas ce que je vous dis ; non, assurément, et je vous le déclare de la part de mon Dieu, que si vous manquez dans ces petites choses qu'Il veut de vous, vous ne Le trouverez plus.

Vous me dîtes encore une chose, en partant, qui m'affligea ; c'est que, lorsque je vous dis que vous seriez peut-être infidèle, vous me dites que non,  et je vis que pour établir votre fidélité, vous comptiez beaucoup sur vous-même, et peu sur Dieu. Ô aveuglement ! Je veux que vous n'attendiez rien de vous-même. J'aimerais mieux de vous voir le plus faible des hommes que de vous voir fort de votre propre force. Il y a un passage si beau, qui assure que l'homme ne sera jamais fort de sa propre force2.

Tout ce que je vous dis vous paraîtra dur, cependant ce que je vous dis est esprit et vie pour vous. Je vous dis tout et je vous suis sévère, car [123] ce serait vous perdre que de flatter votre plaie. Si vous vouliez bien me croire en tout, la joie, la candeur, la simplicité et l'innocence deviendraient votre partage et vous gagneriez des millions de cœurs à Jésus-Christ. Je vous assure que Dieu me donne la lumière du lieu où l'amour-propre niche que l'on ne peut pas plus. Oraison, je vous en prie, oraison, silence, moins écrire, car sur le fait des lettres, on se fait des nécessités de répondre qui ne sont pas toujours nécessaires et qui ne servent qu'à en attirer d'autres. Tout ce que je dis ne vous épargnant pas, vous doit être la plus forte preuve de mon amitié.

1I R 15, 14, 15, 21.

2I R 2, 9.

 194 [D.3.31]. Croix journalières. Renoncer à soi-même.

Je vous assure que vous m'êtes très chère en Jésus-Christ. [124] Défiez-vous des pensées qui peuvent vous donner d'autres idées, et tenez pour suspects les discours qui peuvent vous éloigner insensiblement de moi, non à cause de moi qui ne suis rien, mais parce que Dieu vous ayant choisi ce moyen, vous ne ferez rien qu'autant que vous y serez entièrement unie. On ne vous dira pas ouvertement du mal, mais on sème adroitement certaines petites choses qui diminuent la confiance et causent un petit dégoût secret. Je vous dis ceci pour vous précautionner, car il y a plusieurs Docteurs en Israël mais il n'y a qu'un Père en Jésus-Christ1. Quelquefois la perfection est attachée à la fidélité que nous avons pour les moyens que Dieu nous a choisis, et lorsqu'on s'éloigne de ces moyens, on s'éloigne de Dieu.

Je ne suis point surprise que vous sentiez pour N. des sentiments si différents : d'un côté, l'amour de la solitude vous fait appréhender ce qui vous en retire et distrait ; d'un autre côté, comme vous avez le cœur bon et tendre et que vous l'avez beaucoup [125] aimé, son éloignement cause une certaine peine dans les sens. Accoutumez-vous à aller à Dieu au-dessus de tout goût et de tout sentiment. Tâchez de ne point contrarier N., laissez-le dire, et ne paraissez pas l'improuver ; souffrez la contradiction qu'il vous fait, sans témoigner d'emportement ni même de chagrin. Ce sont ces petites croix qui font les croix de tous les jours2 que Notre-Seigneur nous ordonne de porter. Les grandes croix et d'éclat sont rares ; ce ne sont point aussi celles que Notre-Seigneur nous commande d'aimer et de porter, mais ce sont de petites croix continuelles et journalières, qui fatiguent perpétuellement la nature et l'irritent même. Vous avez un bon nombre de celles-ci, tâchez donc d'en faire usage en esprit de mort et de renoncement à vous-même. Ce sont ces petites croix qui nous tirent le plus tôt de nous-mêmes.

La lumière que vous avez est excellente : nous serions en solitude dans les places publiques si nous étions loin de nous, et nous ne sommes pas en solitude, dans la solitude la plus forte, [126] lorsque nous sommes avec nous-mêmes. Ce nous-mêmes est composé de notre propre esprit, de notre propre volonté, de tout ce qui nous flatte au-dehors et au-dedans, de tout intérêt propre, tant spirituel que temporel, de propriété même dans le bien, de l'amour de notre propre excellence, même dans la pratique des vertus, et de tout ce que nous regardons en nous et pour nous, et non en Dieu et pour Dieu. C'est pourquoi l’Évangile recommande si fort le renoncement à nous-mêmes et la pauvreté d'esprit. Prenez donc courage, et faites une guerre avec ce vous-même, qui ne finisse que par sa destruction. Ô que vous serez heureuse et libre lorsque vous serez délivrée de ce vilain moi ! Regardez-le comme votre plus grand ennemi. Il ne faut point lui donner de relâche ; soyez sûre que vous n'aurez de parfait repos que par là.

Vous avez été nourrie de lait, il faut commencer à manger le pain des forts. Défiez-vous de tout ce qui vous flatte. Aimez la vérité. Je vous embrasse.

1I Co 4, 15.

2Lc 9, 25.

 195 [D.3.32]. Fidélité.

Dieu veut assurément de vous une grande fidélité, et la mort de tout ce qui est de sensible et naturel est de saison pour vous. Ce renouvellement que vous avez senti est la marque que Dieu veut que vous étrangliez la nature sans miséricorde. Il faut mourir à tout ce qui est de sensible avant de mourir à tout ce qui est de l'esprit.

Soyez donc courageux dans le courage de Dieu même pour ne vous rien pardonner, et vous serez comme Dieu vous souhaite. Le moindre amusement de la nature est pour vous une infidélité qui la fera vivre autant de temps que cela durera, elle prend même des forces dans ces petits repos. Pour ce qui s'est passé, laissez-le à la justice de Dieu.

 196 [D.3.33]. Fidélité.

Je vous ai dit quantité de fois qu'il vous fallait une fidélité inviolable, car il s'agit de faire mourir la nature qui est en vous toute vivante, et il n'est pas encore temps de vous perdre à vos activités, mais bien de vous sauver par la peine et la douleur, la violence et la mort. Soyez donc fidèle à ne vous rien pardonner, mais lorsque vous êtes tombé, souffrez la peine et la douleur qui vous en est imprimée ; mais n'allez pas chercher subtilement, par vos réflexions et sous bon prétexte, à vous procurer une douleur que l'on ne vous imprime pas, car ces sortes de douleurs procurées sont de friands morceaux pour la nature, qui vit de rapines et qui se console aisément dans ses chutes lorsqu'elle sent une vraie douleur de les avoir faites. Laissez-la donc mourir sans lui donner [129] ce morceau qui est pour elle de bon goût.

Lorsque vous êtes fidèle, ne vous étonnez pas des furies de la nature qui, ne trouvant point son compte et trouvant toutes les avenues bouchées, fait des siennes et s'échappe. Pensez seulement qu'il faut tuer la nature par l'esprit chez vous, et qu'il faut, chez N., tuer l'esprit par la nature. C'est assez vous en dire. Marchez de votre mieux ensemble par un chemin si différent. Il faut que vous vous serviez l'un à l'autre de moyen de perte, quoique d'une manière bien différente. Ne perdez point courage. Demeurez simplement dans votre oraison, sans vous multiplier en nulle manière, par aucune activité sous prétexte d'être mieux et de goûter Dieu davantage.

 197 [D.3.34]. Jeûne indiscret.

J'avais au cœur, ma chère demoiselle, que c'était quelque [130] raison particulière et par vous-même que vous avez commencé à mener une vie aussi extraordinaire que celle où vous vous êtes réduite. L'habitude de ne rien prendre vous en a fait par la suite une nécessité. Quoique la tentation grossière ait paru vous quitter par là, vous n'avez pas vu que vous avez fait deux fautes notables : la première, vous avez manqué d'abandon à Dieu, et vous avez eu plus de confiance dans vos œuvres qu'en Dieu même ; la seconde faute est que vous abrégez vos jours et vous mettez hors d'état de répondre aux desseins de Dieu qui voulait sans doute achever en vous Son ouvrage.

Vous avez fait comme un architecte à qui on ordonne de faire un bâtiment magnifique et qui se contente de faire un portail et laisse tout le reste. L'amortissement des sentiments extérieurs paraît une chose considérable à ceux qui n'ont pas d'autres lumières, mais la mort intérieure à soi et même à ces choses est ce qui fait l'édifice que Dieu voulait bâtir en vous.

Je comprends fort bien que le démon a cessé ses attaques extérieures : [131] il est assez content de vous avoir menée au point qu'il voulait, qui est d'empêcher l'ouvrage merveilleux de la consommation intérieure en Dieu par Jésus-Christ, de vous ôter vos forces afin que vous ne puissiez plus soutenir les épreuves de Dieu et le poids de Son amour. Ce que vous devez donc faire à présent est de reprendre peu à peu la nourriture, pas beaucoup à la fois, car la longue habitude que vous avez prise ferait que vous ne la pourriez supporter : quelques cuillerées de bouillon un jour, et augmentez peu à peu la dose ; vous vous trouverez en état de pouvoir vivre et vous soutenir insensiblement. Il faut joindre à cela un grand abandon de tout vous-même entre les mains de Dieu. Ne vous étonnez pas des scrupules que vous auriez de prendre plus de nourriture, car le démon fera ce qu'il pourra pour vous en empêcher ; il vous brouillera même afin de vous faire désister d'entreprendre ce que l'on vous prescrit, mais soyez courageuse et combattez le combat du Seigneur.

L'intérieur ne consiste pas dans [132] le repos d'esprit que vos pratiques vous donnent, mais à se laisser entre les mains de Dieu. Soit que l'ange remue la surface de la piscine, soit qu'il la laisse reposer, ce sera toujours pour votre bien et pour votre parfaite guérison. Les voies de Dieu sont bien différentes de celles que les hommes s'imaginent. Ils ne connaissent qu'un certain travail qu'ils veulent faire et continuer. Dieu les laisse faire pour un temps, voyant leur bonne volonté ; Il semble les y secourir même, mais après, Il veut tout détruire afin de substituer sa seule opération en la place. J'espère que le cher M. vous fera entendre ce que je vous dis par cette lettre. Croyez que vous m'êtes infiniment chère en Jésus-Christ, mais, je vous prie, obéissez et préférez l'obéissance à toutes vos vues pour imiter Celui qui a été obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix. Je Le prie de vous être toutes choses. Ne vous donnez pas la peine de faire un détail plus long des motifs qui vous ont fait entreprendre ce genre de vie : je les comprends par le peu que vous m'en dites. [133]

L'amertume du cœur que vous avez sentie autrefois, en quittant votre jeûne excessif, ne venait que de la contradiction que l'on vous faisait à ce que vous vouliez entreprendre. Quand même vos peines et vos tentations reviendraient, ne désistez point d'obéir, car le démon ne manquera pas de vous en susciter quelques-unes pour vous porter à reprendre votre propre conduite. Mais demeurez abandonnée à Dieu qui se servira même des attaques de l'ennemi pour remporter en vous une véritable victoire, non selon vos vues mais selon les siennes, en vous déprenant de vous-même et de tout appui en vos œuvres. Que s'il vous venait quelques peines, vous n'avez qu'à m'écrire ou me faire écrire, et si je suis encore au monde, je vous répondrai à tout. En attendant, je vous dirai qu'il y a une paix intime, profonde et inaltérable infiniment au-dessus du repos d'esprit que vous trouvez, laquelle ne s'acquiert que par la mort intérieure et l'entière désappropriation. Quand vous en aurez fait l'expérience, vous avouerez que la tempête extérieure et superficielle n'est rien en [134] comparaison de cette pure et profonde, quoique non pas toujours délicieuse, paix que Dieu fait éprouver dans le centre de l'âme. C'est ce qui fait que l’Écriture nous dit : Celui qui n'est pas tenté, que sait-il1 ?, et en un autre endroit : celui qui se prépare à la piété solide doit s'attendre aux tentations2.

1Si 34, 9.

2Si 2, 1.

 198 [D.3.35]. Pour être à Dieu.

Quoique je vous aie vu, je ne laisse pas de vous écrire ma pensée sur la lettre que j'ai trouvée. Dieu vous veut assurément pour Lui-même et Il vous a choisi pour cela préférablement à bien d'autres. Mais vous n'y arriverez que par un chemin entièrement opposé à tout ce que vous vous en étiez figuré ; et Dieu le fait pour deux raisons : la première est pour [135] détruire votre propre vie en toutes choses, et la seconde pour arracher votre amour-propre, qui est tel que, si vous le voyiez, vous en seriez effrayé. Je veux bien, parce que Dieu le veut, - sans regarder ni les désagréments ni les peines qu'il y a à souffrir pour moi, - servir à Dieu d'instrument de votre destruction et il faut même en cela que vous creviez sous votre raison et sous votre inclination naturelle qui voudrait tout autre chose que ce que vous avez, quoique Dieu vous donne infiniment plus que vous ne sauriez espérer ni prétendre. Vous ne connaîtrez que tard le don que Dieu vous a fait, et vous ne le connaîtrez que lorsque vous ne l'aurez plus. Il faut vous faire un petit détail comme votre propre intérêt se rencontre en toutes choses : vous vous rapportez tout, vous vous regardez en tout, et il faut vous oublier vous-même, avoir en horreur vos propres intérêts et rapporter tout à Dieu. Vous n'arriverez à cela que par la destruction de tout vous-même, et cette destruction ne s'opérera que par le renversement de tous vos [136] desseins, de toutes vos vues et de toutes vos lumières. Dieu se plaira de salir ce que vous voudrez purifier, de rendre horrible ce que vous voudrez faire beau, de détruire ce que vous voulez édifier.

Dieu vous aimerait plus dans la boue et dans la fange que dans la propriété où vous êtes, car Il regarde le premier comme une chose indifférente et Il a de l'horreur pour le dernier. Il se sert même de la boue pour purifier, comme d'un savon qui semble salir ce qu'il nettoie. Il veut vous éclairer comme l'aveugle-né, mais il faut en même temps que vous entriez dans le parfait renoncement de vous-même, que vous vous haïssiez autant que vous vous aimez. Vous cherchez votre intérêt spirituel ou temporel ; il faut au contraire ne chercher ni l'un ni l'autre, mais demeurer abandonné à Dieu sans réserve. Vous tendez à tout ce qui est élevé, soit devant Dieu soit devant les hommes, et il ne faut tendre qu'à l'abjection et à la petitesse. Vous ne vouliez dans l'intérieur que le beau, que le grand, que le sublime, et Dieu vous a donné tout le contraire, la boue pour partage. [137]. Vous vous estimiez être quelque chose, et vous n'êtes rien.

Vous me démentirez là-dessus parce que vous ne vous connaissez pas, quoique je tienne votre âme en mes mains et que je la voie à nu. Vous vous cherchez dans le temporel, vous fuyez la pauvreté, vous pensez à des établissements, et si vous vous abandonniez à Dieu, Il y penserait pour vous. Vous êtes continuellement occupé de vous-même, et il faut vous vider : vous devez éviter avec plus de soin un retour sur vous-même que vous n'éviteriez la rencontre d'un démon, car le démon ne vous nuira qu'autant que vous serez plein de vous-même. Il n'attaque point ceux qui marchent par le sentier par où Dieu veut que vous marchiez ; au contraire il les craint et les fuit ; mais il se plaît à attaquer les âmes qui s'attachent aux choses grandes et aux lumières de l'esprit. Tout ce que vous faites ne tend qu'à être, selon l'esprit, quelque chose : si vous lisez, c'est pour vous remplir l'esprit, et il faudrait le vider afin que Dieu le remplît de Lui-même.

[138] Ne me dites point que vous êtes dans un poste où vous avez besoin de cela. Je vous dis que, dorénavant, vous ne serez plus rien par l'acquis, mais par l'infus. Mais, me direz-vous, je ne l'ai point cet infus ; non, vous ne l'aurez pas - que par la perte de tout. Vous vous tuerez l'esprit sans rien avancer, et tous vos soins ne serviront qu'à le rendre plus stupide ; mais, si vous vous laissez vider de vous-même et de toutes choses, vous aurez infiniment plus que vous n'attendiez et que toute l'étude ne pourrait vous donner. Mais comment me vider, me direz-vous ? Laissez-vous vider à Dieu, et avec un ferme courage, mourez à votre raison. Vous n'avez non plus de courage qu'une poule. Suivez simplement les instincts intérieurs qui vous portent ou à ne pas faire, ou à faire. Mais, me direz-vous, comment démêler ces instincts ? Rien de plus aisé pour une âme simple et fidèle, rien de plus difficile pour une personne qui ne l'est pas et qui veut se conduire par la raison, loin de se soumettre à la foi aveugle. Si vous êtes fidèle à suivre d'abord un [139] mouvement et un instinct, cette fidélité vous éclairera pour en suivre un autre ; ainsi vous apprendrez peu à peu, par votre expérience à connaître ce qui est de l'esprit de Dieu et à le suivre. Mais attendez, comme il fut dit à saint Pierre : Quand vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez, mais lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra et mènera où vous ne voulez pas aller1. Il en sera de même de vous. Vous êtes encore plein de votre intérêt de salut, de perfection, de fermeté, d'avancement, d'espérance, même temporelle, il faut que tout cela périsse. Plus vous rentrerez en vous-même suivant votre raison, et plus vous allongerez votre supplice ; plus vous sortirez de vous-même et de votre raison, plus tôt serez-vous mort et délivré.

Vous avez beau me dire que vous avez cent affaires que vous ne pouvez éviter. Je vous dis que vous vous en faites les trois-quarts. Suivez Dieu, et Il vous ôtera peu à peu le superflu. Prenez ce temps pour demeurer en solitude et quand vous ne feriez autre [140] chose que demeurer en repos, vous feriez beaucoup, parce que par cette cessation de toute action vous donneriez lieu à Dieu de vous remplir. Vous êtes toujours plein : vous ne donnez aucun lieu à Dieu, soit parlant, soit lisant, soit écrivant. Je vous conjure de cesser toute action dans votre retraite, et de prendre ce temps pour, en cessant toutes choses, donner lieu à Dieu de vous vider de vous-même et de vous remplir de Lui. Vous voulez toujours faire, et Dieu veut que vous ne fassiez rien, puisque au contraire Il détruira toujours ce que vous édifierez ; et ainsi, si vous vous employez toujours, Dieu ne sera jamais occupé qu'à vider et détruire, et Il ne vous remplira pas de Lui-même.

Au nom de Dieu, entrez dans ce que je vous dis, croyez-moi sans hésiter et soumettez-vous sans raisonner à tout ce que Dieu me fait vous dire ; et soyez assuré que, si vous en usez de la sorte, vous trouverez bientôt le lieu tant désiré. Que si vous ne suivez pas ce que je vous dis, je ne pourrai vous dire autre chose que [141] ce que Debora dit de Ruben : Pourquoi s'amuser à demeurer entre deux termes2, tantôt dehors, tantôt dedans ? Tu écoutes ta raison ? Vous n'avancerez jamais, vous ne serez ni fort en Dieu, ni en vous, et vous souffrirez toute votre vie de ce partage. Prenez donc courage, et prenez à l'aveugle ce que Notre-Seigneur me fait vous dire, car c'est assurément ce qu'Il veut de vous, sans cela, mon âme n'aurait plus rien pour conduire la vôtre, et les lettres seraient des amusements. Soyez persuadé que plus vous entrerez dans ce que je vous dis, plus il me sera donné pour vous aider et conduire, et plus il vous sera donné à vous-même.

Lisez et relisez cette lettre, car elle est tout ce que Dieu veut de vous ; lisez-la sans raisonner, avec dépendance à l'Esprit qui l'a dictée, sans vous regarder, ni celle qui l'a écrite, et vous verrez qu'elle aura son effet, et que votre cœur se rendra témoignage de la vérité qui y est. Prenez donc courage et soyez persuadé que Dieu ne vous a pas pris pour vous [142] perdre ; que s'Il vous perd en apparence, c'est pour vous mieux sauver. Évitez les réflexions plus que la mort, et suivez en enfant ce que l'on vous a dit, et votre âme entrera peu à peu dans la vraie lumière du jour éternel. Ce sera là que, voyant les choses en Dieu, elles les verra bien d'un autre œil qu'elle ne les regarde : tout ce qu'elle voyait grandeur, pureté, élévation, vertu, lui paraîtra bassesse, impureté et néant.

1Jean  21, 18.

2Jg 5, 16.

 199 [D.3.36]. Soumission. Ingénuité.

Je crois que vous devez vous combattre et vous défier beaucoup de vous-même dans les répugnances que vous avez pour N. : regardez cela comme une tentation. Lorsque Dieu nous a donné quelqu'un, il ne faut suivre, dans les conseils qu'on demande, ni goût, ni dégoût, mais agir toujours également.

 Le dégoût, lorsqu'il [143] n'est pas dans les sens, est souvent plus utile que le goût sensible, parce qu'on fait alors purement pour Dieu ce qu'on ferait par inclination. La violence qu'on se fait à se découvrir, lorsqu'on a ce dégoût, donne une simplicité et une ingénuité si nécessaires et si agréables à Dieu, au lieu que, lorsque le goût fait agir, on est souvent ingénu par amour-propre. On ouvre facilement son cœur lorsque le goût s'en mêle : cela est naturel et sans vertu ; il n'en est pas de même lorsqu'on se fait violence : tout ce qu'on fait est vertu, étant purement pour Dieu. Soyez donc fidèle à tout découvrir à N. et à lui obéir comme un enfant. Surmontez la honte et la peine. Lorsque vous avez manqué à lui obéir, dites-le lui simplement. Accoutumez-vous à devenir ingénue ; c'est un grand avantage et qui fait beaucoup avancer l'âme. C'est à quoi vous devez travailler, plutôt qu'à la recherche scrupuleuse du passé. [144]

 200 [D.3.37]. Se laisser conduire en enfant.

Oui, c'est de tout mon cœur, ma chère enfant, que je vous reçois, et de toute l'étendue de mon âme. Il ne tiendra jamais qu'à vous que nous ne soyons unies. Je veux bien réchauffer votre cœur : qu'il s'expose donc et il se trouvera bien. Ne croyez pas à toutes sortes d'esprits, mais laissez-vous conduire comme un enfant et Dieu aura soin de vous. Mon cœur est toujours prêt à recevoir le vôtre, mais il ne peut le recevoir s'il ne se donne. Il n'y a personne qui sache ce que vous me faites souffrir que Dieu, et ce que vous coûtez à mon cœur, mais s'il fallait, pour l'acheter, donner ma vie, je la donnerais de bon cœur.

Ne parlons plus du passé, et tâchez d'entrer dans les dispositions de petitesse où Dieu vous désire. Il est le plus petit et le plus pauvre des hommes, et le plus anéanti. [145]

Tous les saints pourraient vous trouver et vous parler que cela ne servirait de rien s'ils n'ont pas grâce pour vous, car Dieu est maître des moyens de se communiquer, et c'est à nous de nous soumettre à ce qu'Il veut. Tout autre voie vous éloignera de Dieu : demeurez-y donc. Il est vrai qu'il serait plus avantageux pour moi-même que vous quittassiez tout à fait, parce que si vous ne m'étiez plus rien, je ne souffrirais plus rien, car c'est comme si on m'arrachait le cœur lorsque vous n'êtes pas fidèle. Hé ! pourquoi faut-il que vous quittiez la source des eaux vives1 pour vous désaltérer incessamment dans des citernes rompues qui ne peuvent tenir l'eau ?

1Jr 2, 13.

 201 [D.3.38]. Lait des enfants. Pain des forts.

M. m'a lu votre lettre, ma très chère sœur en Notre-Seigneur, et elle m'a donné beaucoup de joie et un goût intime de votre cœur. Ne vous étonnez pas si vous n'avez plus le doux recueillement d'autrefois et cette présence perceptible que Dieu donne à ceux qu'Il veut attirer à Lui dans le commencement. Lorsqu'Il les affermit dans Son amour et qu'il est sûr de leur cœur, Il les sèvre de tout cela pour les faire marcher en foi et en croix. Le premier état est le lait dont parle saint Paul, et le second est le pain des forts : dans le premier, Dieu nous donne des témoignages de Son amour et dans le second, Il en exige du nôtre.

Il tient cette conduite pour plusieurs raisons : premièrement, afin que nous ne nous attachions à aucune consolation, mais à Lui seul, purement et nûment, parce qu'il faut suivre Jésus-Christ nu sur la croix ; la seconde raison est que l'amour-propre [147] se nourrit de ces choses, quoique l'on ne s'en aperçoive pas. La troisième est pour nous faire marcher en foi nue et ténébreuse, et par un amour pur et dégagé de tout intérêt, aimant Dieu au-dessus de tous dons et de toutes récompenses, ne voulant rien de Dieu pour nous que Sa très sainte volonté, et ne désirant que Sa pure gloire, quand ce serait à nos dépens. La principale raison est pour nous tirer hors de nous-mêmes, nous faisant mourir à tout ce qui est du vieil homme et à toute propriété, afin d'être vêtus, animés et vivifiés par l'homme nouveau.

 La foi nous épouille de toute lumière créée, soit de la raison, soit des illustrations, afin que, par la perte de ces choses, nous soyons remplis de la vérité pure et nue, sans quoi nous ne serions jamais renouvelés et régénérés. La charité, ou l'amour pur, détruit en nous toutes sortes d'affections et de désirs, toute volonté, tout goût, tout sentiment, afin que nous ne soyons imprimés que de la seule volonté de Dieu. C'est la foi qui opère la véritable pauvreté d'esprit, et c'est [148] l'amour qui nous sépare de toutes choses et de nous-mêmes, mais un amour nu et inconnu et non pas un amour goûté, senti et aperçu. Tenez-vous donc heureuse de ce que Dieu vous traite comme Il a traité Son Fils, qui dans les plus extrêmes douleurs extérieures, fut dans le plus extrême délaissement, lorsqu'il dit :Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-Vous abandonné1 ? Toute dévotion qui ne va point à nous rendre conformes à Jésus-Christ m'est un peu suspecte, mais celle où je vois la croix et le délaissement remplit mon cœur de joie.

J'avoue que c'est une chose bien dure que d'être obligée d'entendre tous les discours frivoles des créatures. Il faut supporter en patience tout ce qui est de notre état ou qui nous vient par providence, et éviter autant qu'on peut les conversations que l'on peut éviter. La solitude extérieure est fort agréable au cœur qui aime Dieu, mais quand elle nous est dérobée par la Providence et non par notre choix, il faut le porter en patience et pour [149] l'amour de Celui que ces choses semblent nous dérober. Je prie Dieu de vous être toute chose et de vous être par Lui-même, et non par Ses dons, votre force et votre soutien. Croyez-moi en Lui véritablement à vous. Je désire de tout mon cœur que nous soyons unies en Lui pour le temps et pour l'éternité.

La véritable tendance que Dieu donne à un cœur qui L'aime, c'est la simplicité et la petitesse. Il n'est véritablement honoré que par les enfants, et ce sont eux qui lui rendent une louange parfaite2. J'ai bien de la joie de ce que le divin Maître vous donne de l'inclination pour la petitesse. Quand serons-nous si petits que nous ne nous apercevrons plus nous-mêmes et qu'on ne nous apercevra plus ? Quand serons-nous tout enfantins ? Je vous avoue que tout ce qui est grand ne me convient point. Ah ! que l'enfance me fait un grand plaisir ! Je ne me trouve bien qu'avec les enfants, ou avec ceux qui le veulent bien devenir. [150]

1Mt  27, 46.

2Ps 8, 3.

 202 [D.3.39]. Avis de conduite, etc.

Ne vous inquiétez point, ma chère dame, de l'état de peine où vous vous trouvez, et où vous vous êtes trouvée jusqu'à présent. Le démon ne ferait pas tant d'efforts contre vous s'il ne voyait bien que Dieu, qui vous a choisie pour Lui, veut achever en vous l'œuvre qu'Il a commencée : le diable n'attaque point ou très peu les mondains parce qu'ils sont à lui, mais il attaque avec force toutes les âmes de bonne volonté ; lorsqu'il ne peut les faire pécher réellement, il les attaque par des craintes et par des doutes. Nous ne voyons guère de gens déréglés se croire damnés, et avoir de pareilles tentations ; au contraire, il leur ôte toute idée de l'avenir, de peur qu'une terreur salutaire ne les convertisse. Mais pour les âmes simples et de bonne volonté, il les tente de cette pensée imaginaire qu'elles sont réprouvées, afin ou de les jeter dans le désespoir, ou de les occuper perpétuellement d'elles-mêmes, les troubler et empêcher cette douce tranquillité que donne l'oraison simple.

Pour votre oraison, ne tâchez pas de vous donner aucun sentiment par vous-même, soit de tendresse pour la Passion de Jésus-Christ, ou sur d'autres vérités. L'oraison de silence renferme éminemment toutes ces dispositions. Continuez-la, je vous en conjure, quoique vous vous trouviez sèche et distraite : vous ne laisserez pas d'en sentir de merveilleux effets, non pas toujours aperçus, mais très réels. Dieu permet cet état plus sec dans le temps de l'oraison, afin que la nature et le démon, ne pénétrant pas ce qui se passe dans l'intérieur, ne [152] dérobent rien et ne se servent pas des miséricordes de Dieu pour nous inspirer de la vanité et des retours d'amour-propre sur nous-mêmes.

Soyez fidèle à l'oraison, quoique vous vous y trouviez souvent plus distraite que dans vos occupations. Quand les distractions sont trop fortes, un petit retour au-dedans vers Dieu qui habite dans votre centre, suffit pour vous remettre. Dieu se fait apercevoir quelquefois dans les occupations pour nous empêcher de nous trop dissiper, mais, pour l'oraison, où Il veut éprouver notre foi et notre amour, Il nous y tient plus sèchement, afin que nous n'ayons d'autre vue en la faisant que Lui-même et que d'accomplir Sa sainte volonté. Les distractions involontaires n'empêchent point l'oraison lorsqu'elle est simple et du cœur, parce qu'il n'y a aucun rapport entre l'imagination et la volonté. Dieu prévient la prière du pauvre, c'est-à-dire de l'âme qui, n'ayant rien, ne désire rien pour soi, ne voulant uniquement que ce que Dieu veut en elle et pour elle. Continuez donc à faire cette oraison [153] de silence, soit dans une posture humiliée, soit assise, car il ne faut vous prosterner quand vous êtes grosse. Dieu qui opère en vous dans le secret, voyant votre fidélité à continuer l'oraison malgré les peines et les diverses tentations du démon, vous comblera de Ses miséricordes.

Ne vous mettez pas en peine de l'état que vous croyez un assoupissement : Dieu s'en sert pour arrêter la volubilité de votre imagination et vous posséder plus pleinement. Vous devez juger de l'avantage de cet état par les effets qui vous en restent. Soyez persuadée que tout ce qui décourage vient du démon, et non pas de notre bon Maître. Il faut vous abandonner entièrement à Lui. Votre état est très bon, mais la nature ne compte pour bon que ce qui la satisfait, que ce qu'elle voit et discerne.

Tous les discernements et toutes les choses extraordinaires dont les hommes peu éclairés font tant de cas, ne servent qu'à nourrir l'amour-propre et nous arrêter dans la voie de Dieu. Un état plus simple et plus nu nous y avance bien davantage. Vous [154] ne pouvez discerner votre état vous-même, ni voir votre avancement : cette vue et cette assurance seraient un piège pour vous, qui, vous donnant un orgueil secret et un appui dans vos propres œuvres, déplairait à Dieu, au lieu que l'état de nudité et d'obscurité Lui plaît beaucoup davantage, parce qu'Il fait alors Lui-même tout ce qu'il Lui plaît. Quand on attache un mineur à une place, on le fait fort secrètement afin que personne ne découvre le lieu où il est ; on fait du bruit d'un autre côté, mais lorsqu'il a fait son ouvrage, on fait jouer la mine qui détruit beaucoup l'ennemi. Dieu en use tout de même dans notre âme : Il fait son ouvrage à petit bruit, Il permet même une certaine agitation dans l'imagination, et ce bruit fait que nous n'apercevons pas l'ouvrage de ce divin mineur, cependant il fait d'autant plus d'effet pour la destruction de nos ennemis que nous nous en étions moins aperçus. Continuez donc avec fidélité votre oraison, et soyez bien certaine que c'est la meilleure voie. Que cette assurance serve à vous calmer au milieu des [155] tentations du diable et de la nature qui, avec ses subtilités jointes à l'amour-propre, nous nuit souvent plus que le diable lui-même.

Pour ce qui regarde votre promptitude, tâchez de la combattre non par effort mais en laissant reposer votre âme : il en est comme d'une eau trouble qu'il faut laisser rasseoir afin de l'éclaircir. Ne faites point de correction ou de dispute lorsque vous vous sentez émue, mais, après vous être recueillie auprès de Dieu, dites bonnement ce que vous aurez à dire. Mais comme c'est un défaut qui dure presque toute la vie, quoique avec grande diminution, ne vous étonnez pas quand vous y retomberiez quelquefois. Ayez promptement recours à Dieu et attachez-vous encore plus fortement à l'oraison. Vous faites deux fautes sur le sujet de la promptitude : l'une est [en] faisant des résolutions comme si vous étiez toute-puissante pour les accomplir, au lieu d'entrer dans une profonde humilité et de dire comme saint Philippe de Néri : Seigneur, Vous connaissez ma faiblesse : si Vous ne me gardez Vous-même, je vous trahirai à chaque moment. L'autre faute que vous faites est de vous décourager après la promptitude, et de ne pas rentrer dans l'oraison comme auparavant. Il faut faire alors comme un petit enfant qui est tombé dans la boue et qui vient à sa mère afin d'en être nettoyé : il pleure, il s'afflige, mais sa mère le console et le purifie. Tout ce qui nous abat sous prétexte d'humilité et qui nous éloigne de Dieu, n'est pas une vraie humilité. Le vrai humble ne s'étonne point de ses fautes parce qu'il voit qu'il n'est capable, de soi-même, que d'en commettre. Sitôt qu'il est tombé, il a recours à Dieu qui est son seul asile, et il lui dit : « Seigneur, voilà de quoi je suis capable ; que serais-je sans Vous, sinon un monstre d'iniquité ? » Cette manière d'agir est si agréable à Dieu que c'est souvent après nos fautes, prises en la manière que j'ai dit, qu'Il se fait plus sentir au fond de notre âme ; au contraire, quand vous vous éloignez de Lui après vos promptitudes, vous faites comme ceux qui s'éloignent du feu parce qu'ils ont froid. Dieu laisse des promptitudes aux plus grands saints afin de les humilier et de leur servir de contrepoids, de peur qu'ils ne s'élèvent pour les grâces qu'Il leur fait. S'Il a donné un contrepoids à saint Paul, pourquoi n'en donnera-t-Il pas plutôt à ceux qui sont si éloignés d'être comme ce grand saint ?

Ne vous étonnez pas de ce qu'on vous dit du jeûne : les Pharisiens disaient la même chose aux Apôtres, mais Jésus-Christ sut bien les défendre. Il y a un autre jeûne meilleur que celui qu'on ferait extérieurement, c'est celui de la propre volonté, c'est de souffrir en paix les absences du Bien-aimé, tâcher de vaincre nos passions, de nous supporter nous-mêmes dans nos faiblesses et nos misères, souffrir la contradiction des hommes et l'attaque du démon. Il est de conséquence que vous sachiez que les démons, aussi bien que les hommes peu éclairés, tendent toujours à l'extraordinaire afin de décrier la dévotion sous prétexte de la même dévotion. La vie commune est celle que Jésus-Christ, notre véritable modèle, a voulu pratiquer afin que tous [158] Le pussent imiter. Ainsi ne nous mettons jamais dans rien d'extraordinaire : demeurons cachés, simples, enfantins, ne mettons point d'enseignes au-dehors de notre dévotion.

 Fuyons les pompes du monde, mais soyons vêtus honnêtement selon notre état et condition avec une honnête médiocrité, qui est si agréable à Jésus-Christ et qui ne dégoûte personne de la piété. Il faut que l'humilité soit bien plus dans le cœur que sur les habits, supposé qu'ils ne soient pas trop superbes. Le démon se sert même d'un extérieur trop affecté pour nous donner une vanité plus fine et plus délicate, et un certain mépris secret de ceux qui ne sont pas comme nous ; il le fait aussi pour éloigner les autres du désir de se donner à la piété. Ne changez donc rien à votre manière d'être habillée, au contraire, s'il y a quelque chose de trop singulier, changez-le et soyez selon votre condition pour ne point faire de peine à votre famille. Il y a des personnes qui ne s'attachent qu'à l'extérieur, et qui ne connaissent que cela de bon ; ils n'estiment que l'austérité, n'ayant [159] jamais goûté l'intérieur et cette vie toute simple et commune qui nous dérobe à la vue des hommes, des démons et de nous-mêmes. La sainteté ne consiste pas à paraître saint, mais que Jésus-Christ soit saint en nous, comme Il le dit Lui-même après le sermon de la Cène : Je me suis sanctifié moi-même pour eux1.

Ce que vous devez le plus travailler à combattre est votre humeur mélancolique. Rien n'est plus contraire à la véritable piété. Sitôt que vous vous apercevez que la mélancolie vous gagne, tâchez de vous en retirer. Égayez-vous et vous retirez auprès de Dieu : c'est là que vous trouverez cette gaieté qui vous manque. Nous devons toujours aller contre notre naturel.

Ne vous faites aucune peine d'employer du temps à l'éducation de vos enfants : c'est un devoir indispensable, et la plus grande marque d'une véritable piété est de remplir ses devoirs avec la plus grande fidélité qu'il est possible.

Si je puis avoir quelque crédit sur votre esprit, je vous défendrai [160] absolument de jeûner. Vous savez le jeûne que je viens de vous dire que Dieu veut de vous : une mortification universelle des passions, des sens, de l'esprit, et de la propre volonté, est infiniment plus agréable à Dieu que l'autre. La mortification du corps est excellente pour les personnes d'une complexion forte et robuste, qui veulent se donner à Dieu et quitter les habitudes criminelles ; mais pour ceux à qui Dieu a fait la grâce d'être les enfants de l'humble et petit Jésus, il faut qu'ils renferment tout au-dedans, qu'ils ne soient connus au-dehors que par leur candeur et par leur simplicité. Il est vrai que les hommes n'estiment et ne font cas que de ce qu'ils voient, c'est pourquoi le petit sentier de la simplicité, de la foi et de l'amour pur étant hors de leur portée, ils n'en ont que du mépris. Les Pharisiens ne pouvaient estimer l'extérieur de Jésus-Christ, parce qu'Il menait une vie commune et qu'ils ne voyaient pas la divinité du dedans ; au contraire ils estimaient infiniment saint Jean[-Baptiste] à cause de ses austérités ; ils disaient que Jésus-Christ mangeait [161], buvait et aimait la bonne chère, quoiqu'Il en fût fort éloigné.

Il y a quelques-uns de nos sens qu'on ne saurait trop mortifier, c'est la vue, l'ouïe et la parole. Pour les austérités qui vont à détruire la santé, il faut en user fort sobrement, parce que celles qui sont excessives viennent souvent du démon, pour dégoûter de la piété, ou, en faisant mourir trop tôt, dérober cette personne aux desseins de Dieu, qui aurait achevé Son œuvre en elle si, avec une mortification modérée, on s'était adonné à l'intérieur.

Les personnes d'oraison sont mortifiées, mais elles ne font pas leur essentiel de l'austérité : leur essentiel est de se tenir attachées à Dieu et de recevoir de Sa main toutes les croix qui arrivent, quelles qu'elles soient. La raison de cela est que les pénitences de choix ne peuvent faire dans l'âme le même effet que les croix de providence. Nous avons vu quelquefois des gens d'une austérité affreuse ne pouvoir souffrir la moindre contradiction ni le moindre mépris. Ceux qui ont des passions violentes et de fortes, [162] avec un corps robuste, ne doivent point s'épargner dans les austérités, pourvu qu'elles soient raisonnables ; ils doivent néanmoins se confier plus en Dieu qu'en ces austérités. Si nous savions bien entrer dans la vraie voie de l'oraison, Dieu nous enseignerait Lui-même des mortifications qui ne seraient connues que de Lui.

1Jean  17, 19.

 203 [D.3.41]. Avis.

Je vous renvoie, mon cher M., une copie de la lettre que vous n'avez pas reçue, où je crois que vous trouverez tous les conseils dont vous avez besoin. Toutes les personnes mélancoliques sont dissipées dans le temps [170] que la mélancolie cesse ; c'est pourquoi il faut s'accoutumer à une joie simple et égale. Je sais que cela ne vient pas d'un coup, mais j'espère de la bonté de Dieu que cela viendra peu à peu. Travaillez seulement à présent à détruire la mélancolie, et le reste se fera après. Il est bien difficile de faire des chansons spirituelles sur l'air que vous m'envoyez : il est trop court pour souffrir une certaine majesté qu'il faut dans les choses spirituelles. Je vous envoie pourtant cinq ou six couplets qui ne valent pas grande chose. Je vous envoie aussi quelques autres chansons avec les notes.

Le démon, voyant le bien qui revient de l'intérieur, suscite toutes sortes de personnes pour le persécuter. S'il n'y avait que les libertins, les persécutions seraient glorieuses, mais c'est tout le contraire, car les dévots propriétaires s'y joignent, et comme ils ont une certaine composition extérieure, cela porte à les croire, et c'est ce qui fait le plus grand mal. Il faut espérer qu'après que le règne de Dieu aura été beaucoup persécuté, il prendra le dessus. [171]

J'ai une très grande joie de la disposition où est madame votre épouse. J'espère que le bon Dieu se servira de vous pour la faire entrer dans la voie de Son pur amour. Personne au monde n'est si capable que vous de lui insinuer la vérité, parce que tout nous est agréable de la part d'une personne qu'on aime ; c'est pourquoi saint Paul dit que l'homme fidèle sanctifie la femme infidèle1. Mais la plupart ne veulent pas entendre. Tout est gagné si elle vous écoute avec plaisir. Il ne la faut pas trop presser mais avoir une grande patience, et prendre les temps à propos pour lui insinuer les vérités. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'Il soit avec vous et qu'Il bénisse votre petite famille.

1I Co 7, 14.

  204 [D.3.42]. Sur le devoir de conduire et de corriger.

 [172] J'ai eu trop d'union avec vous pendant ma vie, ma très chère, pour ne vous en pas donner des preuves en mourant. Je crois que Dieu a permis que les autres aient eu confiance en vous, afin de vous apprendre à vous-même combien la nature se mêle avec la grâce. Vous avez éprouvé du mécompte lorsque Dieu les a retirés, et quoiqu'ils eussent la même amitié pour vous, parce qu'ils n'avaient pas la même soumission, vous les regardez comme changés à votre égard. La grâce a voulu vous retirer d'un piège qui vous était tendu, et vous avez cru tout le contraire. Cela vous a serré le cœur ; c'est la nature seule, sans la volonté, qui a fait tout cela.

Pour y remédier, je crois que vous devez vous soumettre comme un enfant, sans regarder la nature. A qui vous soumettre ? A celui que Dieu nous a donné à tous comme père1, qui a l'expérience, la petitesse, et le caractère. Pourquoi êtes-vous désunie d'avec lui ? Ce n'est [173] point certainement sa faute, puisqu'il est plus petit et plus éclairé que jamais, plus expérimenté et plus à Dieu. Vous voyez donc que la faute venait de votre naturel, qui voulait dominer et conduire une personne sans comparaison plus avancée que vous, ce que Dieu ne voulant point, Il n'a pas permis une certaine correspondance.

Cela n'empêche pas que Dieu vous ait donné beaucoup de grâce et que vous ne Lui ayez d'extrêmes obligations. Mais autre est la grâce qui nous est donnée pour nous-mêmes, autre est celle pour conduire les autres. On peut même avoir beaucoup de lumière sur les défauts, sans avoir cette grâce qui opère dans le fond du cœur, qui est cette paternité divine. Même les lumières sur les défauts peuvent nuire beaucoup si on les découvre hors de saison. Si les défauts que vous découvrez à une personne sont plus forts que sa portée, votre lumière l'abat et le décourage, comme un enfant à qui on voudrait faire porter la charge d'un homme fait ; mais quand vous dites les défauts en temps et saison, la grâce elle-même [174] est dans le fond du cœur l'écho de vos paroles. Jésus-Christ a eu ce ménagement pour Ses Apôtres : Lui qui pouvait leur donner tout d'un coup ce qui leur manquait, Il a voulu attendre le temps et les moments pour nous servir d'exemple.

D'ailleurs la grâce ne donne point d'opposition pour les personnes ; c'est la nature toute seule, et l'on croit qu'elle est de grâce ! Il est de grande conséquence de savoir faire le discernement des esprits, sans quoi on se méprendrait beaucoup, attribuant aux autres nos propres défauts, et à la grâce même ce qui est de la nature et qui est un défaut en nous. Jésus-Christ a supporté Judas et nous ne pouvons supporter les défauts des autres, quoiqu'ils soient bons d'ailleurs ! Les Apôtres avaient même des contestations qui étaient de l'homme, et Dieu se servait même de cela pour Son œuvre. Ne nous croyons jamais assez morts pour attribuer [tout le tort] aux autres ; creusons plutôt, en la présence de Dieu, ce qui nous regarde, et Sa lumière de vérité nous [175] fera voir notre misère. La grâce est suave, et la charité patiente, longanime : elle croit tout, elle espère tout, elle souffre tout, elle supporte tout2, elle porte dans son sein les petits, et entre ses bras ceux qui ne peuvent marcher. Considérons la patience et la longue attente de Dieu3, dit saint Paul. Je voudrais que vous lussiez chaque jour quelque chose du Nouveau Testament, tant de l’Évangile que des Épîtres de saint Paul.

Trouvez bon, ma très chère, que je porte dans mon cœur, ma petite pensée. Servez-vous comme un enfant des conseils de N. : suivez-les à la lettre, sans vouloir raisonner dessus, car votre propre esprit les rebuterait ; mais en lisant ce qu'il vous mandera, mettez-vous devant Dieu, et, fermant les yeux de votre propre esprit, ouvrez votre cœur à cette rosée céleste. Ce que je vous dis, je le dis à tous : Dieu nous l'a donné pour père. Si j'étais à portée, je me soumettrais à lui comme un enfant, sans me permettre le moindre raisonnement. Autrement, il serait à craindre qu'on ne dispersât la [176] famille du divin Maître au lieu de la réunir.

Qu'avons-nous à désirer au ciel et sur la terre que la gloire de Dieu ? Si nous voulions autre chose, qu'Il nous anéantisse tout à l'heure ! Mais il faut vouloir Sa gloire comme Il la veut Lui-même. Lui qui a un pouvoir absolu sur le cœur de l'homme le ménage néanmoins : Il fait toutes choses en leur temps, Il attend que l'heure soit venue. Il pouvait, en venant au monde, convertir toute la terre et détruire tous les vices, mais Il laisse agir l'économie de Sa Sagesse. Quand j'entends un Dieu dire : Mon heure n'est pas encore venue4, et ne vouloir ni avancer ni reculer d'un moment cette heure que Son Père a marquée, je suis enfoncée dans mon néant ; et s'il y avait quelque chose de plus bas que le néant, je m'y enfoncerais. Dieu n'a que faire de nous, nous ne sommes propres à rien qu'autant que nous sommes un instrument en Sa main ; le Maître le quitte, le jette au feu ou s'en sert, selon qu'Il juge à [177] propos ; il faut être indifférent à ce qu'Il s'en serve ou ne s'en serve pas.

N. a eu sur cela une grande fidélité, elle qui était notre ancienne. Elle a gagné des âmes, mais elle les menait à d'autres. Elle disait : « J'appelle, je prends, mais je ne garde rien », et j'ai admiré bien des fois qu'étant d'une grâce éminente et moi si peu, elle en usât comme elle faisait. Demeurons donc, ma très chère, en la main de Dieu pour qu'Il fasse en nous et par nous tout ce qu'il Lui plaira ; qu'Il n'y fasse rien du tout si tel est Son bon plaisir. Je crois que vous voudrez bien recevoir cette dernière marque d'amitié d'une personne à laquelle vous avez toujours été si chère. Tous mes défauts et mes misères n'empêchent pas que Dieu ne veuille bien se servir de ma plume pour vous dire ce que je vous dis.

Pour N., il est selon le cœur de Dieu : il est de Son ordre de s'adresser à lui. Allez-y simplement, exposez votre cœur à nu par vos lettres, et vous verrez que Dieu lui donnera ce qu'il vous faut. Gardez-vous d'une tentation dangereuse, de croire ou [178] qu'on ne vous connaît pas, ou que vous ne savez pas vous expliquer, ou qu'on est prévenu ; ce sont là les cachettes et les ressources de l'amour-propre. Écrivez simplement et sans rien rechercher ce qui vous viendra sur le moment. La réponse à une lettre vous éclairera pour quelque autre, et vous trouverez que vos dispositions cachées et comme enfouies se démêleront et qu'elles paraîtront au jour ; mais, si vous ne croyez contre vos propres lumières, vous n'aurez point cette lumière, foncière mais délicate.

Il faut bien se donner de garde, sous prétexte de montrer les défauts, qu'on ne tourne l'âme au-dehors, car c'est lui ôter sa force ; c'est comme montrer un chemin et couper les jambes. En accoutumant l'âme à écouter Dieu au-dedans et la portant à l'oraison, la correction se fait mieux que par les paroles : alors il se fait un accord de la lumière du dedans avec celle qui éclaire par dehors en sorte que ce n'est plus qu'une seule et même lumière. D'ailleurs, vouloir dire simplement les défauts, soit en précédant la [179] lumière, ou lorsque le temps en est passé, c'est marcher sans jambes ou faire rentrer un homme dans le ventre de sa mère.

Je sais que la nature ne saurait souffrir qu'on lui dise ses défauts, surtout lorsqu'ils sont vrais, qu'elle entre comme dans la rage. Mais ce n'est rien pourvu qu'on ne rebatte5 pas, car, surtout, il ne faut pas répéter sur les défauts intérieurs ni sur les extérieurs, pourvu qu'on ne prenne pas le chemin de l'égarement, car alors il faut des chaînes pour retenir. Ce qu'on dit, de la part de Dieu, sur un défaut, a son effet non pour se corriger tout d'un coup, mais pour éclairer l'âme afin qu'elle n'en doute pas ; ce qui se fait, et par acquiescement, et par se prêter à Jésus-Christ, afin qu'Il fasse Lui-même en nous et pour nous. Je dis donc, pour empêcher de rebattre sur les défauts, ce beau passage de l’Écriture : Dieu a parlé une fois, et j'ai entendu deux choses : l'une que la puissance est à Dieu, et la miséricorde à vous, Seigneur6.[180]  

Ô Parole unique, qui dit tout, qui parle toujours quoiqu'elle ne parle qu'une fois ! Dieu parle Son Verbe, et qu'entendons-nous par cette parole ? Que la puissance est à Dieu pour faire ce qu'il Lui plaît, et la miséricorde à vous, Seigneur, pour nous l'obtenir et le mériter. Mais que voulons-nous sinon que la puissance Vous demeure, que Vous ordonniez ce qu'il Vous plaira, et que nous entrions dans la miséricorde du Sauveur qui, ayant donné Sa vie par miséricorde, doit nous communiquer une charité sans bornes pour nos frères ? Amen, Jésus !

1Fénelon.

2I Co 13, 7.

3Rm 7, 4.

4Jean  2, 4.

5rebattre : répéter inlassablement et de façon fastidieuse.

6Ps 61, 12-13.

 205 [D.3.43]. Support et service du prochain pour Dieu.

Je vois bien que Dieu veut vous exercer par le même endroit qui pourrait vous servir d'appui, mais je vous défends bien de témoigner par vos airs plus de resserrement ni rien de dédaigneux, car vous êtes naturellement [181] fière, et avez un esprit qui veut trouver une certaine raison en toutes choses, ce que Dieu prendra plaisir de renverser. Prenez garde aussi à vos termes, car ils sont naturellement vifs, forts et tranchants. Du reste, portez avec soumission, malgré votre répugnance et faiblesse ce que B. vous peut dire. Elle est dans un âge et dans une infirmité à prendre toutes les précautions que vous pourrez pour ne point lui faire de peine. Ce n'est pas assez de vous taire et de ne point vous justifier, il faut un silence doux et paisible qui ne marque aucune amertume ; aussi auriez-vous grand tort de vous offenser de ce qu'elle vous dit. Dieu vous a mis[es] ensemble non seulement afin que vous lui rendiez tous les services assidus, mais aussi afin que vous soyez exercée par elle. Peut-être l'exercez-vous aussi, et il n'en faut pas douter. Dieu permet souvent qu'on ne s'entende pas afin que nous soyons une croix les uns aux autres. S'il n'y avait ni hommes ni démons pour nous faire souffrir, les bons anges s'en mêleraient, et Dieu même. [182]

 Ce n'est pas en vain que nous portons le nom de Chrétiens. Je ne connais point de vrais Chrétiens que ceux qui veulent bien souffrir pour Dieu non des croix choisies, mais des croix que la divine Providence nous fournit journellement. Outre l'union intime que vous devez avoir pour B., regardez-la avec respect, comme vous feriez un morceau de la vraie croix, et elle doit vous regarder de même. Une bonne âme a dit à une personne, qui lui demandait comment elle vivait avec d'autres personnes qui étaient dans la même maison avec elle en une espèce de communauté : « Nous servons le Bon Dieu, disait-elle, et nous nous crucifions les unes les autres ».

Quand vous pouvez prendre quelque moment pour aller devant le Saint Sacrement, faites-le, mais pour peu que cela fasse de la peine à B. privez-vous en pour l'amour de Dieu. Cela s'appelle quitter Dieu pour Dieu. Vous n'êtes point une domestique à gages, mais vous êtes bien plus obligée que ceux-là, puisque vous êtes domestique de foi et de charité. Quand on fait quelque chose pour Dieu, on le doit [183] faire bien plus parfaitement que ce que l'on fait par un devoir d'intérêt, et ce devoir que l'on s'est imposé par charité, nous oblige bien davantage que tout autre.

Vous voyez que je ne vous ménage pas et que je vous dis la vérité. Il n'est pas question pour vous de contenter, en faisant ce que vous faites, les personnes pour qui vous le faites, mais de contenter Dieu qui voit dans le secret ce que vous faites pour Lui, trop heureuse de n'en avoir aucune récompense et qu'on ne vous en sache pas même gré. Cependant, je suis persuadée que lorsque l'humeur de B. est passée, elle sent tout ce que vous faites pour elle. Et, quand cela ne serait pas, vous êtes à Celui qui vous a rachetée d'un grand prix1, et vous vous êtes assujettie pour Lui ; que Lui seul connaisse le fond de votre cœur ; moins les hommes le verront, plus vous serez heureuse. N'oubliez pas dans tout ce que vous faites que c’est pour Dieu seul que vous le faites. N'y laissez entrer aucune autre raison ni motif, qui seraient indignes de Dieu et des miséricordes qu'Il vous a faites. [184]

1I Co 6, 20.

 206 [D.3.44]. Education des enfants.

J'ai reçu, mon cher M., votre lettre. La méthode dont vous vous servez pour élever vos enfants me plaît fort ; soyez surtout fort exact sur le mensonge et la dissimulation : lorsqu'ils vous avoueront naïvement leurs fautes, ne les punissez jamais, quelque faute qu'ils aient commise, mais, quand ils n'auraient fait qu'une légère faute, s'ils mentent, punissez-les sévèrement, en leur faisant entendre que ce n'est point pour la faute, mais pour le mensonge ; de cette sorte, vous les accoutumerez à ne point mentir et à devenir simples et naïfs, qui est déjà un grand pas. Rien ne déplaît tant à Dieu que le mensonge, parce qu'Il est la suprême vérité, et que, lorsqu'on s'y est une fois habitué, on a bien de la peine à s'en défaire. Ne point mentir est une chose même absolument nécessaire pour la société civile et pour être honnête homme, [185] quand même cela ne regarderait pas Dieu : du moins en ce pays, un homme menteur ne peut passer pour être un honnête homme.

Ayez soin de les accoutumer de donner leur cœur à Dieu dès qu'ils sont éveillés, Lui demandant qu'Il ne permette pas qu'ils L'offensent dans la journée. Avant que de leur faire faire quelque chose, faites qu'ils offrent à Dieu ce qu'ils veulent faire. Quand ils font bien, il faut leur donner quelque petite récompense, ne les accoutumant point facilement au fouet : cela les endurcit. Il y a plusieurs petites punitions qu'on leur peut faire. C'est bien fait de les empêcher de suivre leur goût, mais je me servirais de cela plutôt pour les punir de quelque faute qu'ils auront faite que d'en faire une habitude continuelle ; et je leur donnerais ces mêmes choses qu'ils désirent pour récompense du bien qu'ils auraient fait.

Faites-les souvenir souvent que Dieu habite dans leur cœur, qu'Il voit toutes leurs pensées et toutes leurs actions, que, quand ils veulent prier, ils n'ont qu'à s'adresser à Dieu en eux : [186] cela les accoutumera de bonne heure à Le chercher où Il veut être trouvé, et par là ils deviendront insensiblement intérieurs. Celui qui a une vive foi que Dieu est présent en Lui s'empêche de L'offenser et se familiarise avec Lui. C'est tout ce que je puis vous dire là-dessus. J'espère que Dieu vous donnera tout ce qui est nécessaire pour leur éducation, comme étant le canal dont Il doit se servir pour cela.

Nous avons éprouvé que, quand on gêne excessivement les enfants, ils lèvent la bonde à leurs passions quand ils sont libres, et deviennent plus mauvais. Il faut leur donner une honnête liberté avec vous, afin qu'ils prennent confiance en vous comme en un père qui les aime, car un enfant qui ne connaît son père que par le châtiment, ne peut jamais l'aimer, ce qui leur donne un esprit mercenaire, qu'ils conservent même pour Dieu. J'ai vu des enfants tenus dans une gêne extraordinaire ; on admirait l'éducation que leurs parents leur donnaient ; cependant, dès qu'ils ont été à eux-mêmes, ils n'ont plus gardé de mesure et se sont livrés à toutes sortes [187] de misères. Et d'autres, au contraire, qui ont élevé leurs enfants comme s'ils eussent été leurs frères, ont eu la joie de les voir se maintenir toujours dans la vertu. Cela nous fait voir que nisi Dominus œdificaverit domum, in vanum laboraverunt qui œdificant eam1.

Je suis très fâchée de votre mauvaise santé ; prenez garde qu'elle ne vous soit une tentation ou de chagrin, ou de dissipation. J'ai été longtemps sans pouvoir digérer quoi que ce soit ; on me fit prendre un gros de rhubarbe de deux jours l'un, dont je me trouvais parfaitement bien : cela me fortifia insensiblement l'estomac, cela purge doucement les humeurs et fortifie en purgeant, ce que ne font pas les autres remèdes, qui affaiblissent toujours l'estomac. J'en étais venue à une telle faiblesse d'estomac que j'en rendais jusqu'au chyle. Je vous ai dit d'abord qu'il fallait que votre mal ne vous rendît ni mélancolique ni dissipé ; la mélancolie ne ferait que l'augmenter, et la dissipation nuirait à votre âme. [188] Celui qui souffre pour Dieu conserve une gaieté humble qui adoucit beaucoup ses maux. Les maîtres de la vie spirituelle ont remarqué qu'autant les maladies sont utiles aux personnes avancées, et qui en font l'usage que je vous ai dit, autant sont-elles nuisibles aux personnes qui croient se soulager par la dissipation.

Mais n'appelleriez-vous pas dissipation ce qui n'est qu'un simple relâchement de trop d'application au travail ? Il faut modérer l'un ou l'autre, et vous imprimer fortement dans l'esprit que ce n'est point nos œuvres et notre travail qui sont les plus agréables à Dieu, mais une confiance tranquille en Lui, un abandon total à Ses volontés, une mort à nous-mêmes, une conviction du tout de Dieu et de notre rien, une persuasion foncière que nous sommes inutiles à tout bien, travaillant néanmoins comme si tout dépendait de nous, mais avec tranquillité et paix, et ne comptant que sur la bonté de Dieu. Ne fatiguez pas tant votre corps, mais donnez le plus de nourriture que vous pourrez à votre âme par l'oraison et la présence de [189] Dieu ; j'espère que de cette sorte tout ira bien.

Je salue très cordialement madame votre épouse, et prie Dieu d'avoir soin de votre petite famille, et de vous donner les lumières nécessaires pour éviter le trop et le trop peu. C'est dans cette juste médiocrité qu'est la vraie vertu.

1Ps. 127, 1 : « Si le Seigneur ne bâtit Lui-même la maison, en vain travaillent ceux qui la bâtissent. »

 207 [D.3.47]. Souffrir pour soi et pour d’autres.

On ne connaît guère un bien lorsqu'on le possède, mais [203] après l'avoir perdu. Je crois toujours que lorsque votre époux sera délivré du purgatoire, cette tendance vous sera douce et aisée. Soyez sûre que s'il n'était pas en voie de salut, ni vous n'auriez cette tendance, ni il ne me serait pas venu voir. Si vous aviez rempli votre vocation avec lui, vous auriez pu le gagner davantage à Dieu, mais l'inquiétude de votre esprit est ce qui vous en a empêchée ; c'est pourquoi Dieu vous fait souffrir à présent. Souffrez avec le plus de silence que vous pourrez, commençant à souffrir avec perfection, sans rien témoigner à ces filles, qui ne sont pas capables1 de votre état. Que Dieu seul soit le témoin de vos peines. Retirez-vous à l'écart et laissez-vous aller sans résistance à cette union et tendance dans la volonté de Dieu. Vous éprouvez, quoique légèrement, ce que l'on éprouve dans l'autre vie, qui est une tendance infinie vers un centre infini, et une impuissance d'y être réuni à cause que nous n'avons pas pris en cette vie le moyen d'y arriver, négligeant ce qui nous était [204] donné pour cela. Prenez courage et vous abandonnez à Dieu sans résistance : il faut mourir à tout. Ne négligez point le moyen de mort qui vous est offert ; plus vous souffrirez purement, plus vous abrégerez votre supplice et celui du défunt.

Vous dites que si votre lien était rompu, vous serviriez Dieu en paix. Ce n'est pas la paix que Dieu veut à présent, mais que vous mouriez entièrement à vous-même. Contentez-vous donc de ce que vous avez, sans désirer ce que vous n'avez pas. C'est bien prendre le change2 que de vouloir ce que nous n'avons pas, et ne pas vouloir ce que nous avons. Votre lien ne sera rompu ni en ce monde ni en l'autre, mais il cessera d'être douloureux à cause de la conformité parfaite à la volonté de Dieu, qui vous rendra un en Lui. Soyez donc abandonnée pour ne vouloir que ce que vous avez. Les âmes du purgatoire ont une tendance infinie à être réunies à leur tout, et c'est le plus grand de leurs tourments ; cependant elles restent en paix dans des maux intolérables, sans désirer d'en sortir que [205] dans le moment de la volonté du Seigneur. Ayez la foi et demeurez en paix : vous n'avez point de foi.

1Capable : qui peut comprendre.

2S’abuser.

 208 [D.3.48]. Union des saints.

Je ne m'étonne pas, mon cher E[nfant], que vous ayez de la peine sur certains points de l’Église catholique et romaine. Les préjugés dans lesquels vous avez été élevé ont pu vous faire croire que l’Église approuve tout ce qui se pratique. Il y a des choses qu'elle commande, il y en a qu'elle désire, il y en a qu'elle supporte : elle commande ce qui regarde le culte extérieur, elle désire que le culte extérieur soit joint à l'intérieur ; elle tolère beaucoup de choses extérieures grossières, qu'elle ne peut empêcher sans contrister infiniment le peuple, qui n'est pas capable des choses de l'esprit, tant parce qu'on ne les instruit pas que parce qu'étant aussi attachés à la terre qu'ils le sont, ils ne peuvent s'élever jusqu'aux célestes.

Dieu vous a attiré à Lui par la simplicité et l'unité, de sorte qu'il n'est point surprenant que vous n'ayez pas le goût multiplié en beaucoup de choses. Mais la simplicité et unité par laquelle Dieu vous conduit, y joints vos anciens préjugés, ne vous laissent pas assez voir combien les mêmes choses que vous avez peine à goûter sont utiles aux autres ; par exemple, les tableaux, qui servent peu aux âmes intérieures, pendant un temps sont très utiles pour la multitude. Les esprits grossiers oublient facilement les instructions qu'on leur donne, et, comme ils ne savent pas lire, ils n'ont point d'autre soutien que les images, qui leur servent comme d'hiéroglyphes pour leur faire ressouvenir de ce que Jésus-Christ a souffert pour eux, de ce que les saints ont enduré et fait, et cette vue les porte à souffrir plus volontiers les misères de leur état.

Pour ce qui regarde les personnes intérieures, qui sont celles-là de [207] qui je parle et que Dieu appelle à l'unité, comme Il leur ôte toute image dans l'esprit, Il leur ôte aussi la pensée des images représentées dans les tableaux, parce que cette multitude les tirerait hors d'eux-mêmes et les empêcherait de réunir toutes leurs forces en Dieu, qui est leur centre et qui les appelle à ce centre où Il habite, pour les réduire à Son unité par un profond recueillement intérieur, puisque l'âme, dispersée en divers objets, ne réunit pas toutes ses forces en Dieu ainsi que l’Écriture nous conseille de le faire.

Mais, quand, à force de se recueillir et de se ramasser tout au-dedans de soi, l'âme meurt à toutes choses et à elle-même, et qu'elle est abîmée et perdue en son Dieu, elle retrouve en Dieu, sans nulle multiplicité, ce que Dieu lui a fait perdre. Et alors, trouvant en tous les mystères une grandeur, une beauté et un goût surprenant, elle voit que Dieu a inspiré à Son Église les choses qu'elle a commandées. Elle n'a jamais prétendu nous faire adorer les images, mais elle a voulu qu'elles restassent dans l’Église, [208] ainsi que je l'ai dit, pour être un caractère hiéroglyphique à tout le peuple ; elle veut qu'on les respecte non par rapport à ce qu'elles sont, mais par rapport à ce qu'elles représentent, comme on ne profane pas l'image d'un roi quoiqu'on soit sûr que cette image ne soit pas le roi même. Je dis plus : que dans une âme très avancée en Dieu, la seule vue d'une image lui donne la réalité de ce qu'elle représente ; mais il faut être fort avancé pour cela.

Il en est de même de l'invocation des saints. Tant que l'âme est attirée de l'unité de son centre, elle perd toutes ces choses en distinction et ne pourrait s'y appliquer quand elle le voudrait ; mais lorsque l'âme est arrivée en Dieu, Dieu l'unit avec les saints particuliers d'une manière ineffable qui ne s'opère ni par le souvenir, ni par aucune application distincte et particulière qu'elle ne peut se donner lorsque Dieu ne l'y applique pas. Elle est étonnée de se trouver quelquefois tout d'un coup unie à certains saints d'une manière très intime, avec une certaine conformité [209] toute particulière. De dire comme elle sait et éprouve que c'est un tel saint, c'est ce qui ne se peut, parce que c'est esprit à esprit, sans figure, représentation ni image, comme les purs esprits sont ensemble, ce qui fait comprendre l'union des esprits d'une manière ineffable.

Cette même union s'y opère aussi avec les saints qui sont sur la terre, quoique très éloignés, et sans qu'on les connaisse particulièrement ; et plus les âmes qui sont sur terre sont pures, simples, dégagées de tout, plus l'union qu'on a avec elles est pure et étendue. Il y a cette différence que ceux du ciel ont une certaine vastitude qu'on ne peut exprimer, et que l'union aux saints de la terre se trouve en degrés bien différents des uns aux autres, selon l'état de l'âme à laquelle on est uni. Et c'est l'imitation de la hiérarchie céleste où les anges qui sont plus conformes, sont plus unis et se pénètrent davantage les uns les autres. Parmi les anges il y en a de supérieurs et d'inférieurs ; les anges supérieurs influent sur les inférieurs, et ceux qui sont de [210] même ordre n'agissent pas sur les autres par influence, mais par pénétration : l'ordre supérieur agit sur l'inférieur, et les anges d'une même hiérarchie se pénètrent l'un l'autre et ne se communiquent, comme ils font à leurs inférieurs, par manière de reflux1.

Il en est aussi de même en cette vie : les âmes supérieures en grâce influent aux inférieures, mais elles ne reçoivent rien d'elles ; celles qui sont en pareil degré ont une certaine liaison de pénétration : elles se goûtent fort bien, quoiqu'elles ne soient point vues ; et les supérieures connaissent encore mieux l'état de l'âme inférieure [chacune] à l'étendue de sa capacité.

Ceci sera compris de peu de personnes, mais ceux qui n'entendent pas le mystère ineffable de la bonté de Dieu dans les âmes qu'Il a choisies pour Ses épouses doivent respecter l'amour d'un Dieu tout-puissant, qui peut tout ce qu'Il veut. Mais on peut faire ici la plainte que faisait un grand Apôtre : qu'on blasphème contre les choses saintes qu'on ignore. Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit que si quelqu'un pèche contre lui, son péché lui sera remis, mais quiconque péchera contre le Saint-Esprit, il ne lui sera pardonné ni en ce monde ni en l'autre2. Qu'est-ce que c'est que le péché contre le Saint-Esprit, sinon d'attribuer au démon et à l'erreur les plus sublimes opérations de l'Esprit Saint dans les âmes de ses serviteurs ? Si les plus savants hommes n'ont pu pénétrer toutes les causes naturelles par tous les efforts de leur raisonnement et de leur science, comment pénétreront-ils les choses les plus spirituelles ? Car ce qui se passe dans le cœur de Dieu n'est pénétré que de l'Esprit de Dieu3 ; et je puis dire qu'autant que l'ordre des esprits est différent de l'ordre des choses corporelles, autant y a-t-il de différence entre les choses purement spirituelles qui se passent entre Dieu et l'âme, et [entre] l'esprit humain.

Soumettons-nous à Dieu de tout notre cœur. Laissons-nous conduire à Lui, mourons à toutes les choses créées et à nous-mêmes, et nous [212] connaîtrons que l'expérience est au-dessus de tout ce que l'on peut dire, parce que les termes manquent pour exprimer ce qui est au-dessus de la compréhension de l'homme.

Lettre intéressante en ce qui concerne la communion des saints.

1De reflux : d'abondance, de regorgement. D

2Mt  12, 32.

3I Co 2, 11.

 209 [D.3.49]. Infidélité. Colère divine.

Je vous avoue que ce serait le meilleur pour vous d'être écrasé sans miséricorde, et que tout fût arraché à la nature ; mais si vous pouviez voir en vous de la fidélité en ces choses, votre nature est si maligne qu'elle s'en nourrirait entièrement et deviendrait par là plus propriétaire. C'est pourquoi on ne retranche que peu à peu. Cependant comment vous laverez-vous d'être toujours infidèle malgré tout ce que l'on vous a dit au contraire ? Il ne faut pas vous étonner que vous soyez puni de vos infidélités, puisque vous avez si peu de courage que de pouvoir vous arracher à une si légère occasion.

Savez-vous bien pourquoi tant [213] de faiblesse ? C'est que la moindre force vous soutient et vous nourrit en vous-même. Lorsque je vous voyais compter les endroits où vous avez été fidèle, je me doutais bien que l'infidélité viendrait bientôt prendre la place de ces fidélités vues et remarquées. Cependant il faut mourir, et mourir par tous les endroits où vous désirez de vivre. Il faut pourtant avoir bon courage et faire, malgré vos faiblesses, comme si vous étiez le plus fort des hommes. Ne vous pardonnez donc rien à vous-même, car je vous proteste qu'autant d'endroits que vous vous pardonnez et par lesquels vous pensez vous soulager, sont autant de matières que vous donnez à la vengeance de Dieu et un fouet que vous Lui mettez entre les mains. Si vous vous égorgiez vous-même, votre mort serait bien douce, mais parce que vous vous épargnez, un autre ne vous épargnera pas : Il allumera contre vous le feu de son ire et Il enivrera Ses flèches de sang, Il leur fera manger la chair des occis et ce que la rouille épargnera, la chenille le rongera1.[214].

Pourquoi croyez-vous que Dieu vous ait pris si jeune ? Y a-t-il quelque chose en vous qui l'ait mérité ? Et en quoi l'avez-vous prévenu si ce n'est par vos fautes ? Dieu ne vous a pris de la sorte que pour être la victime de Sa fureur afin que vous deveniez l'objet de son amour.

1Dt 32, 42 et Joël 1, 4.

 210 [D.3.50]. S’accoutumer au désintéressement.

Je suis très contente du bon frère **. Dites-lui de ma part qu'il est de grande conséquence de s'accoutumer de bonne heure au désintéressement de l'amour pour servir Dieu comme Il veut être servi et comme Il mérite de l'être. Cela fait que, ne cherchant que Sa gloire, et nullement notre intérêt, nous sommes contents de toutes les dispositions où Il nous met, et nous avançons dans notre carrière sans être arrêtés par les retours sur nous-mêmes, qui sont [215] toujours des effets de notre amour-propre, quelque prétexte que nous prenions pour les entretenir.

La sécheresse peut être quelquefois une punition de nos infidélités, et aussi une épreuve de notre fidélité, mais dans l'un ou l'autre de ces cas, il faut être également content, puisque c'est une marque de la bonté de notre Père, qui nous châtie en nous purifiant et qui nous purifie en nous éprouvant. Qu'il prenne donc une nouvelle détermination d'être à Dieu sans réserve et de se laisser traiter comme il plaira à ce bon et juste Père. Je serais ravie qu'il soit du nombre des enfants du petit Jésus. Faites-lui connaître ce petit et grand Maître : Il le rendra simple et le conduira sûrement.

Ceci lui servira de réponse et lui fera comprendre que nous n'aspirons point aux choses grandes et relevées, mais à n'être rien, afin que notre Maître soit tout en nous et pour nous, qu'Il se sanctifie pour nous, comme Il le disait1 pour Ses Apôtres. Celui des gentils [Saint Paul] relève [216] la foi au-dessus de toute œuvre, mais il élève la charité au-dessus de tous dons. Après avoir fait le dénombrement des dons les plus excellents auxquels il dit qu'il est permis d'aspirer, mais2 ajoute-t-il, je sais une voie plus abrégée et plus parfaite : c'est la charité. Quand je parlerais le langage des Anges, que je livrerais mon âme aux flammes..., etc. je ne serais sans la charité que comme un airain qui résonne3. On peut donc avoir tous les dons sans la charité, mais on ne peut préférer la gloire de Dieu à tout intérêt propre, quel qu'il soit, qu'on n'ait la charité en degré éminent ; c'est où elle conduit l'âme, et au mépris de soi, puisque le même saint Paul, qui nous assure que rien ne peut le séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ4, nous dit qu'il est comme la balayure du monde5, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus méprisable.

O si les hommes pouvaient comprendre à quoi ils sont appelés, et le bonheur infini (quoique au milieu des souffrances) de répondre à cette [217] vocation, ils ne travailleraient qu'à cela, ils préféreraient les mépris de toutes les créatures à leurs applaudissements. Quel bonheur d'être crucifié au monde et que le monde nous soit crucifié6 ! Mais on veut faire un mélange monstrueux d'être à Dieu et au monde, on veut unir le vif et le mort, et encore se croit-on quelque chose lorsqu'on a donné quelques moments à Dieu, pendant qu'on donne tout le reste à son ennemi. C'est l'amour de nous-mêmes, une certaine mollesse dans laquelle nous vivons, qui est cause de tout cela. Nous ne saurions rien faire de généreux pour Dieu, et nous n'avons non plus de courage que des poules pour nous renoncer nous-mêmes. Notre goût est notre principal conducteur, et toute notre vie se passe sans avoir laissé Dieu user des droits qu'Il a sur nous-mêmes.

Vous pouvez prêter à notre bon ** les livres que vous avez. Je prie Dieu, cher **, qu'Il vous continue Ses bontés, qu'Il fortifie votre homme intérieur. Vous savez combien je suis à vous en Notre-Seigneur.

1Jean  17, 19.

2[sic] Phrase mal construite: “mais” est inutile.

3I Co 12 passim et 13, 1.

4Ro 8,38-39.

5I Co 4, 13.

6Sens incertain : que nous soyons détaché du monde au point de ne le pouvoir plus souffrir ?

211 [D.4.39]. Vraie voie.

 Mes maladies et mes longues souffrances m'ont empêché[e], ma chère fille, de répondre plus tôt au billet que vous m'avez envoyé par mon cher **. Je bénis Dieu de tout ce qu'Il fait en vous et dans vos sœurs. Si Sa Providence vous a séparé[s] extérieurement, il vous rassemblera en esprit dans Son cœur adorable qui est le lieu de rendez-vous de tous Ses enfants, où ils se trouvent toujours, quoique à la plus grande distance. Il sera avec vous dans vos tribulations, et en vous unissant en Lui par la croix, Il vous unira les unes aux autres par des liens que les créatures ne peuvent jamais rompre.

Ne vous étonnez point de ce que la lumière divine vous découvre votre corruption et vos misères à proportion qu’elle augmente. Le solide fondement de la piété est l’humilité et le mépris de soi, et ces vertus ne s’opèrent que par une expérience foncière de ce que nous sommes, de notre faiblesse et de notre néant. Dans la dévotion commune et ordinaire, on ne se donne à Dieu que pour être consolé, favorisé de Ses dons, rassasié des douceurs spirituelles et conduit au ciel par un chemin semé de roses ; c’est là la voie de Juifs, mais l’esprit du christianisme est un esprit d’abnégation, de croix et de mort. Le petit sentier de la foi est un chemin étroit : pour y entrer, il faut être dépouillé de tout et ce dépouillement ne se fait que par les humiliations intérieures et extérieures, par la connaissance expérimentale de notre rien et de notre impuissance. On est introduit peu à peu dans son propre fond où l’on ne découvre que vide, ténèbres, impuretés, propriétés, laideurs. Nous nous dégoûtons de nous-mêmes, nous nous faisons mal au cœur, nous nous méprisons, nous nous oublions, nous sortons enfin de nous-mêmes  pour nous unir à notre Tout ; voilà le chemin royal de la croix.

[89] 3. Il est de grande conséquence de comprendre d'abord en entrant dans la vie spirituelle qu'il faut faire peu de cas de tout ce qui est goûté, doux et sensible, parce que ces choses sont sujettes à la variation et au changement, et si l'on fait fond là-dessus, on sera toujours inconstant et changeant. Accoutumez-vous donc à souffrir les suspensions1 des consolations divines, et, comme dit le sage, en vous donnant à Dieu, préparez votre cœur à la tentation2. Dieu mérite bien qu'on souffre quelque chose pour Lui, et les légères afflictions de cette vie ne doivent pas être comparées au poids immense de gloire3 qui nous est préparé. Je prie le divin Maître de vous bénir, ma fille, et de vous instruire Lui-même dans Ses voies cachées et inconnues qu'Il n'a préparées qu'aux simples et aux petits. Je m'intéresse fort à votre perfection et à celle de vos sœurs, que je salue et embrasse dans le cœur de Jésus pauvre et crucifié.

1Suspension : action interrompue, remise à plus tard.

2Si 2, 1.

3Ro 8, 18.

 212 [D.4.40].

Je vous prie, mon cher monsieur, de remplir tous vos devoirs à l'égard de monsieur votre père, car c'est l'ordre de Dieu, et de soigner vos affaires. Ayez toujours beaucoup de confiance en Dieu, recourez souvent à Lui : vous Le trouverez prêt à vous secourir dans toutes les occasions pourvu que vous vous accoutumiez à Le chercher souvent dans le fond de votre cœur. Je Le prie de vous apprendre Lui-même ce chemin où on Le trouve facilement comme un père plein d'amour et un conseiller et protecteur fidèle dans toutes les occasions où Sa providence nous engage, pourvu que de nous-mêmes nous ne nous exposions pas dans des occasions dangereuses. Je Le prierai pour vous, mon cher, et j'aime trop monsieur votre frère pour ne pas m'intéresser en tout ce qui vous concerne. Je prie Dieu qu'Il vous bénisse.

 213 [D.4.41].

 Que dirai-je à mon cher F[rère] sinon qu'il se réjouisse d'être traité comme le divin Maître qui a été couvert d'infamies et d'opprobres ? Il a été regardé comme le dernier des hommes et le mépris du peuple, comme un homme aimant la bonne chère, que dis-je ? comme un démon même ; c'est là la récompense qu'Il donne à Ses favoris. N'êtes-vous pas heureux de boire du calice et qu'Il vous compte digne de Lui être rendu conforme par les calomnies et les persécutions ? Prenez courage et préparez votre cœur à de plus grands combats.

Dieu épurera votre amitié et votre union avec vos sœurs en vous séparant les uns des autres. Le commerce extérieur avec les meilleures personnes dégénère souvent en goût naturel et humain, et quoique ce goût ne blesse point la modestie chrétienne ni les vertus morales, il corrompt [92] cependant la pureté de l'amour divin et blesse sa délicatesse et sa jalousie.

Il me paraît que votre tempérament penche un peu vers la mélancolie. Evitez la tristesse et le chagrin. Réjouissez-vous en Dieu, et plutôt que de vous livrer à la noirceur, amusez-vous doucement comme un petit enfant, sans vous dissiper. Soyez fidèle à l'oraison : plus vous vous sentez misérable, plus vous devez vous attacher à Jésus-Christ, qui est notre unique ressource, force et soutien. Ma santé ne me permet pas de vous écrire une plus longue lettre.

 214 [D.4.42]. Etre fidèle à Dieu.

 Il faut bien dire un petit adieu à notre cher frère. Je prie le divin petit Maître qui a bien voulu le recevoir dans Sa filiation, de l'accompagner et de ne point l'abandonner. Souvenez-vous dans toutes les occasions, surtout dans les tentations, que vous [93] n'êtes plus à vous-même mais à Celui auquel vous vous êtes donné : vous Lui appartenez par tant de titres que vous ne sauriez vous éloigner de Lui sans être le plus ingrat de tous les hommes. Vous avez de commun avec les autres votre création, votre rédemption et même votre vocation au christianisme ; toutes ces grâces ne servent qu'à rendre plus malheureux ceux qui en abusent, comme on ne le voit que trop. Mais vous avez par-dessus cela un appel pour l'intérieur, qui est une grâce de Dieu bien particulière ; Il vous a de plus reçu au nombre de Ses enfants et a bien voulu que vous fussiez de Sa famille. Il vous a appris, comme à la Samaritaine, qu'Il voulait être adoré en esprit et en vérité1.

L'adorer en esprit, c'est soumettre sa raison à la foi, c'est que tout notre esprit n'agisse que par la foi, soit dans la prière, soit dans tout ce qui se passe dans la vie, croyant toutes les raisons fautives, et étant dans la [94] résolution de croire toutes choses selon l'intention de Jésus-Christ dans ce qu'Il a dit et institué, voulant les croire comme Il a eu intention que nous les crussions sans entrer dans les raisonnements humains. Car chaque homme se fait une loi de sa propre raison, et l'amour est tel en nous que nous sommes plus attachés à ce que notre propre raison a fabriqué, parce que c'est notre ouvrage, qu'à ce que la Raison éternelle a opéré et voulu opérer et entendre2 dans ce qu'elle a fait et dit. On ne saurait se méprendre en s'unissant au vouloir et à l'intention de Jésus-Christ, prenant le sens de Ses paroles comme Il les a entendues Lui-même et avec l'intention qu'Il a eue de nous les faire entendre.

Soyez persuadé, mon cher frère, que je ne vous oublierai point devant Lui. Je voudrais une chose de vous : que vous vous missiez sous la protection de la Mère de Dieu. Elle est d'un puissant secours pour ceux qui sont de la famille du divin Maître, comme elle en a fait la principale partie ; on en est puissamment secouru à point nommé dans les occasions dangereuses, dans les tentations violentes. N. vous dira lui-même les secours qu'il en a reçus, et bien d'autres ont reçu des effets bien sensibles de sa protection. Enfin, mon cher frère et plus cher enfant, je prie Dieu qu'Il vous éclaire de Sa lumière de vérité, qui peut seule faire apercevoir les dangers que la lueur de la raison nous cache. Je vous porte dans mon cœur.

1Jean  4, 23.

2Faire entendre ?

 215 [D.4.43]. Etre fidèle.

 Quoique je sois fort mal, j'écris ce petit mot à mon cher ** pour lui dire que la Sainte Vierge n'est pas morte : elle n'est que disparue à nos yeux. Elle est vivante en Dieu. Dieu n'est pas le Dieu des morts mais des vivants1, dit Jésus-Christ. Il se dit le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; donc ils sont vivants en Lui. Il y a bien d'autres protestants qui se sont mis sous sa protection et s'en sont bien trouvés. [96]

Vous aurez des tentations sur la filiation2, mais si vous êtes fidèle, vous en sentirez les effets. Ne vous étonnez pas des sécheresses ; il n'est plus question d'aller par le sensible, mais par la foi. Prenez courage et ne vous détournez point de cette voie pour tous les raisonnements de votre esprit. Aimez Dieu plus que vous et vous n'aurez plus de peine. Je Le prie qu'Il vous soit tout et vous accompagne. Si j'étais moins mal, je vous ferais comprendre comme les saints, et surtout leur reine, voient tout en Dieu sans se détourner de Dieu, et, comme les vingt-quatre vieillards3, présentent les prières des saints qui sont sur terre. Mais, ne le pouvant, je prie le divin petit Maître de vous le faire entendre. [98]

1Mt  22, 32.

2Filiation spirituelle.

3Ap 5, 8.

 216 [D.4.44]. Oraison. Simplicité.

Je vois bien, monsieur, que le Seigneur veut vous éprouver par les peines d’esprit qu’Il vous envoie afin d’épurer votre foi, car Dieu nous donne ordinairement les choses par l’apparence de leurs contraires : ceux que Dieu veut conduire par une grande foi, Il leur donne pour l’ordinaire de violents doutes sur cette même foi. Ce n’est pas même en combattant ces doutes qu’on les peut vaincre, mais en s’abandonnant à Dieu et croyant au-dessus de la foi même, de même qu’il faut « espérer contre l’espérance », et au-dessus de l’une et de l’autre.

Les personnes qui, comme vous, ont beaucoup cultivé l’esprit et le raisonnement, ont besoin plus que d’autres de ces sortes d’épreuves. Ceux qui ont toujours marché à la faveur de ces sortes de lumières sont étonnés qu’on éteint leur flambeau afin qu’ils marchent en ténèbres, appuyés seulement sur la foi de Celui qui semble même disparaître aussi. Il faut avoir bon courage. Sondez le moins que vous pourrez votre disposition, allant tête baissée dans les plus épaisses ténèbres. Vous savez sur cela ce que je veux dire, et vous saurez aussi que, quoique la foi ne soit pas contraire à la raison, elle est si fort au-dessus de la raison, qu’elle doit la mettre en obscurité. La raison est comme une lueur de flambeau, et la foi comme un soleil devant qui toutes les autres lumières disparaissent. Peu de raisonnement, beaucoup d’oraison, quitter le goût de l’esprit, aimer beaucoup Dieu, c’est marcher sûrement. Quoiqu’on ne voit pas son chemin sur la mer, ce sont les étoiles qui y conduisent. Le pilote ne regarde point la mer pour savoir son chemin, mais seulement sa boussole.

 L'abandon est la boussole de ceux qui marchent dans le chemin de la foi. Lorsque je vous verrai, nous parlerons de tout cela plus amplement. Jusqu'à ce temps, défiez-vous de vous, mais ne vous défiez jamais de Dieu. Vous voulez tout croire : cela vous suffit. Vous le croyez [99] implicitement, quoique vous ne le croyiez pas d'une manière précise et particulièrement, et qu'il vous paraisse plutôt manquer de foi.

 Ne vous étonnez point de la difficulté que vous avez à dire des prières vocales. Vous ne devez en dire aucune que celles qui sont de devoir indispensable, encore, en les disant, vous pouvez sans scrupule vous arrêter et faire des pauses lorsque vous vous sentez attiré intérieurement. Car le dessein de l'Eglise en vous obligeant d'en dire n'a été que pour vous porter à vous occuper de Dieu ; ainsi quand Dieu vous occupe Lui-même, il faut vous y laisser, et reprendre ensuite ce que vous avez quitté lorsqu'il est d'obligation indispensable. C'est une bonne marque quand les paroles meurent dans la bouche ; c'est signe que Dieu occupe le dedans d'une manière secrète.

 Vous êtes encore bienheureux que Dieu vous fasse tant de miséricorde que de Le connaître et de L'aimer d'une manière plus singulière que la plupart des autres. Tous les chrétiens, et même les prêtres, ne connaissent que l'extérieur, ignorants et combattants [100] même l'intérieur, blasphémant, comme a dit saint Jude1, les mystères qu'ils n'entendent pas. Mais Dieu vous a fait découvrir l'homme intérieur, qui est la principale partie du chrétien. Que votre oraison soit libre, plutôt du cœur  que de la tête, plus d'affection que de raisonnement. Accoutumez-vous à entremêler vos affections d'un peu de silence, afin de ramasser au-dedans par le recueillement ce que l'affection pousserait au-dehors. Cette méthode est très utile et accoutume l'âme peu à peu au recueillement et à la solitude intérieure, qui est une participation de cette solitude que Dieu a de toute éternité en Lui-même.

 Je suis ravie que vous goûtiez la simplicité et l'enfance. Ce sont les enfants qui ont approché le plus de Jésus-Christ et à qui Il a témoigné le plus d'amour, le plus d'affection. C'est quelque chose de bien aimable que cette simplicité enfantine. Je souhaite qu'elle s'augmente et croisse en vous. Pour l'avoir avec perfection, il faut rentrer dans le ventre de sa mère, qui n'est autre que l'essence divine. [101] Bien des gens parlent de la régénération sans la bien comprendre, la faisant consister en des choses d'une apparence merveilleuse, mais elle n'est que dans la simplicité. Car tout ce qui est un est simple, tout ce qui est simple est un. Nous ne pouvons parvenir à la régénération que nous ne soyons parvenus à l'unité.

 J'espère que Dieu vous fera comprendre ce que je veux vous dire. Il est certain que la nature répugne à se donner totalement à Dieu, mais il ne faut point l'écouter, et réfléchir là-dessus le moins qu'on peut. Le mal de l'appréhension est souvent beaucoup plus grand que le mal de la chose. Ordinairement, ceux qui craignent beaucoup de se sacrifier n'ont plus de peine dans le sacrifice, et ceux qui s'immolent avec courage avant le temps du sacrifice ne se trouvent plus dans ce temps le même courage, et sont affaiblis dans l'occasion. Tout consiste donc à s'abandonner à Dieu sans réserve, sans penser à soi, ni sans regarder son courage ni sa faiblesse. Dieu ne nous manque jamais dans l'essentiel. [102]

1Jude v. 10.

 217 [D.4.45]. Se combattre.

 Je me sers de la main1 de ** pour vous témoigner la joie que j'ai toujours quand je reçois vos lettres. J'ai beaucoup de joie de la manière dont vous prenez vos défauts, qui est d'en être beaucoup humilié sans en être découragé. Ce que vous avez le plus à travailler est de mourir de tout point à votre propre volonté et à une certaine promptitude qui vous est naturelle. Pour le faire efficacement, n'agissez et ne parlez jamais lorsque vous êtes ému, mais, en vous recueillant au-dedans, attendez que l'émotion soit passée pour agir. Tâchez de faire toujours la volonté des autres plutôt que la vôtre, moins par devoir en certaines occasions que pour vous déprendre peu à peu de votre propre volonté, qui, n'étant pas combattue d'abord et dans le temps qu'on le peut faire, se fortifie loin de s'affaiblir ; mais à force [103] de la renoncer, elle devient souple et pliable. Quoique je vous dise de faire cela avec force, je n'entends pas une force trop active, mais une force de démission qui ne consiste qu'à cesser de tenir ce que l'on tenait, comme une personne qui, en ouvrant la main, laisse tomber ce qui [y] était renfermé. Comptez beaucoup plus sur Dieu que sur vous pour ce travail ; soyez-y fort fidèle, mais ne vous découragez jamais lorsqu'il vous sera échappé quelque chose. J'espère que Dieu, qui voit votre bonne volonté, vous aidera dans vos faiblesses et fera par Lui-même ce que vous ne pourriez faire.

 Je suis bien aise que vous ne vous laissiez plus aller à la tristesse, mais que vous vous réjouissiez dans le Seigneur comme un petit enfant. Il vous a pris dès votre enfance, non pour vous faire devenir homme, mais afin que vous deveniez toujours de plus en plus enfant. J'ai bien de la joie de ce que vous me mandez de la personne qui vous est unie. J'espère que Dieu achèvera en elle l'ouvrage qu'Il a commencé. Vous avez une obligation très forte de ne lui donner aucun sujet de [104] scandale, parce que les personnes qui commencent et à qui on parle d'intérieur, se persuadent facilement que ceux qui leur en parlent doivent être tout parfaits, et cela faute d'expérience.

 Dieu nous laisse notre homme extérieur à combattre de peur que s'Il détruisait tout d'un coup nos ennemis, l'orgueil et l'amour-propre ne se fortifiassent et ne se cachassent sous un terrain extérieur plus composé. Nous avons une figure de cela dans l'Ecriture Sainte où il est dit que Dieu ne détruisit pas entièrement tous les ennemis des Israélites2 afin de leur laisser de quoi s'exercer et de quoi combattre. Il faut combattre sans se lasser ni se rebuter. Lorsque les Israélites cessaient de combattre leurs ennemis et qu'ils demeuraient en paix avec eux, ces mêmes ennemis prenaient le dessus et les captivaient. Alors, se voyant assujettis à des ennemis qu'ils avaient dominés, ils criaient vers Dieu de toutes leurs forces : Dieu leur donnait un puissant secours, Il les tiraient de l'esclavage et les mettaient en paix. Je [105] vous dis cela pour vous faire voir qu'il ne faut point donner de trêve à nos ennemis qui sont nos défauts, et surtout notre propre volonté, mais se les assujettir par la puissance de Dieu. Ce travail, comme j'ai déjà dit, est plutôt un calme et une cessation d'action qu'un effort. Vous savez déjà cette manière de se combattre. C'est à quoi vous devez être fort fidèle.           

Vous m'êtes infiniment cher dans le Seigneur. Je ne vous oublie point. Je désire que vous soyez à Lui sans réserve et en Sa manière. Je vous embrasse, mon cher E[nfant], des bras de Son amour. J'espère qu'Il aura soin du père, de la mère et des petits enfants. Je prends une très grande part à l'affliction de tous nos amis. Dieu se servira de cela sans doute pour les sanctifier : Dieu se sert même souvent de nos fautes et de nos imprudences pour remplir Ses desseins.

1Lettre dictée.

2Jg 2, 21-22 ; 3, 1-9.

 218 [D.4.46]. Prier et se combattre.

 Je ne manquerai pas de prier Notre-Seigneur pour vous. Vos affaires ne vont point aussi mal que vous pensez. Tout ce qu'il y aurait à craindre pour vous, ce serait que vous quittassiez l'oraison sous prétexte que vous n'en êtes pas meilleure, et que vous vous croyez même pire. Il n'y a que la persévérance dans l'oraison qui achèvera l'œuvre de Dieu en vous. Bien loin que la multitude des défauts dont vous me parlez m’épouvante, cela fait voir que la lumière de Dieu augmente. Ils étaient en vous quoique vous ne les vissiez pas bien. L’oraison est comme la lumière du soleil qui nous fait voir des objets que nous ne voyions pas auparavant à la lumière d’un flambeau. Prenez donc courage puisque vos défauts vous paraissent dans toute leur étendue ; c’est une marque que Dieu les veut détruire, car il fait comme un bon chirurgien qui, voyant un abcès renfermé, incise et fait voir au-dehors le pus qui était au-dedans ; il était bien plus dangereux lorsqu’il était caché, quoique moins dégoûtant que lorsqu’il paraît au-dehors. Persévérez donc dans l'oraison et combattez-vous de toutes vos forces. Vous n'aurez d'armes pour le combat qu'autant que vous ferez oraison. Plus elle vous paraîtra sèche et insipide, plus vous y devez persévérer avec courage. C'est le seul endroit où vous puissiez donner à Dieu des marques de votre amour.

 Travaillez surtout à acquérir ces deux vertus de Jésus-Christ : Apprenez de moi, dit-Il, que je suis doux et humble de cœur1. Quand l'orgueil vous poursuit, faites ou dites quelque chose qui puisse vous humilier profondément. Quand vous sentez élever en vous des mouvements de promptitude, laissez-les tomber et ne dites rien du tout que le trouble ne soit cessé. Quand on veut trouver quelque chose dans [108] une eau troublée, on la laisse rasseoir et alors on trouve dans le fond ce que l'on a perdu. Mais vous me direz : comment laisser rasseoir mon esprit lorsqu'il est ému ? Il n'y a qu'à retourner au-dedans auprès de Dieu qui habite dans le fond de notre âme. Et c'est là le grand fruit de l'oraison qui est de la continuer par une application douce et par des retours fréquents au-dedans de nous jusqu'à ce que, par la fidélité à cette pratique, Dieu nous rende Sa présence familière.

 Si je savais la conduite que Dieu a tenue sur vous jusqu'à maintenant, je vous parlerais plus sûrement selon votre état présent. Faites toujours ce que je vous dis : lorsque nous sommes superbes, Dieu nous fait sentir vivement nos défauts afin de nous humilier profondément, et c'est là le fruit que nous devons retirer de cette connaissance de nous-mêmes. L'orgueil se rebute et se décourage lorsqu'il se voit misérable, mais celui qui est véritablement humble, sans cesser de se combattre, est content que Dieu lui fasse voir et sentir le fond épouvantable de [109] misère qui est en lui. L'âme est alors contrainte de s'abandonner à Dieu sans réserve afin qu'Il détruise en elle ce qu'elle ne peut détruire en elle-même à cause de son infinie faiblesse. Celui qui est faible s'appuie sur un homme fort pour en être soutenu : appuyez-vous sur les bras du Tout-puissant, Il vous soutiendra, Il vous portera même afin que vous ne vous blessiez point par des chutes mortelles. Si c'est à l'égard de madame votre mère que vous dites quelque chose ou de trop haut ou de trop prompt, ne manquez pas de lui en demander pardon, afin d'abattre la nature qui veut toujours s'élever et qui a peine à avouer son tort.

 Nous portons en nous-mêmes notre plus grand ennemi ; c'est pourquoi nous ne devons point lui donner de relâche, parce que, quand on cesse de le poursuivre, il se fortifie contre nous et nous assujettit. Dieu avait commandé aux Israélites de détruire tous leurs ennemis ; ils se contentèrent de se les assujettir ; dans la suite, ces ennemis les captivèrent eux-mêmes et usèrent sur eux d'un empire tyrannique. Il en arrive ainsi de [110] la nature corrompue : lorsqu'on lui donne un peu de relâche, elle prend le dessus, elle nous captive, elle nous domine.

1Mt  11, 29.

 219 [D.4.47]. Personnes d’oraison combattues.

Je suis ravie, monsieur, du goût que vous avez pour l'oraison. Plus vous en ferez, plus vous l'aimerez, plus vous vous familiariserez avec elle, et plus vous en connaîtrez la nécessité et l'excellence. Le démon craint beaucoup les âmes droites et qui font oraison ; c'est pourquoi il met tout en œuvre pour l'empêcher, et c'est là la raison pour laquelle on est plus acharné contre les gens d'oraison que contre les plus grands pécheurs. Nous ne voyons l'exemple dans Jésus-Christ : on se contenta de crucifier les voleurs avec Lui sans leur faire d'insulte et sans rien ajouter à la sentence de mort donnée contre eux. Que ne s'avisa-t-on pas de faire souffrir à Jésus-Christ [111] et combien fut-il insulté de tout le monde ! Or comme c'est par le moyen de l'oraison que le vieil homme est détruit en nous et que nous sommes faits de nouvelles créatures en Jésus-Christ, il faut aussi que les gens d'oraison, qui sont les plus prédestinés à devenir conformes à l'image de Jésus-Christ, soient de même les plus méprisés et les plus combattus. Jésus-Christ n'a-t-Il pas dit à Ses Apôtres : Vous serez bienheureux lorsque vous serez haïs et méprisés du monde et lorsqu'il dira toute sorte de mal contre vous en mentant1,... etc. Ainsi, monsieur, les croix et les humiliations sont les béatitudes des personnes d'oraison. Il y avait un bon serviteur de Dieu qui disait que c'était en Jésus-Christ que la croix était béatitude, et la pauvreté plénitude.

J'ai bien de la joie que vous vouliez être un des enfants du Seigneur. On le connaît peu. C'est en Lui que je vous suis véritablement tout ce qu'Il veut que je vous sois.

1Mt  5, 11 : « Vous serez bienheureux, lorsqu’à mon sujet on vous aura fait des affronts, on vous aura persécutés, on aura dit faussement toute sorte de mal contre vous. » (Amelote).

 220 [D.4.48]. Obstacles à l’avancement.

 J'ai eu bien de la joie, monsieur, d'apprendre de vos nouvelles, je vous assure que vous m'êtes bien cher. Je ne doute point que la chère défunte ne vous soit très utile auprès de Dieu : étant dépouillée de la mortalité, elle est dépouillée en même temps de tous les obstacles de1 la nature, qui est si rusée qu'elle se fourre partout, même dans les unions les plus saintes. Cette paix et cette joie que vous éprouvez quelquefois vient de Dieu. L'attendrissement vient d'un certain sentiment et d'une habitude qu'on s'était faite de vivre avec les personnes que l'on aime. Le mécompte que l'on trouve dans leur mort est difficile à porter d'abord, mais la foi doit outrepasser [113] tout cela. Pour la peine et l'effroi, il vient de vous-même, ou parce que la réflexion y donne lieu, ou parce que vous voulez des appuis et des assurances que vous ne trouverez jamais.

 Tout cela ne regarde que vous-même et fait voir que votre abandon n'est point entier, car si vous étiez abandonné à Dieu comme il faut, vous ne prendriez d'intérêt que pour Sa gloire et vous vous regarderiez comme un moucheron que Dieu a droit d'écraser quand et comme Il voudra. Mon Dieu ! Quand  mourrez-vous à tout intérêt propre ? Cela ne peut venir que quand votre intérieur sera plus passif. Tout se sent chez vous de votre activité naturelle. Il n'est pas étonnant que, toute la surface étant agitée, le fond s'agite aussi. Votre peu de passivité intérieure vient encore de votre défaut d'abandon, et votre défaut d'abandon est causé par votre activité intérieure : l'un suit nécessairement l'autre. Vous faites comme ces gens qui se noient, qui s'attrapent à tout croyant se sauver, mais leur peine serait bien inutile (la lassitude faisant souvent tomber des mains ce à quoi l'on se [114] tenait, de sorte que l'on ne laisserait de se perdre), si une main secourable ne venait donner du secours. Et c'est à cette main secourable que nous devons notre salut et non point aux appuis auxquels nous nous attachons. Cette main nous est toujours tendue, mais notre activité, la crainte de nous perdre et le désir de nous sauver font que nous ne la voyons pas et que nous nous attachons à tous les moyens qui se présentent. Il faut donc être beaucoup passif, tranquille et reposé pour l'apercevoir. D'ailleurs, elle ne secourt efficacement que ceux qui se livrent à elle et qui veulent bien ne prendre plus soin d'eux-mêmes.

 Votre état intérieur ne répond point aux grâces que Dieu vous a faites et aux épreuves2 qu'Il a voulu tirer de vous. Faites tout ce que vous voudrez, vous ne trouverez d'assurance que dans l'abandon entier et dans la mort à toutes choses. Quand Dieu enverrait un ange du ciel pour vous assurer, cela vous donnerait pour quelques moments de la certitude, une joie, une confiance toute naturelle, mais vos doutes s'augmenteraient dans [115] la suite, vos craintes deviendraient plus fortes et cela ne vous paraîtrait que comme un songe. Mais si vous voulez bien vous abandonner totalement à Dieu et mourir à tout propre intérêt, vous éprouverez une paix qui, quoique souvent sèche, deviendrait invariable, parce que, ne comptant plus sur vous ni ne cherchant plus rien pour vous, vous serez content de ce que Dieu est Dieu. Dès que les réflexions vous viennent, laissez-les tomber aussi bien que vos activités intérieures. Ces activités intérieures sont la source de toutes vos activités extérieures et de tous vos défauts, dont vous ne pourrez jamais vous défaire que par une oraison simple et passive : lorsque vous croirez vous être gardé un temps, il viendra tout d'un coup une occasion qui vous renversera. Commencez donc à être fidèle à ce que je vous dis, sans cela vous n'avancerez rien pour l'intérieur. Voyez combien vous êtes peu avancé pour le temps qu'il y a que Dieu vous a appelé, et soyez une bonne fois convaincu que le défaut d'abandon et de simplicité [116] à l'oraison en est la cause. Quand je mourrais, vous ne perdriez rien si vous savez vous confier à Dieu au-dessus de toutes choses. Je vous parlerais toute la vie et je ne pourrais vous dire autre chose que foi, abandon, désintéressement, oubli de vous-même, oraison simple, fréquent recueillement, laisser tomber votre activité, mourir à tous vos goûts, éviter les occasions qui les peuvent réveiller.

Il est certain que vous n'avez point travaillé au renoncement de vous-même conformément à l'état que vous portez. Il y a un temps qui doit être employé à ce renoncement et, quand on le perd, on a peine à y revenir. Cependant ne vous découragez point et recommencez une nouvelle vie. N. vous aidera à vous corriger de vos défauts, qui sont une trop grande activité et une trop grande lenteur et vétillement3 perpétuel qui vous fait perdre beaucoup de temps que vous pourriez mieux employer : il n'y a rien dont nous devions être si avares que du temps, car il n'y a rien dont Dieu nous demandera tant de compte. Le temps que vous employez [117] à vous amuser et vétiller, vous l'emploieriez dans des lectures qui nourriraient votre âme, au lieu que, par là, votre âme se dessèche : cela empêche que vous donniez tout le temps à Dieu de vous posséder. Il est impossible que dans une si grande activité, lorsque vous voulez faire oraison, cette même activité ne vous y accompagne pas. C'est ce qui vous met comme dans la nécessité de vous multiplier en actes. Vous vous calmeriez plus tôt si vous étiez tout passif. Mais il est presque impossible que vous soyez passif que ce calme ne vienne de plus loin. Il faut que cette même passivité s'étende sur toutes les actions de votre journée et modère également votre trop grande activité et votre trop grande lenteur. Vouloir travailler à corriger vos défauts seulement par l'attention sur vous-même est une chose difficile et presque impossible : vous vous garderez pour un temps et, tout d'un coup, vous vous trouverez abattu. Mais quand vous agirez par cette passivité paisible, Dieu devenant le principe de vos actions, Il vous retiendra Lui-même comme [118] on retient un cheval par la bride. Soyez persuadé que c'est là le point capital pour vous : son défaut vous a empêché d'avancer et vous a retenu comme dans un cercle.

 J'espère beaucoup de votre âme si vous entrez pleinement dans ce que je vous dis. Ne vous inquiétez point pour le passé : Dieu vous pardonnera aisément ces fautes pourvu que vous travailliez sur nouveaux frais4 à Le servir, et si vous étiez comme il faut, vous Le laisseriez libre de vous pardonner ou de vous punir. Mais, mon cher **, nous sommes bien éloignés de cet amour si pur qui nous fasse oublier tous nos intérêts du temps et de l'éternité, afin que le bon plaisir de Dieu et Sa justice s'exercent sur nous. Cependant nous ne serons point selon le cœur de Dieu que nous n'en venions là. Tout autre route est la voie de l'homme en Adam et non celle de l'homme en Jésus-Christ. N. vous dira tout le reste. Je vous embrasse des bras du divin petit Maître. [119]

1Que D corrigé.

2Souffrances, malheurs.

3Vétiller : s’amuser à des vétilles, faire des difficultés sur de petites choses. Vétille : en piémontais, vetilia. (Littré).

4Sur nouveaux frais, en considérant tout  ce qu’on avait fait comme nul, de nouveau, derechef. (Littré).

 221 [D.4.49]. Avis sur les mortifications.

 J'ai lu, monsieur, votre lettre. Je vous dirai qu'il me paraît que votre confesseur a raison de trouver à redire à vos résolutions sur le jeûne. C'est souvent une tentation que de chercher les grandes mortifications : le démon nous y précipite pour nous empêcher de remplir les desseins de Dieu sur nous et pour nous dérober à Sa justice avant le temps. Une vie simple et uniforme est bien plus pénible à la nature que ces jeûnes de propre volonté, purement extérieurs, et faits par secousses pour soulager l'amour-propre qui affecte les singularités. Il y a une autre mortification bien plus difficile, c'est de mourir sans cesse à tous ses goûts, à toutes ses activités et à toutes ses volontés propres. Cette mortification commence par le dedans et se répand sur le dehors, et elle retranche universellement tout ce qui peut plaire à la nature et tout [120] ce qui n'est pas d'une nécessité absolue selon son état. Les austérités extraordinaires, échauffant le corps aussi bien que l'imagination, nous remplissent d'images, tantôt impures, tantôt vagues et inutiles, ce qui empêche le repos de l'âme devant Dieu.

 J'avoue que la dignité de la prêtrise est quelque chose de bien grand, mais il ne faut pas pour cela s'en éloigner, puisque saint Paul nous dit d'aspirer aux dons les plus parfaits1. Vous ferez bien plus pour remplir la grâce de votre ministère en mourant sans cesse à vous-même et en tâchant de devenir intérieur que si vous faisiez les pénitences les plus étranges de tous les anciens anachorètes. Lorsque vous serez devenu intérieur, il n'y aura point à craindre que vous excédiez dans les pénitences extérieures parce qu'au lieu de les faire par votre propre esprit, vous les ferez par le pur mouvement de la grâce. Entrez donc dans l'ordre de la prêtrise avec amour et simplicité, et une profonde humilité, sans scrupules. C'est [121] une présomption de s'imaginer que certaines austérités vous en rendront plus digne. Il faut que votre dignité vienne du grand Prêtre selon l'ordre de Melchisédech2. Ce sera lui qui vous donnera des dispositions nécessaires pour servir l'Eglise et ne vous laisser aller à aucune erreur. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'Il vous éclaire sur ce que je vous dis.

1I Co 12, 31.

2Hebreux, 5, 6 & 10 ; 6, 20 : « Où Jésus notre Précurseur est entré pour nous, étant établi Pontife selon l’ordre de Melchisédech pour toute l’éternité. » (Amelote).

 222 [D.4.50]. L’oraison en sécheresse.

 Je suis bien aise, monsieur, que vous soyez entré dans les dispositions que je vous ai mandées. Cette docilité vous attirera les bénédictions du ciel. La plus grande pénitence que vous pourrez faire, c'est de mourir à toutes vos pénitences indiscrètes et propriétaires, pour rentrer profondément au-dedans de vous-même pour y combattre le combat du Seigneur. [122] Mettez-vous dans Sa présence, exposez votre âme devant Lui, dites-Lui toutes vos misères selon que vous y trouverez de facilité, puis restez un moment dans le silence devant Lui comme un pauvre qui, ne sachant pas exprimer l'excès de sa misère, se contente de montrer ses plaies, ses ordures et sa lèpre.

 Accoutumez-vous à un recueillement continuel et habituel, non par multiplicité d'actes et bandement1 de tête pour penser toujours à Dieu, mais par un doux penchant du cœur, faisant tout pour Son amour et Lui offrant toutes vos actions. Peu à peu, ce recueillement vous deviendra facile. Faites, le matin et le soir, une lecture des livres que votre ami peut vous fournir, et après votre lecture, demeurez devant le Seigneur comme un pauvre muet qui ne saurait exprimer l'excès de ses maux. Quand vous ne pourrez pas Lui parler, dites-Lui que vous ne savez que Lui dire. Quand vous vous trouverez sec et sans goût, dites-Lui que vous ne trouvez point de plaisir d'être seul à seul avec Lui, que cela vous ennuie, et que cette vue [123] ennuyante vous dégoûte de vous-même. Haïssez-vous d'autant plus que vous sentez plus votre impuissance d'aimer et de prier le seul aimable. Voilà une bonne oraison : qui sait bien sa misère prie toujours bien ; qui connaît son insensibilité et la hait fait une oraison excellente.

 L'amour-propre est un mal profond ; on n'en guérit pas facilement. C'est le but de toutes les opérations purifiantes et détruisantes de l'Amour. Mais commencez-le tout de bon de la manière que je vous ai dite. Il faut que Dieu seul le fasse, car la créature ne peut pas le faire. Mais avant qu'Il opère seul en vous, il faut que vous coopériez à Son action par une fidélité inviolable à rentrer en vous-même et à vivre de recueillement et d'oraison. Cela vous coûtera de grandes peines, mais c'est la pénitence solide que Dieu demande. On parle toujours des pénitences et des austérités corporelles pendant qu'on nourrit l'esprit, qui est la source de toute corruption : faites jeûner et veiller votre esprit par l'assiduité à l'oraison et par la solitude du [124] cœur, et vous verrez que vous serez renouvelé bientôt.

Je prie Dieu, monsieur, de vous être toutes choses, et vous recommande encore une fois, comme le point capital, de faire une demi-heure d'oraison mentale le matin et le soir, et de fréquents, courts et petits retours vers Dieu pendant la journée. Jésus-Christ est plus présent à vous que vous-même : vous Le trouverez toujours si vous Le cherchez au-dedans.

De bandé, fortement tendu comme un arc ou une arbalète : « Il a l’esprit toujours bandé, toujours occupé ». (Littré).

 223 [D.4.51]. Oraison. Mortification.

 Je vous assure que c'est une grande consolation pour moi de voir les miséricordes que Dieu vous fait et le progrès de votre âme. Rien n'est plus doux et plus aisé que l'oraison lorsque Dieu en est le principe, et qu'Il nous la fait faire ; mais lorsque nous voulons nous-mêmes en [125] être le principe et la faire à notre mode, elle est bien plus pénible. Lorsque vous pouvez facilement rester en silence dans une simple occupation de la présence de Dieu, demeurez-y sans scrupule et sans retour sur vous-même pour voir ce que vous faites, et lorsque le silence vous devient pénible, servez-vous de votre action, ou en méditant, ou par affection entremêlée de silence. L'affection est même plus utile que la méditation, comme de dire à Dieu : « Faites que je sois toute à Vous, que je Vous aime pour Vous, car Vous méritez infiniment d'être aimé de la sorte. Ô mon Dieu ! soyez-moi tout et que tout ne me soit rien ! » et bien d'autres affections qui partiront de votre cœur.

 Il faut entremêler les affections de silence, et ne point interrompre votre silence par les affections tant qu'il vous est facile d'y demeurer. Je vous assure qu'en suivant avec fidélité cette méthode, votre âme avancera beaucoup dans l'oraison et dans la pratique des vertus. Il faut aussi, dans les autres temps qui ne sont pas de l'oraison, tâcher de rentrer souvent [126] en vous-même par des affections ou par un simple souvenir que Dieu est présent dans votre cœur.

 Faites tout ce que vous faites pour l'amour de Dieu et dans le désir de Le glorifier par les plus petites de vos actions comme par les plus grandes. Lorsque vous faites des lectures spirituelles durant la journée, il faut les entremêler de silence, vous arrêtant lorsque quelque chose vous touche, et de cette sorte la lecture vous sera fort utile et nourrira votre âme. Car notre âme a autant de besoin de nourriture que notre corps, sans quoi elle se dessèche et, ne trouvant plus au-dedans une douce correspondance, elle se répand dans les objets du dehors, perdant peu à peu son intérieur. J'espère qu'il n'en sera pas ainsi de vous et que Dieu qui a commencé en vous son œuvre, l'achèvera. J'espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à suivre ces prémices de l'intérieur : c'est le véritable moyen de devenir heureux. Ô le grand bonheur, mademoiselle, d'appartenir à Jésus-Christ ! C'est le baume [127] qui adoucit toutes le douleurs et toutes les amertumes.

 Ne songez point à faire des austérités, mourez au goût que vous en avez : votre santé ne le permet pas. Le démon ne manque pas, lorsqu'il voit une âme qui veut s'adonner à l'oraison et dont le corps est délicat et malsain, de lui donner un goût d'austérité. Il le fait pour deux raisons : la première, pour la jeter par là au-dehors et l'empêcher de tourner sa force au-dedans, la seconde est pour achever de détruire sa santé afin qu'elle se dérobe par là aux desseins de Dieu. Si votre corps était fort et robuste, dominé par le plaisir du goût, je ne vous parlerais pas de la sorte.

 Je veux vous apprendre une autre mortification qui, sans nuire à votre santé, aura encore plus d'effet que les austérités que vous choisiriez : mortifiez vos goûts, vos penchants, vos inclinations, votre propre volonté, n'y adhérez jamais ; tournez contre votre esprit ce que vous voudriez tourner contre votre corps ; portez en patience vos grandes et [128] fréquentes douleurs ; souffrez pour Dieu tout ce qui se présente à souffrir de contradictions, de maladresse ou de négligence dans le service qu'on vous rend ; souffrez ce qui vous contrarie, qui vous déplaît, qui vous incommode, en union des souffrances de Jésus-Christ, et tout cela à chaque moment. Avec cette pratique, vous prendrez des remèdes très dégoûtants pour honorer le fiel et le vinaigre dont Jésus fut abreuvé ; vous perdrez cette envie de donner ce qui n'est pas à vous, car on ne doit faire des aumônes que de son propre bien, et celui qui doit ne peut rien donner qui n'appartienne à autrui. (On ne comprend pas assez l'obligation de payer ses dettes). Mourez à toutes sortes de magnificences, et vous ferez un plus grand sacrifice à Dieu que si vous jeûniez toute votre vie au pain et à l'eau. Tout dépend de mortifier l'esprit et notre corps1. C'est ce que saint Paul appelle circoncision du cœur2. La [129] nature veut ce qui brille et paraît. N'ayez point de scrupule de manger gras ; plût à Dieu que tous ceux qui le font en eussent un aussi grand besoin que vous. Communiez autant que vous pourrez. Jésus-Christ est le pain de vie qui nourrit et vivifie nos âmes. Je ne vous oublierai pas auprès de Lui, car je souhaite fort qu'Il règne et commande chez vous.

1Peut-être : notre cœur ; ou bien : et non notre corps. D

2Romains 2, 29 : Mais le véritable Juif, est celui qui l’est dans le secret, et la circoncision véritable est celle du cœur, laquelle est en esprit, et non selon la lettre ; duquel la louange vient de Dieu, et non pas des hommes. (Amelote).

 224 [D.4.52]. Abnégation, humilité, enfance.

Quittez-vous vous-même, mon cher frère. Tant que vous conserverez votre propre esprit et votre propre volonté, sous quelque prétexte que ce puisse être, vous n’aurez jamais ni la pure oraison ni le pur amour ; vous ne serez jamais spirituel, votre imagination ne sera jamais dégagée des fantômes, ni votre esprit des pensées tumultueuses ; vous ne serez jamais libre, mais toujours embarrassé en vous-même, inquiet, tendant à ce que vous n’avez pas, ennuyé et dégoûté de ce que vous avez ; votre cœur ne sera jamais affranchi de désirs et ne goûtera jamais un parfait repos ; vous vous porterez partout et vous vous trouverez partout d’une manière surchargeante et incommode ; vous ne jouirez jamais de la pure lumière de vérité : vos lumières seront toujours mélangées de celles de la raison, et par conséquent toujours fautives ; vous aurez une espèce de foi ténébreuse, mais jamais cette foi dégagée de tout objet distinct et de toute agitation.

Cette foi pure et nue, ne laissant rien voir à l’âme de tout ce que les hommes conçoivent par leurs idées et leur raisonnement, la met dans un séjour serein et paisible où la vérité habite, où l’on voit tous les préjugés des hommes remplis de fausseté. C’est cette vérité ou foi nue, pure et dégagée qui nous unit à l’Essence divine, et qui nous fait passer en elle lorsque nous ne sommes retenus et fixés par quoi que ce soit, bon ou mauvais. L’esprit, ainsi dénué par la foi, et la volonté, par l’amour, entrent dans cet amour pur, net, nu, dégagé de tout propre intérêt quel qu’il soit, de tout retour sur soi, de tout rapport à soi. Demeurant perdus en temps et éternité sans nous regarder, et demeurant uniquement attachés à cet objet immense, nous le laissons disposer de nous, contents de tous les états et de tous les lieux où il nous met, content même de nos misères et de nos pauvretés, parce qu’il reste toujours ce qu’il est, un grand Tout immuable, infiniment heureux. Ma misère ne pouvant altérer son bonheur, ne doit point m’altérer non plus.

[131] Retenez bien, mon cher frère, et ne l'oubliez jamais, que tout ce qui arrache à la créature pour restituer à Dieu est le meilleur état. Ce qui nous fait mourir à notre propre excellence, à nos vues courtes et bornées sur la perfection, est le meilleur parce qu'il est le plus glorieux à Dieu. Vous avez bien connu et pratiqué les [132] vertus extérieures jusqu'à présent, mais vous n'avez pas bien compris la parfaite abnégation de nous-mêmes, qui est d'une étendue immense, la démission entière de votre jugement et de votre volonté. Vous n'avez point bien connu la simple, petite et parfaite obéissance, tant envers Dieu qu'envers les hommes, cette obéissance qui vient de la véritable humilité et qui ne conserve plus rien du propre esprit et de la propre volonté qui puisse juger de la nature et de l'obéissance, ni du commandement, l'examiner et le comparer.

 Il y a des gens qui suivent leur propre raison au lieu de la soumettre à la Raison éternelle. Ces personnes demeurent renfermées dans leur prudence humaine et ne participent jamais à la sagesse de Jésus-Christ, qui a été le plus humble et le plus obéissant qui fut jamais. Ce n'est point une humilité pratiquée vertueusement, mais cette humilité qui vient de la parfaite connaissance de ce que nous sommes, qui est un anéantissement, et que la désappropriation produit, une humilité et une [133] obéissance qui deviennent si propres à l'âme qu'elle les pratique tout naturellement et quasi sans s'en apercevoir.

 Vous êtes loin de cela, quoique vous ayez une perfection au-dehors assez grande. C'est pourtant ce que Dieu veut de vous et à quoi Il vous appelle. Vous ne pouvez remplir votre  vocation sans cela. Mon cher enfant, que j'engendre tous les jours à Jésus-Christ dans les douleurs et les angoisses, je vous dis avec l'Apôtre : Ne vous fiez pas à votre prudence1 mais abandonnez-vous totalement à Jésus-Christ afin qu'Il vous conduise, non par la sagesse humaine, mais par la folie de la croix, par la simplicité enfantine, par tout ce pour quoi Il vous a appelé, à laquelle faveur vous n'avez pas encore répondu.

 Que j'ai grand-peur qu'au lieu de devenir simple et petit, à quoi vous avez une opposition naturelle, vous ne deveniez encore plus sage et plus grand ! Si vous ne devenez [134] comme un enfant, vous n'entrerez point au Royaume des Cieux2, vous ne serez point possédé de Dieu, vous resterez toujours perplexe, flottant et douteux, incertain, indéterminé, ou arrêté à votre propre sens, sans prendre le bon parti, qui est celui de la volonté de Dieu. Ô Père, je vous rends grâce de ce que vous avez caché vos secrets aux grands et aux sages et les avez révélés aux petits ; oui, Père, car vous l'avez ainsi voulu3. Que je désire, mon cher enfant, que vous suiviez ces avis que je vous donne de la part de Dieu. Le feu et l'eau, le bien et le mal, sont devant vos yeux et c'est à vous de choisir4. Si vous ne suivez pas les avis que je vous donne ici, que je crains que vous ne vous écartiez insensiblement de la vérité ! Le mal sera grand avant que vous l'aperceviez, il deviendra presque incurable : je le discernerai bien, il me fera mourir de douleur. J'espère que vous serez ce que je vous dis et que vous deviendrez par là ma consolation et ma joie, Amen. Jésus.

1Ro 12, 16.

2Mt  18, 3.

3Mt  11, 25-26.

4Si 15, 16-17.

 225 [D.4.53].

Vous me faites plaisir de m'avoir avertie de ce que vous pensez sur **. C'est une chose assez ordinaire, surtout aux femmes, d'écrire d'une manière plus avancée qu'elles ne le sont, principalement dans le commencement que l'on éprouve des sentiments de Dieu plus vifs. Cela se démêle plus facilement dans la suite, et c'est ce que j'ai tâché de faire comprendre, comme vous le verrez dans la continuation de ce que vous avez déjà. On a peine à désabuser ces personnes jusqu'à ce que Dieu le fasse Lui-même. Notre plus grand avancement consiste à être bien convaincus par expérience de notre misère, de notre impuissance et de notre incapacité ; alors, nous avons encore plus besoin d'être soutenus et encouragés que nous n'en avons eu, dans le commencement, d'être rabaissés et éclairés.

 226 [D.4.55].

Mon cher f[rère], si Dieu me tirait de cette vie, je Le prierais de vous envoyer, comme à un autre Elisée, Son double Esprit1. Le découragement, dans les personnes qui se donnent à Dieu, me paraît le plus dangereux. On voudrait voir l'ouvrage fait tout d'un coup, comme on voit une fleur croître au printemps, et Dieu se plaît à nous faire sentir ce que [142] nous sommes. Je dirai, à présent que Dieu vous a soutenu : Confirmez vos frères2. C'est tout ce que je vous désire. Mon cœur est fort uni au vôtre en Jésus-Christ, et à tous vos amis. Dites au bon ** qu'un mouvement qui vient sans aucune réflexion lorsqu'une âme est bien à Dieu, est supposé de Dieu, pourvu qu'il ne soit ni contraire à Sa loi, ni à notre devoir dans l'état où Dieu nous a mis, ni à l'obéissance. On [n’]a parlé de cela à M ** qu'afin de lui faire voir la différence qu'il y a entre un scrupule et une inspiration.

1IV Rois, 4, 15 : « Ce que voyant, les enfants des prophètes … dirent : L’esprit d’Elie s’est reposé sur Elisée… »

2Lc 22, 32.

 227 [D.4.56]. Quand suivre ses mouvements.

 La première partie de votre lettre est très bonne. Quand on agit simplement et bonnement, il ne faut pas tant examiner si l'amour-propre s'en mêle. [143] Quand on a parlé des mouvements, on ne parle que de ceux qui nous regardent nous-mêmes et non de ceux qui regardent autrui, car la charité chrétienne nous doit faire croire que, si les autres, qui sont plus à Dieu que nous, n'y entrent pas ou en ont de contraires, c'est une marque que le mouvement n'était pas de Dieu ou que Dieu n'en veut pas l'exécution, comme vous dites fort bien. Nous ne saurions nous méprendre en exposant aux autres nos mouvements et en laissant l'exécution dans une entière indifférence.

 Or, on doit remarquer que pour peu que le mouvement soit de Dieu, il faut que ce soit de choses sur lesquelles nous n'ayons point entretenu nos pensées auparavant, soit par peine ou par complaisance ou consolation, car il se peut faire qu'on ait pensé auparavant les mêmes choses dont on croit avoir les mouvements, et, quoiqu'on n'y pense plus alors, une subite et presque imperceptible réminiscence peut nous incliner de côté ou d'autre d'une manière très subtile. Mais comme Dieu ne demande [144] pas que nous fassions tous ces examens si contraires à la simplicité, si la chose ne regarde que nous, faisons bonnement ce que nous croyons ordre de Dieu, et si ce ne l'est pas, la confiance et l'abandon que nous avons à Dieu, fera que Dieu nous donnera une petite répugnance à ce que nous croyons faire pour Lui qui nous éclairera que ce n'est pas Sa volonté ; si nous n'avons pas cette répugnance, allons bonnement et simplement avec Dieu sans vouloir trop éplucher si c'est Sa volonté ou non. Que si cela regarde les autres, en exposant simplement ce qui nous est venu au cœur, laissons-leur la liberté de faire ou de ne pas faire ce que nous leur disons, et demeurons en repos sans nous mettre en peine de rien, persuadés que Dieu leur fera faire ce qu'Il voudra.

 Nous supposons une âme qui soit bien à Dieu, et qui ait une volonté d'y être sans réserve. Du reste, plus on va simplement, c'est le mieux pour nous. Il ne faut pas chercher tant d'assurance, car si nous étions [145] toujours sûrs de faire la volonté de Dieu, nous serions comme les anges qui la font très assurément et sans pouvoir en douter. Quand nous sommes dans un état depuis longtemps, n'allons point éplucher si nous y sommes par la volonté de Dieu, car Dieu nous y ayant placés ou même permis que nous y soyons, tout ce qui vient à l'encontre est une pure tentation, le diable faisant tout ce qu'il peut pour désunir ce que Dieu a uni.

Soit que je vive ou que je meure, je ne vous oublierai point ni madame votre épouse, vous saluant tous deux dans le cœur  de Jésus.

 228 [D.4.57]. Suivre Dieu. Comment souffrir.

 Il y a longtemps, ma chère demoiselle, que j'avais envie de vous écrire ; j'attendais une occasion [146] favorable de le faire. Je ne doute point que Dieu ne veuille se servir du cher M** pour vous conduire dans la voie qu'Il vous marque Lui-même. J'ai vu, par quelques-unes des lettres qu'il vous a écrites, qu'il avait grâce pour vous. Ne l'écoutez pas lorsqu'il parle de son indignité et de sa misère, comme je ne l'écoute pas moi-même. C'est un reste d'imperfection que de s'excuser sur son indignité. Il n'y a nulle dignité dans le rien : toute dignité est en Dieu, qui se sert pour Sa gloire des instruments les plus faibles et les plus misérables afin que la gloire des œuvres ne soit pas attribuée à l'homme, mais à Lui. Il couvre ses vrais serviteurs de faiblesses, afin qu'eux ni les autres ne s'appuient que sur Lui. Heureux celui qui sait tirer la moelle du cèdre au travers de son écorce grossière1. On donne trop à la créature, qui n'est rien, et moins que rien. Il faut garder l'eau qui nous est présentée sans s'arrêter au vase qui la renferme : l'eau est meilleure dans la terre que dans l'argent.

 Je vois que votre âme avance considérablement. Laissez-vous à [147] l'Esprit de Dieu : tout votre soin doit être de l'écouter et de le suivre, laissant votre première manière d'agir pour n'agir que par lui jusqu'à ce qu'il lui plaise d'agir seul en vous. C'est une excellente disposition que la souplesse et l'indifférence. Cette souplesse extérieure vous aura appris à être souple sous la main de Dieu, car les volontés raides et fermes ont un obstacle si grand pour se laisser conduire à Dieu qu'il faut une espèce de miracle pour les déprendre de leur propre volonté et les rendre dociles sous la main de Dieu et des hommes. Ces personnes vont bien un temps à force d'onction et de sentiments, mais cela n'est pas plus tôt passé qu'on les voit s'arrêter, reculer et déchoir même tout à fait. Ne regardez point comme un simple naturel la facilité que vous avez à vous soumettre à tous et cette indifférence qui vous rend souple : c'est une grâce que Dieu vous a faite pour vous préparer à de plus grandes, et si vous êtes fidèle à vous laisser à Dieu, vous irez vite et loin, n'ayant pas ce plus grand des obstacles à vaincre.

 J'ai vu aussi votre disposition dans votre maladie. Le mal n'est plus un mal lorsqu'on y est soutenu comme vous l'avez été. Mais il faut être prête non seulement à tout souffrir avec joie et douceur lorsque Dieu le donne, mais aussi à souffrir avec délaissement, comme Jésus-Christ sur la croix, lorsque le Maître le veut ; alors on en sent toute la dureté, mais celui qui a acquis la patience dans la suavité la conserve dans la douleur toute nue, et participe réellement aux douleurs de Jésus-Christ, qui n'a point voulu d'autre appui que la croix et la douleur ; il se fit même une suspension dans Son âme bienheureuse de l'écoulement de la Divinité qui Lui fit dire : Ô Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? Mais tant que le divin amour vous laisse le lait de ses mamelles, nourrissez-vous en et vous regardez comme un enfant qui a besoin de lait pour croître et se fortifier : il laisse le soin à sa mère de lui donner la nourriture qui lui convient ; s'il voulait manger ce qui nourrit les hommes, il ne le pourrait, et cela [149] le ferait mourir et l'empêcherait de croître. Je prie Notre-Seigneur de vous prendre par la main pour vous conduire, de vous porter même s'il est nécessaire si vous ne Lui résistez pas. Il ne convient pas à un enfant de marcher seul : laissez-vous conduire par lui au-dedans, et au-dehors par M** puisqu'Il vous l'a donné. Croyez-moi toute à vous en Celui qui est tout en nous tous.

1Ezechiel, 17, 3 : « …Un aigle puissant … vint sur le mont Liban, et emporta la moelle d’un cèdre. » & 22 : « Voici ce que dit le Seigneur notre Dieu : Mais moi, je prendrai de la moelle du plus grand cèdre et la placerai ; je couperai du haut de ses branches une greffe tendre, et la planterai sur une montagne haute et élevée. » (Sacy).

 229 [D.4.61]. Ne point se fonder sur le sensible.

 Voilà, cher **, la réponse pour le bon **, que vous lui ferez tenir. Il me paraît bon et simple et qu'il a de la grâce, mais il a besoin d'être soutenu et encouragé [177] et de bien comprendre en quoi gît la véritable et solide piété. J'espère que vous lui servirez à l'éloigner de sentiments pour marcher en foi ; cela lui est d'autant plus nécessaire qu'il me paraît appelé à cette voie et qu'il trouvera peu de secours actuels dans son pays. La lecture est très utile pour toucher le cœur et pour les personnes d'expérience, mais la conversation et faire usage de ce qu'on lit selon son degré est tout autre chose. Tous les hommes mettent la piété où elle n'est pas et non où elle doit être ; c'est ce qui fait la méprise de tous et qu'ils ne persévèrent pas, voulant voir, et dans soi et dans les autres, les choses selon l'idée qu'on s'en est faite, et, ne les trouvant pas telles, ni dans soi ni dans les autres, on se scandalise des derniers, et on se dégoûte et perd courage pour soi-même. C'est ce que je vous prie de lui faire bien comprendre, aussi bien qu'au bon ** lorsque vous le verrez. De plus, on fait un mélange malheureux de la nature et de la grâce, prenant les sentiments, qui sont la pâture de l'amour-propre, pour la [178] grâce même et pour l'amour le plus pur. Ce mécompte fait qu'on s'attache à ce qui n'est rien, et qu'on est toujours vacillant et muable, au lieu de s'attacher au Tout immuable qui est toujours le même quoique les accidents changent. Car le goût, la saveur, le sentiment sont des accidents qui subsistent même quelquefois avec le péché. C'est ce que je vous conjure de lui faire comprendre, car il est de grande conséquence de mener d'abord par le solide. C'est ce que Jésus-Christ appelle bâtir sur la pierre ferme1 : tout le reste, c'est bâtir sur le sable et le moindre vent de la tentation abat ce bâtiment, d'autant moins solide qu'on l'avait élevé plus haut. Je n'ai tous les jours que trop d'expérience de cela. Vous pouvez montrer ceci à ce monsieur : il me paraît assez simple pour cela.

1Mt  7, 24.

 230 [D.4.63]. Vie abrégée ou prolongée.

 J'ai eu bien de la joie, mon cher E[nfant], de recevoir de vos nouvelles : j'en étais en peine, on m'avait dit que vous étiez parti malade ; j’avais auprès de moi un bon enfant que vous avez vu, qui se reprochait de ne vous avoir pas fait saigner ; mais le Seigneur a eu soin de vous et je l'en bénis. Comme j'espère que votre âme avancera de plus en plus dans Son amour et dans l'abandon total à Sa conduite, j'aurais eu une vraie douleur que vous ayez été enlevé avant que Ses desseins éternels eussent été remplis sur votre âme. Cela m'aurait fait croire que Dieu, dont la bonté est infinie et qui nous prend toujours dans le temps favorable, prévoyant que vous ne seriez pas fidèle, aurait abrégé vos jours pour les rendre heureux. Mais voyant qu'Il a fécondé mes vœux [182] et qu'Il vous laisse dans ce lieu de pèlerinage et d'exil, j'espère qu'Il achèvera en vous Son ouvrage. Je L'en prie de tout mon cœur, car votre âme m'est infiniment chère. Ô que je désire que mon Dieu possède pleinement votre âme et qu'Il en fasse le lieu de Ses délices !

 Ne vous forcez pas à m'écrire lorsque vous n'en avez pas le mouvement et la facilité. Vous me trouverez toujours dans le cœur de mon cher Maître qui ne se l'est fait ouvrir sur la croix que pour nous y loger tous, c'est-à-dire ceux qui veulent correspondre à Son amour : car, quoiqu'Il ait répandu Son sang pour tous, Il ne loge néanmoins dans Son cœur  que ceux qui L'aiment et qui veulent bien être conformes à l'image de Son Père en Lui ressemblant de tous points.

J'ai été fort mal, je suis un peu mieux depuis deux jours, quoique loin de guérison en apparence, mais le divin Maître fait ce qu'il Lui plaît et se moque des apparences. Je vous embrasse de Ses bras et Le prie de vous être toutes choses.

 231 [D.4.64]. Se trouver dans le cœur de Jésus.

 Il y a une manière d'avoir de vos nouvelles et de converser ensemble, mon cher f[rère], qui ne demande pas de fréquentes lettres : on se trouve, on s'entend, on se connaît, on est présent dans le cœur de Jésus-Christ. Il l'a fait ouvrir, ce cœur, sur la croix pour y loger Ses vrais enfants ; c'est là que ces mêmes enfants sont ensemble quand leur[s] corps serai[en]t  à mille lieues l'un de l'autre. C'est où je prie sans prière pour mon cher f[rère] ; c'est de sa fidélité à se trouver souvent dans ce divin cœur, où je lui ai donné rendez-vous, que j'espère sa persévérance, et qu'il augmente de plus en plus dans l'amour sacré ; ce cœur est une fournaise, quoique dans le froid de la mort. C'est là que nous apprendrons à trouver Dieu sans l'entremise du sentiment, et même de l'aperçu. C'est là que [184] notre amour deviendra si pur que nous ne chercherons que la gloire de notre divin Maître, sans retours sur nous, que nous serons tellement à toutes Ses volontés que, quoiqu’Il nous mette haut et bas, dans l'abondance ou dans la disette, qu'Il fasse semblant de nous rebuter ou qu'Il nous caresse, tout nous sera égal.

 La mer rejette  quelquefois sur son bord des coquillages qui semblent devoir y rester toujours, lorsqu'une vague favorable les reprend et les abîme dans son sein ; Dieu en use de même à notre égard. Laissons-Le faire, servons à Son plaisir et qu'Il se joue de nous. Que j'aurai de joie quand mon cher f[rère] sera de la sorte ! Je prie le divin Maître de lui être toutes choses.

 232 [D.4.66]. Avis de conduite.

Mon très cher f[rère] en Notre-Seigneur,

 Je prierai Dieu pour M.***, et ne comprends pas comment on veut l'engager à la Cour ou dans les charges publiques, n'y étant point ; si la Providence l'y avait mis depuis du temps, il pourrait y rester et y faire de son mieux, mais le monde est présentement dans une corruption si effroyable que je crois que le mieux pour ceux qui veulent être à Dieu est de demeurer cachés. Pour [187] le mariage, je ne sais si c'est à propos de l'en détourner. L'inconstance humaine et les dangers qui se rencontrent dans la vie me font croire qu'il est plus avantageux pour les jeunes personnes de se marier que de rester dans un célibat où ils ne sont pas suffisamment appelés. Je soumets cela cependant à vos lumières, car vous connaissez son tempérament et sa situation mieux que moi. J'ai vu que des jeunes gens ayant, par une ferveur précipitée, renoncé au mariage, il en est arrivé des inconvénients qui déshonorent la piété. Il faut que les personnes soient déjà fort avancées, ou qu'on ait un mouvement particulier de leur déconseiller le mariage pour le pouvoir faire. C'est pourquoi, mon cher f[rère], en vous disant cela, je remets tout ce qui regarde ce monsieur à votre prudence, car, pour moi, après tous les inconvénients que j'en ai vus, je ne suis pas si hardie que de conseiller aux gens du monde un célibat qu'ils ne peuvent garder sans une vocation particulière. C'est tout ce que je puis vous dire sur ce jeune monsieur….1 [188]

 Je vous suis très unie, mon cher f[rère], et je ne connais guère de personnes à qui je le sois davantage intérieurement. J'espère que Dieu achèvera Son œuvre en nous tous. Je ne sais point si les empêchements de ** n'empêcheront point M. ** de revenir. Hélas ! qu'est-ce que l'homme ? Ce n'est qu'embarras et confusion. Que celui qui est attaché à la terre est malheureux ! Que celui qui ne veut que Dieu est heureux ! Au milieu des malheurs apparents il ne trouve que paix et joie au Saint-Esprit, au lieu que ceux qui font cas de la fortune ou qui sont dans quelque parti ne sont pleins que de troubles et d'embarras, et semblent n'être faits que pour troubler le genre humain. Heureux [d'être] dans un petit coin du monde à ne voir rien de tout ce qui s'y passe et à jouir en secret de l'Immuable ! Rien n'altère notre bonheur, car, ne dépendant d'aucune chose créée, rien ne peut ni l'affaiblir ni le faire changer, plus content dans l'exil, dans la persécution, que ceux qui sont sur le trône. Si on connaissait la vanité de ces mêmes choses pour [189] lesquelles on se déchire les uns les autres, on les refuserait lorsqu'elles sont offertes, bien loin de vouloir les usurper de force. L'homme semble n'être fait que pour la terre. Ceux qui ne cherchent que les biens de la terre, cherchent l'estime et l'approbation des hommes, et c'est encore une plus grande vanité, le jugement des hommes étant presque toujours contraire à la vérité. L'homme charnel n'estime que ce qui est charnel, l'homme spirituel fait cas de ce qui est spirituel, mais l'homme divin n'estime que Dieu. Croyez-moi à vous pour jamais dans le divin petit Maître. Dominus illuminatio nostra et salus nostr : quem timebimus2 ?

1Nombreux points de suspension D (coupure probable).

2Ps 26, 1 ; c'est-à-dire : Le Seigneur est notre lumière et notre salut : qui craindrions-nous ? D

  233 [D.4.67]. Solitude. Chutes.

 [190] De quoi nous servirait-il d'avoir gagné tout le monde si nous perdons notre âme ? Vous devez faire vos affaires autant qu'elles ne vous engagent point dans un monde si pernicieux, mais sitôt que les choses sont comme vous marquez, que puis-je dire autre chose sinon : fuyez, taisez-vous et vous reposez ? Dieu ne vous appelle pas assurément au commerce du monde puisque vous n'êtes pas en état de vous soutenir dans les occasions. Il faut rester dans la retraite jusqu'à ce que nous puissions être au milieu du monde comme si nous n'y étions pas. Si votre intérieur était formé et que vous fussiez encore plus accoutumé à la retraite intérieure qu'à l'extérieure, vous auriez fait un fond qui vous mettrait à couvert des ravages que l'iniquité fait présentement dans votre âme. Fuyez donc le monde, et commencez à travailler à vous rendre intérieur et à faire au-dedans de vous-même une solitude que rien ne puisse distraire. Vous avez présentement grand besoin de la solitude extérieure pour cultiver celle du dedans ; mais sans [191] celle-ci, l'extérieure vous sera peu utile et vous vous trouveriez toujours le même dans les occasions. Tous les saints anachorètes ne faisaient tant de cas de la solitude extérieure que parce qu'elle leur était  un moyen de cultiver celle du cœur. Accoutumez-vous à chercher Dieu au-dedans de vous et à y demeurer en Sa présence.

 Ne vous étonnez point de toutes vos chutes, mais retournez à Dieu du fond du cœur et, dans l'amertume de votre âme, demandez-Lui un secours dont vous avez tant besoin. Vos chutes doivent beaucoup vous humilier, vous porter à une grande défiance de vous-même, à une grande confiance en Dieu, à un parfait abandon entre Ses mains, mais ne tardez pas à vous tirer de l'occasion ; plus vous différez, plus votre âme s'affaiblira et plus votre mal deviendra incurable, mais si vous faites avec courage et diligence ce qu'on vous dit, vos fautes mêmes vous deviendront avantageuses, vous empêcheront de vous exposer si facilement à l'avenir et vous attacheront davantage à Dieu. Je Le prie qu'Il vous soit toutes choses.

 234 [D.4.69]. Avis de conduite en société.

 Vous avez raison, mon cher f[rère], de croire que Dieu nous appelle à la liberté puisque l'Ecriture nous en assure. Jésus-Christ nous dit : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres1. Il y a deux sortes de libertés : l'une qui vient de notre propre esprit, de notre tempérament et même, si vous voulez, du climat où l'on est né ; ce n'est pas celle-là dont l'Ecriture nous parle, mais de celle que nous donne Jésus-Christ par la destruction entière du vieil homme et par la formation de l'homme nouveau en nous. C'est donc la nouvelle renaissance de Jésus-Christ en nous qui nous met dans une liberté si parfaite que rien de ce qui est hors de [195] nous ne la peut altérer. Tant que nous restons en nous-mêmes, nous sommes gênés parce que nous sommes rétrécis et bornés, mais lorsque nous sommes cachés avec Jésus-Christ en Dieu2, comme dit saint Paul, nous acquérons une étendue immense dans l'immensité même. Alors notre liberté devient parfaite parce qu'elle ne varie plus et que, ne dépendant d'aucun événement ni d'aucune créature, rien ne la peut altérer. Le grand secret pour être parfaitement libres est la destruction de nous-mêmes que Jésus-Christ peut seul opérer.

 Mais pour répondre à votre difficulté, je vous dirai que les vrais serviteurs de Dieu doivent vivre ensemble avec une entière liberté et simplicité. Cette liberté avec nos frères dépend en quelque manière de la liberté que nous avons en nous-mêmes : il faut un grand support du prochain, mais aussi il ne faut point nous rétrécir par la crainte de quelque chose qui déplaise ; il faut dire simplement sa pensée et ne rien garder sur son [196] cœur, parce que cette garde que l'imagination, qui grossit toujours les objets, nous fait faire, nous indispose nous-mêmes, et par un certain contrecoup indispose aussi les autres. Je voudrais donc dire simplement ce que je croirais être le meilleur selon ma pensée : si on le trouve bon et qu'on l'accepte, à la bonne heure ; si on ne le trouve pas tel, je croirais que je me suis mépris[e]. Car le véritable humble ne désire point que son sentiment soit reçu ; il a cependant la fidélité et la petitesse de le dire toujours. Il croit facilement que les raisons des autres valent mieux que les siennes ; ainsi il vit dans une grande paix. Quand on l'aurait rebuté cent fois, il ne laissera pas de redire toujours sa pensée dans les occasions ; qu'elle soit reçue ou rejetée, ce doit être pour lui la même chose, car celui qui n'est rien ne se pique de rien. La seule gloire de Dieu est ce qui l'afflige ou console. Je vous parle avec toute la cordialité que l'affection que Dieu m'a donnée pour vous exige de moi.

 Comme nous devons être indifférents que l'on nous fasse part des [197] choses ou que l'on ne nous en fasse point part, on doit recevoir avec petitesse la part que l'on nous en fait ; et si, parce qu'on ne vous a fait part de rien jusqu'à présent, vous vouliez rejeter celle que l'on vous en ferait, ne voyez-vous pas que ce serait un orgueil secret qui déplairait beaucoup à Dieu ? Il faut donc recevoir tout, et le recevoir de bon cœur sans y laisser mêler notre humeur naturelle. N'attribuez point au démon ce qui est véritablement un ordre et une conduite de Dieu sur vous. Vous avez choisi pour devise Ama nesciri : ne faut-il pas que cette devise soit remplie, non par des moyens choisis qui ne seraient pas de grande valeur, mais par toute la conduite de la Providence de Dieu sur vous ? Qu'importe par qui nous soyons exercés pourvu que nous le soyons ? Dieu se servira quelquefois de Ses plus grands serviteurs pour le faire, d'autres fois de méchants, et le plus souvent de nous-mêmes, car il est certain que nous portons en nous-mêmes la source de toutes nos peines.

Mourons à tout, et nous [198] deviendrons parfaitement heureux : nous ne croirons pas que personne nous puisse faire tort lorsque nous serons bien convaincus de ce que nous sommes. Vous voyez par votre propre expérience que ce que Dieu veut de vous est une démission entière de votre propre volonté, de vos vues, de vos idées, de votre propre jugement, qui sont les choses essentielles auxquelles il faut mourir, et je vois, par tout ce que vous me dites, que Dieu prend un soin particulier de vous et que la conduite qu’Il tient sur vous vous est absolument nécessaire.

 Je vous assure que par la fidélité à suivre ce que je vous ai dit et que je répète ici, nous serons parfaitement unis puisque nous serons habitants d'une même demeure, qui est la volonté de Dieu. Je salue bien cordialement votre chère épouse. Le temps est court, tâchons d'avancer chemin, ce que nous ne pouvons faire que par la mort continuelle à nous-mêmes, dont tous les événements de la Providence nous fournissent les moyens à chaque instant. C'est pourquoi il est de grande conséquence de faire [199] usage du moment présent, qui est la seule chose qui est en notre disposition. A Dieu !

1Jean  8, 36.

2Col 3, 3.

 235 [D.4.70]. Condescendance. Aridité. Parler.

Assurément, mon cher E[nfant], Dieu me donne pour vous une union très tendre. Ne savez-vous pas que, pourvu que nous remplissions Ses desseins selon le moment présent, Il est content de nous quoique nous ne soyons pas au point où Il nous destine ? Une mère ne se fâche pas lorsqu'un petit enfant ne fait pas d'aussi grands pas qu'elle ; au contraire, elle va doucement à petits pas, pour se proportionner à son enfant, persuadée que, lorsqu'il sera grand, il marchera plus vite qu'elle et pourra lui servir de bâton de vieillesse. C'est ainsi que le divin Maître en use envers nous, avec la différence pourtant que, ne pouvant vieillir, Il soutiendra Lui-même [200] jusqu'au bout sans pouvoir être soutenu.

 Plût à Dieu, mon cher E[nfant], que je n'agisse que par le mouvement de ce divin petit Maître. Je n'en sais rien, car je ne connais plus ce MOI, je ne le discerne plus ; c'est peut-être lui qui agit quand je crois que c'est le divin Maître, mais je laisse à Lui seul à faire cette discussion : comment une goutte d'eau peut-elle se démêler de cette mer immense ? J'agis simplement, comme un enfant, je n'ai plus de mouvements marqués ; tout se perd et s'abîme dans ce Tout  immense, où je voudrais, sans volonté et sans désir, tirer avec moi tous les cœurs, surtout celui de mon cher F[rère].

 L'état aride n'est pas le plus mauvais, au contraire : il nous retire du sensible pour nous faire marcher en foi, il nous ôte le lait pour nous donner le pain des forts. Laissez-vous dans la main de Dieu sans vous mettre en peine s'Il vous traite durement ou non. Il faut L'aimer pour Lui et non vous aimer en Lui ; alors les amertumes, les absences du Seigneur, tout vous semblera le meilleur. Tout ce qui nous [201] rend conforme à Jésus-Christ est ce qui nous est le plus avantageux. Je vous porte dans mon cœur, qui est le cœur  du divin petit Maître.

De son cœur  et du mien

Il a fait un échange :

Ma volonté se range

Dans l'amour souverain,

Faisant un doux mélange

De mon cœur  et du sien.

Je suis ravie que le cher ** vous donne tous les écrits : j’espère que vous y trouverez en tous les temps la nourriture nécessaire, même au temps de la famine qui suit la sécheresse. Je ne suis point surprise que vous ne puissiez parler de Dieu à vos amis : ce n'est pas la saison. Le Verbe veut parler en vous, laissez-le faire : son langage est muet, souvent sec, mais efficace ; il ne faut pas l'interrompre pour parler aux hommes. Laissez-vous bien instruire et parlez lorsqu'il vous dira Ephata, lorsqu'il vous ouvrira la bouche. Mais il faut auparavant être muet. Je le prie d'être toutes choses à mon cher f[rère],de le conduire lui-même par les sentiers inconnus de Son amour et [202] de Sa justice. Toute gloire et honneur aux siècles des siècles pour Lui ; pour nous, rien, rien, rien.

 236 [D.4.71]. Instructions et précautions spirituelles.

 Votre lettre, mon cher E[nfant], m'a été d'une grande consolation, y voyant les miséricordes que Dieu vous fait. Il nous encourage, ce Dieu de bonté, par les consolations qu'Il nous donne et nous éprouve en même temps par des sécheresses. Quoique vous croyiez ne rien faire à l'oraison du matin, vous marquez à Dieu votre fidélité et vous vous exposez devant Lui comme un serviteur qui attend le commandement de son maître, et qui attend souvent longtemps. Ne croyez pas que je vous oublie. Je vous porte dans mon cœur ; tant que vous serez fidèle à Dieu, vous y serez [203] toujours logé. Il faut prendre de ce que vous lisez ce qui vous convient et laisser le reste, car on écrit pour plusieurs. Quand votre lecture ne servirait qu'à vous recueillir, ce serait déjà beaucoup.

 Je suis ravie que le règne de notre divin Maître s'étende où vous êtes et que Dieu se serve de vous pour cela. Aidez secrètement la personne comme vous avez commencé. L'humiliation et la contrition sont les meilleures parties de la confession ; mais n'allez que lorsque vous êtes appelé, car il ne faut pas douter que le démon ne vous tente en deux manières : la première, utile, et l'autre dangereuse. Si Dieu se sert de vous pour faire quelque bien, il ne faut pas douter que cela ne vous suscite de bonnes croix et de fortes persécutions, et c'est celle où il n'y a rien à craindre. Mais il est dangereux que, voyant souvent des femmes, cela n'emplisse d'espèces et que le démon ne se serve de cela pour nuire à votre âme. Il ne faut pas, comme dit saint Paul qu'ayant commencé par l'esprit, on finisse par la chair1 [204]. Vous serez à couvert de cette dernière tentation si vous n'allez que lorsque vous serez appelé, et si vous priez qu'on ne vous appelle que dans la nécessité ; si vous restez dans la défiance en [de] vous-même et dans la confiance de [en] Dieu ; si vous demeurez recueilli en parlant, ne vous laissant pas aller à la dissipation, évitant toute joie et inclination naturelle. J'espère que le divin Maître vous gardera. Je reçois de tout mon cœur les personnes dont vous me parlez et prie de tout mon cœur pour elles.

 Lorsque je vous ai mandé que je ne savais pas si le Seigneur était absolument l'auteur  de ce que je vous dis, c'est que cela ne tombe ni sur mon discernement ni sur ma réflexion : je suis en la main de Dieu comme un enfant et je ne pense pas à moi. Je prie Dieu qu’Il soit l'âme et l'esprit de mon cher f[rère].

1Ga 3, 3.

 237 [D.4.75]. Oraison de silence. Recueillement.

Que dirais-je à mon cher * sinon qu'il est impossible qu'il passe tout d'un coup d'une méditation raisonnée dans le pur silence : il y a un milieu, qui est de cesser absolument tout raisonnement et toute méditation, pour entrer dans une oraison d'affection, qui consiste, à faire de temps en temps des actes d'amour, de résignation, d'abandon à Dieu, les faire très rares, et observer beaucoup de silence entre deux ; il faut s'accoutumer à l'action du cœur, qui est une simple affection où le raisonnement ni la tête n'ont aucune part. Pour parvenir à une action simple qui nous dispose au parfait silence, il faut s'accoutumer à n'agir que par le cœur, et le faire sobrement, donnant lieu à Dieu d'agir en nous. Mais je crois que si vous aviez bien entendu monsieur Olier1, il vous aurait plutôt parlé de l'action du cœur que de celle de l'esprit. Quand le silence vous est facile, demeurez-y. Lorsqu'il vous est trop difficile, faites quelques actes d'amour de Dieu, ou quelques autres qui se présenteront. Cependant il est de conséquence de s'accoutumer, comme dit  l'Ecriture2, d'attendre  Dieu en patience, de3 souffrir le retardement des consolations afin que notre vie croisse et se renouvelle4.

1Jean-Jacques Olier (1608-1657), curé de Saint-Sulpice, mystique, organise la vie communautaire des prêtres de Saint-Sulpice en créant un séminaire (1645). Dutoit le cite comme « auteur mystique du Catéchisme Chrétien pour la vie intérieure. »

2Ps. 39, 2.

3Eccl. 2, 3.

4Fin du § 1 (le § 2 adressé à son ami Homfelt a été publié dans le vol. I Directions spirituelles).

 238 [D.4.76].

Pour ce qui regarde l'abstraction et le dénuement des pensées, ce ne sont que les volontaires et les réfléchies qu'il faut absolument laisser tomber, et ne les point entretenir, car pour les pensées vagues qui sont l'effet d'une imagination égarée, elles ne dépendent point de vous, et Dieu les permet souvent pour cacher à la curiosité de l'homme ce qu'Il opère en lui. L'homme est curieux de voir, de distinguer ce qui se passe en lui, et [225] l'amour de la propre excellence fait ou qu'il se satisfait quand il voit que tout va bien selon son idée, ou qu'il se décourage quand il voit que les choses ne vont pas comme il les désire. Ce sera peut-être la dernière lettre que je vous écrirai parce que je suis fort mal, mais retenez bien que vous ne sauriez trop vous confier à Dieu  et vous abandonner à Lui. Je Le prie de vous être toutes choses.

 239 [D.4.79]. Essentiel et accessoire.

Dieu a différentes manières de s’exprimer qui reviennent au même dans la suite. D’ailleurs, nous autres qui sommes conduits par la foi ne faisons aucun capital ni de prophéties ni de visions extraordinaires ni de rien qui soit distinct ou conçu par l’esprit humain, tout cela n’étant qu’un accessoire, et le fond consistant à mourir généralement à toutes choses pour croire d’une manière implicite et sans raisonnement tout ce que Dieu a voulu faire entendre dans ces choses-là.

L’essentiel est encore, pour nous, la perte de toute volonté propre, laissant écouler notre volonté en celle de Dieu pour n’en faire plus aucun usage propriétaire, ce qui produit l’amour le plus épuré et nous transforme en charité, et celui qui demeure en charité demeure en Dieu. Ce sont donc les deux points essentiels, la foi nue et la charité. Le reste sont des moyens d’y parvenir dont il faut se servir, j’entends la pratique des vertus, le renoncement et la mortification, et non les choses prophétiques ou extraordinaires.

[231]  Le saint Enfant Jésus ne vous a point quitté : Il est caché derrière les treillis, Il veut voir si vous L'aimez purement et si vous êtes aussi content qu'Il aille ailleurs que d'être chez vous. Il se cache, Il s'enfonce dans le secret de votre cœur, Il vous aime plus que jamais, mais Il vous éprouve : Il ôte le sentiment de Sa présence pour épurer votre foi. La foi et l'amour pur ne sont point dans la jouissance aperçue de l'objet, mais dans sa réelle, quoique inconnue, possession. Je vous assure de Sa part que vous êtes plus à Lui que jamais. Si cela n'était pas, [232] je ne serais pas unie à vous comme j'y suis. Dieu, tout pour Lui et rien pour nous. Amen !


II. « Un état plus avancé ».

 240 [D.1.82]. Eviter l’activité dans l’oraison.

Je vous ai promis, madame, de vous écrire sur certains articles, mais je vous avouerai simplement que je suis si peu maîtresse de moi-même que j’oublie très souvent ce que j’avais le plus envie de ne point oublier. Il y a déjà quelque temps que je m’aperçois que vous avez en vous-même un germe d’intérieur que vous ne connaissez point. J’ai tâché, autant que j’ai pu, depuis quelque temps de vous le montrer, afin que vous eussiez soin de le laisser croître et se fortifier, comme le germe d’une fleur qui ne paraît point encore, et que l’on pourrait aisément étouffer si l’on ne marquait l’endroit où elle est. C’est un principe de vie qui subsiste dans l’hiver de la sécheresse, et qui [255] demeure caché. Il est, madame, dans l’intime de votre âme, il est dans votre cœur. C’est ce je ne sais quoi qui vous rappelle lorsque vous êtes dans le monde, qui vous fait faire malgré vos inclinations tout ce qu’il lui plaît ; c’est ce qui se réveille et par la lecture et par l’oraison ; et c’est enfin ce qui vous ferait devenir fort intérieure, qui vous rendrait l’oraison facile, la présence de Dieu plus fréquente, la solitude moins ennuyeuse, s’il était cultivé. Mais pour vouloir trop bien faire, vous l’étouffez toujours. Vous faites comme un laboureur qui, après avoir ensemencé sa terre, la labourerait incessamment et empêcherait, par son travail hors de saison, que le grain ne germât et ne portât du fruit. Dieu a semé dans votre cœur le grain de Son pur amour, qui produit l’intérieur. Au lieu de le laisser pousser en repos, vous faites tout le contraire ; parce que vous ne le voyez pas d’abord pousser au-dehors, vous fouillez incessamment pour voir s’il y est, et en remuant de la sorte, vous empêchez qu’il ne prenne racine. Lorsque vous priez, si, sans vous soucier de votre imagination, vous demeuriez [256] attentive au-dedans de vous-même, sans vouloir examiner ce qui se passe dans votre cœur, si vous demeuriez, dis-je, attentive à cela seul, vous verriez que ce qui semble caché dans votre intérieur augmenterait peu à peu, et vous donnerait une paix que vous ne pouvez jamais avoir d’une autre manière. Ne travaillez donc plus votre esprit pour l’obliger de penser et pour voir s’il pense bien, mais contentez-vous de nourrir votre cœur de cette substance dont nous avons tant de fois parlé.

Il en est de même pour vos lectures : lorsqu’elles vous recueillent par quelque chose de fort prompt, demeurez simplement dans ce recueillement, sans vouloir vous appliquer ce que vous avez lu, ni en pénétrer le sens, car ce détail que vous voulez faire avec Dieu, vous ôte l’onction simple que vous goûtez. Laissez remplir votre cœur de cette liqueur divine ; et lorsqu’elle y sera une fois, vous aurez un trésor en vous-même dont vous pourrez vous servir dans le besoin. Mais si, lorsque Dieu vous la donne, au lieu d’en laisser1 remplir [257], vous vous amusez à vouloir examiner de quelle couleur elle est, quel est son goût et son odeur, vous la perdrez infailliblement. Ce que je vous dis est d’une telle conséquence pour vous que vous n’avancerez qu’à mesure qu’étant persuadée que vous devez laisser à Dieu le soin d’emplir votre cœur, vous vous contenterez de demeurer attentive à Lui seul, sans vouloir entrer en mille détails avec Lui, qui L’empêchent d’opérer en vous selon Ses desseins.

Laissez donc tomber toutes ces activités naturelles qui viennent de la vivacité de votre tempérament, qui voudrait voir la besogne faite en un jour. Un travail efficace est long. Quand il faut se combattre soi-même et laisser Dieu le maître du terrain, cela ne se fait pas en un jour : il y faut bien des années. Laissez croître votre intérieur, et par là vous remédierez à tous vos autres maux. Votre promptitude, par le soin que vous aurez de rentrer en vous-même et d’arrêter tout d’un coup la vapeur lorsqu’elle veut monter en haut, diminuera peu à peu. Il faut une patience infinie avec [258] vous-même ; sans cela vous ne feriez rien. Ne vous découragez jamais, ne vous ennuyez point de la longueur du chemin, ne vous étonnez point de vos défauts. Mais supportez-vous vous-même comme Dieu vous supporte : vous vous gênez trop, et la gêne de votre esprit empêche la liberté de l’onction de votre cœur.

Portez à la communion une disposition simple d’humilité, d’amour et de silence ; priez Dieu qu’Il prépare Lui-même le lieu dans lequel Il veut venir. Et lorsqu’Il y sera venu, laissez-Le parler et Lui dites simplement2 : Parlez, Seigneur, votre serviteur écoute. Dites-vous ensuite à vous-même : J’écouterai ce que le Seigneur mon Dieu me dira au-dedans de moi3. Et n’allez point vous imaginer que cette parole se fasse entendre comme celle d’un homme ; cela n’est pas. Cette parole est une certaine opération véritable, mais délicate, dont le cœur s’aperçoit fort bien quoique la bouche ne le puisse exprimer ; c’est avoir la substance des choses, quoique l’on n’en [259] ait pas la figure ; et c’est la manière d’agir avec Dieu, qui convient seule à Dieu à cause de la simplicité qui ne s’accommode pas de la multiplicité de nos raisonnements. Vous accoutumant à être attentive à Dieu, vous vous ferez une habitude de retourner souvent en vous-même d’une manière simple, mais efficace, qui vous affermira insensiblement contre les occasions de vous dissiper et de vous mettre en colère. Accoutumez-vous d’aller de cette sorte, sans examiner ce que vous sentez ou ne sentez pas, et vous irez bien car vous irez comme Dieu le veut.

1[sic] : on attendrai : au lieu de vous en laisser.

2Comme Samuel : I R 3, 10.

3Ps 84, 9.

 241 [D.1.83].

Le travail que vous faites ne laisse pas de dessécher, et il faut [260] humecter par l’onction de la grâce, puisée dans des silences fréquents et courts, car c’est ce travail sans travail que Dieu demande le plus de vous. Le reste dessèche par trop ; c’est une vicissitude de la nature, qu’il est bon pourtant que vous sentiez. Le plus grand homme est le plus faible lorsque Dieu ne le soutient pas. Il vous abaisse comme un coussin de bonne plume : vous vous relevez tout d’un coup ! J’ai peine à croire qu’il y ait à tout cela rien de volontaire, mais le naturel, l’irréflexion, qui le laisse paraître à nu. Je ne vois pas non plus qu’on soit obligé de faire voir ses défauts à tout le monde, pourvu qu’on n’ait pas trop d’art pour les cacher et qu’on soit content qu’ils paraissent lorsque Dieu les montre. Ce qui vous est donc le plus nécessaire est de posséder votre fond en paix. Mais comment le posséderez-vous si Dieu ne le possède Lui-même ? Et comment le possédera-t-Il si vous ne donnez lieu à Son Esprit ?

Rien n’est plus aisé que d’éteindre l’Esprit. Il s’éteint par une action volontaire, comme le feu s’éteint par l’eau. Il s’éteint aussi faute d’aliment, comme [261] le feu faute de bois ; et je crois que c’est de cette dernière manière qu’Il peut s’éteindre en vous. Vos défauts sont d’une nature que le silence et l’onction est leur seul remède et l’unique que vous y puissiez apporter dans l’état où est votre âme. Vous voulez peu de choses, et ce que vous voulez, vous le voulez légèrement ; c’est ce qui cause la diversité de vos sentiments. Évitez la réflexion volontaire. Dieu donne quelquefois des lueurs qui ne sont pas des réflexions, mais elles font peu d’impression, ou si elles en font, elles sont momentanées, semblables à la surface de l’eau remuée qui revient peu à peu comme elle était auparavant. Dieu nous fait voir ce que nous sommes, une autre vie, etc. mais il n’y a que la surface de l’âme qui en reçoive l’impression ; c’est pourquoi elle n’est ni profonde, ni de durée.

Pour N., il y a longtemps que j’ai de la peine sur son compte. Elle est, comme vous dites, si bien comme la loi qui montre et censure les défauts sans donner rien pour les ôter ; mais il semble que la lumière ne lui soit pas donnée, et j’en suis fort surprise. [262] Elle a précédé le flambeau qui la devait éclairer : il est si loin derrière elle qu’elle ne peut plus voir son chemin ; elle aperçoit les montagnes et les abîmes de loin ; cela fait qu’elle croit tout, montagnes et précipices. Je vous dis cela parce qu’elle a fait des méprises étranges faute de lumière, attribuant une grande grâce à l’artifice et à la tromperie, et décourageant les âmes droites à force de les pousser, surtout ceux qui, n’ayant pas la même lumière qu’elle sur eux-mêmes, étaient découragés et nullement soutenus. D’ailleurs, il y a des âmes à qui il est dangereux de trop dire leurs défauts pour mille raisons.

 242 [D.1.84]. Ecouter la voix de Dieu à l’intérieur.

Mon divin Maître m’oblige encore de vous demander de Sa part si vous ne distinguez pas Sa voix, vous à qui il est donné de la porter partout sans sortir de votre place. [263]  Il dit que le larron vient par la fenêtre, et lui par la porte, que Sa voix vient du dedans ; et quoiqu’elle soit d’une délicatesse infinie, Il m’assure qu’elle ne se laisse ignorer que de ceux qui veulent la méconnaître. Vous la connaîtrez bientôt : laissez-Le faire, et suivez celle qui vous paraît de Lui, quoique sans certitude ; mais elle se présente comme de Lui. Ô qu’Il vous aime, et qu’Il ne vous laissera pas égarer !

Il m’assure de plus, ce cher petit et divin Maître, sans me rien dire de particulier, que plus vous serez misérable, plus vos paroles auront l’efficacité divine, car, quoique tous les hommes courent après un certain son de parole, qui n’est qu’une timbale qui résonne1, et quoique leur esprit en soit flatté, ils demeurent toujours affamés et vides, parce qu’ils ne sont pas sustentés. Mais l’homme anéanti par la vertu divine dans l’expérience des plus extrêmes misères, n’étant qu’un simple instrument, la vertu divine parle en lui et porte une efficacité admirable, qui n’est point attachée à l’art de parler, mais qui, ayant un goût de substance, [264] communique aux autres cœurs un je ne sais quoi, qui n’est point dans la chose dite, mais dans la substance même de la parole, en sorte que les mêmes choses dites par des personnes pleines de leur propre vie n’auraient point cette efficacité. Mon cher petit et divin Maître me dit encore qu’Il vous expérimentera par Lui-même de tout ce que je vous dis et qu’Il mettra en vous une parole de confirmation.

1Parce que c’est la parole de l’homme. Cf. Paul I Cor. 13, 1.

 243 [D.1.85].

Dieu ne demande point que vous vous donniez des mouvements extraordinaires pour vous corriger des défauts qu’on vous mande, mais l’acquiescement humble et simple fait toutes choses. Dieu ne vous fait voir à vous-même que pour vous corriger Lui-même et vous faire participante de cette douceur et de cette mansuétude qu’Il [265] nous prêche tant. Vous ferez bien de donner liberté à tout le monde de vous dire sa pensée : acquiescez, et c'est tout. Oui, ma très chère, j'espère que Jésus-Christ vous donnera cette charité immense qui embrasse tout, qui ne se rebute de rien. Loin d'appréhender, redoublez votre confiance ; attendez d'autant plus de Dieu que vous n'avez rien à espérer de vous-même. C'est ce désespoir de nous-mêmes  qui, en nous arrachant tout appui, nous fait tomber dans le rien et nous dispose par là à servir aux desseins de Dieu sans y rien mêler du nôtre. C'est ce qui nous rend purs et qui fait que les autres en profitent, car tout ce qui est de nous et à nous ne vaut rien ; il n'y a que ce qui est à Dieu et de Dieu qui soit bon. Je suis bien aise qu'Il Se soit servi de moi pour vous mortifier afin qu'Il vous vivifie. Il faut attendre : Dieu fera en son temps ce qu'Il voudra.

 244 [D.1.86].  

Je ne vous écris que quelques mots pour vous dire que la défiance de vous-même est bonne, mais il ne faut pas qu'elle vous affaiblisse, au contraire qu'elle redouble plutôt votre confiance et votre assurance. Ce sera Dieu qui sera votre force et votre charité. Dieu vous corrigera de tout en son lieu. Dieu ne corrige que peu à peu. Cela se fait par la démission de nos propres lumières, la petitesse à suivre celles d'autrui, et l'abandon total. Vous verrez qu'avec le temps, ce qui était éloigné reviendra. Vous savez bien que Dieu ne Se sert pas du naturel pour corriger, mais bien de la grâce, qui est opposée au naturel.

Faites l'œuvre du Seigneur en mourant incessamment, mais dites simplement les défauts que vous connaissez. Force, [267] douceur, mais point d'humeur. Ce qui ne profite pas dans un temps profite dans l'autre. Renouvelons-nous en Jésus-Christ pour marcher à Sa suite sans nous regarder non plus que des chiffons. On ne sert pas aux âmes sans qu'il en coûte beaucoup de morts.

 245 [D.1.88].

Ne vous inquiétez pas de ce que vous dit C. : elle n'a rien pour vous. Allez votre chemin, je ne crois pas que Dieu permette que vous vous égariez. J'espère de la bonté de mon divin Maître qu'à cause de votre simplicité, mon cœur ne vous trompera pas. Je crois que si la conduite coûtait autant que Dieu me la fait acheter, le métier ne me plairait pas tant. Je vous prie de laisser dire, et d'aller votre chemin.

Pour ce qui regarde vos défauts, recevez sur cela les avis de tout le monde, quand ce serait d'un enfant, mais acquiescez simplement et ne vous mettez pas en peine, et demeurez abandonnée. Je pense vous mander au sujet de N. ce que dit Jésus-Christ : Qui n'est pas contre nous est pour nous1Il faut pardonner bien des défauts aux âmes commençantes et ne pas les pousser trop fort. Cultivez la bonne volonté : [273] dites-lui simplement ce que vous trouvez en lui de défectueux, et allez votre train.

1Mc 9, 39.

 246 [D.1.89].

J'ai la joie que Dieu Se serve de l'histoire qu'Il m'a fait écrire pour vous faire du bien. Quand Il ne Se servirait d'elle que pour cela seul, je croirais ma peine bien employée. Il faut vous attendre à une infinité de vicissitudes qui n'altèrent pas le fond quoiqu'elles paraissent quelquefois l'altérer. Dieu est toujours le même, indépendamment de tout le reste. Accoutumons-nous à ne nous point regarder, ni ce qui se passe en nous, et tout ira le mieux du monde. L'intérêt de Dieu se trouve partout et en tout. Lorsque nous n'en avons plus1, il y a en nous un contentement achevé, parce que tout tourne toujours fort bien puisqu'il est comme Dieu veut.

1Lorsque nous ne ressentons plus d’intérêt « pour Dieu ».

 247 [D.1.90]. Moyens pour avoir l’intérieur paisible.

J'aurais une grande joie de vous voir, ma très chère, si Dieu le permettait ce printemps ; ce serait à vous à prendre vos mesures avec le mari et la femme. Si c'est la volonté de Dieu, Il ajustera toutes choses ; si ce n'est pas Sa volonté, nous ne le devons pas vouloir ; ainsi, on demeure en repos pour tout. C'est un grand bien que de tout abandonner à Dieu et ne vouloir que Sa volonté ; c'est ce qui donne une paix invariable à l'âme, car tous nos troubles et toutes nos peines viennent de ce que nous voulons quelque chose que nous n'avons pas, ou de ce que nous ne voudrions pas ce que nous avons. Celui qui ne veut que la volonté de Dieu et ce qu'Il nous donne à chaque instant, quel qu'il soit, est heureux, content et paisible : c'est un paradis anticipé, et c'est là le véritable intérieur.

Ne nous trompons point, nous n'aimons qu'autant que nous sommes de la [275] sorte. Celui qui aime véritablement trouve tout bon de la part de celui qu'il aime. Tout ce qu'il fait lui plaît. Il ne voudrait pas que cela fût autrement : un cachot avec lui lui serait plus agréable qu'un palais sans lui. Il ne se soucie point du reste des hommes. Il ne s'embarrasse ni de leurs paroles, ni de leurs actions, pourvu que ce qu'il aime soit content. Il n'est point touché de tout le reste, il n'y fait même pas attention : cela ne le regarde plus. Il est content dans la volonté de l'objet qui l'a charmé. Tout ce qu'on fait au monde n'attire pas son attention et ne peut le détourner ni de la vue, ni de la pensée de son objet. S'il veut quelques égards des hommes, c'est qu'il s'aime, et cela déplaît à son bien-aimé.

Je vous assure, ma chère fille, que vous n'aurez jamais un parfait repos que si vous n'en veniez là. Dieu qui voit que vous ne vous contentez pas de Lui seul, que vous voulez les égards et les attentions des créatures, ne Se communique pas à vous et Il vous laisse dans la langueur et la sécheresse. Si toutes les créatures vous abandonnaient, vous trouveriez Dieu [276] même, qui serait leur remplacement ; mais comme cela n'est pas, il faut faire usage de tout ce qui paraît vous négliger, vous manquer d'égards, et le reste, que l'amour-propre grossit. Et lorsque vous croyez voir ces choses, sans vous amuser à y réfléchir ni à vouloir vous sacrifier et mille autres choses, tournez-vous à Dieu, laissez tomber tout et retirer les créatures et leur confiance, sans vouloir rien que Dieu. Vous verrez alors que votre intérieur changera de situation.

N'allez pas non plus vous en faire une occupation d'humilité, disant : « Je mérite qu'on m'abandonne », et vous occupant amèrement des choses que vous croyez qu'on vous a fait. Cela vous entretient dans l'occupation des créatures, vous rétrécit et dessèche le cœur, et vous remplit d'amertume. Ne regardez rien, mais laissez tout tomber, et vous serez comme une personne à qui on ôte un poids de dessus les épaules, qui se trouve plus légère et soulagée : elle ne s'embarrasse pas [à penser] qui ni comment on lui a ôté ce poids ; elle poursuit son chemin avec joie et avec vitesse ; si on ne la [277] décharge que peu à peu, elle trouve que la liberté et le large et la légèreté ne lui viennent que peu à peu ; plus on lui ôte et plus elle est soulagée. Si nous étions bien persuadées que toutes les créatures ne nous servent que d'empêchements, nous les recevrions de la Providence comme un poids, et nous les laisserions aller comme une décharge avec actions de grâces. Recevez, ma très chère, de la part de Dieu, ce qui est venu au bout de ma plume.

 248 [D.1.91]. Obstacles au renouvellement du règne de Dieu.

Écrite le premier jour de l'an.

Il y a longtemps, mes chers enfants, que je soupire après le règne de Dieu et que je dis de tout mon cœur : Adveniat regnum tuum ! J'espérais du moins qu'Il régnerait dans mes enfants. Mais hélas ! que je me trouve loin du compte ! Car Jésus- [278] Christ ne règne que sur la destruction de l'amour-propre, l'extinction du moi qui est ce vieil homme qui doit être détruit afin que l'homme nouveau nous anime et nous serve de vêtement. Nous sommes entourés de ce lion rugissant qui est l'amour de nous-mêmes ; nous sommes vides de l'Esprit de Jésus-Christ. Comment régnerait-Il en nous, Lui qui ne veut qu'une vie humble et renoncée, que la simplicité enfantine ? Nous nous estimons, nous croyons être quelque chose, et nous ne sommes rien. Nous nous disons enfants de Jésus-Christ : suivons-nous Ses exemples et Ses maximes ?

Renouvelons-nous, chers enfants, dans l'amour de Jésus-Christ et dans la haine de nous-mêmes, et nous serons selon Son cœur, et vous serez comme je le désire. Il y a longtemps que je vous parle et vous ne m'entendez pas, parce que l'amour de vous-mêmes vous appesantit le cœur et vous endurcit les oreilles. Il est toujours temps de commencer, mais comment commenceront ceux qui se croient si loin du commencement quoiqu'ils en soient si proches ? Il y a longtemps que nous [279] marchons, me direz-vous. Oui, mais pour n'avoir pas pris le droit chemin qui est la petitesse, le renoncement de vous-mêmes, l'amour sans intérêt, une foi sincère, vous n'avez fait que décrire un grand cercle et tourner autour, en sorte que vous vous retrouvez, après bien des années, au même endroit, et que vous êtes comme ces pivots qui tournent sans cesse sans quitter leur place. Cette place, c'est l'attachement à vous-mêmes ; tous les autres attachements naissent de celui-là.

Je prie Dieu fait enfant de vous éclairer et de vous rendre dociles pour L'écouter. Mais la nature se soulève contre toute vérité et n'admet que le mensonge et la flatterie. Ô saint Enfant ! que j'ai de douleur que Vous ayez si peu d'enfants ! Faites-Vous-en, je vous en conjure !

 249 [D.1.92].Du royaume si désiré.

Pour la prophétie, il y a là quelque chose d'assez surprenant. Cependant le temps fixé me paraît contraire à l’Évangile, où Notre-Seigneur dit que ce jour n'est connu de personne, pas même du Fils de l'homme1a. Cet endroit où il est dit que Jésus-Christ sera connu partout m'a remplie de joie : je ne doute pas que cela ne soit un jour. J'aurais voulu dans ce moment vivre jusqu'en 1713 pour avoir ce plaisir ; mais comme l’Évangile est ma règle, je verrais tous les miracles et tout le merveilleux du monde que je ne m'y arrêterais pas. Il viendra, dit Jésus-Christ, de faux prophètes et de faux Christs qui feront de si grandes merveilles que les élus [281] mêmes en seraient séduits si cela était possible2. Si cela sert à convertir, à la bonne heure ! Et si mon Seigneur Jésus-Christ était connu, aimé, goûté, je serais au comble de ma joie et ne me soucierais nullement de mon sort. Saint  Paul a dit qu'il souhaitait d'être anathème pour ses frères; n'oserais-je point trop si je disais la même chose afin que mon Maître régnât dans les cœurs ?

Mais plus je passionne4 ce règne, plus je vois que personne ne lui donne entrée et que ceux-mêmes qui en connaissent la nécessité l'éloignent. Ô portes éternelles, ouvrez-vous et le Roi de gloire y entrera ! Quel est ce roi de gloire5 ? C'est le pauvre et humble Jésus, qui s'est fait si petit afin de trouver place dans nos cœurs. Ô Amour ! vous y pouvez entrer quoique les portes en soient fermées ! Entrez-y donc, je vous en prie ! Régnez, prenez possession de votre royaume et du domaine que vous vous êtes acquis au péril de votre vie, aux dépens de [283] votre gloire même et de votre sang.

N. m'afflige. Il semble, comme vous dites, qu'on cherche à se dédommager, on cherche ce qu'on ne trouvera jamais. C'est ce que Dieu a tant fait écrire pour précautionner que, dans le temps du vide, il est de grande conséquence de ne point chercher des consolations humaines. Cette persuasion [qu'on a] que tout ce qui est dit n'est que pour faire mourir à soi, est bien éloignée du sentiment6 de ceux qui ont passé par le dénuement, car tout ce qu'on leur disait d'eux, ils le croyaient et en connaissaient beaucoup plus, en sorte qu'accablés de confusion, ils n'osaient lever les yeux. Ceux qui les assuraient dans leur état étaient ceux en qui ils avaient le moins de créance, ils croyaient qu'ils ne les connaissaient pas, ils s'en défiaient. Ainsi la chose est bien différente.

1aMc 13, 32.

2Mc 32, 33.

3Rm 9, 3.

4Passionner : Désirer (sens vieilli).(3esens selon Littré).

5Ps 23, 7-10.

6Il semble qu'il s'agisse ici d'une personne qui croyait être dans l'état ou dans la voie de la mort ou du dénuement mystique, mais qui, pour y trouver de la consolation, se persuadait que ce qu'on lui disait de ses défauts n'était que pour la mortifier ou l'avancer dans cet état de dénuement et de mort, et non pas qu'en effet ces défauts-là fussent en elle. A quoi l'on répond, pour la détromper, qu'un tel sentiment est bien éloigné de celui qu'ont les personnes qui véritablement sont dans l'état du dénuement spirituel, lesquelles, au contraire, en ont de tout opposés et de tels qu'on les représente ici. D'où s'ensuit que l'état de la personne dont il s'agit est encore bien différent de l'état de dénuement et de mort véritable. D

 250 [D.1.95]. Recherches secrètes de la nature.

J'espérais toujours, M[onsieur], que votre peine tomberait et que Notre-Seigneur ne rendrait pas ma prière inutile, puisque c'est le Seigneur qui la faisait en moi. Il est certain que votre nature cherche partout du repos et n'en trouvant point, elle est comme au désespoir : elle trouvait du repos en vous-même d'une manière spirituelle et, présentement qu'elle est chassée de chez vous, elle en veut trouver en toutes choses. Elle est comme cet esprit impur dont il est parlé dans [297] l’Évangile : s'il trouvait la maison bien ornée et parée, il revenait avec sept autres esprits pires1. Je crois que Jésus-Christ parlait aussi de cet esprit impur qui n'est autre que l'amour-propre : s'il était chassé de chez soi et que Dieu ne renversât pas et ne salît pas la maison, il reviendrait avec plus de force. Et c'est ce que nous voyons arriver tous les jours aux personnes qui ne sont pas entièrement détruites. Les épreuves qu'elles ont eues ne servent qu'à les rendre plus propriétaires et plus amoureuses d'elles-mêmes.

Au nom de Dieu, perdez toute idée de salut et de perfection. Ne vous ai-je pas dit que l'on aspire et que l'on espère toujours d'une manière secrète et profonde, quoiqu'on ne le voie pas ? Vous voyez bien que vos misères sont lumineuses et qu'elles servent à vous faire voir les défauts subtils que vous auriez peine à avouer si on vous les disait simplement et que Dieu ne les fît pas connaître. Vous croyez que la subtilité et les finesses étranges de votre amour-propre viennent de ce que vous avez plus d'esprit qu'un autre. Vous [298] vous trompez en cela, et M. aussi qui le prit hier de même, car tout cela se doit prendre d'une autre manière ; c'est vraiment non un effet de l'esprit, mais un raffinement de l'amour-propre de soi-même, que les gens du monde qualifient d'esprit, et qui vient de défaut d'étendue. Voyez comme je vous parle franchement, ce doit être un témoignage de ce que je vous suis en Notre-Seigneur.

1Mt  12, 43 s.

 251 [D.1.96]. Ne point s’excuser pour plaire à Dieu.

Votre lettre m'a donné de la joie : on y voit l'opération de la grâce. Le plus grand effet qu'elle puisse opérer dans nos cœurs, c'est de nous convaincre de notre propre tort. Tant que nous croyons que les autres en ont plus que nous et que c'est eux qui ont tort à notre égard, nous ne sommes pas comme Dieu veut. [299] Il veut ne nous laisser aucune excuse et que, soumis sous Sa main, nous comprenions que Sa justice est la plus forte miséricorde. Il faut faire usage de la lumière que Dieu vous donne : comme elle est la plus sûre, elle doit être la plus efficace.

Défions-nous toujours de notre raison sur le tort d'autrui : elle nous trompe, et notre amour-propre spiritualisé nous cache ce que nous sommes et nous montre sous une autre forme ; mais lorsque la lumière de Dieu éclaire notre fond, elle démêle tout, et ce qui nous paraissait un air serein nous paraît tout couvert d'atomes. Mais que cette vue nous est nécessaire ! c’est elle qui cause une véritable paix. Qu'il nous est avantageux d'être condamnés des hommes ! nous devons en faire usage, non seulement en le portant pour Dieu comme un tort qui nous est fait et que nous voulons bien souffrir, mais comme une instruction de Dieu qui Se sert d'eux pour nous faire voir notre tort, que nous ne verrions pas sans cela.

 252 [D.1.97]. Ne s’attacher à l’extraordinaire, mais au solide.

J'ai vu une lettre de N. qui a été voir notre petite sœur d'Isèle1. Je crois que vous avez fait à tout cela la réflexion si nécessaire à confirmer les voies de Dieu. Il semble que Dieu n'ait opéré ces choses extraordinaires, du moins celles qui sont de Lui, que pour enseigner où elle est. Toutes ces faveurs extraordinaires ne tendent qu'à la rendre intérieure, à lui donner à elle, et par elle aux autres, quelque notice de l'intérieur. La grâce ne commence encore qu'à l'éclairer de son fond pour l'y conduire peu à peu ; tout le reste est l'étoile des Mages, qui devient inutile sitôt qu'on est entré en Bethléem et qu'on a trouvé l'enfant dans la crèche. Ce qu'elle appelle extase me paraît un fort recueillement qui lui enseigne [301] où le Maître habite, mais il y a bien du chemin à faire jusqu'à trouver le centre et enfin l'outrepasser, et aussi soi-même. Il y a encore beaucoup de multiplicités qui tomberont au fur et à mesure qu'elle tombera elle-même dans l'unité, si Dieu permet qu'elle y arrive en cette vie, comme je l'espère, si elle ne meure pas sitôt. Cependant je crois que Dieu l'a mise comme un témoignage aux enfants d'Israël pour leur faire voir leur incrédulité. Cette pauvre enfant dans sa simplicité confond l'orgueil des faux sages et leur apprend où Dieu veut être adoré.

Ce que j'appréhenderais pour les frères, ce serait qu'ils ne prissent le change et ne s'attachent trop au merveilleux au lieu de ne s'attacher qu'à la simplicité, au dénuement, au renoncement à nous-mêmes, à la mort, à tout ce qui n'est point Dieu. Ils seraient alors comme si les Mages, au lieu d'adorer Jésus-Christ, ne se fussent amusés qu'à contempler Son étoile. Je n'ai pas besoin de m'expliquer davantage avec vous : je suis sûre que la lumière du fond vous a fait faire le discernement. Profitons de ses paroles et de ses [302] vertus, mais ne nous arrêtons pas au brillant ; ce n'est pas ce que Dieu veut de nous, mais une foi simple, dénuée de témoignages, et un amour tout pur et sans ombre d'intérêt. Vous voyez que Dieu reproche à cette bonne fille l'agir propre en certaines choses, ce qui me fait espérer qu'elle parviendra à perdre tout agir propre dans l'action de Dieu, qui n'est autre que Son Verbe produit en nous, qui est opérant et agissant et auquel nous ne pouvons que mettre des obstacles. Aussi son Précurseur ne nous demande que d'aplanir les voies, abaisser les montagnes, combler les vallées2, c'est-à-dire ne point mettre d'obstacles à son passage. C'est en Lui que je vous suis tout ce qu'Il m'a fait être. Il me vient de vous dire encore que la sœur d'Isèle est une figure parlante, un corps détruit et pourri, une âme tranquille et heureuse.

1Inconnue.

2Lc 3, 5.

 253 [D.1.98]. Instructions sur la coopération.

Je n'ai pu, ma chère enfant, vous répondre plus tôt à cause que j'avais la fièvre. Je prie Notre-Seigneur qu'Il vous comble de plus en plus de Ses grâces. Mais pour correspondre à Ses bontés, il faut travailler de votre part à aller contre votre naturel et à vous renoncer en toutes choses, sans quoi vous avancerez peu. Dieu vous donne, au commencement, cette grâce sensible pour vous engager à vaincre vos passions et à souffrir toutes choses pour Son amour : soyez souple et obéissante à tout, sans regarder ni ce qu'on vous commande ni comme on vous le commande. Demeurez dans toutes vos occupations en la présence de Dieu le plus que vous pourrez ; il ne s'agit pas de pratiques particulières, mais de vouloir toujours faire la volonté de Dieu. [304] C'est la chose à quoi nous devons tendre sans cesse que cette mort entière de notre volonté pour ne vouloir agir que par la volonté de Dieu.

On doit le faire en deux manières : pour le dedans, en nous tenant fortement attachées à Dieu, ne voulant pour nous que ce qu'Il nous donne et comme Il nous le donne, en sorte que s'Il retirait les douceurs consolantes, vous en fussiez aussi contente et que vous Le servissiez avec la même fidélité, ne cherchant point à consoler la nature, mais à la faire incessamment mourir.  Sans cela, nous resterions toujours sensuelles. Or la sensualité spirituelle est aussi dangereuse que la corporelle ; la raison est que, lorsqu'on cherche en Dieu les consolations sensibles, on s'accoutume à une certaine mollesse qui rend susceptible des sensualités extérieures, et, quoiqu'on ne s'en aperçoive pas lorsque la grâce est forte, on s'en aperçoit dans la suite : on se trouve faible dans l'occasion, on est plein de penchants et d'inclinations pour la créature, d'amour de soi-même, on se fait pitié à soi-même pour la moindre croix. Il faut avoir une vertu mâle [305] qui fasse préférer la croix et la mortification à toutes les douceurs, car il faut suivre, nu, Jésus-Christ nu.

La seconde manière de faire la volonté de Dieu est de recevoir extérieurement tous les petits dégoûts et toutes les contradictions qui arrivent dans l'état où Dieu vous a mise. [Avoir] une obéissance prompte, exacte, fidèle ; faire plutôt la volonté des autres que la vôtre, et le faire tellement pour l'amour de Dieu que, quand même personne ne remarquerait votre obéissance, vous obéiriez néanmoins avec la même fidélité. Prenez courage : allez solidement à Dieu, bâtissez sur de bons fondements, qui sont l'humilité et l'amour pur qui consiste à aimer Dieu pour Lui-même et non pour les faveurs qu'Il vous fait. Évitez tout murmure et tout soulagement d'amour-propre.

 254 [D.1.99]. Vrais moyens d’avancement selon Dieu.

Vous savez bien que, vous étant aussi unie que je vous le suis en Jésus-Christ, rien ne me fait autant de plaisir que d'apprendre de vos bonnes nouvelles. J'appelle bonnes nouvelles celles qui font connaître que votre âme enfonce de plus en plus dans son être original. Lorsqu'on marche avec effort, on s'aperçoit facilement du chemin qu'on fait, mais lorsqu'on est sur une mer immense, l'avancement est si peu sensible qu'on ne s'en apercevrait pas, si ce n'était qu'on voit bien [307] qu'on a quitté son port et qu'on ne voit plus la terre ; tout autre avancement est cru sur la foi du pilote qui connaît les climats par sa boussole. Plus nous nous éloignons de nous-mêmes, de notre agir propre, humain et naturel, plus nous avançons vers Dieu ; si nous savons nous quitter absolument, nous ne sommes plus conduits que par la foi, qui nous sert de pilote, et la charité de boussole ; il faut qu'elle soit toujours exposée à ce divin soleil de Justice qui ne se laisse point égarer. Celui qui tombe dans l'océan divin, qui s'y perd et s'y abîme, fait encore plus de chemin sans le connaître ni le distinguer. Comme le chemin qui précipite de haut en bas est mille fois plus rapide que celui de voguer, quelque bon vent qu'on ait, c'est alors que l'on avance infiniment sans savoir où ni comment. Le pilote et la boussole sont rendus inutiles en apparence, c'est le seul poids qui enfonce avec rapidité : l'amour est alors le seul poids de l'âme, qui l'enfonce en Dieu de plus en plus et sans fin. Vous voyez qu'il ne vous est pas si aisé de voir votre avancement, et que plus il deviendra rapide, [308] moins vous le verrez. Mais qu'arrivera-t-il de cet avancement ? C'est que vous serez toujours plus loin de vous et de vos manières ordinaires de concevoir et d'agir.

Il est difficile de voir les attaches sans la lumière divine, et cette divine lumière ne les montre qu'à mesure qu'elle veut les ôter ou après qu'elle les a ôtées. Je parle de certaines attaches légères, ou profondes, mais peu sensibles, car pour ces engagements du cœur qui entraînent comme malgré la créature ses affections, cela n'étant pas pour vous, ce ne sont pas celles-là dont je parle. Pour les attaches délicates et profondes, lorsque Dieu les découvre, c'est un charbon de feu qu'il faut secouer dans le moment, et demeurer abandonné sans réserve à Celui qui peut seul les déraciner entièrement. Je ne m'explique pas davantage avec vous, me persuadant que vous devez entendre mon langage.

Ce qui fait que l'on est infidèle à la lumière qui est (comme vous dites très bien) directe et non réfléchie, c'est faute de bien savoir que la véritable lumière qui ne peut jamais être [309] équivoque, n'est pas proprement la lumière de l'esprit mais un certain sentiment du cœur, ou plutôt un pressentiment tant cela est léger et mince. C'est ce petit je ne sais quoi, et qui est le premier mouvement du cœur, qu'il faut suivre avec fidélité, car si, par sagesse ou par habitude, vous l'exposez à la lumière de l'esprit pour en juger et pour déterminer ce qu'il est ou n'est pas, s'il faut le suivre ou non, il se perd, vous ne tenez plus rien : il ne reste qu'une lumière incertaine sur la chose, et d'autant plus que la chose est légère ou de peu de conséquence.

Il faut prendre tous les moments dont on est maître pour rentrer dans son fond et rester exposé aux yeux de Dieu. Mais on est quelquefois comme chassé de son fond, Dieu le faisant Lui-même par des desseins de miséricorde : il faut se tenir à la porte et ne pas faire un effort trop marqué pour y entrer ; après avoir cherché Dieu dans notre fond d'une manière connue, sensible ou perceptible, il faut rester dans la nudité de la foi et nous laisser conduire par cette même foi en Dieu, [310] où tout se trouve en unité, sans différence de temps ni de lieu. Je prie Dieu qu'Il vous explique Lui-même ce que je vous veux dire, non par une parole articulée, distincte et sensible, mais par la parole incréée et non distinguible qui est Son Verbe, parole effective, car en Jésus-Christ, le dire est faire, et en Dieu, engendrer Son Verbe dans une âme, c'est le parler en cette âme. Je ne parle ici que de cette parole substantielle et incréée, et non des paroles médiates que les anges ou les démons produisent, qui sont une parole sonnante et articulée.

Quand on vous dit des défauts que vous n'avez pas ou que vous ne croyez pas avoir, il faut acquiescer, sans rien dire ni pour ni contre. Si vous avez ces défauts, comme vous n'avez rien à faire activement, il faut les laisser tomber ; si vous ne les avez pas, il n'y faut pas penser. Soit qu'ils soient ou non, abandonnez tout à Dieu : Il saura bien les ôter. Et de plus, l'occupation de vous-même et votre activité à vous défaire de ces défauts serait le plus grand défaut pour vous dans la situation où est votre âme. Il [311] y a temps de parler et temps de se taire1, c'est-à-dire qu'il y a un temps pour reprendre les âmes de leurs défauts, et un autre où la créature ne doit point y mettre la main ; il est inutile alors de lui en parler. Et c'est peut-être aussi ce qui fait votre peine, car la peine vient de deux causes : ou de ce que la nature craint qu'on ne la découvre dans ses faux-fuyants, ou de ce que Dieu ne veut pas que la créature mette la main à Son ouvrage, ou aussi que vraiment ils ne sont point. Croyez-moi tous ne doivent pas être menés de la même sorte, et il y en a à qui il ne faut point parler de défauts parce qu'ils doivent les perdre, et eux-mêmes en Dieu. Il faut une lumière générale pour conduire un chacun par la voie que Dieu lui a choisie : l’intérieur est aussi différent que les visages. Pour les communions, je voudrais plutôt suivre le mouvement intérieur que les règles que vous vous seriez imposées. La préparation n'est pas en vous ni de vous, mais en Dieu et de Dieu.

C'est un effet de la corruption de notre volonté propre que de se [312] passionner de tout et ne pouvoir se résoudre à quitter ce qui l'attache. Vous savez que cette volonté ne se peut réformer, changer, et enfin quitter, que par la soumission à la volonté de Dieu, par la résignation, l'union et même la perte de notre volonté en celle de Dieu, comme c'est le contraire qui fait tout le dérèglement de notre vie : cette même vie se règle à mesure que cette même volonté est tournée efficacement vers Dieu et que plus elle se détourne de ses vains amusements qui l'arrêtent et l'attachent, car le retour de la volonté ne se fait que par la charité, qui commande à cette puissance et qui est plus ou moins parfaite que le retour de la volonté est plus ou moins parfait. Ainsi il ne s'agit pas que l'esprit soit éclairé ; ce n'est pas ce que Dieu demande, mais le cœur.

Je ne sais pourquoi l'on se met dans l'esprit qu'il faille quitter ses amis pour être à Dieu. Pour quelle raison N. s'imagine-t-il que pour être à Dieu à son âge il faille quitter les compagnies qui ne sont ni dangereuses ni criminelles, ni même trop attachantes ? Il faut voir [313] ses amis courtement, moins fréquemment, etc.

Je dois dire que ce ne sera jamais la conviction seule qui fera un homme entièrement à Dieu. Il n'y a que la volonté gagnée et tournée qui le puisse faire. Tous raisonnements sont stériles et infructueux si le cœur n'est gagné pour Dieu, et c'est à quoi il faut travailler. Je voudrais donc le faire de cette sorte : m'exposer tous les jours quelques moments devant Dieu, non en raisonnant, mais après avoir dit ces paroles : Fiat volontas tua, donner sa volonté à Dieu afin qu'Il en dispose, et s'exposer ainsi devant Dieu sans lui dire autre chose que de rester quelques moments dans un silence respectueux, où le cœur seul prie sans le secours de la raison ni de la parole. Je lui demande cette petite pratique tous les jours quelques moments, et je réponds bien qu'il ne la fera pas longtemps sans en ressentir l'effet.

1Eccl. 3, 7.

 255 [D.1.100].

Non, M., le divin Maître ne Se tait jamais : Il parle sans cesse lorsqu'Il est toujours obéi. Son langage est intime et doit porter avec lui son efficacité. Mais lorsqu'on n'est pas fidèle Il Se dépite, Il Se tait et Son silence est la plus forte preuve de son indignation. Le Prophète-Roi disait : Ne vous taisez pas à moi, Seigneur1.

Soyez donc fidèle à Lui obéir dans les plus petites choses, à obéir promptement sans hésiter, et dans toute l'étendue de ce que Dieu veut, dans les petites choses comme dans les grandes. La moindre attache est un crime, et suivre en quelque chose notre propre sagesse est un monstre. Vous ne trouverez point « le penchant de la montagne2 » que lorsque vous ne vous laisserez point arrêter par mille choses qui en [315] occupent les hauteurs. Le Maître vous laissera dans votre train commun jusqu'à ce que vous vous quittiez.

1Ps 27, 1.

2Voyez le chap. 6 du Traité des Torrents D : « Le torrent ayant commencé à trouver la pente de la montagne, commence aussi le deuxième degré de la voie passive en foi… »

 256 [D.1.105]. « Laver dans l’abîme… »

Je ne doute point que vous n'ayez les défauts que vous me mandez et même encore davantage, car que sommes-nous que misère ! il me paraît même que vous n'avez jamais manqué de lumière pour connaître vos défauts, mais je doute fort que ce doive être une occupation pour vous de travailler à les combattre. Si on vous en dit quelques-uns, quand même vous ne les verriez ni sentiriez, un simple acquiescement suffit. Lorsque Dieu les montre, il faut les Lui présenter passivement afin qu'Il les détruise. Il me paraît que c'est rentrer dans le ventre de sa mère, en l'état où vous êtes, [345] que de travailler directement à vos défauts. Vous êtes un prodige d'esprit et de faiblesse, de hauteur et de petitesse, de génie supérieur et de puérilité, une grande grâce avec une grande misère. Je trouve cela si grand en Dieu que je ne crois pas vos défauts enracinés, mais plus superficiels qu'il ne paraît. Mais votre défaut essentiel, c'est d'agir extérieurement par goûts et sentiments. C'est pourquoi il paraît en vous des hauts et bas, parce que le goût ne peut avoir de stabilité, et qu'il n'y a que le fond qui en ait : ce qui est par le fond subsiste malgré toutes les variations qui peuvent arriver.

Vous n'avez donc à faire, lorsque vous voyez un défaut ou qu'on vous le dit, que d'y acquiescer et de laisser tout tomber, car, insensiblement, et à force de n'être mené que par cette vue de défauts, vous rentreriez en vous-même, reprendriez votre moi, qu'il est bien plus capital de perdre que de s'amuser à ces vétilles qui se perdront avec ce moi lorsqu'il sera une fois bien [346] perdu. Mais d'où vient qu'on vous fait prendre avec un hameçon ce poisson sous prétexte que son écaille est bourbeuse ? Allons à l'essentiel, qui est l'abandonnement de vous-même. Faire autrement, c'est donner et retenir, abandonner et gouverner.

Il y a des choses qui peuvent vous nuire beaucoup ; ce serait une attache à vos arrangements, à votre bien, le désir foncier d'être estimé, faire avec vue quelque chose de suivi pour plaire, quitter le silence et l'oraison lorsque vous pouvez l'avoir, un travail hors de l'ordre de Dieu trop poursuivi, qui remplit trop l'esprit et sèche le cœur ; tout cela est capital et il faut rompre avec ces choses. Mais pour les taches de la peau, il les faut laver dans l'abîme en s'y perdant.

N. est trop âpre sur les défauts, et je m'aperçois qu'insensiblement on tourne la casaque et qu'on rend extérieur ce qui doit être intérieur. Elle s'indispose contre les défauts d'autrui : on ne guérit point un défaut par un autre. Du reste, elle est fort excellente et le serait peut-être moins si elle n'avait pas ces défauts. Le plus essentiel [347] en elle, c'est de vouloir avec son âpreté et sa raideur détruire les défauts. Hé, laissons-nous nous-mêmes pour ce que nous sommes ; jetons au feu une fusée que nous ne pouvons jamais démêler. Je lui mande ma pensée sur tout cela1.

Ce que je vous demande est d'aider ceux qui s'adresseront à vous avec petitesse, douceur, simplicité, patience, sans vous rebuter pour [par] vos dégoûts. Agissez avec les frères plus par le cœur que par l'esprit. Lorsque vous leur écrivez, ne suivez point dans leur conduite les vues des autres, si ce n'est pour des choses purement extérieures, mais suivez la lumière présente qui vous sera donnée sans vous arranger, préméditer, réfléchir, sans hésiter, et sans vous embarrasser après du conseil donné, vous en fiant plus à Dieu qu'à votre propre esprit qui, étant très éclairé et très subtil, prendrait la place de Dieu. Mais en agissant par ce fond simple, vous ne sauriez vous méprendre et vos méprises apparentes seraient même utiles.

1Sans doute la lettre que nous avons vue plus haut.

 257 [D.1.106].

J'ai reçu la grande lettre que vous m'avez écrite. J'ai de la joie que le Seigneur vous ait trouvée digne de porter Son nom devant le favorisé du siècle1. Soyez persuadée que vous me serez toujours très chère et que je ne refuse pas dans le besoin, lorsque Dieu le voudra, de vous dire mes petites pensées.

Vous ne pouvez trouver un guide plus sûr et plus éclairé que N. Cependant vous devez être fort en garde contre votre goût naturel : il vous arrêterait dans votre voie et causerait une impureté continuelle dans votre âme, empêcherait l'effet de la grâce et de la direction et, à la fin, tout se réduirait en recherche de nature. Pour remédier à cela, il faut éviter les conversations et les lettres qui ne sont pas nécessaires. Notre-Seigneur vous éclaire [349] trop pour ne pas vous faire sentir certains prétextes qu'on prend, certaines nécessités que l'on se fait, etc. Mourez donc courageusement à vous-même. C'est le temps de mourir. Sans la mort et le renoncement continuel, point de vraie vie de l'esprit, mais vie de nature. C'est présentement le temps d'aller contre vos sentiments afin qu'étant purifiés, ils méritent d'être changés en sentiments divins.

Dieu est un grand roi dont la faveur est plus à rechercher qu'on ne peut dire ; mais pour la faveur et la défaveur de la terre, c'est ce dont un cœur  chrétien doit faire peu de cas.

1Mystérieux. Serait-ce le roi ? (cf. la fin de la lettre : « Dieu est un grand roi… »)

 258 [D.1.107]. Se laisser détruire à Dieu.

Je vous assure que je prends bien de la part à toutes vos peines, mais je suis ravie que le divin Maître vous fasse perdre toute mesure et tous [349] restes d'arrangement. Il veut que nous soyons comme cette petite herbette1 qui se plie au moindre vent. Je vois une conduite admirable de Dieu sur vous, qui vous veut tout ôter afin de vous purifier et vous rendre digne de Lui. On ne connaît les attaches, surtout les plus profondes, qu'à mesure que Dieu les ôte. Il ne les ôte que peu à peu, avec une économie de sagesse qui ravit, car s'Il les ôtait tout à coup, la nature est si faible qu'elle ne le pourrait porter. Il n'en est pas de Dieu comme de la créature : celle-ci voudrait qu'on fût parfait tout d'un coup et l'on voudrait la même chose pour soi ; mais Dieu est longanime : Il fait les choses dans leur temps et peu à peu, Il ménage la nature selon qu'Il la connaît. Il n'en va pas de même d'une perfection qui ne va qu'à composer un certain extérieur ; cela est bientôt fait. Mais lorsque Dieu veut purifier radicalement une âme, cela est long et dure quelquefois toute la vie.

Laissez donc à Dieu de faire Son ouvrage en vous. Il n'appartient qu'à Celui qui a créé l'homme à Son image de reformer cette même image. Dieu [351] nous cache dans le secret de Son visage2 et nous rend défectueux au-dehors, afin que notre humilité soit à couvert sous le peu d'estime que les créatures, qui ne jugent que par le dehors, font de nous. Tout cela est nécessaire, car nous voulons être comptés pour quelque chose ou du moins être estimés. L'amour-propre fin peut aller même jusqu'à ne se soucier pas d'être estimé pourvu qu'on sente qu'on est estimable, et qu'on soit appuyé sur un je ne sais quoi qui nous persuade qu'on ne nous rend pas justice en nous méprisant. L'amour [véritable] se voit encore au-dessus de toute estime et de tous mépris : il connaît si clairement que tout appartient à Dieu, et à soi que le rien, que la moindre attribution qu'on fait à la créature est rejetée comme un charbon qui tombe sur la main et qu'on secoue vite ; cela est encore plus prompt et moins marqué. Courage donc, madame. Je m'unis à vos souffrances et je prie Dieu qu'Il ne vous laisse rien qu'Il ne [352] ruine et détruise. Laissez faire de vous à Dieu ce qu'il Lui plaira, et soyez comme un chiffon en Sa main.

1Nous corrigeons herbelette. « Herbette : l’herbe courte et menue des champs (usité surtout en poésie et dans le style pastoral). » (Littré).

2Ps 30, 21.

 259 [D.1.109].

Le printemps, madame, ne dure plus, l'été est passé et l'automne pour N. sent les approches de l'hiver. Les feuilles, qui ne servaient que d'embellissement aux arbres, changent de couleur et tombent peu à peu. Les fruits sont prêts même d'être cueillis de la main du maître. Ô que l'arbre ainsi dépouillé aurait de douleur s'il n'était pas insensible ! Qu'il se plaindrait douloureusement s'il avait l'usage de la parole ! Cependant le maître se rirait de ses plaintes, connaissant son ignorance, il s'en offenserait même, et il voudrait que l'arbre comprît que le but et les soins du jardinier n'est que pour le dépouiller des mêmes fruits qu'il a fait naître en cultivant. C'est le plaisir et l'utilité de l’Époux : si l'arbre demeurait toujours vert, il ne ferait que le plaisir médiocre de la vue, mais quel [356] plaisir ne doit-il pas avoir, dans son dépouillement, de servir de nourriture à son maître ?

Il en est ainsi de nous, madame : Il ne Se plaît à la verdeur et à la beauté de l'arbre que parce qu'Il en espère du fruit, et s'il n'en avait point, Il l'arracherait comme occupant inutilement la terre. Il ne veut du fruit que pour le cueillir et Il ne le cueille que pour le manger. Ô arbre trop heureux, ne t'afflige plus de ce que ta sève ne paraît point au-dehors ! Elle te fit prendre racine ; réjouis-toi d'être nu et semblable à un arbre mort, parce que ton maître en fait son plaisir. Et c'est seulement pour quoi j'aime madame N. Laissons prendre tout à Celui auquel tout est dû.

Je répète encore à monsieur N. qu'il faut toujours voir la fin des choses et non la chose en elle-même, sans quoi il ne jugerait pas assez sainement et serait à l'étroit. Mais lorsqu'il sera au large, il ne jugera point de cette sorte, mais par le mouvement de son cœur ; mais le cœur susceptible de crainte et d'étrécissement n'est pas assez bon juge. Je vous aime et vous suis unie : [357] comment vous oublierais-je ? Il faut passer les pays1 difficiles comme ceux qui ne le sont pas. Le « qu'importe ! » est là bien placé2.

1ou bien : les pas (D)

2Voir D1.44 (D) : « Vous êtes sage, même jusques dans votre abandon … et les qu’importe, sont très bons pour les événements de la providence, mais ils ne valent rien pour les moindres choses que mon divin petit Maître fait dire… »

 260 [D.1.110]. La mort, lumière sûre.

Souvenez-vous que qui dit « mort », dit séparation ; rien ne coûte tant, mais bon courage ! Vous verrez, ma très chère, que votre expérience pénible et souffrante vous éclairera plus que vos lumières précédentes. La lumière qui vient de la croix et de la mort à soi-même, est une lumière sûre ; tout autre lumière est une lueur. Vous serez ravie, un jour, de voir combien cette conduite vous aura été utile. Ne vous étonnez pas du sec et nu que vous éprouvez : tout cela doit être de la sorte. Entrez donc à pur et à plein dans les desseins de Dieu.

 261 [D.1.111]. Mourir à soi-même.

Saint  Jean, dans son Apocalypse, dit : Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur1. Ce passage ne s'entend pas seulement de ceux qui meurent en grâce, mais de ceux qui, mourant à eux-mêmes, passent en Dieu. Il se peut expliquer de ceux qui, étant morts réellement à toutes choses, meurent étant déjà morts de cette première mort, car il dit : Bienheureux les morts qui meurent au Seigneur. S'il n'entendait parler que de ceux qui meurent en grâce, il dirait simplement : " Bienheureux ceux qui meurent au Seigneur ", et non pas : Bienheureux les mort qui meurent au Seigneur. Il suppose que ces mourants sont déjà morts et trépassés auparavant. Celui qui a goûté cette première mort ne souffrira rien de la seconde, parce qu'ayant goûté amèrement et ensuite [359] doucement la mort à soi-même, l'autre mort, qui est celle du corps, lui paraît comme rien.

Vous voyez la nécessité de la mort à soi-même. Qu'on ne me sache pas mauvais gré si je la prêche à tous, en manière différente néanmoins, car chacun a son moyen de mort, et il faut suivre celui que Dieu nous a choisi sans en chercher d'autre : celui qui fait mourir l'un fera vivre l'autre. Ne nous trompons point, mes frères : sans la mort, point de vie. Je sais que la mort est amère à celui qui regorge de biens, mais elle est douce à celui qui manque de tout2. Que le Dieu de paix et le Seigneur de toute lumière vous donne[nt] l'intelligence de ceci, non seulement pour le comprendre, mais pour le mettre en œuvre par le secours de la grâce. Amen, Jésus !

1Ap. 14, 12.

2Eccl 41, 1 et 3.

 262 [D.1.112]. Laisser faire la destruction du propre.

Ne vous étonnez pas si je vous dis des choses fortes sur la perte totale. Vous connaîtrez un jour par l'expérience de la conduite de Dieu sur vous que je ne vous dis rien de trop, non, assurément, ni que je n'excède point quand je dis que vous êtes l'homme du monde qui m'êtes le plus cher et qui l'êtes autant à Dieu. Mais quelle preuve ne tirera-t-Il pas, ce Dieu de bonté, de votre fidélité ? Et quel sacrifice n'exigera-t-Il point de vous ?  Oh ! qu'Il vous fera bien être prêtre, non seulement pour L'immoler, mais pour vous immoler vous-même dans Son immolation ! Il n'exigera pas moins de vous.

Que ses droits sont étendus ! Mais ne Le craignez pas : plus Il blesse, plus Il guérit. Ah ! qui est-ce qui ne voudrait pas recevoir des plaies si avantageuses ? Plus Il rejette par dehors, plus Il serre par dedans. Laissez-Le faire. [361] Vous êtes si absolument à Lui que je ne crois pas que personne y soit plus que vous. Aussi, lorsque c'est à vous que j'écris, j'y trouve toute la correspondance de mon cœur, non comme à une personne absente, mais comme présente. J'écris de loin à ce qui est en moi plus intime que moi-même.

Si, en ce que je vous ai mandé, quelque chose vous a paru trop fort, suspendez votre jugement et ne laissez pas de le pratiquer par petitesse, et vous verrez que je n'ai rien avancé que Dieu ne confirme en vous. Il se fait bien connaître et nulle raison ne peut aller contre l'expérience.  Oh ! que Dieu vous aime ! Que ne ferait-Il point pour vous perdre1 sans ressources Que Sa cruauté sera charmante et que Sa pitié serait cruelle ! Ne soyez point malade : je ne le veux pas, et si vous l'étiez par hasard, guérissez au nom de Dieu.

1Perdre le moi, le propre D

 263 [D.1.113].

Je ne m'étonne point de l'état où vous vous trouvez : il faut essuyer bien d'autres vicissitudes que celle que vous avez essuyée. Si vous prétendez autre chose que d'être perdue sans retour, vous n'aurez jamais de paix parfaite. Mais si, ne prétendant rien autre chose, vous n'espérez pas d'en sortir, comme Job, vous trouverez votre repos dans votre douleur la plus amère. Ne pensez donc plus ni à la durée d'une chose qui, n'étant plus en votre pouvoir et devant toujours durer, vous tourmentera par son espoir même. Le désespoir de [sortir de]  tous les autres maux fait une douleur extrême, mais le désespoir de sortir de celui-là donne la paix. Oubliez-vous et ne pensez non plus à vous que si vous [n’]étiez plus.

 264 [D.1.114]. « Nous sommes un glaçon dur et resserré… »

Je n'ai guère de plus grande joie que d'apprendre de vos nouvelles, et surtout de celles où je remarque que Dieu vous éclaire sur la propriété, qui n'est autre que cette qualité dure et rétrécie qui vous fixe en vous-même et qui, vous arrêtant en vous, empêche que vous ne vous écouliez dans les autres par l'étendue immense de la charité. Un glaçon demeure renfermé dans un petit espace, mais à mesure qu'il se fond, il en occupe beaucoup davantage ; nous sommes, par l'amour de nous-mêmes, un glaçon dur et resserré, mais lorsque la charité fond cette glace, l'eau s'écoule dans tous les lieux qui ont une pente à la recevoir, c'est-à-dire que nous sentons plus les besoins des autres que les nôtres, lesquels nous ne comptons rien à nous1, et que notre cœur devient immense.

C'est alors que nous comprenons, selon saint Paul, « la hauteur, la largeur, la profondeur et l'étendue de la charité2 ». C'est alors que vous serez tendre et compatissante, sans sensibilité néanmoins ;et cette charité est une participation de celle de Dieu qui est plein de miséricorde, prêt à faire du bien à tous, sans sentiment ni impression sensible. N. expliquera ce que je ne fais peut-être pas bien entendre.

Vous devez être obligée infiniment à Dieu de vous avoir donné cette lumière qui vous est si nécessaire. Car remarquez que la dureté fait le rétrécissement qu'on appelle propriété, au lieu que la largeur de la charité est fluide, pour ainsi parler, et ne s'arrête à rien, n'est retenue par rien de se perdre dans l'océan divin.  Oh ! que nous serions bien plus unis si nous nous écoulions sans cesse dans cet océan !

Je ne m'arrête pas beaucoup à ce qui s'est passé dans l'occasion particulière de votre incommodité, puisque ce n'est qu'un effet dont la source est dans la propriété. Entrez dans l'immensité de la charité et les défauts tomberont d'eux-mêmes. Il faut aller à la racine plus qu'aux [365] branches.  Oh ! qu'il y a longtemps que je vous souhaite trouver dans cet océan immense de la Divinité pour nous y perdre à jamais3 !

1obscur : nous ne comptons aucun besoin à nous-même ?

2Ep 3, 18.

3« …c’est en lui que doivent se résorber les personnes divines et tout ce qui vit en Dieu… ». Ruusbroec.

 265 [D.1.115]

Je vous souhaite de bonnes fêtes afin que Jésus-Christ, qui est notre Pâque, ressuscite véritablement en vous. Si nous ne sommes morts et ensevelis avec Lui, nous ne ressusciterons pas avec Lui. Notre nous-mêmes est un tombeau duquel il faut sortir, et prenons garde que ce ne soit à notre propre vie et non à la Sienne. La mort est âpre et amère, mais souvenons-nous que celui qui a goûté la première mort, ne souffrira rien de la seconde. Aussi celui qui ne perd pas sa propre vie, ne ressuscitera point en l'homme nouveau.

Vous devez tous me haïr, car je ne prêche que mort et destruction, [366] mais Jésus-Christ nous en a montré le chemin. La mort est amère à celui qui est comblé de biens1, mais qu'elle est douce à celui qui manque de tout et qui est accablé de maux ! Prions les uns pour les autres et souvenons-nous que virtus filiorum corona patrum. A Dieu : je Le prie de mettre en vous tout ce qu'Il y désire.

1Eccl 41, 1 & 3.

 266 [D.1.116]. Renoncer aux propres vues et réflexions.

Je vous assure, ma très chère, que vous m'êtes très chère et que je suis fort unie à vous, remarquant les grands desseins de Dieu sur vous. Que ne ferait-Il pas en vous si vous n'y mettiez point d'obstacles par vos infidélités ? Quand serez-vous une fois bien persuadée qu'il ne faut point avoir [367] d'esprit, et renoncer à toutes vues d'en avoir, et de ne le regarder ni en vous ni dans les autres ? Je n'en ai point du tout, et lorsque j'ai parlé à N., je n'ai jamais envisagé ni son esprit ni ma bêtise ;je n'ai fait cas de ses talents que parce que j'avais remarqué qu'il n'en faisait point de cas lui-même, qu'il aimait la simplicité et petitesse, qu'il soumettait à Dieu ce même esprit pour le rendre dépendant de celui de Dieu, prêt à tout et à rien, à s'en servir et à ne s'en servir pas. J'aurais estimé tous ses talents moins que de la boue sans cette disposition foncière de son cœur.

Je sais que, malgré la sincérité de ses dispositions, la nature ne laisse pas de s'amuser, malgré la volonté, aux faux brillants de l'esprit, mais c'est un effet de notre misère de laquelle on gémit.  Oh ! si vous vouliez bien ne plus regarder l'homme, mais Dieu seul, caché sous cet homme pour votre bien, quel profit ne feriez-vous pas ? Ce serait un sacrement pour vous qui vous ferait voir la vérité au travers de l'apparence. Faites un sacrifice de l'esprit, et par rapport à lui et par rapport à vous : c'est uniquement ce que Dieu veut à présent [368] de vous. Les violences si terribles que vous ressentez sont la marque évidente de la résistance que vous faites à ce que Dieu veut de vous. Les jalousies ne sont pas ce qu'il y a de plus dangereux chez vous ; elles ne sont que des accidents dont la source est dans l'amour de vous-même.

L'amour-propre spirituel est plus dangereux que l'amour-propre grossier, parce qu'il est plus raffiné, plus caché, qu'il tient davantage à nous, y tenant par la plus noble partie de nous-mêmes. Quand aurez-vous les yeux crevés pour ne plus voir ni vous-même, ni les autres, mais voir Dieu seul en tout et partout ? quand vous iriez au bout du monde, vous n'auriez point le repos que vous cherchez qu'en vous quittant vous-même. Comme vous vous porterez partout, vos peines reviendront par d'autres causes et d'autres motifs. C'est une croix que Dieu vous a choisie sur laquelle il faut expirer ; mourez donc courageusement, et ne faites non plus de compte de ce qui n'est point Dieu, soit en vous, soit dans les autres, que d'un chiffon.

Que ne puis-je vous inspirer ce renoncement évangélique ? Je voudrais même le pousser jusqu'à aimer vos misères et faiblesses qui causent ces jalousies, car ce combat que vous faites entre le sentiment de la jalousie et l'envie de ne l'avoir pas, cause en vous des violences étranges. Lorsque vous la sentez, au lieu de vous amuser à la combattre et à y réfléchir, je voudrais la porter comme une charge pesante, demeurant humiliée sous la puissante main de Dieu pour la porter tant qu'il Lui plaira.  Oh ! que vous vous en trouveriez bien ! Quand agirez-vous sans réflexion comme un bonne petite fille du divin petit Maître ? Mais vous vous gênez, vous vous entortillez en vous-même comme un serpent qui se plie et replie en mille tours et retours ; aussi l'amour-propre prend-il sa source du serpent infernal. Dieu vous appelle à cette haute noblesse de n'avoir que Lui pour principe et pour fin en toutes choses. Il vous appelle à sortir de vous-même, Il vous dit : Sortez de vous, ma colombe, ma toute belle, et me suivez1. Faites-le donc, je vous en conjure, et [370] pensez que le plus mortel poison est de regarder l'homme en vous et dans les autres. Vous ne sauriez profiter des visites qu'on vous rend car vous ne les recevez pas simplement. Vous êtes occupée à vous cacher vous-même, et c'est assez pour arrêter toutes les grâces. Vous êtes encore occupée des autres, et c'est un double obstacle. Ne suivez point votre humeur : ce qui n'est au commencement qu'une toile d'araignée, devient une forte muraille que vous ne pouvez plus rompre.   

Que j'aime cette expérience de votre misère ! Qu'elle vous serve non à vous décourager, mais à vous fortifier en Dieu. C'est dans la faiblesse qu'on trouve sa force et non autrement. Demeurez donc bien petite, n'aspirez point à être grande, mais que Dieu soit grand en vous. Il n'est grand que dans les petits, les humbles, les enfants, et c'est d'eux qu'Il reçoit une louange parfaite2.

1Cant.2, 10.

2Ps. 8, 3.

 267 [D.1.118].

Vous ne sauriez croire combien j'ai eu de joie que vous soyez entrée avec petitesse dans ce que je vous ai dit car, en vérité, en tout cela je n'ai point d'autre intérêt que le vôtre et celui de Dieu. Je crains bien que la pauvre N. ne s'égare toujours plus dans ses vains raisonnements : elle a furieusement pris le change1. J'en ai été affligée à la mort, car plus les âmes m'ont été chères, plus leur division me coûte. Qu'il est aisé de prendre le change et de mêler de fausses maximes avec les vraies ! Il faut peu dans le commencement pour faire une horrible division : un simple heurtement à son esprit cause, dans la suite, de grands ravages. N. n'est pas la première qui s'est trompée, ayant l'esprit très court et peu d'expérience, sans nul discernement ; mais cela n'aurait été rien sans l'arrêt à son sens et [374] ne vouloir croire avoir tort en rien, croire ses lumières au-dessus de toutes les autres, exagérant tout ce qu'elle souffre, qui, dans la vérité, n'est rien.

Ce qui doit le plus la faire souffrir, c'est qu'elle n'est pas  [dans] l'ordre de Dieu, et l'on prend presque toujours des peines d'infidélité pour des peines d'impression [divine]. Je prie Dieu qu'elle ne vous nuise point, et que vous ne contribuiez pas à augmenter son amour-propre par [le fait de] la plaindre sur des maux qui ne sont que dans son imagination et son infidélité. Je ne vois pas la moindre pureté dans toutes ses souffrances, mais un amour-propre affreux. Je prie Dieu de vous éclairer pour Le suivre sans vous épargner vous-même, ni nourrir l'amour-propre ; j'en ai une extrême horreur et mon âme n'est affamée que des cœurs qui aiment purement ; mais où les trouve-t-on ? Soyez donc petite, bien docile, bien mourante à tout, sans réserver quoi que ce soit, et vous serez dans la vérité selon le cœur du divin Maître et de Sa petite fille.

1Les chiens prennent le change : quittent une bête lancée pour une nouvelle ( 7e sens selon Littré).

 268 [D.1.119]. Renoncement à soi, retour à Dieu, etc.

J'ai bien de la joie de ce que vous me mandez de N. Rien ne me fait plus de plaisir que lorsque je vois que l'on se tourne véritablement vers Dieu et qu'on s'attache à Lui, surtout les personnes de son rang et de son métier. Il faut tâcher de former son fond, avant que de s'attacher à certains défauts de tempérament qui se corrigeront à mesure que la lumière augmentera. La lenteur est un défaut, et l'amusement ; il le voit, il le connaît, cela suffit. Mais appliquons-nous plutôt à former Jésus-Christ en nous : à mesure qu'Il croîtra en nous, Il nous fera [376] quitter le vieil homme, nous faisant comme changer de nature.

Pour vous, vous seriez fort à plaindre si vous voyiez quelque chose de bon en vous comme de vous. J'y vois bien du bon qui ne vous appartient pas : c'est ce que Dieu y fait et qui vous donne du dégoût pour tout ce qui n'est pas Lui et qui n'est pas pour Lui. Laissez-vous donc mener comme un enfant par cette main paternelle qui prend un si grand soin de vous. Moins il y aura de vous, plus tout sera bon. Je puis vous dire qu'il n'y a de bon que ce qui ne nous appartient pas. Ce sont ces productions qui ne sont plus ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l'homme mais de la volonté de Dieu1.

Il faut distinguer en nous ce qui est en nous involontaire et de la nature, (que l'on peut dire être en nous sans nous) d'avec ce que nous voulons naturellement. Il est certain qu'une âme pure a retranché toute volonté naturelle d'avoir, d'être estimée, de vouloir ne pas être contredite, humiliée, dérangée ; mais Dieu laisse souvent des répugnances à ces choses qui ne sont [377] point dans la volonté. Par exemple, ma volonté embrasse l'humiliation ; (je ne parle pas de cette volonté qui est dans la suprême partie de l'âme, mais de cette volonté qui est purement humaine et que la volonté supérieure a comme entraînée avec elle et absorbée en Dieu) je veux donc, même selon cette volonté naturelle, l'humiliation. Il y a cependant un je ne sais quoi qui ne s'en accommoderait pas, parce que tout concourt au bien-être de l'homme. Cette volonté, qui ne s'en accommode pas, est [celle de] l'animal qui y trouve du mésaise, la contradiction, la chicane et mille autres choses. L'applaudissement lui plairait mieux, mais il [cet instinct animal] demeure comme séparé, et tout le reste veut ce qu'il ne peut vouloir ; la médecine lui donne des nausées, il ne faut s'étonner de cela.

D'ailleurs, il y a des répugnances que Dieu produit Lui-même, et l'on n'est point obligé d'aller contre ces répugnances ; au contraire, il faut Le suivre. Il n'est pas toujours expédient de les faire paraître à cause du bien de la paix et que, comme chacun abonde en son sens, [378] la répugnance que l'on marquerait pourrait les indisposer et même les aigrir.

Sur ce que je viens de dire, vous conclurez qu'il ne faut pas céder dans les choses qui sont de Dieu, quoiqu'on les puisse dissimuler. Mais pour les choses indifférentes, on ne saurait trop se laisser déranger. C'est ce qui nous fait acquérir une certaine souplesse, une indifférence entière pour toutes choses : on se laisserait déranger à2 un enfant.

Cela ne se fait pas avec raison puisque souvent cela paraît contre toute raison, mais la raison est une des choses où l'on doit le plus mourir ; c'est elle qui fait une plus forte consistance dans notre esprit, l'empêchant de s'écouler en Dieu. Quoiqu'il faille mourir en tout contre raison pour détruire la raison, c'est cependant une chose qui ne s'achève que tard et il ne faut pas nous étonner des défauts que nous y commettons ; croyons que ces mêmes défauts nous sont utiles pour nous faire sentir ce que nous sommes. Car il est impossible que nous nous fassions mourir nous-mêmes,  et Dieu Se servira de cette importune vie pour vous [379] faire mourir. C'est l'hameçon qui tue sous l'appât. La nature vous fera longtemps dire avec saint  Paul : Qui me délivrera de ce corps de mort3 ?

Ne vous étonnez pas si vous oubliez les retours [vers Dieu] aperçus et faits avec une attention particulière. La disposition foncière de votre cœur, de vouloir être à Dieu sans réserve, est le supplément de tout cela et même, en avançant, vous éprouverez que ces retours se perdront, parce que qui dit retour dit séparation, éloignement et distinction. Mais il faut que vous deveniez une même chose avec Dieu, et que Lui, étant l'unique principe et le souverain mobile de tout, nous fasse mouvoir, qu'Il nous agite comme une boule poussée au but, laquelle ne revient pas sur elle-même. Les retours fréquents sont nécessaires dans les commencements parce que l'âme, n'étant que convertie à Dieu, elle doit toujours poursuivre sa conversion, qui consiste en ces retours, mais lorsque Dieu est devenu l'âme de notre âme, Il la rend immuable en Lui ; c'est ce qui fait cette paix fixe et arrêtée comme l'axe [380] d'une girouette. Pour me servir de votre comparaison, les vents agitent la superficie, mais le fond est invariable parce qu'il est établi en Dieu. Je salue N. et prie Dieu qu'elle soit toute à Lui. Adieu, [soyons] un en Dieu ; c'est tout.           

Il est certain que Dieu demande plus la mort aux petites choses qu'aux grandes, parce que celles-ci sont rares et les autres continuelles. J'espère qu'Il remédiera à tout. Laissez-Le faire. Communiez par mouvement et le plus que vous pourrez.

1Jean  1, 13.

2[sic]. On s’attend à « pour ». Peut indiquer le but.

3Rm 7, 24.

 269 [D.1.120].

Il m'a semblé que quoique vous eussiez la volonté générale d'être petit, vous avez le goût de l'esprit : vous aimez la délicatesse, l'élévation de l'esprit, la science, et vous vous y plaisez volontairement, ce qui fait revivre sans cesse votre grandeur et empêche le petit Jésus de prendre en vous Ses [381] délices, non qu'Il ne vous aime [plus], mais Il veut plus de vous sans comparaison que de tout autre. Il y a des choses essentielles de votre emploi ; celles-là ne vous nuiront point, mais il y a mille choses qui ne sont point essentielles pour vous et qui cependant amusent votre esprit.

Pensez devant Dieu à ce que je vous écris, et je Le prie qu'Il imprime sur cela, dans votre cœur, ce qu'Il imprime dans le mien, et qu'Il vous fasse voir si je dis vrai ou non. Je ne vous flatte pas, car je suis sûre que vous voulez Dieu, et que vous ne trouverez rien de mauvais de ce qui vient de Sa part. Ô mon cher, méprisez et quittez tout plaisir de l'esprit en ce qui est créé, et vous aurez les délices de l'esprit en Dieu Lui-même.

 270 [D.1.121]. Sagesse humaine incompatible avec la divine.

 [382] Vous m'avez demandé si la sagesse, la prudence humaine et la prévoyance étaient des péchés. Ce n'en sont pas contre le Décalogue, quoique cela soit entièrement opposé au premier commandement de l'amour. Il est certain qu'on n'aime pas parfaitement lorsqu'on ne se confie pas parfaitement et qu'on ne s'abandonne pas entièrement à la conduite de Dieu, qui ne peut se méprendre dans nos méprises mêmes. Notre raisonnement est très fautif, mais la science de Dieu et Sa raison divine ne le peu[ven]t être.

Il y a encore une grande raison de ne point nous appuyer sur notre sagesse, c'est qu'outre qu'elle nous retient en nous-mêmes et nous remplit d'une présomption cachée qui fait que nous sommes contents de notre conduite, c'est, dis-je, qu'il est certain que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne Se lèvera point en nous pour y être le principe de notre vie, de notre conduite et de toutes nos œuvres, que cette fausse sagesse ne soit détruite. Or [383] comment se détruirait-elle lorsque nous l'écoutons ? Jésus-Christ, Sagesse éternelle, doit établir Sa propre sagesse. Il faut un vide de notre propre sagesse, laquelle fait une plénitude et qui lui ôte la place qu'Il veut occuper. L'homme ne sera jamais fort de sa propre force1 : il n'aura qu'une fausse sagesse tant qu'il ne perdra pas toute force et toute sagesse pour se prêter comme un instrument vide à la Sagesse de Dieu. C'est dans ce vide que Dieu répand Son Verbe, qui est Sa Sagesse.

Nous sommes créés à l'image de Dieu. Cette image n'est autre que son Fils : Il ne peut aimer véritablement que ceux en qui l'image de Son Fils est réparée, quoiqu'Il supporte les autres. Nul ne peut réparer cette image que Jésus-Christ ; il faut effacer cette première image d'Adam qui se conserve avec soin par notre sagesse trop humaine. Quoiqu'on veuille être à Dieu, qu'on ait du recueillement, de la bonne volonté, etc. on ne sera parfaitement à Dieu que par la destruction de notre propre sagesse. Nous ne serons dans la [384] vérité que par là. Quoi que nous lisions, que nous entendions, nous ne serons éclairés que par la lumière, Jésus-Christ, qui éclaire tout homme venant au monde2, c'est-à-dire tout homme qui, étant mort en Adam, renaît en Jésus-Christ. C'est pourquoi Il remercie Son Père d'avoir caché ses secrets aux grands et aux sages du monde et de ce qu'il les a révélés aux petits3.

La science et sagesse [humaines] n'éclairent point l'âme des secrets de Dieu, sa lumière suit sa portée : une raison et sagesse humaine n'a qu'une lumière humaine. Il n'y a que la petitesse, le rien, le vide total qui soit éclairé de la lumière de Jésus-Christ, parce que Jésus-Christ étant reçu dans ce vide, Il y fait les trois fonctions de voie, de vérité et de vie4 ; comme vie, Il nous anime et devient le principe des toutes nos œuvres ; comme vérité, Il nous éclaire de Sa lumière, qui ne fait point voir les choses comme les hommes les regardent, mais comme Lui-même les voit, c'est pourquoi il dit : Je ne juge pas des choses5 comme les hommes en jugent ; et Il nous conduit comme voie, et c'est alors qu'Il nous dit : Mes voies ne sont pas vos voies6, elles sont tout opposées. Si nous voulons toujours marcher dans les voies de la sagesse humaine, Jésus-Christ ne deviendra pas notre voie. Si nous ne laissons pas détruire en nous l'homme pécheur et l'homme sage, Jésus-Christ ne rétablira pas en nous Son image ; c'est pourquoi il est dit dans Job : L'image empreinte se rétablira-t-elle7 ? Elle ne le peut : il faut que Celui sur lequel elle a été contre-tirée la rétablisse. Voilà de grandes choses pour un enfant, mais très petites pour un prudent. Que Dieu nous soit toutes choses ! Il ne le peut être que par notre rien. Heureux rien, que tu es inconnu et méprisé de tous les hommes et surtout des sages ! Le Seigneur est ma lumière et mon salut, que craindrai-je8 ? , etc.

Vous m'avez encore demandé pourquoi la propriété de l'esprit, qui est une usurpation, est plus difficile à purifier que les taches de péchés ? C'est [386] que le pécheur qui se convertit sincèrement avant la mort, n'a garde de se rien attribuer. Il meurt dans une conviction profonde de sa misère, dans la confusion et l'humiliation, n'ayant plus rien à espérer que de la miséricorde de son Sauveur et rien à espérer de soi-même. Mais les autres meurent dans une sécurité, chargés du poids de leur nudité sur laquelle ils s'appuient, se rendant ce témoignage à eux-mêmes d'avoir servi Dieu et beaucoup travaillé pour Lui. Ainsi, ils attendent le Ciel comme leur étant dû en quelque manière, au lieu que les pécheurs pénitents, croyant qu'ils ne méritent rien, ne s'appuient que sur leur Sauveur. C'est en ce sens que le Ciel se réjouit plus d'un pécheur qui fait pénitence que de quatre-vingt-neuf justes9.

1I Rois 2, 9.  

2Jean  1, 9.

3Mat 2, 25.

4Jean  14, 6. 

5Jean  8, 15.

6Is 55, 8.

7Job 38, 14.

8Ps 26, 1.

9Luc 15, 7.

 271 [D.1.122].

La raison nous est donnée pour la conduite de tout homme raisonnable. On ne nous parle que de cette sagesse humaine anticipée, craintive ou même hardie, qui nous retient en nous-mêmes et nous empêche de nous unir à Jésus-Christ. De même que Dieu n'opérera point en nous qu'à mesure que nos opérations cessent et quittent la place, aussi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne Se lèvera point en nous qu'à mesure que notre propre sagesse Lui laissera la place.

Pour cela, il faut devenir simple et petit, écarter tout raisonnement anticipé et, dans l'exécution d'une chose, suivre ou le mouvement du cœur  que la divine Sagesse inspire, ou, si nous ne l'avons pas, la lumière présente de la raison. La grâce n'anticipe rien, ne prévoit rien, ne raisonne sur rien, mais [388] il lui est donné dans le moment actuel ce qu'il lui faut. Si vous l'anticipez d'un moment, elle n'y est pas encore ; si vous ne la prenez pas lorsqu'elle se présente et que votre raisonnement la tienne suspendue, vous ne la rattraperez plus. Il n'y a que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, qui vous puisse faire concevoir cela en S'insinuant dans votre âme par la petitesse et la simplicité du cœur.

 272 [D.1.123]. Ne s’employer plus qu’à mourir à soi-même.

Je suis ravie que vous ayez suivi ce que Notre-Seigneur m'a fait vous dire sur vos études1. Le temps est court. A quoi nous amusons-nous ? Mourons sans fin et sans cesse. Nous [389] avons trop vécu et nous ne donnons point assez de lieu à l'Esprit du Verbe en nous : nous l'étouffons par nos occupations perpétuelles et par notre vie propre. Combien perdons-nous de temps que nous devrions employer à la mort de nous-mêmes ? Cependant, la vie est trop courte pour nous défaire entièrement de ce malheureux Nous-Mêmes. Nous sommes bien aises que nos sens soient flattés, et nous trouvons là notre paix. Mais qu'elle est différente cette paix de celle que Jésus-Christ donne aujourd'hui à Ses Apôtres ! Celle-ci est une paix foncière qui doit subsister au milieu des contradictions et des renversements, paix qui se fortifie et se perfectionne d'autant plus que nous perdons toute la paix dans les renversements et les contradictions, et [aussi] bien différente de celle que nous établissons sur nos goûts et nos sentiments.

Gardons-nous de nous engluer : c'est un cruel repos que celui que l'oiseau trouve sur la glu, lui qui est né pour voler : il a bien plus de repos, dans son agitation apparente, lorsqu'il s'envole dans les airs. De même tout ce qui nous repose sur la [390] terre est une glu qui nous empêche de prendre l'essor vers la Divinité, de nous abîmer et nous perdre en Dieu. Ô malheureux Nous-Mêmes, que nous devrions te haïr ! et nous t'idolâtrons.

1Voyez supra lettre XXXVI [D1.36] § 4,5 D  et § 1 : « …Exposez-vous à Ses yeux : interrompez pour cela votre étude et votre travail. »

 273 [D.1.124]. Prière et confiance en Dieu : y continuer.

Vous me ferez justice, madame, lorsque vous serez persuadée que personne ne prend plus d'intérêt que moi à votre bonheur : je suis si fort persuadée qu'il dépend d'une fidélité inviolable dans le dessein que vous avez pris de vous donner à Dieu et vous attacher à Son service, qu'il n'y a rien au monde que je ne fisse pour y contribuer si Dieu voulait Se servir de moi pour cela.

J'ai bien de la joie que la prière vous soit rendue plus facile. Et comme l'oraison est le fondement et l'appui de la solide piété qui, sans elle, ne peut être de durée, il en faut faire le capital de votre vie. C'est la médecine salutaire qui doit guérir peu à peu tous les maux de votre vie. Ne vous étonnez pas de ne remarquer pas un progrès sensible dans la vertu. Soyez seulement persuadée, s'il vous plaît, que sans la prière vous seriez dans un état bien plus fâcheux que celui où vous êtes. Celui qui ne mange qu'avec dégoût ne laisse pas de se nourrir et de soutenir sa vie. Si aux autres maux dont nous sommes accablés, nous joignons celui de priver notre âme de la nourriture qui lui convient le plus, elle tomberait insensiblement dans la défaillance : la seule faiblesse, sans autre maladie, serait capable de la faire mourir. Laissez-vous, madame, nourrir et engraisser de cette bonne nourriture et, quoiqu'il vous paraisse que cela vous laisse moins d'attention sur vos fautes, ne craignez point, car la seule vue de vos fautes, quelque étendue qu'elle paraisse, ne vous en guérit pas, comme la vue d'une blessure profonde n'y apporte pas le remède, mais le baume appliqué sur la plaie, quoiqu'il en dérobe la vue, ne laisse pas de la guérir. Laissez-vous, madame, [392] appliquer le baume de l'onction sainte de la prière : elle aura plus d'efficacité pour votre guérison que tous les retours que vous pourriez faire sur vous-même.

Donnez-vous entièrement à Dieu et laissez-Lui prendre un pouvoir absolu sur votre cœur. Dites-Lui souvent : « Seigneur, si Vous voulez, Vous pouvez me guérir1. Mais, hélas, si Vous n'appliquez pas le baume salutaire sur mes plaies, qu'il est à craindre qu'elles ne s'envieillissent ! » Que la véritable connaissance que vous avez de votre faiblesse vous porte à vous remette entre les mains de Dieu, persuadée que vous ne pouvez que vous opposer vous-même à un bonheur que vous voulez devoir à Sa pure bonté. Protestez-Lui que, quand vous pourriez vous guérir vous-même, vous n'y voudriez pas mettre la main afin de Lui devoir toutes choses.  Oh ! que votre salut sera bien mieux entre Ses mains qu'entre les vôtres ! Dites-Lui souvent, avec saint Philippe de Néri2 : Seigneur, si Vous ne me gardez, je vous trahirai. Plus vous serez persuadée de [393] votre faiblesse, du peu de pouvoir que vous avez sur vous-même et du besoin infini que vous êtes du secours de Dieu, plus vous vous sentirez portée à Lui demander Son assistance contre votre propre faiblesse : vous vous découragerez moins et, loin d'être de mauvaise humeur contre vous-même, vous serez comme un enfant qui vient de tomber dans la boue et qui va d'abord présenter ses mains toutes sales à son père, afin qu'il les essuie ; ce père le caresse en l'essuyant, et l'enfant, loin de s'en fâcher contre lui-même, se presse contre son père, témoignant par sa petite action qu'il ne veut plus se séparer de lui puisqu'il tombe sitôt qu'il s'en éloigne. Tachez, madame, de vous tenir proche de Dieu et, lorsque vous serez parvenue à ne plus vous éloigner de Lui, à en approcher par un petit retour plein d'amour et de confiance, vous serez en assurance. Il faut aller à Dieu de cette sorte, et ne point se persuader (afin de n'être point découragée) que la perfection aille aussi vite que les idées que nous en prenons.

Lorsqu'on veut établir une solide piété, c'est un ouvrage très long, [394] et c'est beaucoup de ne pas reculer et de conserver une bonne volonté. Celui qui prend un pied de terre sur son ennemi a toujours l'avantage. N'est-il pas bien juste que Dieu punisse nos infidélités par quelques froideurs ? Mais ne craignez rien : pourvu que vous ne vous éloignez pas de Lui, Il saura bien vous conduire à Son but et Il ne vous laissera pas qu'Il ne vous ait détachée de tout ce qui Lui déplaît. Il vous poursuivra dans vos retranchements jusqu'à ce que vous soyez toute à Lui. Le soin qu'Il a de vous reprendre, de vous corriger et de vous instruire, marque une application particulière sur votre âme dont vous Lui êtes redevable. Croyez-moi, madame, avec bien du respect, toute à vous.

1Mat 8, 2.

2Philippe Néri (1515-1595), mystique et fondateur de l’Oratoire romain.

 274 [D.1.125]. Raison et oraison.

On peut dire de vous ce que saint  Jérôme disait de saint  Paul que vos [395] défauts seraient des vertus dans une âme de qui le Seigneur demanderait moins que de vous. Dieu vous a prévenu par une bonté extraordinaire. Il a récompensé un travail de plusieurs années par une oraison plus tranquille. Il a même voulu vous faire éprouver ce qu'Il fait faire chez nous lorsque, Lui ouvrant le cœur, nous Le prions d'en être le maître et de le tourner Lui-même selon les mouvements de Sa volonté, puisque Lui seul peut le faire.

Il a donc mis en vous les prémices de Son Esprit, de cet Esprit qui, selon saint Paul, crie en vous : Abba, Pater1, et Il l'a fait de la sorte afin que vous ne fussiez plus à Lui par la voie du raisonnement, mais par celle de l'obéissance et de l'amour. Or, ce qu'Il veut pour votre oraison, Il le veut pour la conduite de votre vie, et l'oraison doit être le principe et la règle de toutes nos actions, en sorte que, si une personne est toute dans le raisonnement à l'oraison, la raison doit la conduire dans toutes ses actions ; mais si Dieu commence à devenir le principe de son oraison, qu'elle soit abandonnée à Son [396] Esprit, il faut qu'elle soit de même pour toute la conduite de sa vie. Qui vous dirait autre chose, se méprendrait assurément sur ce qui vous regarde et vous ferait prendre le change. Je puis même vous assurer devant Dieu qui me fait vous parler, que vous auriez fait encore beaucoup plus de chemin, si vous aviez bien voulu quitter la voie du raisonnement pour entrer tout à fait dans celle de la foi et de l'abandon. Tout ce que vous abandonnerez à Dieu vous réussira ; tout ce que vous voudrez faire réussir activement, sera renversé, parce que Dieu est un Dieu jaloux.  Oh ! n'êtes-vous pas heureuse qu'Il soit jaloux de votre âme ? Vous me demanderez peut-être de quoi je me mêle ? Je ne le sais pas moi-même.

J'ai trouvé madame dans de très bons sentiments ; j'espère que vous en serez plus satisfaite dans la suite que vous ne l'êtes à présent. Je vous prie de considérer que la perfection n'est pas l'ouvrage d'un jour. Dieu ne prend pas tout le monde comme sainte Catherine de Gênes2 : il faut donner le temps à la grâce de faire ses progrès dans l'âme. Elle n'est pas toujours de ces grâces victorieuses [397] d'abord, mais elle combat les contrariétés qui sont en nous comme le feu combat l'humidité du bois avant de l'embraser. Je vous prie de ne regarder pas tant ce qu'elle est que ce qu'elle pourrait être, si Dieu, par une bonté infinie, ne l'avait touchée. Je vous conjure de vous calmer par un abandon étendu et vigoureux : tous nos soins et nos inquiétudes n'avancent pas la besogne. Du reste, je crois que Dieu veut que, comme une mère pleine de bonté, vous supportiez en patience s'il croît quelque ivraie avec le bon grain, car le Maître l'arrachera en son temps. Il est de conséquence de ne pas arracher trop tôt l'ivraie de peur d'ôter aussi le bon grain3.

1Cf. Rm 8, 15.

2A l’âge de vingt-six ans « elle reçut au cœur la blessure d’un immense amour de Dieu, avec un si claire vue de ses misères et de ses défauts, et aussi de la bonté divine, qu’elle en fut pour tomber à terre. » (Livre de la vie admirable…, chap. II, trad. Debongnies, La grande dame du pur amour…). Cette expérience d’amour avait toutefois été précédée par dix années d’une tristesse qui allait jusqu’au désespoir.

3Mat.13, 29.

 275 [D.1.126]. S’exposer souvent devant Dieu.

Je vous assure que je n'ai jamais changé pour vous, et qu'on ne [398] peut avoir une plus vraie et plus tendre amitié que celle que j'ai pour vous. Si je vous dis quelquefois mes pensées avec franchise, c'est un effet de cette même amitié, car, enfin, pourquoi auriez-vous de la considération pour une vieille qui n'est propre à rien, si ce n'est parce que vous avez cru que Dieu S’était servi d'elle pour vous attirer à Lui, et qu'Il peut S'en servir encore pour vous faire suivre sans détour le chemin que Lui-même vous a marqué ? C'est pour correspondre à ce que Dieu demande de vous, et de moi, que je vous parle quelquefois sans ménagement. Lorsque j'en use autrement quelque autre fois, de peur de vous causer de la peine, j'en ai honte pour Dieu, pour vous et pour moi. Soyez donc une fois persuadée que personne ne vous aime autant que je fais, et de cette solide amitié que rien ne peut altérer, parce qu'elle est fondée en Jésus-Christ.

Il ne faut pas vous étonner de vos sécheresses et de vos dégoûts, pourvu que vous ayez soin de vous exposer souvent devant Dieu en esprit d'abandon et de silence. Sans cela, vous perdrez un certain fond d'union à Dieu, qui [399] subsiste au milieu des choses les plus pénibles et des plus extrêmes aridités. Vous le perdriez insensiblement et sans vous en apercevoir, parce que l'habitude de vouloir faire la volonté de Dieu demeure comme un foyer, qui conserve sa chaleur quoique le feu diminue. Je vous conjure donc de ne vous point donner si fort aux autres que vous ne dérobiez quelque temps pour vous-même.

J'approuve fort ce que vous faites pour N. Il est juste de le consoler dans une si grande affliction, mais quand vous lui déroberiez une heure en tout un après-midi, cela, loin de lui faire de la peine, rendrait votre retour plus agréable. Dieu permet qu'on ne corresponde pas à ce que vous faites, afin de vous faire agir uniquement pour Lui ; et pour le faire efficacement, il faut faire mourir la nature dans ces choses, l'empêchant de sortir au-dehors par ces paroles témoignant, de quelque manière que ce soit, qu'on est sensible à l'ingratitude, car lorsque la nature s'émancipe de la sorte, on perd le fruit de ses peines, et on ne marque pas à Dieu que c'est pour Lui seul qu'on fait ce qu'on [400] fait : si c'est pour Lui seul, il nous doit suffire que Lui seul le sache.

Je sais qu'un naturel aussi vif que le vôtre a peine à se modérer et pourra encore s'échapper. Lorsque cela arrive, reconnaissons que c'est ce dont nous sommes capables, humilions-nous sans nous décourager, et Dieu fera l'ouvrage que nous ne saurions pas faire de nous-mêmes. Lorsque Dieu vous donne du penchant pour la retraite et qu'Il vous ôte le moyen de suivre entièrement ce penchant, c'est une marque qu'Il veut que vous mêliez vos occupations nécessaires de retraites, vous donnant autant que vous le pouvez à la retraite et vous prêtant à vos devoirs. Que je vous estime heureuse que Dieu veuille vous conduire par la croix ! c’est une mort qui donne la vie. Ne vous étonnez pas de vos défauts que vous y commettrez, pourvu qu'ils ne soient pas volontaires. Faites le capital de votre vie d'être fidèle à la croix et au silence ; ce seront, pour vous, deux amis fidèles, qui ne vous laisseront point qu'ils ne vous aient conduite dans le sein de Dieu. Je suis toute à vous.

 276 [D.1.127]. Souffrir avec soumission et persévérance.

Je prends beaucoup de part à vos peines, mais il faut les souffrir avec paix et soumission, car tant que vous voudrez secouer le joug, cela augmentera jusqu'à l'obsession. Le remède n'est pas de quitter le lieu où vous êtes ; c'est le contraire. Le démon fera tous ses efforts pour vous décourager et vous faire tout abandonner, mais ne le croyez pas, car la mort que vous souffrez aujourd'hui sera un jour votre vie. Ce que je crois qu'il y a à faire pour vous, c'est de vous soumettre à Dieu pour porter cette peine tant qu'il Lui plaira. Vous me direz que votre peine est un défaut qui peut déplaire à Dieu ? Ne savez-vous pas que dans la main de Dieu nos propres défauts nous servent de lessive, que c'est le savon dont Il [402] nous blanchit, qu'il ne faut pas se raidir contre la verge ? Plus les moyens dont Dieu Se sert pour nous corriger et nous purifier sont hors de nos idées et semblent choquer notre raison, plus ils sont efficaces.

Faites une remise de votre raison, et soyez résolue, mais du fond du cœur, de porter cette peine toute votre vie, si Dieu le veut. Dieu ne veut ni ménagement ni réserve dans le don qu'on Lui fait de soi-même. Il faut Le servir à Sa mode et non à la nôtre. Il nous faut tous mourir à nous-mêmes : la règle est générale pour tous, mais les moyens en sont différents et propres pour chacun de nous. Nous nous faisons des idées de perfection que Dieu renverse, nous faisant éprouver les choses les plus opposées à notre naturel, et c'est ce qui nous arrache la vie que nous avons en ces choses. Certainement aucun de nous ne choisirait le moyen de mort dont Dieu Se sert : on croit que d'autres moyens seraient meilleurs, et c'est ce qui nous trompe, car une mort de choix ne serait pas une mort.

Je regrette mes infidélités, me [403] direz-vous. J'en conviens, mais une peine involontaire comme la vôtre, n'étant qu'un sentiment et non un péché, vous ne devriez pas vous en alarmer. Toutes vos fautes ne viennent que de vouloir secouer le joug, et vous délivrer d'une peine qui vous humilie et ne vous plaît pas. Si vous la portiez en esprit de mort, ses effets ne serraient pas si violents : ils ne le sont que parce que vous voudriez vous en défaire. Demeurer donc paisible sous le couteau qui doit vous égorger, et ne regimbez pas contre l'éperon. Vous trouverez votre paix sans paix dans votre misère, contente que Dieu soit tout ce qu'Il est et vous, ce que vous êtes : pauvreté, misère, faiblesse, infirmité. Et chantez :   


            Je ne désire ni n'espère ;

Je suis content de ma misère ;

Seigneur, Tu m'en parais plus grand.

      Je n'en veux pas la délivrance :          

L'immuable contentement, où Tu vis éternellement,

Me fait aimer mon impuissance1.

1Dutoit n’indique pas de source : il s’agit probablement d’un poème de Madame Guyon, non répertorié dans la « table alphabétique de tous les cantiques et poèmes » qui termine les quatre volumes édités par Dutoit.

 277 [D.1.128]. Souffrir les peines et les distractions en priant.

Personne, madame, ne s'intéresse plus que moi à vos peines, et si je pouvais contribuer de quelque chose à leur diminution, il n'y a rien que je ne fisse pour cela. J'ose cependant vous assurer, de la part de Dieu, qu'elles ne seront pas si longtemps si fortes. Ayez cette confiance en Sa bonté et espérez contre l'espérance même. C'est ce Dieu qui, selon le Sage, mène jusqu'aux portes de la mort et en retire1. Ne vous découragez point, madame, et ne cessez, quoique d'une manière sèche, d'implorer Son assistance jusqu'à ce que vous l'ayez obtenue. Dieu Se cache souvent pour éprouver notre fidélité et nous faire éprouver le besoin que nous avons de Lui. La principale vertu, et la plus essentielle après [405] l'amour et la fidélité que nous devons à Dieu, est la patience qu'il faut avoir avec nous-mêmes. Dieu connaît la faiblesse de l'homme qu'Il a créé d'un peu de boue, et Il ne lui laisse tant de misères que pour le tenir humilié et lui faire sentir la dépendance continuelle où il est de son Dieu. L'orgueil naturel à l'homme ne s'accommode pas de cette connaissance causée par notre expérience ; cependant, rien n'est plus utile, pourvu qu'elle nous engage à de fréquents retours vers Dieu, à Le chercher sans cesse, à rentrer souvent en nous pour demander du secours d'une manière même qui paraît peu utile, et à nous imposer quelque peine lorsque nous nous sommes éloignés de Dieu et que nous avons passé du temps sans penser à Lui.

Persévérez dans l'oraison malgré tous vos dégoûts : Dieu récompensera en un moment votre fidélité. La sécheresse dans l'oraison doit être prise pour pénitence du temps qu'on a passé sans penser à Dieu ; elle doit servir à nous humilier. Celui qui ne mérite rien n'a pas lieu de rien prétendre, et n'est-ce pas une assez grande [406] miséricorde que Dieu nous fait, de nous laisser auprès de Lui quoiqu'Il ne nous fasse pas des faveurs singulières ? Combien de courtisans se présentent devant le roi chaque jour sans en avoir une seule parole ? Et si un criminel, après une longue suite d'infidélité, avait seulement l'entrée auprès du roi, combien se trouverait-il heureux quoiqu'il n'eût jamais une faveur ? Allez à la prière, madame, mais portez-y cette disposition qui me paraît digne de votre courage, de n'y aller que pour faire la volonté de Dieu, de n'attendre de Lui nulle faveur, nulle consolation, nulle correspondance. Et dites-Lui : « Quand Vous ne m'écouteriez pas, ô mon Dieu, je ne cesserai jamais de Vous prier, de Vous demander Votre amour et la grâce de ne Vous être plus infidèle ». Dites encore avec Job : Quand il me tuerait, j'espérerai encore en lui2. Lorsque Dieu paraît le plus éloigné de vous, c'est alors qu'Il est le plus proche. Tachez de ne pas vous dissiper volontairement, ou de vous rappeler vous-même lorsque vous vous apercevez de l'être. Mais après cette [407] exacte fidélité, ne vous étonnez jamais des voyages continuels d'une imagination aussi vive que la vôtre. Dieu ne regarde que le cœur qui aime et qui prie : l'imagination n'y a que faire, elle ne peut non plus nous nuire que le bruit de quelques enfants qui joueraient auprès de vous, pourvu que vous ne raisonniez pas volontairement sur les folies qu'elle vous représente. Je suis, madame, toute à vous.

1Sg16, 13.

2Jb 13, 15.

 278 [D.1.129]. Supporter les sécheresses, etc.

Je prends une part si grande, madame, à tout ce qui vous regarde que je ne pourrais guère avoir plus de plaisir qu'en vous rendant quelque petit service. L'état de sécheresse vient aussi bien de Dieu que celui de consolation ou de facilité. Cela vous fait voir la dépendance où vous devez [408] être de Dieu, car il vous est également impossible de vous donner une disposition plutôt qu'une autre. Il n'y a point de votre faute du tout lorsque la disposition de facilité vous quitte. C'est la conduite de Dieu d'en user de la sorte envers presque toutes les âmes ; ainsi attendez-vous à souffrir toute votre vie de ces vicissitudes. L'état de facilité sert à encourager afin de poursuivre le chemin avec moins de peine, et celui de sécheresse sert à purifier et à nous tenir dans l'humiliation. Enfin l'un et l'autre sont glorieux à Dieu et utiles à l'âme : celui de sécheresse sert à épurer la foi et l'amour, car c'est servir Dieu à ses dépens.

Je ne m'étonne pas que, lorsque la préférence de Dieu est moins aperçue, vous soyez plus dissipée ; c'est que les sens sont plus à eux-mêmes, n'ayant plus cette bride que le Maître tient quelquefois d'une manière aperçue. Il faut alors avoir le plus de fidélité qu'il vous sera possible pour retourner incessamment en vous-même. Lorsque Dieu ne vous rappelle pas, rappelez-vous vous-même au-dedans. C'est dans ces temps que notre fidélité doit être [409] exercée, car lorsque Dieu nous appelle Lui-même, quelle fidélité y a-t-il, sinon suivre un attrait à demi-vainqueur?

Celui qui exclut tout raisonnement, n'exclut pas pour cela toute demande. Le raisonnement vient de l'esprit, et la demande part du cœur et du sentiment de nos besoins. Nous ne pouvons atteindre Dieu par nos raisonnements, mais nous Le pouvons fléchir par une demande humble et soumise. Ce que je vous recommande surtout, c'est une oraison libre, afin que ni Dieu ni vous ne soyez gênés. Le silence donne la liberté à Dieu d'opérer en nous et d'y imprimer Ses volontés et Son pur amour. Il faut aussi que notre cœur se répande vers Lui en affections libres et en demandes non forcées ni gênées, mais que Lui-même opère en nous. Évitez tout ce qui gêne et tout ce qui est forcé. Lorsque Dieu vous invite au silence, ne parlez pas, mais lorsqu'Il vous laisse la liberté de Lui dire quelques mots, dites ceux qui vous viennent naturellement à la bouche sans les rechercher, et soyez persuadée que les paroles que l'amour inspire sont toutes en désordre et sans suite, au [410] lieu que celles qui ont l'arrangement viennent de notre raison.

Je vous conjure d'avoir beaucoup de patience avec vous-même. La perfection que la nature imagine est impétueuse, elle voudrait que tout fût fait en un instant, mais la perfection qui vient de Dieu est longue parce qu'elle est efficace. Celui qui ne veut remuer qu'un peu de sable qui est au-dessus d'une roche, en vient aisément à bout, mais quand il faut enlever la roche peu à peu, le travail est difficile et paraît même ingrat. Dieu vous aime, aimez-Le avec paix. Je Le prie de vous donner Sa paix, et que cette lettre fasse l'effet de l'ange envers les pasteurs : qu'elle apporte la paix aux hommes de bonne volonté1. Je suis sûre que votre volonté est bonne et droite, mais les sens sont vifs et indociles. Ne vous en étonnez pas : un enfant de bonne volonté apprend enfin ce qu'il veut bien se laisser enseigner, quoiqu'il ne soit pas parfait tout d'un coup. Je vous conjure d'attendre tout de la bonté de Dieu : Il vous aime et vous m'êtes très chère en Lui.

1Lc 2, 14.

 279 [D.1.130]. Porter les épreuves et les coups. 

Je vous assure que vous m'êtes toujours très cher et que je partage avec vous toutes vos peines, que personne ne désire plus sincèrement que moi de vous voir à Dieu sans réserve. Dieu vous traite avec un soin paternel et une bonté sans égale : Il vous rompt Lui-même les obstacles que vous faites à Ses bontés, et Il fait par Lui-même ce que vous n'aviez pas la force de faire. S'il en usait autrement, ce serait une marque qu'Il s'intéresserait moins à ce qui vous regarde. Ces sortes de coup sont rudes, mais j'ose dire qu’ils sont nécessaires. Si Dieu ne coupait nos liens, loin que [412] nous les dénouassions, nous les serrerions toujours plus. La nature crie et se tourmente en de pareilles occasions, elle ne sent que l'amertume sans goûter la douceur, mais dans la suite, lorsque les choses seront changées de face, vous verrez cette main, qui vous paraît à présent si dure, pleine de suavité.

Toutes les choses auxquelles nous tenons fortement, nous coûtent infiniment à perdre. Plus Dieu aime une âme malgré ses infidélités, plus Il lui arrache tout ce qui la sépare de Lui. Tâchez donc de seconder les desseins de Dieu et de prendre Son parti contre vous-même. Donnez-vous à Lui afin qu'Il retranche sans miséricorde tout ce qui Lui est opposé, mais ne vous découragez pas : la nature, qui se sent ôter ses fausses douceurs, est comme dans la rage. Remarquez que ces douceurs apparentes qui renferment un poison séducteur, ont mille fois plus d'amertume réelle que tout ce qu'on peut imaginer. Combien cet amusement des sentiments vous a-t-il déjà coûté ? Si vous mettiez dans une balance les tourments que cette liaison [413] vous a fait souffrir, avec la douceur que vous y avez trouvée, de combien la peine surpasserait-elle le plaisir ? Laissez donc faire Dieu et vous direz un jour : Il a bien fait toutes choses1. En attendant, dites avec Job : Que celui qui a commencé de me briser achève et que j'ai cette consolation qu'en m'accablant de douleur, il ne m'épargne point. Je ne contredirai pas aux paroles du Saint2. Je suis sûre que c'est la disposition foncière de votre cœur, quoique la nature demandât le contraire : il la faut laisser se tourmenter. Qui nous délivrera de ce corps de mort ? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ3.

Je vous porte dans mon cœur avec une tendre compassion. J'espère que Dieu achèvera de rompre vos liens ; ne faites donc rien pour les renouer. Je sais qu'il est dur de combattre toujours contre son propre cœur,  mais c'est un combat digne de Dieu. Courage ! Soyez humilié de vos misères mais n'en soyez ni découragé, [414] ni abattu. Le découragement et l'abattement vous laissent en proie à vos ennemis qui vous trouvent par là sans défense, au lieu que la confiance en la bonté de Dieu, un sincère aveu de vos faiblesses, espérant contre toute espérance, attendant tout de Dieu, étant résolu de Lui être fidèle et de vous vaincre pour Son amour, sont les seules armes qui vous restent. Faites-vous un peu de violence, fortement, mais doucement. Dieu vous aidera dans votre faiblesse, je L'en prie de tout mon cœur. Ne doutez pas de ma tendresse pour vous.  Oh ! quand Dieu vous sera-t-Il toutes choses ?

Je salue N. bien affectueusement ; je la prie de ne se pas laisser aller si fort à la douleur. La nature en cela se mêle avec la grâce : qu'elle vous aide doucement selon les desseins de Dieu à vous renoncer, mais qu'elle ne s'afflige pas. Dieu veut peut-être d'elle qu'elle vous sacrifie et vous abandonne à Lui, comme elle s'y est abandonnée elle-même. Ce sacrifice sera peut-être plus efficace pour attirer les miséricordes de Dieu sur vous que [415] toutes ses larmes. Lorsque je dis qu'elle vous sacrifie, je n'entends pas qu'elle ne vous aide pas, mais qu'elle sacrifie à Dieu ses idées de perfection, le zèle de votre avancement. Il faut que le même coup qui vous frappe, achève de la tuer. J'aurais bien des choses à dire là-dessus que je ne puis écrire. Je l'aime très tendrement et intimement.

 Oh ! perdons enfin toutes vues d'état et de perfection ! Soyons longanimes : attendons plus de Dieu que de toute industrie humaine, même celle qui est avec bonne intention. Dieu renverse notre lit dans la maladie. Job disait : Je croyais me reposer dans mon petit nid4, mais Dieu l'a renversé. Nous bâtissons ce nid avec peine, comme des oiseaux spirituels qui ne veulent plus voler que dans les airs de la Divinité ; et lorsqu'il est bâti avec tant de peine et qu'on croit s'y reposer, Dieu le renverse. On croit, par ce qui est passé, que le nid doit toujours subsister, mais que les pensées de Dieu sont différentes des nôtres !

1Mc 7, 37.

2Jb 6, 9-10.

3Rm 7, 24-25.

4Jb 29, 18.

 280 [D.1.131]. Sensibilités et leur usage.

Le bon Dieu permet, ma très chère, qu'on soit quelquefois plus sensible à de petites choses qu'à des grandes, et j'ai bien de la joie de la confiante tranquillité de votre fond qui vous rend insensible aux avantages qui peuvent revenir à vous et aux vôtres. Cependant je ne puis m'empêcher de croire que si la chose avait été décidée autrement vous en auriez eu de la peine, car votre fond étant porté à la mélancolie, vous sentez plus vivement ce qui vous peine que ce qui vous fait plaisir, plus ce qui vous manque que ce que vous avez. Cette mésaise que vous éprouvez continuellement, est une marque que votre cœur n'est pas encore où Dieu le veut, et qu'il n'a pas cette largeur qu'il aura un jour.

Laissez tout passer, et laissez-vous [417] en proie à la mort qui donne la vie. Dieu Se sert de tout pour nous la procurer : même nos propres défauts y contribuent beaucoup. Ce qui serait en nos mains un poison est, en celles du divin Maître, une source de vie ; il faut Le laisser faire et demeurer entre Ses mains pour tout.

Cependant, lorsque vous sentez que votre peine sur quelque chose vous peut indisposer contre quelqu'un, je le dirais bonnement, non en vue de vous soulager, mais pour empêcher un certain froid qu'une chose gardée et non expliquée peut donner.

 281 [D.1.132]. Peines d’esprit.

Quand vous avez des peines dont vous ne pénétrez pas la cause, il faut vous y livrer et vous en laisser dévorer, car ces peines purifient notre âme et sont fort utiles. Il [418] ne faut pas en être plus chagriné, mais il ne faut rien faire pour les écarter : il faut s'en laisser dévorer. Il n'en est pas de même des autres peines troublantes dont vous connaissez la cause : il faut sortir de la résistance ou de la réflexion qui la cause.

Quelquefois l'oraison est plus profonde parce que la présence de Dieu est plus distincte. L'oraison paraît plus superficielle dans la sécheresse parce que la porte est fermée ; elle est pourtant également bonne.

 282 [D.1.133]. Peines d’esprit (suite).  

Je crains que les entraînements de vos occupations non nécessaires ne vous prennent trop de temps. Je me retirerais quelquefois d'une société journalière (rarement d'abord) sous prétexte d'affaires, vous dérobant à vous-même certains après-midi. Ne vous [419] étonnez pas de sentir réveiller les sentiments des défauts ; c'est le dogue enchaîné qui ne laisse pas d'aboyer et ferait bien plus de ravage si Dieu ne le retenait. C'est une chose admirable, et qui marque d'autant plus la dépendance où nous sommes de Dieu, et notre mauvais fonds, que de sentir que, lorsqu'on croit l'animal mort, il revit tout de bon. Il ne faut point vous inquiéter, mais vous présenter à Dieu afin qu'Il vous guérisse. La crainte anticipée pour le temporel me paraîtrait d'une plus grande conséquence, parce que c'est une chose plus en nous et qui excède les sentiments. Laissez-vous donc à Dieu pour le passé, le présent et l'avenir. Oui, mon cher enfant, j'espère que nous serons unis dans le temps et l'éternité. Amen, Amen !

 283 [D.1.134].

Aujourd'hui que je suis mieux, je l'emploie à vous écrire. Pour ce qui vous regarde, laissez-vous pénétrer de la vue de ce que vous est montré, soit de vos misères en général, soit de vos défauts en particulier. Mais n'y ajoutez rien par la réflexion ni ne diminuez rien pour secouer la peine. Ce que Dieu nous fait sentir et connaître porte Son impression dans le moment ; tout ce qui est par-dessus, cela vient de la nature réfléchissante et ne sert de rien ni pour l'impression ni pour la purification. Ainsi recevez les dispositions dans lesquelles on vous met, laissez-les aller et venir.

 284 [D.1.135].

Que vous dirai-je, sinon que je suis plus unie à vous que jamais ? Portons les temps d'affliction, de destruction, de renversements, les temps de colère, d'humiliation ; ce sont les temps de la justice et, par conséquent, de la gloire de Dieu. Nous Le recevons lorsqu'Il vient nous sauver ; recevons-Le lorsqu'Il vient pour détruire et pour perdre. Qu'aucun reste d'intérêt pour autrui ne nous empêche de nous unir à ce Dieu vengeur. Sa colère ne durera peut-être pas toujours, et elle n'arrêtera pas le cours de Ses miséricordes que Dieu ne pardonne à ce petit reste de la maison d'Israël. Mon cœur  est présent au vôtre. Plus nous serons petits et simples, plus nous ferons un.

 285 [D.1.136]. Foi nue.

Votre lettre m'a fait un fort grand plaisir. Vous n'éprouverez que ce que vous devez éprouver dans l'état où vous êtes. L'intérieur est un paradoxe continuel. Plus le fond se perd en Dieu d'une manière pure et nue, plus les sens sont comme laissés à eux-mêmes, et la faiblesse des sentiments est comme les peaux du tabernacle qui le conservent en le couvrant. Je ne vous ai point oublié et, s'il y avait moins de vicissitudes à votre état, il serait moins sûr.

Il faut vous accoutumer au pur amour et à la foi nue : l'une est inséparable de l'autre. Plus la foi est pure, destituée de témoignages et de soutiens, plus l'amour devient comme une flamme pure qui s'élève au-dessus de toute matière. Plus l'abandon est pur, plus il est privé d'assurance ; il faut, afin [423] que cela soit comme je l'ai dit, que la volonté perde toute tendance après avoir perdu tout choix.

Laissez-vous donc dans la main de l'amour qui sera toujours le même, quoiqu'il vous fasse souvent changer de situation et de disposition. Le Seigneur fait toutes les saisons, le froid et le chaud ; cela nous suffit pour être parfaitement contents. Celui qui préfère une disposition à l'autre, qui aime plus la plénitude que le vide, aime les dons de Dieu et non pas Dieu, puisque, où il y a plus de vide et de dépouillement, il y a plus de mort, et où il y a plus de mort, il y a plus de Dieu.

 286 [D.1.137]. Foi nue, épreuves.

J'avoue que je reçois toujours un nouveau plaisir de voir en vous les démarches de la grâce. Je ne vous ai pas quitté d'un moment, et croyez que c'est le même Dieu qui fait la pluie et le beau temps, l'abondance et la sécheresse. [424] Ce sont ces vicissitudes qui forment l'intérieur, comme les saisons différentes composent l'année.  Oh ! laissez-vous mener à Dieu sans faire un moment d'attention sur vous-même, et tout ira à merveille. Dieu vous aime et Il vous a choisi pour Lui, mais Il veut tellement être le maître chez vous qu'Il n'y soit contrarié par quoi que ce soit. Il met haut et bas, dans la paix et dans les combats. Il prend plaisir de faire comme les vagues de la mer, Il prend dans Son sein, Il rejette ensuite sur le sable, c’est-à-dire en nous-mêmes. Soyons le ballon de notre bon Maître.

N. m'a mandé ce que lui a dit ... : il est fort alarmant. Pour moi, je suis contente de tout ce qu'il plaira au Seigneur d'ordonner : je serais prête de souffrir pour une seule âme non seulement la prison, mais la mort. Périls partout, et périls en aucun lieu : périls sur mer, sur terre, parmi les faux frères1. Tout est bon en Celui qui nous unit à jamais.

1II Cor., 11, 26.

 287 [D.1.138]. Epreuves.

Je reçois avec petitesse et action de grâces les marques de votre bon cœur. Il faut aussi que vous receviez simplement ce que je vous envoie. Ne nous étonnons jamais de nos faiblesses, ni des vicissitudes qui arrivent. C'est notre partage jusqu'à ce que nous soyons affermis en Dieu. Vos misères ne vous nuiront point pourvu qu'elles ne fassent que vous apetisser à vos propres yeux, sans vous en occuper ni y réfléchir. Il faut faire comme un homme qui, passant sur un serpent, avance le plus vite qu'il peut de crainte que s'amusant à le regarder il n'en soit endommagé.

Nos misères sont glorieuses à Dieu. Elles font voir qu'Il est seul saint, juste et parfait. Elles nous sont avantageuses, nous faisant connaître par expérience qui nous sommes.

Si nous étions toujours dans la [426] misère, nous perdrions courage, nous deviendrions pusillanimes ; c'est pourquoi Dieu nous relève. Si nous étions toujours debout, nous croirions nos forces plus grandes qu'elles ne sont et nous nous appuierions sur elles. Mais les vicissitudes font un juste tempérament : Dieu verse de l'un dans l'autre et tempère ainsi toutes choses. Il ne faut pas s'étonner de ces changements, mais laisser mener par les hauts et bas comme il plaît au Seigneur.

 288 [D.1.139]. Epreuves.

N., on ne peut prendre plus de part que je ne fais à votre nouvelle affliction. Dieu vous aime certainement puisqu'Il vous éprouve en tant de manières. La dernière épreuve m'apparaît la plus fâcheuse à cause des suites. Bon courage ! voilà le temps d'épreuve, le temps de misère et d'affliction : c'est une moisson pour ceux qui en savent faire usage en esprit de mort. Des coups [427] comme ceux-là sont bien propres à faire avancer l'âme, et plus en un jour qu'en plusieurs années de tranquillité. Nous avons besoin que Dieu nous hâte, sans quoi nous demeurerions amusés en cent manières. Ne doutez point, je vous prie, de mon amitié, et si je vous mande quelquefois les choses comme je les pense, c'est que je vous aime trop pour vous rien cacher.

 289 [D.1.140]. S’abandonner.

Je viens de recevoir votre lettre. Je suis peinée de votre peine. Dieu ne vous l'envoie assurément que pour vous obliger à vous abandonner à Lui, car ce n'est pas en vous refusant de vous abandonner à Lui que votre peine cessera, au contraire. Vous savez que depuis quelques temps vous avez eu souvent de ces terreurs paniques : le démon ne veut par là que vous agiter, et Dieu le permet pour vous porter à [428] vous abandonner à Lui. Ce que Dieu veut le plus de vous est que vous mouriez à vous-même et que vous vous donniez à Lui sans réserve. Il faut avoir bon courage et ne point craindre des maux qui ne viendront peut-être pas, du moins je ne crois pas sitôt. Cela vous trouble, vous occupe et vous empêche de vous occuper de Dieu. Ne doutez jamais de mon amitié. Égayez-vous, car la mélancolie nuit au corps et à l'âme : la gaieté élargit le cœur.

 290 [D.1.141]. Avis pour les temps de séparation.

On peut bien diviser les corps, mais on ne peut séparer les esprits qui ne sont qu'un en Dieu. Tant que nous serons à Dieu, nous serons unis. N'ayant qu'un même amour, nous n'aurons qu'une même volonté. Les premiers chrétiens cédaient à la force et, quoique l'on emprisonnât les uns et qu'on exilât les autres, selon le témoignage de l’Écriture, ils ne laissaient pas d'être ensemble par la communion des esprits, n’étant qu'un corps mystique, qu'un cœur par l'uniformité de volonté, et qu'un esprit, étant tous animés de celui de Dieu et remplis de la même foi. Quel gain croyez-vous que le diable trouvait dans cette division des premiers chrétiens ? Tout ce qu'il prétendait, en les divisant, était de les affaiblir. Toute leur force était dans leur union, dans un exemple réciproque, soutenu d'une foi mutuelle.

 Que prétend-il à présent par tout son fracas ? Ce n'est pas de vous priver simplement d'une misérable qui n'est qu'un chien mort, mais c'est qu'il espère qu'après vous avoir retiré d'elle, vous donnerez dans la crainte que des gens sans lumière vous causent par des discours spécieux, mais très pernicieux. La crainte des tourments fut, au commencement de l'Eglise, la cause du naufrage de quantité de chrétiens, et la crainte de se [430] méprendre est la ruine des âmes intérieures. C'est pourquoi je vous dis avec l'Apôtre : Prenez garde que la crainte ne vous séduise1. Vous serez à couvert du dégât qu'elle peut faire chez vous si, aveuglant votre raison, vous vous laissez conduire par la foi. N. vous peut beaucoup servir : il est droit, savant et expérimenté. Soumettez-vous aveuglément à tout ce qu'il vous dira là-dessus.

Quand on est une fois certifié de sa vocation pour l'intérieur, il ne faut pas se persuader que le manque d'activité propre soit un défaut ; au contraire, c'est agir que de ne pas agir, puisque votre action ne sert alors qu'à interrompre celle de Dieu. On change souvent de dispositions, mais le fond de l'état doit demeurer fixe. Si la grâce donnait toujours à pleine voile, où serait l'abandon ? L'abandon peut être, je l'avoue, dans la volonté de s'abandonner, mais l'exercice de ce même abandon n'est que dans l'orage et la tempête, lorsque le ciel obscurci nous dérobe les brillants de sa lumière et ne nous laisse voir au-dessus de nous que des flots mutinés. Vous ne devez point [431] craindre l'oisiveté si vous êtes toujours fidèle à vos exercices, si la sécheresse ne vous rend pas plus négligente, si vous lisez pour rappeler votre esprit trop dissipé au commencement de l'oraison. Comme le principal effet de la lecture avant l'oraison doit être de recueillir l'esprit, elle est inutile lorsque l'esprit est recueilli et le cœur attiré, mais lorsque cela n'est pas, il faut lire avant l'oraison. Si cette lecture vous recueille, à la bonne heure, si elle ne le fait pas, vous avez fait ce que vous avez dû.

Il ne faut pas vous mettre en peine du reste. Vous ne devez point, dis-je, craindre l'oisiveté si vous conservez de votre mieux la présence de Dieu. Je ne parle pas de Sa présence aperçue, mais de la conformité de votre volonté à la Sienne. Si vous vous mortifiez beaucoup plus l'esprit que le corps, vous vivrez plus dans l'esprit que dans le corps. Si votre cœur est séparé des choses du monde quant au désir, quoique vos sentiments ne soient pas toujours d'accord avec eux, quand vous vous attachez aux devoirs de votre état plus qu'à vos goûts, lorsque vous vous [432] laisserez conduire à Dieu et non à vos arrangements, vous trouverez alors en cela le remède à l'amour-propre. C'est, de toutes les cures, la plus longue à faire : il faut avoir du courage et de la persévérance. Négligez vos sentiments, agissez par la foi, mourez à vous-même en toute occasion, et oubliez-vous le plus que vous pourrez et tout ira bien. Je suis à vous en Notre-Seigneur, sans réserve.

1II Th., 2, 2-3.

 291 [D.1.142]. Croix, abandon, oraison, etc.

Je trouve vos remarques très justes. Il est aisé de voir qu'on se grossit les objets et qu'on voit les choses selon la peine dont nous sommes affectés, de sorte qu'avec un vrai désir de dire vrai et une croyance qu'on le dit, on ne le dit pas pourtant. Il faut que ce qui nous passionne [433] soit détruit afin que nous entrions dans la vérité, car l'illusion des passions est telle qu'elles ont leur fausse lueur qu'on prend pour la vérité.

Je prends part, je vous assure, ma chère enfant, à toutes vos peines, mais le Seigneur a ordonné que cela soit de la sorte. Je tire un fort bon augure de tant de difficultés. Lorsqu'on doit faire quelque bien, il faut qu'il soit précédé de la croix et de la contrariété. Les choses qui se font sans peine ne réussissent guère. Il n'est pas à propos de rien précipiter, car ce qui se ferait avec trop d'effort pourrait indisposer N. ; mais les choses se faisant avec douceur réussiront mieux. La nature est vive, précipitée et voudrait faire les choses tout d'un coup, mais la grâce est longanime et ne fait ce qu'elle veut faire que peu à peu.

Ne vous embarrassez pas de ce qu'on vous dit : Dieu ajustera tout pour Sa gloire et votre bien propre. Tachez de ne point réfléchir sur tout cela. C'est la réflexion qui perd tout et nuit à votre corps et à votre âme. Le divin Maître ne veut pas que vous fassiez ces retours. C'est pourquoi Il [434] disait autrefois à l’épouse du Cantique : Détournez vos yeux de moi car ils me font envoler1. Il s'envole lorsqu'on veut trop voir ce qu'Il fait ou ne fait pas.

Ne vous laissez pas trop aller à la douleur, ma chère fille. Vous êtes comme une poule timide et faible, je vous veux voir plus généreuse. Vous êtes peut-être entourée de gens qui raisonnent ; il faut laisser tous les raisonnements pour n'admettre que la confiance en Dieu et l'abandon à Sa Providence. Dieu est un Dieu jaloux, iI ne veut pas que ceux qu'Il conduit se mêlent tant d'eux-mêmes. Courage sans courage. Si vous voulez être fille du divin Maître, il faut aimer ce qu'Il a aimé. Je vous dis avec saint Paul : Devenez robuste dans le Seigneur2. Il fait beau voir des membres délicats sous un chef couronné d'épines3. Prenez les moments que vous pourrez pour faire oraison, c’est-à-dire pour rester en silence auprès du divin Maître. Quand vous n'auriez que la moitié d'un [435] demi quart d'heure, ne le laissez pas échapper. Il ne faut plus d'arrangement, mais la fidélité à prendre tous les moments sans en perdre un seul, et à remplir tous ses devoirs. Soyez docile comme un petit enfant, et ne vous laissez pas aller à votre imagination, qui est vive : elle vous mènerait loin.

1Ct, 6, 4.

2Ep 6, 10.

3Saint  Bernard (Dutoit).

 292 [D.1.143].

Ne vous mettez point en peine de la douleur naturelle que vous sentez pour la mort de la personne dont vous me parlez : on ne peut pas empêcher les sentiments de la nature. Vous voyez que la grâce les surmonte. S'il n'y avait point de combat, il n'y aurait point de victoire.

Pour ce que j'ai écrit à N., je l'ai conseillée comme j'aurais fait tout autre, sans me regarder. Croyez-moi, il faut la laisser à la Providence. Dieu [436] fait bien ce qu'Il veut faire, et c'est en vain qu'on veut retenir ce qui peut échapper. J'ai si peu d'estime de moi que je crois aisément que les autres ont plus de grâce. Vous faites bien de ne rien préméditer et de suivre le moment présent : tout autre conduite est sujette à la méprise. Abandonnez-vous à Dieu qui prend soin de vous.

 293 [D.1.144].

J'ai appris, ma chère, que le Seigneur, votre Maître et le mien, vous visite. Vous savez combien je vous suis unie en Jésus-Christ et combien je partage nos maux et nos biens. Je ne doute point que vous ne fassiez un grand usage de l'état où vous êtes par un abandon total, espérant contre l'espérance même. C'est dans ce temps qu'il faut faire un sacrifice entier de ce que vous êtes pour honorer le sacrifice de la Croix. On sacrifie son bien et sa [437] vie pour son roi et pour sa patrie ; il faut quelque chose de plus pour Dieu.

J'espère que nous serons unies dans l'éternité comme nous l'avons été dans le temps et que, si je ne vous précède pas, je ne tarderai guère à vous suivre. Mon cœur ne se séparera jamais de vous, puisque c'est en Jésus-Christ que nous sommes et serons unies.

 294 [D.1.145]. Simplicité, petitesse, etc.

Ne vous étonnez point, je vous prie, de votre pauvreté, pourvu que vous soyez toujours simple et petite : cet état sera toujours le meilleur pour vous. Mais soyez assurée que si vous changiez votre caractère simple et ingénu, ce serait le plus grand malheur qui vous put arriver. Ce serait vous éloigner de Dieu, comme je vous l'ai mandé. Mais si vous êtes simple, le démon ne peut ni vous en arracher ni vous nuire. Plus [438] vous serez sèche, pauvre, étant néanmoins fidèle, plus vous serez bien. C'est le temps de mourir à vous-même, et toutes les choses qui vous flattent vous sont mortelles : il faut manger le pain sec, aller par la foi et par où vous ne savez, s'en fiant seulement à celui que Dieu vous a donné pour guide, que je prie de ne vous point épargner. Et que le goût naturel ne vous fasse point vivre en vous-même, au lieu de mourir afin de vivre en Dieu. Croyez que je vous dis vrai, et que je m'intéresse trop à votre âme pour ne vous pas indiquer un autre chemin si j'en avais un meilleur.

Je sais bien le tort que les louanges font aux enfants. Dieu vous fait part de bonne heure de Sa croix : cela me donne une bonne espérance. Mais soyez simple, et ne songez pas à vous donner plus de courage que Dieu ne vous en donne. Soyez simple, simple : c'est là la source de toute sainteté ; tout ce qui n'est point cela n'est qu'une montre de sainteté, vide de toute réalité. Souffrez la croix avec peine et répugnance, si Dieu le veut, et aussi sans peine, s'Il le veut. N'ayez point de honte de découvrir vos faiblesses, car alors elles [439] vous seront fort utiles ; mais si vous les conservez, elles se changeront en serpents. Soyez donc très petite, très fidèle, très mourante à tout, et vous serez dans la vérité. Mille fois toute à vous.

 295 [D.1.146]. Se laisser conduire à Dieu en enfant.

Je vous reçois, madame, de tout mon cœur de la part de Celui qui m'a donnée à vous sans réserve. Il sait bien, ce cher et divin petit Maître, qu'il n'y a rien que je ne voulusse faire et souffrir afin que vous fussiez à Lui selon qu'Il vous désire. Je suis trop persuadée des desseins qu'Il a sur votre âme pour ne l'être pas de ce qu'Il vous fera passer. Ce sera Lui qui sera votre chemin, votre force, et même votre faiblesse. Ô madame, qu'il est [440] bien plus avantageux d'être faible, lorsque Dieu nous laisse dans la faiblesse, que de vouloir nous donner une force qui, ne venant pas de Lui, serait une marque de la possession que nous avons de nous-mêmes ! L’Écriture nous assure que l'homme ne sera jamais fort de sa propre force1.

Aimons notre faiblesse puisque Dieu nous la laisse, et soyons comme des petits enfants. Lorsqu'un petit enfant est sale, il ne saurait se nettoyer si on ne le nettoie ; s'il est tombé par terre, il ne peut se relever si on ne le relève, il ne peut même faire un pas si on ne le lui fait pas faire ; il ne fait pas ce qui lui convient le plus, mais il laisse faire indifféremment de lui tout ce que l'on veut. C'est de ces sortes d'enfants que Dieu veut composer Son royaume, mais ces enfants sont incapables de hauteur, ils ne connaissent pas ce que c'est.

Pour la présence de Dieu, il ne dépend pas de vous de vous la donner, et je crois qu'il faut qu'elle se perde quant au sentiment. Laissez-vous posséder et mouvoir à l'Esprit du Seigneur [441] comme une plume que le vent emporte : ce sera alors que vous serez possédée de Lui quoique vous ne sentiez pas Sa présence. Il vous donnera le goût de cette présence, lorsqu'il Lui plaira, et vous l'ôtera de même.

1I R, 2, 9.

 296 [D.1.147]. Etre petit.

Dieu vous veut petit, et vous êtes encore un peu grand. Ce sont les grandes personnes qui vous gâtent. Cependant il faut devenir petit. Que faire donc ? Vous n'avez rien à faire qu'à être, avec moi, enfant. Votre état veut que vous voyiez les Grands, mais votre état ne veut pas que vous goûtiez les Grands. Quand vous serez petit, vous ne trouverez plus de goût parmi les Grands, quoique vous soyez obligé de les voir, car il y bien de la différence entre les voir et les goûter. Et vous me goûterez, moi, quand même vous ne me verriez pas. Ô mon [442] cher ..., ne négligez pas le don du Seigneur. Vous êtes à Lui, je le sais, mais je suis obligée de vous protester que si j'étais éloignée de vous, ce que vous avez de liquide se figerait et se glacerait ensuite, comme l'eau fait lorsque le soleil s'éloigne, et alors, par le plus grand de tous les malheurs, vous auriez du goût pour ce qui est grand et spirituel et du dégoût pour la petitesse et la vraie enfance, qui nous fait être comme bêtes devant Dieu et devant les hommes. Je prie mon cher petit Maître de vous imprimer Son esprit d'enfance, car c'est uniquement ce qu'Il veut de vous afin de vous faire un homme nouveau.

Il ne règne presque nulle part, mon cher petit Maître. Il veut régner en vous non par les douleurs, les opprobres, les ignominies, - ces choses portent un caractère de grandeur, - mais par la petitesse enfantine et puérile, qui est la chose du monde qui vous est la plus contraire. Ô quand sera-ce que mon langage sera non seulement compris, mais goûté de votre cœur, de telle sorte que tout autre viande lui sera insipide ? Ce langage est pour votre âme ce que le [443] pain est pour le corps. Jusqu'à ce qu'il vous mette en appétit de la petite enfance, il y aura toujours chez vous une fadeur pour cette petite enfance.

Il me prend une douleur si vive, dans le moment que je vous écris, de ce qu'il n'y a point de cœurs assez grands ni assez petits pour moi. Dieu ne presse la destruction de votre esprit et ne veut vous engager à un agir purement divin que parce que le temps va venir qu'Il veut Se servir de vous d'une manière singulière. Mais Il veut être seul chez vous, sans quoi rien ne réussirait.

 297 [D.1.148]. Simplicité et droiture en tout.

Vous voulez bien, mademoiselle, que je vous souhaite une heureuse année, pleine des miséricordes de Dieu. Je prie ce grand Dieu, [444] qui S'est fait petit enfant pour l'amour de nous, de vous rendre participante de Sa simplicité et de Sa petitesse. Soyez simple envers lui, mademoiselle, ayant une oraison où vous L'écoutiez souvent, où vous Lui cédiez absolument les droits que vous avez sur vous-même. Soyez simple, par une intention si pure et une attention si droite que vous n'ayez que Lui seul en vue et pour but de ce que vous faites. Ne vous recourbez jamais sur vous-même, ni sur aucune créature, pour ne faire quoi que ce soit que par amour pur et droit, et rien par respect humain. Rien n'est plus opposé à Dieu que ces sortes d'actions qui, quoique bonnes, sont gâtées par une vue ou intention dont la créature est le principe.

 Accoutumez-vous à servir Dieu pour Dieu même ; c'est en cela, mademoiselle, qu'il faut avoir un cœur conforme à votre naissance pour ne vous arrêter à rien au-dessous de Dieu. Qu'Il soit le principe de vos actions, et qu'aucune créature ne puisse se vanter de vous faire faire pour elle ce que vous ne faites pas uniquement pour Dieu. C'est ce que j'appelle un noble orgueil [445] que celui d'une âme qui regarde indigne de ses pensées, de ses actions, et surtout de la fin de ses actions, tout ce qui n'est pas Dieu. Ce que je vous dis ici, mademoiselle, n'exclut point la condescendance charitable, puisque Dieu en est le principe, mais il exclut tout respect humain, toute recherche de nous-mêmes, tout amour-propre causé par les retours sur nous-mêmes et sur nos avantages ; enfin il rend nos actions bonnes, épurant nos intentions.

Vous aurez en même temps la simplicité envers le prochain, car celle qui n'a d'autre vue que de contenter Dieu, a peu de mystères à faire et est toujours droite. On peut s'assurer sur ce qu'elle dit et qu'elle agit toujours de bonne foi, n'agissant que pour Dieu. On se doit une certaine droiture à soi-même, ne se dissimulant jamais à soi-même sur mille choses. On se flatte et on se justifie contre la certitude, ou du moins, contre le soupçon que Dieu nous donne au-dedans de nous que cela est d'une autre sorte. Je ne sais pourquoi je vous écris comme je fais : agréez ma bonne volonté, mademoiselle, et soyez, s'il vous [446] plaît, persuadée que personne ne vous honore plus que moi.

 298 [D.1.150].

Vous perdez de votre simplicité et de votre franchise, et cela vous paraît vous mener loin. Ne savez-vous pas que ce sont les choses qu'on a le plus de répugnance à dire qu'il faut dire ? De la répugnance, l'on tombe dans [449] l'impuissance de parler, et l'on s'éloigne toujours plus : il arrive de petits entre-deux, ensuite des murailles, puis des montagnes, puis des espaces infinis. Je prie Notre-Seigneur de vous en faire voir et sentir l'infinie conséquence et de vous faire la grâce de ne point vous écarter de Ses desseins sur vous. Cet endroit est le plus délicat et le plus de conséquence de votre vie, qui ouvre ou ferme la porte à Dieu. C'est en Lui que je suis toute à vous.

 299 [D.1.151]. Rareté de la simplicité désintéressée.

J'ai le cœur  bien serré depuis hier au soir ; je ne sais pourquoi. Il me semble que les enfants ne remplissent pas assez les desseins de Dieu sur eux. J'espère néanmoins que Dieu en aura soin et que, quoiqu'Il permette qu'ils soient faibles, Il ne permettra pas qu'ils [450] soient infidèles. Je sens une [telle] charité pour C. qu'il me semble que je donnerais ma vie, mais son cœur est dur pour moi.

Ma pauvre enfant, puisque le Seigneur me lie avec vous de plus en plus, soyons unies dans la petitesse et dans le rien, et par là nous serons unies à notre Tout. Ne vous séparez jamais de ce méchant néant car tout misérable qu'il est, il est pour vous le canal de la vie. Je vous dis, les larmes aux yeux, que je ne trouve point ni de parfait désintéressement, ni d'amour parfait : on se couvre des plus beaux prétextes du monde et des plus spécieux.

Ma chère enfant, soyons à notre divin Maître sans réserve ni partage ; c'est l'unique chose que je vous demande. J'aime N. plus que ma vie. Il est pour moi un mystère : je lui trouve des choses excellentes, j'en trouve d'autres qui font rebrousser mon cœur. Lorsque je suis de cette sorte, j'entre pour lui dans un esprit de sacrifice. Je sens que le capital pour lui, c'est la petitesse, que Dieu ne demande que cela en moi pour lui. Hélas ! Je sens dans mon cœur  ce [451] qu'y sentait Rébecca : Esaü y combat Jacob, la chair et la prudence s'élèvent contre le pur esprit. Quoique je sache que les enfants sont très bons, je ne les sens pas encore (il s'en faut bien) remplir tous les desseins de mon divin Maître. Je vois de plus que le démon fait tous ses efforts pour les rendre infidèles. Soyez toujours plus simple, plus petite, et que votre cœur me console en quelque sorte de ce qui manque aux autres.

 300 [D.1.152]

Ayez bon courage, je vous en prie. Abandonnez-vous à Dieu sans aucune réserve : Il vous conduira Lui-même. Cherchez-moi auprès de Lui et vous me trouverez. Ne vous étonnez pas de vos défauts, mais soyez fidèle à vous tenir attachée à Notre-Seigneur. Ne manquez jamais à votre oraison ; rappelez-vous le plus que vous [452] pourrez en la présence de Dieu. Pour N., je ne pourrai que difficilement lui écrire. Fortifiez-vous les uns les autres dans l'amour de Dieu et dans la voie qu'Il vous a marquée.

 301 [D.1.153]. Abandon général et ses avantages.

J'ai beaucoup de joie de vous voir dans ces dispositions d'abandon : c'est ce qui dilatera votre âme et la retirera de ce resserrement. Plus vous vous abandonnerez, plus vous trouverez que votre cœur s'étendra, en sorte que vous direz avec David : « Je courrai dans la voie de vos préceptes lorsque vous aurez étendu mon cœur1, sans que rien me fasse tomber ». Un homme qui court, quoiqu'il bronche quelquefois, pourvu qu'il ne s'arrête pas trop à regarder l'endroit qui l'a fait broncher, arrive plus tôt que celui qui va lentement, en tâtonnant, et rempli de crainte. Il y a longtemps que je désire pour vous cet esprit d'abandon général, qui n'est autre que l'esprit de foi et le parfait amour [453] qui bannit toute crainte2. J'espère qu’en vous jetant à corps perdu entre les mains de Dieu, vous vous trouverez tout autre : Il fait bien mieux nos affaires que nous ne les saurions faire nous-mêmes, Il les fait pour Sa gloire, et c’est tout ce que nous y devons désirer, et néanmoins nous trouvons notre avantage dans ce qui Le glorifie. Je vous assure que votre âme m’est bien chère, qu’elle me l’a toujours été, et que j’ai une vive espérance que Dieu achèvera Son ouvrage.

Je suis touchée de ce que N. prend le change. Il faut beaucoup prier pour lui, et espérer que Dieu le remettra dans sa place, car certainement, malgré sa bonne volonté, il est déplacé. Qu’il aurait besoin d’un homme qui l’aidât à entrer dans la piscine salutaire !

1Ps 118, 32.

2I Jn, 4, 18.

 302 [D.1.154]. Abandon, oraison, petitesse.

Votre lettre m’a fait un véritable plaisir, y remarquant votre détermination d’être à Dieu sans réserve. Vous avez mis deux fois « quoiqu’il m’en puisse coûter », ce qui m’a charmée. Il est vrai qu’il en coûte pour être à Dieu, mais je vous assure néanmoins que c’est Lui qui en fait tous les frais. Ne vous inquiétez donc pas de vous, puisque vous appartenez à un si bon Seigneur ; c’est à Lui à faire ce qu’il Lui plaira de ce que vous Lui avez donné. Il vous rendra bon compte de votre intérieur, pourvu que vous le Lui laissiez tout entier. S’Il vous prend quelque inquiétude sur ce qui vous regarde, dites à vous-même : « Je ne suis plus à moi, je suis à mon bon Maître : qu’Il fasse donc en moi et de moi tout ce qu’il Lui plaira ».

La conduite de Dieu n’est pas toujours selon nos vues. Il nous mène par un chemin, lorsque nous croyons devoir aller par un autre. La facilité, le goût, la présence de Dieu aperçue, sont une route bien satisfaisante pour [455] nous ; mais Dieu, qui ne veut que la mort de nous-mêmes, ne nous y laisse pas marcher. Il donne, au commencement, un attrait et un goût de Sa présence au-dedans de nous pour nous montrer le chemin par où nous devons marcher ; mais dans la suite, Il couvre cette route d’un nuage : nous ne laissons pas de marcher, mais d’une manière plus sèche, quoique Dieu y fait toujours de même : Il ôte l’agréable et jamais le réel, car Il substitue la foi à l’expérience sensible, qui est infiniment au-dessous.

Ne vous étonnez pas lorsque les occupations de votre état non recherchées vous ôtent le goût de Dieu ; n’y laissez point entrer l’amusement et l’inutilité ; du reste, retournez à Dieu et à l’oraison sitôt que vous avez quelques moments libres. Allez-y pour faire la volonté de Dieu, et non la vôtre, et vous y serez toujours bien. Vous serez contente, dans Sa volonté, de votre sécheresse et de votre pauvreté, que vous Lui présenterez simplement et sans discours.

Je suis ravie que vous vous souveniez de ce temps ici et de la naissance de notre divin petit Maître, qui, selon Saint Bernard, est d’autant plus aimable qu’Il est plus petit. Imitons Sa petitesse : il est plus aisé de s’abaisser et de rester en sa place, qui est le rien, que de s’élever. Il est descendu jusqu’à nous, S’anéantissant Soi-même, parce que nous ne pouvions aller jusqu’à Lui par l’élévation. Plus Il nous élève par notre condition, plus nous devons être abaissés par l’amour et la fidélité à la grâce. N. vous fera toujours du bien, il vous élargira le cœur, car notre cœur ne saurait être assez étendu pour recevoir l’immensité même. Défiez-vous de tout ce qui vous resserre le cœur. Allez à Dieu avec étendue, confiance et abandon : vous vous en trouverez bien.

 303 [D.1.155]. Acquiescer en Dieu par la foi.

J'ai pris toute la part que je dois aux dispositions que vous avez écrites à N. et dans lesquelles vous vous êtes trouvée dans votre voyage. Elles marquent un cœur vraiment gagné à Dieu, malgré la répugnance de la nature, et une protection visible de ce même Dieu. A travers l'ennui qu'une habitude de société vous cause dans cette solitude, vous ne laissez pas de goûter qu'il y a une douceur et un repos secret dans la séparation du monde. Le cœur de l'homme est tellement fait pour Dieu qu'il ne peut trouver de vrai repos hors de Lui, quoique les sens, amusés par un commerce continuel, se trouvent peinés de le perdre. Ayez bon courage : Dieu ne vous a pas fait tant de miséricordes pour ne pas achever en vous Son œuvre. Abandonnez-vous donc à Lui, et ne vous étonnez ni des peines, ni des difficultés, ni des sécheresses, car quoique que vous paraissiez sèche et privée de goût sensible, vous ne laissez pas d'avoir le goût de la foi, [458] qui vous fait agir contre vos sentiments et qui vaut bien mieux que tout autre goût. Vous êtes mieux que vous ne pensez.

 Ne vous alarmez pas, je vous prie, si vous ne faites pas à vos terres tout le bien que vous désirez ; faites ce que vous pouvez et laissez faire le reste : tout ne se fait pas à la fois, et nous ne devons pas nous peiner de ne faire pas tout le bien que nous connaissons. Il faut en être humiliée et s'abandonner à Dieu afin qu'Il nous fasse exécuter ce qu'Il nous donne la volonté de faire, mais il faut demeurer en repos, faisant de son mieux. Contentez-vous de faire faire devant vous ce que vous ne pourriez faire vous-même ; c'est faire que faire exécuter.

Je vous conjure de vous supporter vous-même avec patience. La vertu ni la dévotion ne dépendent point des sentiments, mais de la fidélité à exécuter, malgré les sentiments mêmes, ce que l'on croit que Dieu demande. Si vous savez supporter en patience ce que vous appelez sécheresse, et demeurer en paix auprès de Notre-Seigneur, vous sentirez, avant même que de [459] sortir de l'oraison, qu'Il était bien proche de vous quoiqu'Il vous parût éloigné. Ce ne sont point les sens qui doivent être juges de ce qui se passe en nous, mais la foi, la soumission et la patience. Vous serez contrainte de dire un jour avec le Prophète : J'ai attendu le Seigneur avec grande patience et il s'est enfin abaissé à moi1. Je suis avec bien du respect, etc.

1Ps 39, 2.

 304 [D.1.156]. Ne s’attacher qu’à Dieu. Rien de soi. S’abandonner.

Je vous avoue, ma très chère, que je ne puis tenir contre vous. Ne m'écrivez donc que pour la nécessité, et je vous répondrai pour cette même nécessité. J'ai toujours espéré de la bonté de Notre-Seigneur qu'Il suppléerait à mon défaut1 et que nous n'en serions pas moins unies, au contraire. Abandonnez-vous donc à Lui [460] sans réserve. J'ai cette foi qu'Il prendra soin de vous comme d'une fille très chère, et qu'Il achèvera par Sa miséricorde ce qu'Il a commencé. Les hommes peuvent bien séparer les corps, mais non pas diviser les cœurs qui sont unis par la charité. Je prie Notre-Seigneur de répandre dans votre cœur Son infusion divine. C'est cette bonne semence qui rapportera du fruit au centuple pour la vie éternelle. J'espère que ni les oiseaux ne l'enlèveront point, ni que les épines ne l'étoufferont point.

Les croix dont la divine Providence vous a partagée depuis que vous avez commencé d'être à Dieu, m'ont liée à vous plus que je ne puis vous dire, et je ne saurais me persuader qu'une piété qui a de si bons fondements, puisse périr. Ne vous faites donc pas de peine des croix que vous dites m'avoir procurées : je ne les regarde pas comme venant de ce côté-là, et si je les voyais comme venant de vous, je vous en aimerais davantage puisque vous m'auriez procuré le plus grand de tous les biens. Peut-on aimer Jésus-Christ et penser [461] autrement ? Je vous dois le repos dont je jouis dans ma chère solitude. La séparation de toutes les créatures est un mets si exquis pour l'âme que qui l'aurait bien goûté, regarderait comme malheureux ceux qui ne possèdent pas ce bien. Consolez-vous donc, je vous en prie, et soyons unies en mon cher divin Maître d'un lien indissoluble.

1Manque.

 305 [D.1.157]. Rien de soi, S’abandonner.

Voilà une lettre pour N. Je n'ai besoin de quoi que ce soit à présent. Tout ce que N. me mande pour prouver qu'il n'est pas propre à aider les autres, est ce qui le rend le plus propre, parce que ne pouvant compter sur lui, Dieu fera mieux toutes choses par lui et en lui. Tous, tant que nous sommes, nous croyons pouvoir [462] beaucoup ; nous voulons dominer, et tout le monde voit notre vide et le peu que nous pouvons et faisons. Pour lui, il ne se croit propre à rien et Dieu le rend propre à tout. Celui qui disait Ah, Ah, Ah1 ! fut par là rendu propre à conduire les autres. Cependant je ne voudrais pas qu'on le surchargeât des minuties dont chacun peut servir son frère simplement, mais des choses essentielles et de ce qui regarde une conduite suivie : surtout N. en a grand besoin.

Je crois qu'il doit prendre les amusements journaliers qui lui viennent comme de petits soulagements, et aller au jour la journée, sans route, sans chemin marqué. L'abandon ne marche pas et n'a que faire de route : celui qu’Il porte en trouve au milieu des flots, dans les rochers, dans l'épaisseur des forêts, dans les épines, enfin tout est route sans route ; il n'y a qu'à se laisser toujours mener les yeux crevés, sans penser où l'on nous mène. Nulle ressource pour nous, si on nous égare, si on nous précipite, nous nous sommes donnés pour cela. Tout ce que [463] nous avons à appréhender est de surcharger Celui qui nous porte. Si nous sortons de notre rien pour nous vêtir, nous serons trop pesants car Il est un petit enfant : Il ne porte que les enfants, encore faut-il qu'ils soient tout nus.

Ce qu'il dit du recueillement recherché est bien vrai pour lui et est présentement hors de son état. Il doit se reposer quelquefois (et non se recueillir) lorsque le Maître en donne le temps et la pensée. Ce conseil qui lui convient n'est pas pour d'autres, et N. s'est fait grand tort de le prendre pour elle : ses occupations sont volontaires à elle, de choix et de goût, et les autres sont d'ordre de Dieu. D'ailleurs l'aigle vole sur les hautes roches rompues, mais le petit oiseau doit se contenter du toit de la maison. Qui a des oreilles, entende ceci !

Tout ce qu'on décrit de soi me plaît, et c'est ce rien qui fait le tout ; lorsqu'on est un en Dieu, on n'est pas uni autrement que comme [on l'est] à Dieu, c’est-à-dire en mort, sécheresse et rien. Si cela est autrement, il ne serait pas le propre état de l'âme [464].

Lorsque Dieu donne une âme et qu'Il veut nous l'unir, on y sent une sorte de tendance : c'est comme si une eau sortait d'un endroit plus élevé pour remplir un bassin. Mais lorsque l'eau vient au niveau, tout cesse, quoique des deux eaux il n'en soit fait qu'une. Et plus le bassin approche de sa plénitude, plus l'eau diminue son mouvement et son bruit.

La mélancolie noire est terrible dans N. ; je ne lui prêche autre chose, mais cela est plus fort que lui. Je crois qu'il y a beaucoup de naturel en cela, et un peu de tentation.

1Jérémie, 1, 6.

 306 [D.1.158]. Appel à l’abandon absolu.

Sitôt que je vous ai eu quitté, j'ai ouvert sans y penser l’Évangile. J'ai trouvé ces paroles : Ne vous souvient-il pas comme David mangea les pains de proposition qu'il n'était [465] permis qu'aux prêtres de manger, etc.1 Ceci pour vous. On ne peut être plus persuadé que je  [le] suis de la vocation de M.* pour le plus extrême abandon, et comme Dieu lui a donné en vous une personne capable de l'y conduire, c'est un fruit de confiance en Dieu : Dieu l'ayant prédestiné pour être conforme à l'image de Son fils, et l'y ayant appelé, comme nous l'avons dit, à l'abandon le plus fort et le plus pur, il était de Son extrême miséricorde sur lui de lui donner une personne qui non seulement ne le retirât pas de la voie, mais qui même fût en état de lui aider. Aussi remarquerez-vous que Dieu, par une sagesse admirable, vous a donné à lui avant même de lui donner la lumière de l'abandon. C'est de cette sorte que Dieu, par une sagesse infinie, prépare les choses de loin, selon le dessein qu'Il a sur une âme. Il renverse quelquefois des royaumes pour une âme qu'Il veut sauver.

Pour revenir à M.*, la volonté en une âme comme la sienne suit toujours sans mouvement et sans délai la lumière qui est communiquée de l'abandon [466] en général. Et plus les lumières de cet abandon en général augmentent, plus la volonté les suit et s'y tourne, sans jamais reculer à la lumière. Il n'en est pas de même à l'abandon en particulier : lorsqu'il s'agit de quelque chose ou d'une thèse particulière, la lumière semble abandonner la volonté. Alors cette pauvre volonté n'ayant plus son étoile, se trouve vacillante et suit ou la force d'un je ne sais quoi qu'elle ignore, ou elle s'abandonne au sort, comme un homme que la nuit surprend, qui, après avoir perdu son chemin, s'abandonne sans savoir où il va. Alors, loin que la lumière vienne à son secours, la raison prend la place et ne sert qu'à représenter tous les dangers possibles et qu'à remplir de terreur et d'effroi. Mais quelque élevée que soit la raison, elle ne peut jamais tenir la place de la lumière, ni servir pour avancer avec assurance. Au contraire elle rend timide. Elle arrête ou fait retourner sur ses pas. Il est donc de la dernière conséquence de ne point prendre le change, et lorsque l'on a perdu le flambeau lumineux de la foi [467] pour entrer dans la foi obscure, de ne pas chercher d'appui dans la raison.

Mais, dira-t-on, souvent je m'égare, ou même je suis égaré. N'importe, vous ne trouverez de remède à votre égarement qu'en vous égarant davantage et vous laissant emmener au gré de l'eau sans s'arrêter à quoi que ce soit. La vue éloignée de ceci a même de l'onction et de la paix, mais que la pratique en est terrible à la nature ! Les premières grâces sont données pour mourir aux sentiments naturels, et ensuite aux spirituels. Mais la grâce de l'abandon infini est la grâce des grâces, c'est-à-dire la grâce qui porte le coup de la mort dans le plus intime de l'âme et qui ne laisse rien échapper à sa cruauté.

Il y a dans les Épîtres de saint  Paul un endroit2, où, parlant de la paix qui est communiquée, il fait une distinction de l'esprit, de l'âme et du corps, qui me paraît d'une extrême expérience. On meurt aux sentiments corporels, à tout ce qui est extérieur et sensible, activement, et c'est la première mort ; on meurt passivement [468] à tout ce qui est de l'âme dans la passivité douce, aisée et suave ; mais on meurt à ce qui est du plus pur esprit dans le dénuement total qui n'excepte rien. Il y a quantité de personnes qui meurent de la première mort, il y en a quelques-unes qui meurent de la seconde mort, mais où en trouve-t-on qui meurent totalement de la troisième ? Cela est plus rare que l'on ne peut dire. C'est cependant à quoi monsieur N. est appelé. Tout le monde enseigne la première mort. La science accompagnée de la droiture approuve la seconde. Presque tout le monde combat la troisième.

1Mt,  12, 3-4. Amelote commente ainsi ces versets : « Ce que fit David. Jésus enseigne que la loi de Dieu écrite sur le papier, doit céder à la loi naturelle qu’Il a gravée dans nos cœurs, et qui ne sera jamais abolie. »

2 C'est au chapitre 5 de la Ière [épître] aux Thessal. (Dutoit) - « Je prie le Dieu de paix de vous sanctifier tous parfaitement, et que votre esprit, votre âme et votre corps, soient conservés sans tâche pour l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ. » (v. 23, Amelote).

 307 [D.1.160]. Abandon à Dieu sans retour sur soi.

Je vous conjure de ne point retourner sur vous-même et de vous abandonner à Dieu. Vous êtes obligée de parler à N. Il faut lui parler d'une manière qui lui convienne et qui lui plaise. Si l'amour-propre revient après coup, laissez cela : vous n'agissez pas pour le satisfaire. L'amour-propre est au guet pour attraper ce qu'il peut ; il n'y a qu'à le mépriser. Évitez surtout les retours et les [473] réflexions qui viennent après les choses. Cela ne fait que vous entortiller et vous enfoncer en vous-même. Comptez beaucoup sur la bonté de Dieu et sur l'amour qu'Il vous porte, tout indigne que vous êtes. Les sentiments involontaires ne sont rien, mais la volonté ferme et déterminée d'être à Dieu au-dessus de tout sentiment et de toute réflexion. Les réflexions et les retours sur soi-même sont comme les mouches dans une liqueur parfumée qui en ôtent toute la force et la bonne odeur, en sorte qu'elles rendent méprisables les choses de plus grand prix.

Allez à Dieu avec une détermination fixe et confiante de Le chercher toute votre vie, de ne vouloir que Lui au-dessus de tout et en tout. Les choses mêmes où vous serez entraînée par votre inclination particulière, comme les devoirs qu'on rend à un mari, etc. faites tout par un principe d'amour de Dieu pour suivre Son ordre et remplir vos devoirs. Quoique vous n'ayez pas cette vue actuelle dans les choses à cause de la dissipation et des sentiments, votre intention, déterminée à ne vouloir que Dieu, subsistant [474] toujours, cela suffit dans ces moments.

Je vous prie d'être gaie et d'élargir votre cœur, car Dieu est immense. Il faut éviter tout ce qui étrécit, afin que son étendue donne plus de lieu à Dieu. David disait : Vous avez étendu mon cœur et je courrai dans la voie de vos préceptes1. Plus le cœur est étendu, plus on court à Dieu avec vitesse. J'espère beaucoup de votre âme si vous ne vous laissez point entortiller en vous-même.

Pour votre oraison, quelque sèche qu'elle soit, il faut toujours la faire. Ce n'est pas celle où il y a le plus de goût qui est la meilleure. L'oraison sèche marque qu'on la fait uniquement pour plaire à Dieu et non pour se chercher soi-même.  
      Dieu veut de vous un grand abandon au-dessus de tout intérêt propre et une grande foi. Il faut vous en fier à Dieu au-dessus de toutes vos pensées. Lorsqu'il vous vient que vous n'êtes pas en voie de salut, dites : « Mon cœur veut être tout à Dieu, je Lui abandonne mon sort pour le [475] temps et pour l'éternité. Pourvu que je ne cesse point de L'aimer et de Le servir, c'est à Lui à ordonner de moi : je Lui appartiens sans réserve ». Oh ! si, loin de faire des réflexions continuelles sur ce que vous avez dit ou fait, vous vous jetiez dans le sein de Dieu par un retour simple et sincère vous occupant de Lui et non de vous, Dieu ne manquerait pas de vous assister, et vous seriez tout autre que vous n'êtes !

Je crois que vous devez parler simplement avec les frères et dire bonnement ce qui vous viendra dans l'esprit, sans songer à vous rechercher. Si vous marchez simplement, vous marcherez confidemment2. Il faudrait mieux faillir en quelque chose, allant simplement, que de faire toutes ces attentions gênantes. L'amour de Dieu et l'abandon à Sa conduite corrigeront peu à peu tout ce qu'il y a à corriger et en suivant cette conduite, vous avancerez insensiblement.

1Ps 118, 32.

2Proverbes, 10, 9.

 308 [D.1.161]. Soumission humble et paisible à Dieu.

 [476] Je vous assure, ma très chère, que c’est pour moi une très grande joie d’apprendre de vos nouvelles, et de celles de votre sœur que j’aime assurément très tendrement en Notre-Seigneur. Plus je la vois persévérer, et vous aussi, dans le dessein d’être à Dieu sans réserve, plus je me sens d’inclination pour l’une et pour l’autre : Qu’avons-nous à désirer aux cieux ? Et que voulons-nous sur la terre1 que de glorifier Dieu, de L’aimer de tout notre cœur, et de Le servir dans l’état où Il nous a mises et en la manière qu’Il le veut être de nous, sans nous inquiéter, mais recevant de Sa main, avec soumission et agrément, les infirmités qu’Il nous envoie, lesquelles nous empêchent de faire souvent certaines choses que la ferveur porte à faire ? [477] On dit, soit religieuse, soit personne séculière : « C’est que je voudrais remplir tous mes devoirs avec plus de perfection ». Notre devoir est de nous tenir en la place où Dieu nous met, et de supporter nos maux en patience.

Il y a de l’imperfection à vouloir avec inquiétude et empressement les choses trop parfaites. Si nous étions bien convaincus de notre misère et de notre impuissance et que nous eussions cette véritable humilité qui nous convainc du néant de la créature et du tout de Dieu, nous lui serions infiniment obligés de nous avoir appelés à Son service, quand ce ne serait que pour garder la porte de la basse-cour. Quand je vois que je ne puis rien et que je ne suis rien, je me contente comme un petit chien des miettes, je me tiens comme lui aux pieds de mon Maître. Ne soyez donc plus scrupuleuse, je vous en prie. Je l’étais, étant fort jeune, et un neveu de mon père, qui était un saint et qui a fini sa vie par le martyre, me disait qu’il fallait avoir plus de désir de plaire à Dieu que de crainte de Lui déplaire. Si j’osais, je vous dirais qu’il y a bien un peu d’amour-propre dans les scrupules, car le véritable humble, loin de s’étonner ni se troubler de ses misères et de ses faiblesses, s’étonne bien plus de la bonté de Dieu qui le soutient et qui l’empêche d’en avoir davantage, ce qui, loin de le troubler, le pacifie dans cette vue de la bonté de Dieu et le comble de reconnaissance. [478] Mais vous savez mieux que moi les sentiments de saint François de Sales sur tout cela. Il y a dans ses écrits de quoi instruire et pacifier le cœur. Ainsi jugez de ma joie de voir que vous perdez peu à peu vos scrupules.

Je sais la personne qui vous conduit, qui est un saint homme : vous faites bien de lui obéir ; il n’y a rien à craindre pour la doctrine ni pour le défaut de la lumière. Obéissez donc : c’est une providence que Dieu vous l’ait donné.

1Ps 72, 25. 

 309 [D.1.162].

Je vous conjure de ne vous inquiéter point de votre état. [479] Je le connais, je le sens même : il est bon. Ne vous arrêtez ni à vos pensées, ni à vos sentiments, mais allez toujours à Dieu au-dessus de tout, vous laissant telle que vous êtes. Le chemin le plus sûr d’aller à Dieu est celui qui vous éloigne davantage de vous-même. Oubliez-vous donc ; belle ou laide, de façon ou d’autre, ce n’est pas votre affaire : votre affaire est de chercher Dieu en vous oubliant vous-même.

Notre N. s’entretient trop dans sa mélancolie ; cela lui rétrécit le cœur, qui ne saurait être trop dilaté pour Dieu.

 310 [D.1.163].

J’aime bien votre état, et le trouve aussi bon et meilleur que celui qui l’a précédé ... Je vous connais à fond. Il n’y a rien à faire pour vous à présent qu’à vous laisser montrer vos défauts, que l’on vous les fasse même sentir. [480] Il faut tout recevoir de la même sorte, et vous laisser purifier au Seigneur votre Dieu. C’est à Lui à tout faire, et à vous de tout souffrir, et vous regarder comme une statue qui se pourrait voir ébaucher : elle aurait souvent peine à souffrir des traits mal polis, et voudrait les voir adoucir ; mais il faut tout souffrir et tout laisser faire, sans mettre la main à l’arche, quoiqu’elle penche comme pour tomber.

 311 [D.1.164]. Indifférence, mort, abandon enfantin.

J’ai lu avec un fort grand plaisir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, y voyant les progrès de l’amour pur qui s’avance en vous [481] malgré les sentiments, et qui se sert même d’eux, tout faibles qu’ils sont, pour couvrir ses démarches.

 Je suis assez peu capable de résolution d’une chose ou d’une autre, je ne sais pas même choisir ce qui paraît le meilleur, mais je me laisse de moment à autre telle qu’on me fait être, prête à tout et à rien. Dieu S’est servi de moi comme d’un misérable instrument sans que j’y eusse aucune part : dès qu’Il veut cesser de S’en servir, Il est le Maître, Il peut le laisser et le reprendre comme il Lui plaît. Celui qui ne prend intérêt à rien se laisse donner toutes les formes qu’on veut, et plus la volonté est souple sous la main de Dieu, plus elle perd toute consistance propre pour prendre à chaque instant la figure qu’il plaît à Dieu de lui donner. Il n’y a que l’eau qui puisse être de la sorte. Tout ce qui fait corps conserve toujours une forme, et par conséquent une opposition à être fait ce qu’on veut. L’eau prend la forme de tous les vases où on la met ; elle prend toutes les couleurs. Notre volonté doit être de même à l’égard de Dieu, et jusqu’à ce qu’elle [482] en soit venue là, elle n’est pas encore propre aux desseins de Dieu.

Mais, me direz-vous, comment connaître que la volonté en est là ? C’est lorsqu’elle se laisse mener sans résistance, et même sans répugnance où Dieu la veut : haut et bas, changeant aisément de formes, sans que tous ces changements lui causent aucune altération dans le fond, [n’] émeuvent les désirs ni les répugnances. Comment parvenir là ? Par la mort continuelle de toute volonté, par le renoncement de tous désirs, par une soumission continuelle à tout événement, et enfin par une continuelle oraison simple, par se laisser conduire par une foi obscure, quoique très certaine.

Ne vous étonnez point de la vivacité de vos sentiments. Il est excellent pour vous d’éprouver ce que vous êtes et ce que vous feriez sans une assistance spéciale du Saint-Esprit. Votre fond est tout à Dieu ; il est même affermi là-dedans. Il pourra arriver dans la suite que votre fond étant encore plus à Dieu et plus séparé des sentiments, [483] les sentiments en paraîtront plus vifs, quoique faibles dans leur vivacité. Ce n’est pas pourtant qu’ils soient plus vifs, mais c’est qu’étant sentiments imparfaits par leur nature, et n’étant plus soutenus de ce concours sensible que le fond leur donnait lorsqu’il était mélangé à eux, ils le font mieux sentir. Cependant quels qu’ils soient, vous discernerez fort bien qu’il y a quelque chose en vous qui en est entièrement séparé et qui est constamment à Dieu. Il est bon que vous soyez convaincu de ceci afin de ne pas vous accoutumer à juger de vous selon les sentiments, ce qui vous donnerait des hauts et bas à l’infini, au lieu que, méprisant les sentiments et ne vous attachant qu’à la vérité, vous poursuiviez votre chemin, malgré les doutes et les incertitudes qui s’élèvent dans les sens lorsqu’on suit une foi fort obscure, qui ne conduit pas l’âme par des assurances aperçues, quoiqu’elle la conduise très assurément. Lorsque vous vous trouverez porté à m’écrire, faites-le, je vous prie, sans façon. Je vous répondrai ce que Dieu me donnera ; s’Il ne me donne rien, je ne répondrai rien.

 J’écris souvent qu’il faut perdre la propre sagesse et la propre conduite. C’est que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, S’emparant de nous-mêmes et voulant nous conduire selon Sa volonté, veut que nous perdions tellement toute vue de conduite que nous nous laissions conduire de moment à autre dans un abandon total. Or cette conduite est entièrement opposée à la sagesse humaine, qui veut tout voir, tout prévoir et tout ranger. Et cette sagesse prévoyante est opposée à l’abandon où Dieu veut l’âme, et c’est afin que l’âme reste abandonnée à son Dieu qu’Il la conduit à l’aveugle, voulant qu’elle reste comme un enfant, sans soins ni souci de soi-même. Voyez un enfant entre les bras de sa mère : se met-il en peine des lieux où on le conduit, songe-t-il à sa nourriture, à ses habits, à ce qu’il deviendra ? Non, il repose dans le sein de sa mère. C’est ce que Dieu veut de nous, et lorsque on en use de la sorte, on est propre à tout. Dieu veille pour nous lorsque nous nous reposons en Lui par un abandon total, ce qui n’exclut pas de faire de moment à autre [485] ce qui est de notre état ; au contraire, n’étant point occupé de mille choses, on fait plus parfaitement ce qu’il y a à faire dans le moment présent. Dieu nous réveille sur tout ce qu’il faut faire, et dans le temps qu’il faut faire ; mais il faut suivre cet esprit veillant avec une extrême promptitude : c’est lui qui vous réveillera de votre lenteur, vous incitant doucement à faire, sans vous amuser, ce que vous aurez à faire. Si vous le suivez d’abord, vous le trouverez toujours prêt, et tout se fera en son temps : c’est cette divine Sagesse toujours assise à notre porte1. Mais si vous le négligez, il se perd, et l’on fait mille fautes, ne faisant pas les choses à point nommé. Un enfant est simple dans ses pensées et dans ses actions : il faut nous simplifier, non seulement dans notre oraison et dans nos paroles, mais aussi dans le raisonnement et dans les actions.

1Proverbes, 1, 20.

 312 [D.1.165]. Correspondre à la grâce par le renouvellement de l’abandon.

 [486] Personne au monde ne prend autant de part que moi aux miséricordes que Dieu vous fait. Lui seul sait combien vous m’êtes chère, et que je vous porte dans mon cœur comme une nourrice son petit enfant. Je suis ravie que Dieu se serve de ....a pour vous éclairer, et de ce qu’il vous donne la petitesse d’en profiter. Cela me fait croire que Dieu a des desseins sur vous qu’Il consommera. Il faut courir pour fournir votre carrière. J’espère que le petit arrêt que vous avez fait, vous donnera de nouvelles forces pour courir dans les voies de l’amour sacré. J’ai toujours remarqué en vous beaucoup de bonne volonté, du courage, et même de la petitesse à avouer vos défauts. Rien au monde n’est meilleur que de correspondre à la grâce avec simplicité ; [487] mais quand vous écoutez la prudence charnelle, cela s’écarte insensiblement. J’espère que cela n’arrivera plus, et j’en suis même assurée.

Renouvelez donc votre abandon, votre foi, et jetez-vous à corps perdu entre les bras de notre divin Maître, qui vous aime assurément, et qui est venu vous chercher, non dans le mal, mais dans votre propre vertu pour vous donner la Sienne, dans votre propre amour pour vous abîmer dans Son amour même, qui a crevé l’enflure de la nature pour en faire sortir jusqu’à la moindre pourriture, afin que vous ne viviez plus vous, mais qu’Il vive seul en vous. Ne doutez point de ma tendresse et de mon attachement pour vous en Notre-Seigneur. Votre âme m’est plus chère que la mienne, elle me l’a été en tout temps, et je l’ai toujours présentée à mon Maître, afin qu’Il la changeât en Lui.

apoints de suspension chez Dutoit.

  313 [D.1.166]. Détachement et oubli de soi.

 [488] J’ai eu bien de la joie de voir N. et d’apprendre par lui de vos nouvelles. Je ne souhaite rien de plus que de vous voir tout à Dieu, mais en Sa manière. Laissez-vous conduire ; et pour cela, il faut couper la vie et la racine de l’amour-propre. Mais qui est-ce qui le peut faire que Dieu ? Il le fera sans doute lorsque le temps sera venu, et par le contraire des mêmes choses qui paraissent vous détacher. Je ne suis point surprise qu’étant aussi sensible que vous l’êtes, vous en sentiez les effets malgré vous : il serait étonnant qu’étant ce que vous êtes, les choses fussent autrement. Ne vous amusez point à réfléchir là-dessus ni à penser à vous-même, mais oubliez-vous absolument, comme si vous étiez un autre. Demeurez en silence : que ce soit votre force, sans force, dans vos faiblesses. [489] Vous n’en demeurerez pas où vous êtes ; mais étant fidèle à Dieu, j’espère qu’Il vous fera faire votre chemin.

Tout consiste à être bien petit, bien renoncé, bien mort à soi-même, perdre toute consistance propre. Lorsque cela fera de la sorte, vous ne serez plus comme vous êtes. Si vous saviez combien la hauteur est éloignée de l’esprit de Jésus-Christ, vous en auriez plus d’horreur que du diable. La hauteur est d’autant plus dangereuse qu’elle s’augmente insensiblement, en sorte qu’on s’éloigne sans y penser, et si fortement, qu’on a toutes les peines du monde à revenir à la petitesse : il faut de nouveaux renversements.

Adieu, soyez sûr que je vous aime bien. Je prie Dieu pour la dame, et je souhaite qu’elle entre parfaitement dans les desseins de Dieu sur elle. Mais il faut que M. devienne lui-même bien petit pour aider efficacement aux âmes.

  314 [D.1.167]. Abandon et ses avantages, etc.

 [490] Je crois bien que la patience que vous avez à souffrir ces contre-temps et ces dérangements est une excellente oraison, car il est certain que rien ne fait tant mourir à soi-même que ces dérangements. La nature se hérisserait là contre, surtout lorsque les ouvrages sont de conséquence : aussi ce sont de ces moyens que Dieu prépare Lui-même pour nous déranger et renverser. C’est cette volonté de Dieu momentanée, mais déclarée, qui se suit aisément malgré la répugnance de la nature. Mais que cette volonté cachée est bien plus dure lorsqu’elle fait perdre toute trace d’elle-même ! Vous l’avez trop éprouvé pour ne le pas connaître. [491] Je voudrais savoir si c’est encore votre disposition ; un oui ou non me suffiront.

Je crois que votre âme n’est plus guère en état de travailler sur vos défauts, et que Dieu, qui vous les montre et qui les détruit peu à peu, achèvera le reste, si cela est nécessaire pour Sa gloire. Car il est quelquefois plus avantageux d’avoir certains défauts que de n’en avoir point du tout. Dieu ménage avec une bonté toute gratuite les choses, en sorte qu’Il ne laisse voir que ce qui peut édifier, quoiqu’on sente jusqu’au fond la corruption. C’est là l’avantage de s’abandonner à Sa conduite : Il fait seul ce que nous ne pourrions faire par tous nos soins et nos arrangements les plus prudents et les plus mesurés. J’ai une grande confiance qu’Il achèvera en vous l’ouvrage qu’Il y a commencé.

Je ne voudrais pas que nos bonnes gens vous accablent de consultations vétillardes, mais que, dans les choses de conséquence, vous les décidiez du premier coup d’œil sans écouter raison, réflexion, ni hésitation. Plus vous irez avant, plus vous aurez d’étendue de cœur. [492] Vous vous promènerez dans la charité, dit Harphius1. Il est impossible qu’un cœur étendu ne dilate pas celui des autres, et cette étendue de cœur vient de la diminution de l’amour-propre foncier. Car je ne m’arrête pas à ces petits sentiments extérieurs, qui sont plus d’un enfant que d’un homme : Dieu les laisse comme les rideaux devant l’arche, pour couvrir votre fond à tout autre qu’à Lui. Pour la sagesse humaine, elle est plus nuisible que les autres défauts : elle empêche cette dépendance enfantine que la grâce veut nous donner, et qu’elle nous donne d’autant plus que nous laissons évacuer notre propre sagesse afin que celle du Seigneur vienne en la place. Que cette sagesse est divine, quoique couverte de faiblesse !

Le fond ne se discerne guère pour agir, si ce n’est par les répugnances ; dès qu’on le cherche, on ne le tient plus ; il faut aller en enfant qui fait et parle comme tout naturellement. Tant que nous possédons notre fond, il nous est aisé de le discerner moins ou plus que nous le possédons davantage, mais lorsque Dieu le possède, nous ne le discernons plus [493] parce qu’il s’écoule et se perd de plus en plus en Dieu, nous le perdons nous-mêmes aussi de vue. Loin de le chercher, laissez-le toujours plus s’écouler dans son être original.

Je n’ai pas prétendu que vous eussiez un recueillement actif, lorsque je vous ai recommandé de prendre quelque temps, mais une certaine cessation, qui donne plus de lieu à l’esprit de Dieu de vous posséder, ce qui est très utile. Je sais que lorsque la volonté est abîmée en celle de Dieu, elle porte une certaine préparation de cœur qui est une excellente prière que Dieu entend. Mais, outre cela, il faut se reposer de temps en temps pour entrer dans le Sabbat éternel qui commence dès cette vie. C’est une terrible menace lorsque Dieu dit : J’ai juré dans ma colère qu’ils n’entreront pas dans mon repos2. Et pourquoi ? C’est qu’on ne veut point entrer dans le Sabbat du Seigneur, dont l’extérieur n’est que la figure. Et pourquoi ne le veut-on point ? C’est qu’on ne garde point les voies du Seigneur. Mais comment les garderait-on si on les ignore ? Et comment n’en [494] serait-on pas ignorant, puisqu’on les combat, etc. ? Le diable et les hommes sont d’accord sur ce point. Mais il faut espérer que Dieu nous exaucera dans le temps favorable.

Que vous dites bien que tout abandon qui soutient, est un faux abandon ! c’est plus confiance qu’abandon. L’abandon n’est véritable que lorsqu’on perd toute ressource, qu’on croit longtemps l’avoir perdu, et qu’il n’en est rien. On ne connaît ce qu’on possédait que par la perte que l’on en fait. On dit : un pauvre est nu, lorsque pourtant il a encore bien des haillons qui le couvrent. Vous m’entendez mieux que je ne sais m’exprimer.

Que j’aime cette simplicité qui fait que nous nous pouvons dire aisément nos défauts avec une certaine égalité ! Permettez-moi néanmoins de vous dire qu’il est difficile que des personnes d’une grâce fort inférieure rencontrent juste3 dans les défauts qu’ils remarquent à ceux qui sont d’un autre degré. Souvent ils prennent le change et regardent comme défaut ce qui est vertu, [495] et comme vertu ce qui est défaut. Toutefois, il faut qu’ils le disent avec simplicité : ils peuvent souvent rencontrer juste. Il faut tout recevoir avec petitesse. Les uns doivent n’être point scandalisés si on ne se corrige pas de ce qu’ils croient défauts ; et les autres, toujours prêts à s’en défaire, ne doivent pas néanmoins s’embarrasser de faire quelque chose sur ce qu’on leur dit. Le simple acquiescement suffit. Lorsqu’on a répugnance à croire un défaut, c’est une marque qu’il y est véritablement ; mais lorsque après avoir reçu l’avis sans répugnance, tout tombe des mains, il faut le laisser tomber.

1Harphius (Henri de Herp), frère mineur (1400-1477), « le héraut de Ruusbroec ».

2 Heb, 3, 11.

3Tomber juste. (Usage classique du verbe intransitif).

 315 [D.1.169]. Moments divins, etc.

 [497] Je ne crois pas que vous en soyez encore à prétendre du goût dans la prière. Quelles sont donc ces pratiques que vous faites et que je ne comprends pas ? Ne savez vous pas que ces moments divins auxquels nous voulons adhérer sans cesse, et que nous tâchons qu’ils ne soient pas interrompus, que nous renouvelons souvent lorsque nous n’y sommes pas par habitude, sont l’unique pratique sans pratique que nous devons conserver ? Je n’entends pas parler des devoirs indispensables à tout chrétien, mais de cette disposition qui remplit une journée, qui sans cela serait bien vague.

Il faut (comme vous l’avez) une grande compassion des faibles. Pour les autres, qu’on nomme dévots de [498] profession, laissons-les comme ils sont sans avoir commerce avec eux que par nécessité, mais aussi sans s’aigrir contre, car nous nous ferions plus de mal qu’à eux. Il est vrai que les honnêtes gens du monde sont plus supportables et plus commodes dans le commerce de la vie. Nous devons supporter les forts et les faibles, mais nous ne sommes pas obligés de nous lier avec des personnes si peu sociables.

Au reste, je suis très contente de vos dispositions. Oubliez-vous vous-même absolument pour ne penser qu’à Dieu et à Sa volonté, et vous n’aurez rien à craindre. L’enfer n’est plein que de ceux qui ont pris le parti de la nature corrompue et d’eux-mêmes contre Dieu, qui se sont préférés à Lui. Et vous voudriez1 que ceux qui prennent parti de Dieu contre eux-mêmes fussent conduits avec eux ? Cela ne se peut. Tant que vous serez pour Dieu contre vous, que vous vous oublierez vous-même pour Lui, que vous L’aimerez au-dessus de tout, que vous n’aimerez que Lui et les autres choses en Lui et pour Lui, tout ira bien.

1ou : vous voudriez craindre [que] (Dutoit).

  316 [D.1.170]. Abandon continuel.

 [499] Il n’y a rien à faire qu’à se laisser conduire de moment en moment par la Providence, sans vouloir rien savoir et connaître de l’avenir. Laissons-nous conduire en enfants et abandonnons à Dieu toutes nos entreprises sans vouloir avoir aucune assurance du succès, car lorsque l’âme est bien abandonnée, Dieu fait des miracles de Providence, mais lorsqu’on veut des certitudes, on est souvent trompé. Quittons donc l’assuré pour la foi : allons sans marcher, et sans savoir où nous allons. Si Dieu permet que nous nous égarions, c’est assurément que nous avons été et voulu voir où nous allions. Il faut aller ici comme le navire sur les eaux : il n’a point de traces avant lui, il n’en laisse point après lui. Il ne faut rien avoir avant marcher, ni rien retenir du lieu où nous avons marché, pour en faire une [500] voie. La Providence nous fera tous les jours une nouvelle voie inconnue, à la vérité, mais très sûre. Nous ne saurions mieux marquer à Dieu notre foi et notre abandon que de ne vouloir pas même nous assurer (sensiblement) de Sa volonté. Oublions tout.

 

317 [D.2.51]. Voies de Dieu et de l’homme.

J’ai un véritable déplaisir de l’embarras où P. a jeté N., car il ne m’est pas possible de douter que Dieu ne m’ait appelée à l’aider. Cependant je suis toute prête à m’en départir puisque je n’ai que Dieu en vue en tout cela. Mais comme il m’est impossible de la conduire autrement que par les lumières que Dieu me donne et qui sont inalliables avec celles du P., qui varient incessamment, je ne pourrais plus avoir de lumière pour l’aider si elle suivait cette conduite. Néanmoins je ne l’empêche point d’en essayer. Mais vous ne sauriez croire le tort que cela lui fait, car Dieu veut d’elle une obéissance aveugle et une fidélité à le suivre au moindre signal ; c’est par là seulement qu’elle peut sortir [148] d’elle-même. Cependant on veut la conduire par la raison. Pour moi, je lui avais dit de suivre la conduite qui s’insinuerait dans son fond, et celle que Dieu lui ferait goûter dans le plus intime de son âme, puisque c’est cet endroit réservé à Dieu seul où nulle créature angélique ni humaine ne peut entrer : il n’y a que Dieu seul qui y puisse opérer immédiatement. Mais elle est maîtresse de sacrifier au Dieu inconnu ou bien à la raison.

Pour vous, je vous conjure de demeurer ferme et inébranlable dans l’abandon à la conduite de Dieu qui ne vous laissera pas un moment. Le changement qu’Il a fait en vous depuis quelques années, et les miséricordes qu’Il vous fait encore sont des preuves assez fortes de la bonté de la voie. Mais qu’est-il nécessaire de chercher des témoignages, lorsqu’il ne s’agit que de mourir à nous-mêmes par toutes sortes d’incertitudes, sans vouloir chercher nulle certitude qu’en Dieu même, perdant tout intérêt propre de temps et d’éternité par hommage à la souveraineté de Dieu à qui ses créatures doivent tout, et qui a droit de tout exiger d’elles ?

 318 [D.2.52].

Je vous prie de vous tenir ferme à ce que nous avons dit. Au nom de Dieu, laissez mourir et détruire votre raison. Vous n’aurez jamais une véritable paix sans cela. Soyez persuadée, je vous prie, de ce que je vous suis. N’entrez point en défiance là-dessus, car vous me trouverez toujours la même : ce que Dieu fait ne change pas. Ne réfléchissez point sur Sa conduite sur vous, mais consentez d’être la victime. Ma pauvre enfant, délaissez-vous, je vous en prie. Laissez-vous conduire comme un enfant, sans quoi mon âme n’aura rien pour la vôtre. Bon courage ! Mandez-moi vos dispositions, et comme vous vous êtes trouvée de notre visite. Mais au nom de Dieu, ne me cachez rien.

  319 [D.2.53]. Trois états de l’Eglise.

J'ai été beaucoup occupée de vous aujourd'hui sans en savoir la cause. Je vous assure que votre âme m'est fort chère en Notre-Seigneur. C'est demain le triomphe de la croix : heureux dans la douleur si elle triomphe véritablement chez nous ! Il en coûte toujours quelque chose pour être à Dieu, mais c'est une petite perte qui cause un bien infini. Jésus-Christ  n'a triomphé dans l'Eglise universelle que par la croix, Il ne triomphera en nous que par la même croix.

On compte trois Eglises : la triomphante, la militante, et la souffrante. Et je puis dire que ce n'est qu'une seule Eglise, car nous ne sommes véritablement des pierres vivantes de l'Eglise de Jésus-Christ  qu'autant que nous sommes dans l'ordre et la disposition divine. Une pierre qui n'est plus rangée selon l'ordre de l'architecte défigure un édifice, loin de l'accommoder. Cette Eglise est une, parce qu'elle n'a qu'un même Esprit et une même volonté : elle est gouvernée par le même Seigneur et [151] animée du même Esprit vivifiant. Ceux qui se laissent conduire à Dieu et qui suivent Sa motion sont des pierres vivantes ; hors de là, ce sont des pierres, à la vérité disposées par l’architecte, mais qui, ne pouvant s’unir et s’enchâsser dans cet ordre suprême et général, méritent d’être rejetées.

 Ces trois Églises, qui ne sont qu’une, se trouvent en chaque âme particulière que Dieu conduit à la perfection. C’est d’abord une Église militante : tout chez nous est employé à nous combattre et à nous faire la guerre, tout est activité. Ensuite tout devient souffrant et pâtissant : toute l’âme est employée à souffrir les opérations crucifiantes de Dieu ; de l’actif et du combat, elle entre dans le passif : elle ne s’applique plus la souffrance, mais elle la soutient. Et c’est proprement cet état de double souffrance, pâtissant les choses divines, se laissant à la motion de Dieu et souffrant les peines qu’Il nous envoie sans que nous nous mêlions de nous, qui nous purifie, nous rend propres à être tellement mus de Dieu, et à laisser si fort anéantir notre propre opération [152] que Jésus-Christ vit et règne seul en nous. C’est alors le triomphe de Jésus-Christ, lorsque nous lui sommes parfaitement assujettis. Et c’est ainsi qu’Il S’est assujetti toutes choses par la croix et par les souffrances, comme il est dit qu’il fallait que le Fils de l’homme souffrît et que par là Il entrât en Sa gloire1, ce qui s’entend de cette double souffrance, aussi bien que quand il est dit qu’il a été obéissant jusqu’à la mort de la croix2 pour marquer sa double souffrance, particulièrement son état purement passif, Dieu étant en Jésus-Christ le seul agissant, et l’homme patient. C’est aussi par là qu’Il a triomphé et qu’Il triomphe en nous, et qu’Il nous fait triompher en nous-mêmes. Nous ne pouvons triompher qu’en Jésus-Christ et par Jésus-Christ.

Dès qu’Il est parfaitement triomphant chez nous et qu’Il a assujetti Ses ennemis, qui sont notre propre volonté et la propriété, nous triomphons nous-mêmes en Lui ; et nous trouvons alors en Jésus-Christ cet assemblage de ces trois Églises, qui n’en composent qu’une. [153] Aussi est-il écrit que trois rendent témoignage : l’esprit, l’eau et le sang3. L’eau est l’état de la première purgation, le sang, l’état patient, et l’esprit, celui de la possession entière de l’Esprit de Dieu et du triomphe de Jésus-Christ, car tout ce qui rend témoignage de Jésus-Christ dans le général de l’Église, rend témoignage du même Jésus-Christ en nous. Je ne sais pourquoi je vous écris ceci ; Dieu le sait, cela me suffit.

1Lc, 24, 26.

2Ph, 2, 8.

3Jn, 5, 8.

 320 [D.2.54]. Procédé graduel dans le spirituel.

Serez-vous toujours en vous-même ? Tout le mal vient de ce que, lorsque vous avez fait une faute, vous oubliez trop tôt les miséricordes passées et vous donnez des noms aux choses. Une faute qui affaiblit une personne empêche-t-elle qu’elle ne vive ? Les Apôtres, tout transformés et confirmés en [154] grâce qu’ils étaient, laissaient-ils d’en faire ? Et vous n’en voulez point faire, puis d’abord que vous en faites vous condamnez votre état ! Vous faites tort à Dieu en vous humiliant comme vous faites. Vous vous dites démon : ces termes exagérants viennent de votre nature peinée et de votre amour-propre. Je vous conjure de ne vous en plus servir et de dire simplement votre peine et vos fautes (puisque Dieu vous donne l’humilité de le faire, et de le faire à une femme, ce qui est pour vous un très grand anéantissement), et laissez-vous tel que vous êtes, sans vous attribuer ni bonté ni malice : cela se fera lorsque Dieu, qui fait tout avec ordre, vous aura mis où Il vous destine, ce qui sera bientôt. On n’a pas l’immobilité sitôt qu’on est ressuscité, mais seulement lorsque l’on est transformé ; et plus l’âme en approche, plus peu à peu elle devient immobile.

Chaque état mystique se fait peu à peu : il a son commencement, son progrès et sa fin, et c’est là la différence qu’il y a entre le mystique et le naturel. Si on meurt, on meurt tout à coup ; si on ressuscite, de même ; et l’on a d’abord [155] et toutes les qualités d’un mort et toutes celles d’un ressuscité. Il n’en est pas ainsi dans le mystique : tout s’y fait peu à peu, et le ressuscité tient encore quelque temps du mort, comme le mort a tenu longtemps du mourant. Il y a une belle figure de cela dans Ezechiel : les os se joignaient premièrement les uns aux autres, ils étaient ensuite couverts de nerfs, puis de peau ; et après ils eurent le souffle de l’esprit qui les revivifia1. Voyez tous ces degrés, comme ils sont différents et successifs ; je crois qu’ils représentent mieux la résurrection mystique que l’autre qui se fera tout à coup. Job en est aussi une figure. Mais c’est assez.

Pour ce que vous dites de vos vues, tout cela sert très peu à nous anéantir. Il faut l’expérience du péché, quoique sans péché. Ô si je pouvais vous faire comprendre ce que je conçois ! Ha ! pauvre Pierre, vos chutes seront plus fréquentes, mais non pas pareilles ; mais la grâce qui suit la chute est plus abondante : l’avez-vous donc oublié ? Et les dernières miséricordes vous paraissent-elles effacées parce qu’il y a [156] un petit rideau devant ? Il va être tiré et vous le verrez. Oh non ! pour être un peu barbouillé, vous n’avez pas perdu votre caractère. Ne faites pas ce tort à Dieu : Il vous aime et Il ne vous fait de légères incisions qu’afin que le reste de votre pus sorte plus vite. Pardonnez, je n’ai pu me retenir, et il faut bien que vous me supportiez.

1Ez 37, 7-8 : « …il se fit un grand remuement parmi ces os. Ils s’approchèrent l’un de l’autre, et chacun se plaça dans sa jointure. Je vis tout d’un coup  que des nerfs se formèrent sur ces os, des chairs les environnèrent, et de la peau s’étendit par-dessus ; mais l’esprit n’y était point encore. » (Sacy).

 321 [D.2.55]. De la correction des défauts.

Je suis bien aise que vous disiez à cette personne ce que vous pensez d’elle, car la plus grande preuve que l’on ait de nos amis, c’est lorsqu’on vous dit nos défauts avec liberté. C’est une personne que j’aime tendrement. Il ne faut pas vous étonner qu’elle n’ait que peu ou point de peine de ses défauts ; [157] deux raisons y peuvent contribuer : l’une, que Dieu ne les lui manifeste peut-être pas Lui-même, attendant qu’un autre les lui dise, afin de lui faire exercer la docilité, la petitesse, la démission de son esprit, et l’humilité, car il n’est pas si difficile ni si surprenant d’être soumis à la lumière divine et de la croire puisqu’elle porte avec soi sa conviction et souvent son efficacité ; mais de croire un homme qu’on suppose pouvoir se tromper, et que l’amour de nous-mêmes nous fait croire qu’il se trompe en effet, c’est là où l’on exerce le plus la petitesse et l’humilité : on ne tombe pas d’accord avec lui, on ne se convainc pas, la nature résiste. Et cependant il faut croire et acquiescer, malgré les réticences de la nature.

L’autre raison qui fait qu’on s’assoupit sur ses défauts et qu’on a besoin d’être quelquefois réveillé, est l’impuissance où l’on croit être d’y mettre ordre. On ne voit pas qu’acquiescer et croire contre nos propres lumières soit le moyen dont Dieu Se sert pour nous corriger. J’avoue que nous ne sommes pas en état de faire des efforts purement actifs pour nous corriger, mais il faut [158] voir si ce défaut est un premier mouvement de surprise qui ne dure qu’un instant ; et ce sont ces défauts que Dieu laisse dans les justes pour les humilier. Mais si l’humeur dure, si cette humeur est accompagnée de hauteur, si on se sert de la raison pour y demeurer, si on la croit juste et raisonnable, assurément ce sont des défauts que nous pouvons (avec la grâce qui ne nous manque point) corriger, non en les combattant de front, mais laissant tomber cette humeur, cette hauteur, par un esprit plus doux, prenant sur nous les faiblesses des autres, sans terrasser celui qui est abattu.

Il ne faut point éteindre la lampe qui fume encore, ni briser le roseau cassé1. Mourons à ce que nous avons d’humain et de naturel. Dieu ne Se sert point de notre humeur ni de notre hauteur pour corriger les autres. Enfin soyons simples comme des colombes, mais prudents comme des serpents2 pour ne pas donner aux faibles des choses de trop forte digestion. Que ni l’antipathie, ni la sympathie ne nous règlent point. Ne nous prenons jamais pour la [159] règle des autres, mais conduisons un chacun selon sa portée dans l’esprit de Jésus-Christ. Suivons saint Paul, qui s’est fait tout à tous pour les gagner tous, et qui était faible avec les faibles3.

L’humeur sèche et haute doit se corriger par la douceur et par une patience infinie. Si ceux qui ont tant de grâce et à qui Dieu a plus donné ont tant de défauts eux-mêmes, ils sont bien plus obligés de supporter les faibles. Je crois que c’est la raison pour laquelle Notre-Seigneur a pris saint Pierre et non saint Jean pour être le chef de Son Église. Saint Jean n’avait point fait de chutes qui pussent servir de consolation aux pauvres Chrétiens pleins de faiblesses, comme en avait fait saint Pierre auquel Jésus-Christ voulait apprendre par là à avoir aussi de la compassion des autres. Saint Jean puisa dans la suite cette charité immense sur la poitrine de son Maître, qui lui donna des sentiments si différents de ceux que son premier zèle lui avait inspirés lorsqu’il voulait faire descendre le feu du ciel. Les misères de l’humanité sont très utiles pour nous faire [160] connaître ce que nous sommes. Que Dieu les multiplie assez pour vous rendre comme Il veut !

1Mt,  12, 20.

2Mt,  12, 13.

3I Co, 9, 22.

 322 [D.2.57]. Ménager les faibles, etc.

Je me sens toujours plus portée, M., sans en savoir la raison, à vous prier d’avoir des égards et des ménagements pour N. dont il a un extrême besoin. Il ne faut pas vouloir régler les autres sur ce que nous sommes, ni demander à un enfant qui ne peu supporter que le lait de se nourrir de pain sec. L’Esprit de Dieu fait faire ces discernements ; et ces gens qui veulent que tout le monde soit fort pour porter la perte des plus délicats soutiens de l’amitié, parce qu’ils se piquent de l’être, seraient peut-être plus peinés qu’ils ne pensent s’il les leur fallait perdre. Nul ne doit s’appuyer sur sa force lorsqu’elle est sur le compte d’autrui, car si la force est en nous, elle est mauvaise ; si elle est en Dieu, de quoi s’en glorifier ?

O qu’il est aisé de blâmer la tendresse des autres, lorsque l’on jouit de [165] tous les effets de la tendresse ! L’âne sauvage crie-t-il lorsqu’il a de l’herbe ? Et le bœuf mugit-il lorsque sa crèche est pleine de grain1 ? Pourquoi l’Écriture défend-elle de fermer la bouche au bœuf qui foule le grain2 si ce n’est pour nous faire comprendre qu’il y a un certain travail qui a besoin de soutien ? Je crois que vous devez m’en croire. Notre-Seigneur ne vous demandera pas si vous avez suivi une chose qui vous paraît meilleure et plus à votre goût, mais si vous avez fait Sa volonté : Sa volonté est que vous me croyez. Vous n’avez que deux voix à écouter : celle qui vous parle dans l’intime de l’âme, qui dit tout sans rien exprimer, et celle qui parle par ma bouche. L’esprit et l’épouse disent3 : Amen. Lorsqu’une chose est de Dieu, l’esprit et l’épouse disent la même chose.

Je vous conjure de ne plus demander conseil pour autrui, et de ne jamais décider des choses par le goût des autres. Vous ne les décideriez jamais purement, ni selon ce que Dieu veut, parce que le goût d’une personne que vous aimez entraîne aisément une [166] décision, surtout étant aussi petit et humble que vous l’êtes. Mais décidez sans nulle hésitation par ce je ne sais quoi dont nous avons tant parlé, qui se présente le premier, avant qu’aucune raison ait fait balancer l’esprit. Ceci vous est d’une si extrême conséquence pour remplir les desseins de Dieu sur vous et sur les autres que je ne vous donnerai aucun repos que vous n’y soyez entré. Acquiescez, je vous prie, de toute l’étendue de votre cœur à ce que je vous dis, car telle est la volonté du Seigneur.

1Jb, 6, 5.

2I Co, 9, 9.

3Apoc, 22, 17.

 323 [D.2.58]. Simplicité. Conscience.

Comme il se faut laisser arracher toutes choses, je ne crois pas, monsieur, que vous deviez rien violenter pour trouver des temps d’oraison. J’espère que Dieu suppléera par Lui-même à toutes choses, et qu’Il fera d’une manière cachée le remplacement de tout ce qu’Il vous ôte. Vous ne pouvez pas douter que Dieu ne vous arrache Lui-même l’oraison, puisqu’en vous ôtant le goût des temps marqués, Il vous ôte en même temps tout moyen d’en prendre. Plût à Dieu qu’Il en usât de même pour toutes choses dans la conduite de votre vie !

Il n’y a rien de plus à souhaiter pour vous dans l’état où vous êtes, j’entends pour l’intérieur, que de vous laisser arranger et déranger par la Providence. C’est une suite tout ordinaire que d’être privé du goût aperçu de la présence de Dieu, lorsque l’on est privé des temps d’oraison marqués : le dénuement de l’un est pour l’ordinaire suivi du dénuement de l’autre. Ce que je vous demandais était s’il n’y avait point quelquefois de réveil de cette divine présence, même au milieu de vos occupations. Les défauts extérieurs deviennent beaucoup plus fréquents dans le temps du dénuement que dans les autres, mais il faut tout laisser passer en mort sans s’arrêter un moment et sans cesser de poursuivre son train. S’il faut être fidèle à se laisser dépouiller [168] à Dieu, il ne le faut pas moins être pour correspondre à ces réveils, et ne les pas écouter. L'abandon et l’égalité que vous avez en toutes choses opéreront tout. La vie dans l’état où vous êtes, paraît à la vérité ressembler à la vie purement naturelle, cependant elle en est infiniment différente. La conviction intérieure est un fort appui et très nécessaire pour faire courir l’âme par tout ce qui se rencontre. C’est ce témoignage, dont parle saint Paul1, de la filiation divine qui est au commencement plus savoureux, plus aperçu, et qui se dessèche et s’approfondit à mesure que la foi devient plus nue, mais qui ne quitte jamais l’âme qu’il ne l’ait introduite où Dieu la veut. C’est cette lumière sans lumière qui l’empêche de s’égarer dans sa route lorsque tout autre lumière lui manque, mais qui, cependant, devient à la suite si fort cachée, qu’elle ne paraît à l’âme que par une profonde douleur de sa perte. Mais comme ceci n’est pas encore de saison, marchez donc à sa faveur par tous les différents événements intérieurs et extérieurs. Que je souhaiterais de tout [169] mon cœur qu’elle fût seule dans le plus profond de vous-même, cachée à la raison loin d’en être soutenue ! Ce que je veux dire est que la raison en juge longtemps. Dieu vous le fera entendre s’Il le veut.

Je ne doute point que Dieu ne soit infiniment content de la manière dont vous en usez. C’est tout ce que vous pouvez et devez faire par rapport à votre sagesse, que de suivre le premier mouvement et ne rien raccommoder. Soyez persuadé que de la sorte tout se trouvera mieux et plus efficace que si vous arrangiez les choses avec toute l’adresse de votre esprit qui peut bien flatter un autre esprit, mais non pas toucher un cœur comme votre manière d’agir simple le touche et le gagne, parce qu’il n’y a que l’Esprit de Jésus-Christ qui puisse s’insinuer jusqu’au cœur et le gagner par dedans. Or cet Esprit ne s’insinue que lorsqu’Il est en nous le principe de ce qu’Il nous fait dire. Les autres manières de parler frappent bien et font un effet momentané, mais elles n’ont rien de fixe et d’arrêté : c’est une touche autant passagère que superficielle.

Je crois que vous ne devez pas [170] penser à l’avenir pour fonder votre propre sagesse, car Dieu ne demande jamais rien de contraire à la confiance. S’Il demandait quelque chose qui y parût contraire, ou ce ne serait pas Lui qui le demanderait, et en ce cas la conscience même servirait de règle, ou si c’était Lui, Il affermirait Lui-même la conscience pour ce qu’Il voudrait. Et ainsi cette même conscience qui rejette les choses parce qu’elles sont opposées à la volonté de Dieu, demeure tellement juge de cette même volonté de Dieu en nous, que souvent elle rejette une chose qu’elle avait acceptée longtemps, et en accepte qu’elle avait rejetée, parce qu’elle est en nous le ministre des volontés de Dieu. C’est elle qui fait tout le trouble de l’âme lorsque l’on n’obéit pas à Dieu ; c’est elle qui tient toujours ferme et demeure fixe dans la volonté de Dieu lorsque la raison y perd pied ; c’est elle enfin qui tient tête à cette même raison, et c’est d’elle qu’il est dit : qui a pu résister à Dieu et vivre en paix2 ? Elle est si fidèle que, quoiqu’elle ne reproche plus à l’âme les défauts extérieurs que la simplicité et l’abandon [171] lui font commettre, elle ne peut pourtant lui souffrir la moindre résistance sans la faire souffrir étrangement.

Comptez donc, monsieur, que l’âme de cet état ne va jamais contre la conscience, et que ce serait une erreur, non seulement une erreur, mais même une chose presque impossible dans les âmes beaucoup abandonnées : si elles voulaient passer outre, ce leur serait un enfer. Les âmes même les plus exercées n’agissent jamais dans le doute ; elles peuvent bien souffrir, comme malgré elles, une opération qui leur paraît douteuse, et à laquelle une force supérieure les entraîne, mais pour elles, il leur serait presque impossible d’agir contre leur conscience. Cette conscience est ce je ne sais quoi dans le fond que l’on appelle tendance foncière pour une chose, ou aussi répugnance foncière. C’est elle qui, comme je l’ai dit, conduit l’âme et ne l’abandonne pas d’un moment quoique tout le reste l’abandonne. Il ne laisse rien en doute à l’âme de ce qu’elle lui fait faire dans le temps qu’elle la fait agir. Cette même conscience, étant exécutrice des volontés de Dieu en nous, n’a garde de nous [172] rien faire faire contre cette divine volonté. Elle en est la principale officière ; c’est elle qui fait faire en cette vie à l’âme ce que Dieu veut d’elle lorsqu’elle est abandonnée à la volonté de Dieu, et qui ne lui donne aucun repos ni relâche qu’elle ne l’ait fait. Elle devient elle-même le bourreau de l’âme lorsqu’elle n’obéit pas, ne lui donnant aucun repos : d’abord elle lui donne un instinct doux et suave de ce que Dieu veut, ensuite elle venge Dieu des résistances qu’on lui fait ; dans l’enfer même, elle fait toujours son office, étant le plus cruel tourment de l’âme damnée.

Vous voyez donc, monsieur, qu’il est inutile de fonder votre sagesse sur l’avenir. Accoutumez-vous à l’employer toute pour Dieu contre vous, et alors, cette même sagesse, entrant dans les intérêts de Dieu contre vous-même, sera elle-même animée à faire qu’Il soit obéi. Tout le mal qui pourrait arriver serait de n’être pas docile à écouter la voix douce et délicate de l’Ami lorsqu’Il demande quelque chose. Lorsque vous entendrez sa voix, n’endurcissez pas votre cœur3, dit l’Écriture. [173] Pourquoi cela ? C’est que lorsqu’on n’est pas prompt à écouter cette voix délicate et à s’y soumettre, la conscience s’endurcit, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas faire si fortement les volontés délicates de l’amour ; il se fait comme un mur qui empêche son activité. Mais lorsque l’on est fidèle à suivre cette voix secrète, elle devient délicate et fidèle, et elle ne laisse rien passer sans faire souffrir étrangement. Sa délicatesse fait qu’elle découvre les défauts les plus subtils qui paraîtraient souvent des vertus, et elle devient tous les jours plus délicate, secondant la jalousie de l’Époux ; quoiqu’elle laisse toujours plus passer les défauts extérieurs et apparents sans qu’elle s’en mette en peine, sa fidélité fait qu’elle ne laisse point en repos qu’elle n’ait fait faire ce que Dieu veut. Ce qui paraît étonnant, c’est que, plus elle est dure pour le dehors, plus elle est délicate pour le dedans. Elle suit les démarches de Dieu : lorsque la grâce est toute employée à combattre les défauts extérieurs, elle est toute occupée à le reprocher, mais à mesure que la grâce quitte le travail extérieur pour détruire l’esprit, son reproche devient plus délicat, [173] plus spirituel, et sur des choses que l’on ne se serait jamais imaginées. C’est là la véritable conscience, qui suit en nous les démarches de Dieu et de la grâce, car je n’appelle pas conscience une conscience fabriquée à notre mode, qui veut toujours s’arrêter à l’extérieur et jamais entrer dans le sanctuaire, qui fixe la grâce à un certain extérieur, loin de suivre la même grâce.

1Rm 8, 16.

2Jb 2, 4.

3Hb, 3, 15.

 324 [D.2.59]. Se défaire de sa propre activité.

Ne doutez pas, monsieur, que vous ne soyez appelé à cette vie du Verbe dont vous me parlez, puisque ça a été le dessein de votre création et la fin de votre rédemption. Il est certain que votre activité naturelle y est un obstacle absolu à moins que vous ne la laissiez tomber, parce que l’activité de la [175] créature est directement opposée à ce repos divin qui est la disposition indispensable pour recevoir en votre âme cet Esprit du Verbe. On s’arrête longtemps sous bon prétexte, et pour vouloir se trop bien fonder, l’on passe toute sa vie à bâtir un édifice qui doit être détruit. Par là on se prive d’un bonheur inconcevable, et l’on dérobe à Dieu une très grande gloire.

Nous sommes souvent convenus, vous et moi, qu’il fallait laisser tomber toutes vos activités, demeurer simple et abandonné malgré la folie de votre imagination et les raisons que votre propre esprit et celui des autres pourraient vous apporter. Toutes les fois que vous y avez acquiescé, vous êtes entré dans la paix et dans la joie, parce que c’était votre place ; mais vous craignez, et l’on craint souvent pour vous, que l’on ne vous dénue trop. Il est cependant certain que vous ne posséderez réellement ce dont il vous est donné présentement du goût, que par le dénuement parfait et l’entière simplicité.

Laissez-vous donc sans réserve entre les mains de Dieu, et laissez-vous accommoder à Sa mode et non à la vôtre. [176] Il vous disposera Lui-même à S’écouler en vous. Laissez tomber votre activité, n’en souffrez point de volontaires sous quelque prétexte que ce puisse être, non plus que des défauts, mais souffrez ce que la surprise et la faiblesse fait en vous, sans vous, et portez-le en esprit de mort, car il faut aussi bien faire périr votre propre activité sur vos défauts que sur le reste.

Croyez-moi : allez courageusement, et marchez sans vous lasser ni vous arrêter par la réflexion ni par la raison, et vous irez où Dieu Lui-même vous conduira. Il faut une fois quitter votre propre conduite par un abandon total, et c’est présentement ce qu’il y a à faire pour vous. Cette activité est un fruit de la propriété, quoique ce ne soit pas encore la même propriété. Travaillez à présent à vous en défaire, et peu à peu Dieu vous éclairera pour vous la faire connaître telle qu’elle est. Elle est la propriété en tout ce que nous faisons et opérons, et enfin en tout ce que nous sommes ; et c’est ce que nous devons perdre peu à peu. Commencez donc tout de bon, je vous en conjure, et ne demeurez pas toute votre vie arrêté pour vouloir [177] trop bien faire, mais laissez-vous par un abandon total entre les bras de Dieu : Il en fera plus en un mois que vous en plusieurs années. Je Le prie de vous donner le courage de le faire.

 325 [D.2.60]. Amortir la vivacité, etc.

Il y a toujours en vous des dispositions d’abandon qui vous rendent souvent indifférent et désoccupé du passé, du présent et de l’avenir, mais il faut prendre garde que ce sont des dispositions passagères et non pas des états fixes, sur lesquels on puisse toujours compter. Cependant, lorsque l’on s’exprime, on ne peut s’exprimer que selon la disposition présente. Quoique la jalousie se perde à l’égard de certains objets et de certaines choses, elle se conserve autant que l’amour-propre, et se couvre pour renaître de nouveau ; et ce qui paraît étrange, c’est qu’elle vient souvent pour [178] des choses les plus grossières et naturelles et moins spirituelles. A tout cela, il faut aller au jour la journée, et être comme l’on vous fait être.

La solitude est toujours utile lorsqu’elle vous est donnée par la Providence. Plus vous serez simple dans l’oraison, plus votre indifférence augmentera. Ce sera elle qui tranquillisera toutes choses, et modérera votre vivacité. Si l’indifférence enflait le cœur, elle ferait un effet contraire à sa nature, qui est d’amortir, puisqu’elle donnerait de la vivacité. Comme elle éteint la vivacité, elle diminue les forces actives ; c’est pourquoi l’âme se trouve plus faible pour le bien, n’étant pas une chose qu’elle doive opérer par la force, mais en mourant à cette force. Tant que l’âme demeure dans son équilibre, qui est l’indifférence, les autres volontés flottantes n’entrent point, comme l’eau n’entre point dans un vaisseau qui se soutient, mais si le maître vient à tirer l’ancre qui le tient ainsi ferme, il demeure fort agité.

Votre oraison doit vous être plus facile, parce que c’est elle qui est le point de tout le reste ; dès qu’elle se brouillera, le reste se brouillera aussi. Si vous êtes fidèle à rester simple, vous irez bien.

 326 [D.2.61]. Prier. Mourir à la vivacité naturelle.

Ces paroles que Notre-Seigneur dit en chassant du Temple les vendeurs, nous sont d’une grande instruction : Ma maison, dit le Seigneur du monde, sera appelée maison d’oraison ; et il n’en sera point fait une maison de négoce1. Si, selon l’Écriture, nous sommes les temples vivants du Seigneur2, temples qu’Il préfère infiniment à tous les temples matériels, c’est à nous que ces paroles s’adressent. C’est dans les temples que l’on offre des prières. Ce doit donc être en nous que se doit faire la prière, comme le Roi-Prophète l’assure : J’ai en moi, dit-il, la prière que j’offre au Dieu de ma vie3. Ce doit être dans le sanctuaire de [180] votre âme qu’une oraison continuelle se doit offrir au Seigneur, et ce lieu ne doit être jamais occupé par le commerce des choses de la terre. Vos affaires peuvent bien occuper la superficie de votre esprit, mais jamais faire, pour un seul instant, l’occupation de votre cœur ; sitôt que votre cœur est incliné un seul instant vers les choses de la terre, quand ce ne serait que pour des moments, qu’il est susceptible à la joie ou à la tristesse qui ne vient pas du Seigneur, c’est un larcin qu’il fait à Dieu. Afin que votre âme soit un temple de prière continuelle, il faut que votre cœur vive dans une désoccupation continuelle des choses de la terre, et qu’il soit continuellement occupé de son Dieu.

Quoiqu’on ne soit pas toujours attentif à Dieu, le cœur ne laisse pas d’en être occupé d’une manière imperceptible ; et on le distingue lorsque le cœur n’est rempli d’aucune chose et qu’il n’est sensible à aucun avantage, quel qu’il soit. Je ne sais pourquoi je vous écris cela, si ce n’est parce que Notre-Seigneur vous veut d’autant plus désoccupé de toutes choses qu’Il semble vous donner des emplois qui vous [181] occupent davantage. Vivez séparé de tout et travaillez à vous séparer de vous-même, et vous serez comme Dieu vous veut. Servez-vous de toutes les rencontres que la Providence saura bien vous ménager pour vous faire mourir à vous-même, et n’en laissez perdre aucune, car elles doivent vous être toutes précieuses.

Doutez-vous que je n’aie pris part à ce qui vous est arrivé ? Je ne le crois pas. Je vous ai attendu jusqu’à quatre heures, et je partis sans pouvoir vous voir. Je vous assure que vous m’êtes très cher en Notre-Seigneur, et que je ne suis point indifférente à votre perfection, mais il faut faire mourir les saillies de la nature et la vivacité naturelle, car cela vous est de la dernière conséquence : vous ne vous apercevrez pas de ses trahisons. Lorsque vous sentirez de la promptitude, de l’empressement et de l’agitation pour quelque chose, laissez tout tomber et tout calmer, afin de posséder votre âme en paix dans tout ce que vous faites. Cela vous est d’une conséquence extrême, sans quoi la nature restera chez vous toujours vivante, se nourrira, et se fortifiera même par [182] tout ce que vous ferez qui vous paraîtra de meilleur. C’est à quoi Dieu veut que vous travailliez présentement, et c’est la seule chose qui peut vous nuire.

L’inclination naturelle que vous avez pour N. étant d’ordre de Dieu et un moyen même dont Dieu Se servira dans la suite, ne vous saurait nuire. Mais c’est vous-même et votre naturel qu’il faut craindre, car vous vous aimez beaucoup sans le connaître ; et quoique Dieu vous fasse bien des grâces, Il vous en fera de tout autres lorsque la nature sera plus morte. Je vous assure que votre âme m’est très chère, et que je voudrais de tout mon cœur pouvoir la servir, mais je ne le pourrai qu’à mesure que vous mourrez sincèrement ; vous verrez que par cette mort à la vivacité de la nature, l’oraison augmentera beaucoup. Ne craignez point de la faire simple. Soyez soigneux durant le jour de rappeler toute votre âme au-dedans, et de la laisser reposer sitôt qu’elle s’agite le moins du monde par une cessation de tout pour le moment.

J’ai vu N. : il m’a dit qu’il aurait voulu que je lui eusse répondu sur quelques objections ; s’il me les donne par écrit, [183] j’espère qu’il sera content ; j’ai même eu le mouvement de vous le dire.

1Mt,  21, 13 ; Jn, 2, 16.

2II Co, 6, 16.

3Ps 41, 6.

 327 [D.2.62]. Mortification du naturel, etc.

Il y a plus de deux ans que je vous ai dit que l’amitié, dont vous croyiez vous devoir séparer parce que vous la croyiez trop naturelle, était le moyen de la mort que Dieu vous avait choisi. Ne vous étonnez donc pas de tout ce que vous éprouvez : Dieu vous aime trop pour que cela soit autrement.

Il faut que le repos que vous trouviez dans le repos même, soit changé en agitation, que toutes les idées que vous vous étiez faites de pratiques de vertu, d’arrangement, etc. soient renversées et détruites, et que votre édifice spirituel soit renversé afin que [184] Dieu en fasse un autre. Il faut que vous deveniez enfant et que vous quittiez ce qui est de l’homme. Croyez que lorsque vous aurez plus d’envie que l’on vous parle, et que vous croirez en avoir plus de besoin, ce sera alors que cela n’est pas. Lorsque vous vous approcherez, on s’éloignera, et votre inclination ne sera payée que de froideur. Ce procédé, qui ne se fait pas par le procédé de la créature, mais par un ordre singulier de Dieu, vous est extrêmement utile à cause de votre naturel actif, qui est tel que, si vous trouviez toute la correspondance que vous pourriez attendre, l’homme serait une fin qui vous ferait agir en bien des choses, au lieu que ce doit être Dieu seul ; et cela se ferait insensiblement, sans même que vous le connussiez : vous vous reposeriez dans la créature au lieu de vous reposer en Dieu seul.

Vous éprouverez toutes ces faiblesses et encore bien d’autres ; mais donnez-vous bien de garde de vous décourager pour cela. Si vous n’aviez pas d’attache à cette personne, vous ne sentiriez pas si fort tout ce qui vient de là. Cette peine n’est pas finie, elle augmentera même dans la suite, loin de diminuer, jusqu’à ce que Dieu en ait tiré l’effet qu’Il en prétend. Il vous serait même autant inutile que dommageable de vous raidir contre cette peine : il la faut souffrir tant qu’il plaira au Seigneur, qui saura bien vous en délivrer lorsqu’Il le voudra, ce que tous vos efforts ne sauraient jamais faire. Vous avez raison de dire que le remède à ce mal est l’abandon pour le souffrir tant que Dieu voudra : il [le mal] augmentera, loin de diminuer. Un naturel vif est plus facile à émouvoir qu’un autre ; mais comme vous ne pouvez empêcher cette émotion, il la faut toujours laisser tomber.

Si vous pouviez d’abord tout accepter, vous souffririez moins ; mais souvent Dieu n’en donne ni la facilité, ni la pensée, afin de faire mourir par la peine. Quoique ce qui cause les mouvements soit un véritable amour-propre, Dieu ne laisse pas de S’en servir pour un effet tout contraire, qui est notre humiliation : il n’y a rien de si humiliant que cela. Il est nécessaire que vous fassiez usage de cette humiliation, [186] la portant dans toute son étendue, ce qui dit beaucoup.

Il faut sacrifier votre santé comme le reste. Votre entortillement ne vient que de vos réflexions ; il faut les laisser tomber. Votre naturel et le fond de corruption se fourrent partout : cela ne vous quittera que lorsque vous vous quitterez vous-même par la mort totale. Quoique les occupations continuelles qui remplissent votre esprit le travaillent à l’oraison et lorsqu’il veut se recueillir, il ne faut pas pour cela ni forcer votre esprit, ni quitter l’oraison, mais laisser tout tomber doucement. Les efforts de la volonté sont aussi inutiles : tâchez non à l’exciter, (ce qui ne ferait de la dessécher davantage), mais à vous tranquilliser. Sitôt que vous êtes seul, tâchez de vous calmer, et ce calme sera la meilleure prière que vous puissiez faire.

Il ne faut pas penser à vous soulager dans ces choses, mais les souffrir. Il faut que tous les plaisirs aient leurs peines qui les surpassent de beaucoup. Le fond de corruption qui est en vous n’exige point la confession, mais bien les fautes actuelles. Ne vous gênez [187] point là-dessus, et n’y allez pas si souvent. Dites seulement ce qui vous viendra dans l’esprit.

Il est mieux pour vous d’être sec à la communion, et vous ne devez rien faire pour vous procurer du sensible, mais demeurez paisible tel que vous êtes. Je ne crois pas que vous deviez vous faire une règle absolue de communier certains jours : il faut s’accommoder au temps. Lorsque vous le faites, que ce soit simplement. Si vous n’avez que des misères à présenter à Dieu, présentez-les Lui simplement. Les dispositions d’une âme sont toujours uniformes dans toutes choses, ainsi, laissez vous dénuer par tout et en tout. C’est à présent votre état : en perdant le goût sensible, vous avez l’intime, qui est bien plus pur, et que vous ne pouvez avoir que par la perte de l’autre. Les Confessions de saint Augustin ne sont plus de saison pour vous.

  328 [D.2.63]. Fidélité à ce qui mortifie.

 [188] Je voudrais que vous eussiez fait sans hésiter le remède que je vous ai dit : Dieu donne bénédiction à cette petitesse. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à mourir au point que je vous l’ai dit, et à porter toutes vos faiblesses en esprit de mort, et surtout les privations des consolations. Lorsque Dieu veut qu’on meure à tout, Il sait bien en trouver les moyens. Évitez plus que la mort les entortillements en vous-même ; tout ce qui est de Dieu élargit et dilate l’âme ; mais ce qui est de nous-mêmes, l’étrécit, et met un obstacle aux opérations de Dieu. N’attendez de vous que misère et pauvreté, mais que cela ne vous abatte point : redoublez au contraire votre confiance en Dieu. Jusqu’à présent, vous avez trop attendu de vos soins et de vos pratiques, même les plus spirituelles. C’est ce qui a fait que les moindres dérangements vous ont toujours troublé, aussi bien que ce fond de nature qui veut aimer et qui veut des correspondances. Mais tout cela sera sapé non [189] en combattant, mais en souffrant, ce qui ne diminuera pas l’union1, car votre perfection y est attachée, mais détruira l’union, pour faire aimer en Dieu même. Je connais clairement que c’est cette impureté de votre affection qui empêche la correspondance, car c’est Dieu qui fait tout cela. Soyez large, gai, et ne songez jamais à faire ce que Dieu ne fait pas, ni à être autrement qu’Il ne vous fait être.

1C’est-à-dire l’union d’amitié qui était entre cette personne et une autre dont Dieu Se servira pour sa purification. (Dutoit).

 329 [D.2.64]. Ne pas vivre en soi. Vivre en paix.

J’ai le mouvement de vous écrire, et je le fais sans hésiter pour vous certifier que Notre-Seigneur vous veut de plus en plus pour Lui-même. Il est même assez content de vous. Évitez sur toutes choses ce qui vous fait vivre en vous-même. La plénitude de vous-même est le plus grand obstacle à [190]  votre perfection. Allez toujours par voie de négation, n’admettant rien de ce qui fait un certain plaisir à la nature, j’entends par rapport à l’esprit. Fuyez d’être applaudi, et n’y donnez jamais lieu. Ne vous applaudissez pas non plus en ce que vous faites de bien, n’en admettez pas même la réflexion. Mais que tout se passe en mort, laissant tomber un je ne sais quoi que l’on sait fort bien qui nourrit l’esprit dans la propre complaisance, quoique involontairement. Je crois que vous m’entendez. Cette pratique vous tirera peu à peu de vous-même et vous empêchera de vous rapporter mille choses.

Possédez-vous le plus en paix que vous pourrez, non par effort, mais en laissant tomber sans action tout ce qui vous trouble ou vous met en mouvement. Ceci n’est point, comme je vous dis, un travail1, mais comme laisser rasseoir une eau agitée. Notre-Seigneur vous rend plus présent à mon esprit depuis quelque temps, et vous m’êtes plus cher en Lui que jamais.

1Une épreuve.

 330 [D.2.65]. Correspondre aux voies de Dieu.

Il est aisé de vivre sans réflexions volontaires lorsque l’on est en paix, mais il est plus difficile lorsque l’on est agité de peine. C’est un fruit avantageux de la paix de découvrir ses misères et faiblesses, pourvu que l’on ne s’arrête pas un moment à les considérer sous prétexte même d’y apporter du remède. Lorsque Dieu Lui-même nous fait voir nos misères sans que nous les recherchions, Il nous les montre ou parce qu’Il les veut guérir, ou bien pour nous faire sentir ce que nous sommes et nous guérir par là d’un certain appui que nous avons dans le bien que Dieu fait en nous. Quel que soit le dessein de Dieu en cela, il en faut faire usage, non en s’y arrêtant, sous prétexte même [192] d’en être humilié, mais en les oubliant parce qu’insensiblement l’occupation de nos défauts nous occupe de nous-mêmes. Il faut donc simplement vous abandonner à Dieu pour qu’Il détruise en vous tout ce qui ne Lui plaît pas, car je vous assure que vous n’êtes pas capable par vous-même de vous corriger du moindre défaut, mais en vous abandonnant à Dieu, et demeurant attentif à Lui, Il y remédiera Lui-même.

Loin d’avoir du déplaisir de sentir notre impuissance, nous devons en avoir de la joie si nous aimons Dieu souverainement. Cette peine ne peut venir que de l’amour de nous-mêmes. Il faut aimer notre faiblesse et notre incapacité. Ô si vous découvriez l’infinie corruption qui est en vous, vous en seriez dans le dernier effroi ! C’est pourquoi Dieu nous cache ce que nous sommes et, par une économie tout admirable de Sa sagesse et de Son amour, Il ne nous découvre nos misères les plus cachées qu’à mesure qu’Il détruit celles qui le sont moins ; et enfonçant toujours Son opération, Il ne la fait connaître qu’après que Son œuvre est accomplie. Il n’y a point d’homme vivant qui [193] pût voir sans mourir un fond nu de tout bien et plein de sa propre corruption ; si Dieu ne nous le cachait avec soin, nul n’entrerait dans la voie de la perfection, et nul n’y persévérerait après y être entré : l'on perdrait aussitôt courage.

La faute dont vous me parlez n’était point faute en elle-même, puisque, selon ma pensée, vous ne sauriez être trop simple et petit à découvrir et vos misères et les sentiments de votre cœur à N. ; mais ce qui y est véritablement défectueux, est la vie1 que vous y avez prise, et les retours, après l’avoir fait. Je crois que vous devez avoir assez de petitesse pour dire à N. toutes vos faiblesses et toutes vos peines, sans prétendre pour cela qu’il change de conduite à votre égard. Cela vous fera incomparablement plus mourir que toutes vos réserves que vous croyez vertueuses ; vous en serez plus rapetissé et humilié ; et comme c’est un exercice que Dieu vous envoie pour vous faire mourir à vous-même, qui durera longtemps, que vous y aurez mille faiblesses qu’il vous sera dû de dire, je crois que vous devez faire votre capital de tout dire [194] avec une fidélité inviolable. Cela vous apportera beaucoup de grâce.

Je suppose, et je crois même que N. est en état de ne s’étonner d’aucune des faiblesses que vous pourriez avoir dans les suites lorsque vous les lui direz. Cette manière d’agir vous attirera beaucoup de grâces. N’ayez donc nulle réserve pour lui ; et craignez bien plus la propriété et le contentement que vous auriez d’avoir la force de garder les choses, que le soulagement que vous auriez en les disant. Comme cette fidélité dilatera votre cœur, elle vous donnera de la joie, mais cette joie est bonne, au lieu que la peine de votre réserve que vous regardez comme un bien et un acte de vertu, serait un défaut. Si vous étiez infidèle en ce point, vous seriez incommode à vous  et aux autres. Consentez à n’avoir point de réserve avec N. et vous serez en paix ; faites-vous une vertu de réserve avec lui, et vous serez insupportable à vous-même et aux autres, et cette prétendue violence que Dieu ne veut pas de vous, vous ferait le même effet qu’une dévotion [195] mal prise, qui rend chagrin et insupportable celui qui la pratique.

La pratique de cela vous sera lumineuse et vous découvrira où habite la véritable vertu que vous ne connaissez pas encore. Votre union avec N. est de l’ordre de Dieu et, si vous vous en écartiez, votre amitié tournerait en opposition et vous décherriez de votre don. Regardez comme tentation tout ce qui détache avec chagrin et rebut. Plus vous serez unis en Dieu lorsque vous serez fidèle, plus vous serez détaché. Plus vous voudrez vous détacher par vous-même, plus vous serez attaché avec chagrin et une occupation imparfaite. Je conviens que ce que je vous dis là n’est pas la manière d’agir ordinaire des hommes vertueux en eux-mêmes, mais c’est assurément la conduite de Dieu sur vous, dont vous ne sauriez vous départir sans risquer votre don. Vous savez ce que je vous ai dit là-dessus il y a plus de trois ans.

Tous les défauts et les bizarreries que vous éprouvez ne viennent que de cela. Plus vous serez fidèle en ce point, plus tout le reste tombera. Souvent, faute de lumière, nous regardons [196] comme chose de peu de conséquence ce qui est l’essentiel de notre voie ; et nous sommes même si aveugles que nous combattons ce à quoi nous devons le plus céder. Soyez fidèle en ce point : tout tombera, vous serez gai et plus enfant.

Dieu vous aime assurément. Il aura soin de vous. Soyez fidèle en ce point sans prétendre de retour. Souffrez toutes les suites et les croix indispensablement attachées à cela, et croyez que Dieu a tout ménagé comme il faut. Vous le verrez mieux un jour qu’à présent. Quand vous aurez de la peine, soyez fidèle à m’écrire et n’y manquez pas. Ayez bon courage, tout ira bien.

1Attachement.

 331 [D.2.66]. Correspondre aux voies de Dieu.

J’ai bien de la joie, monsieur, que vous ayez fait avec docilité [197] et petitesse ce que je vous ai conseillé, malgré même vos répugnances. Dieu aime plus infiniment le simple et humble aveu de nos misères que toutes les retenues d’amour-propre que l’on regarde comme de grandes vertus. Lorsque l’on s’accoutume une fois à cette simplicité, le cœur se trouve dilaté, et les mêmes choses ne font plus de peine. Une tentation découverte est presque guérie. Je me doutais bien que N. entrerait en cela comme il le devait. Que l’on serait heureux si l’on pouvait agir avec tout le monde avec simplicité chrétienne !

Je vous ai déjà dit que vous ne vous étonniez pas de vous voir plus sale : lorsque le soleil paraît, on voit mieux les taches. De plus, comptez que l’on ne possède pas les pures vertus quoiqu’on croie les avoir. Au commencement les défauts sont assoupis, mais ils ne sont pas éteints : leur source bouillonne incessamment jusqu’à ce que le Seigneur la tarisse Lui-même, la desséchant peu à peu. Alors les défauts paraissent plus au-dehors parce qu’il faut faire une saignée qui fasse écouler ces eaux croupies dans le fond de [198] nous-mêmes, cachées souvent  à nos yeux et à ceux des autres. Vous êtes encore bien loin de voir la fin de vos imperfections : il faut trop de temps pour en évacuer la source ; il vous en paraîtra souvent de nouvelles, mais souffrez cela avec paix et humilité. Laissez tomber votre activité soit pour vous en occuper1, soit pour y remédier, car jusqu’à présent, par trop de bonne volonté, vous avez pris trop activement les conseils passifs, comme pourrait faire une personne à qui l’on dirait de laisser couler une rivière dont le cours est tout naturel, et qui voudrait, au lieu de demeurer en repos auprès de ce fleuve, le faire couler : cela ne servirait qu’à irriter les ondes, ou à retarder son cours. Délaissez donc toutes choses, et lorsqu’on vous dit qu’il les faut délaisser, n’allez pas vous en faire un travail, et ne faites pas une action d’une cessation d’action. C’est rendre le repos actif et faire un travail du sabbat.

J’ai encore à vous avertir de n’entrer jamais dans l’intérieur des [199] autres pour vouloir vous donner aucune de leurs dispositions. Car quoique la voie de la foi soit généralement la même, et qu’il y ait une infinité de conseils généraux (ce qui fait que l’on goûte ce qui est écrit sur cela), il y a cependant une conduite tellement singulière pour chacun de nous que ce qui fait l’état de l’un ne fait pas celui de l’autre ; et de cinq cents personnes qui marcheront dans la voie de la foi, il n’y en aura pas deux qui soient de la même manière. Disons-en autant de la perte et des moyens de mort et des destructions. C’est la merveille du parterre de Jésus-Christ : ce sont, si vous voulez, des tulipes toutes plantées dans la même terre, toutes arrosées des mêmes eaux et par le même jardinier, et cependant il n’y en a pas deux qui se ressemblent ni par la couleur ni par leurs panaches. Le Maître connaît Lui-même le prix et la valeur de toutes choses. Combien de pierres composent un édifice, toutes taillées par la même main, toutes placées par le même architecte, ce qui n’empêche pas qu’elles ne soient toutes différentes !

Quand je vous dis de vous [200] oublier vous-même, vous vous faites une occupation de cet oubli. Vous ne pouvez vous oublier qu’en ne pensant pas même à vous oublier. Vous irez très vite si vous comprenez bien une fois ce que l’on vous dit, et si délaissant toutes choses vous laissez même le délaissement. L’occupation à vous désoccuper d’une occupation involontaire vous est un obstacle. Une personne qui voudrait que les mouches la piquassent, et qui s’occuperait tout le jour à prendre ces mouches pour se les appliquer, nous seulement ferait une action de folie, mais de plus il empêcherait ce qu’il prétend. On lui dirait : demeurez en repos, et vous aurez sans peine ce que vous souhaitez.

Travaillez autant que vous pouvez à la douceur et à la condescendance pour le prochain : cela est nécessaire. La peine et la révolte que nous sentons lorsque l’on nous avertit de nos défauts, viennent de l’estime de nous-mêmes et du peu de connaissance que nous en avons.

1de ces imperfections. (Dutoit).

 332 [D.2.67]. Remède à l’amour-propre, etc.

Le remède que vous me demandez contre l’amour-propre est celui de mourir à tout désir impétueux, même [à celui] d’être délivré de l’amour-propre, à toute attente, à toute tendance, même à celle d’être plus parfait. Vous avez une gourmandise spirituelle, une activité pour les bonnes choses. Il faut laisser la première sans nourriture, et laisser tomber l’autre. Le désir agité et plein d’anxiété de la perfection est une grande imperfection. Ne soyez point plus sage qu’il ne faut. La perfection de la perfection est la suprême indifférence pour la perfection ; encore ne faut-il point la désirer, puisque le moindre désir lui est opposé. N’allez point vous figurer qu’il faille des états rangés et, de suite, certaine [202] conduite d’un degré à l’autre1. Simplicité, oubli de soi au commencement, au milieu, et à la fin.

Je n’ose vous décider2 (touchant votre maladie), car je ne vois pas votre foi assez ferme pour cela, et je n’aurais pas grâce pour vous décider juste, à cause de vos retours. Demandez à N. et faites ce qu’il vous dira. Souffrez, puisque le Seigneur le veut. Suivez le médecin et vous ferez bien. Du reste, abandon.

1Obscur : et par la suite ?

2Amener quelqu’un à faire quelque chose.

 333 [D.2.68]. Eviter le découragement.

N’ayez point de peine pour la faiblesse de votre foi, et soyez persuadé que je ne vous en aime pas moins ; il ne dépend pas de nous de nous la donner ; et il est toujours plus juste de se servir des remèdes ordinaires, à moins que l’on n’eût une foi prévenante qui vient du fond et qui, [203] ordinairement, a son efficacité. Combien de malades du temps de Jésus-Christ qui ne furent point guéris ? Il faut donc avec fermeté vous tenir aux règles ordinaires de la médecine, et ne vous point embarrasser là-dessus. Dieu l’a permis de la sorte pour vous ôter un appui que vous prenez naturellement dans les choses, mais au nom de Dieu, ne vous occupez pas un moment de cela, et demeurez abandonné au Seigneur. Ce ne sont point les choses extraordinaires qui nous sanctifient, mais l’abandon et la résignation, l’oubli de nous-mêmes et le délaissement de toutes choses entre les mains de Dieu.

Bon courage ! Ne vous entortillez pas un moment, quoi qu’il arrive, mais allez par cela même à Dieu seul. Ne vous découragez pas. J’espère beaucoup de votre âme. Je me repens de vous avoir fait de la peine. Allez votre chemin, au nom de Dieu. Ne vous laissez point occuper de vous, mais croyez que Dieu en prend un soin particulier. Si vous croyez ne pas autant avancer que les autres, soyez persuadé qu’avec le temps vous aurez votre tour. Je crains [204] beaucoup que vous ne vous laissiez trop abattre.

 334 [D.2.69]. Au marquis de Fénelon.

Que vous dirai-je, sinon que vous soyez si petit que l’on ne vous voit plus ? Mais vous ne parviendrez pas à cela par des désirs angoisseux, mais bien par le large, la joie, la liberté.

Ne vous faites point un monstre de la perfection. Mon divin Maître est doux et suave, Il ne violente rien : soyez de même. Je vous défends d’être triste et, puisque je ne puis guérir votre jambe, je veux entreprendre la cure de votre âme : j’y réussirai mieux ! Oubliez-vous, et vous perdez de vue ; c’est ce qui vous est le plus nécessaire1.

1L’allusion à la jambe indique que le destinataire est le marquis de Fénelon : il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Mal soigné, il subit une opération au début de février 1713, qui fut suivie de trois mois de  maladie.  Les lettres voisines sont probablement adressées au même, aussi nous laissons cette lettre dans cette séquence principale de Lettres sans indications de date ou de destinataire.

 335 [D.2.70].

J’ai bien de la joie que vous vous soyez défait de votre tristesse [205] depuis mon départ. Je vous assure que c’est la plus méchante compagnie que vous puissiez avoir. Ne la laissez jamais entrer chez vous, si vous me croyez, afin de n’avoir pas la peine de l’en bannir. Il est plus aisé de ne la pas recevoir que de la mettre dehors.

Il est aisé de se priver de lire, lorsque Dieu supplée à la nourriture procurée, par une qui est infuse. Je crois que votre mal d’yeux vous sera utile à tempérer un peu votre action, et vous rendra plus passif. Ne croyez pas que je vous oublie, vous m’êtes trop cher.

 336 [D.2.71]. Au marquis de Fénelon ? Se désoccuper de soi.

Je crois que vous ne devez nullement vous violenter dans le temps de l’abattement de votre corps1 : je trouve qu’il est très grand, et qu’il ôte toute la vigueur de l’esprit ; dans ce temps, il faut se supporter, et rester dans un repos qui paraît quelquefois oisif, comme si vous vouliez vous reposer en [206] silence. La chose étant de cette sorte, vous ne vous fatiguerez pas le corps, et ne laisserez pas de faire du bien à votre âme. Cet état de repos la soutiendra insensiblement, et tranquillisera même votre sang ; il diminuera aussi votre ennui ; enfin je crois que vous vous en trouverez bien.

C’est la persévérance qui couronne l’œuvre. Continuez, je vous en conjure, à faire ce que vous avez fait, et ne vous lassez pas. Il faut que votre amour-propre crève : lorsqu’il ne vous coûtera plus rien de dire ces choses, on ne vous y obligera plus.

O si vous voyiez le fond de corruption qui est en l’homme, et comme loin d’aimer sa propre destruction, il veut être aimé, et que l’on soit occupé de lui ! ce qui est un effroyable larcin que l’on fait à Dieu. Ô quand serez-vous désoccupé de vous-même et de toutes créatures ? Quand serez-vous content que toutes les créatures soient désoccupées de vous ? Si vous étiez vide de vous-même, vous aimeriez mieux mourir que de vouloir occuper un instant la pensée d’aucune créature. Videz-vous de tous, abandonnez [207] tout à Dieu, fermez les yeux sur tout, et croyez qu’il ne vous sera demandé aucun compte de ce qui n’est pas essentiellement attaché à votre devoir. Dieu vous demandera bien plutôt compte de vous être occupé de vous, qui est la chose du monde qui met le plus grand obstacle à Sa grâce. Ô mon enfant, mourons véritablement à nous-mêmes ! Nous ne mourons qu’en figure et non en réalité. Ama nesciri2. C’est un endroit de l’Imitation qui est tout divin.

Bon courage ! La paix et la patience avec vous-même ! Il faut éprouver votre faiblesse jusqu’au bout. Ne quittez point la présence de cette personne, quoiqu’elle vous crucifie ; au contraire, demeurez-y, et le lui dites simplement. Il faut mourir, mais mourir tout à fait, quoiqu’il en coûte à la nature. La marque que vous n’avez point de part à la peine que vous souffrez est la paix qu’elle vous cause. Souffrez-la (comme vous dites fort bien) de la même manière que vous feriez d’une douleur des dents. Tout ira bien [208] à force de mal aller. Il faut qu’il en coûte pour être à Dieu.

1Lettre probablement adressée au marquis de Fénelon.

2Imitation, Livre I, Chap 2 § 3 : « Si vis utiliter aliquid scire et discere, ama nesciri et pro nihilo reputari ». Mot à mot : « Si tu veux avec utilité connaître et apprendre quelque chose, aime à être inconnu et estimé une nullité », ce qui est traduit par Lamennais ainsi : « Voulez-vous apprendre et savoir quelque chose qui vous serve ? Aimez à vivre inconnu et à n’être compté pour rien. »

 337 [D.2.72]

Je vous porte compassion, et vous avez véritablement sujet d’être peinée ; mais je vous assure en même temps que si vous vouliez bien m’en croire, vous ne le seriez point du tout. Délaissez-vous donc entre les mains de Dieu au point qu’Il le veut de vous. Qui dit, se perdre1 ne dit pas se sauver. Laissez-vous telle que vous êtes : la nature cherche toujours quelque appui, et n’en trouvant point, elle entre dans l’agonie. Croyez que Dieu ne permettra jamais que vous en trouviez que dans la perte même où toute assurance est consumée par un désespoir absolu de soi-même.

Je vous assure que votre âme m’est bien chère ; mais il faut mourir et agoniser un million de fois ; et ce qui est étrange, c’est que plus on sacrifie pour [209] Dieu, plus Il veut de sacrifices. Cependant, si vous me croyez, vous vous désoccuperez de l’avenir, et vous laisserez le passé dans l’oubli : je crois que c’est ce que Dieu veut de vous. Allons donc courageusement non à la vie, mais à la mort, non à l’assuré, mais à la perte.

1Mt,  16, 25.

 338 [D.2.73]. Abandon absolu.

Dieu fait bien toutes choses. La promptitude avec laquelle tous ces officiers vont exposer leur vie au moindre signal d’un commandant, me fit une impression lumineuse que je ne puis exprimer. Celui qui me faisait comprendre comment les rois disposent de la vie de leurs sujets, me faisait entendre qu’étant maître absolu des âmes, Il devait trouver aussi la même souplesse pour les âmes, qu’on les doit livrer pour Lui avec plus de promptitude que ces officiers ne livrent leur vie : ils la livrent sans se retourner, sans [210] hésiter, ils vont à la mort comme à la noce. Je voudrais que Notre-Seigneur vous fit  l’impression qu’Il me fit dans ce moment, et qu’Il vous éclairât de Son souverain pouvoir et de Son domaine sur la créature ; je suis sûre que vous verriez les choses par mes yeux.

J’ai bien de la joie que votre cœur soit devenu si large. Si vous étiez fidèle à ne vous regarder jamais, à ne point penser à vous, que vous seriez heureuse et que tout irait bien ! Mais ce malheureux nous-mêmes nous occupe si fort, qu’après l’avoir sacrifié une infinité de fois, nous nous en mettons encore en peine, et nous nous en occupons comme s’il nous appartenait encore. N’est-ce pas nous reprendre d’effet, quoique nous ne croyions pas nous reprendre de volonté ?

O ma chère N., mourons enfin tout de bon. Il en est temps : ne différons donc plus. Je ne demande pas mieux que de ne vous point épargner, et je ne le fais jamais qu’à regret, je vous en assure ; mais il y a des temps où il faut user de quelque ménagement et condescendance : le parchemin trop sec se déchire lorsque l’on veut l’étendre [211] ; mais il s’étend facilement lorsqu’il est humecté, et c’est alors qu’il le faut tirer. Dieu est sage et Il use avec nous de ménagement, parce que Sa bonté craint que notre amour et abandon ne Lui échappent. Le cœur glisse et échappe facilement : il faut donc aller dans le moment qu’il meut ; c’est alors que ce que l’on dit fait effet.

 339 [D.2.74]. Contre la crainte de s’être trompé.

On ne peut être plus contente que je le suis de vos dispositions. Dieu n’est point un trompeur, Il ne prend pas plaisir à tromper ceux qui s’abandonnent à Lui au point que vous faites. Les illusions sont des illustrations et choses sensibles, mais le démon ne peut point entrer dans le fond et centre de l’âme ; de plus, il ne peut rien que ce que Dieu lui permet ; et une âme parfaitement abandonnée, qui est aussi contente d’être trompée (si Dieu le voulait) [212] que de ne l’être pas, ôte par là au démon toute sa force. Il faut vous délaisser de plus en plus suivant les vues et les penchants que vous avez : Dieu sera avec vous, et Il établira Son empire sur la perte de toutes choses et sur ce qui semble le plus le détruire. Ô le grand Dieu ! Qu'Il sait bien Se glorifier en Dieu et d’une manière infiniment au-dessus des idées que les hommes s’en sont faites ! Père Saint, je vous rends grâces de ce que vous avez caché vos secrets aux grands, et de ce que vous les avez révélés aux petits1. Je salue le cher malade. Dieu achèvera en vous et en lui Son ouvrage : laissez-Le faire, Il ne vous laissera pas sans secours ; s’Il vous prive des secours médiats, Il vous en donnera d’immédiats. Ayez toujours bon courage.

1Mt,  11, 25.

  340 [D.2.75]. Ne pas s’opposer à ce qui nous fait souffrir.

 [213] Je ne serai jamais mal édifiée de vous, mais je n’aurai garde de vous communiquer la paix, car vous me résistiez autant que vous le pouviez. Abandonnez-vous à Dieu sans réserve : Il aura soin de vous. Vous voulez bien que je vous dise que les réflexions que vous avez ne sont pas celles que Dieu permet pour anéantir l’âme et pour l’approfondir dans une certaine humiliation terrible, mais cependant paisible, au lieu que vos réflexions et votre peine ne viennent souvent que d’une nature qui s’aigrit par amour-propre. Dieu néanmoins Se sert de tout pour faire mourir, et il Le faut laisser faire.

Tout ce qui vous porte au désespoir et à la révolte ne saurait être de Dieu, mais de la nature. Parce que vous êtes hors de votre place et de votre situation, vous ne trouverez jamais la paix de cette manière. Cependant ne vous étonnez pas de vos faiblesses, elles passeront ; mais soyez bien persuadée que ce que vous dites dans cet esprit imparfait et d’humeur, ne [214] peut jamais faire d’effet sur les esprits ni sur les cœurs. Notre amour-propre se cache à soi-même tant de défauts, sous prétexte de nécessité et de raison. Mourez sans vous ennuyer de la mort. Qu’elle serait douce, quelque rigoureuse qu’elle pût être, si elle était prompte ! Mais hélas, qu’elle est cruelle dans sa longueur, et qu’elle fuit avec soin lorsqu’elle semble la plus proche !

Vous ne sauriez sortir de votre place, pour peu que ce soit, sans sortir de l’ordre de Dieu et de votre abandon. Demeurez-y donc : ce sera au milieu de la mort apparente que vous trouverez votre véritable vie. Ô l’heureux sort que celui d’une âme véritablement abandonnée !

  341 [D.2.76]. Contre les craintes d’être trompé.

 [215] Il est bon que vous ayez des doutes et des incertitudes, et si Dieu voulait finir votre état, Il ne le ferait que par la peine ou par un abandon total, je veux dire, une impuissance à ne Lui plus résister. Laissez-vous à Dieu. Trompée ou non, il n’importe, vous êtes à Lui. Il saura bien vous conserver sans [l’entremise de] personne : vous êtes trop droite et vous allez de trop bonne foi pour que Dieu vous laissât longtemps égarer.

Ce qui fait l’incertitude dans cet état, est la vicissitude des lumières qui le font quelquefois paraître bon et d’autrefois très mauvais. Le remède est l’abandon, consentant que, si vous avez déplu à Dieu sans le vouloir, Dieu en tire vengeance, et demeurant dans la  main comme une victime sous le couteau.

Je prie Notre-Seigneur de vous mettre dans Sa vérité, et de vous la faire goûter. Laissez-vous aller, je vous prie, à tout ce qui vous entraîne ; le recueillement qui vous vient du fond est bon : n’étant pas procuré, il ne vous fera pas rentrer en vous-même. C’est Dieu qui est dans votre fond [216] qui Se plaît quelquefois à vous faire sentir que vous ne L’avez pas banni de votre cœur.

Ayez bon courage. Je ne doute point que vous ne remplissiez un jour les desseins de Dieu sur vous, mais n’allez point chercher des appuis ni des planches pour vous sauver du naufrage, car c’est une nécessité. Vous ne feriez qu’allonger vos douleurs sans les soulager. C’est trop vous en dire. Pour N., qu’il entre un peu dans les desseins de Dieu contre vous.

Il faut toujours vous délaisser à Dieu si vous ne voulez devenir la plus misérable des créatures, car, hors de là, vous n’aurez point de paix, et vous résisterez continuellement et sans aucun succès à un plus fort que vous. Je ne doute point que vous ne ressentiez de fortes douleurs et de terribles amertumes, car il faut mourir de façon ou d’autre ; Dieu les envoie ou pour vous purifier et pour vous éprouver, ou pour vous punir de vos hésitations. Et enfin, de quelque manière que ce soit, il faut souffrir et mourir.

 342 [D.2.77]. Hésitations punies.

Je ne crois pas que Dieu vous ait abandonnée, mais Il punit les hésitations passées par le froid que vous éprouvez, et qui se passera. Je crois que vous serez toujours dans la perplexité jusqu’à ce que nous nous voyions. Il faut passer tous les trajets que Dieu a destinés, mais nous en passons quelques-uns par notre faute. Tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu.

Demeurez comme vous êtes, c’est-à-dire disposée à tout ce que Dieu pourrait exiger de vous, et abandonnée à toutes Ses volontés. Ne vous forcez point à lire, et ne vous donnez point ce que vous n’avez pas : laissez-vous telle que vous êtes, sans rien ajouter ni diminuer. La nature se met en toutes sortes de postures pour retrouver quelque morceau lorsqu’on l’en prive ; mais il la faut laisser mourir de faim. Il y a des trajets bien difficiles à passer, et lorsque l’on cherche à s’éclaircir [218] ou à s’appuyer sur les créatures, on perd les soutiens incréés, de sorte qu’on se trouve d’autant plus dépourvu de soutiens que l’on croyait se soutenir davantage.

 343 [D.2.78]. Directeurs. Dépouillement.

Plus vous deviendrez faible, plus les sentiments se réveilleront ; et vous pourrez dire avec raison que votre force vous a abandonnée1. Ne changez rien, quoique vous puissiez ressentir, ni dans votre conduite, ni dans l’ordre de votre domestique.

A présent que N. connaît la route de l’abandon, il y marchera ; faites seulement de votre côté qu’il ne tienne à rien. Le directeur éclairé de l’Esprit de Dieu a peu à faire : il n’a qu’à détruire les obstacles, empêcher que l’on ne s’arrête, et montrer la route de l’intérieur, et la fidélité aux plus simples [219] mouvements de la grâce. Car ce n’est point le directeur qui fait faire le chemin et donne les lois, du moins celui qui ne se cherche point soi-même : il conduit droit à Dieu, il tâche de marquer à l’âme ce que Dieu veut d’elle et le moyen de découvrir Ses volontés. Il lui montre les dépouillements, mais il l’abandonne au Seigneur pour le reste. Il se contente de montrer le sentier, assuré qu’il est que Dieu y conduira.

C’est une peine inutile que de parler des dépouillements à ceux qui n’y sont pas appelés. Lorsque l’on vous parle d’un dépouillement, s’il vous paraît faisable, si vous hésitez pour le faire, si la seule raison vous retient, si vous ne sentez pas au-dedans une détermination fixe qui vous assure que Dieu ne le veut pas et que c’est Lui-même qui vous retient par la main, c’est une marque que Dieu veut ce dépouillement ; quoique l’âme s’en effarouche, elle ne laisse pas de s’y apprivoiser dans la suite et de voir combien il lui était utile.

1Ps 37, 11.

 344 [D.2.79]. Résistance active et sa cessation.

J'ai cru vous devoir ôter de la peine où vous pourriez être de l'état où est à présent N. C'est celui où quantité de gens ont passé et où, assurément, tous ceux que Dieu destine à une vie nouvelle passent, chacun selon sa résistance et le dessein de Dieu sur les âmes. Mais afin que vous ne croyiez pas que ce soit une nouvelle doctrine, je vous prie de faire un peu de réflexion sur l'état que saint Paul éprouvait lorsqu'il disait : Je ne fais pas le bien que j'aime, mais je fais le mal que je hais1. Il faut savoir que tant qu'il reste à l'homme des forces actives, il faut qu'il s'en serve pour combattre, à moins que sa résistance ne le mette à tel excès qu'il se voie [221] réduit par violence à faire ce qu'il ne faisait que souffrir2, ce qui arrive infailliblement lorsque l'on continue à résister à Dieu, ainsi qu'il arriva à la personne dont je vous ai parlé, et qu'il arrive à tous ceux qui ne savent pas s'ajuster à Dieu. Et jusqu'à ce qu'ils aient appris à le faire, la crainte les fait enfoncer dans les mêmes eaux sur lesquelles leur abandon les faisait marcher avec courage. J'ai trouvé des personnes peinées jusqu'à la folie et à la rage, prêtes à se tuer par l'état où les avaient réduites leurs résistances, devenir tout à coup dans une paix de paradis, autant pour la partie inférieure que pour la supérieure, lorsqu'elles apprenaient à s'ajuster à la conduite de Dieu. Je pourrais vous en dire des choses à vous surprendre sur l'effet que produit l'abandon et sur celui que fait la résistance.

Il est bon de vous prévenir sur ces matières, car je ne doute point que la personne à qui j'ai parlé, ne soit attaquée sur ces endroits comme étant ceux de la plus grande force, et où se cache ordinairement l'amour-propre et la propriété. Peut-être ne le fera-t-elle pas autant que d'autres qui n'auraient pas [222] essuyé tant de croix et tant d'autres peines. Cependant pour ne lui rien cacher, je crois devoir dire que je porte intérieurement un sentiment qu'elle en sera attaquée, et plus tôt qu'elle ne croit. Elle trouvera du plaisir où elle ne trouvait que de l'horreur et de la douleur et qu'enfin les choses changeront de face. Que sait-on si Dieu n'a point fait aller à P. ces personnes propres à la soutenir dans cet état et à lui en faire faire usage selon le dessein de Dieu et l'état de son âme ?

Pour N., il faut le laisser combattre jusqu'à ce que toutes ses forces soient épuisées et qu'il soit bien convaincu de son impuissance par son expérience. J'avoue qu'il augmentera sa peine et son supplice et retardera son bonheur, mais il n'importe. Comme il n'est pas encore extrêmement avancé, il a besoin de ce soutien; ce n'est pas que sa raison ne lui persuade toujours qu'il ne s'est pas encore assez défendu. Ô propriété, que tu es horrible devant Dieu ! Tu ne peux être connue que par la boue : nous serions toujours aveugles sur la connaissance de nous-mêmes, quoique nous nous croyions bien convaincus de [223] notre misère, si Dieu ne mettait cette boue horrible sur nos yeux. Il faut finir avant que d'entrer dans le néant par où nous avons commencé à sortir des mains de Dieu, et nous finirons par la boue avant que de rentrer en Dieu.

1Romains, 7,19.

2C’est-à-dire quand la résistance augmente la force et la violence des tentations ou peines qu'on ne souffrait auparavant que simplement. (Dutoit).

3Soutien tout sensible et actif. (Dutoit).

 345 [D.2.80]. A Fénelon ? Oraison d’exposition en pure foi.

Ne1 vous mettez point en peine de votre état, quoiqu'il soit peu consolant et contraire à une certaine sûreté sensible qu'on cherche. Il est d'autant meilleur que cet appui sensible manque à la nature, et qu'elle a besoin de mourir par là, surtout en vous où elle est trop affectueuse, et qu'enfin le chemin de la pure foi est le plus droit et le plus court, quoiqu'on n'en aperçoive pas le bout et qu'il paraisse bordé de précipices.

Quoique l'on fasse connaître que votre activité vous est nuisible et qu'elle est purement la source de vos défauts, on ne prétend pas pour cela que, par une activité encore plus forte, vous veniez à bout de la détruire. Il faut la laisser tomber peu à peu. Je ne vous parlais pas, ce me semble, de l'activité extérieure, mais de l'intérieure, qui est la source de l'autre. Il me semble qu'il est très aisé, lorsqu'on est à l'oraison et que l'on aperçoit que l'activité naturelle s'en mêle, de la laisser tomber pour entrer dans un repos qui, étant plus naturel à l'âme, lui est plus facile. Ce repos cependant n'est que pour des [229] moments, parce que l'activité revient, mais c'est beaucoup faire, et faire sûrement ce que Dieu veut de vous, quand vous ne le feriez que pour quelques moments. Ce que je vous dis là vous est d'autant plus nécessaire que votre naturel étant plus affectif, Dieu vous conduira par l'obscurité afin que vous ne viviez pas dans ce qu'Il vous donnerait d'une autre manière. Ne vous étonnez pas de la difficulté. Il n'y en a aucune. Il n'y a qu'à vouloir et rester abandonné. Ce qui paraît impossible à l'homme est très facile à Dieu.

Pour vos attachements, souffrez-les, et faites usage de moment en moment de l'aspersion d'absinthe que Dieu met dessus jusqu'à ce que, lorsque peut-être vous y penserez le moins, Il viendra à tout diviser et à tout rompre. Je vous ai déjà dit que cette liaison ne vous nuit qu'autant que vous êtes plus en vous-même. Si vous étiez mort, nulle liaison ne vous nuirait et, étant vivant, nulle séparation ne vous sera utile : si vous croyez vous détacher d'un endroit, vous vous trouverez plus attaché à vous-même ou à quelque autre créature. Dieu a une [230] conduite sage qui ne précipite rien. Ce que vous pouvez faire, c'est d'éviter les empressements naturels pour toutes choses et vous devez travailler infatigablement à les laisser tomber.

La plus grande marque que vous êtes occupé de Dieu à l'oraison, quoique d'une manière sèche, c'est que vous pourriez (ce vous semble) la continuer lorsqu'elle finit. On ne sent pas toujours lorsque l'on est uni, mais l'on sent lorsque l'on se retire. Soyez assuré que votre oraison, quoique sèche, est très bonne. Il faut, s'il vous plaît, croire ce que l'on vous dit là-dessus et ne point aller chercher, dans une fausse ferveur ou un vain appui, de quoi vous le rendre sensible. Il suffit que cette foi sèche contente Dieu sans vous contenter vous-même, cela suffit. Il faut peu vous arrêter au détail, mais à la fidélité à mourir continuellement tant par ce qui vous arrive que par la suppression de l'activité naturelle.

Il ne faut point vous retirer de la communion. La vue des fautes ne doit point produire cet effet, mais bien humilier et encourager à la poursuite de ce qui peut nous affranchir de nous-mêmes [231]. La prière que Jésus-Christ fait en nous est toujours exaucée, mais celle que nous faisons nous-mêmes ne l'est guère.

1Le début de cette lettre D.2.80 (« Dieu a voulu en peu de temps […] vous travaillerez beaucoup et avancerez peu. ») est adressé à Fénelon et nous l’avons publiée sous le n°99 dans notre premier volume, à la date de février 1689. Cette suite n’a pas été attribuée par Dutoit mais elle pourrait être adressée au même Fénelon (indices : l’oraison de manière sèche, la liaison).

 346 [D.2.81]. Dieu présent. Le regarder.

Le découragement vient de l'orgueil et l'humble persévérance attire enfin une singulière protection de Dieu. Il voit, ce Dieu d'amour, votre bonne volonté, Il prend plaisir dans votre persévérance et Il ne Se cache que pour augmenter l'une et l'autre. Mais pouvez-vous dire qu'Il Se cache dans un temps qu'Il vous conduit par la main avec une application digne de Son amour ? Un petit enfant ne voit pas sa mère qui est derrière lui et le tient par la lisière. Mais si cet enfant faisait un faux pas, oh ! qu'il sentirait bien le secours de cette mère et son application sur lui ! Un enfant conduit par un lien semble souvent prêt à tomber et à donner du nez en terre, mais cela n'arrive pas. Si cet enfant pouvait craindre [232] ou faire quelque fond sur ses propres démarches, il se voudrait du mal de tous les faux pas qu'il fait, et se tourmenterait, comme vous, de ce qu'il ne marche pas comme il doit marcher à vingt ans. Que ne lui dirait-on pas s'il était capable de raison ? Ne l'assurerait-on pas qu'il marchera seul quand le temps sera venu, qu'il ne craigne point de tomber quoiqu'il bronche à chaque pas, et que sa mère, qui fait semblant de ne le point tenir, ne le laissera pas tomber ? Je vous en dis autant, madame, et je vous conjure d'avoir des sentiments du Seigneur dignes de Sa bonté.

Ne soyez pas trop de temps de suite en prière, mais dérobez le plus de moments que vous pourrez pour les donner à Dieu, quand ce ne serait que pour des instants. Ces fréquentes preuves de votre amour Lui seront agréables. Retournez fréquemment au-dedans de vous-même, comme on cherche un ami du coin de l'œil au milieu de la foule. Bon courage, madame, vous n'êtes pas si malade que vous pensez. Plût à Dieu que bien des personnes assez satisfaites d'elles-mêmes ne le fussent [233] pas plus que vous ! Croyez-moi, avec respect, etc.

 347 [D.2.82]. Se rendre à Dieu. Se supporter.

Je vous assure, madame, que personne n'a plus de zèle pour votre avancement que Dieu m'en donne. Cependant je suis fort tranquille sur ce que vous éprouvez de misères, persuadée que je suis que Dieu vous tient par la main. Courage, madame ! abandonnez-vous à Sa conduite et remettez entre Ses mains une âme qu'Il n'a créée et rachetée avec tant d'amour que pour la sauver, je dis plus, qu'Il l'a destinée pour en faire le trône de Ses miséricordes. Il ne faut que du courage et de la patience avec vous-même. Tachez de vous souvenir de Dieu lorsque la vivacité de votre esprit vous Le fait oublier. Dites-Lui qu'Il vous oblige à ne L'oublier jamais, qu'Il Se manifeste Lui-même à vous dans le fond de votre [234] cœur. Je L'en prie avec toute l'instance possible.

Je ne doute pas, madame, que vous ne réussissiez heureusement, si vous êtes fidèle, à continuer votre oraison, quoiqu'elle soit pleine de sécheresse et même de dégoût, aussi bien que vos lectures. Il faut une patience infinie avec vous-même. Dieu attend avec une bonté extrême que nous nous corrigions. Il ne Se lasse jamais de nous supporter ; pourquoi nous en lasserions-nous ? Tâchez, madame, autant que vous pourrez, d'éviter les occasions où la nécessité de votre état ne vous engage pas. Vous devez cette fidélité à Dieu et, pourvu que cela soit, Il vous gardera dans celles que la Providence vous a rendues inévitables. De fréquents retours en vous-même, madame, c'est une habitude qu'il vous est de conséquence de prendre et de conserver.

  348 [D.2.83]. Utilité des sécheresses d’esprit.

 [235] Vous m'avez ordonné, madame, de vous écrire sans savoir ce que vous désirez de moi. Je ne puis m'empêcher de commencer par ce qui me tient le plus à cœur, qui est de rehausser votre courage par l'espérance et par une foi qui, quoique sèche, est très réelle. Vos affaires ne sont point aussi mal que vous pensez, et vous ne vous apercevez pas qu'en parlant de vous-même, vous vous cachez ce qui est le plus réel chez vous, pour ne produire que vos sentiments présents. Vos sentiments se présentent les premiers parce qu'ils sont plus proches de vous que le reste, mais après avoir, si vous voulez, fait quelques plaintes des sentiments qui ne dépendent guère de vous, rendez justice à la bonté de Dieu et à une grâce singulière, qui vous a fait persévérer contre vos sentiments et vous fait faire les mêmes choses que vous feriez si vous étiez portée par les sentiments.

Nous ne savons ce de quoi nous nous plaignons et ce que nous voulons. Votre condition est incomparablement meilleure que celle de ces personnes qui sentent si fort le goût de ce qu'elles font ; [236] hé ! qu'il est à craindre que ces mêmes personnes ne se relâchent lorsque ces goûts seront passés ! mais une personne qui persévère dans la plus grande sécheresse, est assurée qu'elle le fera encore plus dans la facilité. Ne voyez-vous pas que Dieu ne vous cache ce qu'Il fait en vous que pour empêcher une complaisance cachée, mille fois plus dangereuse que des sentiments involontaires ?

Je dis plus, que vous n'êtes point aussi sèche que vous vous le persuadez, et que la peine que vous avez à l'oraison ne vient que de ce que vous voulez un état plus sensible que celui où vous vous trouvez. Mais si vous pouviez vous contenter d'être telle que vous êtes et de ne vouloir que ce que vous avez, vous resteriez en paix et vous découvririez, à la faveur de cette même paix, que vous avez quelque chose que l'inquiétude de votre esprit vous empêche de connaître. Tant que vous ne vous découragez pas, il n'y a rien à craindre pour vous ; mais si vous vous découragiez, il y aurait sujet d'appréhender que vous n'abandonnassiez un parti dans lequel vous désespéreriez de pouvoir réussir.

 349 [D.2.84]. Tâcher à s’occuper de Dieu.

Je n'ai point été fâchée, mais je n'ai pu souffrir sans peine que vous vissiez cette personne. La chose est faite et vous rendra sage. Ne laissez point pour cela de vous confier en Dieu et de vous abandonner à Lui sans réserve. Oh ! si vous pouviez goûter un peu la douceur de la retraite et le plaisir que l'on trouve dans la séparation des créatures ! Mais il faut souffrir et non jouir.

Il ne faut point que vous cherchiez dans la multiplicité ce que vous ne trouverez jamais que dans le repos de la solitude, c’est-à-dire dans le dégagement des créatures, pour écouter Dieu en vous dans le silence. Tâchez de donner du temps au repos, vous dérobant un peu à l'action, et ne faites point d'actes forcés, mais paix, silence et recueillement.

[238] Aimez le seul aimable au milieu de vos faiblesses, et que votre cœur, naturellement si aimant, goûte son Dieu et L'aime. Dieu vous aime : quel bonheur ! Pour peu que vous Lui donniez de vos moments, Il vous le ferait sentir, mais vous les Lui dérobez sous de bons prétextes. Je vous en prie, demeurez un peu seul avec Dieu, et vous éprouverez combien Il est doux et qu'Il vous veut pour Lui. Hélas ! ne restez plus dissipé et partagé. Je vous assure, et je le connais, qu'il y a mille moments que vous pourriez Lui donner, la main sur la conscience. Le démon fait ce qu'il peut lorsque vous êtes en repos pour vous inspirer des nécessités de travail.

  350 [D.2.85]. Conduites diverses, etc.

 [239] J'ai cru devoir encore une fois vous faire comprendre les différentes conduites de Dieu. Les premières, comme je vous l'ai déjà dit, sont celles où l'on est attaqué par les sentiments naturels, que l'on appelle tentations. Il y a en a de deux sortes : ou c'est la nature corrompue unie aux sentiments qui émeut ces sentiments, ou c'est le diable à qui le Seigneur donne pouvoir d'attaquer et d'émouvoir la nature assez assoupie d'elle-même. Les uns et les autres de ceux qui sont ainsi tentés doivent combattre et résister jusqu'au sang parce qu'ils ont à surmonter la corruption de la nature ou à lutter contre l'ennemi. Les premiers sont pour l'ordinaire victorieux, et les seconds, après avoir combattu longtemps et fortement, éprouvent qu'une puissance supérieure à la leur est donnée à leur ennemi : il les surmonte et ils voient bien qu'ils sont vaincus ; mais ils ne sont pas pour cela parfaitement détruits. L'assurance qui leur reste de n'avoir cédé que parce que leur ennemi était le plus fort et que toute [240] leur force a été épuisée dans le combat, qu'ils n'ont été vaincus que parce qu'ils ne se pouvaient empêcher de l'être, leur est une forte assurance et un appui qu'ils ne perdent jamais, à moins que Dieu, les destinant pour aider toutes sortes de personnes, ne leur livre un autre combat, sans qu'ils [ne] puissent plus rien voir qu'une faiblesse qui se laisse vaincre sans être attaquée. Vous me direz : mais si ces personnes ne sont pas parfaitement détruites, comment ressuscitent-elles1 ? Leur résurrection est conforme à leur état, ainsi que vous avez pu voir dans les âmes qui sont conduites par la voie de lumière en soi et que j'ai décrites ailleurs.

Il y a d'autres âmes qui ne tiennent rien ni des premiers, ni des seconds, que les sentiments laissent en repos, mais qui sentent dans le plus intime d'elles-mêmes un monarque puissant qui les invite à se renoncer et outrepasser tout. Ce sont des âmes que ni la nature ni les démons n'attaquent point, mais que la volonté de Dieu dépouille sans miséricorde ; elles sont [241] Ses victimes dévouées. Et assurez-vous qu'il faut une très profonde expérience pour faire ce discernement ; toute personne qui n'aura pas cette profonde expérience ne pourra que beaucoup brouiller une âme que Dieu conduit par cette voie. Ici, c'est à Dieu à qui elles s'immolent et quoique, après l'immolation, elles perdent la connaissance que c'est à Dieu qu'elles se sont immolées, elles ne peuvent ignorer que c'est Lui qui est le grand Prêtre qui demande des sacrifices, qui les exige, et que l'âme les Lui fait par un amour souverain.

Cet état est bien plus pur que tout autre. Il détruit la nature, il en arrache toute la corruption et, quoiqu'il porte des marques et des preuves qui les font paraître un Esaü, c'est pourtant Jacob, l'élu de Dieu. Il ne faut donc pas combattre cet état, car ce serait combattre contre Dieu, loin de Lui plaire. Les premiers qui combattent contre l'ennemi, trouvent que cet ennemi se fortifie par leur résistance, de sorte qu'eux s'affaiblissant sans cesse et, l'ennemi devenant plus fort, il faut qu'ils cèdent à la violence. Les âmes dont je parle ne sont pas de même : [242] Dieu leur fait bien quelque violence intérieure au commencement (je dis intérieure, car ce n'est rien de sensible ni d'extérieur), et Il les contraint par cette violence. A quoi ? A s'immoler. Et la violence cesse, non dans l'exécution (ce que les gens sans expérience croient), mais dès l'immolation et dès le consentement de s'immoler, ce qui met l'âme dans une paix aussi abondante que son agitation et sa peine avaient été fortes. Mais lorsque cette âme est accoutumée au langage de son Dieu, Il ne fait plus de violence. Il veut que le moindre signe de Sa volonté lui soit un commandement. Et si elle refuse, Il la laisse en repos, loin de la poursuivre. Il ne lui demande plus rien, mais son froid, l'état où elle se trouve (qui ne se peut décrire), lui marquent assez qu'elle est déplacée, que ce n'est point à elle à raisonner sur la souveraineté de Dieu, ni à prendre pour juges des hommes qui ne le peuvent ni ne le doivent jamais être des conduites impénétrables de Dieu sur Ses enfants.

Dieu est toujours le même et Il ne change point. S'Il est visible dans Sa conduite en certaines choses, [243] pourquoi ne le sera-t-Il pas dans d'autres ? Elles ne changent de face que parce que, cessant de les regarder en Dieu, on les regarde par les yeux de la nature, de la chair et du sang. Demeurez donc immolée sous le couteau, et n'allez pas vers ces hommes qui vous appellent et qui vous disent : « Venez à nous et nous vous enseignerons le Royaume de Dieu. « Il est ici et il est là ». Moi, je vous dis : il n'est ici ni là, mais le Royaume de Dieu est au-dedans de vous2. Dieu dit à Son Prophète : « Parle au cœur de Jérusalem3 ». Si c'est moi qui parle au cœur de Jérusalem, écoutez-moi. Si c'est N., écoutez-le. Car il ne faut point que vous écoutiez la voix qui frappe l'oreille, mais celle qui frappe le cœur. Il n'y a que la voix du Seigneur qui puisse passer jusqu'au cœur et Sa seule parole a le don de la pénétration. Je vous dirai, comme au sujet d’Élie : La voix du Seigneur n'est point dans le trouble, ni dans l'émotion, elle n'est point dans le bruit, mais c'est un zéphyr qui pénètre et qui oblige à se couvrir les yeux4 afin de ne [244] rien examiner et dire seulement : c'est le Seigneur qui veut et qui peut tout exiger, et cela suffit.

1Il s'agit d'une résurrection mystique, ou de l'établissement en une nouvelle vie. (Dutoit).

2Lc 17, 21.

3Is 40, 2.

4III R 19, 11-13.

 351 [D.2.86]. Conduite diverses. Celle du sacrifice.

Je conviens qu'il faut que les forces actives soient entièrement perdues pour ne pouvoir plus combattre. Il y a si longtemps que la foi a miné peu à peu toute votre activité, et votre fond est si fort passif qu'il y a moins à douter de la perte de vos forces actives que de rien d'autre. Pour de la violence, quelle violence n'avez-vous pas éprouvée et à quelle extrémité vous a réduit cette violence, vous le savez.

Il y a deux sortes de violences, comme il y a deux sortes d'invitations : celle que le sentiment fait et celle qui vient du fond de l'âme. Ceux qui sont attaqués par le sentiment doivent résister tant qu'il leur reste des forces et jusqu'à ce que la violence, leur ôtant la raison, leur ôte tout moyen. Mais [245] il y a une violence du fond qui est infiniment plus forte et où il y a moins de tromperie : le sens est mort, cependant le fond invite à se sacrifier dans une occasion que l'on montre et, dans le temps qu'on l'a montré, on ne saurait douter que ce soit Dieu. Si l'on suit par un abandon aveugle ce mouvement foncier, l'âme se trouve dans le lieu qui lui est propre, est très libre et unie à Dieu. Que si, pouvant encore se servir de la raison, elle tâche de résister et de lutter contre Dieu, elle entre dans une peine et dans une violence intérieure si étrange que l'enfer ouvert ne pourrait l'empêcher de se livrer à ce qu'elle connaît clairement dans le moment que Dieu veut d'elle ; et quoique dans la suite elle perde l'idée de la violence et des motifs qui l'ont portée à se sacrifier, il est certain que, dans le temps du sacrifice, elle ne peut ignorer que Dieu l'exige, et que c'est à Lui qu'on le fait.

Ces dernières âmes n'ont point de sensibilité, comme vous l'éprouvez. Ainsi leur état est moins suspect que celui des premiers, et il ne laisse aucun doute aux âmes qui ont grâce pour [246] elles et qui sont destinées à les conduire. Et quoique l'on put douter pour soi-même, la claire connaissance que l'on a de la bonté de leur état ne varie jamais. Celui qui se sacrifie à la suprême volonté de Dieu, qu'il connaît telle, fait un sacrifice réel. Loin d'être coupable et suivant la loi de Dieu qu'Il grave Lui-même dans les cœurs avec des caractères ineffaçables, il n'a garde d'aller contre cette divine loi. Celui qui est accoutumé à être établi en Dieu, ne peut en sortir sans une extrême violence. L'acquiescement cause le calme, la paix, l'union à Dieu, l'abandon, la haine et l'oubli de soi, l'amour de la volonté de Dieu, le délaissement de soi-même, la désappropriation, au lieu que la résistance et la réflexion causent l'entortillement en soi-même, le trouble, l'irritation, l'amour-propre, l'occupation de soi-même, réveillent le propre intérêt, mettent l'âme dans une situation où elle ne peut jamais demeurer, quelque effort qu'elle voulût faire, étant alors entièrement déplacée. C'est une image de l'enfer, et l'âme qui a éprouvé l'un ou l'autre de ces états en fait la différence.

De plus il est impossible à cette âme, qui est établie en Dieu et n'en sort point, quelque effort qu'elle veuille faire, de se convaincre de péché1, et lorsque, par effort, elle en veut chercher, elle trouve qu'il ne subsiste point. Lors même que par condescendance elle veut avouer d'avoir failli, son fond dément ce que sa bouche avance, et c'est comme une tête de machine qui parle sans correspondre au cœur. C'est que le péché n'est point imputé à cette âme parce qu'elle n'a point péché. Que si vous faites confesser une telle âme de ses dépouillements2, vous tombez dans de très grands inconvénients : l'un est que vous lui faites avouer comme faute ce qu'elle a fait par sacrifice d'amour et, ne pouvant point le faire, vous la mettez dans la nécessité de faire une chose que vous lui faites déclarer mauvaise, et cet inconvénient est le moindre. L'autre, qui est très important, c'est que [248] Dieu ne permet ces états, et ne les veut, que pour faire perdre à l'âme tout intérêt de temps et d'éternité, et vous la faites rentrer dans son propre intérêt. Je dis plus : qu'une âme de cet état, quand elle aurait failli, n'ayant plus de forces actives et étant au-dessus de tous moyens, Dieu seul doit être son moyen de purification. C'est pourquoi il est écrit que Dieu est un feu dévorant et consumant3 : Il consume Lui-même les taches et dissemblances de cette âme, supposé que tous les moyens soient épuisés, et quand elle aurait failli, la pénitence propre pour cette âme est de se délaisser en proie aux rigueurs de la Justice. Et c'est la générosité de l'amour parfait, qui ne veut point d'autre remède à son mal que celui que Dieu lui veut donner. Si cette personne dont il s'agit se confesse, elle se dérobe à la Justice et se tire de la grâce de son degré, et si son amour est parfait et qu'elle croit avoir failli, cet amour la portera à ne plus faire ce qu'elle croit mal, mais il la portera en même temps à se [249] laisser en proie à la divine Justice afin qu'elle exerce ses rigueurs et, se délaissant de cette sorte, elle ne voudrait pas assurer son intérêt propre pour le temps et l'éternité par la moindre action.

Demeurez donc en repos. Non que je vous empêche de suivre la conduite de M. … si Dieu vous y engage : vous savez qu'Il me fait la miséricorde de ne vouloir pas faire un pas pour aider qui que ce soit, que j'aimerais mieux mourir que de vous arrêter. Mais c'est à vous à suivre ce qui vous conduit au- dedans, qui est un effet de la filiation divine. Si vous êtes inspirée de changer de conduite (ce que je ne crois pas), je le veux de tout mon cœur. Mais si Dieu Se déclare pour la voie par laquelle Il vous a fait marcher jusqu'à présent, ne demeurez plus entre deux termes à écouter le sifflement des troupeaux4. Dans quelques années, M. … changera de langage.

1Cela se voit à la sainte Catherine de Gênes, chap. 40 de sa vie, et en Grégoire Lopez, chap. 9 et 33 de la sienne, traduit par M. Arnaud d’Andilly, qui a fait cette remarque dans l'avertissement qu'il a pris au devant. (Dutoit). – « Je voyais l'amour avec lequel cette bonté cherchait à nous faire du bien par tant de moyens et de voies. A cette vue il rejaillissait en moi un certain feu d'amour ; il sortait et ensuite retournait avec cette même pureté qu'il était sorti. Il était si intérieur que de ce moment me furent enlevées la mémoire, l'intelligence et la volonté, et par suite l'amour de tout ce qui est hors de Dieu. / Cet amour opérait avec toutes les puissances de l'âme comme il voulait, toutes lui obéissaient et ne savaient vouloir autre chose que ce qu'elles recevaient de lui instant par instant, et rien de plus ; chercher autre chose leur aurait été un enfer. [ …] Si tu me demandais : « Qu'est-ce que tu veux? A quoi penses-tu? Qu'est-ce que tu as dans la mémoire? » Je te répondrais : rien, sinon ce que l’amour veut, ce qu'il pense, ce qu'il se rappelle. Il me tient tellement occupée en lui et si rassasiée qu'il ne me faut plus aller mendier pour nourrir ces puissances. » (extr. du chap. 40, trad. Debongnie). – « Je lui dis de chercher, même dans les années précédentes quelque péché dont je le pusse absoudre [...] Il me répondit, que par la miséricorde de Dieu sa conscience ne lui reprochait aucun péché. » (extr. du chap. 33, trad. Arnaud d’Andilly).

2De ce qu'elle est si dénuée et si vide. (Dutoit).

3Hb 12, 29. 

4Jg 5, 16.

  352 [D.2.87].

 [250] Ne craignez point que la retraite et l'application en manière de cessation de toutes choses incommodent votre poitrine. Sacrifiez-la, comme le reste, à Celui qui peut disposer de votre vie et rétablir en un instant ce qu'Il détruit.

Je ne crois pas que, pour le présent, Notre-Seigneur veuille que vous receviez la vérité immédiatement de Lui, mais par le moyen que Lui-même vous a choisi. Ce mot était de la nature qui aime l'indépendance et ce qui est élevé. Il faut être écrasé par l'humiliation.

 353 [D.2.88].

Demeurez abandonné de moment en moment à Dieu et, de quelque [251] manière que vous soyez, pauvre ou riche, fervent ou tiède, dans l'obscurité et les misères, soyez toujours content parce que Dieu est toujours Dieu, et que Sa gloire ne dépend pas de l'état où vous êtes. Accoutumez-vous à ne vouloir rien pour vous et à vous oublier vous-même. C'est le moyen d'être heureux.

 354 [D.2.89]. Mourir à soi, aux appuis, au sensible.

Ne vous étonnez pas de vos misères et pauvretés. Il faut que cela soit de la sorte, ressentant bien ce que vous êtes. Toutes ces misères étaient en vous et vous ne les y voyiez pas parce qu'elles étaient couvertes de la ferveur et facilité à opérer le bien. Il ne s'agit plus présentement de toutes ces choses qui ne vous ont été données par Notre-Seigneur que pour [252] vous attirer à Son service. Mais à présent il faut mourir absolument à vous-même par la perte des appuis et soutiens. Ne vous entortillez point en vous-même sous prétexte de retenir vos fautes et me les dire. Je vous connais bien plus misérable que vous ne croyez l'être. Vous m'en direz un jour des nouvelles lorsque tout votre fond de corruption se fera voir. Oubliez tout ce qui vous concerne, et vos fautes même, ne pensant qu'à vous outrepasser incessamment.

Vous faites bien de vous unir à moi : Dieu le veut. Vous ne sentirez pas toujours l'union. Elle deviendra plus sèche et pure à mesure que votre fond deviendra plus épuré par la mort de vous-même. Outrepassez-vous donc courageusement, sans regarder vos intérêts spirituels ni temporels. Car il est temps de tout perdre, du moins le sensible, selon votre degré, pour n'agir plus que par la foi et en mort totale, ce qui vous sera très rude durant très longtemps. Mais il faut du courage pour ne se soucier non plus de soi que d'un moucheron.

 355 [D.2.90]. Ne chercher que d’adhérer à Dieu.

Pour ce qui regarde l'article dont vous me parlez, entrez en défiance autant qu'il vous plaira. Prenez toutes les précautions que vous voudrez, j'y consens. Faites de votre mieux. Je vous demande seulement une seule chose ; que vous vous souveniez de cet endroit de l’Écriture où il y a : Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix1 ? Réglez-vous là-dessus et tout ira bien.

Il y a des maximes générales et des maximes particulières. Qui voudrait donner à tous la même nourriture, se méprendrait. Telle chose sert de soutien et de nourriture à une personne qui ferait mourir une autre. Il faut donc prendre ce qui nous est conforme. [254]

Pour ce qui me regarde, madame, vous en pouvez juger ce qu'il vous plaira2. C'est à Celui qui sonde les cœurs et les reins de juger de tout. Je ne crois pas qu'il y ait de la tromperie à préférer Dieu à toutes choses, à L'aimer tellement pour Lui-même qu'il n'y ait pas de retour sur soi. J'espère, madame, que Dieu vous en fera plus connaître que je ne vous en puis dire. Voilà le temps que les figues qui ne font que bourgeonner tomberont par la tempête3, mais si celles qui sont presque mûres, venaient à tomber, quelle peine et quelle douleur pour le Maître ! Ces jours seront abrégés à cause des élus4. Oh ! que le règne de Dieu seul est combattu ! Beaucoup de saints l'ont bien prédit qu'il viendrait un temps où le pur amour serait tellement persécuté que ses disciples même souffriraient le martyre.

Le second avènement de Jésus-Christ est celui de l'intérieur. Il va venir, mais il ne s'établira que par le glaive. Pourquoi ne pas souffrir dans toute l'étendue des desseins de Dieu ?

Quoi ! Ceux qui aiment Dieu seraient [255] trompés durant que les amateurs d'eux-mêmes qui se cherchent en tout, seraient dans la bonne voie ! Je prie Dieu qu'Il soit Lui-même votre lumière.

Je n'ai jamais prétendu vous attirer à aucun parti. Je vous ai dit mon sentiment parce que vous l'avez exigé de moi. Je n'ai jamais prétendu que vous vous en rapportassiez à moi. J'ai cru vous dire la vérité et, quand je serais prête à mourir, je ne pourrais pas vous dire autre chose. Pardonnez à mon ignorance, qui n'en sait pas davantage, plutôt qu'à ma malice. Marchez par la foi et l'abandon, et Dieu ne permettra pas que vous soyez trompée ; c'est ce que j'espère de Sa bonté. Laissez-moi là comme une chose indigne de votre mémoire. Suivez Dieu même qui vous conduira dans Sa volonté si vous ne voulez que Lui sans aucun propre intérêt quel qu'il soit. C'est tout ce que je désire.

1Jb 9, 4.

2Madame de Maintenon serait-elle destinataire de cette lettre ?

3Ap 6, 13.

4Mt  24, 22.

  356 [D.2.91]. Mourir à tout et à soi-même.

 [256] Vous me feriez tort, ma très chère madame, si vous doutiez de la sincérité de mon cœur pour vous. Celui qui nous a unies conservera cette union malgré toutes choses. C'est à présent le temps pour vous de mourir par les vicissitudes continuelles et par la perte de tout. Il faut que votre raison perde terre et que tout s'évanouisse. Vous aviez conservé des idées de perfection qui vous sont présentement arrachées, et c'est le mieux pour vous. Votre propre justice tombe en décadence ; vous la conservez autant que vous pouvez, ou du moins vous ne voyez qu'à regret qu'elle vous abandonne. Mais courage ! Il en faut faire le sacrifice entier et sans réserve. Vous remarquerez aisément que dans les sacrifices la nature a de secrètes vues ou réserves, des espoirs secrets d'état ou de sortir de cela victorieusement ou de plus d'avancement. Mais il faut que cela soit frappé jusque dans le [257] fond et qu'il ne vous reste plus aucun espoir, quelque caché qu'il paraisse, ni aucune ressource.

Il faut que Dieu vous sape par les endroits où vous avez été plus forte. Vous avez toujours eu des assurances, et quoique vous souffrissiez des incertitudes à cause de la nudité de la foi, ces mêmes incertitudes vous servaient d'occasion de vous assurer davantage par M. B., à qui vous écriviez et qui vous fortifiait d'autant plus que vous étiez plus incertaine. Vous vous étiez même fait une provision de la conduite passée de M. B. pour en faire le fondement de votre vie et pour vous y tenir fortement par une fidélité inviolable1. Vous aviez une voie que vous compreniez et possédiez, vous marchiez par les chemins battus, quoique inconnus à bien d'autres. Il faut à présent marcher par les sentiers déserts où vous ne trouverez personne qui vous dise des nouvelles de cette route, qui est plutôt une déroute qu'une route. Enfin il faut aller où vous ne savez pas, dans l'abîme et les précipices impénétrables, et que, sacrifiant à Dieu votre sainteté à la Sienne, votre [258] justice à Sa seule justice, vous Lui rendiez ce qui est Sien sans en rien retenir. Il ne vous restera que ce qui est à vous : le néant et le péché. Tout ce qui n'est point en vous néant et péché est à Dieu, et par conséquent Lui doit être rendu. Portez après cela votre vue aussi loin qu'elle puisse aller, et soyez persuadée que tout ce qui n'est point à vous, vous sera ôté.

Lorsque vous vous apercevrez de la perte de quelque chose, voyez si cette chose est à Dieu ou à vous. Si elle est à Dieu, laissez-la Lui reprendre ; si elle est à vous, redemandez-la Lui avec hardiesse, car il est impossible que Dieu prenne jamais ce qui est à vous, étant, comme Dieu, dans une impuissance absolue de prendre le néant et le péché. Il l'a [bien] pris comme homme, faisant avec l'homme un échange surprenant : Il l'a revêtu d'honneur et de gloire, Il l'a élevé au-dessus des anges mêmes, lui communiquant ce qu'Il est, et Il a pris ce qui était à l'homme, S'anéantissant au-dessous des hommes ordinaires et Se chargeant de leurs péchés. Mais l'homme, étant entré en possession des droits de Dieu, tâche de se les conserver et monte de vertu en vertu, [259] durant que Dieu descend à lui d'anéantissement en anéantissement. Ne faut-il pas enfin qu'il revienne à se rendre conforme à Jésus-Christ2 et qu'il Le paie d'un amour réciproque. Et comment ? Il faut Le revêtir de tout ce dont Il S'était dépouillé et Le décharger de ce dont Il S'était chargé, et par là nous demeurons des néants, et des néants chargés de péchés. Cela n'est-il pas juste après que cet innocent Agneau s'est chargé des péchés du monde ?

Laissez-Le donc entrer en vous dans tous les droits de Rédempteur, et rentrez dans votre place. Ne la quittez plus, sans quoi vous serez toujours dans l'usurpation et, par conséquent, dans la nécessité de rendre. Ne vous regardez donc plus vous-même : tous ces regards ne viennent que de l'amour-propre qui voudrait se conserver soi-même. Ce n'est point Dieu que vous plaignez, puisque Dieu est toujours Dieu et d'autant plus Dieu que vous perdrez davantage de vos usurpations. Cherchez tant que vous voudrez à vous assurer soit dans les livres, soit dans les écrits de M. B. Tout cela ne servira dans la [260] suite qu'à augmenter vos incertitudes, qu'à vous troubler et agiter. Vous ne trouvez de repos que dans la perte de toutes choses, de toutes idées, connaissance, sentiments, vertus aperçues, etc. C'est dans cet abîme sans fond que coule un fleuve de paix, non d'une paix satisfaisante, mais d'une paix de parfaite immobilité.

Dieu fait souvent renouveler l'abandon d'une manière aperçue, et c'est la marque qu'Il en exige les effets. Bien loin d'avoir pitié de votre âme, je lui suis toujours plus cruelle, car je vous assure que ce serait une mauvaise pitié. Votre fond n'a garde de vous reprocher rien, car il ne prend point de part à vos réflexions, à vos troubles et à vos agitations. Il n'y a que la nature et l'amour-propre qui craignent extrêmement leur perte et qui se remuent. Le fond n'y a point de part et il dirait volontiers à la raison : Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi3 et pourquoi me troubles-tu ? Ce ne peut jamais être la nature qui donne des lumières de dépouillement puisqu'elle ne tend qu'à se vêtir. [261] Oubliez autant que vous pourrez, et n'allez point chercher à vous souvenir de rien. Dieu vous jette dans un labyrinthe d'où Il vous tirera quand il Lui plaira. Il n'y a que Lui qui puisse le faire, et ce n'est pas à vous d'y mettre la main.

1Monsieur Bertot ?

2Ph 3, 10.

3Jean  2, 4.

 357 [D.2.92]. Mourir à tout et à soi-même.

Demeurez, au nom de Dieu, abandonnée. Il ne s'agit présentement et toujours que de deux choses : d'un fond soumis sans exception, et d'une disposition actuelle d'oubli continuel de vous-même. Soyez persuadée que, par ces dispositions, on s'épargne bien du mal en toute manière. Car l'oubli et la soumission sans retour font que Dieu Se contente souvent de cette soumission, autant parfaite qu'elle est continuelle et sans retour, au lieu qu'une autre disposition, entretenant notre vie, oblige souvent Dieu à nous donner des coups qu'Il ne nous donnerait pas sans cela. Si, [262] lorsqu'il vous vient des pensées, vous vous trouviez sacrifiée dessous, elles tomberaient, et votre paix et largeur augmenteraient par la disposition actuelle et continuelle de sacrifice. Ce n'est pas toujours les choses en elles-mêmes que Dieu demande et exige, mais une entière souplesse. Oh ! que cela épargne de peine !

Toutes vos vues qui vous multipliaient et vous faisaient entrer en vous-même, étaient de la nature et de l'amour-propre, qui se conserve autant qu'il peut. Défiez-vous de tout ce qui vous multiplie, qui vous porte à vous conserver vous-même soit dans votre honneur, soit dans vos biens spirituels. Votre précaution avec Dieu sera toujours assez inutile. C'est à cause que vous vous étiez, sans le vouloir et peut-être sans le connaître, multipliée et reprise, que Dieu a voulu vous purifier par ce renouvellement d'abandon sensible. Car, pour peu que l'on s'écarte de l'abandon, on a besoin d'un nouvel abandon. Et quand vous avez une nouvelle pente à vous abandonner, soyez convaincue de deux choses : ou que Dieu veut de vous quelques nouveaux sacrifices, ou que vous vous étiez un peu reprise. C'est peut-être l'un et l'autre qu'Il veut vous insinuer.

Votre tendresse et votre union pour N. étant de la volonté de Dieu, n'est point contraire à Son amour. Il n'y a rien qui lui soit contraire que vous-même et ce que vous estimez ou aimez par rapport à vous et qui vous fait être quelque chose. Laissez-vous donc détruire sans réserve. Ce n'est pas à vous de regarder le moyen dont Dieu Se sert pour cela. Tant que vous verrez ces choses en manière créée, vous serez toujours embarrassée, mais lorsque vous les verrez en Dieu, hors de vous, elles changeront de face.

 358 [D.2.93]. S’abandonner à mourir.

Dieu met l'âme dans une si cruelle et longue mort qu'il n'y a plus de vie ni d'espérance de vie. Ainsi je ne puis demander de soulagement pour vous à présent. Je l'ai fait quelquefois, et [264] Notre-Seigneur m'a quelquefois exaucée selon ce que vous me disiez après, mais cependant je vois que c'est une pitié cruelle. Il faut donc que je vous vois égorger et que, non contente de faire comme la mère des Maccabées qui encourageait ses enfants lorsque les bourreaux les faisaient mourir1, il faut que j'aie été votre bourreau et que, vous ayant donné le coup de mort, je ne veuille pas que l'on bande vos plaies. Pardonnez-moi tout ce mal, et c'est par là même que vous connaîtrez un jour que je suis votre véritable mère.

1II Mac 7, 20-23, 27, etc.

 359 [D.2.94]. Comment faire dans la mort mystique.

Votre état me plaît. Ne craignez rien si vous n'aimez rien en vous. Laissez-vous à la divine justice. Ne songez plus à être un enfant de miséricorde, mais dévouez-vous pour jamais à Sa divine justice pour le temps et pour l'éternité. Soyez sa victime et n'espérez plus autre chose que d'être égorgé [265] très réellement. Une mort réelle ne laisse plus de ressource pour la vie ; jusqu'à ce temps, à quelque extrémité que l'on soit rendu, on peut tout espérer. Mais qui dit mort, ne dit pas un seul brin ni germe de vie. Laissez-vous donc comme une paille prête à brûler et qui ne peut ni doit espérer un plus heureux sort. Qui dit abandon total, n'excepte rien. Qui dit désespoir, ne suppose plus d'espérance. Qui dit perte, ne voit plus de refuge. Si vous n'aviez cette conviction et expérience réelle, combien de faux-fuyants trouveriez-vous malgré vous pour échapper ? Oh ! que Dieu vous tient bien ! Vous ne pouvez plus échapper à la justice, et c'est l'attribut auquel vous êtes dévoué. Essuyez-en toutes les rigueurs. Adieu.

 360 [D.2.95]. Comment faire dans la mort mystique.

Vous n'avez point à vous plaindre. Vous avez désiré la mort, elle est venue. Pourquoi vous [266] mêlez-vous de vous ? Pourquoi y penser ? Demeurez abandonnée sans réserve pour le temps et l'éternité si Dieu le veut. Perdez tout intérêt quel qu'il soit, et vous trouverez la paix. Vos peines viennent encore d'une autre source, qui est que vous avez voulu ajuster les choses et réfléchir sur votre état. Cela vous a fait entrer dans les doutes, dans les craintes sur l'avenir, dans les retours sur vous-même. Vous vous êtes retirée de cette innocence ignorante dans laquelle vous viviez en paix et sans raisonnement. Qui vous a dit que vous étiez nue1, si vous n'avez pas réfléchi sur vous-même ?

Au nom de Dieu, faites un sacrifice sans réserve et sans retour sur vous-même pour vous abandonner de telle sorte que vous ne songiez plus à l'avenir non plus que s'il n'y en avait point, ou bien attendez-vous à souffrir beaucoup d'angoisses. Il n'y a plus de milieu : il ne faut plus ni rien aimer, ni rien désirer par rapport à vous, mais tout perdre pour Dieu.

Si vous sortiez de l'abandon où Dieu vous met, vous entreriez dans un [267] vrai désespoir et dans une opposition à Dieu. Il est bon que vous éprouviez que vous n'êtes pas aussi maîtresse de votre état que vous le croyiez, et que Dieu est assez fort pour vous en empêcher. Cependant vous pouvez toujours vous reprendre, mais je vous assure que par là vous entreriez dans un enfer. Je ne vous dis ma pensée que par la compassion que j'ai de votre peine.

1Cf. Gn 3, 11.

 361 [D.2.96]. Comment faire dans la mort mystique.

Il me semblait hier deux choses : premièrement, que ce qui fait que les communications de mon cœur au vôtre n'ont pas toute leur étendue, est parce que vous êtes en attente de quelque chose et aussi que vous mesurez la communication selon le goût que vous en avez. Cela n'est plus de votre degré. Il faut que mon âme vous communique nudité et abandon plus profonds, mais non par le goût aperçu : autrement [268] je vous ferais tort et vous tirerais de votre état. Soyez certaine que ce repos goûté est encore une hôtellerie pour vous soulager dans votre état, et non un état pour vous soulager.

Il faut que tout vous soit arraché. La nature craint et souffrira assurément de ne trouver ni dans la créature ni en Dieu rien qui l'accommode. Cela lui donnera un je ne sais quoi qui fera que tout ce qui n'est pas pour elle, ou rapportant à elle, l'incommodera. L'état des autres, même leur union, leur indifférence, tout cela servira à déprendre cette nature maligne qui a chez vous une délicatesse de malignité incroyable. Soyez persuadée que je vous dis la vérité. Il y en bien d'autres qui vous seront découvertes peu à peu.

Cette humilité et facilité à vous accuser, condamner et à être bien aise que l'on vous dise vos défauts, est un bien qui, lorsqu'il vous sera arraché (comme il le sera sans doute) ne vous laissera qu'une irritation de la nature contre ce que l'on vous dit qui vous improuve1. Cela [cette irritation de la nature] [269] vient de deux sources : la première de ce que la nature est si maligne qu'elle se veut toujours cacher lorsque ce n'est plus un principe d'un vertueux amour-propre qui la fait agir. La seconde est l'impuissance où l'âme est de remédier à ses maux surtout lorsqu'elle perd un certain soutien foncier : elle veut toujours voir un motif, un ordre, une fin, une opération, une bonne chose, enfin un petit morceau. Cependant il faut que tout cela soit arraché : je dis tout, sans exception.

Je vois que Dieu vous ménage encore dans cette possession qui vous reste des choses et à la tendance à les avoir2 : c'est ce qui cause vos peines. Il faut suivre nue un Jésus nu. Ceci s'étend fort loin et comprend bien des choses, qui arriveront sans doute si vous voulez bien vous perdre de vue.

1C’est-à-dire contre la déclaration qu'on vous fera de vous improuver. (Dutoit).

2Sens : et à la tendance qui vous reste à les avoir.

  362 [D.2.97]. Dispositions à l’anéantissement.

 [270] Votre lettre, madame, me donne de la joie, y voyant les démarches de la grâce qui conduit votre âme avec une économie admirable. Ce rien pénible et affreux n'est pas sans misère. Vous ne savez pas à quoi vous vous êtes engagée lorsque vous avez consenti à tous les desseins que le Père a eus sur vous de toute éternité. Oh ! que cela aura de grandes et de fortes suites ! Vous avez fait la demande de la mère des enfants de Zébédée : Vous ne savez pas ce que vous avez demandé, mais pouvez-vous boire le calice que mon Père vous a préparé1 ?

L'état d'indifférence est celui dans lequel vous entrerez un jour aussi bien que celui de pur rien. Ce qui vous a été donné n'est que comme un gage de l'état que vous devez avoir un jour. Mais il y aura des morts à passer avant ce temps ! Il est aisé de vouloir bien aller en enfer lorsqu'on n'a rien fait pour le mériter ; mais si vous portiez la réelle [271] expérience de tout ce que vous êtes par vous-même et de ce que vous seriez sans Dieu, oh ! alors l'enfer vous paraîtrait bien terrible ! Cependant j'aime beaucoup cette disposition parce qu'elle m'est un bon augure et comme l'assurance que Dieu vous fera passer par d'étranges abandons. Ce sera alors qu'il ne faudra pas vous reprendre. Mais vous oublierez alors ce que vous avez demandé et éprouvé.

La lumière que vous avez eue du peu d'utilité de nos propres opérations est très bonne ; quand Dieu nous fait entrer dans la voie d'anéantissement, elles nous servent d'obstacles puisqu'elles nous servent d'appui et de soutien, et nous empêchent d'entrer dans le néant. Ensuite de quoi, vos fautes vous brouillent, ce qui fait voir que vous n'avez le néant qu'en lumière et non en réalité. Car une âme bien dans le néant ne se brouille pour aucune faute qu'elle puisse faire, car elle sait que son propre est de faillir. Comment accorder l'indifférence pour l'enfer, la connaissance du peu d'utilité de nos opérations et se brouiller pour ses fautes ?

Vous avez bien d'autre amour-propre [272] que celui dont vous me parlez, que vous ne connaissez pas encore. Il est bon qu'il s'échappe au-dehors pour se faire connaître. Je vous ai déjà dit que dans l'esprit que sont vos sœurs, si vous ne les traitez pas avec fermeté, vous n'en viendrez pas à bout. Votre âme n'est pas encore en état de parler avec fermeté sans sentir quelque émotion. Vous devez négliger cette émotion lorsqu'il s'agit d'une correction nécessaire, parce que vous devez préférer l'utilité de votre sœur à une légère émotion. Lorsque la chose n'est pas nécessaire et que vous pouvez la remettre, attendez que votre émotion soit passée. Ne vous faites point de routine de confession, mais allez-y lorsque vous en aurez le mouvement et le besoin, et dites ce que Dieu vous reproche, et non ce que vous vous figurez être faute. Il vous arrivera souvent d'entrer dans ces troubles lorsque vous donnerez entrée aux réflexions. Il faut tout laisser mourir. Mais lorsque les réflexions vous importunent et qu'elles sont en vous malgré vous, souffrez-les, sans vouloir vous en défendre, car ce que vous faites est une propre action qui vous salirait plus [273] que les réflexions. Vous en aurez souvent de celles-là, à présent et dans la suite, pour vous faire perdre la possession où vous êtes de votre fond. Si vous n'aviez qu'à vous regarder vous-même sans envisager l'utilité de vos sœurs, le conseil de M. … serait admirable, mais dans l'état où vous êtes, je crois qu'il faut les reprendre avec fermeté et suivre le conseil de saint Paul : Courroucez-vous et ne péchez point2. Il viendra un temps que vous direz tout sans courroux ni fâcherie.

L'union que vous avez avec moi ne doit plus être sensible, car elle serait contraire au dessein de Dieu sur vous et l'état où Il vous a fait entrer, qui est de foi, de croix, de mort et d'anéantissement. Si elle produisait autre chose dans l'état où vous êtes, cela ne serait pas de Dieu. Les croix ne sont pas si loin que vous pensez, et vous vous serez dans la suite une bonne croix à vous-même. Quand Dieu fait entrer dans les croix, elles tombent dru et menu comme grêle. Laissez faire Dieu : Il la fera venir dans son temps. Je vous défends bien de faire des brouillons des lettres que vous [274] m'écrivez. Et ne réfléchissez pas si ce que vous dites de vous est vrai ou non : écrivez simplement les choses comme elles vous viendront à l'esprit, et ne faites point de retour sur vous ni sur ce que vous écrivez. Accoutumez-vous à agir bonnement et simplement.

1Mt  20, 22.

2Ep 4, 26.

 363 [D.2.98]. Ne point chercher d’appui.

Je ne crois pas que vous deviez réfléchir si vous avez bien fait ou mal fait d'avoir parlé à N. Il n'y a nul mal de l'avoir fait, mais il y a de l'imperfection dans les circonstances si c'est pour avoir de l'appui. Mais comme Dieu Se sert de tout, je ne doute point qu'Il ne Se soit servi de cela pour le bien de N. Et vous pouvez continuer sans scrupule, puisque ce n'est pas de vous confier à lui qui soit défectueux, mais bien de chercher un appui secret lorsque Dieu vous les veut ôter tous. Si vous voulez bien me croire et ne chercher nul appui lorsque vous serez peinée, vous verrez que les choses en iront bien mieux. [275] Autrement, c'est travailler à vivre lorsqu'on s'efforce de vous tuer. Croyez donc sans hésiter, et même toute pleine d'hésitations, car pour ce qui me regarde, si je n'avais pas autant de défauts que j'en ai, Dieu en ferait venir exprès pour vous perdre davantage et pour vous ôter tout appui, vous faisant obéir et être docile sans nulle raison de l'être.

Je n'ai jamais eu la pensée de vous quitter. Mais comme il ne dépend nullement de moi de me donner des lumières, si vous aviez suivi une autre conduite, il m'aurait été impossible (quelque affection que j'eusse pour vous) d'avoir rien à vous dire. Et j'éprouve que, dès que vous êtes flottante et que vous n'avez pas de docilité aveugle, outre que vous en souffrez beaucoup, je me trouve toute fermée, non par aucune volonté qui soit en moi, mais parce que le Maître ferme le robinet comme il Lui plaît et qu'Il l'ouvre de même. Ce n'est pas à moi d'ajouter à ce que Dieu fait. C'est Lui qui ouvre et nul ne ferme. Qui ferme et nul n'ouvre1.

1Ap 3, 7.

 364 [D.2.99]. Purification de l’amour-propre.

Au nom de Dieu, ne vous tourmentez plus pour connaître si vous êtes occupée de Dieu et si vous L'aimez. Il faut que Dieu soit pour vous Toi, Dieu inconnu1. Il ne vous dérobe cette connaissance que parce qu'il vous est avantageux d'ignorer ce qui se passe en vous. Vous ne savez peut-être pas que notre vue propre a une telle malignité qu'elle corrompt tout ce qu'elle touche. Dieu prend soin de vous comme d'un petit enfant qu'Il ménage. Il ne vous fait voir de Ses bontés que ce qu'il faut pour Se faire aimer de vous, et Il vous cache toutes celles qui ne serviraient qu'à vous amuser autour de vous-même et à causer de vaines [277] complaisances. Or les vaines complaisances dans les dons de Seigneur sont bien plus dangereuses que celles des dons de nature. Laissez périr tous les sentiments de foi, etc. Votre foi ne fut jamais plus forte, quoiqu'elle ne soit pas aperçue : celui qui croit sans sentir la foi, qui espère contre l'espérance2 même, est celui qui a la véritable foi et la parfaite espérance. Les dons surnaturels ne sont point assujettis aux sentiments, et Dieu épure les vertus par les tentations qui leur sont contraires. Accoutumez-vous à avoir du courage : vous n'en avez non plus qu'une poule ! Dieu ne bat pas encore le fer, Il ne fait qu'apprêter le marteau, et vous craignez !

Il est de conséquence, ma chère fille, que vous soyez une fois bien convaincue qu'en fait d'être à Dieu, les sentiments ne servent de rien, qu'ils sont pour la plupart trompeurs et qu'il est impossible d'arriver à Dieu qu'en les outrepassant. Croyez toujours le contraire de ce que vous sentez. Ne demandez à Dieu que Sa volonté. Ce n'est point à nous de choisir la nature de notre supplice, mais c'est à Lui à nous l'appliquer. [278] La disposition la meilleure est cette stupide indifférence dont vous vous plaignez. Soyez persuadée que les peines extérieures de confusion, d'opprobres, etc. quelque grandes qu'elles soient, ne peuvent que purifier de l'amour-propre sensible et grossier, qui est le moins dangereux. Il faut des peines purement spirituelles pour guérir de l'amour-propre spirituel. Laissez-vous donc conduire au Seigneur et ne vous mêlez plus de vous-même.

Ne vous étonnez pas des effrois, des terreurs, et même d'une infinité de sentiments et mouvements irréguliers. Cela vient d'une cause qui vous sera dans la suite une bonne croix. C'est le même principe qui vous porte à me craindre et qui cause vos peurs. Laissez tomber tout cela comme si cela n'était pas. Je vous demande une grâce, qui est que vous ne parliez pas à M. de ces sortes de peines, parce que, comme il aime tout ce qui est extraordinaire, il vous nuirait et vous ferait prendre le change, vous arrêtant à des choses qu'il faut nécessairement outrepasser.

Si vous souhaitez que je vous aime, vous avez de quoi être contente. [279] Souhaitez plutôt d'aimer Dieu et qu'Il S'aime Soi-même en vous, que de désirer qu'Il vous aime. Quittons nos intérêts pour ceux de Dieu seul : Il vous aimera nécessairement si vous L'aimez librement. Soyez libre et allègre à Son service. La tristesse sous bon prétexte rend pesant et empêche Dieu d'opérer en nous parce que notre cœur se rétrécit par la tristesse : c'est la plus dangereuse tentation. Je ne suis point fâchée que votre voyage soit rompu. Écrivez quand vous voudrez et ne vous contraignez jamais ni pour le faire, ni pour ne le faire pas.

1Is 45, 15.

2Rm 4, 18.

 365 [D.2.100]. Purification de l’amour-propre, etc.

Je vous conjure de ne point réfléchir comme vous faites après que les choses sont faites. Si vous êtes [280] en doute de quelque chose, demeurez-en humiliée, mais ne réfléchissez point dessus pour l'examiner. Allez plutôt du côté de la largeur que du scrupule. Vous devez parler librement et simplement avec N., sans vous gêner comme vous faites. Vous êtes appelée à la liberté des enfants de Dieu, et vous vous donnez des tortures continuelles ! Cela passera.

Il vaut mieux sentir l'amour-propre que de ne le sentir pas : il plaît à celui qui l'ignore et il fait horreur à celui qui le connaît. L'amour désintéressé est un don de Dieu, qu'il faut attendre de Sa bonté et que nous ne pouvons point nous donner nous-mêmes.

Oh ! La bonne lumière qui convainc de la nécessité de vous oublier vous-même, ne réfléchissant ni sur le passé ni sur l'avenir, ni sur le parfait ni sur l'imparfait ! Vous qui aimez d'être parfaite, c'est là la perfection. C'est un chemin qui vous est montré et qu'il faut suivre quoi qu'il vous coûte. Vous y broncherez souvent, car ayant l'esprit aussi réfléchissant que vous l'avez, il faut mourir à toute réflexion, et elles viendront en foule, mais il n'y a qu'à les laisser tomber. [281] L'ouvrage de la mort à soi-même n'est pas assurément si tôt achevé qu'on pense : nous vivons dans toutes les parties de notre corps et de notre esprit, même dans les bonnes et saintes choses. Lorsqu'il faut arracher ces vies, et qu'on s'aperçoit qu'une vie en couvrait une autre, et qu'une mort donne lieu à l'autre, cela surprend. Mais il faut avoir une grande patience avec nous-mêmes et nous persuader fortement que c'est à Dieu de faire cet ouvrage.

Demeurez souple entre Ses mains comme un linge mouillé. Au nom de Dieu, ne vous regardez plus vous-même : ne regardez que votre divin Époux. Lorsque vous L'aimerez comme il faut, il vous sera difficile de détourner les yeux de dessus Lui pour vous regarder vous-même : ils seront si forts attachés à ce divin objet qu'il vous serait presque impossible de vous en désoccuper un moment pour vous voir. Il est bien plus agréable de ne voir que Lui que de voir ce vilain soi-même : laissez-le là. La besogne en sera bien plus tôt faite. Quand sera-ce que vous ne connaîtrez plus rien en vous, ni bien, ni mal ? Allez librement, courez, sans vous amuser [282] à voir les haies qui bordent le chemin. Crottez-vous plutôt un peu et ne vous arrêtez pas. Bon courage ! Tout ira bien. Allons notre chemin et ne pensons plus au passé. Laissez-là ce vilain amour-propre : courez après le divin Maître, et ne retournez pas la tête pour une fausse sagesse, si vous ne voulez devenir statue de sel.

Vous vous expliquez fort bien et je vous entends à merveille. Il n'y a que la fin de votre lettre qui ne vaut rien, où vous dites que vous craignez d'avoir menti en expliquant vos dispositions : puisque vous ne le savez pas et que c'est une chose fort éloignée de votre naturel, votre crainte ne vient que de votre retour sur vous-même et par conséquent est vilaine. Vous avez cependant menti effectivement, car vous avez dit que vous ne réfléchiriez plus tant sur vous, et vous ne faites autre chose ! Il faudra bien retrancher tout cela, mais peu à peu. Vous êtes comme ceux qui font dessiner un bâtiment et qui le croient fait. Vous voyez en raccourci le dessein de votre édifice intérieur : laissez-le bâtir au grand Architecte. Il faut [283] des coups de ciseau et de marteau, il s'élève beaucoup de poussière, mais tout sert. Rien n'est plus laid qu'une maison qu'on bâtit, et elle n'est propre que lorsqu'on cesse d'y travailler. Si un homme se mettait en tête de nettoyer à mesure que les maçons salissent, ne perdrait-il pas sa peine, et son travail ne serait-il pas ridicule ? On lui dirait : « ou cessez de bâtir ou laissez achever l'ouvrage » : tout sera propre et rangé.

 366 [D.2.101]. Tentation d’amour-propre spirituel.

Pourquoi voulez-vous être assurée de votre persévérance ? Cette certitude est incompatible avec l'état de voyageur, elle n'est pas pour cette vie. La persévérance est un don tellement gratuit que nous ne pouvons le mériter, mais on peut l'obtenir par un don total entre les mains de Dieu. Il faut dire à Dieu avec le Roi-Prophète [284] : Mon sort, Seigneur, est entre vos mains1. Faites de moment à autre ce que vous croyez devoir faire, et laissez le reste à la divine Providence. Ce désir inquiet de bien faire et de vouloir sentir et connaître qu'on est comme Dieu veut, est une dangereuse tentation. C'est un effet de l'amour-propre qui empêche une certaine dilatation de cœur, une légèreté et une aisance nécessaire pour courir dans le chemin de la vertu. Le resserrement empêche l'avancement. C'est ce qui fait dire au Roi-Prophète : Je courrai dans les voies de vos préceptes lorsque vous aurez dilaté ou étendu mon cœur2 sans que rien me fasse tomber.

Laissez-vous donc aller à cette généralité et à ce repos, sans craindre la paresse. Mon Dieu ! moins de crainte et plus d'amour ! Mon Dieu ! avons-nous affaire à un tyran ? Non assurément, mais bien à un Dieu tout bon qui connaît nos faiblesses, qui en a même pitié. Plus nous sommes faibles, plus Il nous protège. Il porte les petits et laisse marcher les grandes personnes. [285] Vous voulez être grande, vous voulez voir vos démarches ? Celui qui se laisse porter ne peut voir la trace de ses pas.  Oh ! vraiment vous êtes trop grande ! Vous voudriez faire comme saint Christophe qui portait, à ce qu'on dit, le divin petit Maître : c'est bien le monde renversé. Il faut que vous soyez si petite qu'Il vous porte, tout petit qu'Il est, comme on porte une paille.

1Ps 30, 16.  

2Ps 118, 32.

 367 [D.2.102]. Abandon, distractions, mortification, etc.

J'ai toujours beaucoup de joie, monsieur, quand je reçois de vos lettres. Je ne doute point que Dieu n'achève en vous l'ouvrage qu'Il a commencé. Je sais qu'il est dur à la nature de rester abandonné à Dieu. On s'abandonne par secousses et lorsqu'on a [286] du goût à le faire, mais quand les sujets d'abandon sont longs, on se reprend, on commence à craindre et à se mêler de soi, ce qui ne sert qu'à allonger le supplice. Toutes ces craintes ne viennent que d'amour-propre et des retours sur soi-même. L'abandon parfait ne peut venir que du pur et parfait amour. Plus notre amour est pur, plus notre abandon est constant et invariable, car, ne regardant que la seule gloire de Dieu, il ne doit point nous importer en quoi il la met, et nous devons être aussi contents de notre entière destruction, d'une longue expérience de nos misères que des faveurs les plus signalées. Je dis plus, que les faveurs ont trop d'agrément pour nous pour que nous puissions marquer par elles à Dieu la pureté et le désintéressement de notre amour : qu'est-ce qui aime le mieux, de celui qui veut bien périr pour ce qu'il aime ou de celui qui n'est occupé qu'à recevoir des caresses et des bienfaits de son bien-aimé ? Je vous en fais juge. Soyez donc à Dieu sans réserve par un don irrévocable. Il vous guérira quand il Lui plaira, et vous seriez sans [287] doute fâché de guérir plus tôt qu'Il ne désire.

Pour M. ***, je désire fort qu'il se donne à Dieu véritablement. Il est difficile de le faire au milieu de tant d'occupations à moins qu'on ait eu de bons commencements et qu'on ne soit déjà avancé ; alors les emplois de l’État ne distraient plus guère.

Ne vous étonnez pas non plus de vos distractions. Il ne dépend pas de vous d'arrêter la volubilité de l'esprit et de l'imagination, mais vous savez en faire usage en les laissant tomber et vous tenant invariablement uni à Dieu et soumis à Sa volonté. Quelquefois même les distractions sont fort utiles, car, outre qu'elles empêchent une certaine estime de son état, c'est que l'ennui et la contrariété qu'elles nous font, nous portent à nous attacher plus fortement à Dieu et nous cachent à nous-mêmes Son opération. La nature est une si grande larronesse, qu'il faut toujours qu'elle dérobe quelque chose de ce qu'elle aperçoit.

Mon Dieu, que l'abandon total entre les mains de Dieu et le mépris de nous-mêmes est un grand point ! [288] C'est le pivot sur lequel tout roule. Cela parvient jusqu'à la haine de nous-mêmes. Quand on hait fortement un sujet, on ne lui souhaite point de bien, on est même ravi de le voir maltraité, disgracié, humilié ; on aurait de la peine de le voir favorisé et dans l'élévation. C'est ainsi que nous devons être pour nous-mêmes.

Vous avez très bien fait d'empêcher cette bonne demoiselle de faire des austérités : ce sont de véritables tentations en l'état où Dieu l'a réduite. Elle a besoin de toute sa santé. Dieu sait bien mieux nous mortifier que nous ne savons nous mortifier nous-mêmes. Si elle était libre, bien à son aise et dans l'indépendance, il y a mille manières ingénieuses de se mortifier qui ne sont point de ces austérités éclatantes qui éblouissent les yeux des autres et nous rendent très contents de nous-mêmes. Qu'elle demeure entre les mains de Dieu : Il saura bien lui fournir des mortifications auxquelles elle ne s'attend point et qui ne seront point l'effet des austérités choisies. C'est un grand avantage pour elle de s'être accoutumée de bonne heure à cette démission [289] de volonté pour s'accommoder à tout le monde. Dieu lui en fera pratiquer, dans la suite, une plus parfaite qui lui sera peut-être moins agréable. Il n'y a qu'à laisser faire Dieu ; c'est un bon Maître. Je ne m'étonne pas de ce que le divin petit Maître a pris le métier de charpentier : Il est admirable pour bien tailler les croix et les proportionner à chacun de nous.

Lorsque Dieu a des desseins sur une âme, Il lui donne ordinairement beaucoup de courage. Il en faut plus pour se laisser bien conduire à Dieu que pour être général d'armée. Il arrive ordinairement une chose fort particulière, c'est que Dieu renverse Lui-même ce courage naturel qu'Il a donné, et Il exerce l'âme lorsqu'elle ne le trouve plus et qu'elle n'aperçoit que sa faiblesse. Le courage n'est pourtant pas moins là, mais il est plus profond et plus caché. Je la salue de tout mon cœur. Il faut laisser les hommes penser de soi tout ce qu'ils veulent. On ne veut point plaire aux hommes, mais à Dieu.

Pour le second article, qui est de dire ce qui lui vient le premier en pensée, c'est un très excellent conseil [290] que vous lui avez donné. La faiblesse du monde est telle qu'il faut s'accommoder à leurs manières, parce qu'ils ne sont pas capables de cette indifférence que cause la souplesse de volonté. Je souhaite fort que Dieu achève Son œuvre dans votre collègue. On trouve si peu de femmes qui soient à Dieu véritablement qu'il ne faut pas s'étonner qu'elles détournent leurs maris de la piété. Soyez persuadée que vous m'êtes infiniment chère. Je ne vous oublie pas devant le Seigneur.

 368 [D.2.103]. Purification passive de l’âme.

Loin que ce que vous me mandez que vous éprouvez vous doive faire douter de votre intérieur, c'est ce qui l'assure davantage : Dieu, comme un feu autant secret que dévorant, s'empare de vous-même, c’est-à-dire de votre fond, en arrache les impuretés les plus subtiles et, poursuivant la nature dans tous ses retranchements, il faut [291] qu'elle se découvre partout où elle est, et qu'elle quitte enfin la place se voyant poursuivie par un ennemi qui ne lui donne point de quartier. Tenez-vous donc heureuse, et très heureuse, d'apercevoir cette misérable et de voir ses cachettes, car c'est une marque que Dieu est Lui-même en vous, qu'Il y fait des opérations que Lui seul peut faire.

Je ne puis ni ne dois vous en dire davantage à présent. On ne doit opérer en vous que ce Dieu opère Lui-même, c’est-à-dire le dénuement et la découverte de vos défauts. Ne vous attendez-vous plus qu'à la mort. Tout vous doit tourner en mort. Vous haïrez tout ce que vous avez aimé. Il n'y a plus de quartier pour vous. Il faut que tout se perde pour vous et avec vous. J'ai toujours cru, selon les grâces que je sais que Dieu vous a faites, que vous ne demeureriez pas en si beau chemin.

  369 [D.2.104]. Purification douloureuse et abandon.

 [292] J'aime votre état parce que moins il y a de sensible et d'assurance, plus vous avez de quoi exercer votre foi et votre abandon n'ayant point d'assurance en vous-même, au contraire, n'y trouvant que des sujets de douter. Il ne faut pas vous étonner non plus de ne trouver aucune certitude dans ce que vous lisez. Votre état présent, tenant tout en suspens, vous doit porter par là à un abandon très courageux. Moins il y a d'appui en vous, plus vous en trouverez en Dieu. Ne voyez-vous pas que cet état vous fait insensiblement perdre tous les appuis que vous avez en vous-même, vous donne la véritable humilité qui ne peut naître que de l'humiliation et, loin de vous donner de l'amour pour vous-même et de l'estime de ce que vous faites, il ne vous en donne que de l'horreur ?  Oh ! si vous saviez combien cet état est glorieux et agréable à Dieu tout ensemble, vous l'aimeriez plus que tout autre !

J'ai vu ce matin combien ces gens qui se croient si grands devant Dieu, devant les hommes et devant eux-mêmes, qui se soutiennent dans leur prétendue justice, qui ne voient rien que de bon dans leurs œuvres, sont désagréables à Dieu, et combien tout cela sera peu compté devant Lui, durant que de pauvres petites créatures, qui sont dans l'expérience de leur misère, qui se croient la lie du peuple, qui s'estiment comme de la boue parce qu'elles sont couchées sur l'expérience de leur misère, font les délices de Dieu. J'espère que vous serez éclairé un jour de ces grandes vérités.

Pourquoi voulez-vous faire des sacrifices et égorger des victimes que Dieu ne veut pas ? Dieu veut que vous vous soumettiez, que vous soyez dans l'adhérence à toutes les suites de votre état, et vous voulez des sacrifices ! Je vous dirai avec Samuel1 que Dieu ne veut point de ces sacrifices et qu'Il ne veut que votre obéissance et votre soumission. Au nom de Dieu, n'en croyez point votre raison, mais abandonnez-vous au-dessus de toute raison. [294] Je vous assure que vous ne trouverez de paix et de vérité que dans l'abandon.

Vous ne sauriez croire combien j'aime votre état et ce que je conçois que Dieu veut faire en vous, ce qui ne se fera jamais que par l'anéantissement. Ne fuyez point la présence de Dieu parce que vous éprouvez quelques tentations. Abandonnez-vous, et restez devant Dieu. Il vous est utile d'y demeurer, quoique chargé de boue. Dieu vous demande où vous êtes : ne le fuyez point, car, quoiqu'il semble que vous paraissiez plus impur devant Lui, c'est parce qu'Il est plus lumineux et qu'Il découvre les atomes. Il presse même l'apostume2 pour en faire sortir le pus, mais soyez assuré, (sans assurance [sensible] cependant, car votre état porte avec soi l'incertitude), soyez assuré, dis-je, qu'Il ne vous salit que pour vous purifier. Ah, si vous saviez cette opération de l'amour, vous en seriez charmé ! Lorsqu'il veut, comme le feu, changer quelque chose, il semble le salir parce qu'il en fait sortir toute l'ordure. Voyez un morceau de bois dans le feu : il [295] commence par jeter une vilaine écume, ensuite il noircit, mais ayez un peu de patience et vous le verrez bientôt devenir feu. Il en est autant de votre cœur : laissez-le donc à l'amour. Vous ne verrez son œuvre que lorsqu'il sera fort avancé.

Je vous assure que votre âme m'est chère ; ne craignez donc point que je veuille l'égarer : c'est un chemin que j'ai passé la première. Vous verrez même que plus vous serez misérable, plus vous serez utile aux âmes car, moins il y a de nous, plus il y a de Dieu. Il n'établit les choses, ce Dieu fort et puissant, que sur le néant. Laissez-vous donc anéantir. Je vois des démarches infinies que l'on vous fait faire : combien êtes-vous éloigné de l'estime de vos œuvres ? Bon courage ! Je vous assure que vous avez un Sauveur qui fera Son plaisir de vous racheter, et c'est en Lui que vous trouverez tout ce qui vous manque. Ne croyez pas que l'intérieur soit si loin de vous. Je vous assure que vous êtes très proche du Royaume de Dieu.

Ne craignez point que votre état soit opposé au pur amour : vous en verrez un jour les effets. Mais, que dis-je, [296] ne craignez point. Il n'y a que Jésus-Christ seul qui puisse vous rassurer. Oui, Il vous dira, et peut-être bientôt Il vous le fera sentir : C'est moi, ne craignez point3. Vous ne sauriez croire combien cet état vous purifie. Oh ! si vous compreniez ce que c'est que la propriété et combien elle est injurieuse à Dieu, vous verriez que votre boue est un savon qui, en vous en délivrant, vous blanchira comme la neige. Essayez de toute disposition, vous ne trouverez jamais de paix que dans l'abandon et le délaissement de vous-même. Songez que vous m'assurâtes de vous être donné à Dieu sans réserve pour le temps et l'éternité. Laissez-Le donc faire de vous ce qu'il Lui plaira de vous pour le temps et pour l'éternité. Une chose donnée n'est plus en notre disposition.

1I Rois.

2Apostume : abcès.

3Mt  14, 27.

 370 [D.2.106]. Peines et impuissances.

Ne vous étonnez point de votre humeur. La privation de la vie intérieure (je dis du goût de la vie) cause toutes sortes de faiblesses. On sent comme autrefois les humeurs dominantes et on n'a nulle force pour les surmonter. Ce que l'on ferait même pour cela ne servirait qu'à affaiblir davantage. Votre …1 y contribue peut-être un peu, quoique vous ne vous en aperceviez pas. Il faut non seulement en venir à un état qui paraisse tout naturel, mais de plus, il faut porter une disposition qui paraisse exclure tout bien et ne laisser que les impressions apparentes de tout mal. Laissez [302] tout perdre, je vous en conjure. Si vous retenez quelque chose, il faudra toujours la perdre, quoique Notre-Seigneur semble le tolérer pour un temps afin de ne pas effaroucher ; ce qui néanmoins ne sert qu'à retarder un peu, parce que, de même qu'en montant un degré on en laisse un derrière, aussi l'on n'avance dans la perte qu'à mesure que l'on perd ce qui se présente le premier. Et si l'on gardait, toujours sous de bons prétextes, certaines choses qu'il faut perdre un jour, quelque nécessaires qu'elles paraissent, jamais on n'entrerait plus avant dans la perte, demeurant arrêté comme à une barrière, sans savoir pourtant ce qui arrête. Il arriverait ce qui est dit dans l’Écriture, que l'âme se dessécherait peu à peu et tomberait dans une langueur2 qui ne servirait de rien pour son anéantissement.

Il ne faut chercher nul attrait dans la solitude. Vous y serez cependant en vous y amusant moins mal que partout ailleurs. Votre humeur vous exercera longtemps jusqu'à ce que le large immense vous soit donné par la perte de toutes choses et par l'expérience de [303] toutes misères. Il vous est de conséquence de ne pas barguigner avec Dieu. Vous avez tant à perdre par rapport au dessein de Dieu sur vous, que vous ne sauriez trop rendre.  Oh ! si vous entendiez ce que mon cœur dit là-dessus au vôtre (quoique ma plume n'en exprime rien), que je serais contente, et que vous seriez bien quoique mal en apparence !

Peut-être perdrez-vous tout sentiment d'abandon dans la volonté pour ne sentir qu'impuissance. Quoi que l'on vous ôte d'appartenant à la volonté aussi bien qu'à l'esprit, il ne faut pas courir après. Amusez-vous quelquefois. Ne soyez pas si sage et vous serez bien. Un peu de promenade et quelque moment de désoccupation vous accomoderait assez.

Le chemin qui conduit à la vie est étrangement étroit. Oh ! que la porte en est petite3 et qu'il faut être nu pour y passer ! Sitôt que l'âme entre dans le chemin de la perte et de la mort, il faut qu'elle fasse son testament, qui consiste à laisser à Dieu et aux créatures ce qui leur appartient ; Dieu ayant [304] pris ce qui est sien, il ne nous reste uniquement que le néant. Ceci est réel, mais très réel. Plus tôt on est logé là, plus tôt est-on affranchi de l'incommodité de se voir tout ôter l'un après l'autre. Le Seigneur fait un inventaire du bon et du mauvais : Il montre l'un et l'autre à l'âme, mais Il ne lui montre le bien que pour le lui ôter, et le mal, ce semble, que pour lui laisser, et il lui est donné comme un vêtement ; l'âme peut dire [alors] qu'après avoir été revêtue de Dieu, l'enfer lui est un vêtement, et cet enfer paraît nu devant Dieu. Sainte Catherine de Gênes dit qu'elle vit une fois son âme nue de tout bien4, que cette vue la pensa faire mourir ; elle dit qu'elle serait morte si Dieu ne l'eût soutenue miraculeusement. Laissez-vous donc ôter les choses mêmes qui vous paraissent les plus nécessaires, car Dieu est plus que tout cela. Mais, me direz-vous, je perds le sentiment de Dieu en perdant tout le reste : il est vrai, mais Dieu est au-dessus de tout sentiment.

1Peut-être nature, ou naturel, ou charge et emploi. (Dutoit).

2Cf. Ps 101, 5.

3Mt  7, 14.

4v. Dialogues, Livre 1, chap. 12.

 371 [D.2.107]. Bonheur de l’anéantissement.

Vous ne sauriez croire la joie que j'ai eue d'apprendre par votre lettre que vous voulez bien vous abandonner à Dieu sans réserve. Faites-le, je vous en conjure, car c'est assurément ce que Dieu veut de vous et vous y trouverez la source de la vie.  Oh ! si vous compreniez le bonheur extrême de notre rien et de n'avoir plus rien à perdre parce que l'on a tout perdu ! Laissez-vous anéantir absolument.  Oh ! si vous saviez que cela est glorieux à Dieu ! Il m'était une fois montré que Dieu a tiré infiniment plus de gloire de la folie de Salomon que de toute sa sagesse1 et que, sans ses extravagances, on l'aurait adoré comme un dieu. Et je disais à Dieu dans la connaissance claire qui m'en était donnée : «  Oh ! que j'ai de joie, mon Dieu, que le plus sage des hommes soit devenu le plus fou, afin [306] de rehausser Votre sagesse et de faire voir qu'il n'y a que Vous de sage ! ».  Oh ! si vous compreniez ce que c'est que le pur amour et de n'être possédé que du seul intérêt de Dieu seul, combien avec plaisir serait-on couvert de toutes les misères et privé de tous biens ! C'est par là que l'on relève l'éclat des attributs divins.  Oh ! que lorsque sa pure lumière vous sera donnée, vous ne verrez plus les choses en la manière de la créature ! il n'y aura plus chez vous d'intérêt pour la créature, ni de salut, ni de perfection, ni d'éternité. Tout l'intérêt sera en Dieu pour Dieu même.

Le péché de l'ange dans le ciel et celui de l'homme dans le paradis terrestre ont été d'usurpation, de vouloir devenir semblables à Dieu et partager avec Lui Ses attributs. C'est pourquoi saint Michel, l'ange du pur amour, chassant le dragon du ciel, lui dit, selon cette parole de l’Écriture : Quis ut Deus2 ?, comme voulant dire : tu seras renversé par cela même que tu as cru t'élever. Aussi la plus grande gloire que nous puissions rendre à Dieu est de Lui restituer [307] toutes choses par notre anéantissement, Sa force par notre faiblesse, Sa sainteté par notre pauvreté, Sa pureté par nos misères, etc. Je vous estime plus couvert de boue qu'éclatant comme le soleil.

Il y a si peu d'âmes dévouées au pur amour. Soyons du nombre de ces âmes qui veulent bien être immolées au lustre et à l'éclat de la grandeur et de la majesté de Dieu.  Oh ! si je pouvais un peu faire passer en vous et faire dans votre cœur une transfusion de la vérité de l'amour pur, que je serais contente ! Soyez persuadé que tout ce qui n'est point cela est le sentiment de l'amour et non la vérité de l'amour. On trouve assez d'âmes pleines des sentiments de l'amour, et c'est ce qu'on admire, quoiqu'elles soient très vides de la réalité de l'amour. Mais qu'il est rare de trouver des âmes qui, quoique vides de tous sentiments amoureux, soient pleines de la vérité de l'amour, qui est un amour rigoureux, immolant tout, un amour dont la jalousie est dure comme l'enfer3, et qui dit incessamment à une âme dans tout ce qu'elle pense opérer : Qui est comme Dieu ? Il [308] faut alors que cette âme cède et qu'elle s'écrie de toutes ses forces : "  Oh ! que Dieu soit toujours Saint, Saint, Saint, seul Saint, grand et parfait !

Que chacun tâche d'imiter sa sainteté. Mais pour moi qui le connais autant qu'une faible créature en est capable, je ne veux l'honorer que par la destruction et mon anéantissement.

1Dutoit : Voyez les Explications et Réflexions sur II Rois 8, 14-15 [Madame Guyon commente le verset 15, « Mettez Urie à la tête de vos gens, où le combat sera le plus rude ; et donnez ordre qu'il soit abandonné et qu'il y périsse », en l’appliquant à la mort mystique], et sur III Rois 11, 1-4 au tome 5 du Vieux testament [« Mais j'ose dire que cette folie fut infiniment glorieuse à mon Dieu, et utile à Salomon. [...] si Salomon n'était point devenu fou, il aurait toujours attribué à sa force ce qui n'était dû qu'à la force de Dieu... »].

2Qui est semblable à Dieu ?  Ps 88, 7 : Car, qui, dans les cieux, sera égal au Seigneur ? et qui, parmi les enfants de Dieu, sera semblable à Dieu ? (Sacy).

3Ct 8, 6.  

 372 [D.2.108]. Se taire pour mourir à soi.

Pour ce qui vous regarde, je crois qu'il faut outrepasser autant que vous le pouvez ces petites froideurs, ce peu d'attention qu'on fait sur vous, etc. car vous savez que c'est l'endroit de votre vie propre, et que c'est l'article où vous êtes le plus obligé de mourir à vous-même. Pour m'accoutumer à y mourir, je passerais quelque temps sans rien témoigner, quoique cela paraisse vous resserrer et vous rendre de plus mauvaise humeur. Il faut espérer qu'à [309] force de vous faire violence, cela se passera dans la suite, car quoiqu'il soit bon de dire les choses, vous ne les dites que par décharge et parce que l'amour-propre y trouve son compte. Il faut tâcher de vous en abstenir. Je sais qu'en les disant, vous serez soulagé, mais c'est un soulagement de la nature qui, en vous donnant une paix apparente, vous empêche de mourir à vous-même et de vous déprendre du sensible, qui est pour vous comme de la glu.

Gardez-vous de donner le tort à personne : donnez-le à vous-même. Encore faut-il que ce soit sans réflexion. Le grand secret est de ne s'arrêter à rien, car souvent, en voulant se donner le tort, les objets se grossissent et on s'indispose. C'est le grand secret que de s'oublier soi-même et tout ce qui nous concerne. Que si vous sentez votre faiblesse et qu'elle paraisse vous surmonter, supportez-vous vous-même avec patience, car si vous pouviez gagner sur vous de mourir à cela, de ne le point dire et de ne point faire mauvais visage, tout irait à merveille. Que si vous ne pouvez, plutôt que d'être de mauvaise humeur, dites votre peine, mais que ce [310] soit votre pis-aller. Il ne la faudrait dire que lorsqu'elle serait absolument passée, et alors ce serait une humiliation et non une décharge.  Oh ! qu'il est avantageux de mourir à tout !

J'avoue qu'il est dur de mourir, mais que la vie qui suit cette mort est heureuse ! Hé ! que prétendons-nous, sinon que Jésus-Christ vive en nous ? Il n'y peut vivre que par notre destruction.

Il est bon que nous sentions nos misères, que le faix nous en accable : tout sert à celui qui aime Dieu. Bon courage, sans courage ! C'est par la mort perpétuelle qu'on arrive là.

 373 [D.2.109]. Oppositions à la grâce.

Demande : « D'où vient que vous communiquez aux autres paix et plénitude et à moi des peines si excessives qui, plus je demeure avec vous, plus elles augmentent. Cependant je ne résistais point. »

Réponse : Il y a deux sortes de résistances. L'une volontaire et ce n'est pas celle que vous avez. L'autre vient d'une nature irritée qui s'aigrit des mêmes choses qu'on lui donne pour s'adoucir ; et elle rejette véritablement la paix, car la grâce qui opère ces choses (qui tiennent du miraculeux) est d'une extrême délicatesse et est arrêtée de peu. C'est pourquoi Notre-Seigneur disait souvent : Veux-tu être guéri1 ? Vous portiez cette disposition de rejet qui fut la cause de la continuité de vos peines.

Demande : J'ai bien lieu de craindre que ma grâce ne soit perdue et que la paix ne revienne plus.

Réponse : La grâce ne cesse point pour cela, j'entends la grâce foncière et habituelle ; mais on perd un certain écoulement de grâce que l'on recevait dans ce moment et qui est proprement une vertu secrète et cachée, qui n'est autre que la communication du Saint-Esprit, et l'écoulement d'une grâce gratifiante et remplissante, fortifiante et élargissant la capacité de la créature. Il ne faut pas raisonner de vous comme de bien d'autres, parce que vous devez éviter tout ce qui rétrécit le cœur.

1Jean  5, 6.

 374 [D.2.110]. Apprendre à se simplifier.

Comme tout votre défaut vient de votre activité naturelle, soyez persuadé que vous ne sauriez trop vous simplifier. Je dis simplifier et non dénuer : l'un est bien différent de l'autre. Il faut donc pour vous une simplicité d'oraison et une simplicité d'action, ainsi que je vous l'ai dit, laissant tomber également l'activité en ces deux temps. Remarquez que je ne parle pas seulement de l'activité de l'esprit (ce que vous faites il y a longtemps), mais de l'activité de la volonté qui, par ses empressements pour vouloir ce qu'elle n'a pas, perd même ce qu'elle a. C'est ce qui fait une partie des sécheresses que vous avez, qui ne sont point causées, comme vous croyez, par le défaut d'images et d'objets, puisque le premier [défaut des images] ne pourrait que vous nuire beaucoup et le second vous serait fort peu utile.

[313] Une marque que votre oraison est bonne quoique sèche, est ce que je vous ai dit et que vous m'avez avoué être véritable, qui est que lorsque vous vous tirez de l'oraison, vous vous en tirez avec peine et [qu’]il vous semble que vous êtes disposé à la faire, quoique si vous vous mettiez en devoir de cela, vous vous trouveriez comme auparavant. Cette disposition, jointe à ce réveil continuel que vous éprouvez durant le jour, sont les deux marques que Dieu vous appelle à l'oraison de foi. Et ce sont deux signes qui se doivent trouver dans les âmes qui y sont introduites et qui sont les marques les plus assurées que Dieu opère dans l'âme, et qu'elle n'y est point oisive. Car il ne faut pas toujours juger de l'état d'une âme pour l'oraison sur ses défauts. Et qui voudrait régler la vôtre sur cela se méprendrait beaucoup, car vos fautes, même les extérieures, ne viennent pas de dessèchement, mais de trop d'activité. De sorte qu'en travaillant à laisser tomber avec un égal soin votre activité extérieure et intérieure, vous tarirez insensiblement la source de vos défauts.

Votre volonté est volage [314] et voltigeante, sans appui, parce que vous ne lui donnez pas assez de lieu de s'appuyer sur le repos même, et la tenant continuellement en attente de ce qu'elle n'a pas, vous la privez de ce qu'elle aurait en simplicité, si vous la meniez doucement et si vous laissiez tomber les saillies de la nature. Ce défaut est aussi la cause de votre contention d'esprit, ce qui ne se perdra pas de sitôt.

Vous devez vous attendre à beaucoup de sécheresses et d'obscurités, parce que vous avez été beaucoup conduit par le sensible et que votre naturel affectif se nourrit en tout cela. Si vous étiez d'un naturel froid et tempéré, je vous parlerais d'une autre sorte. Tout empressement est imparfait, même celui de vouloir s'ajuster selon la lumière qui vous est donnée : il faut laisser tomber les choses sans effort.

Vous n'avez garde de sentir cette tension de tête lorsque votre oraison est facile, parce qu'alors la volonté goûte et, n'étant plus en quête et en activité, elle ne cause plus cette application d'esprit. Comme vous donnez plus de lieu au repos à la communion, c'est ce qui fait que vous y avez plus de goût [315] et de facilité. Dieu vous marque aussi par là qu'Il veut que vous Le receviez souvent. Cela se passera dans la suite, et ce sera peut-être le temps où vous serez le plus sec.

Vous voyez bien, par tout ce que vous dites vous-même dans votre lettre, que vous ne perdez la paix que pour la vouloir activement. Ne craignez donc pas de vous trop simplifier. Vos fautes vous font le bon effet qu'elles peuvent, qui est de vous humilier sans vous troubler, quoiqu'elles viennent de la cause qui produit tous vos maux, qui est votre activité. Mourez à cette activité et les défauts tomberont d'eux-mêmes. Donnez le plus de temps que vous pourrez au repos et, lorsque Dieu fait oraison chez vous, ne l'interrompez pas. On est toujours plus sensible à la peine qu'au plaisir. La tristesse, et ce qui choque, est une marque de vie, mais il ne faut pas croire que l'on meurt si facilement à tout cela.  

La lecture fait son effet et porte son coup d'abord, qui est très subit : c'est comme un réveil ou une tendance au recueillement. Il faut la laisser opérer tout cela dans le moment ; [316] mais, après cela, vouloir revenir et goûter encore ce que l'on a goûté, cela ne se peut et les efforts que l'on fait sont des activités sans succès. C'est comme si, après avoir pris le suc d'une viande, on en voulait remâcher le marc pour en tirer de la saveur.

Le cœur abat les corps et le corps afflige le cœur. L'amitié du cœur est son bourreau. Je vous souhaite tout mort et tout détruit, et qu'il ne reste plus rien de vous-même. Jusqu'à ce temps-là vous serez très mal, quelque bien que vous vous trouviez. Et lorsque cela sera, vous serez très bien, quelque mal que vous éprouviez.

375 [D.3.51].Construction divine du vrai intérieur.

Je suis toujours fort ravie, monsieur, quand je reçois de vos nouvelles, remarquant le progrès de la grâce en vous. Tous ceux qui commencent de se donner à Dieu travaillent d’abord à la composition extérieure, et cela est nécessaire pour régler les sens et les mettre dans une certaine assiette où ils n’interrompent pas l’opération que la grâce veut faire au-dedans ; mais comme cet ouvrage est de la main de l’homme, sur lequel il croit devoir poser les fondements d’une vie vertueuse, où il met tout son appui et où il s’attache très fortement, Dieu, qui veut faire un ouvrage bien plus merveilleux au-dedans, quoique caché aux yeux des hommes, renverse cet édifice que nous avons bâti nous-mêmes  et n’en laisse pierre sur pierre, afin d’en édifier un autre qui ne soit point bâti par la main des hommes. Plus l’édifice que l’on veut détruire est élevé, plus sa destruction est difficile, plus on voit de dégât et de poussière quand il est détruit. Ces pierres si bien rangées et qui faisaient le plaisir de la vue lorsque l’édifice était entier et rempli d’ornements, deviennent un chaos de matériaux épars et confus. Celui qui voit abattre ainsi sa maison se plaint beaucoup et croit qu’on lui a fait un grand dommage, et d’autant plus qu’il ne paraît pas que l’on rebâtisse l’édifice détruit. Mais qu’il prenne courage et qu’il attende en patience : il verra la main de Dieu en faire un autre tout différent. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que ce même bâtiment paraît rester longtemps et toujours de la même manière, et l’on ne voit point qu’on se serve des mêmes matériaux et qu’on les mette dans un autre ordre. Mais il arrive tout à coup qu’on lui donne comme d’autres yeux, qu’on le mène dans de profondes cavernes : là, il trouve un édifice charmant, auquel il lui est permis d’habiter avec le divin Architecte.

Comme il n’y a rien dans la nature qui ne nous prêche l’intérieur, je crois que tous ces beaux palais enchantés que l’on trouve dans la fable après avoir traversé des cavernes obscures, ces souterrains si merveilleux que personne ne peut trouver par soi-même que celui à qui le secret est découvert, sont bien la figure d’un véritable intérieur. Rien ne paraît plus simple au-dehors. On couvre ces riches souterrains de vile poussière afin que personne ne puisse découvrir le trésor qui y est caché : c’est ainsi qu’en use le Seigneur pour dérober Ses grâces aux yeux des passants et à nos propres yeux. Il est bien permis de demeurer dans ces lieux admirables avec le Maître qui les a produits, mais non pas de s’en rien approprier. Celui qui voudrait se glorifier d’un pareil trésor et le dérober à Celui à qui il appartient, sera chassé dehors comme un voleur.

Vous pouvez faire vous-même l’application de tout cela et voir l’économie de la grâce dans l’âme du juste. Mais à peine, en cent mille, y en a-t-il un qui veuille bien laisser détruire cet édifice bâti de leurs propres mains : ils tâchent, à mesure qu’on l’abat, d’y remettre quelques pierres et de le raccommoder, et souvent toute la vie de l’homme se passe à rajuster ce que Dieu veut détruire. Mais quand nous avons assez de courage pour, par un abandon total, laisser faire à Dieu en nous et de nous ce qu’il Lui plaît, nous parvenons à notre fin par ce qui paraît détruire en nous ce qui conduit à cette même fin.

Donnez-vous donc bien de garde de mettre la main à l’œuvre du Seigneur. Demeurez le plus passif que vous pourrez et soyez résolu à ne vous plus compter pour rien. Alors vous direz avec le Prophète : Vous m’avez élevé jusqu’aux nues et puis Vous m’avez brisé tout entier1. Il y a dans l’Écriture quantité de belles figures de ceci, dont j’espère que Dieu vous donnera l’intelligence. Il ne faut pas s’étonner si, lorsqu’on veut noyer quelqu’un, on lui ôte les appuis qui le tenaient sur l’eau : on ôte d’abord les plus grossiers, et puis les plus subtils, en sorte que, n’ayant rien où se prendre, il faut tomber insensiblement dans cette mer immense de l’amour divin, amour tout pur, qui n’a nul égard pour soi-même,  ce qui ne s’opère que par l’abandon.

Tenez-vous donc heureux, mon cher F[ils], de ce que Dieu commence à détruire ce que vous aviez bâti. Souvenez-vous qu’Oza ne fut frappé que parce qu’il avait voulu soutenir l’Arche2. J’espère que Dieu achèvera en vous l’œuvre qu’Il a commencée. Vous m’êtes bien cher en Notre-Seigneur. Soyez toujours bien fidèle à l’oraison. Quand même vous n’y trouveriez rien qui pût vous satisfaire, ne laissez pas de poursuivre votre route, et vous arriverez enfin par elle.

1Ps 101, 11.

2II Rois, 6, 6-7.

  376 [D.3.52]. Intelligence et simplicité des paroles de Dieu.

 [223] Il m’a été montré comme le soin de Jésus-Christ a été d’interpréter les Écritures Saintes, et d’en découvrir le vrai sens. Lorsque Jésus-Christ vient dans une âme, Il lui donne une intelligence si claire de l’Écriture Sainte que la profondeur lui en est découverte d’une manière si propre et si naturelle qu’il semble qu’elle n’ait été écrite que pour la chose dont la signification est donnée.

Vous me demandez pourquoi je ne me sers point de termes obscurs et extraordinaires pour mieux expliquer les choses intérieures, comme font les autres spirituels ? Mon Maître m’a donné de vous répondre qu’Il ne s’en est jamais servi, qu’il n’y a rien de si profond et mystique que l’Évangile, et qu’il n’y a rien de si simple. Il dit de plus que la simplicité des expressions est conforme à la simplicité de l’âme, et que ceux qui se servent d’expressions si extraordinaires ne sont pas encore parvenus à la parfaite simplicité. On m’a fourni une comparaison pour vous faire comprendre que ces termes obscurs ne viennent point d’avancement1. C’est que, comme [224] la lumière d’un état et sa connaissance précèdent l’état même, il arrive que, lorsqu’on parle des choses d’un état avant leur possession, on en parle avec difficulté, selon la lumière qui est donnée qui a toujours quelque chose d’obscur, et qui a même souvent besoin de recourir à la science pour se faire entendre, et cela toujours avec des termes obscurs et des expressions bornées, quoiqu’elles paraissent graves et pleines d’emphase ; car il n’y a que ce qui est naturel et simple qui n’est point resserré et rétréci, ce que vous remarquerez bien dans l’Écriture qui, dans ses expressions simples et naturelles, renferme des sens infinis, desquels chacun peut prendre un sens qui sera toujours propre à la disposition de la personne, comme vous voyez à la manne qui à cause de sa simplicité et pureté, contenait tous les goûts, de même aussi que l’eau prend toutes les couleurs. Je m’explique d’une manière fort concise sur des choses qui sembleraient mériter une expression très étendue, parce qu’il me paraît que Dieu vous donnera l’intelligence de ce que je vous [225] veux dire. J’espère même ne point mourir que je ne vous aie découvert tous les mystères du royaume de Dieu.

Pour revenir à ce que je disais, l’Évangile laisse entendre des choses infinies, et c’est le propre de l’Écriture Sainte que de s’insinuer dans le fond du cœur et dans le centre de l’âme par sa simplicité, car elle est la parole de Dieu, qui peut seul entrer dans le centre de l’âme, les portes des sens étant fermées : c’est le droit du Verbe, qui a par soi-même essentiellement cette qualité pénétrante, et qui rend participants les esprits bienheureux. Il n’en est pas de même des esprits des serviteurs de Dieu, à moins que ce ne soit de ceux qui sont parfaitement anéantis, et qui ne sont plus qu’une pure capacité entre les mains de Dieu. Ces grands termes, ces expressions extraordinaires, ne font point le même effet. Quand vous aurez le vrai Esprit de Dieu en plénitude, vous en ferez aisément la différence : elles suspendent l’esprit, mais elles ne s’insinuent point dans le centre de l’âme, parce que cela est destiné à la pure simplicité [226], laquelle vient de ce que la personne qui écrit, voit au-dessous d’elle ce qu’elle écrit. Et vous remarquerez, que ces expressions extraordinaires sont comme quelque chose de surpassant la personne et sa capacité compréhensive et expressive, au lieu que celle qui écrit ce qui est dessous d’elle et ce dont elle a plus d’expérience que de lumière, l’écrit d’une manière simple, libre et aisée, et comme quelque chose qu’elle a surpassée et qui ne la surpasse pas. Tout ceci vous sera d’une grande utilité à savoir.

Jésus-Christ a voulu s’exprimer et se reproduire sur le néant et sur les choses viles. Qui n’admirera le profond et inscrutable mystère de la création du monde où Dieu créa tous les êtres par Sa parole ? Cette parole leur imprima l’être, de sorte que tous les êtres sont imprimés et formés du Verbe. Il a dit ; et cela fut fait; cette parole opérante leur donna l’être. C’est donc tout ce qu’ils ont du Verbe que l’être. Mais il n’en fut pas de même de l’homme : lorsque Dieu le créa, que fit-Il ? Il le forma de terre, et du limon [227] de la terre, la chose la plus vile qui fut jamais. Cet ouvrage ne paraît-il pas de beaucoup inférieur aux autres, qui sont créés par la parole ? Cependant c’est tout le contraire. Voyons de quoi cette boue est composée : de la terre, qui était un élément que la même parole avait créé. Cet homme ainsi formé de limon reçut l’esprit et le souffle de vie, qui était l’Esprit du Verbe : lorsque toutes les créatures ayant reçu l’être par le Verbe étaient vides de son Esprit, il fut rempli de cet Esprit ; lorsque son être semble être privé de l’avantage des autres êtres, cette boue devient un homme fait à l’image de Dieu ; oui, cette boue mérita l’impression et le caractère de la Divinité. Ô homme, tu es fait si vil et si méprisable, afin que tu ne puisses rien dérober à Dieu.

L’homme vivait dans les plaisirs innocents jusqu’à ce qu’il désobéît à Dieu. Sa désobéissance lui ouvrit les yeux, lui fit comprendre qu’il était nu, et lui donna de la honte de sa nudité. La réflexion est donc une suite du péché, comme la simplicité est une preuve de l’innocence.

1Du progrès de l’âme.

2Ps 33, 9.

 377 [D.3.54]. Usage des moyens. Attache à Dieu seul.

La pensée m’est venue ce matin, malgré tout mon mal, de vous écrire ; et je le fais. Vous aurez la bonté de vous souvenir que, dès le commencement que Notre-Seigneur me fit vous mander, en termes assez [236] couverts, une partie des choses qui vous sont arrivées, je ne vous écrivis que parce qu’après le mouvement fort que j’en avais eu, vous me prévîntes vous-même. Depuis ce temps je me tenais cachée, je ne m’ingérais de rien. Étant revenue en **, j’en usai de la même sorte, jusqu’à ce que, pressée du mouvement que vous en aviez, vous m’ordonnâtes de vous répondre sur les difficultés que vous aviez. Dieu y donnait bénédiction, et vous me mandiez incessamment que votre âme n’entrait que dans ce que je vous disais. Vous savez quel pouvoir Dieu me donnait sur votre âme, et comme elle était pacifiée sitôt que Notre-Seigneur me faisait vous dire d’être en paix. Vous savez de plus avec quel excès de rigueur Notre-Seigneur punissait en vous la moindre résistance que vous me faisiez, et que vous étiez réduite aux abois jusqu’à ce que vous eussiez acquiescé. Vous savez cependant que je n’ai jamais usé du pouvoir que Dieu m’a donné pour rien prévenir chez vous. Vous avez remarqué vous-même une infinité de fois que je ne faisais que suivre la [237] grâce, n’avançant pas d’un pas, quoique je connusse clairement les choses. J’ai usé de force lorsqu’il l’a fallu, et de ménagement de même. Je n’ai épargné ni soin ni lettres tant qu’elles vous ont été nécessaires pour vous soutenir et vous faire marcher dans la voie que Dieu vous marquait Lui-même, et où Il vous engageait comme malgré vous sans que vous pussiez vous en défendre. Combien de fois m’avez-vous dit que vous ne pouviez faire autrement ?

Présentement, il est vrai que Dieu, après avoir diminué peu à peu le nombre des lettres que je vous écrivais, m’a donné le mouvement de vous détacher peu à peu de moi et de l’appui que vous aviez eu en mes lettres. Je l’ai fait sans avoir égard ni à vos peines là-dessus, ni aux pensées que vous pouviez avoir que j’étais refroidie pour vous. Dieu s’est servi de moi comme d’un moyen à vous faire avancer vers Lui ; mais ce moyen qui vous a été et vous est peut-être encore si utile, vous serait nuisible s’il vous servait d’appui. Ne jugez donc point de mon cœur par mon silence, [238] mais de ma fidélité à obéir à Dieu. Je n’ai rien à ménager sous le ciel : Dieu seul, et c’est tout. Si vous m’avez vu plus de vif à l’égard de N. que pour vous, et que je l’aie moins ménagé lui disant toutes choses, (ce que je ne fais avec personne), je n’en sais pas la raison : c’est à moi d’obéir. Tout ce que je puis vous dire, c’est que, si j’avais pu, j’en aurais usé autrement avec lui : peut-être Dieu a-t-Il dessein que je Lui donne des fruits prématurés pour un temps où je ne serai plus en état de Lui en donner, et qu’alors ils Lui seront propres. Quoiqu’il en soit, c’est à moi d’obéir, trop heureuse de tout perdre pour cela.

Soyez donc persuadée que je ne vous estimai jamais plus que je fais ; mais que pourrais-je vous donner par moi-même ? Je suis bien aise que vous voyiez combien je suis bête lorsque Dieu ne parle pas. Le silence vous est à présent plus utile que les paroles : lorsque j’ai voulu, par condescendance, vous en donner quelques-unes, elles n’ont servi qu’à vous peiner ; et lorsque vous avez bien voulu que je me tusse, la paix vous a été communiquée d’une manière que vous ne pouviez l’ignorer. Je laisse à Dieu d’achever Son ouvrage en vous ; c’est en Lui que je vous suis et serai toujours ce que Lui-même m’a fait vous être.

 378 [D.3.59]. Tranquillité de deux sortes.

Il y a1 cette différence entre la tranquillité qui vient d’un âme perdue et abîmée dans son être original, et celle d’une personne qui, par l’acquisition des vertus morales, a acquis une certaine tranquillité extérieure et une égalité philosophique, c’est que la première est durable et permanente, que rien de tout ce qui est au-dehors ne la peut altérer. Les changements, les vicissitudes, les afflictions les plus grandes, les douleurs les plus vives n’attaquent point ce fond : c’est comme un rocher contre lequel toutes les flèches ne font que s’émousser et tomber. Les autres, au contraire, sentent vivement dans leur fond ce qui leur arrive, quoique l’extérieur soit tranquille à cause de l’habitude des vertus morales.

Or comme ces vertus ne laissent pas de faire une certaine consistance propriétaire, lorsque Dieu veut venir dans une âme, il faut nécessairement qu’Il détruise peu à peu tout ce qui est de l’acquisition de l’homme et son ouvrage, afin de substituer en la place les vertus divines, qui ne peuvent y être introduites que par la pure charité. Cette charité ne travaille donc qu’à établir l’âme en Dieu, qui est l’édifice qui ne peut être bâti par la main des hommes ni par tous leurs soins, de sorte que ce qui était de l’ouvrage de l’homme doit être détruit peu à peu par l’infusion de la grâce.

 379 [D.3.61]. Foi nue commencée. Epreuves, etc.

Je ne sais comme je me suis expliquée dans ce que je vous ai écrit, puisque vous avez compris que dans la foi nue il y a des lumières. Au contraire, la foi nue appauvrit étrangement de toute lumière distincte et illustrante l’âme ; elle la met pourtant dans la lumière réelle, qui est celle de l’expérience de son néant, de son impuissance, et du tout de Dieu.

Votre état est un commencement de foi nue. Il faut savoir qu’un état retient toujours pendant un long temps quelque chose de celui qui le précède,  et sur sa fin, il emprunte de celui qui lui succède. Il n’y a proprement que le milieu de la voie qui soit en pure nudité.

Je souffre de ce que vous ne prenez [259] point assez de temps pour vous. Vous donnez tout aux autres, et vous ne prenez rien pour vous. Cependant, à quoi vous servira-t-il de gagner tout le monde si vous perdez votre âme1 ?  Je vous prie de faire attention à ces paroles de l’Écriture, où Notre-Seigneur dit : Quiconque voudra sauver son âme, qu’il la perde pour l’amour de moi, et celui qui la perdra, la sauvera2, nous apprenant par là qu’il faut perdre notre âme pour Lui, sans hésiter. Mais Il n’a pas sitôt dit cela qu’il ajoute ces autres paroles que j’ai citées les premières : De quoi vous servira de gagner tout le monde si vous perdez votre âme ? pour marquer que nous devons perdre tout le reste pour notre âme. Je vous assure qu’il y a mille choses que vous pourriez éviter. Je vous ai traité doucement là-dessus, priant Notre-Seigneur de vous éclairer. Je souhaite que vous soyez toujours fort commun, et non dans l’extraordinaire. Si cela vous paraissait autrement, ce serait un mal pour vous, et d’autant plus [260] que vous seriez facilement porté à en prendre une secrète joie, qui serait imparfaite.

C’est encore un bien que tout vous soit obscur et vous paraisse naturel, et même souvent mauvais, parce que ce qui vous dérobe à vous-même vous est avantageux. Tout ce qu’il vous faut présentement, c’est de marcher à l’aveugle, et même très longtemps, sur ce que l’on vous dit. C’est à vous de voir si vous avez assez de petitesse pour vouloir bien m’en croire et vous laisser conduire à l’aveugle. Je sais que je ne mérite pas cette confiance, quoique je sois certaine qu’elle est d’ordre et de volonté de Dieu sur vous ; aussi ne devez-vous point regarder la personne, mais Dieu, qui pour vous anéantir vous la donne de cette sorte, afin que vous mouriez à tout appui et à votre raison.

Pour les épreuves, Dieu vous en garde quelques-unes pour quand vous serez plus fort. Je vous ai déjà dit que vous en auriez moins qu’un autre, puisque je m’en suis chargée devant Dieu. Vous ne pouvez pas encore voir les choses comme elles [261] sont, il n’est pas temps, mais lorsque la lumière sera abondante, vous discernerez devant Dieu ce qu’il vous aura valu que je me sois livrée pour vous à toutes les rigueurs de mon Dieu, et que je vous aie transporté toutes les miséricordes et les grâces qu’Il m’a faites. Vous aurez peine à comprendre ceci et à recevoir mon témoignage, parce qu’il vous paraît de moi, mais assurément il n’en est pas.

Ô mon Dieu, que vous ai-je donc fait que vous me chargiez d’une telle manière des âmes ! Les ai-je portées dans mon sein qu’il semble que vous vouliez me faire payer toutes leurs dettes ? Que votre volonté soit faite. Mais pourrais-je obtenir un peu plus de solitude et d’oraison pour lui ? Car j’ai peine qu’il ait si peu de temps ...

1Mt  16, 26.

2Mt  16, 25.

  380 [D.3.62].

 [262] J’ai toujours une plus grande certitude que votre état est de Dieu ; et plus vous êtes misérable, plus votre état me paraît divin. Que Dieu veut de vous une grande foi et un abandon courageux ! Satan a pouvoir de vous cribler1, et vos sens lui sont abandonnés ; mais il ne peut toucher à votre âme. C’est comme en Job. J’ai une telle impression de la Divinité qui est en vous que vous me paraissez tout divin. Ô état le plus étrange de tous, que tu produiras de bien !

Mais vous savez les qualités de l’abandon, pour qu’il soit parfait : Dieu vous en donne l’expérience, et vous ne pouvez vous y soumettre, quoique la pure lumière ait précédé ! Oh ! que Dieu veut bien se glorifier en vous d’une autre manière que vous ne pensez ! Oh ! Il ne serait pas Dieu s’Il n’avait pas des moyens qui nous passent. Ne mettez point de bornes à votre abandon : que la foi prenne le dessus. Le démon ne prétend que de vous faire perdre courage, mais soutenez, au nom de Dieu.

Je me suis trouvée dans un état autant désolant qu’il peut être après vous avoir quitté, et votre âme me devenait toujours plus chère. Je la présentais à l’Amour, qui me possédait toujours plus fort ; mais il me semble qu’Il ne veut pas la perte telle que vous pensez, mais seulement que votre abandon aille aussi loin que vos lumières. Je voyais le pouvoir du démon sur vous, quoiqu’il soit enchaîné : il vous fait peur, mais il ne vous fait aucun mal ; et je vous proteste devant Dieu, à qui je suis sans réserve, que tout va bien. Dieu voit mon cœur, et à quoi je m’exposerais pour vous délivrer de cette peine ! Cependant je la vois si fort dans l’ordre de Dieu, et que c’est cela qui vous doit diviniser, que je n’en puis douter. Ou mon état est faux, ou cela est véritable. On met des limites au pouvoir de Dieu. N’hésitez pas, je vous en [264] conjure : que votre foi soit entière, et vous en verrez les fruits, et combien Dieu couronnera votre abandon. Si j’avais encore de quoi abandonner, je le ferais sans réserve.

1Lc 22, 31.

 381 [D.3.63].

Je me suis senti un fort mouvement de vous écrire pour vous certifier que Dieu veut que vous soyez à Lui sans réserve. Oui, Il le veut, oui, Il vous a choisi pour Lui-même. Allez donc courageusement par la mort de votre esprit et de votre raison, allez par la docilité et la petitesse, allez par où vous ne savez, par la perte, les morts, etc. Surtout, cessez toutes choses, et soyez persuadé que, selon l’appel de Dieu sur vous, plus vous serez nu, pauvre, dépouillé de tout, plus vous serez bien, et très bien. Allez par la misère et la pauvreté sans réflexion, et c’est où vous trouverez le vrai bonheur.

  382 [D.3.64]. Voies de Dieu pénibles. Abandon.

 [265] D’où vient que vous dites que c’est un temps perdu de travailler à vous rendre intérieur ? Cela me choque : il faut l’être non en goûtant, mais en mourant à vous par vos misères. Plus vous avez besoin de Dieu, plus vous vous en éloignez : cela me désole. Est-ce à vous à juger si vous êtes peu propre aux voies de Dieu ? Les voies de Dieu sont mort et perte ; vous y êtes propre, mais vous ne vous faites point de violence. Demeurez près de Lui, quoiqu’Il vous rejette. Aimez au moins votre pauvreté et votre bassesse. Abandonnez-vous à Lui, et dites-Lui avec Job : Quand il me tuerait, j’espérerai en lui1. Vous n’avez point de santé pour [266] vous tenir auprès de Dieu, pour faire vos devoirs, et vous en avez pour faire des austérités que Dieu ne demande pas de vous et qui ne viennent que de votre amour-propre !

Tournez tant qu’il vous plaira, vous ne trouverez de remède à vos maux que dans l’abandon aux volontés de Dieu, et dans le délaissement de tout vous-même, sans intérêt de perfection, ni même de salut. On vous ôte toute vertu (apparente) pour vous faire perdre à vous-même et à votre orgueil, et vous faire entrer dans la petitesse, vous faire perdre l’appui dans vos œuvres, que vous ne devez trouver qu’en Dieu seul, et au lieu de seconder en cela les desseins de Dieu en vous laissant détruire et en vous tenant auprès de Lui, demandant sans cesse du secours, vous vous éloignez de Lui, vous n’avez recours qu’à vos propres œuvres, et à raccommoder ce que Dieu détruit ! De cette sorte, vous mènerez toujours une vie languissante et mourante sans jamais mourir, et par conséquent sans jamais trouver la vraie vie. Lorsque vous êtes dans la boue, vous voudriez vous voir net : [267] il ne s’agit pas alors de cela, ni de désirer, ni espérer de sortir et d’être quelque chose. Au nom de Dieu, perdez toute vue pour l’avenir. Mais donnez-vous de garde de ces liaisons qui vous seront toujours préjudiciables.

1Jb 13, 15.

 383 [D.3.65]. Peines d’esprit de plusieurs sortes.

Je vois deux sortes de peines dans votre lettre, ma très chère fille, (car je ne saurais vous appeler autrement : quelque chose au-dedans de moi m’oblige de vous donner cette qualité, qui ne dépend point du caprice, ou de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu, qui fait les filiations spirituelles comme Il fait les naturelles, sans qu’il y ait rien de notre propre choix). Je dis donc que je remarque dans vos expressions deux sortes de peines, l’une qui vient [268] de Dieu, pur et saint, qui fait sentir à une âme son impureté par l’opposition qu’il y a entre le soleil de justice et nous, misérable boue. Et cette sorte de peine est très bonne : elle nous fait sentir notre faiblesse, et nous engage par cette malheureuse expérience à une défiance entière de nous-mêmes et à une confiance parfaite entre les mains de Dieu. Elle empêche que nous ne nous appropriions les dons de Dieu. L’expérience de certains sentiments corrompus (auxquels il est aisé de voir que la volonté n’a point de part par la peine que vous en souffrez), empêche la corruption de l’esprit par l’orgueil. Les sentiments de jalousie vous font sentir le fond d’amour-propre et de propriété qui est en vous, car quel plus grossier amour-propre que de vouloir même être préféré aux autres dans les choses spirituelles, et quelle marque d’une plus grande propriété, que de vouloir le bien pour soi plutôt que pour un autre ! Celui qui est dégagé de l’amour de soi-même est aussi ravi de voir Dieu glorifié dans les autres que dans soi. Il voudrait, en aimant Dieu [269] autant qu’il en est capable, être celui de tous qui l’aimât le moins. D’où vous voyez que tous ces sentiments, quoique involontaires et sans être péchés, sont pourtant un fruit de la corruption d’Adam.

Mais ces sortes de peines sont utiles, et elles font un bon effet, quoiqu’elles partent d’une source corrompue. Car il est certain que si Dieu ne faisait pas sentir des misères si grossières, on s’approprierait les dons du Seigneur. Un amour secret de la propre excellence, et un appui dans le bien que Dieu nous fait faire, seraient une corruption subtile, d’autant plus dommageable qu’elle est moins connue ; on ne la craint pas même, et elle passe pour une bonne chose dans ceux qui en sont corrompus, de manière qu’ils ne s’en défont jamais. Vous êtes heureuse de ce que Dieu fait si fort paraître à vos sentiments vos propres misères, sans cela, vous seriez bien plus misérable, et vous Lui déplairiez beaucoup. Souffrez-vous donc telle que vous êtes, sans vous inquiéter ni abattre, et que la faiblesse où vous vous trouvez, vous porte à vous jeter [270] entre les bras de Dieu, afin qu’Il soit votre force.

L’autre sorte de peine que je remarque dans votre lettre, vient de réflexions, de craintes, de doutes, et celle-là ne vaut rien parce que c’est vous-même qui [vous] la procurez ; et au lieu que la première vous tient paisiblement humiliée, la seconde trouble, entortille en soi, affaiblit l’âme, ôte la confiance et l’abandon, et fait que l’on est toujours plus occupé de soi. Il faut éviter cette dernière autant que vous pouvez. Elle vient de deux causes : la première de ce que, n’étant pas assez abandonnée à Dieu, vous vous regardez trop vous-même ; la seconde, de ce que vous craignez et que vous cherchez trop d’assurance. Cela fait que, voulant obéir à la lettre, vous n’obéissez pas à la substance des choses, ne vous tenant pas assez aux avis et voulant de nouvelles assurances ; quoique celui qui suit Jésus-Christ ne marche pas en ténèbres, parce qu’il a la véritable lumière qui est celle de la foi, il faut pourtant qu’il marche [271] à l’aveugle, se laissant conduire sans savoir où.

Ne craignez pas tant d’offenser Dieu, car celui1 qui ne veut point L’offenser, ne L’offense pas. Vous Le traitez en chicaneur qui aurait une application extrême à reprendre et à se fâcher des fautes de faiblesse ou de méprise, ou comme un père brutal, qui aurait le fouet à la main pour fouetter un petit enfant qui n’a pas encore la force de marcher, de ce qu’il tombe et de ce que ses jambes sont faibles. Ayez des sentiments du Seigneur dignes de Sa bonté2, et traitez-Le comme un ami parfaitement honnête homme, qui se contente du cœur de son ami et qui l’aime, quoiqu’il ait des défauts extérieurs.

Les paroles non forcées que vous dites à Dieu sont encore de saison. N. vous dira le reste, et s’il y a quelque chose dans ma lettre que vous ne comprenez pas, il vous l’expliquera. A Dieu.

1Cela n’est applicable qu’à des personnes pieuses, d’un état timoré, comme celle à qui ceci est écrit. (Dutoit).

2Sg 1, 1.

  384 [D.3.66]. Voie de perte et de mort, etc.

 [272] Ce que vous exprimez de votre âme est très juste et bien compris, et doit être de cette manière dans le degré où vous êtes, qui est véritablement un état mourant. Et comme l’homme ne meurt point dans l’ordre naturel et ordinaire que lorsque les forces sont entièrement épuisées, de même l’état de mort intérieure ne s’opère que par la perte totale des forces actives ou des faiblesses sensibles. Je m’explique : combien de personnes accablées de maladies et de faiblesses, et qui cependant sont encore beaucoup vivantes ? Ils n’ont plus nulle force pour agir en aucune manière, ils en ont pourtant assez pour sentir en eux ou un reste de forces, ou une faiblesse et langueur sensibles. Ce sentiment [273] de faiblesse marque qu’il y a encore de la force secrète. Un corps ainsi affaibli veut faire de temps en temps quelques efforts ou pour se soutenir, ou pour s’ajuster, mais ses efforts ne servent qu’à le convaincre davantage de sa faiblesse et à lui ôter toute envie de s’aider soi-même : il en est de même de l’âme de ce degré.

Tout ce qui a été le plus au goût de l’âme dans sa vigueur, est ce qui la dégoûte le plus ; elle ne doit point faire d’efforts pour y trouver du goût, elle doit prendre les choses telles qu’elles sont, sans vouloir ajouter ni diminuer. Il y a des choses d’obligation indispensable, il y en a d’autres de bienséance : les premières sont comme la messe le dimanche, les exercices fondamentaux de notre religion, dont nul n’est dispensé ; ceux-là seront sans goût, et l’on en perd le goût sans en perdre la pratique, à moins de maladie. Pour les autres, qui sont comme les grandes messes, etc. les pratiques d’oraison, etc. tout cela se perd non seulement quant au goût, mais même quant à l’usage ; et sans cette perte l’on ne mourrait point. C’est [274] perdre l’accidentel et ne conserver que le substantiel, comme le malade qui n’use plus que de la substance de la viande. Pour les mystères, il faut nécessairement perdre tout ce qu’il y a en eux de distinct, d’exprimable et d’aperçu, pour petit qu’il soit, tant ce qui sert de soutien à l’âme et qui l’empêche de se perdre que ce qui l’empêche le moins du monde d’être réduite dans la parfaite unité, qui ne s’opère que par le vide et la nudité totale.

L’esprit d’impiété n’est pas en vous, mais un fond de religion véritable. Cela vous paraît de la sorte extérieurement, à cause de la répugnance naturelle que vous avez à vous perdre. Cette répugnance cause une résistance subtile et secrète, inconnue même à l’âme en qui elle se fait ; et c’est ce qui opère cet état [sensible] d’impiété qui vient d’une cause purement naturelle. Votre état insensible doit augmenter par les sacrements et par tout ce qui vous communique la grâce.

La grâce de votre degré est une grâce de mort et de dépouillement. Les sacrements doivent opérer en vous mort [275] et dépouillement. Il n’en était pas de même autrefois, où votre grâce était soutenue et vivante, quoique en grande foi : les sacrements opéraient soutien et calme, à présent ils ne doivent opérer que vide et néant, votre âme devant être mise dans l’état de généralité, non seulement par goût, connaissance, et expérience comme autrefois, où dès le commencement vous ne goûtiez que généralité, mais généralité connue. Ici, l’état réel de généralité commence à vous être beaucoup communiqué, mais généralité autant naturelle qu’elle est divine ; elle est naturelle parce que l’état simple fait tout faire comme naturellement ; et l’état divin fait que, comme nulle action en Dieu ni opération en Lui-même ne sont inégales, et que tout ce qu’Il fait est également Dieu comme Lui, aussi l’âme ne peut plus distinguer aucune de Ses actions par ce qu’elles font, mais par l’unité de leur principe, qui rend tout un et tout égal, autant la moindre action comme la plus sublime. Il n’y a plus de discernement à faire où il n’y a plus de multiplicité, mais une parfaite unité. Il n’en est [276] pas de même de ceux dont parle l’Apôtre, qui étaient en état de discernement ; et comme leur principe était charnel, et non divin, ils rendaient charnelles les meilleures choses.

  385 [D.3.67]. Voie de perte et de mort à toutes choses.

 [276] Il est vrai, madame, que vous ne pouvez faire autre chose à présent que de consentir au dessein de Dieu sur vous pour la perte, et entrer en même temps dans ce dessein selon les occasions qu’Il vous en donnera pour vous dénuer de plus en plus, et pour vous perdre enfin dans toute l’étendue qu’il Lui plaira, sans vous arrêter à nulle considération quelle qu’elle soit. Vos nouvelles infirmités serviront beaucoup à vous perdre, en deux manières : premièrement, en vous servant de couverture pour ne point faire certaines [277] choses que vous faisiez par bienséance, et dont Dieu vous dépouillera insensiblement ; (puis par) le dégoût qui est une certaine répugnance foncière (à les faire), contre laquelle vous connaîtrez bien que vous ne sauriez aller sans faire une infidélité. Votre disposition ne porte pas que vous [vous] attendiez à une impuissance entière pour ne point faire les choses ; cela ne sera point en vous, parce que vous n’êtes point conduite par rien d’extraordinaire, mais par une manière simple et toute naturelle, qui fait tomber comme tout naturellement dans ce que Dieu veut, en sorte qu’on ne sait plus si l’on se procure soi-même les choses, ou si elles viennent de Dieu. La perte en est plus grande, car celui qui est conduit par les violences et impuissances absolues, est soutenu par cela même qu’il croit se perdre et qu’il ne peut douter que ce ne soit Dieu qui fasse sa perte, ce qui fait que les âmes ne se perdent jamais tout à fait et qu’elles n’ont qu’une ombre de perte, et non une perte réelle.

Il n’en est pas de même des âmes qui sont conduites comme vous l’avez [278] été, et comme vous le serez jusqu’à la fin de votre vie : plus la perte avance, plus il leur paraît que c’est une mauvaise perte, et qu’ils la font eux-mêmes ; que c’est un état tout commun, et où il n’y a rien de divin, car autant que vous avez été soutenue dans la voie par les assurances que l’on vous donnait que votre état était de Dieu, autant faut-il, pour vous perdre, que, loin d’avoir des assurances que votre voie est de Dieu, vous soyez comme assurée d’avoir perdu votre voie et que celle où vous marchez est toute naturelle. Je dis « comme assurée », car ou vous serez dans l’oubli ordinaire de ces choses, et ce sera votre état le plus ordinaire ; ou lorsque vous l’envisagerez, et que vous y trouverez toutes les marques d’une perte réelle, vous ne pourrez, en sondant votre fond, porter un jugement positif pour être assurée que votre état soit bon ni mauvais : la résignation vous le fera croire bon, et cela jusqu’à ce que la perte soit si avancée que vous ne puissiez plus vous regarder.

[278] Lorsque je dis « vous oublier », je n’entends pas que vous cessiez d’écrire, [279] ni de demander les choses dont vous auriez envie : non. Ne craignez pas que les gens d’expérience vous servent de soutien, si ce n’est pour des moments, afin de vous faire toujours plus perdre. Mais ce que j’appelle « oublier », est ne jamais envisager volontairement comme vous êtes ou n’êtes pas. Lorsque l’on écrit ou que l’on parle de ses dispositions avec une personne de confiance, cela se fait par le mouvement de Dieu comme si une personne ouvre son cabinet à son ami : ce n’est pas une réflexion recourbée sur soi en nulle manière. De plus, il faut suivre l’instinct intérieur, qui est en vous (aussi bien qu’en moi) presque imperceptible, et non formé et fixe, de sorte qu’il faut une grande et très grande fidélité pour suivre cet instinct, si léger qu’il ne peut presque passer pour tel : c’est plutôt marcher à tâtons que suivre un instinct. Et cela ira de telle sorte que la même chose que vous avez faite par abandon et instinct, si vous la regardez le moins du monde, votre vue vous persuadera que vous n’avez rien fait qui vaille.

[280] Je crois que plus on est conduit par la même voie, plus on a de liaison. Une marque que ce que l’on nous dit est conforme au dessein de Dieu sur nous, c’est lorsque cela entre par le fond, et que Dieu donne cette liaison intime. Cependant, dans la suite, lorsque l’on se regarde par infidélité, Dieu permet que l’on ait quelquefois des mouvements d’aversion et de dégoût pour les personnes qui aident, afin de perdre davantage ; mais cela ne divise pas, et il ne sert qu’à cimenter l’union.

L’état où vous êtes, sans goût et sans répugnance, est l’état naturel où vous devez être. Cependant, je crois qu’il vous sera donné une légère répugnance pour ne plus faire certaines choses, laquelle vous paraîtra plutôt (comme vous l’exprimez en quelque endroit) un amour de la fainéantise et du repos qu’une répugnance à faire les choses. Demeurez dans cet état, qui est un repos de cessation, et non comme autrefois, un repos goûté, un repos nourrissant : cela n’est plus de saison pour votre âme. Je crois qu’il vous faut tout sacrifier, avancement, [281] déchet, mort, perte. Car si nous n’envisageons la perte et la mort que comme un avancement, cela ne serait plus tel, et ce serait pour vous un soutien. Il en faudra peut-être venir à ne plus rien espérer pour vous dans l’intérieur, et c’est alors que la cruauté de ceux qui aident est fort utile. Si Dieu n’avait pas voulu vous faire mourir, Il ne vous aurait pas donné instinct de vous adresser à cette misérable ennemie de la vie. Mais quoiqu’il en soit, la mort ne s’opère pas par la vie intime de grâce, mais par une vie qui paraît naturelle, et qui semblait éteinte il y avait longtemps, car comme la vie de grâce a fait mourir la vie de nature, il faut qu’avec l’apparence d’une vie toute naturelle, Dieu fasse mourir en vous cette vie qui paraît de grâce, et qui l’est en effet pour être Lui-même votre vie.

La séparation de votre fond et de vos sens se fera toujours de plus en plus jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun commerce entre eux ; et lorsque cela sera, vous serez dans une entière dureté sur vous-même dans vos défauts apparents, parce que le [282] fond n’y prendra plus de part et les regardera comme étrangers. Car il faut qu’après la perte de la volonté propre, la conscience se perde aussi1, parce que la conscience n’est autre chose qu’un discernement qui se fait, dans le fond, du bien et du mal : la volonté embrasse avec précipitation ce qui lui plaît ; cela n’est pas plus tôt fait que ce juge condamne ce qui est condamnable. Mais lorsque la division est entière, la conscience est dure comme un rocher, parce qu’il ne peut rien entrer en elle que par l’entremise de la volonté, qui, ne prenant plus de part à rien, ne lui fournit plus d’objets à approuver ou à condamner. C’est ce qui fait que les âmes mortes entièrement ne peuvent se confesser2 qu’avec bien de la peine, et il y a longtemps avant cela que l’on ne le peut presque faire si l’obéissance n’y oblige. Je vous en dis la raison, qui est causée par l’impureté de la réflexion, [283] et parce que nous voulons juger nous-mêmes de ce qui est jugement de Dieu seul.

Dieu vous fera entrer peu à peu dans ce qu’Il voudra de vous ; nous ne ferons autre chose, s’il Lui plaît, que de seconder Sa conduite toute sage et divine, et nous ne la précéderons pas. Il ne fait rien dire, quoiqu’Il paraisse quelquefois anticiper, qu’Il n’ait dessein de nous le faire expérimenter dans un temps ou dans un autre. La même raison, qui fait que les fautes ne sont pas volontaires, est celle qui empêche que les embarras ne vous retirent de votre unité. Le même fond, qui est invulnérable au péché, l’est à tout autre chose, quelle qu’elle soit ; et cela est d’autant plus que la division est plus entière. Cela vient à tel point que l’âme arrive dans un état de confirmation qui lui paraîtrait quasi d’une impeccabilité, parce que l’on n’a plus ni action, ni pouvoir, qui sont deux choses différentes.

Comme le dessein de Dieu est d’avancer votre perte en Lui, les bonnes et saintes choses doivent augmenter cet état. C’est vraiment le bonheur [284] de l’âme lorsqu’elle est assez avantagée de Dieu pour qu’Il opère en elle la mort totale et la division parfaite, car quel plus grand bonheur que celui de ne se plus voir, sentir, ni connaître, et d’être comme invulnérable à tout ? Quelque sublime que soit un état, il est toujours sujet à la peine tant qu’il est sujet au sentiment. Vous êtes comme suspendue, parce qu’il n’y a rien sur la terre pour vous, et que vous n’êtes pas encore assez purifiée et anéantie pour être pleinement reçue en Dieu.

L’état d’oisiveté vous est fort utile pour bien des raisons, dont vous en dites quelques-unes, quoique vous ne disiez pas tout. Songez que non seulement votre esprit est vif, mais qu’il aime l’ordre. La raison, et le bon sens, est fort en vous ; c’est pourquoi Dieu vous veut tirer par toutes manières de cet état d’ordre, qui était parfaitement bon dans la voie où vous étiez, et qui est fort utile tant que l’on se possède ; mais on ne perd pas plus tôt la possession de soi que l’on perd toutes ces choses. Dieu ne vous perdra pas par des choses extraordinaires, [285] mais par des choses qui choqueront votre raison que vous verrez telles qu’elles sont.

O que je vois de choses qui vous seront ôtées peu à peu ! Mais il ne m’est pas permis de les dire à présent. A mesure que Dieu vous y fera passer, Il vous fera tout dire : Prenez courage, car il y a encore du chemin à faire3. Soyez fortifiée par le pain : il vous est nécessaire à présent ; communiez tant que vous pourrez, et que ce soit aussitôt que vous serez levée, c’est-à-dire avant toute affaire, afin que votre santé n’en souffre point. Communiez sans goût, avec peine, et peut-être avec répugnance, il n’importe ! Il faut faire un grand chemin. Ô le grand chemin que je découvre ! Il faut du cœur , mais que dis-je ? il ne faut que la dureté pour vous-même. Lorsque vous n’avez pas un particulier mouvement d’écrire de vos dispositions, ne le faites point ; je vous connais mieux que je ne le puis dire : cela vous empêcherait de vous oublier.

1Il s’agit d’une perte par laquelle on laisse tout et soi-même à Dieu, qui désormais deviendra le tout d’une telle âme. (Dutoit).

2Voyez sainte Catherine de Gênes en sa Vie chap. 33 et 44. (Dutoit).

3I R 19, 7.

 386 [D.3.70]. Oraison sans action des puissances.

C’est une imperfection, dans l’état où vous êtes, de vouloir agir, même par la foi, pour voir si vous êtes devant Dieu ou en Dieu. Votre oraison est telle qu’elle doit être , elle doit devenir toujours plus nue, et même à la suite se perdre tout à fait. Votre lumière est très fidèle lorsqu’elle vous découvre qu’il y a de l’imperfection et de l’infidélité de chercher, même indirectement, de l’appui et de la consolation.

Le calme qui vient sur la fin de votre oraison n’est point, comme vous le dites, une touche, ce qui serait un état inférieur au vôtre, mais c’est un petit écoulement de ce fond perdu qui se répand sur la volonté, qui n’éclaire pas, mais qui fait goûter. Et c’est comme une espèce d’assurance que l’âme, malgré la nudité de son oraison, ne laissait pas d’être appliquée à Dieu. C’est un effet aperçu de la Cause inconnue qui est toujours en vous.

Si vous agissiez présentement par les puissances, vous empêcheriez le centre de se perdre et vous arrêteriez l’écoulement du fond sur les puissances. Il faut agir par les puissances lorsque la grâce est toute dans le sensible, parce que, par cette simple action, vous la faites comme enfoncer dans les puissances ; mais lorsque l’état devient nu et commence à gagner le fond, il faut nécessairement cesser toute action des puissances, afin que le pur centre s’écoule sur les puissances et que les puissances reçoivent passivement ce qui leur est donné pour cela ; si elles agissent, elles s’opposent à la grâce et empêchent son action.

Tout ce qui se répand du centre à présent en vous ne doit point être lumineux, mais savoureux, tout tombant dans la volonté qui n’a ni connaissance ni souvenir. Vous ne sauriez trop vous laisser dénuer dans l’état où vous êtes: ne faites rien pour retenir cette faveur, mais que votre abandon supplée à tout.

 387 [D.3.72]. Se laisser traiter et détruire à Dieu.

 [299] J’ai lu, mon révérend père, ce que vous mandez du bon soldat de Jésus-Christ, auquel nous prenons tous une si grande part. Je vous avoue simplement qu’il me tient au cœur d’une manière bien singulière, et que je pénètre, plus par le goût du cœur que par les lumières de l’esprit, et son fond présent et ce à quoi il est destiné. J’éprouve en lui un fond autant vaste qu’intime, parce qu’il surpasse tout sans réserve. Il ne faut pas douter que Dieu ne le pousse à l’infini, ce qui est aisé à remarquer et par ce qui est déjà passé et par le fond que Dieu a mis en lui. Oui, il sera poussé encore plus loin, et il trouvera dans l’abîme même et dans la perte totale, un bonheur inconcevable, et d’autant plus grand que sa perte sera plus profonde : bonheur qui, ne dépendant d’aucun bien ni d’aucun mal, subsiste au-delà de tout bien et de tout mal ; bonheur qui n’a plus de réflexion sur la créature, et qui n’ayant que Dieu seul pour objet, fait que, comme Dieu vit infiniment heureux indépendamment de toutes choses créées, quelque issue qu’elles puissent avoir, aussi le cœur [300] heureux en Dieu de la félicité de Dieu pour Dieu même, qui est Son bon plaisir, sans retour sur soi, serait infiniment heureux dans l’enfer temporel et éternel, parce qu’il serait toujours en plénitude de joie et de contentement, non en lui, ni pour lui, mais en sortant de soi d’où l’on est chassé. De l’infinie misère, l’on passe en Dieu, l’on expire en Lui pour vivre de Lui-même, sans pouvoir plus prendre intérêt pour le lieu duquel on a été chassé : qu’il soit la proie des démons ou le trône de la majesté d’un Dieu, qu’il soit un abîme de boue ou qu’il soit brillant de gloire, ce n’est plus l’affaire de celui qui l’a quitté ; il ne peut plus même le voir ni y penser, et s’il y prend encore quelque petit intérêt, qu’il croit assurément qu’il n’est point totalement mort ; mais vivant en soi, il est plus ou moins vivant [selon] qu’il y prend plus ou moins d’intérêt.

Que ce bon serviteur de Dieu, pour lequel j’ai une correspondance infinie, se laisse donc écraser par de nouveaux genres de supplices qu’il n’a pas encore éprouvés, quoique sur la même matière. Qu’il sorte absolument [301] de sa maison, et que tout ce qui le bannira plus fortement de chez lui, quelque horrible qu’il lui paraisse, soit reçu dans ce fond immense et dévoré de même, sans qu’autre que Dieu et lui en sachent rien, si ce n’est ceux qui, en Dieu, sont d’autres lui-même. Mais, se dira-t-il, il peut y avoir des choses manifestes et plus incontestables encore que celles qui me sont arrivées ; n’importe. Point de remède ; s’il en cherche, ce seront des remèdes qui sembleront guérir la plaie pour un moment, mais ils ne serviront qu’à la rendre plus douloureuse, plus profonde et plus incurable, parce que ces sortes de remèdes, quoique saints pour tout autre, ne le sont pas pour lui, attendu qu’ils empêchent l’effet que Dieu en prétend, qui est de faire sortir la créature de soi-même pour la perdre en Lui. Or ces remèdes la retiennent en elle-même et allongent son supplice. Qu’il dévore donc toutes choses, tout ce qu’il y a de plus terrible, sans chercher d’autres médecines que la justice de Celui qui frappe. Il faut Lui donner ce plaisir de Le laisser frapper sans miséricorde, sans Lui dire : « Pourquoi [302] frappez-Vous ? », ni sans chercher de remèdes, lorsque les blessures paraissent plus dangereuses demeurer immobile à de si étranges coups. C’est la gloire que Dieu tire des âmes destinées pour Lui-même, et l’on ne saurait la Lui ravir sans Lui faire outrage, et Le priver de Ses délices. Mais quoi, dira-t-on, Dieu prend-Il Ses délices à des choses qui lui paraissent contraires ? Oui, Il en fait le sujet de Ses complaisances : non de ces choses en elles-mêmes, car Il n’aime pas le carnage, mais de la docilité de l’âme qui devient morte en elle-même, et si amoureuse de son Dieu qu’elle n’a plus d’yeux pour se regarder.

Que ce bon soldat se laisse donc à Celui qui a entrepris de le réduire en poudre et qui, après l’avoir détruit, achèvera de le briser, sans l’épargner pour peu que ce soit. Il me semble que Dieu l’appelle à une étendue infinie, car il me semble que mon âme se promène en lui d’une manière ineffable et sans être que très peu rétrécie. Il me paraît que l’on se voit de loin, et que l’on se sent comme si l’on était proche ; c’est ce qui me fait voir combien [303] son âme devient large et libre ; cela est à tel point que, s’il faisait, où il est, quelque infidélité, mon cœur le comprendrait. Mon esprit est lié et converse avec le sien d’une manière ineffable. Il pourrait même lui donner secours de loin si, sans hésiter, ce bon serviteur de Dieu le lui demandait, non secours pour empêcher quelque nouveau degré de perte, ce qui ne sera jamais car mon âme ne demande que perte totale pour être une avec la sienne, mais si, après quelque nouvel abîme, il était accablé de réflexions, ou tenté de se reprendre, ce qu’il nous ferait savoir en Dieu, pensant à nous et s’y unifiant, cela aurait effet en nous. Ceci est trop sublime pour être connu que des esprits entièrement perdus, c’est pourquoi il faut le tenir secret.

Malgré les chagrins, son âme goûtera la paix de la mienne comme je goûte son étendue, et elle aura plus de force pour s’abandonner. Je vous dis ceci, qui semblez encore éloigné de votre degré, parce que je sais que vous y êtes appelé. Le bon soldat saura donc qu’il est appelé à avoir une étendue immense ; il me semble que son [304] âme doit égaler la mienne, et peut-être la surpasser un jour, mais enfin l’égaler en un point qu’elle l’étendra et la comprendra infiniment, comme je comprends la sienne dans l’infinité même, où rien ne borne ni ne rétrécit, et par conséquent ne met d’entre-deux. Il apprendra un langage plus propre aux anges qu’aux hommes, avec une liberté infinie. Ô hommes, qui êtes créés pour de si grandes choses, et qui êtes destinés à une si grande pureté et à un commerce si ineffable que celui d’esprit en esprit, qui ne se fait que dans la consommation de l’unité de Jésus-Christ en Dieu même ! N’est-ce pas une chose étrange que, pour vouloir se tenir aux manières ordinaires d’agir, de goûter et de connaître, l’on perde de si grands biens, que l’on ne perd que parce qu’il faut souffrir de grands maux pour les posséder, et qu’on ne peut s’y résoudre !

  388 [D.3.73]. N’aimer que Dieu. S’en laisser détruire.

 [305] Il faut que votre état soit comme il est, et qu’il augmente même, car il ne faut pas qu’il reste pierre sur pierre qui ne soit détruit ; et ce temple, bâti de la main des hommes, sera renversé du fond en comble, afin qu’il y en ait un qui ne soit pas bâti de la main des hommes, mais de la main de Dieu. Dieu semble ne donner les vertus que par leur contraire. Ô que vous goûterez de bonheur lorsque cet hiver sera passé ! Mais il sera rude  car Notre-Seigneur me le fit comprendre. Mettez-vous au-dessus de vous-même pour entrer dans une généreuse perte de tout intérêt propre. La foi et l’espérance deviendront d’autant plus fortes en Dieu même que vous les perdrez toutes en vous pour ne les posséder qu’en Dieu.

Je serais fort fâchée que vous puissiez croire que cet état est surnaturel : [306] vous trouveriez en cela un appui dans votre perte. Non, il faut que vous croyiez qu’il est naturel, et que cependant vous vous y abandonniez à Dieu sans réserve, que l’insensibilité pour vous-même devienne toujours plus forte. Plût à Dieu qu’elle fut telle que, quand vous vous feriez horreur à vous-même, vous ne puissiez en avoir de peine, et que vous eussiez d’autant plus de haine pour vous-même que Dieu semble vous précipiter plus fortement. Dieu ne laisse pas de vous tenir de Sa main, quoiqu’Il semble vous abandonner. Si vous étiez ou possédé ou obsédé, votre état serait moins pénible, mais aussi serait-il moins détruisant, et par conséquent moins purifiant ?

Je veux pourtant que vous ayez quelques jours de relâche, et que le soleil retourne pour quelques moments sur votre hémisphère. Ah ! si vous étiez assez courageux pour porter la continuité de cet état sans soulagement, et si cette mort pouvait être sans un instant de vie, combien serait-elle et plus prompte et plus heureuse ! Mais si la faiblesse est trop grande, je prierai [307] l’Époux sacré de mon âme de vous donner quelque confortatif. Je ne le ferai pourtant qu’à regret, voyant combien il vous est avantageux que cela soit autrement. Si une personne était condamnée à mourir de faim, et que, lorsqu’elle serait prête à expirer, on lui donnât un restaurant, n’est-il pas vrai que ce serait allonger son supplice tout autant que l’on ferait cela ? Parce qu’en allongeant sa vie, on lui ferait traîner une vie mourante. Comme nous portons tous en nous-mêmes la cause de notre mort, et que peu meurent d’une manière extraordinaire, il en doit être de même de la mort intérieure : le désordre de notre propre tempérament est ce qui la cause.

Ayez donc du courage, et laissez-vous perdre jusqu’à l’infini : ce sera dans votre perte que vous trouverez votre vrai repos. Mais quoi ! être insensible et dur à sa perte ? Oui, il faut trouver votre bonheur dans votre malheur : il faut devenir un rocher. Si vous lisiez le livre des Rois, vous y trouveriez de la consolation, mais peut-être ne pouvez-vous plus lire ? Laissez tout périr, au nom de Dieu, [308] et ne retenez rien volontairement. Il faut que l’on vous ôte toutes les marques de votre esclavage avant que de vous faire entrer dans la parfaite liberté. Cet état vous sera plus utile que vous ne pensez.

Je ne prétends pas retrancher mes lettres à votre égard si elles vous sont utiles. Je souhaite que celle-là vous donne un peu de vie, et vous soit comme le pain cuit sous la cendre1 de l’humiliation et affliction qui fût donné au Prophète Élie, car je vous assure que vous avez encore un grand chemin à faire. Je souhaite que vous puissiez marcher quelque temps dans la force de cette viande que Dieu vous présente par mon ministère.

Tâchez de mourir à la curiosité dans ce que vous lisez, car si vous voulez nourrir l’esprit par le désir de savoir, vous ferez mourir votre cœur, lui ôtant sa nourriture et sa vie ; c’est dont j’ai ordre de vous avertir. Et ne vous servez pas du prétexte de vos emplois où vous êtes : soyez persuadé que vos efforts seront vains. Laissez-vous [309] vider de tout ; et lorsque après un vide général, il plaira à Dieu de vous remplir de Son infusion divine, ce sera alors que, la vie vous étant communiquée, il vous sera donné de la communiquer aux autres ; c’est ce que le Maître a donné pour vous.

1I R 19, 6.

 389 [D.3.74]. Insensibilité. Mort. Fidélité à cet état.

On m’a lu votre lettre, monsieur. Ce que je puis vous dire, c’est que votre état me paraît un avancement, et non pas un mal, comme vous croyez. Vous avez épuisé toutes les bonnes activités, vous avez travaillé à vous sanctifier et à rendre les autres saints ; tout cela est excellent, mais Dieu n’a pas néanmoins tiré de vous toute la gloire qu’Il en [310] prétend et qu’Il a droit d’en prétendre. C’est pourquoi Dieu a renversé, pour ainsi dire, votre demeure : Il vous fait voir ce que vous êtes par vous-même, et vous fait sentir jusqu’au fond la corruption qui est en vous, afin que, vous déprenant de vous-même et en concevant de l’horreur, vous n’ayez plus aucun appui dans les œuvres de justice que vous avez pratiquées jusques à présent, mais que, vous abandonnant totalement à Dieu, Il devienne Lui-même votre justice.

Dieu examine dès cette vie les justices de ceux qu’Il aime, et Il les leur fait voir si sales que, bien loin de pouvoir s’appuyer sur ces œuvres, ils en ont autant d’horreur qu’on en a d’un linge souillé1 : et quand, comme dit Job, nos mains, qui sont nos œuvres, seraient aussi brillantes que la neige, Dieu nous les fera voir en un moment toutes pleines de saleté2. Pourquoi en use-t-Il de la sorte, ce Dieu de bonté ? C’est afin d’exercer, dès cette vie, un jugement juste contre nous, afin que nous nous abandonnions [311] totalement à Lui. Il nous apprend aussi par là une manière de Le glorifier qu’on ne comprend que par l’expérience, qui est d’honorer Sa sainteté par notre misère, Sa force par notre faiblesse, Sa justice par notre injustice, Sa gloire par la honte que nous avons de nous-mêmes. Croyez, monsieur, que c’est la plus grande grâce que Dieu vous puisse faire que d’exercer ce jugement de justice sur vous en cette vie. Loin de vous affliger de cet état, vous devez prendre un nouveau courage pour vous donner à Dieu sans réserve comme une chose qui Lui appartient et dont Il fera ce qu’il Lui plaira.

L’état d’insensibilité accompagne ordinairement la vue ou plutôt l’expérience de nos misères, car si nous y étions sensibles, ce serait un bien en nous que la jalousie de Dieu ne pourrait souffrir parce qu’il nous servirait d’appui ; et nous n’en devons avoir que dans la volonté cachée de Dieu, et dans un abandon entier à cette même volonté, afin qu’elle fasse de nous tout ce qu’il lui plaira et ce qui la glorifie davantage. De plus, l’insensibilité que vous éprouvez est [312] nécessaire pour faire passer l’âme de l’état où vous avez été jusqu’à présent dans l’état mystique, ou de foi nue. Or une année de cet état jointe à la connaissance foncière de ce que l’on est, glorifie plus Dieu qu’une longue suite d’années passées dans les bonnes activités, quoique ces activités aient été déjà beaucoup simplifiées par la grâce.

Entrez donc sincèrement dans le parti de Dieu contre vous-même ; et quoique vous n’ayez pas même de goût ni de sentiment de cette préférence que vous faites de Dieu à tout ce qui vous regarde et à tout intérêt propre quel qu’il soit, ce sera néanmoins l’établissement du pur amour en vous : point de pur amour sans la perte de tout intérêt propre par hommage au seul intérêt de Dieu seul, à Sa seule gloire et à Son seul plaisir. Dieu veut vous faire entrer dans un état nouveau, mais cela ne se fait pas qu’il n’en coûte beaucoup à l’âme. C’est là le renoncement à soi-même, effectif et non en idée ; c’est par là qu’on meurt à son raisonnement, à ses premiers préjugés, enfin à toutes choses et à soi-même, pour ne vivre qu’à Dieu [313] et pour Dieu, non d’une manière consolante et connue de l’âme, mais en manière inconnue ; et c’est ce qui opère la mort, qui serait empêchée par nos vues et nos consolations. Quoiqu’on paraisse en ce temps-là comme abandonné à soi-même, Dieu ne nous soutient jamais davantage. Il est vrai qu’Il ne nous laisse pas voir cette main qui nous soutient, parce qu’Il veut que nous portions même notre abandon jusqu’à vouloir bien n’en être pas soutenu, si telle est sa volonté.

Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus, car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout amour-propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire le discernement, il y dort comme dans son [314] berceau, abandonné qu’il est aux soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage, songez que vous n’êtes plus à vous-même, mais à Celui qui vous a rachetés d’un grand prix3. Quand nous avons acheté quelque chose, nous en faisons ce qu’il nous plaît sans que personne s’en mette en peine ; usez-en pour vous-même à l’égard de Dieu de cette sorte, et vous trouverez une profonde paix dans la douleur la plus amère. Je vous prie de lire avec attention le livre de Job : vous verrez que Dieu ne dépouille pas l’homme pour le laisser toujours nu ; Il ne le rend dur, inflexible que pour le faire entrer dans le pur spirituel, qui est entièrement opposé à la sensibilité, même la plus sublime. Si le grain de froment ne meurt, il demeure seul4. Dieu n’établit les choses que sur la destruction de celles qui étaient. Je Le prie de tout mon cœur, non de vous rendre ce que vous avez perdu, mais qu’Il vous mette dans la disposition d’un parfait abandon, afin qu’ayant détruit [315] ce temple bâti de la main des hommes, Il en édifie un nouveau où l’homme n’ait aucune part.

Je vous conjure d’être fidèle à l’oraison : plus elle est sèche et pénible, plus nous marquons à Dieu notre fidélité. Il y a des personnes qui cessent de la faire parce qu’ils croient n’y rien faire, et que d’ailleurs elle est fort pénible en cet état à cause de la nudité de l’esprit et de la dureté apparente du cœur. On aimerait mieux faire beaucoup d’austérités et des choses fort pénibles que de demeurer persévéramment devant Dieu sans avoir rien qui remplisse l’esprit et qui anime la volonté. C’est néanmoins le temps où elle est le plus nécessaire. On ne comprend point assez que Dieu ne nous ôte notre propre prière qu’afin de devenir Lui-même notre prière. Quand, d’une pauvre villageoise, on devient l’épouse d’un grand roi, il faut quitter les manières grossières de sa première condition : tout ce qui est sensible, distinct et aperçu est grossier à l’égard de Dieu, qui étant un pur esprit, n’a rien qui puisse tomber sous la perception de l’homme. Je ne crois pas même [316] que vous deviez faire ces sortes d’aspirations dont vous me parlez, mais demeurant comme mort auprès de Dieu, Le laisser agir en vous. Tout ce que vous pourriez faire présentement, au cas que vous en ayez la facilité, c’est un retour simple au-dedans de vous, et de laisser tomber autant que vous pourrez les pensées, les réflexions, les idées, non en les combattant directement, mais ou en ne les admettant point quand elles se présentent, ou en les laissant tomber lorsqu’elles sont entrées, comme une personne qui, tenant une chose dans sa main, ne sait qu’ouvrir sa main pour la laisser tomber. Un simple retour au-dedans de vous est comme ouvrir la main.

Croyez-moi, monsieur, soyez fort fidèle à cet état de mort, car il est plus glorieux à Dieu que tout autre état, et aussi beaucoup plus avantageux pour vous, quoique pourtant ce ne soit pas ce dernier motif qui doive vous faire agir. Quand vous seriez même à l’article de la mort, il ne faudrait pas changer de conduite pour vous assurer par quelque chose, car vous déroberiez à Dieu une gloire très grande. Bienheureux celui qui meurt dans le Seigneur, parce qu’ayant goûté cette première mort, quoique très amère, il n’a plus rien à appréhender de la seconde mort ! Soyez persuadé, monsieur, qu’on ne peut prendre plus d’intérêt que j’en prends au règne de Dieu en vous, étant, etc.

1Es 64, 5.

2Jb 9, 30-31.

3I Co 6, 19-20.

4Jean  12, 24-25.

 390 [D.3.75].

Au nom de Dieu, demeurez dans votre paix et dans votre abandon, car je vous assure que vous n’en sortirez pas plus tôt que vous en sentirez du reproche, et que vous verrez que vous aurez fait une infidélité. Je suis assurée qu’il n’y a pas en vous une disposition que je ne sente. [318] Je savais que vous n’étiez plus comme vous dites, mais cela reviendra ; vous n’en serez pas quitte à si bon marché : Dieu vous aime trop pour cela. Ô si vous saviez ce qu’Il me fait connaître de Ses desseins, vous vous estimeriez plus heureux dans vos misères que si vous possédiez tous les trésors du monde !

Je vous enverrai N. … quand il vous plaira, mais si vous aviez assez de force pour mourir à cette consolation, que je vous aimerais, et que vous vous en trouveriez bien ! Si vous saviez le bonheur de mourir entre les bras de son Sauveur lorsque l’on n’attend point d’autre salut que de Lui seul ! C’est une grâce inestimable. Ô si vous saviez vous sacrifier à Lui sans réserve, que je serais heureuse, parce que mon cœur trouverait en vous sa félicité ! Mais je veux compatir à votre faiblesse, car je veux vous contenter, et que vous jugiez vous-même, par votre propre expérience, combien l’abandon vaut mieux que toutes les assurances. Entrez dans le parti de Dieu contre vous même. Vous voulez être beau, et Dieu prend plaisir à vous enlaidir. Dites-moi simplement si ce que je vous écris fait quelquefois impression sur votre esprit et sur votre cœur.

Il faut que je vous dise quelque chose1. Notre-Seigneur, après m’avoir fait les plus grandes grâces, prit plaisir de me tout ôter, et Il me fit mon jugement, outre qu’Il m’ôta si fort tout le bien que j’avais fait qu’il n’en restait plus. Il examina et éplucha tout de telle sorte que des vertus qui m’auraient fait canoniser si je fusse morte il y a seize ans, me paraissaient des monstres effroyables. L’intelligence me fut donnée de ce passage : Les montagnes s’évanouissent devant la face du Seigneur, devant la face du Dieu de Sinaï2. Ces montagnes sont toutes les vertus dont l’âme se trouve ornées ; mais Dieu ne paraît pas plus tôt Lui-même que toutes ces justices disparaissent et paraissent des ordures. Je me trouvais alors nue de tout bien, et ne voyais que le néant et le péché, et j’aurais voulu être écrasée pour ne plus paraître devant Dieu en cet état. Ce passage : Montagnes, [320] tombez sur nous3 ! me paraissait me convenir extrêmement. Cependant il me fallait mourir, et mourir en cet état. Je fus cinq semaines entre la mort et la vie, et réduite à tel état que je ne pouvais articuler une parole ; et quelque près que l’on approchât de moi l’oreille, la faiblesse était telle que l’on ne me pouvait entendre. Il me fallait mourir, et mourir sans secours, sans personne qui m’entendît en cet état. Je m’immolai en sacrifice à la Justice, je me jetai entre les bras de mon Sauveur, et j’entrai en complaisance de voir que je Lui devais tout, car Dieu m’avait tellement tournée contre moi que je ne voyais non seulement aucun bien, mais tout le bien me paraissait devant Dieu des ordures et des saletés.

Mandez-moi simplement si vous comprenez les choses que je vous écris, et si vous avez le goût assez délicat pour pénétrer la conduite de Dieu, et comment Il use de Son autorité, comment il y a des âmes de qui Il tire une gloire singulière, et qu’Il se sert de moyens singuliers pour cela. Pénétrez-vous un peu la pureté de la [321] lumière, et comme elle va chercher ce qu’il y a de propriété la plus cachée dans le cœur de l’homme pour l’en tirer ? Ô que si vous avez assez de courage pour vous laisser en la main de Dieu, que vous découvrirez de choses, que vous en pénétrerez, et que vous saurez bien, étant rempli du divin Emmanuel, réprouver le mal et choisir le bien ! L’état de misère ne durera pas toujours : la joie suit la douleur. J’aime bien votre état ; soyez bien petit, je vous prie. Ô si vous connaissiez bien cela, vous en seriez charmé ! c’est à quoi vous êtes destiné, je vous en assure.

Je veux vous obéir aveuglément4. Je vous assure que je ne passerai pas la moindre chose de ce que vous m’ordonnez, car Notre-Seigneur me donne, avec Son état d’enfance, la soumission d’un enfant.

1Voyez-en la description dans la lettre qui suit. (Dutoit).

2Ps 97, 5 ; Ps 68, 9.

3Ap 6, 16.

4Lettre adressée au « tuteur », le duc de Chevreuse ?

 391 [D.3.76]. N’aimer que Dieu. S’en laisser détruire.

Le procès de N. étant fini, nous ne sommes pas dans une saison où il puisse avoir des affaires. Mais quand le cœur est pris, soit pour Dieu, soit pour la créature, c’est là la plus grande de toutes les affaires. Où est le temps qu’il n’en avait point lorsqu’il s’agissait de me voir ? Mais j’ai cette obligation à Dieu, qu’on ne se dégoûte de moi que lorsqu’on se dégoûte de Lui. Où est notre cœur, là est notre trésor. Ô Amour, quel plaisir pour moi qu’on ne me puisse aimer pour l’amour de moi, mais pour vous, en sorte qu’on ne peut m’aimer si l’on n’aime mon cher Maître !

O cœur humain, à quoi t’amuses-tu ? Tu t’amuses à la terre, toi qui es destiné pour le ciel. Tu te repais d’excrément, pouvant te repaître du pain céleste. Ô divine nourriture, [323] vous ne remplissez et ne rassasiez le cœur de l’homme qu’à mesure qu’il se vide ! Sitôt qu’il s’emplit d’autre chose, il se vide de vous, il est dégoûté même de ce céleste mets, comme les Israélites le furent de la manne ; enfin il entre dans le froid de la mort. Une chaleur étrangère détruit la chaleur naturelle. Nous ne sommes créés que pour brûler du feu divin, et tout autre feu étranger l’amortit. L’Ancien Testament le figure : Dieu ne voulait pas qu’on fît brûler sur Son autel du feu étranger.

Pour ce qui regarde N., elle est bonne dans le fond. Ne vous étonnez pas de ce que vous voyez. C’est une nature qui s’était comme établie dans son domaine et à laquelle on ôte tout : tout échappe, on cherche à s’accrocher de tous côtés ; cela ne fait que donner de la peine ; c’est comme le scorpion entouré d’un brasier, qui ne trouvant point d’issue, se pique lui-même. Dieu se servira de tout cela pour la faire mourir à elle-même. Elle me fait compassion, car elle est dans un mésaise perpétuel. Tout la peine parce qu’elle est éloignée de la largeur, [324] et que toute nature vivante à qui Dieu veut donner le coup de la mort est de la sorte. Je souhaiterais, si c’est la volonté de Dieu, la voir avant de mourir.

Pour la bonne N., il faut respecter, dans les âmes de grâce, leurs répugnances ou leurs désirs. Je croyais la chose avantageuse pour les uns et pour les autres, et peut-être que je me trompais. Cependant je comprends qu’il est bien plus aisé de perdre les biens temporels que les spirituels. Lorsqu’on s’attribue encore une grâce, ou quelque chose peut-être contraire, il faut laisser les personnes jouir de leur grâce lorsqu’ils la voient et qu’ils la discernent. Jusqu’à ce que Dieu ôte le moi et le mien, on ne comprend guère autre chose. C’est pourquoi il est dit dans l’Écriture : Je disais : je mourrai dans mon petit nid1 ; puis, vous avez renversé mon lit dans ma maladie2. Ce n’est pas à la main de l’homme à renverser ce lit ; c’est à Dieu de le faire.

Hé, qui est-ce qui n’aime pas [325] la sainteté et à voir son travail devant soi ? Il n’y a qu’une pauvre folle comme moi, qui après avoir dissipé (comme l’enfant prodigue) tous ses biens, a jeté le reste dans la mer. Je vois ma folie, sans pouvoir faire autrement. Je respecte néanmoins les âmes à qui Dieu laisse la possession de ces mêmes richesses que j’ai perdues : elles les gardent pour Dieu. Comme dit l’épouse des Cantiques : Je vous ai gardé, ô mon Bien-aimé, les pommes vieilles et les nouvelles3, c’est à dire les grâces que vous m’avez données autrefois, et celles que vous donnez à présent.

Pour moi, il n’en est pas de même. J’avais4 un beau pommier tout chargé : mon Maître a mis la cognée à la racine, il a abattu l’arbre, parce [326] que les fruits n’étaient pas bons selon Son goût. Quand j’ai vu cela, j’ai abattu les autres arbres, j’ai négligé les haies, et le sanglier est venu dans mon jardin, qu’il a détruit ; il a fouillé la terre avec son museau : il n’y a plus de forme de jardin. Dans les commencements que tout cela m’est arrivé, je disais : « Qu’est devenu mon parterre si fleuri ? Il n’y a plus que des trous et des mottes de terre : ce fruit si agréable à la vue et à mon goût est donc détruit pour jamais ! Quoi ! je n’aurai plus l’odeur de ces belles fleurs ! Quoi ! je ne goûterai jamais de ce fruit charmant ! Tels et tels arbres si abondants sont renversés, les racines sont du côté du ciel ! Qui ne pleurera pas un pareil désastre ? » Aussi l’ai-je bien pleuré. Mes larmes étaient comme deux sources. « Peut-être, [disais-je,] mon Maître permettra qu’elles fassent germer quelque petite racine échappée à la fureur du sanglier ? » Point du tout. Mon Maître vient, qui me dit : « Il te reste donc quelque espérance dans ces rejetons ? Tu les arroses sans cesse. Je t’attraperai bien. » Un feu sorti de Son [327] visage a tout brûlé, a réduit tout en cendre : Il a joint l’incendie à tous les autres dégâts, puis Il m’a dit : « Fais reverdir, si tu peux, cette cendre - Hélas, comment, lui ai-je dit, pourrais-je trouver le moindre germe de vie dans une si horrible mort ? Il n’y a plus pour moi ni fleurs, ni fruits, ni arbres, ni même de fond de terre ; il n’y viendra pas même des bruyères ; je vais donc abandonner mon héritage sans nulle ressource. » Je me disais néanmoins, dans le secret, mais d’une manière presque inconnue à moi-même : « Mon Maître peut, s’Il le veut, faire renaître ce qu’Il a détruit ». Il n’en a rien voulu faire ; je ne m’y attends plus, et je m’en trouve plus légère5, quoique manquant de tout. Car ce cher Maître n’a garde de se venir promener dans un jardin où il n’y a que des buttes, sans sentier et sans apparence qu’il y en ait eu. Quand j’ai vu cela, je lui ai dit Fuyez, mon Bien-aimé, sur les montagnes d’aromates6, il n’y a plus rien ici qui Vous puisse plaire.

Voilà ma confession générale, cher N. Voyez, après cela, s’il n’y a personne qui ne soit meilleur que votre pauvre mère. Il ne me resterait plus, pour être pire que le démon, que d’en vouloir imposer, et de faire croire qu’il y a des trésors cachés sous ces mottes. Mais7 il n’en est rien du tout : il n’y a pas une obole. Ainsi, prenez vos mesures là-dessus. Le Maître a tout détruit, Il est allé ailleurs : Il a bien fait. Je n’en suis point jalouse ; au contraire, je suis charmée qu’Il se divertisse ailleurs et qu’Il abandonne un lieu si affreux. Ceci est la vérité. Si vous avez quelque autre idée de moi, effacez-la comme injurieuse à la suprême vérité.

1Jb 29, 18.

2Ps 41, 4.

3Ct 7, 13.

4Tout ceci et ce qui suit, marque la destruction non de ce qu’il y avait de réel dans les vertus, mais de ce qu’il y avait encore de propriété ; à raison de quoi Dieu ôte tout ce qui est sensible et qui paraît au moi. Voyez le traité des Torrents et l’explication de Job, où l’on peut voir comment Dieu cache à la créature tout ce qui vient de Lui, et ne lui laisse voir que ce qui vient d’elle et ce qu’elle est par elle-même sans Lui. (Dutoit).

5Une telle âme ne possède plus rien en soi ; mais tout en Dieu sans soi. C’est alors qu’on est propre à être un pur instrument de Dieu, sans s’approprier ni s’attribuer rien du tout. Voyez S. Paul II Co 12, 11. (Dutoit).

6Ct 8, 14.

7On ne trouve plus rien en foi, comme en soi, sinon un vide affreux et désert. Voyez la même chose en Ste Angèle [de Foligno]. Chap. 27 [de la traduction française par Poiret, 1696]. Alors on ne voit plus en soi que ce que l’on est par soi-même. (Dutoit).  – « Or, quand je redescends, quand je quitte le point culminant, je me vois tout péché, tout obéissance au péché, oblique et immonde, tout mensonge et toute erreur ; mais je suis tranquille ; car l’onction divine me demeure fidèle pour toujours… » (trad. Hello).

  392 [D.3.78]. 

 [339] C’est me faire un véritable plaisir que de me faire savoir des nouvelles de N. car je l’aime véritablement, et j’espère toujours plus de son âme, le voyant beaucoup s’avancer. Qu’il se délaisse, et soit fidèle pour tous les états, les regardant tous également, quoiqu’ils soient tous différents et qu’il éprouve des vicissitudes presque continuelles. Tout doit être égal. Souvent le désir d’être fidèle sera suivi de l’expérience de l’infidélité, toute contraire au désir ; d’autres fois, l’infidélité sera relevée par un nouveau désir d’être fidèle. Qu’il soutienne également tout, ne se pardonnant rien volontairement. J’ai quelque chose pour lui dans mon fond que je ne sens pour guère de gens.

  393 [D.3.79].

 [340] Je ne m’étonne point de tout ce que vous souffrez. Je croyais bien que cela en viendrait là, et j’étais persuadée que l’absence ne vous soulagerait guère. Souffrez, soutenez, mais soyez fidèle, au nom de Dieu, à ne rien faire volontairement qui puisse déplaire à Dieu ; et lorsque la faiblesse vous entraîne, ne perdez ni la paix, ni l’abandon.

Soyez fidèle à tout dire, mais attendez-vous à toutes sortes de misères car vous êtes la faiblesse même ; et comme vous avez beaucoup ouï parler des états intérieurs, vous avez de secrets appuis en toutes choses. C’est ce qui fait que vous souffrirez plus [341]que nul autre de l’expérience de vos misères, car il en faudra beaucoup pour vous détruire, à cause des ruses de la nature à se soutenir.

Ayez cependant bon courage, souffrez avec abandon tout ce qu’il y a à souffrir, car vous n’êtes pas à bout de peine. Soyez abandonné sans réserve à Dieu, qui fera peut-être Son plaisir de vous à votre propre vue et à vos propres activités ; mais le salut ou la perte de cette sorte doi[ven]t vous être indifférent[s] si votre amour est sans intérêt. Aimez gratuitement Celui qui vous a aimé gratuitement, et sacrifiez-vous à Lui sans réserve.

 394 [D.3.80].

C’est toujours l’ordinaire de ces sortes d’états, lorsqu’ils sont de Dieu, de faire plus de violence aux grandes fêtes, parce que, comme cet état est donné pour nous dépouiller [342] de nous-mêmes, il faut qu’il nous arrache à ce à quoi nous tenions davantage. Je vous assure que je crois certainement que votre disposition est du bon Dieu et que, si vous avez le courage de la soutenir jusques au bout par un abandon total, sans vue ni retour sur vous-même, vous en sortirez comme d’un bain. Les rages et tentations sont une suite de votre état. Si vous saviez ce que Dieu fait souffrir et soutenir à d’autres, vous verriez que vous êtes traité bien doucement.

 395 [D.3.84]. Désappropriation, foi, lumière et ténèbres.

J’ai reçu, ma très chère sœur, votre lettre avec plaisir, y remarquant les bontés de Notre-Seigneur en votre endroit, quoiqu’elles vous paraissent à présent plus cachées. Ô chère sœur, la grâce nous1 trompe souvent et, afin de nous donner Dieu, elle paraît nous abandonner elle-même. Vous avez vécu dans l’abondance, dans l’amour et dans la présence de Dieu : il vous faut à présent vivre de Dieu même dans la pure foi. Dieu a pris plaisir durant bien du temps de vous enrichir de Ses dons, et Il veut à présent vous en dépouiller pour vous revêtir de Lui-même. Ce que vous croyez perte est un grand gain. Ne croyez donc pas être plus [363] mal : au contraire, laissez vous ôter tous les dons de Dieu, et ne vous y opposez pas. Laissez-Le reprendre ce qu’Il vous a donné, et Il sera Lui-même le remplacement de tout.

Mais, me direz-vous, je deviens toute naturelle. N’est-ce pas ce qu’il faut ? Ô chère sœur, l’horrible chose qu’une créature nue et dépouillée des dons et grâces de Dieu ! La vue en est capable de faire frémir. Cependant, cette créature ne peut être revêtue de Dieu même que par cette nudité. C’est pourquoi, lorsque Dieu veut prendre possession d’une âme, Il en use de cette manière, car la créature est si pleine d’amour-propre que, si Dieu ne prenait ce procédé, elle s’opposerait toujours à Ses desseins. Les grâces et dons de Dieu ne servent qu’à la rendre plus amoureuse de sa propre excellence ; et Dieu qui voit cela, commence à la dépouiller de Ses dons. L’âme qui n’est pas instruite de cela, s’afflige, croit devenir plus mauvaise, et que c’est de nouveaux péchés qu’elle commet ; ce n’est nullement cela, mais c’est que Dieu ôtant ce qui était Sien, [364] il ne reste plus que ce qui est nôtre, et alors nous éprouvons ce que nous sommes.

Que faut-il donc faire ? C’est de se laisser dépouiller avec plaisir, et être ravi que Dieu prenne ce qui est Sien. C’est l’amour-propre qui crève de sentir et connaître ce qu’il est ; et au contraire, il faut voir avec complaisance que toute perfection étant en Dieu, elle y doit retourner. Si nous étions bien vides de nous-mêmes, nous n’aurions pas de peine de voir nos misères, et après avoir détourné notre volonté de leurs affections, nous ferions notre plaisir de l’abjection qu’elles nous causent. C’est cette abjection qui nous fera pourrir, comme Job, sur notre fumier, jusqu’à ce que Dieu nous en tire Lui-même. Demeurez donc comme vous êtes, et demeurez en paix.

Mais le moyen de souffrir en paix des choses qui paraissent effacer Dieu de chez nous ? Non, chère sœur, il n’en efface que l’image (apparente), et il y imprime la réalité. Mais ceci est si peu connu que l’on consume sa vie à vouloir faire ce que Dieu détruit, et l’on n’y réussit pas. Au nom [365] de Dieu, laissez-vous en proie à toutes les misères, qui ne feront que vous anéantir si vous les portez avec paix, confiance et humilité. Je ne sais pourquoi je vous dis ceci. Prenez-le comme Samson fit le miel de la gueule du lion mort2 et priez pour nous.

Pour ce qui regarde notre union, ne vous ai-je pas dit qu’elle sera toujours la même en Dieu, indépendamment des lieux et des temps ? Ainsi donc, laissez vous conduire : Dieu sera toujours le maître, et Il saura bien changer les choses quand Il le voudra.

Pourquoi avez-vous de la peine de mes croix ? Hélas, chère sœur, elles ne le sont que dans l’apparence ; n’en ayez donc point de peine, et laissez-moi être le jouet de la Providence. Quand il ne me reviendrait pas d’autre avantage de tout ceci que cela, ne serais-je pas trop heureuse ? Je serai donc ici pour y recevoir les coups ou de la justice, ou de la miséricorde : [366] ils me seront également doux, venant d’une même main. Ainsi, vous voyez qu’il n’y a nulle apparence que je m’en retourne. On crie contre moi, mais je ne saurais qu’y faire. Je suis en repos et contente, non de mon contentement propre, mais de celui de Dieu.

1Il s’agit d’une tromperie innocente et médicinale, dont sainte Catherine de Gênes parle aussi dans les chapitres 30 & 41 (ou 39) de sa vie. (Dutoit).

2Jg 14, 8-9.

 396 [D.3.85]. Du dépouillement de l’âme, etc.

Cette petite peine que vous avez, augmentera, loin de diminuer ; je n’en serai nullement surprise, parce qu’il y a du temps que j’ai connu que cela serait de la sorte. Je ne vous l’ai pas dit de peur de rien prévenir. Soyez simple et fidèle à tout dire, et Dieu vous simplifiera par ces choses mêmes. Ô qu’il y a encore à mourir lorsque l’on se croit mort, et qu’il y a de choses cachées en nous que nous ne découvrons que par l’expérience que Dieu nous en fait faire ! [367] Laissez-vous donc bien à Dieu, et Il fera sortir ce qu’il y a de plus caché dans votre naturel, ce qui vous surprendra souvent, car il vous paraîtra des faiblesses que vous n’avez jamais éprouvées, et qui vous humilieront d’autant plus qu’elles vous paraîtront plus déraisonnables. J’ai souffert de jalousies spirituelles après en avoir été beaucoup éloignée, et elles m’ont causé des peines inexplicables : je les disais avec une extrême fidélité. J’espère d’autant plus de votre âme que plus je vois les misères et les impuissances vous accabler de toutes parts. Vous n’en êtes pas encore au bout, ô femme de foi ; il faut que vous remplissiez votre état selon toute son étendue.

La plus grande grâce que Dieu puisse faire à une âme, c’est de lui faire sentir et connaître ce qu’elle est. Plus les défauts sont cachés, plus il faut des lumières divines pour les connaître. Les défauts dont vous me parlez sont assurément en vous : ils sont autant profonds qu’ils sont subtils et délicats. Et c’est une miséricorde de Dieu de les faire connaître, car dans le degré où vous êtes, il ne fait guère [368] voir à l’âme que les défauts qu’Il veut purifier ; et lorsque la lumière est donnée, Dieu ne manque jamais de les ôter à la suite, non toujours d’une manière sensible et aperçue, puisque au contraire, ces défauts deviennent souvent plus apparents et en superficie et paraissent s’augmenter, ce qui surprend bien l’âme, mais cela [cette augmentation] n’est pas cependant de la sorte : c’est que ce qui est au-dessus, sort au-dehors.

Vous en verrez bien d’autres dans la suite. La peine que la nature a eue à les dire, est la plus sûre marque qu’ils étaient en vous. Il ne faut pourtant rien faire pour vous en corriger par vous-même, si ce n’est lorsque la lumière présente vous les découvre et que vous faites une de ces fautes, alors cette lumière qui vous est donnée pour la voir, vous doit aussi donner la force d’arrêter les paroles naturelles et humaines que les défauts vous feraient dire, comme, par exemple, lorsque vous avez envie de savoir quelque chose et que la pensée vous vient d’y mourir, il le faut faire ; si elle ne vous vient pas, il faut vous [369] délaisser sans penser à vous, et si quelque chose vous échappe, le souffrir.

 397 [D.3.86]. Abandon et humiliations.

Vous avez raison de dire que l’abandon nous rend tranquilles : il n’y a que cela seul qui puisse donner la paix ; dans cette disposition, Dieu ne nous laissera point nous méprendre. La plus grande grâce que Dieu vous puisse faire, c’est de vous faire sentir à vous-même ce que vous êtes. Bien loin que les sentiments que vous avez de vous-même doivent vous éloigner de la communion, c’est tout le contraire, car la meilleure de toutes les dispositions après la charité est l’humilité, et encore plus l’humiliation. Si Dieu ne nous faisait pas sentir ce que nous sommes, nous serions des monstres d’orgueil. La pluie ne s’arrête point sur les montagnes, [370] mais elle tombe abondamment dans les vallées : nous sommes des vallées profondes lorsque nous ne voyons rien en nous que des sujets de confusion et d’humiliation. Dieu se plaît à se répandre dans les âmes petites et qui ne désirent rien que la seule gloire de Dieu en Lui et pour Lui.

Vous me demandez un moyen de témoigner à Dieu votre amour. Les moyens les plus sûrs pour vous ne sont point les austérités, dont vous êtes incapable à cause de votre mauvaise santé, et qui seraient mêmes contraires à ce que Dieu veut, parce que votre principal devoir est de vous conserver pour votre famille, qui en a tant de besoin. Soyez donc humble et petite ; c’est le moyen de marquer à Dieu votre amour plus que par tous les sentiments. Il faut faire taire les désirs trop empressés, parce que nous ne devons désirer que la volonté de Dieu, et que Sa volonté se déclare par l’état où Il nous met. Ne désirons point ce que nous n’avons pas, et contentons-nous de ce que nous avons : c’est le meilleur pour nous, quoiqu’il [371] ne paraisse pas tel aux idées que nous nous sommes faites de la perfection.

Pour le songe que vous avez fait, je crois que N. … n’a voulu que vous faire comprendre que, pour être véritablement à Dieu, il faut en quelque manière être sous les pieds de tout le monde ; et les ris que l’on faisait, nous marquent que quand on est à Dieu, il faut s’attendre d’être méprisé des hommes. Si nous aimons Jésus-Christ, nous devons suivre le chemin qu’Il nous a tracé, qui sont les croix, les mépris et les confusions : quand nous aimons, nous tâchons d’imiter l’objet que nous aimons, nous trouvons bon tout ce qu’il fait, et nous n’avons point d’autre volonté que la sienne.

Ne vous étonnez pas si vous n’avez pu ni vous affliger pour la Passion, ni vous réjouir pour la Résurrection. Demeurez dans votre disposition simple : elle renferme tout ce que vous voudriez avoir. Ne vous donnez rien par vous-même, car ce serait l’ouvrage de l’homme ; ce que Dieu fait est incomparablement meilleur. Abandonnez-vous à Lui pour le dedans [372] comme pour le dehors ; c’est à Lui de faire en vous ce qu’il Lui plaît sans que vous y mettiez la main. Vous êtes bien chère à mon cœur.

 398 [D.3.87]. Etat de passiveté.

Vous me dites1 de faire des actes de résignation et de renoncement. Il me semble que mon âme a peine à y entrer et se fait violence, parce que, pour y entrer et se renoncer, il faut avoir une volonté et quelque chose de propre ; et l’âme qui ne sent point de volonté et ne sait où la prendre, ne saurait se résigner en ce qui n’est plus. Elle n’a point de répugnance et, lorsque les sens souffrent contrariété, cela est si loin de la volonté que rien de plus ; et si elle demeure dans une entière nudité, sans action de sa part, ce brouillard se dissipe de lui-même, et laisse l’âme en pure passivité, ce que ne fait pas la résignation, qui suppose propriété et [373] différence de volonté. Il me semble que l’âme, à force de s’être immolée, renoncée et résignée, vient en état de ne le pouvoir plus faire. Je soumets tout ceci à ce que vous en direz, voulant tâcher de le faire si vous me l’ordonnez, quoique avec peine.

J’ai donné aussi au Saint Enfant Jésus tout ce que je possède, et moi-même ; et il me semble que je n’ai plus rien à Lui donner. Tout est à Lui, et il n’y a plus de sacrifice à faire que celui des vœux, qui sont, ce me semble, accomplis dans la pauvreté et l’obéissance que cause la perte de la volonté. Ces dispositions, qui se peuvent mieux expérimenter que dire à cause de leur grande nudité, n’empêchent pas que je ne prononce de bouche les choses que vous m’ordonnez de dire ; et c’est la seule action que je fasse, l’âme ayant une manière de dire si simple que tout autre procédé lui est comme étranger ; et lorsqu’elle veut prier ou demander, il y a en elle quelque chose qui le fait tout d’un coup, mais nuement et sans distinction de paroles, sinon qu’elle sait bien que c’est cela qui se demande. [374] Quelquefois l’âme dit des paroles : si l’Esprit, la secondant, les dit aussi, c’est avec facilité et sans attention ; au lieu que l’Esprit ne les disant pas, lorsque je veux les dire, c’est avec difficulté et comme une langue étrangère. Je soumets le tout à votre pensée, et j’obéirai avec la grâce de Dieu : mandez-moi ce que je dois faire.

1Cette lettre serait peut-être adressée à Bossuet ?

 399 [D.3.88]. Foi passive et nue. Abandon.

La foi passive est cette onction savoureuse qui pénètre l’âme et lui ôte toute envie de discourir avec Dieu, l’invite au silence, si bien qu’on ne peut plus opérer, mais aimer et se taire, goûtant un plaisir et une suavité plus grande que je ne puis dire, les uns plus, les autres moins. La foi nue succède à cet état et dépouille l’âme de ce qu’il y a de sensible, de [375] distinct, et d’aperçu dans l’état, commençant par ôter le sensible, et ensuite le distinct, puis l’aperçu, qui est le dernier qui se perd. Cette foi nue dépouille l’âme peu à peu de tous dons, de tout soutien, de tout appui, afin que l’âme, par un abandon d’état, n’ait plus rien que Dieu seul et Sa volonté souveraine inconnue, à laquelle elle s’abandonne d’autant plus fortement qu’elle perd tous les soutiens créés.

La première foi est toute dans les dons créés, quoique relevés beaucoup par la grâce, mais comme tout se reçoit dans la capacité propre de la créature, ces mêmes dons qui, en Dieu, sont Dieu, dans la créature deviennent créature bornée et rétrécie, et souvent participants à son impureté, car ce qui est reçu en nous, est moindre que nous, comme une chose renfermée dans une autre est de moindre étendue que ce qui la renferme. La foi passive de jouissance et de lumière retient l’âme en elle-même : c’est ce qui fait le fort recueillement que vous avez dans le commencement et un long temps.

Mais la foi nue dépouille l’âme de toutes ces choses et, [376] en la faisant sortir d’elle-même par le dénuement de tout ce qui la retenait et arrêtait en elle-même, par la perte de tous dons créés, quelque sublimes qu’ils paraissent, elle conduit insensiblement en Dieu même, car en perdant tout le créé, l’on tombe infailliblement dans l’incréé.

La première foi travaille à orner et embellir son sujet incessamment ; c’est ce qui fait que les âmes de cet état paraissent des saintetés consommées à ceux qui ne sont pas éclairés de la divine lumière, et qui ne connaissent point d’autre voie. La foi nue dépouille l’âme et la vide de tout ce qu’elle avait reçu dans la foi savoureuse, et la défigure si fort, la rend si nue, si affreuse, si hideuse, qu’elle se hait autant qu’elle s’était aimée et admirée. C’est pourquoi elle perd peu à peu l’amour d’elle-même et les propriétés, perdant les choses qui la rendaient propriétaire ; et en perdant tout de cette sorte, elle s’anéantit peu à peu, et Dieu prend la place, et remplit son vide et son néant, de sorte qu’en perdant tout, on trouve tout. Mais le malheur des âmes est [377] qu’en voulant conserver quelque chose, on perd l’incréé pour vouloir avoir le créé, et l’on quitte le donateur pour les dons, le Seigneur des vertus pour les vertus propriétaires.

Il est certain que l’abandon fait ce que vous dites, qui est d’adoucir toutes les peines, parce qu’il n’y a qu’une chose qui nous cause de la peine, c’est la propre volonté, qui répugne à ce que Dieu fait ; mais sitôt que par l’abandon nous nous conformons à Dieu, les peines sont des plaisirs. Et cela vient peu à peu ; à force de s’abandonner et de se résigner, on devient uniforme, et d’uniforme, transformé dans la volonté de Dieu, en sorte que l’on perd si fort en Lui toute volonté que l’on n’en trouve plus.

C’est pour faire perdre toute volonté, même des choses meilleures, et pour rendre l’âme souple et pliable à toutes les volontés de Dieu qu’Il lui fait passer les états que vous éprouvez. Elle devient après cela si morte et si indifférente qu’elle ne peut plus vouloir ou ne vouloir pas. Ce n’est pas dans l’abandon que l’amour-propre se trouve : au contraire, c’est dans la [378] résistance. Ayez donc bon courage, je vous en prie, car Dieu vous aime et vous a choisie entre une infinité d’autres pour vous faire être à Lui sans nulle réserve, et vous faire être Sa victime. Il vous choisit pour Lui, et non pas pour Ses dons ; Il veut Se sanctifier en vous, et non que vous vous sanctifiez vous-même. Il vous a choisis pour lui être un peuple particulier, son royaume sacerdotal, son propre acquêt1 et la demeure qu’Il s’est choisie Lui-même. Ce qui fait le bonheur des saints dans le ciel est la conformité à la volonté de Dieu, sans quoi le paradis même leur deviendrait plus insupportable que l’enfer, selon le témoignage même de l’Écriture. Lorsqu’il faut que les damnés paraissent devant Dieu, ne s’écrient-ils pas : Montagnes, tombez sur nous2 ! Ce qui leur fait tout le tourment de l’enfer, est la rébellion de leur volonté à celle de Dieu, sans quoi, l’enfer leur deviendrait un paradis. Tenez-vous donc heureuse d’être abandonnée, et vous serez d’autant plus heureuse dans [379] les plus grands malheurs que vous serez plus abandonnée à Dieu.

Il ne nous faudrait que très peu de temps pour rentrer dans notre premier principe et notre dernière fin si nous savions nous résigner parfaitement. Ce qui allonge si fort le chemin, et ce qui fait que presque tous les hommes demeurent arrêtés, c’est que chacun veut quelque chose de particulier, soit dans la nature, soit dans la grâce ; et nul ne sait se contenter de ce qu’il a et de ce qu’il est. Ne désirez jamais que ce que vous avez, soyez contente de ce qui vous arrive, quel qu’il soit ; supportez par abandon toutes les misères spirituelles, corporelles, et temporelles. Résignez-vous pour l’avenir, pour le temps et pour l’éternité. Ne mettez aucunes bornes à votre abandon, n’ayez aucunes réserves avec Dieu, et vous éprouverez dès cette vie une parfaite félicité puisque vous serez même contente de ne point éprouver cette félicité.

Demeurez dans cette indifférence parfaite : vous souffrirez moins qu’un autre de la perte totale, parce que vous tenez moins qu’un autre et [380] n’êtes pas beaucoup propriétaire. Vous avancerez aussi davantage, car à mesure que vous serez plus résignée, Dieu vous ôtera tous les obstacles qui empêchent votre perfection, et vous fera mourir insensiblement à bien des choses touchant l’honneur, l’intérêt, la santé, la réputation, et mille autres choses ; mais Il ne vous fera voir vos défauts qu’en les corrigeant, de sorte que la lumière suivra toujours le travail de Dieu en vous, et vous serez ravie d’éprouver comme Son opération tend toujours à détruire ce qu’il y a en nous de plus caché et intime. Il faut que vous suiviez nue Jésus-Christ nu.

1I Pi 2, 9.

2Ap 6, 16.

 400 [D.3.89]. Etre passif. Etre chargé d’âmes.

Ce serait vous tirer de votre état que de vouloir vous donner une peine que vous n’avez pas sur des états où Dieu vous ayant mis, [381] Il saura bien vous donner les dispositions nécessaires pour ne point sortir de l’ordre de Sa suprême volonté. Il ne faut pas douter que vous n’ayez quelquefois des réveils, les choses n’étant pas finies, il s’en faut bien. Laissez-vous passif dans votre nudité. Il ne faut rien goûter, rien connaître, rien sentir. Cet état vous est très nécessaire, et même plus qu’à bien d’autres ; c’est pourquoi il ne faut rien faire du tout pour l’adoucir, pour vous appuyer, pour vous procurer une plus douce facilité à rester en repos. Laissez-vous dévorer à l’expérience des fautes et des misères sur l’avenir, mais ne vous donnez aucun mouvement pour changer de situation. Ce n’est pas à vous d’ajuster ce qui est gâté, mais de tout laisser à Dieu. Il saura dans l’occasion vous donner d’autant plus de force que vous avez plus de faiblesse à présent. Je crois que vous devez demeurer ferme sur vos défauts, comme sur le reste : Dieu saura bien vous les ôter ou vous les laisser autant qu’ils seront nécessaires.

Je vous assure que vous m’êtes très cher et que je ne vous oublierai [382] point. J’ai peu de choses à vous dire, ne sentant pas même que vous en ayez besoin, ayant tout ce qu’il vous faut dans les écrits généraux, et Dieu vous donnant la facilité d’en faire usage. Vous devez être certifié que tout va bien chez vous et que votre âme est selon Son cœur,  c’est assez, et c’est tout ce que je puis vous dire, car il m’est impossible, quelque effort que je fasse, de donner ce qu’on ne me donne pas.

Je vous assure que l’état que je porte est peu compris, et qu’il le sera toujours moins. Je ne me sens nulle inclination d’aider aux âmes, et si je pouvais trouver une volonté, ce serait que Dieu se servît d’autres, car de tous les fardeaux, nul n’est plus pesant que celui-là ni ne coûte plus de véritables souffrances, sans que ceux pour qui on les souffre en connaissent rien. Dieu me traite de telle manière qu’Il me fait le plus écrire pour ceux qui ne s’en soucient pas, et qui en sont peut-être importunés, et Il ne me donne rien à dire à d’autres qui le désirent : tout est en Sa main. Il faut répondre des événements de Sa [383] Providence ; et non content de faire payer au-dedans, avec une extrême rigueur, les infidélités des âmes qu’Il confie, Il rend souvent suspect à ces mêmes âmes, et il faut être le but et le blanc1 pour recevoir les coups réciproques de Dieu sur ces âmes, et de ces âmes contre ce que Dieu ordonne d’elles.

O Amour, Vous seul savez ce que Vous faites et pourquoi Vous le faites !  Cachez Votre œuvre tant qu’il Vous plaira. Mais il n’y a point de véritable salut que dans la plus étrange perte : ô route trop peu connue au cœur humain qui s’aime encore et qui a quelque intérêt propre, intérêt cependant si caché que l’on ne le connaît que lorsque Dieu va à l’encontre de ce propre intérêt et qu’Il l’attaque directement ! Ô salut, ô éternité, as-tu quelque chose pour moi, et la volonté souveraine de mon Dieu n’est-elle pas mon salut et mon éternité ?

1Tirer de but en blanc, terme d’artillerie, tirer sur un blanc placé à la distance où le boulet, qui décrit une courbe, revient couper la ligne de mire (Littré).

 401 [D.3.91]. Abandon. Oraison. Enfance.

Je suis assurée que ce qui fait à présent votre crainte et votre [392] tourment, fera un jour votre joie et votre reconnaissance. Ce n’est point le témoignage que je rends à Dieu en moi, qui vous doit assurer, mais le témoignage qu’Il se rend à Lui-même par l’onction de Sa grâce, qu’Il vous fera sentir si vous voulez bien vous laisser à Ses divines volontés. Ô n’allez plus chercher d’assurance dans une disposition ni dans une autre ! n’en cherchez que dans l’abandon de tout vous-même entre les mains de Dieu ; c’est là que vous en aurez une véritable. Lorsqu’une personne faible craint de perdre quelque chose, elle le met à la garde d’une personne puissante. Craignez-vous de vous perdre ? Abandonnez-vous aux soins de Dieu, et Il sera Lui-même votre garant. Perdez votre âme en lui pour la retrouver en Lui.

Je vous prie de faire votre capital de l’oraison et de l’abandon à Dieu, soit pour vous, soit pour les autres. Parce que vous avez enfoncé, comme saint Pierre, dans les eaux, vous craignez d’en être submergée. Non, ne craignez plus : Notre-Seigneur vous tend la main, Il ne se plaint que de [393] votre défiance et de l’appui que vous avez en vous-même, et Il vous dit par la bouche du sage : Ne vous appuyez point sur votre prudence1. Si je pouvais vous faire concevoir la sûreté de l’abandon à Dieu, et comme, en nous abandonnant à Lui, nous L’engageons à entrer dans nos intérêts, je suis sûre que je diminuerais vos craintes et que je renouvellerais votre confiance, et que vous diriez avec Job : Quand Il me tuerait, j’espérerai en Lui2. Il a fait à votre égard comme ces mères qui tiennent leurs enfants sur le bord des précipices, et semblent les y vouloir jeter : ces enfants, qui ne croient pas que c’est une feinte, crient de toutes leurs forces et s’attachent toujours plus au col de leur mère. Il faut que vous fassiez le même : serrez-vous à Dieu par la confiance plus le précipice vous paraît affreux. Le dessein de Dieu est de vous unir d’autant plus à Lui que plus Il semble vouloir vous rejeter de Lui. Si vous saviez combien Dieu vous aime, tout indigne que vous en êtes, et les desseins [394] qu’Il a sur vous, loin de vous accrocher à tout ce que vous rencontrez qui vous paraît propre à vous empêcher de vous perdre, vous vous jetteriez à corps perdu dans la mer infinie de Sa bonté et de Son amour, et vous verriez qu’Il prendrait Lui-même un soin tout particulier de vous et vous soutiendrait dans vos faiblesses. Dieu aime plus une âme humiliée et pleine de confiance, quoique faible, que ces âmes fortes en elles-mêmes qui se fient à leur sagesse.

Hélas, entrez dans le nombre si petit des enfants de Dieu. Les enfants ne font pas de grands services à leurs pères, les pères souffrent toutes leurs incommodités. Les domestiques font ce qu’il y a de plus fort et de plus grossier ; c’est eux qui rendent tous les services, mais les pères aiment plus les faiblesses de leurs enfants que toute la force de leurs domestiques. Rendez-vous donc tout à fait : devenez comme un petit enfant entre les mains de mon Dieu. Ô qu’Il vous serrera souvent contre Son cœur ! Vous serez l’objet de Ses complaisances : Ses délices [395] sont d’être avec les enfants des hommes3, c’est-à-dire avec ceux des hommes qui veulent bien devenir enfants. C’est dans cet état où l’innocence règne, où la malignité et la duplicité est bannie. Ce sont ces enfants qui ne peuvent déplaire à Dieu, et qui Lui rendent une louange parfaite4. Voyez quel est le don de la charité du Père envers nous de vouloir que nous soyons appelés Ses enfants, et que nous le soyons en effet ! La raison pour laquelle le monde ne nous connaît pas, c’est qu’il ne connaît pas le Père. Mes très chers enfants, nous sommes dès maintenant enfants de Dieu ; mais ce que nous devons être un jour ne se voit pas encore : nous savons que lorsque le Sauveur se découvrira visiblement, nous serons semblables à Lui, parce que nous Le verrons tel qu’Il est. Quiconque a cette espérance en Lui, se rend saint, comme Lui-même est saint5.

1Pv 3, 5.

2Jb 13, 15.

3Pv 8, 31.

4Ps 8, 3.

5Jean  3, 1-3.

  402 [D.3.92]. Abandon purifiant. Voie du fond., etc.

 [396]Votre lettre, mon cher F[rère], m’a comblée de consolation, y voyant les dispositions de soumission où vous vous trouvez pour porter votre état de misère autant qu’il plaira au Seigneur, qui saura bien vous en délivrer lorsqu’Il le jugera à propos. Et vous ne devez vouloir être délivré que lorsqu’Il le voudra Lui-même.

Vous m’avez mandé que vous avez eu recours à tous les saints pour être délivré de votre peine, mais les saints sont trop abîmés dans la volonté de Dieu pour rien demander que [397] ce que Dieu veut accorder. Il y a deux sortes de temps, qui paraissent presque le même et qui néanmoins sont très différents : dans le premier, on est exaucé souvent en priant les saints, et surtout la Reine des saints ; dans le second, c’est tout le contraire. Comme Dieu ne veut de l’âme qu’un parfait abandon et un désintéressement achevé, on n’est point exaucé, et le mal ne finit que par un abandon si entier et si accompli qu’on n’ait plus de retour sur soi-même. On est bien éloigné en cet état de craindre pour soi, ni de se faire compassion ; et lorsque cela arrive, ce n’est que par infidélité. C’est alors qu’il est dit comme à saint Paul : Ma grâce te suffit : la vertu se perfectionne dans l’infirmité1. J’ai fait toutes les épreuves que j’ai pu faire de votre état : il ne me reste aucun doute que Dieu ne veuille de vous un abandon sans réserve et sans retour, et une perte entière de toute ressource et de tout intérêt propre, quel qu’il soit. C’est le plus grand sacrifice que l’âme puisse faire à Dieu, et j’ose dire le plus digne de Lui.

[398] Il y a en nous deux hommes, l’un qui est tout à Dieu et tout abandonné à Lui, et l’autre qui ouvre les yeux sur son bien ou sur son dommage. Il faut mépriser ce dernier, qui ne peut nous nuire qu’autant que, par infidélité, nous l’écouterons pour nous soigner et nous retirer en quelque sorte des mains de la divine justice, car elle a bien des manières de purifier et de faire souffrir. Jésus-Christ a guéri plusieurs aveugles, les uns par la parole, les autres par le toucher ; mais Il a guéri l’aveugle-né par de la boue. C’était l’aveuglement le plus dangereux de tous ; il était en même temps un symbole de l’aveuglement que nous apportons en naissant, et que nous avons tiré d’Adam, qui est l’amour de la propre excellence. Le démon Lui proposa qu’en mangeant le fruit défendu, Il serait semblable à Dieu, et qu’Il discernerait le bien et le mal : ce désir d’être semblable à Dieu, c’est-à-dire d’être grand et excellent en toutes choses, et celui d’avoir de profondes connaissances, est si enraciné en nous, qu’il faut que Dieu se serve de boue pour le détruire.

[399] Allez donc votre chemin avec courage, et soyez persuadé que si Dieu ne vous avait donné un contrepoids, vous seriez devenu un Lucifer. C’est ce contrepoids qui tient notre âme dans l’équilibre, qui l’empêche de s’élever par les faveurs et de se trop abaisser par le découragement. Cela fait encore un autre bon effet, qui est qu’un seul grain peut emporter la balance ; aussi le moindre grain de la volonté de Dieu la fait pencher comme il Lui plaît, lui donne un certain discernement de ce que Dieu veut d’elle, et une souplesse très grande pour Le suivre quoi qu’il en puisse coûter.

Je comprends fort bien que vous ne pouvez plus faire cette union à Jésus-Christ par des actes formels : cela n’est plus de votre état. Il n’est plus question de s’unir, mais de demeurer uni dans l’intime de votre âme. Il ne faut plus que vous fassiez d’actes par vous-mêmes, mais que Dieu soit le principe de tous vos actes, n’en faisant que par dépendance à Son Esprit, et lorsqu’Il vous les fera faire. On sent alors qu’ils coulent de source, au lieu que ceux qui viennent de nous-mêmes, nous distrairaient et causent des entre-deux, car il n’est pas besoin de perdre toute action, mais tout agir propre. La sagesse est simple et multipliée2 : la multiplicité qui vient d’elle ne tire jamais de la parfaite unité. Vous exprimez fort bien votre état par l’air serein, qui n’a rien de marqué, mais une certaine généralité et égalité exempte des vents et orages. Tout cela n’est que pour le fond : il ne doit y avoir là rien de sensible, même guère de fort aperçu.

Les enfants n’ont point de honte, et vous dites que vous en avez d’écrire ce que vous écrivez : c’est une marque qu’il y a encore de l’homme chez vous. Je vous prie d’écrire simplement et sans aucun retour sur vous-même tout ce qui vous vient. Quand ne pourrez-vous plus discerner le bien ni le mal en vous, comme dit saint Clément de son gnostique3, parce qu’il ignorait même tout mal, le bien n’appartenant qu’à Dieu ? Nous ne devons non plus le discerner en nous, puisque ce discernement ne se peut faire que par une vue recourbée sur nous-mêmes. [401] Vos yeux sont encore ouverts, parce que vous n’êtes pas encore renouvelé en Jésus-Christ. Ce renouvellement nous remet dans l’innocence. Les yeux d’Adam ne furent ouverts qu’après son péché ; les nôtres restent ouverts jusqu’à ce que nous soyons une nouvelle créature en Jésus-Christ. Laissez-vous entre les mains de Dieu, sans prendre aucune part à ce qui vous regarde pour le temps ni pour l’éternité. Rien ne serait plus lâche que de reprendre ce qu’on a une fois donné. Je sais que vous ne voulez pas vous reprendre, mais cessez de prendre intérêt à ce qui n’est plus à vous. Une marque que Dieu a accepté le don que vous Lui avez fait de vous-même, c’est que, comme Il veut vous dérober à votre propre vue, Il vous couvre de misères. Tant que vous prendrez le moindre intérêt à vous-même, vous aurez besoin que Dieu continue cette conduite de justice sur vous. Dieu a séparé le fond d’avec le dehors, afin que le fond ne prenne aucune part à ce qui se passe. Et c’est une des grandes miséricordes qu’Il puisse vous faire.

[402] Votre voie ne peut être illusoire, quoique pourtant vous dev[r]iez être abandonné à être trompé si Dieu le permettait. L’Ange de ténèbres se transforme en Ange de lumière, mais lorsqu’il le fait, c’est par visions, illustrations, lumières distinctes et extraordinaires. Comme le démon est l’orgueil même, il ne travaille pas à nous rendre humbles et petits, au contraire, il donne des apparences de dons, afin de nous enfler, nous remplir de nous-mêmes et de l’amour de notre propre excellence. D’ailleurs je dois vous dire que, par la route que vous tenez, qui n’est point dans la tête mais dans l’intime de l’âme, le démon n’y a aucune entrée. C’est le Sancta Sanctorum, dont l’entrée n’est permise qu’au Grand Prêtre. Il peut bien investir les dehors, et y exciter la tempête, mais cela ne peut nous nuire tant que nous demeurons fermes au-dedans, dans la citadelle de notre cœur. Lorsque nous en sortons sous prétexte de regarder ce qui se passe au-dehors, nous pouvons recevoir quelque blessure. Demeurez donc ferme dans votre fond. Si Dieu donne quelque pouvoir au démon sur le dehors, il faut le souffrir, étant bien juste que Dieu se venge par là des résistances de notre cœur, de nos infidélités et de nos usurpations. Ne savez-vous pas que quand on a employé tous les remèdes pour guérir un mal et qu’on n’a pu en venir à bout, il n’y a plus d’autre ressource que dans la patience et la résignation ?

Quand on parle de ne rien vouloir, on parle d’une personne qui ne sent plus en soi ni choix ni penchant pour quoi que ce soit, tout vouloir lui étant étranger. Lorsque la volonté est passée en celle de Dieu, elle n’a plus, à la vérité, aucun mouvement qui lui soit propre ; et lorsqu’elle est plus avancée, son état étant fort simple, elle ne pourrait discerner la volonté de Dieu si Dieu n’inclinait et ne penchait son cœur plus d’un côté que de l’autre. C’est ce penchant (qui est comme le grain mis dans la balance, et auquel elle se laisse aller avec autant de simplicité que de fidélité), qui lui fait connaître la volonté de Dieu, et la suivre.

Ceci est seulement pour le fond, [404] car pour les choses extérieures, il faut aller tout simplement : Celui qui marche simplement, marche confidemment4. Mais ces volontés extérieures et apparentes ne sont point des volontés propres à l’âme ; ce sont des suites de providences qui nous font agir selon l’ordre de Dieu dans l’état où Il nous a mis, et celui qui voudrait pour toute action particulière une inspiration, voudrait un fanatisme, et sortirait par cela même de l’état de pure foi. Il faut aller par tout ce qui se présente, selon l’occasion et l’occurrence des choses, jusqu’à ce que quelque chose nous arrête, car Dieu est infiniment plus fidèle à l’homme que l’homme ne l’est à Dieu. S’il y avait quelque chose dans ce qu’on veut entreprendre qui fût contraire à Sa volonté, on sent une certaine répugnance à poursuivre l’action ; et alors il faut une grande fidélité pour s’en désister aussitôt. Remarquez que je suppose une personne d’une grande simplicité, dont le cœur est tout à Dieu et qui agit bonnement dans les choses qu’elle croit devoir faire. Qui voudrait trop éplucher à chaque action ce que Dieu veut ou ne veut pas, sortirait par cela même de sa simplicité, et perdrait cette conduite uniforme que Dieu veut en toutes choses. Une mère qui tient son enfant par la lisière, la lâche assez pour que l’enfant puisse marcher, mais s’il approchait de quelque endroit où l’enfant pût se blesser, elle tire alors fortement la lisière. C’est ainsi que Dieu en use avec Ses véritables enfants : Il les laisse aller leur chemin, mais lorsqu’il y a quelque chose qu’Il ne veut pas, Il tire la lisière, ce qui n’est autre chose que la répugnance du fond dont j’ai parlé.

Le non-vouloir, dans une personne moins avancée, est de n’avoir, comme vous le dites fort bien, aucune attache particulière ni propriété connue, ne cherchant point d’appui pour soi d’une manière délibérée, voulant d’une volonté fixe et générale que la volonté de Dieu s’accomplisse en toutes choses, soit en elle, soit en autrui.

Il faut faire une grande différence entre la volonté propre et une certaine droite raison qui nous fait faire les [406] choses selon qu’elles se présentent ordinairement. Car les personnes qui ont une volonté propre, l’ont plus ou moins ferme selon qu’elles sont plus ou moins avancées ; elles ont avec cela un esprit tenace et arrêté à leurs propres vues ; mais à mesure que la volonté diminue, le propre esprit la fuit et devient souple comme elle. C’est ce renoncement à nous-mêmes si recommandé dans l’Évangile, car c’est la souplesse de la volonté qui produit celle de l’esprit, et non pas celle de l’esprit qui opère celle de la volonté. Ceci est fort à noter, c’est pourquoi je recommande si fort qu’on marche par la voie du fond ou de l’amour, et non par l’abstraction et par les connaissances et lumières de l’esprit.

Comme la volonté est le siège de l’amour, c’est en elle et par elle que se fait la séparation des deux parties, dont vous avez eu quelque expérience ; c’est aussi par la volonté que l’âme se perd en Dieu, mais l’âme ne se perd en Dieu que par la volonté, le cœur et l’amour. C’est ce que j’ai [407] appelé une véritable extase, et qui demeure d’une manière permanente, sans faire aucune violence à la nature, parce qu’il est tout à fait naturel à la volonté de s’écouler par l’amour dans ce qu’elle aime, de sorte même que, dans l’amour profane, plus on aime, plus on est soumis à ce qu’on aime. Mais Dieu étant un objet immense, dont les amabilités sont infinies, l’amour sacré ne s’en tient pas à une simple résignation, mais il attire toute la volonté peu à peu en lui, l’y perd, l’y absorbe, et la change en la sienne. Les extases de l’esprit sont d’une autre manière. Comme l’esprit tend à son objet avec véhémence, sans pouvoir s’y perdre que par la volonté, cela cause ou des défaillances, par la sensibilité de la volonté qui n’est point perdue, ou des transports impétueux : le corps voulant suivre l’esprit s’est trouvé quelquefois même élevé en l’air comme on le dit de certains saints. J’appelle cela  extase momentanée, parce qu’elle ne pourrait durer longtemps sans que l’âme se séparât du corps, à cause de l’impétuosité de l’effort.

La différence de ces deux voies [408] est comme celle d’une eau retenue en l’air par machine, et celle d’une rivière qui, sans sortir de son lit, s’écoule insensiblement dans la mer, s’y perd, et y demeure perdue d’une manière toute simple et naturelle, ordonnée de cette sorte par le grand Architecte de l’univers. Cette voie est simple, naturelle, uniforme. Les véritables directeurs, comme saint Jean de la Croix, font outrepasser à l’âme tout le sensible et tous les dons extraordinaires pour les ramener ici. C’est pourquoi ces grands hommes veulent que l’entendement n’ait que la foi, et une foi nue et obscure, afin que rien n’arrêtant l’esprit ne fasse diversion et ne l’empêche de suivre la route de la volonté, qui seule le conduit avec elle par un amour absorbant dans le Tout immense. C’est ce que les mystiques ont appelé perte en Dieu, transformation, unité, mêmeté, déification, et tant d’autres termes dont ils se sont servis. Vous le comprendrez facilement par ma comparaison de la rivière qui s’écoule dans la mer : en entrant dans la mer, elle conserve quelque temps sa qualité propre, mais ensuite elle prend [409] toutes les qualités de la mer, et se change en cette mer. On pourrait néanmoins en faire la division si l’on avait la puissance de Dieu, car il est certain que la créature demeure toujours créature et un être distinct de celui de Dieu, mais l’amour change tellement la volonté de l’homme en celle de Dieu qu’on peut appeler cela une « transformation ».

C’est pourquoi votre manière d’oraison est incomparablement meilleure que celle qui ne consistait que dans l’abstraction. C’est ce que j’insinue partout autant que je puis, et que les gens accoutumés à faire une oraison de tête et d’abstraction ont tant de peine à comprendre. Cependant c’est par cette oraison du cœur, comme vous la dépeignez, qu’on arrive à l’union, et que l’on va plus promptement et plus sûrement. Je bénis Dieu de vous avoir donné une véritable expérience.

Je comprends fort bien l’état où vous vous trouvâtes aux noces de madame votre nièce : votre état était alors plus perceptible, et même sensible. Mais à mesure que l’âme se simplifie, elle perd [410] ce sensible et cet aperçu, qui la retenait fortement, et il ne lui reste qu’une certaine largeur et sérénité qui ne se fait pas si bien remarquer. Tout état sensible et distinct, quoiqu’il paraisse plus fort, a pourtant quelque chose de plus resserré et rétréci, et il n’est si aperçu qu’à cause qu’il est extrêmement borné. Mais l’autre état est comme celui d’un oiseau sorti d’une cage, qui s’élance et se perd dans les airs de la divinité : il a partout même aisance, sans que rien le resserre. Cet état est beaucoup plus avancé, quoique moins satisfaisant à la nature. A mesure que moi se détruit, l’âme éprouve cette largeur et sérénité, avec une liberté presque immense. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres5 : ce qui signifie que lorsque le vieil homme est détruit et que l’homme nouveau s’est établi en nous sur ces ruines, on trouve en lui la parfaite liberté.

C’est ce que vous éprouverez de plus en plus dans la suite. C’était la même chose que demandait saint Paul [411] lorsqu’il disait : Qui me délivrera de ce corps de mort6 ?, c’est-à-dire du vieil homme, qui est véritablement le corps de mort, puisque c’est par lui que la mort est entrée dans le monde. Il ajoute : Ce sera la grâce de Dieu par Jésus Christ, c’est-à-dire quand, par la grâce de Dieu, l’homme nouveau, Jésus-Christ, sera établi en moi, je serai délivré de ce corps de mort. Lorsqu’il en fut délivré, il s’écrie comme par transport : Je ne vis plus, moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi7. Il n’était plus alors importuné par ce corps de mort, il n’en demandait plus la délivrance, il n’était plus occupé de lui-même, mais il laissait Jésus-Christ vivre et agir en lui : il en était animé comme le corps l’est de notre âme. Si, par impossible, une autre âme venait animer notre corps, notre corps n’obéirait plus qu’à cette nouvelle âme, elle serait le principe de ses fonctions comme notre âme l’avait été auparavant : il en est ainsi de Jésus-Christ à l’égard de l’âme perdue en Dieu.

Vous avez raison de dire qu’il [412] y a de la différence entre voir une ville de loin ou être dedans, mais c’est beaucoup que d’apercevoir cette ville chérie : on sait où elle est, il n’y a plus qu’à marcher sans s’arrêter pour y arriver. Mais le malheur est que la plupart vont à droite ou à gauche. Heureux celui qui la voit, quoique de loin, mais plus heureux celui qui y habite ! C’est véritablement la nouvelle Jérusalem, qui est descendue sur la terre : qu’elle est inconnue à présent ! Comment serait-elle connue, puisqu’il faut si fort se renoncer pour y arriver, et se quitter soi-même, et qu’on n’agit que pour soi, on ne vit qu’à soi, et le MOI est le prince de ce monde ! Quoique je n’aie fait qu’apercevoir cette ville, je ne laisse pas d’en être si charmée que tout le reste m’est comme de la boue en comparaison. Il se faut aussi peu soucier de soi que d’un linge souillé qui fait horreur : c’est à quoi Dieu par son Prophète8 compare nos justices propres. Toute justice qui est encore en nous et à nous, que nous pouvons regarder comme nous appartenant, est de [413] cette sorte : il n’y a de véritable justice qu’en Dieu et pour Dieu. Plus Dieu couvre votre homme extérieur de boue, plus vous devez être content que la justice divine se venge de toutes vos attributions, qu’elle vous en couvre si fort qu’il ne vous reste plus aucune figure d’homme que vous puissiez voir et dans laquelle vous puissiez vous complaire. De cette boue, Il formera un homme nouveau ; c’est pourquoi Il forma Adam de boue : ayant fait toutes les autres créatures de Sa seule parole, et connaissant l’orgueil si naturel à l’homme, Il voulut que son origine lui fût un contrepoids perpétuel. Il en use de même à présent sur nous, sans quoi nous serions comme les anges prévaricateurs : la complaisance que nous aurions en nous-mêmes nous ferait tomber du ciel intérieur comme l’ange tomba du Paradis.

Pour ce qui regarde la pensée que vous avez de quitter votre état, je vous ai mandé au bas de la lettre que j’ai écrite à *** que, quand la porte serait ouverte par la Providence, vous ne manquassiez pas de vous en servir pour vous retirer, puisque vous[414] n’y pouvez non seulement faire de bien, mais même point empêcher le mal. Je suis fort unie à vous, et votre âme m’est très chère en Notre-Seigneur.

1II Co 12, 9.

2Sg 7, 22.

3Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, œuvre de Fénelon.

4Pr 10, 9.

5Jean  8, 36.

6Rm 7, 24-25.

7Ga 2, 20.

8Es 64, 6.

  403 [D.3.94]. Amour, souffrances, fidélité à Dieu.

 [419] Je m’en vais, monsieur, unie à vous en Notre-Seigneur au-delà de ce que je vous en puis dire. Celui qui l’a fait, saura vous le faire comprendre. Je vous conjure de ne point faire d’état de toutes les difficultés que le diable pourrait vous suggérer pour vous empêcher de marcher dans la voie du pur amour. Conservez votre corps et laissez à l’Amour le soin de vous consumer et détruire ; c’est Lui qui sera votre bourreau, Il vous attachera au poteau innocent et glorieux de Sa divine volonté. Ô monsieur, quelles délices dans la croix, et quelle [420] amertume dans les délices ! Quel trésor dans les ignominies ! Quel plaisir d’être rassasié d’opprobres et d’être fait d’autres Jésus-Christ en terre ! Mon cœur vous tient lié comme quelque chose dont on l’a chargé, et dont on lui demandera compte : c’est pourquoi il doit porter toutes vos peines. C’est moi qui serai une victime continuelle devant mon Dieu pour vous, et je ne désire autre chose sinon que Dieu vous donne un cœur docile : Il le fera.

Soyez persuadé que je vois votre cœur à découvert, que je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même : je vous connais par le goût du cœur, et je sais que Dieu veut faire de vous le trône de Ses délices. Ce n’est pas vous qui avez choisi Dieu, ou plutôt qui avez choisi de Le servir en enfant, mais c’est Lui qui vous a choisi et tiré du monde. Il l’a fait, parce qu’Il l’a voulu, sans aucune vue de mérite. Et s’Il vous a choisi lorsque vous y pensiez le moins, avec quelle bonté conservera-t-Il ce que vous Lui avez donné et ce qu’Il regarde comme Sien ! Oh ! Il ne perdra rien de ce qui est à Lui, Il ne perdra que le fils de perdition, qui est l’amour-propre ; c’est ce qu’Il va détruire jusque dans la racine.

 404 [D.3.95].Abandon absolu.

Il ne s’agit pas d’avoir des certitudes, et quiconque voudrait vous en donner, vous ferait un très grand tort et s’en ferait à soi-même. Toute notre assurance doit être dans un abandon total, beaucoup d’humiliations, de défiance de nous-mêmes et de tout ce que nous sentons et ne sentons pas. Dieu posera des bornes lorsqu’il Lui plaira, par des moyens qui ne sont connus que de Lui. J’ai cru que Dieu avait permis que N. se trompât sur la maladie de M. afin de vous tirer l’un et l’autre de toute assurance : lui de tout appui en ses instincts, et vous de toutes certitudes dans votre obéissance même.

Allez donc sans savoir où, et à [422] l’aveugle, comme un enfant qu’on mène par des chemins qu’il ne connaît pas et qu’il ne cherche point à connaître. Il se laisse mener sans faire réflexion s’il se confie à sa mère ou ne s’y confie pas, il est porté de ses bras, il ne discerne pas même ce que c’est que chemin, s’il est bon ou mauvais, si on l’égare ou non ; il ne sait où ce chemin le conduira, et ne s’en informe pas même ; il n’a pas d’autre volonté que celle de sa mère, ni d’autre pas que les siens ; il ne s’imagine pas que sa mère l’aille jeter dans un précipice : il ne songe qu’à la caresser, et la laisse faire de soi ce qu’elle veut ; s’il apercevait quelque chose qui lui fît peur (car les enfants ne sont pas exempts de la peur), il s’enfoncerait et se serrerait contre le sein de sa mère, n’osant même regarder l’objet de sa peur ; il se croit en sûreté lorsqu’il ferme ses petits yeux et qu’il se serre contre sa mère. Fermons nos yeux par une foi aveugle, et que l’amour nous enfonce de plus en plus en Dieu, mais un amour nu et désintéressé.

Qui dit abandon, ne dit pas assurance. La confiance porte encore [423] avec soi une sorte de certitude, mais l’abandon suppose un oubli de soi et de tout ce qui nous concerne, car lorsqu’on a donné une chose et que, par l’abandon total de la chose donnée, on s’en est dessaisi, on ne se met plus en peine de ce que celui qui la possède en fait ; on l’oublie même entièrement.

 405 [D.3.96]. Abandon. Fidélité. Vicissitudes.

Vous ne devez pas douter que je ne reçoive agréablement de vos nouvelles, surtout des intérieures, y prenant autant de part que je fais. Demeurez bien abandonné pour toutes choses entre les mains de Dieu et délaissé à Sa conduite. Tout ce que vous faites est bien. Tout ce qu’il y a est qu’il ne faut pas demeurer si fort en attention pour la fidélité : occupez-vous de Dieu plus que de vous-même, et ce sera en Lui que vous trouverez votre fidélité. Il ne faut pas pourtant [424] négliger la vigilance douce et suave. Il faut seulement retrancher ce qui se fait par effort de tête et avec contention d’esprit.

Il est bon que vous ressentiez les répugnances à vos devoirs, supposé la fidélité à ne pas rester lâche dans la répugnance : cela opère plus de défiance de soi, plus d’abandon à Dieu, et cela fait que, se délaissant davantage à Lui, l’on réussit mieux, non dans son propre talent, mais dans la force et vertu divines.

Vos peines et angoisses reviendront souvent, et feront, durant un fort longtemps, la vicissitude de votre vie. Elles augmenteront même dans la suite, mais il se faut laisser également dans tous les états, vous y soutenant par l’abandon et la confiance. Ne regardez pas tant si vous êtes fidèle ou non : cela ne sert qu’à faire vivre la nature qui se nourrit de sa fidélité. Soyez persuadé que vous ferez toujours bien ce qui est de votre état si vous demeurez abandonné à Dieu.

  406 [D.3.97]. Union. Corruption. Enfance.

 [425] J’ai toujours beaucoup de joie, mon cher F[rère] lorsque j’apprends des nouvelles de votre âme, car je vous assure qu’elle est bien chère à la mienne. J’espère que Notre-Seigneur vous comblera de plus en plus de Ses miséricordes, vous faisant la plus grande de toutes, qui est de vous unir très intimement à Lui par la pure charité. A mesure que l’amour amortit notre volonté et la fait écouler peu à peu en Dieu, tout désir s’y écoule aussi, tout choix, tout penchant, toute inclination, c’est pourquoi je ne m’étonne pas que vous ne puissiez rien désirer. Vous éprouverez de plus en plus que vous ne trouverez de volonté pour quoi que ce soit, en sorte qu’il semblera que votre volonté soit disparue, aussi bien que tout ce qui lui appartient. Saint Paul avait bien raison de dire [426] que l’homme charnel ne comprend pas ce qui est de l’esprit, c’est pourquoi il le condamne1. C’est ici une science d’expérience et d’amour, scientia sapida ; il est certain aussi qu’il faut en faire l’expérience pour la connaître. Comment les hommes qui sont enveloppés dans les sens, enflés d’orgueil, pleins d’opinions et de raisonnement, pourraient-ils la comprendre ? La corruption est générale ; aussi puis-je vous assurer que Dieu a encore le bras levé, et que Sa colère n’est point encore apaisée.

Le vingt-cinquième de notre décembre, nouveau style, sera la grande fête de la Nativité de notre divin petit Maître ; je ne vous oublierai pas cette sainte nuit. Si vous recevez ma lettre avant ce temps, je vous prie de vous unir tous avec moi et avec les autres enfants de ce divin petit Maître dispersés par toute la terre, afin qu’Il nous réunisse tous dans Son sein, et qu’Il nous rende de vrais petits enfants comme Lui.

1I Co 2, 14.

407 [D.4.81]. Voie de l’amour et de la foi.

 Nous avons attendu longtemps de vos nouvelles, mon cher f[rère], et le bon ** avait souvent des terreurs paniques, mais je lui ai dit que vous ne pouviez pas être mort, puisque vous ne partiriez point pour ce grand voyage sans me voir en passant. Le divin petit Maître m'unit de plus en plus à vous, et j'ai une véritable joie d'apprendre de vos nouvelles et de voir que Son amour s'étend et se dilate dans votre cœur comme une huile répandue. J'espère que Dieu accomplira en vous l'œuvre qu'Il a commencée. Je ne souhaite pas moins de bien à madame votre épouse. Tous les autres biens ne sont que des ombres [235] de biens en comparaison d'être à Dieu sans réserve.

 L'homme qui désire devenir heureux n'a qu'à prendre le chemin de l'amour et de la foi pour le devenir. Ce qui fait les malheurs et les disgrâces de la vie sont ses avantages.  Oh ! que celui qui aime Dieu parfaitement trouve de goût et de consolation dans ce que les autres regardent comme de grandes amertumes ! La vie serait fade sans la croix : c'est son assaisonnement.           

Je vous envoie une grande lettre pour monsieur le D. **. Je suis tout à fait contente de la sienne. Je prie Dieu que Son amour fructifie dans tous les cœurs, qu'Il bénisse tous ceux qui contribuent à Le faire connaître. Soyons toujours unis, mon très cher f[rère], dans le cœur  du divin petit Maître.  Oh ! la bonne place ! Je crois que vous trouverez les vers sur les pia desideria à votre goût.

 408 [D.4.85].

Il est bien juste que le cher ** ait de quoi mourir à soi-même. Si nous n'avions rien qui nous fît peine, la nature et l'amour-propre deviendraient comme des géants. Dieu se sert de toutes les petites croix de providence pour les réprimer. Une personne sans croix et sans contradiction me ferait grande peur. Tauler dit que s'il n'y avait personne sur terre pour faire souffrir les serviteurs de Dieu, Il y emploierait Ses anges. Puisque Dieu ne nous a créés que pour être conformes à l'image de Son Fils et qu'Il a livré ce même Fils à la mort pour l'amour de nous, il faut que nous mourions tous les jours pour Le faire vivre en nous. Je salue cordialement monsieur votre frère : Dieu vous a trop unis pour que je vous sépare dans les souhaits et dans les prières.

 409 [D.4.86]. Croix. Enfance.

 Je me réjouis et de votre meilleure santé et des miséricordes que Dieu vous fait. Toutes les croix, de quelque nature qu'elles soient, sont toujours très avantageuses. Dieu vous a exercé par la maladie du petit ami, ensuite par votre propre indisposition. Dieu proportionne nos croix à la force qu'Il nous donne. Lorsque nous n'en avons que de légères, c'est parce que nous sommes faibles : il faut qu'elles fructifient en nous.

 Dites à notre bon f[rère] que je suis ravie qu'il soit de la famille de notre divin petit Maître. C'est Lui qui lui communiquera la petitesse et la parfaite abnégation. Je suis bien aise qu'il soit plus content de se taire que de parler. Je vous assure qu'il me sera dorénavant bien cher, car je n'aime rien en ce monde que ceux qui veulent être petits enfants : ils ont fait les délices de Jésus-Christ lorsqu'Il était [252] sur terre ; Il les embrassait, les serrait contre sa poitrine. On voulait dès lors, comme on fait à présent, empêcher ces petits enfants d'aller à lui1 : Il s'en fâchait, assurant que le Royaume du ciel était pour eux et leurs semblables ; et, bien plus, Il assure qu'on ne peut entrer en ce Royaume qu'en devenant comme de petits enfants. Et David dit que c'est des petits enfants que Dieu tire une louange parfaite, de ceux qui sont à la mamelle2, car ces enfants ne pensent point à eux-mêmes, vivant dans un entier abandon. Qui croirait que de petits cris enfantins puissent être une louange parfaite ? Le prophète nous apprend par là que plus nous sommes petits, simples et abandonnés, plus Dieu se loue Lui-même en nous, et c'est là la louange parfaite. Soyons donc bien petits, mes enfants, et nous serons selon le cœur  de Dieu. Les petits me dilatent le cœur, les grands me le resserrent.

1Mt  19, 13 et 18, 3.

2Ps 8, 3.

 410 [D.4.87]. Bonheur des croix.

 Votre lettre m'a fait un véritable plaisir en voyant les dispositions de votre cœur dans l'état de croix où Dieu vous a réduit. La croix est la plus grande marque de l'amour que Dieu nous porte. Mais il est impossible d'avoir le goût de la croix sans avoir celui de Dieu, ainsi que Jésus-Christ le dit à saint Pierre1. J'ai pris part à tout ce qui vous est arrivé, je m'y suis intéressée fortement, mais que puis-je demander à Dieu que la continuation des dispositions où Il vous met ? Il faut porter la croix en mort, sans que la nature y trouve son compte.

 Les personnes qui ne comprennent pas assez les voies de Dieu, [254] regardent comme imprudences certaines démarches qui leur paraissent peu conformes à leurs idées, mais Dieu se sert de ces mêmes choses pour nous faire arriver à Ses fins. Nos imprudences servent merveilleusement en Ses mains ; c'est pourquoi Il a choisi les choses faibles pour confondre les fortes2. C'est encore une miséricorde de Dieu que les gens qui se sont trouvés avec vous ne soient pas tous serviteurs de Dieu puisque, comme vous dites fort bien, cela vous ôte tous les appuis que vous pourriez avoir de ce côté-là. Jésus-Christ a été mis au rang des malfaiteurs, il faut que ceux qui veulent être à lui passent où il a passé : Il est mort entre deux voleurs.

 Quoique Dieu m'unisse fort à vous, je ne saurais vous plaindre : au contraire, je vous trouve digne d'envie que vous ayez été choisi du Père pour être conforme à l'image de Son Fils. Il ne faut pas juger si les choses sont de Dieu par le bon ou mauvais succès, puisque nous savons que David disait que ses pieds avaient  [255] presque été ébranlés en voyant la prospérité des méchants3 : tout leur réussit à souhait. Nous voyons saint Louis, qui avait entrepris pour la gloire de Dieu une guerre où il eut du pire et mourut lui-même. Mais, mon cher frère, j'aime mieux que mon cœur vous entretienne que mes paroles. Nulle créature humaine ne peut interrompre ce commerce, car, qui pourrait nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ ? Sera-ce les puissances...4 ? etc. Croyez-moi très unie à vous en ce divin Sauveur. Celui qui est uni à Lui et à qui on est uni en Lui, n'a pas besoin de paroles. Notre parole doit être le silence, puisque toutes les opérations du Verbe se font dans le silence.

1Mt  16, 23 et suivants.

2I Co 1, 27.

3Ps 72, 2-3.

4Ro 8, 35. 

 411 [D.4.88]. Résister au démon par foi et abandon à Dieu.

 Je ne suis nullement surprise de ce que vous éprouvez, Dieu m'ayant fait connaître, il y a plusieurs jours, le déchaînement de l'ennemi ; je le dis aussitôt à nos chers amis parce qu'il me fut donné à connaître que le démon allait de tous côtés pour empêcher le bien. Il voulait bien étendre son empire jusques ici, mais je ne le crains pas, par la grâce de Dieu, parce que, malgré notre faiblesse, nous pouvons tout en Celui qui nous fortifie, et qu'il craint le commandement du divin Maître, quoique par la bouche de son indigne fille. Pour vous, mon cher f[rère], armez-vous de la foi et de la confiance en Dieu : il peut vous abattre, mais non vous terrasser tout à fait, et souvenez-vous de ce passage de saint Paul : Nos insipientes, vos autem sapientes, in Jesu Christo1. Je vous assure que je vous porte dans mon cœur.   La plus grande marque que Dieu puisse vous donner de Son amour est de vous faire part de Ses [257] souffrances. C'est là la récompense qu'Il donne à Ses amis. Je sais ce que c'est qu'une contradiction continuelle. Dieu enverrait plutôt un ange pour nous faire souffrir que de permettre qu'une âme qu'Il s'est choisi ne fût pas conforme en cela à Notre-Seigneur Jésus-Christ.

 Ne vous étonnez pas de souffrir présentement avec faiblesse ; cette sorte de souffrance est la meilleure, parce qu'elle nous ôte tout appui en notre force propre pour nous plonger dans la force de Dieu par un abandon total, un éloignement de nous-mêmes et de tout ce qui est créé. Dieu veut achever, mon cher f[rère], de vous purifier. Les sociétés spirituelles seraient trop douces et trop satisfaisantes si l'ennemi n'y semait pas la zizanie. Prenez donc courage en Jésus-Christ, et sans sentir de courage, donnez-vous à Lui afin qu'Il souffre en vous et pour vous.

 Les hommes fixés en eux-mêmes ont bien de la peine à comprendre et à supporter la pure simplicité des enfants du Seigneur, et le démon se servant de leurs idées [258] vertueuses, les emploie à persécuter ceux qui sont véritablement à Lui. L'ennemi attaque votre santé parce qu'il est enragé contre la charité que le Seigneur vous donne, mais j'espère que votre patience persévérante triomphera de toute sa malice. Je prie Dieu de tout mon cœur de vous assister, fortifier et soutenir afin que vous acheviez l'ouvrage qu'Il vous a fait entreprendre, tant celui de votre propre perfection que ce qui regarde le bien du prochain. Notre-Seigneur me lie très intimement à vous, et s'Il me permettait de prendre sur moi toutes vos peines ce serait de bon cœur.

Le saint Enfant Jésus ne vous a point quitté, mon cher f[rère]. Il se cache non derrière le treillis, comme disait l'Epoux du Cantique, Il se cache derrière la croix : c'est Lui-même qui vous la présente et qui veut qu'après que vous l'avez porté enfant, vous le portiez souffrant. C'est la conduite qu'Il tient ordinairement sur Ses élus. Il cache Sa douceur et Son amabilité afin que la croix soit toute nue et qu'elle ait toute la dureté qu'elle a eue pour notre cher Maître. Ne fut-ce pas sur [259] la croix qu'Il fut abandonné de Son Père ? L'aimait-Il moins en cet état que lorsque les anges chantaient le Gloria à Sa naissance ? Non, sans doute. Il ne dit point sur la croix : « C'est ici mon Fils bien-aimé », comme Il le dit en plusieurs autres occasions, mais Il le laisse à toutes les rigueurs de Sa justice, sans aucune consolation. C'est de cette sorte que nous devons porter la croix pour être conformes à Jésus-Christ. Ne se laissa-t-il pas affaiblir au Jardin des Olives pour être notre consolation lorsque nous sommes affaiblis dans la croix ?

Plus la croix est sans consolation, plus elle termine notre propre vie, car peu après que Jésus-Christ eut dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné !, Il dit : Consummatum est. Ainsi il y a à espérer que plus vos croix seront pures, nues, sans mélange de consolation, plus elles approcheront de leur fin. Le démon, en tentant Job, lui procura de grands avantages, quoiqu'il n'eût d'autre dessein que de lui nuire. C'est en ce [260] sens que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu2 puisque Dieu se sert même de la malice du démon pour les purifier. Je prie le Dieu de paix de vous la donner au milieu de toutes vos traverses, et cette paix sera solide dans la vocation de Dieu.

1I Co 4, 10.

2Ro 8, 28.

 412 [D.4.91]. Dépouillement, avancement.

 Je vous assure, ma chère demoiselle, que vous êtes beaucoup mieux que vous ne pensez. Dieu veut à présent vous éprouver et vous purifier, et, après vous avoir instruite par une multitude de grâces, Il veut maintenant vous instruire par la tentation, selon ce qui est écrit : Celui qui n'est point tenté, que sait-il1 ? Si Dieu n'en usait pas de la sorte, nous nous croirions quelque chose, n'étant rien. Dieu nous cache [276] d'abord ce que nous sommes, afin que nous ne craignions point d'approcher de Lui. Mais, comme toutes les grâces Lui appartiennent, Il cache les mêmes grâces afin de nous faire sentir toute la corruption qui est en nous, et que, ne nous appuyant pas sur nous-mêmes, nous nous abandonnions entièrement à Lui. Plus vous vous croyez mauvaise, plus vous avez besoin de secours, plus faut-il aussi vous abandonner à Lui sans réserve. Surtout ne vous découragez point. L'âme véritablement humble n'est point étonnée de se voir misérable, elle sait que c'est son propre, elle se contente de ce que Dieu est. C'est dans cet état que le pur amour s'enracine le plus fortement dans l'âme, parce que, ne pouvant pas faire pour Dieu ce que l'on désire, on se trouve heureux de ce qu'Il n'a besoin de rien.

 Dieu vous a conduit comme les autres qui lui sont les plus chers ; ne croyez pas qu'Il vous abandonne à présent. Vous tendiez à la perfection et vous ne tendiez qu'à devenir parfaite, mais Dieu vous apprend une autre route, qui est de chercher la perfection [277] en Lui, et non en vous-même. C'est en Lui seul que vous trouverez cette perfection si charmante. Quand tout ce que vous dites de vous serait véritable, il faudrait recommencer à vous donner à Dieu avec un nouveau courage. Mais je vois bien que Dieu vous tourne contre vous-même, comme Il fait de toutes les personnes qu'Il veut à Lui d'une manière singulière, afin de vous porter à vous haïr vous-même et à L'aimer d'autant plus que vous vous haïrez davantage. Si vous voyiez en vous une perfection poursuivie, vous vous estimeriez vous-même, vous vous approprieriez les dons de Dieu et l'amour de la propre excellence s'emparerait de votre cœur. Cet amour de la propre excellence est tout à fait odieux à Dieu, car c'est le péché de l'ange. Pour le détruire en nous, Dieu se sert de l'expérience de nos misères, qui lui sont bien moins désagréables qu'un orgueil caché.

 Au nom de Dieu, ne vous laissez point aller à la crainte, mais soyez persuadée que vous êtes mieux que vous n'étiez lorsque vous étiez revêtue des dons de Dieu. Les dons de Dieu [278] ne sont que comme un vêtement magnifique qui cache, à nos yeux et à ceux des autres, notre pourriture ; mais lorsqu'il plaît à Dieu d'ôter le vêtement, nous sommes bien étonnés de voir ce que nous sommes. Il faut laisser reprendre à Dieu ce qui est sien et nous contenter de notre pauvreté. Si nous aimons Dieu plus que nous, nous serons contents de ce qu'Il est Dieu et, demeurant humiliés, nous nous enfoncerons dans notre néant comme le ver dans la terre. Vous n'avez jamais eu plus de sujet d'espérer, non en vous, mais en Dieu. Qu'espérerez-vous ? Que Dieu se glorifiera en vous dans le temps et l'éternité malgré vos misères.

 Puisque vous voulez que je vous dise ce que je pense, je crois que vous n'avez jamais été plus agréable à Dieu que vous Lui êtes présentement parce que Dieu regarde avec plaisir les choses basses2. Puisque vous ne quittez point l'oraison et que vous êtes résolue de ne jamais la quitter, il n'y a rien à craindre pour vous. Laissez Dieu se satisfaire en vous, et vous traiter comme il Lui plaît : Il sait mieux que vous ce qu'il vous faut et c'est ce qui Le glorifie davantage. Il n'est que trop juste que nous Le servions à nos dépens. Celui qu'Il ne récompense point en apparence, est celui à qui Il réserve une plus grande récompense.

1Si 34, 9.

2Ps 137, 6.

 413 [D.4.92]. Recueillement. Oraison. Abandon.

 Si j'avais à me plaindre de quelque chose dans votre lettre, monsieur, c'est qu'elle est trop cérémonieuse : les enfants d'un même Père ne doivent point en user ainsi. Je vous dirai qu'il n'est point question présentement de raisonner sur quoi que ce soit, mais de vous laisser conduire à l'unité par le recueillement. C'est cette unité et ce recueillement [280] poursuivi qui rendra votre âme la demeure du Saint-Esprit ; c'est cet Esprit de vérité qui vous enseignera toute vérité. Il n’est pas dit : « Voyez et vous goûterez », mais : Goûtez et vous verrez1. C'est la lumière qui procède de l'expérience de Dieu en soi qui est la véritable lumière. Toute lumière de la raison est fautive. Laissez-vous conduire par l'Immuable à l'immutabilité. La raison et la réflexion rendent tout douteux. Lorsque nous croyons une vérité bien établie dans notre esprit, un autre raisonnement la détruit.

 C'est donc le recueillement intérieur et l'oraison qui seront votre véritable lumière, non en remplissant votre esprit de choses distinctes, mais en nourrissant votre cœur, en lui imprimant de manière cachée ce qui est vérité. C'est une science savoureuse, scientia sapida, mais c'est aussi une science secrète, c'est la manne cachée2 promise dans l'Ecriture. Que tout raisonnement cesse donc à présent pour donner lieu à l'Esprit Saint de faire en vous Son œuvre. Cédez-Lui tous [281] les droits que vous avez sur vous-même : c'est par là que vous vous corrigerez insensiblement de tous vos défauts.

 Mais l'œuvre de Dieu ne se fait pas en un jour : il faut avoir une grande patience avec soi-même. Quand il ne s'agit que de blanchir le dehors, l'ouvrage est bientôt fait, et c'est jusqu'où va l'ouvrage de la créature, mais lorsque Dieu travaille, Il travaille par le fond, poussant au-dehors toutes les impuretés foncières qui, souvent, en paraissent davantage ; mais lorsque l'admirable ouvrage du fond est accompli, il donne un coup de savon au- dehors, c'est alors que la robe est véritablement blanchie dans le sang de l'Agneau.

 Ne cherchez point de certitude, car Dieu n'en donne point aux âmes qu'Il conduit : Il les mène par les sacrées ténèbres de la foi pour exercer leur abandon et purifier leur amour. On ne s'abandonne pas lorsque celui qui conduit marque à chaque pas la démarche qu'on a à faire ; mais lorsque l'on se confie à un guide, on le suit aveuglément dans des pays inconnus. C'est par cet abandon aveugle que nous donnons à Dieu des marques de notre amour. Vous éprouverez dans cet état ce qui est dit de la Sagesse : Tous biens me sont venus avec elle3.

 Ne vous découragez jamais pour vos défauts, mais retournez à votre Père. Dites-Lui : « Voilà de quoi je suis capable, et je tomberai à chaque pas si Vous ne me soutenez ». Saint Philippe de Néri disait : « Seigneur, si vous ne me gardez, je vous trahirai ». Il faut plus de courage pour se laisser dans la main de Dieu que pour être général d'armée. N'en manquez donc pas, et soyez persuadé que personne ne s'intéresse plus que moi à votre perfection. Je ne vous oublierai point devant Dieu. Retranchons, s'il vous plaît, tout compliment.

1Ps 33, 9.

2Ap 2, 17.

3Sg 7, 11.

 414 [D.4.93]. Fidélité à l’oraison bien que sèche.

 Il est bon d'être humble, mais il ne faut pas que vous preniez pour vous ce qui n'est pas écrit à vous, car cela ne servirait qu'à vous entortiller en vous-même et à vous décourager. La plus grande humilité est de ne se point rebuter de l'oraison, quoiqu'elle soit fort sèche et qu'on croie n'y rien faire. N'est-ce pas beaucoup faire que de marquer à Dieu sa fidélité et son amour par une persévérance constante ? Hélas ! Combien Dieu frappe-t-Il à la porte de notre cœur  sans que nous la Lui ouvrions ? Et pourquoi nous lasserions-nous de L'attendre puisqu'Il ne se lasse pas de nous attendre ? Le Roi- Prophète dit : J'ai attendu le Seigneur avec une grande patience, Il s'est enfin abaissé à moi1.

 Il y a deux manières dont Dieu conduit les âmes. Il donne aux unes d'abord des douceurs et des consolations pour les retirer des goûts du siècle, et, comme elles sont appâtées par les plaisirs, Il leur donne des plaisirs solides pour les déprendre des autres. [284] Mais il y a d'autres âmes que Dieu n'aime pas moins, bien qu'au contraire Il les attire en se cachant. Celles-ci, malgré les épines qui les environnent, sont à Lui au-dessus de tout : Dieu les accoutume par là à un amour souverain, éloigné de toute recherche d'elles-mêmes. Elles reçoivent avec humilité les faveurs que Dieu leur donne, elles n'en désirent point, elles sont contentes de Le servir à leurs dépens, et leur persévérance est bien plus sûre. Souvent lorsque Dieu retire les consolations des premières, elles sont tentées d'en chercher ailleurs. Mais celles-ci sont rendues fortes par leur fidélité. Endurcies qu'elles sont sous le joug du Seigneur, elles Le trouvent dans la suite très suave et son fardeau fort léger.

 Prenez donc courage, et vous tenez très heureux que Dieu vous conduise comme Il le fait. Vous n'êtes pas assez abandonné à Dieu et vous craignez trop pour vous-même. Il faut laisser ce vous-même entre les mains d'un Dieu qui a plus de désir de vous sauver que vous n'avez vous-même de désir de l'être. Ma mauvaise santé [285] m'empêche de vous écrire une plus longue lettre. Croyez que je m'intéresse tout à fait pour votre âme et que je désire que vous soyez à Dieu sans réserve.

1Ps 39, 1.

 415 [D.4.94].

J'ai toujours de la joie d'apprendre de vos nouvelles, voyant que vous voulez être à Dieu sans réserve et que vous persévérez dans Son amour. J'espère que la personne à qui je réponds sera bien [sic], pourvu qu'il soit fidèle et qu'il s'abandonne davantage à Dieu sur ce qui le regarde. Qu'il persévère à l'oraison, quoique sèchement : il faut longtemps attendre Dieu. Il faut même être persuadé qu'Il se trouve autant dans la sécheresse que dans la consolation, s'accoutumer de bonne heure d'aller à Dieu par une foi simple, qui croit et cherche Dieu dans la totalité de ce qu'Il est, sans s'amuser aux accidents qui sont les goûts. Ceux qui le cherchent de cette sorte [286] L'aimeront sans doute très purement, puisque le pur amour suit la foi simple. Croyez-moi entièrement à vous dans le Seigneur.

 416 [D.4.95].

Lorsque les sécheresses sont longues et fortes, il faut faire agir le cœur, ainsi que le père Surin1 s'exprime :

Quand je me tais, il faut parler,

Quand je parle, l'on doit se taire.

Il m'arrive bien quelquefois et même souvent de parler au divin petit Maître. Il est certain que lorsque Dieu opère en nous, il ne faut point troubler Son opération par quoi que ce soit, mais il faut faire agir l'amour quelquefois et se servir de cette méthode : pour se vouloir trop avancer, on se recule. Je suis très satisfaite de votre docilité, et Dieu la bénira sans doute. Notre cœur est fait pour tendre à Dieu. Jésus-Christ, tout Dieu qu'Il [287] était, a fait de ces actes au jardin et sur la croix ; ainsi, ma très chère, allumez de temps en temps le feu qui s'éteint, et le laissez brûler lorsqu'il s'allume : ce grand dessèchement vous desséchait au-dehors, entretenait votre mélancolie et une certaine raideur de volonté dont on ne s'aperçoit pas toujours. Croyez que je vous aime avec une grande tendresse. Souvenez-vous que la résignation, l'abandon et l'amour s'exercent dans tous les temps.

1 Surin (1600-1665), auteur des Cantiques spirituels sur l’amour divin, 1660.

 417 [D.4.96]. Souffrir les sécheresses.

 Accoutumez-vous de bonne heure à être sevré et à manger le pain sec, suivant ce passage : Souffrez les suspensions et les retardements des consolations afin que votre vie croisse et se renouvelle1. Il faut chercher Dieu pour Dieu, et non pour nous, et, lorsque nous Le chercherons de la [288] sorte, nous serons contents de tout ce qu'Il fera. Si le printemps durait toujours, les arbres ne prendraient point de racines. C'est l'hiver qui les approfondit et les étend dans la terre : tout l'arbre ne serait que superficiel sans l'hiver. C'est cet hiver de notre âme qui nous approfondit dans l'humilité, et qui nous donne une connaissance expérimentale de ce que nous sommes. Celui qui éprouve cet heureux, quoique rigoureux hiver, n'a garde de s'estimer quelque chose : il n'estime que Dieu. C'est pourquoi l'Apôtre dit : Celui qui s'estime quelque chose, n'étant rien, il se séduit lui-même 2.

 Ne laissez jamais entrer le trouble dans votre cœur, quelque imperfection que vous voyiez en vous, mais humiliez-vous profondément d'une humilité paisible : le trouble ne vient que de l'orgueil. Le vrai humble ne s'étonne point de ses faiblesses, mais il fait comme un enfant qui, étant tombé ans la boue, porte ses petites mains à sa mère afin qu'elle les essuie : sa mère le console après sa chute ; Dieu en use de même avec nous.

 Prenez courage et ne diminuez pas le temps de l'oraison pour la sécheresse. Il faut souvent faire une oraison de patience. Donnez-vous bien de garde de quitter l'oraison pour les distractions : souffrez-les et demandez à Dieu qu'Il fasse Lui-même l'oraison en vous et pour vous. Si vous quittiez l'oraison parce que vous n'y pourriez rien faire, vous seriez comme la sentinelle qui quitte son poste parce qu'on ne l'emploie pas au combat. Il faut une grande fidélité à l'oraison malgré la peine qu'on y souffre ; ce n'est que par ces alternatives que l'intérieur s'affermit. Croyez-moi bien à vous dans le Seigneur.

1Si 2, 3.

2Ga 6, 3.

 418 [D.4.97]. Décès en état de sécheresse.

Je ne crois pas que vous deviez vous inquiéter pour votre chère épouse, s'il n'y a que l'état qu'elle a éprouvé quelque temps avant sa mort où elle n'avait plus ce goût de Dieu qu'elle avait dans les commencements : c’est un état où Dieu voulait la conduire par la foi, qui est beaucoup meilleur que celui des sentiments. Une marque qu'elle n'avait point perdu Dieu, comme elle se le persuadait, c'est la peine et la douleur qu'elle sentait de cette absence, et n'est-ce pas une présence de Dieu continuelle que la continuelle peine de ne L'avoir plus présent ? Il est certain qu'on aime celui qu'on cherche de tout son cœur et dont on pleure l'absence. Cette présence sensible, pour devenir plus pure, se concentre au-dedans, car tout ce qu'on sent, aperçoit, connaît, discerne, n'est point Dieu ; c'est un petit écoulement de Sa grâce que même les pécheurs éprouvent quelquefois. Mais cette constante recherche, quoique froide et languissante en apparence, est beaucoup plus certaine que le sentiment.

Ce qu’elle a cru un déchet était un avancement. Dieu purifie en nous ce sentiment que nous croyons si bon, et Il le purifie par la sécheresse afin que nous nous attachions à l’invisible au-dessus de tout. Dieu serait bien peu de chose si on ne Le possédait que par le sentiment. Mais Il est si grand, si vaste, si immense, si pur et si simple que le sentiment ne l’atteint que de bien loin. Il donne ce sentiment d’abord pour détacher les âmes de tous les plaisirs extérieurs, mais quand Il les a menées au point qu’Il veut, Il ôte ce sentiment pour faire courir par la foi à l’immuable, qui est si pur qu’il faut nécessairement que, pour s’unir une âme, Il ôte tous ses sentiments, qui sont grossiers et impurs spirituellement, pour aller par une voie d’autant plus pure qu’Il est plus simple et inconnu à l’âme. C’est la faute que font presque toutes les personnes qui ont un peu goûté Dieu, que de vouloir retourner au sensible, ainsi que les Israélites qui, ne pouvant se satisfaire de la manne, désiraient encore les oignons d’Egypte.

La plus grande marque qu'elle était à Dieu est son détachement universel. [292] La plupart des hommes font un monstrueux mélange des plaisirs du siècle, qu'ils appellent innocents, avec certains sentiments de Dieu, ce qui rend leur maladie incurable, parce qu'ils s'en croient bons à cause qu'ils ne commettent pas de crimes, mais leur vie n'est qu'une inutilité infructueuse dont ils rendront un jour un terrible compte. Ils pourraient dire ce qui est dans Job : J'ai passé des mois vains1. Il n'en est pas ainsi de madame votre épouse, qui n'avait de peine et de désir que pour Dieu.

 Soyez donc en repos sur elle, quoiqu'il faille qu'elle satisfasse à la justice de Dieu ; elle ne voudrait pas n'y point satisfaire quand même il lui faudrait souffrir des tourments plus considérables, parce que l'âme détachée du corps connaît si parfaitement ce que Dieu mérite qu'elle se précipiterait plutôt en enfer que de ne point satisfaire à la divine justice. Ce qui pourtant n'empêche pas que nous ne devions prier pour elle. Vous le pouvez faire en deux manières : soit en acquiesçant à la justice de Dieu sur elle, voulant bien la partager avec elle, soit en disant quelques prières particulières pour son soulagement dans la volonté de Dieu.

1Jb 7, 3.

 419 [D.4.99]. Du sacrifice de l’âme.

Il est certain, mon très cher f[rère], que, quoique nous ne devions faire cas pour nous-mêmes que de la foi nue et de l'amour pur, Dieu n'a pas laissé de donner de temps en temps des lumières sur l'avenir à des personnes fort simples. Ce sont des grâces gratuites que Dieu leur communique pour les autres, afin qu'étant prévenus des malheurs dont nous sommes menacés, [299] nous tâchions de les éviter par une véritable conversion, et que nous ne puissions pas nous plaindre que Dieu nous ait manqué de Son côté. Nous avons des exemples de cela dans ce jeune homme1 qui ne cessa pendant plusieurs années de publier les malheurs qui devaient arriver à Jérusalem, sans qu'on y voulût faire aucune attention. Il y a longtemps que les malheurs de la chrétienté ont été prévus, mais sans toutes ces prévoyances, les désordres affreux que nous voyons parmi tous les Chrétiens ne sont que des arguments trop forts que la colère de Dieu va se répandre sur nous. J'ai admiré cent fois Sa longue patience et je disais : Dieu est patient parce qu'Il est éternel, et nous, impatients parce que notre vie n'est que d'un moment. Cependant Son bras est levé, et Il ne le rabaissera point qu'Il n'ait frappé Israël et qu'Il ne l'ait réduit comme la poussière.

 Pour répondre à votre première lettre, je vous dirai que nous prenons des médecines pour nos maladies [300] corporelles sans y mettre notre confiance, parce que c'est une voie toute simple et naturelle et qu'il y aurait une sorte d'orgueil à les rejeter toutes, comme il y aurait de la mollesse et de l'amour-propre à vouloir trop s'en servir. Une simple indifférence fait éviter également l'affectation de n'en point prendre et l'empressement d'en avoir. Si c'est un remède purement naturel qu'on vous propose et qui puisse tempérer les chaleurs immodérées qui sont des vraies maladies, je crois qu'on peut s'en servir sans scrupule avec l'indifférence entière du succès et ne cessant point un moment de s'abandonner à Dieu sans réserve.

 L'âme sacrifiée doit consommer son sacrifice quoiqu'il lui en puisse coûter, sans vouloir changer son sort. La victime volontaire ne remue point sous le couteau. Il fut dit à saint Paul qu'il était dur de regimber contre l'éperon2 ; cette parole fut efficace pour toute sa vie puisqu'il en a fait une longue et dure expérience. Je ne vous dirai rien sur l'article de Job : c'est à nous à demeurer sacrifiés sans nous informer [301] de la nature de notre sacrifice ni de l'état où nous sommes. Allons sans voir, mon cher f[rère], contentons nous d’aimer et d’adorer la main qui nous frappe sans prendre d’intérêt pour nous-mêmes. L’amour-propre est ce serpent qui se glisse partout et qui a commencé de le faire aussi tôt que le monde, puisqu’il dit : «Vous serez comme des dieux si vous mangez du fruit défendu. » Il se sert du motif de l’amour-propre le plus raffiné pour procurer la désobéissance. Il se sert encore à présent des prétextes les plus spécieux pour mieux retirer de l'abandon. Il ne tomba du ciel que par une complaisance en lui-même et un amour outré de sa propre excellence, qui le porta à se vouloir égaler à son Créateur et à son Dieu.  Oh ! que nous avons besoin de notre misère et de notre boue ! Plutôt pécheur que superbe ! Nous sommes tous des aveugles-nés, et c’est l’orgueil qui fait notre aveuglement, et nous l’avons tiré d’Adam ; c’est pourquoi Jésus-Christ, qui s’était servi du simple toucher pour guérir les autres aveugles, se sert de la boue pour guérir celui-là. Que nous devons être petits et anéantis ! Le vrai humble ne se décourage point, il ne laisse pas de servir son frère dans l’occasion. L’amour-propre est pusillanime malgré son enflure : sa misère le dépite et le décourage. Il faut avoir de la fermeté jusqu’au bout. Je n'ai pas besoin de patience avec vous ; au contraire, vos lettres me font un véritable plaisir, parce que vous m'êtes très cher en Notre-Seigneur.

 Vous avez fort bien compris ce que l'on veut dire en parlant du désespoir : c'est de soi-même qu'on désespère, et de tout effort humain. Cela a été expliqué en tant d'endroits qu'il doit être supposé dans ceux où on ne l'explique pas, car qui voudrait tout expliquer en chaque verset ferait des volumes immenses et des répétitions infinies. On ne se confie que parce qu'on espère, et c'est le premier pas. Mais la perfection de la confiance est de s'abandonner sans réserve à celui à qui on s'est confié ; cet abandon est tel qu'on ne s'informe [303] pas même du chemin par lequel il conduit. Quoique l'âme désespère absolument d'elle-même, il ne lui arrive jamais de se défier de Dieu. Et comment s'en défierait-elle puisqu'elle ne veut que Lui pour Lui sans envisager son propre intérêt ? Lorsque l’abandon n’est pas encore parfait, si [l’âme] fait quelque retour sur elle-même, qu’elle voit si ceux qui se sont confiés à Dieu ont jamais été trompés. La confiance et l’abandon sont les plus fortes preuves de l’amour ; or celui qui aime assez Dieu pour s’abandonner totalement à Lui est assurément aimé de Lui, car la charité est toujours réciproque, et la nôtre est un effet de celle qu’Il a pour nous. Ce qui fait nos méprises sur tout cela, c’est que nous divisons des choses indivisibles, et l’abandon de la charité, mais rentrant dans le principe du pur amour, nous n’aurons plus aucune difficulté sur tout le reste. Qui ne voit que c’est l’amour-propre qui s’afflige d’être misérable? C’est nous-mêmes  que nous plaignons car Dieu ne perd rien de Ses droits. Mais qu’il est difficile, quand les peines durent [304] longtemps, de ne pas retomber sur soi-même, de ne pas craindre pour soi ! J'estime qu'une personne à qui cela ne serait jamais arrivé serait aussi rare qu'un phénix, et je crois que Dieu permet cela pour nous faire souffrir davantage afin que nous soyons humiliés de notre humiliation. Le seul remède est de rentrer dans l'abandon sitôt que nous en sommes sortis, dans l'amour désintéressé et dans le désir unique de la gloire de Dieu.

Il est vrai qu’il y a un état où l’âme ne voit plus rien que sa perte : elle est même hors d’état de réfléchir sur la gloire que Dieu en pourrait tirer ; elle se croit abandonnée de Dieu à cause de ses péchés : de quelque côté qu’elle se tourne, elle ne trouve rien qui la rassure ni qui la soutienne. Cet état est fort pénible et est comme vous dites une espèce d’enfer. Cependant il y a une charité intime et profonde qui porte l’âme à s’abandonner totalement à Dieu, quoique son abandon soit très sec et environné de crainte, et c’est là le sacrifice le plus parfait de la charité. On dit que le scorpion lorsqu’il est entouré de feu, cherche partout une issue pour s’échapper et que n’en trouvant point, il se pique lui-même de sa queue et se donne la mort. Il en est ainsi de notre amour-propre : il meurt réellement par cet état, et son désespoir le porte à s’abandonner sans réserve à tout ce que Dieu pourrait vouloir ou permettre lui arriver.

Dieu n’a sur nous que des desseins de miséricorde, et c’est par la plus grande des miséricordes qu’Il exerce sur nous en cette vie la plus sévère justice. En détruisant en nous ses ennemis, Il détruit du même coup les nôtres, car nous n’avons point de plus grand ennemi que nous-mêmes, notre amour-propre et l’amour de notre propre excellence en toutes sortes de manières, quoique cela ne nous paraisse pas toujours tel. Heureux celui qui est si pauvre et si rien qu’il est autant méprisé des autres qu’il se méprise soi-même ! Je salue M. V. F.  [monsieur votre frère]. Je prie Dieu qu'Il lui donne la force de pouvoir se débarrasser de toutes choses, afin de mettre [306] un intervalle assez long entre sa vie et sa mort, car ce n'est pas trop que bien des années de solitude après avoir eu tant d'embarras. Je ne vous oublie pas ni l'un ni l'autre devant le Seigneur.

1Joseph, Guerre des Juifs, Livre VI ch. 31. (Dutoit).

2Ac, 9, 5.

 420 [D.4.100]. Comment il faut donner conseil.

 Que dirai-je à mon cher **, sinon que sa lettre m'a plu beaucoup, puisque j'y trouve l'indifférence que je lui souhaitais depuis si longtemps. S'il peut servir à *** pour le porter à Dieu, à la bonne heure, sinon, et que [sic] l'amour de la solitude lui continue, je souhaiterais qu'il passât par * et qu'il y vît **. Il n'y verra rien de grand ni de merveilleux, [307] mais souffrance, simplicité, enfance, pauvreté et misère. Elle laisse tout ce qui est grand, saint et merveilleux à son cher Maître : tout cela est si bien logé chez Lui qu'elle serait très fâchée de L'y trouver autre part. Contentons-nous donc, mon cher f[rère], de notre misère, de notre rien : ce sont les ombres qui rehaussent le tableau de notre divin Maître, toujours juste, saint, parfait et glorieux.

 Je suis ravie que vous répondiez simplement à ce que l'on vous demande. Continuez toujours de le faire sans vous regarder vous-même, et soyez persuadé que les choses qui paraissent contraires ne le sont point du tout, parce qu'en cela Dieu a Ses desseins, voulant nous mettre dans la parfaite indifférence pour tout état : car souvent les penchants que nous croyons de Dieu peuvent être de la nature, mais lorsque nous sommes dans une parfaite indifférence, Dieu remue le cœur ainsi qu'il Lui plaît. Servez vos amis dans la simplicité de votre cœur sans vous embarrasser du succès. [308]

 Il y a deux sortes d'amour-propre : l'un qui fait donner des conseils que l'on veut qu'ils soient suivis, en sorte que l'on est blessé lorsqu'ils ne le sont pas, et l'autre qui n'en veut point donner du tout  de peur de se méprendre et que l'on soit moins estimé, voyant que les conseils n'ont pas réussi. Mais l'homme humble et simple dit bonnement ce qui lui vient au cœur de dire, persuadé que Dieu, par Sa miséricorde, raccommodera Lui-même ce qu'il aurait pu gâter. Si l'on avait toujours un succès égal, on en serait enflé, et Dieu ne veut pas même une certaine joie du succès qui est purement naturelle. C'est ce qui fait qu'à moins qu'on ne soit bien mort à tout cela, Dieu nous donne un contrepoids qui nous ravale à nos propres yeux, et nous fait voir que le bien qu'Il opère par nous n'est point de nous, et qu'Il n'a nul égard à ce que nous sommes, mais à Lui-même.

 La foi des autres opère tout. Si Jésus-Christ, qui non seulement était le plus parfait de tous les hommes, [309] mais un Dieu, a exigé la foi, soit pour les miracles, soit pour sa doctrine, de manière qu'Il disait : Tout est possible à celui qui croit, ou bien : Si vous pouvez croire1, faisant voir que c'était la foi de celui qui s'adressait2 qui opérait même le miracle, combien plutôt nous autres, pauvres misérables, devons-nous croire que, si nous réussissons en quelque chose, Dieu l'opère en faveur de la foi de celui qui s'adresse à nous ? Ainsi, sans réfléchir si nous sommes dignes ou indignes, suivons bonnement ce qui nous est mis au cœur, sans aucun retour sur l'instrument dont Dieu se sert : un habile sculpteur se sert des instruments les plus vils pour faire un ouvrage parfait, mais cet instrument ne s'est jamais avisé de s'en donner la moindre gloire ni d'en prendre de joie. Laissons donc tout à notre divin Maître, sans nous rien attribuer ni à aucune créature, car en vérité il n'y a rien de bon en elle que la souplesse, qui ne s'acquiert qu'à coups de [310] marteau. Un petit lingot d'or qui est dur et fixe devient léger et pliable à force d'être battu : laissons-nous sous le marteau tant qu'il plaira à Notre-Seigneur de nous y laisser, car c'est Lui, comme dit l'Ecriture, qui fait toutes nos œuvres en nous3. Je vous embrasse, mon cher f[rère], des bras du petit Jésus, en qui je vous suis intimement unie.

1Mc 9, 22.

2celui à qui il s’adressait.

3Es 26, 12.

 421 [D.4.101]. Avis de conduite.

 Souvenez-vous, mon cher f[rère], de ce mot de l'Imitation : ama nesciri1 que vous avez pris pour vous depuis longtemps ; il n'exprime pas seulement que vous devez être ignoré et inconnu, mais, de plus, compté pour rien ; C’est un endroit où la créature a bien de la peine à mourir ; [311] cependant il faut mourir à toutes choses, et une marque que vous n'êtes pas mort est la peine que vous ressentez lorsqu'on paraît ne pas faire de vous tout le cas que vous voudriez qu'on en fît, qu'on ne vous montre pas tout, qu'on ne vous fait pas part de tout. Dieu permet sans doute cette conduite pour vous faire remplir votre devise, et si cette conduite n'est pas raisonnable selon votre idée, elle l'est selon l'ordre de la divine sagesse et selon le dessein qu'elle a sur vous. Dieu voit votre besoin, et Il tourne les choses de ce côté-là. Nous regardons les événements journaliers trop dans la créature, au lieu de les voir en Dieu et de comprendre que Dieu semble quelquefois tourner Ses serviteurs contre nous ; leur conduite à notre égard nous paraît répréhensible, cependant c'est Dieu qui l'ordonne de la sorte pour détruire en nous le vieil homme. Je dis plus : que Dieu permet les défauts des autres, non pour être l'objet de notre censure, mais pour nous exercer.

 Tenez-vous donc heureux de ce que Dieu est appliqué par Sa bonté [312] à procurer tout ce qui est nécessaire pour votre avancement et votre perfection. Lorsque vous verrez tout de ce côté, au lieu de la peine que vous en souffrez vous y trouverez une grande consolation. C'est le moyen de vous quitter vous-même.

 Nous n'avons point de plus grand ennemi que nous-mêmes. Quand nous irions dans un désert, si nous nous y portons nous-mêmes, nous n'en serions pas plus parfaits. Quand nous serions dans une place publique par l'ordre et la disposition divine, nous y trouverions notre sanctification. Plus le monde nous crucifie, plus nous sommes crucifiés au monde. Celui qui s'est éloigné de toute occasion et de toute tentation se croit parfait parce que rien ne le contrarie, mais qu'il est éloigné de la vérité et qu'il verra bien un jour à la divine lumière tout son mécompte ! La vertu se perfectionne dans l'infirmité2. C'est par la contrariété des créatures qu'on discerne ses faiblesses, qu'on les connaît, qu'on les sent, et c'est par l'expérience [313] de ses misères qu'on parvient à la véritable sagesse. Tenez-vous donc heureux, encore une fois, de la conduite que Dieu garde sur vous, mais aussi ne jugez pas votre frère. Voyez une raison divine dans tout ce qui vous paraît déraisonnable selon la chair. Plus vous serez fidèle à cela, plus nous serons unis en Jésus-Christ.

Je salue de tout mon cœur votre vertueuse compagne, et je prie Dieu par sa sainte Enfance de vous donner à tous la paix qu'Il est venu apporter sur la terre aux hommes de bonne volonté. Amen, Jésus !

1 Imitation, Livre I ch. 2, 3 : …ama nesciri et pro nihilo reputari : aimez à vivre inconnu et à n’être compté pour rien.

2II Co 12, 9.

 422 [D.4.105]. Oraison. Présence de Dieu.

 Votre long silence, mon cher f[rère] en Jésus-Christ, ne m'a pas mise en peine un moment. Je compte trop sur notre union en Jésus-Christ pour craindre qu'elle [ne] soit jamais altérée. Vous faites très bien de vous faire une règle pour votre oraison, mais vous ne devez pas vous en faire une gêne.  L'oraison est la nourriture de l'âme : quand nous nous en privons par notre faute ou par notre paresse, nous nous affamons nous-mêmes, mais il ne faut pas aussi que ce qui doit être notre nourriture pour nous introduire dans la liberté du Seigneur, nous devienne une source de gêne et de scrupule. Faites donc oraison chaque jour exactement, à moins que vous n'en soyez empêché par la Providence ; mais ne vous tourmentez [352] point ni sur la longueur du temps, ni sur les occasions où de vraies providences vous empêchent.

 Vous avez grande raison de ne point vous attacher aux douceurs et aux lumières. Lorsque Dieu nous les accorde, ce n'est que par égard à notre faiblesse : si nous étions plus forts, Il nous conduirait par une foi bien plus nue. C'est un bâton qu'Il donne à un boiteux pour lui aider à marcher, et qu'Il lui ôte à mesure qu'Il le rétablit dans l'état où Il le veut mettre.

 Pour la présence de Dieu, vous ne devez point être étonné de vos distractions : c'est une suite de la légèreté de notre esprit. Plus nous nous en occupons, plus nous nous en distrayons de nouveau par cette occupation qui nous détourne de celle de Dieu, que nous devrions mettre en la place en nous en laissant tomber tout le reste sans nous en mettre en peine. La peine que nous avons de nos distractions est une preuve que cette présence de Dieu ne laisse pas d'être très réelle en nous, puisque c'est cette même présence qui cause notre peine [353] de ce que nous n'en sommes pas si occupés que nous voudrions. Mais le mal est que nous voudrions toujours sentir, et tout ce qui se sent en nous est toujours mélangé de l'amour-propre, qui est nourri de ce sentiment. Contentons-nous d'aimer dans nos distractions et dans nos sécheresses comme dans le temps des lumières et des douceurs : soyons indifférents à tout hors à ce bon plaisir de Dieu, et tout disparaîtra pour nous laisser pénétrer de Lui.

 Quant à cette impuissance que vous sentez dans de certains moments pour agir au-dehors, c'est une miséricorde de Dieu de ce que vous ne pouvez pas la surmonter lorsque vous le pourriez faire par vos propres efforts ; car elle ne vous est donnée que pour commencer en vous une certaine souplesse à la motion du Saint-Esprit pour agir ou n'agir pas selon qu'Il le demande de vous ; gardez-vous donc bien de vouloir surmonter cette impuissance lorsque vous la sentez. Demeurez alors dans l'inaction que Dieu demande de vous, et agissez de même lorsqu'elle vous est [354] ôtée selon le mouvement que vous sentirez en vous. Que s’il vous arrive de gâter quelque chose pour avoir voulu agir en forçant cette impuissance, il faut en adorer la providence qui le permet ainsi pour vous réduire de plus en plus à la souplesse à sa motion intérieure à laquelle Dieu veut commencer de vous accoutumer.

Cette lassitude que vous ressentez après le repas est toute naturelle. Il faut cependant prendre garde de ne s’y pas laisser aller avec une certaine mollesse. Comptez que vous m’êtes très cher  en Notre-Seigneur. J’ai été fort incommodée, et je suis encore obligée de me servir de la main d’un bon Enfant qui se trouve ici. Je salue madame votre épouse de tout mon cœur.

 423 [D.4.110]. Lettre de consolation.

Monsieur,

 Quoique je prenne beaucoup de part aux grandes afflictions que [380] Dieu vous envoie, je ne saurais néanmoins vous plaindre y voyant une marque assurée de prédestination. Dieu vous exerce comme Job, et si Dieu ne vous donne pas les récompenses temporelles comme à lui, Il vous donnera assurément les éternelles. Comme le ciel n'était point ouvert aux anciens Patriarches, il était de la bonté divine de leur donner dès cette vie la récompense de leurs travaux, qu'ils ne devaient avoir dans l'autre que lorsque Jésus-Christ leur aurait ouvert les portes du ciel. Mais Il devait aussi pour l'intérêt de Sa justice et de Sa gloire faire connaître à tous les hommes que la souffrance était une marque de Son amour. Il fallait les prévenir par là en faveur du Messie qui devait être l'opprobre des hommes et le mépris du peuple ; car si il n'y avait eu que de la prospérité dans l'ancienne loi, les souffrances de Jésus-Christ auraient été suspectes ; s'il n'y avait eu aussi que des souffrances sans une récompense éclatante, on aurait regardé les plus grands saints comme des impies, et on se  serait dégoûté de servir le vrai Dieu. Il [n'en] est pas [381] de même dans la nouvelle loi, où Jésus-Christ ayant été lui-même le plus affligé de tous les hommes, n'a point voulu d'autre récompense dans cette vie que de mourir sous le poids de la douleur, faisant connaître et par Ses exemples et par Ses paroles que la plus grande gloire qu'on pouvait rendre à Dieu Son Père, était de souffrir en cette vie tous les maux, rendant par eux gloire à la béatitude de Dieu.

 Aussi Jésus-Christ, en nous apprenant que la souffrance de cette vie est le plus grand bien et, comme dit l'Apôtre, que la souffrance produit la patience et la patience l'épreuve1, Il nous a donné en même temps un gage de la gloire et du bonheur qu'une telle souffrance mérite pour l'autre vie : Parce que vous avez été agréable à Dieu, vous avez été tenté2 et éprouvé. Bienheureux celui qui souffrira jusqu'à la mort parce qu'il recevra une couronne immortelle, il lui sera même donné dès cette vie la manne [382] cachée3 dont parle Jésus-Christ, qui n'est autre que cette soumission parfaite à la volonté de Dieu, où l'âme pure trouve plus de goût que dans tous les plaisirs du siècle, où la souffrance prise avec résignation est un baume salutaire qui met le cœur en paix et le rend parfaitement content dans les plus grandes amertumes.

 Je prie Notre-Seigneur de vous fortifier de plus en plus dans Son amour, et vous y trouverez la source de la vie malgré tant de morts qu'il faut essuyer chaque jour. Je ne vous oublierai point devant Lui, mais je ne puis Lui demander que Sa sainte volonté. Il s'est servi des démons pour conserver l'innocence de vos enfants, à cause de l'amour qu'Il porte au père ; tenez vous donc heureux de ce que Dieu leur réserve, et à vous, une récompense éternelle qu'ils auraient pu perdre dans un agréable commerce du monde. Vous direz un jour, plein de joie dans le bonheur qui vous est préparé, que Dieu a bien fait toutes choses. Dieu seul sait combien je m'intéresse à tout ce qui vous regarde.

1Ro 5, 3-4.

2Tb 12, 13.

3Ap 2, 17.

 424 [D.4.111]. Lettre de consolation.

 J'ai appris, monsieur, par une lettre de **, comme Dieu continue de vous affliger. On ne peut y prendre plus de part que je fais. Je vois que Dieu veut vous sanctifier par les croix les plus sensibles et par la perte de ce que vous avez de plus cher. C'est dans ces occasions qu'il faut donner à Dieu les témoignages de l'amour qu'on a pour Lui par un abandon entier à toutes Ses volontés. Abraham ne sacrifia qu'un enfant, et Dieu se contenta même de sa bonne volonté, mais Dieu vous en fait sacrifier continuellement1 deux ; ce sacrifice est d'autant plus fort que la durée en est plus longue. Je comprends bien la douleur que peut avoir un père de voir sans cesse devant ses yeux des objets si affligeants, mais moins Dieu vous épargne, plus Il vous fait voir combien Il vous aime, et qu'Il vous a choisi pour vous rendre un homme selon Son cœur, car nous ne devons pas douter que [384] les afflictions de cette vie n'en soient les plus grandes marques.

 Consolez-vous donc, mon cher monsieur, dans la volonté de Celui qui fait tout pour Sa gloire et notre bien, qui se glorifie par notre destruction, qui saura bien rétablir dans l'éternité ce qu'Il nous ôte dans le temps. Je vous assure que les coups dont vous êtes frappé m'unissent bien intimement à vous. C'est la croix qui fait les vrais chrétiens et forme cette société admirable qui ne se trouve qu'en Jésus-Christ et qu'on ne peut avoir que par la croix. C'est elle qui forme cette nation qui n'est qu'obéissance et qu'amour2 : obéissance à tout ce que Dieu ordonne et fait de plus affligeant et de plus détruisant, amour pour L'aimer d'autant plus qu'Il nous afflige davantage. Consolez-vous donc, monsieur, dans la vue que Dieu vous donne les moyens les plus efficaces pour Lui marquer votre amour dans ces occasions de sacrifice continuel. Soyez persuadé qu'on ne peut être plus véritablement en Notre-Seigneur que je le suis toute à vous.

1Sens précisé par « durée … longue » : une maladie ? v. lettre 426. « Salut des enfants mourants ».

2Si 3, 1.

 425 [D.4.112]. Consolation.

 Je vous assure, mon cher frère en Notre-Seigneur, que personne ne prend plus de part à vos afflictions que moi. Quoiqu'elles vous soient causées par l'ennemi des hommes, Dieu s'en sert néanmoins pour vous purifier et rendre agréable à Ses yeux. Lorsque votre âme sera entièrement purifiée, Dieu vous en délivrera, et vous verrez alors que toutes les souffrances de cette vie ne doivent pas être comparées au poids immense de la gloire1 qui vous est préparée. Prenez donc courage : lorsque les maux sont plus grands et plus désespérés, c'est alors qu'ils sont plus proches de leur fin. Ne vous lassez pas de souffrir : le temps est court, il faut achever ce qui manque à la passion de Jésus-Christ2.

[386]  La souffrance vous rend l'objet des complaisances de Dieu : Il vous regarde comme Son Fils bien-aimé. Je vous assure que je vous regarde avec respect, portant les livrées de notre Capitaine, et que vous m'êtes infiniment cher en Lui. Je vous envoie la bénédiction du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Je prie Notre-Seigneur d'être votre force et votre consolation. Lui qui est venu pour détruire le prince du monde et l'esprit de ténèbres, Lui qui est venu éclairer tout homme venant au monde chasse de chez vous l'esprit malin, qu'Il devienne votre vie afin que cet esprit n'ait plus de pouvoir ni sur l'âme ni sur le corps. Qu'après tant d'affliction, Il vous rende la vie comme au Lazare et vous retire du sépulcre. Amen, Jésus !

1Ro 8, 18.

2Col 1, 24.

 426 [D.4.113]. Salut des enfants mourants.

 Je crois que vous ne doutez pas, mon cher frère en Jésus-Christ, qu'étant aussi unie que je le suis avec vous, je ne m'intéresse à tout ce qui vous arrive et que je n'aie pris beaucoup de part à votre affliction et à celle de madame votre chère épouse, mais je ne saurais plaindre les enfants qui meurent lorsqu'ils ont eu le bonheur de ne point perdre l'innocence de leur baptême : ils sont assurés d'une éternité bienheureuse, et souvent Dieu accorde à la foi de leurs parents de les tirer du monde de peur que, dans la suite, le monde ne les corrompe. Il est certain que s'ils ont aimé Dieu quoique dans un si petit âge, cela n'a pas laissé d'avoir du mérite devant Dieu. Mais, dès qu'ils sont sauvés, quoique leur capacité soit beaucoup moindre que celle de ces grands saints qui ont porté le joug du Seigneur un grand nombre d'années, ils ne laissent pas d'être parfaitement heureux et parfaitement contents, tout leur  vide étant rempli.

 Pour ce que vous me demandez, « si la vertu des pères et mères n'influe pas sur les enfants », nous voyons [388] quelquefois les enfants des saints être fort méchants et les enfants des méchants devenir des saints. Le sang de Jésus-Christ que vos enfants ont reçu par le baptême est si grand, si infini, si efficace, si étendu qu'ils n'ont pas besoin d'une autre influence. Il est vrai que pour l'ordinaire les enfants des saints ont un grand avantage, soit par la bonne éducation, soit par le bon exemple, soit aussi parce que Dieu a égard à la foi des parents et à l'offrande qu'ils Lui font de ces mêmes enfants lorsqu'ils sont mis au monde.

 Il y a eu quelques Pères de l'Eglise qui ont cru que dans des malheurs imprévus qui faisaient mourir quelquefois des enfants, lorsqu'on les portait au baptême, avant qu'ils fussent baptisés, la foi et la charité des parents pouvaient leur appliquer le sang de Jésus-Christ au défaut du baptême. Mais ce sentiment n'est plus généralement reçu. Ce sont de ces choses qui sont cachées dans les secrets de Dieu [389] et qui ne se verront que dans l'éternité. Mais pour vos enfants qui ont été baptisés en Jésus-Christ, qui ont eu tout l'avantage de l'application du sang de Jésus-Christ et des sentiments tels que vous me les avez décrits autrefois, vous ne devez que vous réjouir de ce que Dieu les a trouvés dignes de suivre l'Agneau sans tache, la robe qu'ils ont reçue au baptême n'ayant été souillée par aucun péché  Nous sentons la privation de nos enfants et nous ne sentons point assez la joie et le bonheur qu'ils possèdent ; mais il faut que notre foi perce tous nos sentiments, et nous réjouir de ce qu'ils sont allés les premiers dans un lieu auquel nous aspirons et espérons d'aller.

 Pour ce qui est des passages du Traité du Purgatoire1 que vous rapportez, ils doivent s'entendre pour les enfants comme pour les adultes. D'où vient que Jésus-Christ aimait tant les enfants ? C'est qu'ils étaient dans cette simplicité et innocence [390] communiquées par le sang de Jésus-Christ même, et Il nous les donne comme un exemple de l'état simple dans lequel nous devons vivre. Tout dépend de l'application du sang de Jésus-Christ, puisque sans ce sang adorable, toutes nos vertus ne seraient que des vertus de philosophes et non des vertus chrétiennes. Nous avons en Jésus-Christ une rédemption et un mérite si surabondant qu'il est inutile d'aller en chercher ailleurs qu'en Lui, et une âme qui connaît un peu Jésus-Christ serait bien fâchée d'avoir un mérite qui lui fût propre ; et si elle en avait, elle le référerait promptement à Jésus-Christ pour ne voir que Lui en tout et Lui devoir toutes choses. Je vous salue, et madame votre épouse, de tout mon cœur. J'ai été fort malade et je suis encore obligée de me servir de la main d'un enfant qui est ici.

1De Madame Guyon, dans les Opuscules spirituels.

 427 [D.4.114]. Usage et fruits des afflictions.

 J'ai appris l'état où vous êtes, et mon cœur, loin d'être resserré par l'affliction, est dilaté par la joie. Jamais mon cœur ne fut si uni au vôtre. Demeurez donc une victime de la Providence par un entier abandon puisque Dieu vous choisit pour prendre en vous Ses délices. Il sait bien ce qu'Il veut faire de vous et Il saura tirer Sa gloire de tout. Dieu se sert de ce que les hommes appellent imprudence pour nous conduire à Ses fins et pour éprouver la pureté de notre amour. Celui qui s'abandonne à Lui sans réserve dans les occasions les plus fâcheuses Lui donne le plus grand témoignage qu'une créature Lui puisse donner d'un amour sincère. C'est Le traiter en Dieu que d'en user de la sorte ; c'est devenir en Jésus-Christ l'objet de Ses complaisances. Ô mon cher frère, loin de vous porter compassion, je vous porte envie : la paix et la résignation changent les tourments en délices.

 Dieu soutient à proportion des maux qu'il fait souffrir, soit que ce soutien soit perceptible ou non. La parfaite résignation qui est fille du [392] pur amour soutient seule dans l'état le plus sec : c'est alors une paix sèche, un non-trouble. Mais lorsqu'il plaît à Dieu, avec cela, d'envoyer les eaux rafraîchissantes de Son onction, que ne souffrirait-on pas ? La mort même deviendrait un paradis de délices. Mon cœur vous en dit plus, mille fois, que ma plume, et je vous donne le rendez-vous dans celui du divin Maître : c’est dans ce cœur que rien ne pourra jamais nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ. Je vous dirai, avec le même Jésus-Christ, quoique je sois bien indigne de le dire : Cum ipso sum in tribulatione1. Soyez la couronne de notre bon Maître, car Sa couronne la plus précieuse est composée de ceux qui sont à Lui sans réserve. Il vous veut être toutes choses. Si j'osais, je dirais que je vous porte dans mon cœur. Dieu soit béni à jamais. Amen !

1Je suis avec lui-même dans la tribulation, Ps 90, 15.

 428 [D.4.116]. Foi nue. Amour pur.

M. * m’a lu la lettre que vous lui avez écrite, qui m’a fait beaucoup de plaisir, y remarquant les démarches de la grâce dans votre âme par la voie de la foi nue, qui est assurément la meilleure, la plus sûre et la plus glorieuse à Dieu. Toutes les autres voies semblent s’attribuer quelque chose de ce qui appartient au Souverain. Mais celle-ci non seulement Lui restitue toutes les usurpations que l’amour-propre lui avait fait faire, mais de plus elle met l’âme dans une expérience si foncière et si réelle de ce qu’elle est néant et péché, qu’elle est bien éloignée de vouloir dérober à Dieu Sa gloire. Elle demeure dans sa place, qui est le rien ; étant contente de ce même rien, elle est ravie que Dieu possède tout et Le trouve bien mieux en Lui qu’en soi-même. Ce que nous avons de propre se doit perdre. Soyons ravis que le bien retourne en sa place, qui est Dieu, et que le rien demeure dans le rien.

Plus l’âme avance dans la foi pure et nue, plus elle éprouve la délicatesse de l’amour pur et généreux qui, bien loin de s’attribuer quelque chose de ce qui est à cet Etre suprême, Lui donnerait même tout ce qui serait sien si, par impossible, on avait quelque bien qui n’appartînt pas à Dieu. Plus la foi est nue, plus l’amour devient délicat : c’est une suite nécessaire. Je ne comprends pas les personnes qui, se croyant dans la foi nue, veulent toujours retenir pour eux-mêmes quelque chose de ce qui est à cet Etre suprême et ne veulent pas le sacrifier, aussi bien que tout ce qu’ils sont, à cet Etre immuable, qui mérite un amour si souverain qu’on ne doit avoir qu’un regard fixe sur le Bien-aimé et ne nous laisser point d’yeux pour nous regarder nous-mêmes. Il est dit dans le Cantique que l’épouse a blessé son époux par un de ses regards1, c’est-à-dire que son regard, étant toujours fixe et direct sur ce divin Objet, attire Son amour et Sa tendresse sur nous. Plus nous aimons Dieu purement, plus Il nous aime parce que nous L’aimons comme Il veut être aimé, par un amour qui ne retourne point sur soi-même et qui n’a aucun égard pour soi.

Je vois par votre lettre que Dieu vous appelle à l’amour le plus parfait, et c’est une des plus grandes grâces qu’Il vous puisse faire. Cet amour est rigoureux dans sa perfection, car il ne travaille qu’à détruire son sujet et il lui ôte tout ce qu’il croyait avoir, même pour Lui plaire ; enfin il le met à nu et le dépouille si absolument qu’il ne lui reste rien. Non content de cela, il le détruit et le consume : il ne veut pas qu’il le possède, mais qu’il soit perdu en lui comme en sa dernière fin, et c’est où aboutissent toutes les absences de l’amour, ses suites, ses cruautés apparentes.

Il se sert de la foi pour faire tous ces dégâts dans l’âme afin que ne s’appuyant sur quoi que ce soit, elle soit obligée de se perdre sans ressource dans son Bien souverain. C’est où je vous attends, c’est où je vous souhaite : ce sera alors que ni la distance des lieux ni la différence des climats ne nous empêcheront point de loger en même lieu. Je prie Dieu qu’Il achève en vous ce qu’Il a commencé et me recommande à vos bonnes prières, et je ne vous oublierai pas devant Dieu non plus que madame votre chère épouse.

1Cant, 4, 2.

 429 [D.4.117].

 J'ai vu la lettre du cher **. Quand il aurait pour directeur un saint du Ciel, il ne lui dirait rien autre chose que ce qu'il fait, qui est de s'abandonner à Dieu sans réserve et de se conduire par Son Esprit. Tous les hommes sont des appuis semblables aux roseaux qui se cassent et transpercent la main de ceux qui s'y appuient. Je le trouve heureux de ne rien chercher hors de Dieu, car que trouverait-il ? Si ce sont des conducteurs humains, ils ne pourraient qu'empêcher l'œuvre de Dieu ; si ce sont des personnes éclairées de l'Esprit de Dieu, ils lui conseilleront sans doute de s'abandonner à Dieu et de Le laisser le maître de son intérieur.

 Ce que j'ai vu de lui là-dessus m'a donné de la joie. On se confie trop aux hommes et pas assez à [405] Dieu, quoiqu'il soit écrit : Malheur à l'homme qui se confie à l'homme1 et Celui qui se confie à Dieu ne sera point trompé2. Je le salue, et le bon ** avec ses compagnons, aussi bien que monsieur **.

1Jr 17, 5.

2Ps 24, 2-3.

 430 [D.4.118]. Oubli et vide de soi-même.

Mon cher E[nfant], oubliez-vous vous-même pour ne plus penser qu’à Dieu en Lui-même et pour Lui-même. Regardez comme une tentation tout souvenir de vous, tout retour vers vous sous bon prétexte, mais avancez toujours vers votre fin sans retourner en arrière. Défaites-vous de tout préjugé, de tout ce qui est passé et à venir, afin que votre esprit et votre cœur soient remplis de Dieu seul. Il remplira votre esprit de Ses pures lumières, pourvu que vous n’en admettiez aucune autre, et votre cœur non seulement de Ses dons et de Sa présence perceptible, mais de Lui-même : Il parlera à votre cœur, non avec des paroles distinctes, mais par Son opération vivifiante.

Afin que cela soit de la sorte, vous voyez qu’il faut être dans un vide absolu de pensées et d’opérations, de vues de connaissance : Dieu est un Dieu de présence. Entrons dans ce moment éternel où il n’y a plus de passé ni d’avenir, où l’avenir paraît présent et non en éloignement. Enfin, mon cher E[nfant], il faut entrer dans un pays nouveau où Jésus-Christ vous conduira Lui-même si vous vous abandonnez à Lui sans réserve. Ne vous mêlez non plus de vous que si vous n’étiez pas : c’est le moyen que Dieu achève en vous Son œuvre. Il le fera non à votre mode, mais à la sienne. Je vous porte dans mon cœur, vous et vos amis.

 431 [D.4.119]. Perdre tout.

 Je n'aurai point de repos que je ne vous aie perdu avec moi en Dieu pour toute l'éternité. Mais que les vues, les prévoyances éloignent de cela ! Je connais un homme qui dit : « Je ferai cela, j'écrirai de telle et telle manière. »  Il ne dit cela que parce qu'il est homme ; s'il était enfant, il ne préviendrait pas d'un instant le mouvement divin, qui lui ferait faire bien plus sûrement les choses que toutes les prudences prévoyantes, où il y aura toujours de la méprise. Cependant il faut perdre cela et bien d'autres choses pour entrer dans le moment éternel qui est Dieu même.

 Il y a bien de la différence de voir les choses en lumière ou voir la lumière en la lumière même. Ô Amour, enseignez vous-même mon cher f[rère], purifiez jusqu'aux plus petites dissemblances, consumez toute restriction, afin qu'il puisse s'écouler en vous comme une eau pure dont [408] il ne reste rien dans le vase après qu'elle a été répandue ! Ô mon Amour, que rien n'arrête, que rien ne sépare ce qui ne peut se perdre en vous que nous ne soyons réduits en unité, puisque vous voulez vous servir de ce pauvre canal où il n'y a plus que vous-même pour vous-même !

 432 [D.4.120]. Oublier tout.

Mon cher f[rère], oublions tout ce qui nous concerne pour nous jeter à corps perdu entre les bras de l'Amour sacré. Laissez absolument tout le passé dans l'oubli et redevenez une nouvelle créature en Jésus-Christ. N'écoutez ni les hommes ni les démons, et j'ose dire, ni les anges eux-mêmes s'ils voulaient vous porter à l'amour de votre propre excellence, ce qui est impossible. Ne dérobez rien à Dieu, mais ne cherchez uniquement que Sa seule gloire. Tout ce qui nous regarde ne mérite pas de nous occuper un moment. Occupons-nous uniquement de Lui, et laissons tout le reste à Sa Providence. Je vous embrasse, mon cher f[rère], des bras du divin petit Maître. Ne L'oubliez jamais et vous serez heureux.

 433 [D.4.124]. Touchant les nouveaux prophètes.

Mon cher frère,

Nous avons enfin ici ** dont je suis tout à fait contente. C'est un cœur bien droit au Seigneur. J'espère qu'Il achèvera en lui l'œuvre qu'Il a commencée.

Je ne puis m'empêcher de vous dire que je ne puis douter que ceux qui se disent prophètes ne soient véritablement trompés. Je ne veux pas dire qu'ils trompent, car il peut y en avoir beaucoup parmi eux qui soient dans la bonne foi, mais ils sont certainement trompés. Rien ne fait tant de plaisir au démon que quand on s'attache aux choses extraordinaires, et quand on en fait cas : il prend occasion de là de se faire un jouet des pauvres créatures, qui se croyant bien, adhèrent à toutes ses suggestions. Notre-Seigneur n’a-t-Il pas dit que, dans les derniers temps, qu'il viendra des faux prophètes1. Et ce temps-là est venu. Laissons toutes ces choses extraordinaires pour ne nous attacher uniquement qu’à la foi simple, nue, dégagée de tout, et à l’amour pur. C'est là où il ne peut point y avoir de tromperie. Quant Notre-Seigneur nous dit de nous renoncer nous-mêmes2, Il entend non seulement les choses extérieures que nous devons renoncer, mais bien plus les intérieures sur lesquelles ne nous appuyons.

 L'Esprit de Dieu n'a rien d'impétueux. Quoiqu'il soit descendu sur les Apôtres d'une manière impétueuse pour se faire connaître à la multitude, il a versé dans leur cœur cet esprit de paix et de tranquillité, et non point ces agitations extraordinaires, si éloignées de la voix de l'Esprit. Lorsque l'on donne pour raison les Prophètes de l’ancienne Loi, il y aurait bien de quoi réfuter un argument si fautif. Parmi ces Prophètes, il y en avait quantité qui étaient faux prophètes. Témoin les prophètes de Baal3, qui étaient beaucoup plus agités que les prophètes du Seigneur, qui à la vérité avaient quelques signes extérieurs parce que leurs actions devaient prophétiser comme leurs paroles, et cela même ne consistait point dans des agitations de cette sorte. Nous voyons que Saül, qui était entre les Prophètes, n'a pas laissé d'être réprouvé4. Elie paraît seul entre [contre] quatre cents prophètes de Baal qui s'agitaient extraordinairement, se découpaient eux-mêmes et faisaient tous des choses extraordinaires sans pouvoir attirer le feu [482] du ciel. Je ne crois pas non plus que tous ces gens-là, avec toutes leurs agitations, reçoivent le moindre pur amour de Dieu, qui est ce feu descendu du ciel pour consumer le véritable holocauste que le véritable Prophète du Seigneur avait dressé. Aussi le Prophète Elie se moque-t-il agréablement de leurs cris, de leurs agitations, de leurs incisions ; mais, lui, invoquant tranquillement le nom du Seigneur, ne faisant autre chose que d'assembler le bois pour le sacrifice et que de verser de l'eau dessus, plus propre, ce semble, à éteindre le feu qu'à l'attirer, ce feu descend du ciel sur son holocauste et le consume avec l'eau, qui signifie les larmes de la pénitence et la qualité que doit avoir notre âme pour retourner dans sa fin qui est Dieu : il faut qu'elle soit fluide comme l'eau, sans consistance propre, c'est-à-dire sans opinions, sans arrêt à quoi que ce soit, afin de pouvoir s'écouler en son Dieu ; il faut de plus qu'elle soit sans couleur, sans odeur, sans rien de fixe, afin de prendre toutes les impressions de la grâce. Tout ce qui n'est point cela, [483] n'est point le véritable Esprit de Jésus-Christ, mais un esprit étranger et suspect, qui se communique par les approches, par les bénédictions et par choses de cette nature. Le vrai Esprit de Jésus-Christ se communique par l'intime de l'âme, mais ses communications, bien loin d'agiter, tranquillisent : ce sont des communications d'esprit à esprit, de cœur  à cœur, qui n'ont besoin d'aucun signe extérieur et qui portent leur efficacité dans le fond de l'âme, pour nous faire vraiment mourir à nous-mêmes et à tous les signes sensibles et extérieurs qui ne sont point pour la nouvelle loi, car l'Esprit du Verbe n'est point inquiet, mais doux et paisible. Et je vous assure que tous ceux qui se rangent du côté de ces prophètes prendront le change et que, loin d'acquérir un véritable esprit intérieur, ils perdront dans la suite celui qu'ils avaient déjà.

 Je ne comprends pas que celui qui a goûté le don de Dieu dans l'intime de son âme puisse se laisser prendre par tous ces signes extérieurs. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'Il [484] éclaire ces pauvres aveugles qui se croient bien clairvoyants, et qu'Il leur fasse voir qu'il n'y a point de lumière véritable que celle que Jésus-Christ est venu apporter qui éclaire tout homme venant en ce monde5, c'est-à-dire tous ceux qui veulent bien devenir nouvelles créatures en Jésus-Christ. Mais cette lumière luit véritablement dans les ténèbres6 de la pure foi, hors de la tromperie. Croyez ce que je vous en dis, mon cher frère, car c'est la pure vérité que vous découvrirez toujours plus, s'il plaît à Dieu, par votre expérience, en suivant le petit sentier de l'humilité et de l'entière désappropriation, qui fait que la créature ne tend pas à être quelque chose, mais à n'être rien, afin que Dieu soit tout en nous tous. Amen !

 Ils parlent de l'intime de l'âme, mais ils ne savent ce qu'ils disent, car l'intime de l'âme est la portion où rien ne peut être admis que Dieu. Je vous assure qu'ils ne la connaissent pas : ce qu'ils prennent pour l'intime de l'âme est quelque sentiment dans les [485] puissances où le démon peut s'entremettre ; si cela n'était, saint Paul ne nous dirait pas que l'ange de ténèbres se transfigure en ange de lumière7. Tous les saints qui ont été conduits par les choses extraordinaires ont souvent été trompés par le diable, et sainte Thérèse ne marque point d'autre différence des visions et des choses que le diable formait en elle d'avec celles qui étaient véritablement de Dieu, sinon que celles du démon étaient plus savoureuses que celles de Dieu, et qu'elles laissaient après elles une certaine agitation contraire aux visions qui venaient de Dieu, lesquelles, quoique moins savoureuses, laissaient après elles une profonde tranquillité.

Si l'on doit surpasser les choses extérieures, même les meilleures, pour tendre à Dieu seul, combien plus doit-on laisser celles qui sont suspectes pour ne tendre qu'à Dieu par l'inconnu de Dieu même, qui ne satisfait pas tant les sentiments, mais qui porte avec soi une entière solidité [486] et une réelle sûreté, non pas toujours connue de l'âme, qui ne veut rien admettre en cette vie que la seule volonté de Dieu et l'abandon à la Providence, sans nulle assurance en soi, mais en Dieu.

Croyez que je prends part à tout ce qui vous regarde et que je vous porte dans mon cœur. Je vous conjure, de la part de Dieu, d'éloigner tous ceux de votre connaissance, et qui veulent véritablement être à Dieu, de toutes ces tromperies, car je vous proteste, en la présence de Dieu, que ces états-là ne sont point de Lui, et il est très affligeant de voir des âmes de bonne volonté, qui pourraient beaucoup glorifier Dieu, s'amuser comme des enfants à des pouperies8 et à des bagatelles qui ne peuvent les conduire dans la vérité. Je crois que le diable a inventé cela pour combattre le véritable esprit intérieur, qui est paix et joie au Saint-Esprit9, mais d'une manière spirituelle et non sensible.

 On ne peut opérer sans être, parce que l'œuvre ne peut être [487] plus élevée que son principe : Jésus-Christ qui était venu pour nous servir d'exemple et nous instruire, qui était Dieu en naissant comme Il l'était en mourant, a voulu être trente ans dans une vie cachée et tout intérieure avant que d'enseigner les autres pour nous apprendre que nous devons véritablement être formés dans l'intérieur et renouvelés dans lui avant que d'entreprendre d'aider aux autres. Il n'a pas même voulu que Ses Apôtres, quoique instruits par Lui-même, prêchassent avant d'avoir reçu le Saint- Esprit, cet Esprit de renouvellement intérieur, qui, les ayant fait mourir au vieil homme, les avaient renouvelés en Jésus-Christ et fait participants de l'homme nouveau. De même que le Saint-Esprit forma Jésus-Christ dans les entrailles de la Sainte Vierge, il lui est donné de former Jésus-Christ dans nos cœurs, et c'est après cette formation (qui suppose la mort en Adam) que l'on est propre à conduire les autres ; sans cela, ou l'on mélange ce qui est de soi avec ce qui est de la grâce, ou l'on s'approprie les dons de Dieu, ce qui est entièrement opposé à [488] la pure et nue opération du Saint-Esprit. C'est pourquoi, mon cher frère, vous avez fort bien dit lorsque vous avez assuré que, pour être propre à aider aux autres par le pur mouvement de la grâce, il fallait être régénéré en Jésus-Christ, surtout dans ces derniers temps où s'élèveront tant de faux Prophètes.

 Quant à ce qu'ils disent, qu'ils mélangent quelque chose par leur propre imagination, les vrais Prophètes, pendant l'inspiration, ne peuvent mélanger ce qui est d'eux avec ce qui de l'Esprit de Dieu. Dès qu'ils parleront en prophètes, il faut qu'ils parlent toujours la vérité, parce que Dieu est la suprême Vérité : il ne leur sera pas même libre de parler autrement. Nous en avons un exemple bien sensible par le Prophète Balaam10 : quoiqu'il fût perverti, parce qu'il s'agissait de parler de la part de Dieu, [et] quoiqu'il voulût obliger le roi des Moabites, il ne put jamais dire autre chose que ce que Dieu voulait qu'il dise. Mais après avoir prophétisé selon [489] la volonté de Dieu, n'étant plus question de prophétie, il donna, comme homme particulier, un conseil au roi de Moab le plus détestable qui pût être ; mais tant qu'il parle comme inspiré de Dieu, il ne dit jamais que la vérité.           

Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit  Saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela (les nouveaux prophètes) ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n'occupe point la tête, mais c'est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L'aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l'esprit, et en est comme entièrement séparée. Souvent dans le recueillement de la volonté, l'imagination est plus vive qu'en [490] un autre temps, sans que cela distraie, l'un étant séparé de l'autre. Il est vrai que dans le commencement, l'âme n'étant pas accoutumée au recueillement de la volonté, et celle-ci ayant une grande supériorité sur les autres puissances, c'est comme si elle voulait les attirer à elle, et il semble que la tête se sente un peu tirée pour s'unir au cœur ; mais cela ne vient que de la volonté, et quand l'âme est plus avancée, elle ne sent plus ce tiraillement de la tête, mais la même volonté laisse (toujours) la tête libre, se contentant de s'unir de plus en plus à Dieu jusqu'à ce que, par la mort à toutes choses, et à force de se résigner à la volonté divine ayant contracté une souplesse très grande, elle se perde et s'écoule dans la volonté de Dieu, et, ne trouvant plus en elle aucune volonté propre, elle est transformée en Dieu.

 Par cette transformation de la volonté, l'esprit devenant pur et simple à mesure que la volonté devient plus souple, il s'unit à l'Esprit de Dieu qui est un esprit tout pur et tout simple. La voie des prétendus prophètes [491] est en tout multipliée : ils ne peuvent jamais arriver à l'unité de l'esprit avec Dieu, parce qu'il faut que l'esprit de l'homme, pour être uni à celui de Dieu, lui ressemble en pureté et simplicité ; et, pour la volonté, il faut qu'elle se perde absolument dans la volonté de Dieu. C'est cette extase admirable, qui, n'étant point faite par l'entremise des sens intérieurs ou extérieurs, ne leur cause ni changement, ni mouvement, ni goût : aussi cette extase est-elle permanente, bien différente de ces extases de quelques heures qui causent une certaine perte de peu de durée dans le sentiment, après laquelle on revient à soi ; mais dans l'extase de la volonté de Dieu, qui n'est autre que la perte de cette même volonté, elle ne revient plus, et elle demeure toujours absorbée dans son être original. C'est ce qui fait cette voie si sûre, parce que tant que nous possédons notre volonté, nous pouvons toujours offenser Dieu et avoir une volonté différente de la Sienne, mais lorsqu'elle est perdue en Dieu, l'âme ne la retrouve plus pour en faire un usage propriétaire. Elle demeure donc [492] tellement perdue que, quand on lui ferait tous les tourments du monde pour lui demander : « Que veux-tu? Que désires-tu ? », elle ne pourrait trouver en elle aucune volonté pour quoi que ce soit, pas même pour désirer les dons les plus sublimes. Dieu veut en elle et pour elle, et Il ne peut vouloir que ce qui est conforme à Sa gloire et se rapportant à Lui-même.

Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu'il est bien éloigné de consister en ces choses. L'état de ces prophètes ne peut donner ce qu'on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j'appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu'il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu'une personne même qui possède ce silence intérieur, dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d'agitation, et peut se plaindre comme un enfant mais ne s'agitera jamais. Saint Jean dit en l'Apocalypse qu'il se fit un grand silence au ciel11. Lorsque ce silence est fait dans l'âme, il se communique jusqu'au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l'un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n'est pas pareil à : 2° l'autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c'est nous qui nous taisons ; dans le second, c'est l'amour qui fait taire, et l'âme sent bien que, lorsqu'elle veut parler, elle s'arrache à un je ne sais quoi qui l'attire au-dedans d'elle-même. Jusqu'à ce que l'âme soit parvenue à n'être plus distraite par ses paroles, Dieu la tire de cette manière : c'est pourquoi le silence extérieur et intérieur est si nécessaire dans le commencement surtout, mais celui que Dieu opère est tout autre chose. Il ne faudra pas s'étonner lorsqu'il se trouve quelqu'un qui abuse de ces termes, parce que l'on tâche toujours d'ajuster ce qu'on [494] voit dans les autres à ce que nous croyons qui nous convient, et toute personne d'expérience en fera le discernement.

 Cet esprit intérieur ne porte point à courir çà et là, mais il fait que l'âme demeure tranquille, séparée de tout. Elle a une charité sans zèle pour la produire au-dehors, mais attend tranquillement que Dieu la manifeste Lui-même par Sa Providence. Ainsi vous voyez que cela est fort différent [de ce qui est dans ces prophètes] : il s'en faut bien que les mêmes termes n'expriment les mêmes choses. Leur manière d'entendre quand ils veulent écouter Dieu se fait par la tête et l'esprit qui est appliqué, espérant d'entendre quelque chose de distinct qui les détermine. Comme l'imagination entre beaucoup là-dedans, ils croiront entendre Dieu et ce sera leur propre esprit, ou peut-être l'esprit du démon. L'attention que l'on demande aux âmes intérieures est une cessation d'opération au-dedans d'elles-mêmes afin de pouvoir être pénétrées de la parole de Dieu, qui n'est point une parole distincte qui se fasse entendre par succession [495] de paroles et de pensées, mais c'est l'opération du Verbe dans l'âme.

 Dieu ne peut parler que par Son Verbe, (qu’) Il a épuisé toute parole en Dieu puisqu'Il est Dieu comme Lui. On appelle donc Parole de Dieu l'impression et l'opération que Dieu fait dans l'âme, qui n'est autre que Son Verbe, une Parole opérante qui fait dans l'âme ce qu'Il y veut enseigner. Quoique l'âme n'en découvre rien autrement dans le moment présent que par une simple onction, elle trouve dans la suite, quand elle est morte véritablement à elle-même et ressuscitée avec Jésus-Christ, qu'elle est instruite de toutes choses, sans savoir qui les lui a apprises ni comme elle les a apprises. Cela ne fait aucune espèce : il ne lui en reste rien pour elle-même, mais lorsqu'il est question de parler ou d'écrire, tout lui est remis selon le besoin d'un chacun. Pour une telle âme, elle demeure toujours simple, nue, sans objet, sans pensée, sans volonté. Tout le long de la voie, qui est longue, doit s'opérer par la [496] foi nue dans l'Esprit et par l'amour dans la Volonté.       

Je salue tous ceux de votre connaissance et je leur donne un rendez-vous dans le cœur  de Jésus, où j'espère que nous nous trouverons toujours. Si vous voulez vous unir à moi, tout indigne que je suis, j'espère que Dieu, par cette union, vous éclairera de la vérité de ce que je vous ai dit, et que ceux qui sont trompés (quoique de bonne volonté), seront détrompés par la même union, qui les calmera ainsi que je l'espère, de la bonté de Dieu. Soyez persuadé que je vous honore en Jésus-Christ et que je vous porte tous dans mon cœur. Je prie Dieu d'éclairer de Sa véritable lumière tous les siens qui sont en vos quartiers, afin qu'ils ne prennent point le change. Je vous salue tous en Jésus-Christ, vous, mon très cher, en particulier12.

1Mathieu, 24, 24.

2Mathieu, 16, 24.

3III Rois 18, 28.

4I Roi 19-23.

5Jean  1, 9.

6Jean  1, 5.

7II Co 11, 14.

8Pouperies : jeux enfantins de poupées. Absent du Littré.

9Ro 14, 17.

10Nb ch. 22 et ch. 31, 16.

11Ap 3, 1.

12La lettre 8 des « Lettres spirituelles de Madame Guyon », reproduite au début de ce volume, renvoie à la lettre présente, avec le texte suivant : « Lettre VIII, Que les voies extraordinaires sont sujettes à la méprise. Sûreté des voies simples et de tendre à n’être rien. Ecrite à l’occasion de certains Nouveaux Prophètes qui se voyant désapprouvés de l’Auteur dans une lettre (voyez la lettre 124 du IVe volume), répliquèrent là-dessus, qu’on voulait poser cdes bornes à la puissance de Dieu, etc. » - Les « Nouveaux Prophètes » sont les jeunes Camisards émigrés qui visitèrent entre autres l’Ecosse.

 434 [D.4.125]. Touchant les Nouveaux Prophètes (suite).

 Que le bon monsieur ** soit persuadé de l'union que j'ai avec lui en Jésus-Christ. Je ne lui écris pas pour cette fois : ma santé, jointe à des afflictions considérables, m'empêche de pouvoir dicter une longue lettre. Je lui dirai toujours en attendant que tous les Prophètes ont parlé au nom de Dieu : Voici ce que dit le Seigneur, et quoique ensuite, après s'être servi de ces termes, ils aient parlé comme Dieu même en quelques endroits, ils ont été bien éloignés de parler comme étant Dieu même et de dire : « Je suis l'Eternel qui parle. » Ces sortes de termes ne peuvent venir que de celui qui a dit : Je serai semblable au Très-Haut1 et qui, en effet, a cru, en se révoltant contre Lui se rendre semblable à Lui ; mais la punition réservée à ce grand criminel le serait aussi pour ceux qui [498] voudraient faire comme lui, s'ils le faisaient avec malice, ce qui n'est assurément pas ; mais c'est une obsession qui fait que le démon, en remuant leur langue, la fait agir comme il veut. Je ne doute point qu'il n'y ait des gens très bons parmi eux, mais séduits par le démon et non pas inspirés par le Saint-Esprit qui remue simplement le cœur de l'homme, et lui fait dire naturellement et simplement sans effort ce qu'Il veut qu'il dise.

 Je veux croire qu'ils ont les dispositions qu'ils expriment, mais je vous assure qu'ils ne les ont qu'en sentiments et non en réalité, et comme ils veulent aimer Dieu malgré leur obsession, il n'est pas étonnant que leurs âmes soient paisibles dans l'agitation de leurs corps. J'espère que le bon Dieu vous éclairera de plus en plus pour vous faire connaître la vérité. Je ne laisse pas d'avoir estime pour certains entre eux, que je crois bons, mais trompés. Il y en a quelques-uns parmi eux (et je crois que ce pourrait être des premiers)  qui ne sont pas aussi innocents que les autres.

[499] Cette communication, de produire sur les autres des effets aussi extraordinaires, n'est point de Dieu, car lorsque Dieu se communique par un cœur  purifié à un autre cœur, cela se fait intimement et paisiblement par le fond de l'âme qui est le Sancta Sanctorum, et le démon n'y peut entrer. Ces communications-là sont trop simples, trop pures, trop dégagées de sentiments pour que le diable y puisse avoir part. Je vous salue en Jésus-Christ, et tous ceux qui aiment Dieu véritablement.

1Es 14, 14.

 435 [D.4.126]. Union des âmes en Dieu.

Je vous assure, mon cher f[rère] en Notre-Seigneur, que si Dieu vous donne quelque charité pour moi, Il me donne une véritable union pour vous et vous m’êtes très présent en Lui. La distance des lieux n’interrompt ni cette union ni cette présence, lorsqu’elle est en Celui en qui tout est présent et où il n’y a point d’hier et d’avenir. C’est de cette sorte qu’on trouve ses amis sans partage, sans interruption, sans distraction1 de ce premier Etre, qui, renfermant toutes choses, demeure invariablement notre unique objet, car quoiqu’Il renferme tout et qu’Il nous unisse en Lui à qui il Lui plaît, c’est tellement Lui qui est le principe et le moteur de cette union, qu’elle se fait sans distraction de Lui. Nous trouvons même que l’adhérence à cette union qu’Il veut et ordonne, nous enfonce plus en Lui-même. Il me semble que c’est un petit échantillon de l’union des bienheureux en Dieu, quoique plus imparfaitement en cette vie, où les anges inférieurs, s’unissant sans s’unir aux supérieurs, reçoivent en Dieu l’influence de la Hiérarchie supérieure. Nous n’avons donc qu’à demeurer unis en Dieu, où j’espère que le souvenir de ce méchant néant ne servira qu’à vous y porter davantage.

Vous avez bien raison de dire qu’il n’importe par qui Dieu soit évangélisé et imprimé dans le cœur pourvu qu’Il le soit. Ô si les âmes coûtaient autant à tout le monde qu’elles m’ont coûté, on ne s’empresserait pas pour elles ! Il n’y a que la charité de Jésus-Christ qui puisse porter [à] cet emploi : c’est une flamme pure qui, montant toujours en haut, ne s’arrête ni à peine, ni à difficulté, ni à propre intérêt. Je prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses et salue vos amis. 

1Distraction : 4° Toute diversion qui détourne l’âme ou l’esprit. (Littré).



III. « Un progrès qui va encore plus loin ».

 436 [D.1.172]. De l’abandon absolu.

Si nous n’éprouvions jamais ce que nous sommes, nous ne connaîtrions point assez l’extrême dépendance où nous sommes de Dieu, et Sa protection singulière sur nous. C’est bien [506] se trouver comme en l’air que de perdre tous les appuis. Lorsque l’on veut qu’une personne reste suspendue, on lui ôte ce qu’elle avait sous les pieds : c’est ce que l’on vous fait. Quelque saintes que soient les personnes dont l’abandon est encore soutenu, elles sont bien éloignées du compte. L’abandon fait perdre peu à peu tous les soutiens perceptibles, quelque délicats qu’ils soient, et alors il est son soutien à soi-même. Mais lorsqu’il se perd lui-même, que reste-t-il qu’un débris affreux qui manifeste le péril que l’abandon même tenait caché ? On est quelquefois étourdi du bateau : comment ne le serait-on pas du naufrage ? Laissez-vous comme une écume que la mer a rejetée, qu’elle reprend quelquefois sans lui faire changer de nature, et qu’elle rejette avec une plus furieuse impétuosité.

Je vous conjure de soigner votre santé autant qu’il vous sera possible. Il faut cependant entrer dans une indifférence parfaite pour cette même santé : lorsque tout sera désespéré, ce sera alors que tout ira bien. La mienne ne sera, à ce que je crois, guère soulagée des eaux : [507] je fais pourtant ce que vous m’avez ordonné. Les médecins sont peu accoutumés à des maux pareils aux miens. Je souhaite que les eaux de Sainte-Reine vous fassent du bien. Qu’il y a peu de gens qui veuillent bien manger le pain tout sec ! Ce pain est pétri pour vous dans le ciel.

 437 [D.1.173]. Abandon à la volonté et vertu de Dieu.

Non, madame, il n’y a qu’une chose, c’est de demeurer dans notre impuissance et dans notre néant, abandonnés à toutes les rigueurs de la justice de Dieu et exposés en même temps à toutes les assistances et à toutes les douceurs de Sa miséricorde ; et en Le servant dans cet anéantissement comme Il veut être servi, ne souhaiter point d’autre miséricorde que celle qu’Il a résolu de nous faire, n’ayant plus d’autre volonté que la Sienne. Soyons aussi [508] contentes dans cette même volonté qu’Il ne nous fasse nulle miséricorde, que si nous en sentions les effets, Sa volonté étant plus pour nous que toute miséricorde, et Sa volonté même étant la miséricorde, puisque, selon Sa volonté, la plus rigoureuse justice nous ferait une très douce miséricorde si nous aimions plus Sa volonté que tous nos intérêts. Justice, justice, ô Amour, sans nulle miséricorde, si telle est votre volonté ! Ô volonté de mon Dieu, tu me vaux plus, toi seule, que toute miséricorde ! Volonté de mon Dieu, dans les enfers, vous me ferez un paradis ! Paradis, sans la volonté de mon Dieu, tu me serais un enfer ! Ô mon Dieu, que Votre volonté me détruise, et je n’aimerai que ma destruction ! Ô volonté de mon Dieu, tu es le paradis du Paradis1, le Dieu de Dieu.! Oh ! qui aurait un peu le goût de cette volonté de Dieu, aimerait mieux être la misère même pour accomplir cette volonté dans toute son étendue, que d’être saint avec un peu moins de cette divine volonté. Non, il n’y a point d’ange qui ne se précipitât [509] dans l’abîme au moindre signal de cette divine volonté. Mais si l’amour de la divine volonté m’emporte dans l’excès, c’est à vous, ô volonté de mon Dieu, à qui je le soumets.

Il faut donc s’abandonner à cette divine volonté, afin que si notre cœur a été troublé par la crainte que l’orgueil et la possession de nous-mêmes nous ont causée, nous puissions, dans cette divine volonté, nous glorifier de notre humiliation, de nos faiblesses, de nos misères, de notre bassesse. C’est avec grande raison, ô divin Paul, que vous vous glorifiez de vos faiblesses2, puisque ce sont elles qui causent votre véritable gloire, chassant l’amour-propre, cet ennemi de la gloire de Dieu, et de la vôtre qui ne peut être solide qu’elle ne soit en Dieu seul.

Mais c’est vous, Seigneur, qui faites ces choses. C’est par Votre bras puissant que Vous Vous servez des choses les plus faibles pour faire Vos plus grands ouvrages : les pots de terre cassés3 terrassent des milliers d’hommes ; [510] un son4 de trompette, un cri, abattent des villes ; une petite pierre5 renverse le plus grand des géants ; une mâchoire d’âne6 défait l’armée des Philistins. Ô Dieu, c’est Vous seul qui pouvez faire ces choses, parce que votre pouvoir est sans bornes. Ce qui est le plus faible, le plus misérable, le plus imparfait hors de vous, est en vous le plus fort, le plus pur, et le plus puissant parce que votre bras ne peut être raccourci, et que rien ne peut s’opposer à Votre puissance. Votre vertu est si excellente qu’elle a le pouvoir de détruire en un moment tous les défauts et de communiquer son excellence sans souffrir d’altération. Ô vertu de mon Dieu, vous êtes un baume divin, qui communiquez votre qualité à ce qui paraît le plus infecté ! La plus pure vertu de l’homme, prise en lui-même, est une ordure ; et en vous, ce qui paraît sale, serait une vertu. Ô amour, arrachez toute vertu, et que votre vertu seule subsiste, et par cela même vous ôterez toute saleté !

1La vie, le cœur, le plus intime de Dieu. (Dutoit).

2II Co 12, 9.

3Jg 7, 19 sq.

4Jos 6, 20.

5I R 17, 49.

6Jg 15, 15.

 438 [D.1.174]. Abandon dans les revers, etc.

Je vous porterais beaucoup de compassion si je ne savais que le chemin de la croix par lequel Dieu vous conduit, fera le bonheur de votre âme, puisqu’elle la rendra le temple de Dieu. Dieu vous traite comme Abraham par le sacrifice qu’Il vous fait faire de vos enfants dans le temps qu’Il réveille la tendresse que vous avez pour eux : j’espère que Dieu leur servira de père. C’est un temps fort à passer : il faut le passer avec courage sans courage. J’espère que Dieu vous donnera, dans votre retraite, la consolation que vous n’avez pas encore éprouvée.

Je m’attends qu’on m’ôtera ma pension, soit en défendant de la payer, soit en en faisant suivre ceux qui l’iront quérir, en sorte que je serai réduite à gagner ma vie. J’ai déjà fait mon petit plan pour cela, et je regarde la chose comme facile. Je ne demanderai nul secours à nos [512] amis, étant en cela dans les desseins de Dieu sur moi.

Pour moi, je mérite plus que tout cela. Mais vous, qu’avez-vous fait ? Mais qu’avait fait Jésus Christ ? Ne vous inquiétez pas des pensées de vanité. Laissez tout tomber : elles ne sont pas volontaires, je vous en assure. Si je pouvais porter vos souffrances avec les miennes pour vous les épargner, que je m’estimerais heureuse ! Mais Dieu, qui veut retracer en vous Son image, ne le pouvant faire que par la souffrance, ne vous en laisse pas manquer. Sa sainte volonté soit faite ! Hors de Jésus-Christ, les croix sont bien laides ; mais en Jésus-Christ, qu’elles sont charmantes !

C’est un avantage que d’être mal reçu, et plût à Dieu [d’] avoir donné jusqu’à la dernière goutte de Son sang, et qu’il connût M. et qu’il en fût dépris1. J’ai beaucoup goûté votre lettre, et la disposition où Notre-Seigneur vous met. Si je pouvais réfléchir, je croirais que mes misères sont la cause des égarements de quelques-uns. Je prie Dieu qu’Il achève Son ouvrage en vous, et qu’Il m’arrache plutôt du monde par [513] le dernier supplice que de permettre que je fusse un obstacle à Ses desseins sur vous.

1Part. passé de déprendre. Séparé de ce qui avait pris. « Comme on est [par la simplicité] intérieurement dépris de soi-même… » (Fénelon cité par Littré).

 439 [D.1.175].

Dieu fait ce qu'Il veut faire de nous. Qu'on trouve peu de véritable abandon et qu'il y a de différences entre la spéculation et la pratique ! Je ne sais pourquoi, mais je me trouve de plus en plus unie à vous. Je ne sais si Dieu vous veut faire pratiquer un abandon réel. Si cela est, ô combien me serez-vous chère, et à Lui ! Je prie mon divin Maître de vous être de plus en plus toutes choses et de mettre dans votre cœur Sa vérité pure. Rien pour nous : tout pour Lui ! Soyons fidèles sans fidélité à une destruction totale. A Dieu, ma très chère.

 440 [D.1.176].

Comment sauriez-vous ce que je dois devenir, puisque je ne le sais pas moi-même et que j'attends à tout moment quelle sera ma destinée ? Comme je l'ai abandonnée à Dieu, je ne m'en mets pas en peine : je ne crains ni la prison, ni la mort. L'infamie dont on me couvre me serait bien plus douloureuse si je m'intéressais à moi-même. Bon courage ! Si l'on me fait mourir, venez me voir mourir, et faites comme la Madeleine qui ne quitta point celui qui lui avait enseigné la Gnose1. Croyez que vous me serez toujours très chère. Tant que je pourrai vous répondre, je ne refuserai point vos lettres.

1C'est la Science de l'intérieur et de l'amour pur que Jésus-Christ avait enseignée à la Madeleine, laquelle lui tint compagnie au pied de la Croix. Les premiers chrétiens appelaient gnose cette divine Science. Voyez la lettre de saint  Barnabé, chap. 1. édition d'Oxford pag. 5 et saint  Clément d'Alexandrie dans ses Stromates Liv. VII. (Dutoit).

 441 [D.1.177]. Abandon au jugement de Dieu.

Il peut être très vrai que Dieu est fâché contre moi ; hélas ! quel sujet aurait-Il d'en être content, moi qui n'ai rien fait pour Lui ! S'Il me rejette, j'en suis contente, car Il me fait justice, et j'ai prié notre Patron de me foudroyer et qu'il m'enfonçât dans les enfers si je déplais à notre commun Maître. Que Lui seul règne et que je périsse ! Je vous conjure de ne point juger de moi ni par votre raison, ni par votre inclination, mais par votre cœur. Si vous trouvez en moi quelque chose qui déplaise à Dieu, mandez-le moi avec votre sincérité ordinaire.

Il me vient dans l'esprit que le rebut que ** a de moi, vient peut-être aussi de moi, vient peut-être aussi de Dieu, qui lui fait sentir combien je Lui suis désagréable. Mettez-vous tous du parti de Dieu contre ce méchant néant, qui sera, s'il plaît à Dieu, toujours un néant soumis. Il peut être éternellement [516] malheureux, mais j'ose espérer qu'il ne sera jamais rebelle. Je vous avoue franchement que je ne vois pas en moi le moindre bien. Mais comme je ne me regarde pas, je n'y fais ordinairement nulle attention. Mais dans ce moment je me trouve la plus éloignée de tout bien qui soit au monde. Mais mon Dieu est saint, mon Dieu est saint, mon Dieu est saint, et cela me suffit !

 442 [D.1.178]. Se prêter à Dieu sans attache.

N. devrait servir d'un grand exemple aux autres de ne faire que se prêter à Dieu afin qu'Il fasse, en nous et par nous, ce qu'il Lui plaît, et pour autant de temps qu'il Lui plaît ; cela fait qu'on a si peu d'attache à conduire, qu'on ne s'embarrasse ni par qui ni comment les âmes soient conduites, pourvu qu'elles aillent véritablement à Dieu. Mais lorsqu'on se cherche en quelque manière, c'est s'arracher la peau que de [517] se soustraire à une certaine domination et à une certaine envie de donner des avis. Quelque lumière naturelle qu'on ait, on réussit peu quoi qu'il semble qu'on dise bien, parce que ce n'est pas l'esprit de la grâce qui anime. Oh ! qu'on verra clair un jour ! Et que de méprises que l'amour-propre fait faire, quoiqu'on ne s'en aperçoive pas ! quoi qu'il semble qu'on combatte l'amour-propre, on le nourrit d'une manière cachée ; le mal est d'autant plus grand qu'il se fait moins sentir : il devient presque irrémédiable.

 443 [D.1.179]. L’abandon se réitère sans multiplicité.

Je comprends aisément ce que vous me dites pour l'avoir éprouvé. Nos âmes sont les épouses de Jésus-Christ : elles n'ont point de sexe différent, et c'est ce qui fait l'unité simple des âmes en Dieu, sans retours ni réflexions. Abandonnez-vous bien à l'Esprit de Dieu afin qu'Il fasse en vous, de vous [518] et par vous, tout ce qu'il Lui plaira. Quoique l'âme soit toute passive et toute simple, elle ne laisse pas de se donner et de se sacrifier, et cette action n'est point multipliée puisque Celui qui agit en nous, nous meut pour agir. De plus, lorsque Dieu veut de nous de nouvelles choses, comme, par exemple, de nouveaux abandons, Il nous fait nous abandonner et livrer d'une manière distincte. Jésus-Christ ne se livra-t-Il pas lorsqu'Il dit : Non point ma volonté, mais la vôtre1, quoiqu'Il Se fût livré dès le moment de Son incarnation, ainsi qu'il est écrit à la tête du livre, dit-il par David, que je ferai votre volonté, etc.2  Je n'ai rien à vous dire de plus, sinon que vous receviez cette plénitude qui ne vous est donnée, comme à Job, que pour vous appauvrir un jour. Mais il faut recevoir dans le moment présent tout ce qui s'opère.

1Lc 22, 42.

2Ps 39, 8-9.     

 444 [D.1.180]. Perte de tout sans appui.

Il y a un temps où il semble que la perte soit assurée, mais une mauvaise perte ; rien ne peut ôter cette idée que l'entier oubli, car en ce temps, non seulement on est en l'air, mais il paraît manifestement qu'on l'est mal, sans cependant pouvoir en nulle manière sortir de cet état ni penser même d'en sortir. Ce témoignage de la filiation divine, que nous portons dans le plus intime de l'âme, paraît entièrement effacé. Mais quoique ce témoignage intime soit fort caché, il est pourtant, sans que l'on puisse dire comme il est. C'est comme les tableaux couverts de quelques rideaux : on sait qu'ils sont là, quoiqu'on ne les voit pas ; mais dans ce temps, ils sont comme effacés, ou comme s'ils n'avaient jamais été.

Qu'importe de ne pouvoir même dire « qu'importe » ! Tout est un lorsque tout [520] l'intérêt de la créature est détruit. Mais quand l'est-il ? En qui l'est-il ? Il le sera parfaitement en vous. Je vous recommande, etc.

 445 [D.1.181]. Perdre la sagesse humaine.

Voilà une lettre pour N. Je vous assure que je l'aime plus que jamais, et je ne doute point que Dieu ne lui fasse beaucoup de grâce pour l'acquiescement qu'elle a eu. Son fond est excellent : il faut la poursuivre sans lui rien pardonner. Il faut qu'elle fasse de même aux autres. Que prétendons-nous, mes chers enfants, que de plaire à notre divin Maître ? Nous ne pouvons le faire que par une mort totale. Ceux qui tolèrent nos défauts et notre vie propre sont des bourreaux, mais ceux qui ne nous épargnent point, sont nos véritables amis. [521] Commençons comme si nous n'avions rien fait, et mourons sans réserve afin que Jésus-Christ vive en nous ; s’il nous reste de la vie, pour peu que ce soit, Il ne vivra pas pleinement et parfaitement en nous. Il faut un nouveau courage. Nous avons langui sans mourir : notre langueur a fortifié notre vie. Qu'attendons-nous ? Que voulons-nous ? Qu'espérons-nous, sinon que notre Maître vive par notre mort et soit tout par notre rien ? Non nobis, Domine, etc.1 Que ne puis-je vous graver cela dans le cœur ! Que de temps perdu où nous pouvions faire des démarches infinies !

1Ps 113, 9 : Non à nous, Seigneur, non à nous, etc.

  446 [D.1.182]. Perdre la sagesse humaine.

 [522] Pourquoi la sagesse humaine nous est-elle si fort nuisible ? C'est qu'elle est opposée à la Sagesse-Jésus-Christ et qu'il faut nécessairement qu'elle Lui cède la place, sans quoi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne S'élèvera jamais dans une âme. On peut être vertueux et se tenir dans un certain train de piété sans perdre sa propre sagesse ; mais afin que Jésus-Christ vive et règne en nous, il faut nécessairement que cette sagesse soit détruite. C'est la raison pour laquelle Jésus-Christ fait paraître un transport extraordinaire, que l'on ne remarque point en un autre endroit, lorsqu'Il a dit : Je vous rends grâce, mon Père, de ce que Vous avez caché vos secrets aux grands et aux sages et les avez révélés aux petits1. Ceci n'est autre que la révélation de Jésus-Christ Lui-même, en qui tous les trésors de la Sagesse et de la Science sont renfermés2. Et comme tout le désir de Jésus-Christ est de Se communiquer aux [523] hommes et de Se manifester à eux, et que cependant Il ne peut Se communiquer à eux tant qu'ils restent dans leur sagesse, Il Se réjouit et rend à Son Père des actions de grâces de ce qu'Il ne les révèle pas à ceux qui sont sages et prudents, parce qu'Il ne pourrait habiter en eux. Aussi Jésus-Christ, selon l'Apôtre, est-Il scandale aux Juifs et folie aux Gentils3. La sagesse des hommes est folie devant Dieu4.      

Il n'y a personne qui n'ait son favori et son Isaac à sacrifier, qui est ce qui leur coûte le plus : dans les uns, c'est sa propre sagesse, dans les autres, c'est quelque autre chose. Mais c'est peu de sacrifier à Dieu tout le reste, si on ne lui sacrifie cet endroit favori. Mais, dit-on, faut-il faire des folies pour détruire notre propre sagesse ? Nullement, mais il faut une volonté réelle et toujours subsistante de la sacrifier au Seigneur lorsqu'Il le voudra. Il faut de plus suivre son train dans l'état où l'on est, sans l'écouter5. Par exemple, une personne est appelée pour être possédée [524] hautement de Jésus-Christ, et pour cela Il veut qu'elle aille non par le raisonnement de la sagesse humaine, mais par le premier mouvement, non que ce premier mouvement soit toujours infaillible, mais c'est pour accoutumer peu à peu l'âme à perdre la possession de soi et se laisser posséder par Jésus-Christ. Et Il aime mieux des fautes que la docilité fait faire, que tous les ajustements de la prudence dont il ne fait aucun compte, et qu'il a même en horreur dans une âme qu'Il veut détruire. Il veut de plus que dans les routes de destruction intérieure on n'écoute point la sagesse humaine, mais que, marchant à l'aveugle, on Le suive partout où Il mène. Quoique l'on doive simplement cette fidélité à Jésus-Christ, Sagesse éternelle, Il nous montre cependant ensuite que Sa sagesse est plus sage que toutes nos sagesses, car Il ajuste si bien toutes choses que, quoique dedans la sagesse humaine perde terre, au-dehors tout est si sage, surtout pour les personnes comme vous, qu'ils ne peuvent s'empêcher de dire : Bene omnia fecit6.

[525] N'attribuez le progrès que vous avez fait où vous êtes, et qui ira aussi loin que je vous ai dit (car je ne l'ignore pas, quoique vous n'en disiez rien), qu'à la petitesse, et ne croyez pas que votre sagesse y ait aucune part ; non, elle n'y en a ni aura aucune. Et si Dieu pouvait avoir quelque douleur, Il serait pénétré de douleur jusqu'au fond du cœur (comme parle l’Écriture) si vous ne Lui faisiez pas un sacrifice sans retour de votre propre sagesse, mais sacrifice tel qu'Il en pût disposer à Son gré, sans que vous fussiez en droit de vous en mêler ; sacrifice tel que, quelque route qu'il vous fît passer pour l'intérieur, vous ne Lui demandiez pas seulement pourquoi Il en use de la sorte. Je crois que je mourrais de douleur si je vous voyais manquer aux desseins de Dieu par quelque réserve et vous soustraire à Son domaine souverain sous quelque prétexte.

Depuis qu'on m'a fait faire, en votre faveur, une démission de toutes les miséricordes que Dieu m'a faites et que l'on m'a chargée des humiliations que vous deviez porter, Dieu fait qu'il n'y a pas un instant que je ne sois dans une [526] immolation continuelle pour vous. Soyez donc petit comme le petit Jésus, car c'est uniquement ce qu'Il veut de vous. Si vous n'êtes petit comme Lui, quoiqu'il semble que les choses soient sur un pied à ne pouvoir mal aller, elles mourront dans leur naissance. Quoique je vous écrive de cette sorte, ce n'est pas que je crois que vous manquiez de petitesse, oh non ! mais c'est pour l'avenir : il faut être si [aussi] petit pour passer où Jésus-Christ vous invite de Le suivre. Allez donc avec Lui, et que rien ne vous arrête ni ne vous fasse retourner la tête, comme à la femme de Loth. C'est un effet de la sagesse humaine que de regarder derrière soi, et c'est pourquoi elle fut changée en statue de sel. Je prie Dieu de tout mon cœur que mon cher petit Maître soit Lui-même le sel qui vous préserve, dès cette vie, de toute corruption.

1Lc 10, 21.

2Col 2, 3.

3I Co 1, 23.

4II Co 3, 19.

5Notre sagesse.

6Mc 7, 37.

  447 [D.1.183]. Détachement spirituel et simplicité.

 [527] Lorsque je vous dis hier qu'il ne fallait pas dire les défauts à N., j'entends ceux qui pourraient lui donner quelque application et quelque retour sur lui-même ; mais je n'entends pas qu'il ne faille le porter au dénuement et dérangement lorsqu'il s'en présente une occasion actuelle. Il est mort aux choses extérieures par la fidèle pratique de tout bien, mais il faut mourir [à l'attachement] à cette même pratique et se laisser déranger par les moindres providences : les attaches spirituelles sont si fortes et si subtiles qu'elles sont plus difficiles à rompre. Je ne doute pas cependant que Dieu ne les rompe peu à peu, et je vous assure que son âme m'est très chère.

Pour Me. [sic] j'en fus très satisfaite, et j'espère que mourant peu à peu [528] par une fidélité non anticipée, mais qui lui fasse suivre sans douter ni raisonner le moment divin, elle ira et vite et loin. Sa lumière sur le détachement des choses spirituelles et des bonnes pratiques est très juste, et passe son degré de beaucoup. J'espère beaucoup de son âme, supposé la fidélité que je ne doute pas que Dieu ne lui donne, et le courage. Elle n'a qu'un ennemi à craindre à présent, quoiqu'il en paraisse cent mille : c'est la propre raison. Il faut suivre Dieu avec fidélité au moindre signal.

On croit, pour l’ordinaire, que les visites sont inutiles lorsqu’on n’a pas quelque chose de conséquence à décider. Je vous assure que la grâce et la force ne laissent pas d’y être communiquées, quoique d’une manière insensible, et c’est cette insensibilité qui trompe l’âme qui s’attend toujours à quelque chose. C’est une substance intime qui sert d’aliment sans l’entremise des sens, et il en reste une force secrète comme celle d’une nourriture prise en dormant et dont on n’a nulle connaissance. Il me paraît que l’idée que vous avez de la corruption de l’amour-propre vous empêche d’être aussi simple que vous le serez un jour, car il vous empêche de dire certaines choses qui vous sont avantageuses, au lieu que la simplicité à dire le bien et le mal sans réflexion, délivrant l’âme de tout retour sur soi, la délivre de l’amour-propre, car il y a bien des choses que la simplicité fait dire, qui paraissent aux yeux non tout à fait éclairés, être à notre avantage et venir d’amour-propre, mais qui sont un fruit de la vérité, l’âme ne faisant alors nulle attention sur soi. Cette retenue est une bonne chose, mais vous ne sauriez devenir parfaitement simple sans la perdre. La simplicité et vérité est préférable à tout le reste. L’amour-propre se perd par la perte de toute retenue volontaire quoique vertueuse, et ce soin de s’éteindre et de ne parler jamais de soi, si nécessaire pendant un temps considérable de  la vie spirituelle, deviendrait un empêchement dans la suite. Mourez donc à la mort comprise pour entrer dans la mort de la mort même, et laissez-vous comme un enfant. La vertu des vertus pour vous est celle-là. Dieu sait à quel point Il me fait être à vous.

 448 [D.1.184]. Horreur de l’appui sur soi.

Pour vous, ma chère, mon cœur est d'autant plus à vous que je vous vois plus dans la défiance de vous-même, et sans occupation de cette défiance. Oh ! que l'appui en soi, et la présomption, est une chose damnable ! Elle est pire que damnable : c'est l'exécration de Dieu. Je vous prie, oubliez-vous bien et n'ouvrez la porte à aucune réflexion volontaire. Souffrez les petites pensées de vanité sans les admettre. Allons toujours par le renoncement et au-dessus de nous-mêmes : petite, simple, enfantine, sans le moindre déguisement, et vous charmerez le cœur de mon divin Maître. L'acquiescement à ceci vous en donnera la [531] disposition, et j'espère que Dieu vous gardera sous l'ombre de Ses ailes. Pour moi, je vis contente et abandonnée, attendant tout de Dieu, c’est-à-dire qu'Il me livre ou me cache : ce n'est pas mon affaire, c'est la Sienne.

 449 [D.1.185]. Perte des répugnances spirituelles.

Il me semble que mon cœur est le trône du pacifique Salomon. Et plus le cœur est tranquille, plus je vous y trouve d'une manière douce et paisible. J'ai encore plus connu que la cause de cet amour singulier que Dieu vous porte, vient de cette démission si entière que vous lui avez faite de votre volonté, et de la fidélité que vous avez à suivre sans raisonner Ses volontés cachées sitôt qu'Il vous [y] invite ou par Lui ou par moi. Il faut porter cette souplesse aussi loin qu'elle doit aller, sans qu'il soit permis d'y répugner, [532] quelque étrange qu'elle vous paraisse. C'est à présent l'article des répugnances sur lesquelles le Seigneur vous détruira, ayant détruit votre volonté dans ses penchants.

Lorsque je dis « répugnances de volonté », je ne parle pas des répugnances naturelles. Dieu vous laissera celles-là parce qu'elles vous serviront à découvrir les volontés de Dieu, comme Il vous a laissé et vous laissera certains penchants qui vous paraîtront naturels, et qui serviront cependant de couverture à Ses plus profondes volontés. Je parle des répugnances spirituelles pour perdre ou pour se voir autrement que l'on ne s'était imaginé devoir être. Comptez que tant qu'il reste une répugnance, quelque légère qu'elle soit, il reste une vie, et que l'âme par conséquent a encore de la subsistance en elle-même, plus ou moins qu'elle est plus ou moins forte ; mais une âme parfaitement morte ne trouve plus en elle non seulement de résistances, mais même de répugnances pour aucune chose que Dieu permette lui arriver, ni à quelque usage qu'Il l'emploie. C'est à Lui de vous faire [533] concevoir ceci dans toute son étendue : Il le fera plus par l'usage et l'expérience que par des lumières positives, quoique vous ne soyez pas dépourvu de celles-ci. Mais [ce sera] en généralité de soi et non en distinction, comme une chose qui est en vous et qui vous sert d'aliment et de subsistance, sans que vous puissiez savoir ni quand ni comment elle y a été mise.

 450 [D.1.186]. Perdre l’attache à l’extraordinaire.

J'ai songé à ce que mande N. sur Marie-Joseph1, et je me suis souvenue qu'elle disait qu'elle ne devait pas mourir sitôt, que si elle mourait ce serait une marque qu'elle [534] serait trompée. Quand elle serait morte malgré tout cela, je n'aurais pas moins d'estime pour sa grâce, car ce n'est pas sur l'extraordinaire que nous nous appuyons, mais sur son fond de grâce, d'oraison, sur sa douceur, sa patience, son obéissance, sa simplicité, etc. Son extérieur personnel (et non tout le reste qui ne fait rien à la chose) me paraît une belle figure de la vie du centre. Ce corps pourri, détruit, où il ne reste plus de forme, est la figure de l'entière destruction du vieil homme. Il ne reste que le visage sain et entier, comme il ne doit rester en nous que la ressemblance de l'homme nouveau. Elle vit sans nul moyen naturel d'entretenir sa vie. Cette âme est arrivée au centre, vit sans savoir comment et sans moyen. Je crois donc que Dieu l'a donnée dans ce siècle pervers pour être une figure de l'état qu'il demande de nous, ainsi qu'Il rend les actions des Prophètes autant prophétiques que leurs paroles.

O Seigneur, ne devons-nous pas espérer que Vous viendrez Vous faire connaître par l'intérieur ? Hé [535] pourquoi tant de gens qui veulent rétablir la loi de rigueur, d'une manière outrée, contre ce que Jésus-Christ a dit et même fait ? mais parmi ces gens, il peut y en avoir de bonne foi et qui n'entrent pas dans l'erreur. Tous ces zélés indiscrets ne pourraient-ils pas être comparés à des Élies (quoique avec la différence qu'on y doit mettre), qui précèdent l'avènement du règne intérieur de Jésus-Christ, si combattu, si décrié ? Ô Seigneur, donnez un véritable intérieur à vos enfants, je vous en prie ! Qu'on Vous reçoive comme Messie et comme Roi des cœurs !

1Inconnue.

 451 [D.1.187]. L’état du rien possède Dieu.

Je viens de recevoir votre lettre, mon cher N., sur les [536] circonstances de la mort de Marie-Joseph. Je ne me suis jamais défiée d'elle, mais de l'extraordinaire. Elle est bienheureuse d'être arrivée au but où nous tendons tous. Dieu est admirable en ce qu'Il fait. Et si elle a été dans sa vie une image de la vie de mort, où nous devons tendre, non extérieurement, mais intérieurement, elle est à sa mort la figure de la résurrection mystique et même de la naturelle. Dieu en fait plus comprendre qu'on n'en exprime.

O Amour, qui me donnera des ailes de colombe, afin que je vole en certains lieux et que je parle à l'oreille et au cœur de celui qui me peut entendre ? Je suis un chien mort, mais telle que je suis, que ne puis-je aboyer et me faire entendre ! Que ne puis-je pousser ma voix si loin que l’on me puisse entendre ! Ô extérieur méprisé, ravalé, où il n’y a que misère, enfance et pauvreté, que ne renfermes-tu point ? Dieu, qui est seul Dieu en Lui-même pour Lui-même, Se renferme sous de vils accidents, et ces accidents sont si méprisables que les seuls yeux de la foi et du pur amour l’y peuvent découvrir. Les pays les plus éloignés ne font pas de milieu ni d’entre-deux. Ô Bienheureux, qui Te connaît, qui Te passionne, qui est-ce qui tend à Toi ? Tous s’élèvent et, étant en l’air, ils doivent craindre une chute très profonde. Ô Amour, entraîne-les dans le rien ! on ne peut te posséder sans cela. Mais, que dis-je, te posséder : c'est Toi qui possèdes, qui dévores, qui absorbes, qui digères celui qui passe en Toi, en sorte qu'il Te sert d'aliment. Tu le transformes en Toi sans qu'il le voit ni le connaisse. Ta chaleur divine le réduisant à rien, il ne sait plus s'il est passé en Toi. Il ne voit que Toi et, s'il se regarde, il ne voit plus que l'excrément et le superflu de la digestion que Tu as faite ! Hélas, qui aura des oreilles pour entendre ? Qui aura un cœur pour comprendre ?

 452 [D.1.190]. Ne tenir à rien, etc.

Je crois qu'il y a encore bien des petites choses sur quoi vous tenez, et bien des défauts. Mais comme ce que Dieu demande le plus de vous, est l'étendue de cœur, la largeur, l'oubli de vous, la désoccupation de vous-même, la perte de tous vos intérêts d'âme, de corps, de temps, d'éternité, vous devez vous jeter entre les bras de l'Amour. Et c'est ce que je crois que vous [542] faites, car vos défauts détaillés ne doivent point faire votre application et ne serviraient qu'à vous nuire. Allons le temps est court. Enfonçons-nous dans cette mer d'amour éternel pour ne nous retrouver jamais, ni dans le temps, ni dans l'éternité mais [dans] cet unique Tout, dans lequel nous demeurerons non seulement cachés avec Jésus-Christ, mais abîmés et perdus. Quand sera-ce que nous ne saurons plus si nous allons et comme nous allons, n'ayant plus de marcher, mais nous laissant emporter par ce tourbillon infini, qui nous fera faire plus de chemin en un moment que nous n'en ferions par nos pas en mille années ?

C'est ce que Dieu veut entièrement de vous, que cette perte entière de vous-même en Lui. Qu'attendez-vous ? Tous les moments sont chers et tous les temps sont propres pour cela. Jetez-vous à corps perdu dans le cœur divin, et regardez un retour et une vue de vous-même comme un grand défaut. Laissez le naturel rétréci et timide. Dieu seul, sans vous, Dieu seul, pour Lui et non pour vous. Plus de moi, plus de division ni de distinction de ce [543] grand Tout. Pourquoi cette petite goutte se voit-elle encore, sinon parce qu'elle n'est pas parfaitement mélangée avec ce Tout et qu'elle a conservé une qualité propre et particulière ?

Je suis si persuadée que c'est ce que Dieu veut uniquement de vous à présent, que si j'étais avec vous, je ne vous dirais autre chose : mon fond entraînerait le vôtre, ou bien vous vous tiendriez à quatre pour ne le pas suivre. Et où vous entraînerait-il ? En Dieu. Il ne peut et ne veut que se perdre davantage. Que peut toute la contradiction des hommes que nous enfoncer plus en Dieu ? Les joies et les consolations sont des hameçons qui nous tirent de la mer, mais les afflictions sont des poids qui enfoncent toujours plus dans cette mer sans fond : c’est mon cœur qui parle au vôtre ce langage. Recevez-le, je vous en conjure, d'un cœur ouvert, dilaté, fluide, qui n'ait ni consistance ni résistance. Quel bonheur de commencer dès cette vie ce que nous devons faire éternellement !

 453 [D.1.191].

C'est pour vous prier d'étendre et de dilater votre cœur, ou plutôt de le laisser étendre à la grâce, ce cœur trop petit pour l'immense Dieu. Vous voulez trop le bien, et selon vos vues. Dieu a les Siennes. Vous vous êtes fait une sphère dont vous ne sortez point, et vous croiriez vous égarer si vous en sortiez. Cependant, tant que vous y resterez fixe, quoique avec un mouvement apparent, vous décrirez toujours le même circuit, vous approchant quelquefois du point central, et vous en éloignant aussitôt pour suivre la route que l'idée que vous vous êtes faite de la vertu vous a tracée.

Allons, passons ces bornes et laissez-vous entraîner au torrent de la Providence qui vous mènera avec rapidité, je l'avoue, mais avec une sûreté inconnue, dans le Tout. [545] Soyez dans la joie et dans la largeur. Il nous reste si peu de temps. Cependant si notre capacité demeure fixée et rétrécie, elle restera telle toute l'éternité et c'est, sous bon prétexte, dérober à Dieu une très grande gloire et à notre âme un très grand bien, quoique ce ne soit pas ce dernier motif qui nous ait dû agir1.

1qui aurait dû nous pousser.

 454 [D.1.192]. S’avancer du connu, etc.

Je ne puis douter que M. ne soit arrêté malgré sa bonne intention ; elle le porte à monter de degré en degré selon l'idée qu'il s'en est faite et, comme lorsqu'on est arrivé à une certaine hauteur, on y demeure toujours parce qu'il n'y a plus rien à monter et qu'il faut descendre, aussi quelque bonne intention qu'il ait d'avancer, il n'est plus question de marcher sur les mêmes traces : c’est une voie comprise de la [546] créature et suivie à la ligne selon cette compréhension. Il faut changer de conduite et laisser absolument derrière soi, comme choses inutiles et même oubliées, ce qui a servi jusqu'alors. On a toujours été conduit comme par une étoile, qui marque toutes les démarches, et en fait comprendre et goûter la beauté ; il faut désormais que cette même étoile soit outrepassée pour aller à tâtons et par l'inconnu.

Mais, me direz-vous, si cette étoile paraît toujours, que voulez-vous qu'il fasse ? Peut-il, par son effort, éteindre la lumière ? Il ne s'agit pas de cela. Il ne faut qu'outrepasser le lieu où elle réside. Il y a une lumière fixe dans un chemin qui me fait voir et marcher toujours ce même chemin ; tant que je n'en sortirai pas, j'aurais toujours sa lumière et je marcherai dans les mêmes pas ; mais si je passe outre le lieu où elle est, elle ne m'éclairera plus. J'ai suivi ces sentiers battus tant et tant de fois à la faveur de sa lumière. La providence marquée et aperçue est l'étoile fixe qui guide M. ; pourquoi ? Parce qu'il marche toujours les sentiers battus de la voie qu'il a comprise et [547] lorsqu'il arrive dans l'obscur, il retourne à sa lumière. Il faut l'aveuglement et le dérangement pour le tirer de la voie sainte, mais comprise, pour le jeter dans les sacrées ténèbres de la foi, où il n'y a plus d'autre flambeau qu'une volonté divine, mais cachée pour l'âme. Vous ne pourriez comprendre combien cela m'est montré clairement en lui. On me met dans l'esprit un passage pour exprimer ce que je veux dire : vous m'avez pris par ma main droite, vous m'avez conduit selon votre volonté et vous m'avez ensuite fait entrer dans votre gloire1. M. N. a été conduit jusqu'à présent par la main droite : il a suivi avec beaucoup de fidélité cette voie droite. On lui a manifesté avec un extrême plaisir tous les lieux par lesquels on le conduisait et les pas qu'on lui faisait faire. C'est donc ce qui est fini, et l'on restera toujours là si l'on ne se laisse conduire à la divine volonté, inconnue de l'âme, et qui est [548] d'autant plus infaillible que moins on la connaît. La première manière de marcher appartient à la foi savoureuse et lumineuse, et la seconde, à la foi nue.

Presque tous les serviteurs de Dieu sont arrêtés à ce premier passage, souvent pour vouloir trop bien faire et parce qu'ils envisagent la nudité comme un déchet. Et il se trouve peu d'âmes qui aient assez de courage pour se laisser conduire à l'aveugle, par des chemins qu'ils ont ignorés jusqu'alors et qui leur paraissent même, en quelque manière, contraires aux premiers. Cependant ils ne marcheront jamais dans cette pure, simple et nue foi, dans cette volonté divine et cachée, qu'ils ne se laissent entraîner en aveugles dans un chemin dont ils perdent peu à peu la trace.

Deux choses arrêtent ici cette personne : l'une, la bonté de la voie qu'il a tenue, qui l'a possédé et qui lui a fait faire toutes choses ; l'autre, certaines maximes de monsieur B.2 , qui étaient pour lors de saison, et que Mr. B. changerait assurément lui-même s'il était vivant. C'est un arrangement intérieur qui fait une âme toujours parée [549] et ornée, mais qui s'arrête sous le poids de ses trésors. Mais ce n'est point une âme avançante dans la voie.

Soyez persuadé que l'on restera toujours arrêté (quoique rempli de biens)  jusqu'à ce qu'on entre dans ce que je vous dis. Je n'ai pu me défendre de vous le dire, afin que vous en fassiez l'usage que Dieu en prétend. S'il entre peu à peu dans ce que Dieu vous inspirera de lui dire, j'espère qu'il démarrera de sa place, comme un vaisseau auquel on donne un certain branle, et qu'entrant dans la volonté cachée, il entrera dans la gloire de Dieu. Cette gloire de Dieu n'est autre que Lui-même, où Sa volonté infaillible, mais cachée, nous conduit.

Je regarde M. N. comme le pilote : M. ne fera que le suivre. Vous croyez peut-être que c'est une folie ? Cependant, c'est une vérité certaine, qu'elle n'avancera qu'autant qu'il avancera lui-même, et je le connais clairement, car quoiqu'elle vous paraisse plus avancée qu'elle ne faisait, elle ne fait que s'approcher de lui. Mais c'est lui qui est comme le remords qui arrête tout, et M. comme le reste. Travaillez, je vous prie, sur lui. Je me sens poussée de [550] vous le dire. Il me semble qu'il vous est donné à présent mission pour cela. Ne dites pas que vous y avez peu réussi, mais dites plutôt avec saint  Pierre : In verbo tuo, etc.3

Mon cœur est bien uni au vôtre. Je ne serai à mon aise que lorsque j'agirai avec vous sans nulle crainte et sans réflexion, comme un petit enfant. Je sens que Dieu le veut, que, hors de là, je suis mal à mon aise. Je fais même bien des fautes, sortant de mon agir simple et nu où Dieu est toujours ; mais hors de là, je trouve ce misérable moi-même que j'ai quitté si longtemps et qui m'est un supplice.

1Ps 72, 24.

2Monsieur Bertot.

3A votre parole je jetterai le filet : Lc 5, 5.

 455 [D.1.193]. Aller à Dieu par l’esprit, etc.

Je viens d'apprendre une chose qui m'a je ne dirai pas affligée [551] (n'étant pas un terme propre quoique je prenne plus de part que personne à ce qui vous regarde), mais je vois si clairement les desseins de Dieu sur vous que je ne puis m'empêcher de les adorer : vous paraissez trompée selon vos vues, mais vous ne l'êtes pas dans celles de Dieu, qui vous coupe et arrache tout ce qui vous accrochait au-dehors pour vous faire tomber en Lui. C'est un des plus grands effets de la miséricorde de Dieu sur nous lorsqu'Il renverse tous nos desseins et toutes nos vues, et lorsqu'Il nous arrache malgré nous ce qui nous partage. On ne se donne pas à Dieu pour rien et, lorsqu'on s'y donne, Il nous fait acheter la préférence qu'Il fait de nous aux autres. Jésus-Christ est venu dans l'abaissement. Il faut qu'Il nous abaisse aussi pour ôter cette distance infinie qui est entre Lui et nous. On ne L'atteint pas par l'élèvement et la prospérité, mais par l'abaissement. C'est dans le néant de tout le créé qu'on Le trouve, et comme je ne doute point que vous n'entriez à pleines voiles dans les desseins qu'Il a sur vous, vous trouverez dans ces disgrâces un bonheur [552] que vous n'avez pleinement goûté jusqu'à présent. Vous bénirez cette main paternelle qui coupe vos chaînes.

Je Le prie de vous faire entrer dans ce que je vous dis et qu'Il ne permette pas que vous vous laissiez aller à la pensée de dire : je pouvais mieux faire. Oui, vous le pouviez selon les vues humaines, mais non selon les vues de Dieu. Si je ne meurs pas bientôt, vous m'en direz un jour des nouvelles. Je vous embrasse avec une extrême tendresse par les bras de l'Amour souffrant, nu, dépouillé de tout, et mourant pour nous. Je n'ai rien à vous dire, sinon que vous entriez toujours plus dans cet esprit de mort et de renoncement que Dieu demande de vous, allant de plus en plus contre votre naturel, que vous devez combattre fortement, non par des vues anticipées, mais par tout ce qui se présente. Et pour cela, il faut faire ce qui vous répugne, car c'est à présent qu'il s'agit ou de lui donner le coup de la mort ou de le laisser toujours vivre.

J'espère que Dieu vous fera la grâce de vous surmonter dans mille occasions journalières, et que plus vous serez fidèle, plus vous [553] serez éclairée sur cela et aurez de force sans force.

 456 [D.1.194]. Aller dans le simple général.

J'ai toujours une extrême joie d'apprendre de vos nouvelles car votre âme m'est bien chère. Je ne crains pas pour vous les défauts qui regardent le manger, mais ce qui peut empêcher votre âme d'entrer dans le large. Ainsi tout ce qui porte à réfléchir sur vous-même sous de bons prétextes, vous nuit infiniment. Oh ! si vous pouviez aller à tâtons sans voir, que vous iriez bien ! vous vous cogneriez quelquefois, mais qu'importe, pourvu que vous vous éloignassiez de vous-même et de tout ce qui a rapport à vous. Cette voie nue, sans objet déterminé, ne plaît pas à la nature ni à l'amour-propre. On veut quelque chose qui soit [554] spécifique et précis, mais on craint un simple général qui ne laisse nulle trace, et où l'on n'a ni coussin ni appui. C'est pourtant ce simple général qui est seul capable de nous déprendre de nous-mêmes et de nous faire entrer dans la vérité.

Ne vous appliquez donc plus à vos défauts détaillés car cela vous occupe de vous-même, mais bien à tout ce qui peut élargir le cœur, car la paix, le large, l'abandon vous corrigeront plus en un mois de vos défauts que votre soin et votre occupation de ces mêmes défauts les corrigeraient en plusieurs années, et même jamais. L’Écriture dit que celui qui marche simplement, marche confidemment1. Ne vous étonnez pas des vicissitudes, des hauts et bas : c'est le propre de l'humanité. Mais il faut vous accoutumer à ce que votre fond soit invariable dans une variation perpétuelle, ce qui ne se peut faire que par la largeur et l'oubli de soi. Plus vous vous oublierez vous-même par un parfait abandon, plus vous serez au large.

Lorsque Dieu vous fait voir vos [555] défauts sans examen et sans retour, il faut les voir et entrer dans le dessein de Dieu, qui est de nous faire voir notre mauvais fond pour nous donner cette sainte haine de nous-mêmes dont tous les saints ont parlé. Mais Il veut en même temps que nous voyons notre impuissance et ce que nous serions sans Sa grâce. Il faut nous abandonner à Lui et nous oublier, car rien ne serait plus injurieux à Dieu que de croire que nous pouvons nous guérir. Je sais qu'il y a souvent des occupations involontaires de nous-mêmes, mais il faut demeurer en paix et les laisser tomber, attendant en patience que l'eau qui est agitée, se calme d'elle-même. Nous sommes tous appelés à sortir de nous-mêmes. Éloignons[-nous] si bien de nous qu'il n'y ait plus qu'un pas à faire pour nous quitter tout à fait. Ce sera alors, comme dit Job, que Vous, ô mon Dieu, tendrez votre main droite à l'ouvrage de Vos mains2. Dieu vous tirera tout à fait de vous.

Je crois N. encore plus propre à vous aider que N. Prenez donc courage, [556] et travaillez sur nouveaux frais, sans travail, à vous oublier et à vous quitter vous-même, puisque c'est l'unique travail que Dieu demande de vous. Chaque maître veut être servi à sa mode en différentes saisons et de différentes manières. Courons : celui qui court et veut devancer les autres ne [se] retourne point pour regarder son chemin, mais il ne songe qu'à tendre à son but. Faisons de même. Si nous nous couvrons d'un peu de poussière en courant, qu'importe, pourvu que nous atteignions le but, quitte à secouer cette même poussière ; et puis la course véhémente fait qu'elle s'élève sous nos pas sans s'attacher à nous.

1Proverbes 10, 9.

2Jb 14, 15.

 457 [D.1.196].Ne pas juger le spirituel par le sensible.

J'ai beaucoup pensé à vous depuis quelques jours. Votre « insensibilité » est de grâce et l'état « d'indifférence » marque une mort de volonté préférable à [559] toutes choses. Quoique nous soyons remplis de misères, il  ne s'ensuit pas pour cela que nous voyions le détail de nos fautes lorsque Dieu ne nous les montre pas, parce qu'il est nécessaire qu'Il nous le cache, sans quoi nous serions toujours occupés de nous-mêmes, quoique avec bon prétexte.

Il faut tâcher de ne vous confesser que lorsque vous en aurez le mouvement avec un besoin marqué, sans quoi, on se fait une routine de la confession. Plût à Dieu que vous fussiez en état de ne vous confesser jamais ! Vous éprouverez de plus en plus que les défauts de l'esprit et de l'amour-propre, tout ce qui est essentiel diminuera et s'en ira ; mais il n'en est pas de même des défauts purement naturels : souvent ils se fortifient, Dieu les laissant, sans péché, pour humilier et nous faire sentir ce que nous sommes.

Évitez toute réflexion : ce que Dieu demande est l'oubli de vous-même. Les personnes qui sont conduites par une multiplicité vertueuse doivent faire le contraire : elles doivent s'occuper de leurs défauts et les examiner pour y [560] remédier activement ; mais pour vous, il faut que vous remédiez à l'essentiel de vos défauts par l'oubli de vous-même ; c’est Dieu qui vous délivrera de ceux qui Lui sont désagréables, vous laissant seulement ceux qui, comme le fumier en hiver, conservent les fleurs tendres et délicates. Si vous étiez exempt des défauts naturels, vous ne le seriez pas d'amour-propre.

L'union ne dépend point du sentiment, mais d'une volonté droite et déterminée de suivre Dieu. Le sentiment est un fruit de l'union, mais ce n'est pas ce qui fait l'union. La plus grande marque que votre oraison est bonne, c'est l'effet qu'elle produit ; laissez-vous mener à Dieu comme il Lui plaît : plus elle sera simple et indistincte, plus elle sera pure. Je crois que vous êtes bien. Il n'y a qu'à vivre d'abandon et de foi.

  458 [D.1.197]. Manières d’agir de Dieu opposées à celles des hommes.

 [561] Que je suis ravie que Dieu vous fasse sentir votre faiblesse ! Que Dieu vous aime bien plus faible que fort ! Car la force cause soutien en soi-même, mais notre faiblesse rend hommage à la force de Dieu et nous anéantit beaucoup. Je vous assure que rien n’est meilleur pour nous que de sentir notre faiblesse et le peu de fond que nous devons faire sur nous-mêmes. Le découragement n’est pas de même, car il marque un reste d’amour-propre, une certaine attente des choses qui, ne réussissant pas selon nos idées, nous fait croire que tout est perdu. Nous regardons le bien d’une certaine façon et Dieu le voit d’une autre, dans un certain lieu et Dieu le veut dans un autre.

Dieu n’a besoin de personne pour faire Son œuvre : Il Se fera des instruments exprès, et le salut viendra d’où on ne l’attend pas. Mais que de renversements auparavant ! Car la colère du Seigneur n'est pas encore apaisée.

Prenons donc courage dans la [562] volonté du Seigneur. Dans les événements même de Sa Providence, croyons que plus il y a de renversements, tout va mieux. Si nous ne voulons que la gloire de Dieu et Sa volonté, nous la trouverons en tout cela. Oui, Dieu est plus glorifié, et votre âme fait plus de chemin dans la sécheresse, l'incertitude, la nudité, les ténèbres que dans tout ce qui paraît grand. Que votre état me plaît ! Vous avez, en réalité et dans l'expérience, ce que vous n'aviez qu'en lumière. Laissez-vous donc en paix sèche et en abandon sans réserve, sans vous mettre en peine que Dieu fasse ou ne fasse pas. Souvenez-vous que rien n'est nécessaire à Dieu que Lui-même, qu'Il Se sert d'un instrument et le laisse. Il peut des pierres même, faire naître des enfants d'Abraham1.

Qui aurait pu croire, à la mort de Jésus-Christ, que l’Église se fût établie par une telle destruction ? Ô profondeurs des richesses de la science et de la sapience de Dieu ! Que vos voies sont cachées, etc.2 ! Dieu n'établit toutes choses, dans le général et le particulier, que sur la destruction. Les hommes ne [563] réussissent que par le succès, et Dieu au contraire par les renversements des choses qu'Il veut établir : c'est une conduite digne de Dieu, bien différente de celle des hommes. Laissons-Le faire. Souffrons petitement et faiblement ; c'est le mieux pour nous. Tout ce qui nous humilie, rapetisse et rabaisse, est ce qu'il nous faut. Dieu Se sert de choses faibles pour confondre les fortes3, et l'homme se sert des fortes pour combattre et détruire les faibles. Ô altitudo !

Jamais vous n'avez été mieux que vous êtes, jamais je ne vous ai été plus unie, plus une. Il faut que vous deveniez si petit, si rien, qu'il ne vous reste aucune chose de cette grandeur première ; c'est là la petitesse réelle et non en idée. Il n'y a qu'une chose qui pourrait me faire consentir à vous voir quitter votre poste, c'est votre santé. Conservez-vous afin que l'œuvre de Dieu s'achève en vous et par vous selon qu'Il le désire. Vous devriez prendre quelqu'un qui pût vous aider ; laissez ce que vous ne pouvez faire : Dieu fera le reste selon Sa sainte volonté : peut-être [564] serez-vous plus utile ainsi qu'autrement. Il faut que Dieu, s'Il le veut, le fasse par quelque événement de Sa Providence. Qu'Il soit béni à jamais ! Adorons Son indépendance de tous nos moyens. Amen, Jésus !

1Mt  3, 9.

2Rm 11, 33.

3I Cor 1, 27.

 459 [D.1.198]. Comment juger des choses divines.

Je crois que N. me connaît assez. Je l'estime fort, mais pour moi, je crois que Dieu veut que je vive inconnue sur la terre. Ainsi je vous demande, par grâce, de ne vous point mettre en peine de me justifier à son égard, et ne parlez point de moi. Je dois aussi vous dire que ce n'est pas sur les choses extraordinaires qu'il faut juger les gens : [565] il y a une impression de fond, qui est très pure et qui porte grâce avec soi, et c'est par celle-là qu'il faut juger, nullement par les choses extraordinaires qui sont fautives, et qui peuvent arriver aux âmes communes. Croyez-moi, au nom de Dieu, ne donnez point là-dedans : allez par la foi pure et nue. Lorsque je dis ou écris les choses, je ne les dis point par vue prophétique, mais je les dis comme un enfant qui dit ce qu'il pense, sans qu'il n'en reste rien après. Je n'y fais même nulle attention, et je suis aussi contente que les choses n'arrivent pas comme qu'elles arrivent. Dieu seul, et Son ordre divin, suffit. Lorsque j'ai dit à mes amis ce qu'il m'est venu de leur dire, je n'ai jamais voulu qu'ils agissent en conséquence de cela, mais que, laissant tout à la Providence comme s'ils ne savaient rien, lorsque les choses arrivent, elles puissent servir à éveiller leur foi et leur confiance, mais ils n'ont jamais rien fait en conséquence de cela. Obligez-moi de parler de tout cela à N. et, s'il vous dit autre chose, l'on donnera pour faire savoir à NN. ce qu'il vous plaira. Mais qui n'est pas convaincu par le [566] témoignage intime du cœur, ne le sera pas pour longtemps, quand bien [même] il verrait des miracles.

Pour moi, Notre-Seigneur m'a appris à ne pas juger par les apparences extérieures, mais à Le laisser juger Lui-même en moi, et c'est ce goût intime du cœur qui porte ce jugement. On m'a quelquefois dit que certaines gens me condamnaient absolument, qu'ils parlaient contre moi ; je les ai toujours estimés ni plus ni moins. Je comprenais qu'ils étaient prévenus et qu'ils faillaient en se laissant prévenir, mais j'éprouvais en même temps qu'ils agissaient de bonne foi, et je n'ai jamais diminué l'estime que j'ai eue pour eux. Nous sommes ce que nous sommes devant Dieu. Si je suis criminelle, l'approbation des hommes ne me rendra pas innocente [et si je suis innocente,] leur condamnation ne me rendra pas criminelle. Au reste, je ne vous remercie point de votre charité à me défendre ; cela répugne à mon cœur : ce que vous faites, vous le faites pour Dieu, et moi je ne prends part à rien.

 460 [D.1.200]. Diverses opérations, etc.

Vous savez bien qu'étant unie à vous au point que j'y suis en [572] Jésus-Christ, tout ce qui vient de vous me fait un extrême plaisir, et d'autant plus grand que j'y remarque plus de Dieu. Il vous est aisé, comme à moi, de voir que Dieu veut tout faire en vous. Plus vous Le laisserez faire tout, plus tout ira bien. Dans l'état où vous êtes, il faut laisser tout autre industrie qu'un acquiescement à ce que Dieu fait : Sa bonté est si grande qu'Il vous conduit comme par la main. Il semble qu'Il vous dise : « Laissez-moi tout faire ». Il conduit les femmelettes comme moi par un entraînement inconnu, mais il semble que, S'accommodant à votre naturel, Il vous conduit en vous montrant votre chemin, afin que vous le voyiez et qu'il ne vous reste aucun doute et de la voie et de Celui qui vous y fait marcher.

Quand on a une fois trouvé le fond de l'âme où Dieu habite seul et où le démon et la nature ne peuvent atteindre, on est heureux, parce qu'on démêle alors, avec expérience, ce qui est du fond ou des autres parties de l'âme plus superficielles, ce que nulle science ne peut découvrir, sinon cette science savoureuse, sans [573] bruit de paroles, et qui est si opposée à l'étude et au raisonnement. C'est cette manne cachée1, qui a tous les goûts sans en avoir aucun, et qui instruit, corrige, purifie, perfectionne.

Je trouve dans votre lettre deux choses que vous regardez comme des infidélités. Il peut y en avoir, mais je regarde comme infidélité que de ne pas suivre une inspiration connue. Or, de connaître l'inspiration, cela ne dépend pas de nous. Et même à mesure que Jésus-Christ nous cache avec lui en Dieu2, les inspirations distinctes et aperçues se perdent avec le même Jésus-Christ dans Son Père pour donner lieu à un agir simple et naturel qui, pour n'avoir rien de marqué, n'en est pas moins de Dieu. Nous ne sortons point de cet état pour les choses extérieures qui sont de son ordre, à moins que nous ne nous tirions et de l'ordre de Dieu extérieurement (faisant plus ou moins ce qu'il nous demande), et de cette dépendance à Sa conduite cachée et continuelle au-dedans ; tant que nous ne nous mêlons point de nous, que nous ne voulons pas voir ni examiner trop [574] notre état, nous n'en sortons point.

      Vous dites encore que vous ne vous anéantissez pas assez. Qui peut s'anéantir soi-même3 que Jésus-Christ ? Tout ce que vous feriez pour vous anéantir retarderait votre anéantissement. Car, pour être anéanti, il faut cesser d'être quelque chose, de voir et de faire quelque chose. Celui qui nous a créés peut seul nous mettre dans l'anéantissement spirituel ou intérieur. Vous êtes en bateau sur une rivière : vous y paraissez, vous y voyez les objets quoique vous ne remarquiez aucun sentier. Il n'y a qu'à laisser aller le bateau : par la pente du fleuve, il vous mènera et vous précipitera dans la mer où, vous abîmant, vous ne serez vu ni de vous ni des autres. Si vous faisiez quelque chose dans ce bateau sous prétexte de le mieux faire aller, vous l'empêcheriez de se submerger. La lettre de ... est très excellente, mais il ne se faut borner ni au plus ni au moins, mais suivre Dieu simplement, qui vous fera outrepasser toute mesure pour vous perdre en Lui. Amen !

1Ap 2, 17.

2Col 3, 3.

3Ph 6, 7.

 461 [D.1.201]. Fautes de surprise, etc.

Rien ne peut me faire plus de plaisir que d'apprendre de vos nouvelles, surtout étant aussi bonnes que je les remarque. Mettez tous les soins de vous-même entre les mains du divin Maître : Il vous rendra un meilleur compte de vous que vous ne Lui en sauriez rendre. Quand une fois Il a pris possession d'un cœur, et que ce cœur l'aime sincèrement, Il ne regarde pas seulement les fautes de surprise : c'est une mouche sur le visage qui, mal placée, ferait un vilain effet, mais lorsqu'elle l'est bien, elle donne de l'agrément. Ces fautes de surprise font le plus bel effet du monde, lorsqu'elles vous font voir ce que vous êtes par vous-même et ce que vous seriez sans le divin Maître.

Il aime qu'on connaisse qu'on Lui [576] doit tout et qu'on ne doit rien attendre de soi que du mal. Hé, qu'y a-t-il autre chose ! c’est une vérité claire comme le jour. Quand je vous verrais aussi sainte que saint Jean-Baptiste, je ne verrais en vous de bon que mon cher Maître. Quand on a la vue assez perçante pour ne découvrir que Lui dans tout le bien que l'on fait, et qu'on laisse la créature à part sans lui rien attribuer, on bénit le Créateur, et l'on est trop heureux qu'il y ait quelqu'un de ces riens dans lesquels Il fait tout ce qu'Il veut. C'est Lui qui nous affranchit et vous met en liberté.

Je suis très contente aussi de ce que N. se développe, et qu'il entre dans cette bienheureuse aisance qu'on ne trouve jamais dans la perfection prise en soi, mais hors de soi en Dieu, qui est cette perfection que Jésus-Christ nous demande lorsqu'Il nous dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait1. Or il est certain que nous ne trouverons jamais cette perfection en nous-mêmes, notre nous étant trop borné : nous la trouverons en Dieu, [577] lorsque nous nous quitt[er]ons nous-mêmes ; plus nous nous éloignons de ce nous, plus nous la trouvons avantageusement. Ceux qui veulent toujours s'arrêter à cette perfection, comprise à la manière de la créature, n'entrent jamais dans celle qui passe tout le créé et qui, par là, devient vaste et immense. C'est pourquoi David disait : Je courrai dans la voie de vos préceptes lorsque vous aurez étendu mon cœur2. Lorsqu'on court, on ne discerne aucun objet, parce qu'on ne remarque rien dans le chemin où l'on court : si on voulait y voir quelque chose, on cesserait de courir. De même, lorsqu'on veut remarquer quelque chose en ce chemin de l'amour sacré, on s'arrête. Courons donc, mes chers enfants, de toutes nos forces, et nous arriverons au but, quoique nous ne remarquions pas où nous sommes conduits.

1Mt  5, 48.

2Ps 118, 32.

  462 [D.1.202]. Compassion des faibles. Jugements de Dieu.

 [578] Quoique votre lumière soit très profonde pour votre degré, je connais pourtant qu'il y a bien des choses que vous verrez un jour d'un autre œil, soit par rapport à vous, soit à l'égard des autres. Lorsque la charité de Jésus-Christ se sera emparée entièrement de vous, vous aurez pour les autres une certaine compassion de douceur, et vous changerez quelque chose de dur qui vous reste encore. N'inspirez jamais aux autres de la dureté : la compassion est la vertu de Jésus-Christ. Toutes les personnes dont le naturel est sec ne comprennent point assez jusqu'à quel point doit aller la miséricorde et ce que c'est que la faiblesse humaine ; aussi, les personnes qui doivent beaucoup aider aux autres, éprouvent ordinairement elles-mêmes les faiblesses et les infirmités de la chair. Plus les saints ont été consommés en charité, plus l'ont-ils été en douceur. L'extrême douceur de saint  [579] Jean l’Évangéliste était la marque de son profond anéantissement et de sa charité parfaite. On voit comme un bien, dans un temps, une chose selon la lumière présente, mais on la voit ensuite d'une autre manière. Je ne vous dis point cela pour vous imposer un travail de radoucissement, mais parce que l'on me le fait dire. Et je crois que Dieu ne permet que je vous dise cela que parce qu'Il veut vous communiquer cet esprit de douceur.

Les personnes dont le naturel est sec sont d'une exactitude plus rigoureuse. Ne jugeons jamais les serviteurs de Dieu, car Il leur permet des faiblesses en des temps pour leur faire éprouver davantage le besoin qu'ils ont du secours de Sa grâce. Tel qui a pu avoir en un temps de grandes faiblesses, est revêtu souvent de la force divine. Il n'y a que Dieu Lui-même qui puisse juger de Ses saints, car tel dont la vie est sans reproche, est souvent très propriétaire, durant que l'autre est entré par sa même misère dans l'expérience de son néant. Dieu a deux manières d'anéantir les âmes : les unes le sont souvent par des expériences secrètes [580] et cachées aux yeux des hommes de mille manières que Dieu connaît ; ou bien il permet des liaisons de cœur qui sont d'autant plus fortes que le même cœur est plus abattu et plus affaibli ; cependant le corps est pur et chaste et n'a pas une faiblesse, durant que le cœur ne peut se retirer à ce qui l'entraîne et qu'il est comme contraint de faire connaître aux yeux des autres ce qu'il ne peut tenir caché à cause de sa violence ; il me paraît que ces personnes sont incomparablement plus humiliées que les autres, parce que leur confusion surpasse de beaucoup leur faute et qu'il paraît beaucoup de mal où il n'y a aucune malice, mais bien de la faiblesse.

Il y a aussi des personnes en qui Dieu permet des chutes réelles et véritables, et ces personnes ne laissent pas de se sanctifier. Il n'est point de saint du Seigneur qui n'ait quelque éclipse dans sa vie, et une vertu qui est toujours demeurée debout est ou à la veille de sa décadence, ou bien c'est une vertu fort suspecte. Si vous examinez [ces personnes] de près, vous y trouverez beaucoup de force, de [581] confiance en eux-mêmes, beaucoup d'assurance, au lieu que les autres ne se peuvent promettre la moindre chose de leur fidélité, ni attendre quoi que ce soit. Les plus grand saints ont été ou de grands pécheurs ou terriblement battus de la tentation, non d'une tentation soufferte avec force, mais d'une remplie de mille faiblesses qui leur paraissaient des chutes.

Oh ! que les jugements de Dieu sont impénétrables ! Il y aura au ciel infiniment plus de femmes perdues que de Pharisiens : Jésus-Christ qui exerce Son zèle contre les derniers, n'a que de la douceur pour les premières. Et saint Augustin même, qui avait été si grand pécheur, puis si fort affranchi du péché dont il croyait l'habitude insurmontable, n'éprouve-t-il pas, à la fin de sa vie, des tentations et des faiblesses dans ses sentiments qu'il n'avait point eues auparavant. J'ai connu un vieillard d'une sainteté consommée, vierge de corps et d'âme, ayant conservé son innocence, éprouver sur la fin de ses jours les dernières misères et se voir contraint d'avouer, sous des cheveux blancs, une passion qui le dévorait et qui [582] lui était d'autant plus cruelle qu'elle lui était nouvelle, malgré l'expérience dans laquelle il avait vieilli. J'entendrais dire tous les maux du monde d'une personne que je ne serais nullement étonnée ; je ne pourrais pas même sentir d'émotion de zèle contre ses défauts : je me trouve là-dessus comme si la chose n'était point. Dieu, dans un instant, peut faire le plus grand saint du plus grand des pécheurs. Une sainteté complète et arrivée au plus haut fait, ne me cause ni admiration ni estime pour la personne : je ne vois et ne puis voir que Dieu en toutes ces choses. Il n'y a que la perte totale qui instruise de la vérité ; on en découvre de loin quelque chose à la faveur d'une lumière anticipée, mais ce n'est que dans la vérité du néant que l'on pénètre l'impénétrable conduite de Dieu et les jugements inscrutables de Celui qui tire du sein de la corruption le germe de l'immortalité. Je prie Celui qui m'a pressée de vous écrire ceci de vous faire découvrir dans une grande étendue ce qu'Il me fait vous dire.

 463 [D.1.203]. humiliation et enfance.

Ce sont1, comme dit Jésus-Christ de saint Jean2, des lampes ardentes et luisantes: on se recrée pour quelque temps à leur lumière. Je ne dis pas cela pour empêcher la liaison qu'on peut avoir ; au contraire, peut-être sera-t-elle utile, mais il faut, comme dit saint Jean, éprouver les esprits3 avant de se lier à eux. Je vous prie donc d'éprouver tout, car le Royaume de Dieu ne consiste pas dans les paroles4. Il n'est ni ici ni là, mais le Royaume de Dieu est au-dedans de nous5 et consiste dans l'entière désappropriation, dans le renoncement à nous-mêmes, dans la soumission à la volonté de [584] Dieu, dans cet amour pur qui, étant la charité parfaite, n'envisage que Dieu et nous en Lui, puis Lui sans nous. Qu'il est aisé de prendre le change ! Il y a une voie brillante, belle, qui paraît sûre. Il y a un petit sentier obscur, caché, où l'on marche au travers des broussailles, où les épines piquent, les ronces déchirent, où la croix et l'humiliation sont les seules que l'on trouve en chemin, au lieu que, par l'autre voie, on y trouve tant de monde que la foule vous entraîne. Je prie cet Esprit-Saint, descendu en forme de simple colombe sur le pauvre et humble Jésus, de nous éclairer en ce temps consacré à Sa plus petite enfance. Qu'Il soumette tout le monde à Son empire et que nous soyons toujours Ses petits, petits, petits enfants !

1Apparemment quelques personnes qui ont des dons de lumière et d'éclat. (Dutoit).

2Jean  5, 35. 

3I Jean  4, 1.

4I Co 4, 20.

5Lc 17, 21.

 464 [D.1.204]. Petitesse et enfance.

Que dirai-je à mon petit Séraphin, sinon qu'il faut qu'il soit [585] si petit que l'on ne l'aperçoive plus, si enfant qu'il n'ait aucun usage de soi-même, si mort que l'on ne sache pas même qu'il a vécu. Qu'il ne soit compté pour rien entre les autres et que, vivant comme le ver à soie enfermé en lui-même, il travaille au-dedans sans donner aucun signe de vie au-dehors ?

O mon cher Séraphin, que j'ai toujours aimé en Dieu, il y a tant de personnes qui glorifient Dieu en étant quelque chose ! glorifions-Le par notre rien ! Un enfant n'est capable d'aucun retour, d'aucune prévoyance, d'aucune réflexion. Il ne sait s'il vit, quoiqu'il ait toutes les fonctions de l'homme vivant. C'est vous en dire assez. Oh ! que cela n'est-il gravé dans votre cœur comme sur ce papier ! Encore un coup : que l'on ne vous aperçoive plus en quoi que ce soit, en sorte que, si vous mourriez, on ne sache pas que vous avez vécu !

 465 [D.1.205]. Simplicité, petitesse, abandon.

Lettre à l'auteur [586] :

« J'ai vu votre lettre qui m'a fait grand plaisir. Je veux être le plus simple et le plus petit. Celui qui n'a nulle grandeur ni consistance propre a toute l'immensité de Dieu. Celui qui a sa mesure propre, quelque grande qu'elle soit, est toujours renfermé dans les bornes étroites de la créature. Je ne veux être rien, par là je serai tout selon les desseins du petit Jésus. Dites-Lui qu'Il ne m'épargne en rien et qu'Il fasse de moi Son bon plaisir. Jamais je ne fus à vous comme j'y suis. Je me trouve si sec à l'égard des gens et si peu libre de leur donner du temps que je ne comprends comment je pourrais leur être propre. Dieu prend des pierres et les change en enfants d'Abraham. Il m'est venu plusieurs fois au cœur qu'il n'y a d'entier abandon que dans la nue et pure passivité intérieure. [587] L'abandon est plus difficile pour l'intérieur que pour l'extérieur ».

Réponse :

Vous ne sauriez comprendre le plaisir que m'a fait votre lettre. Il est certain que Dieu vous donne Sa pure lumière. Aussi votre cœur est et sera toujours mon cœur, depuis qu'il est devenu le cœur de Jésus-Christ. Oh ! qu'il est bien vrai qu'il faut être sans consistance pour être comme Dieu veut ! Mais où trouve-t-on des cœurs qui soient de la sorte ? Et quel est l'honneur que Dieu peut tirer de Sa créature que cette manière ? Tout le reste Le traite en créature et non en Dieu.

Vous avez raison de dire qu' il n'y a point de véritable abandon que dans la pure passivité. Mais qu'elle est rare ! Où la passivité est parfaite, la pureté est entière. Il est très difficile de ne rien ajouter à ce que Dieu fait. Pour être de cette sorte et conduire les âmes [588] sans nul mélange de l'esprit propre et de la raison, il faut être tout à fait passif. Et alors on n'a point besoin ni de facilité, ni de goût de conduite, au contraire il serait un obstacle. Tout est donné dans le moment présent, et ce moment, qui ne doit pas même être anticipé d'un autre moment, n'admet rien dont la créature puisse s'apercevoir parce que, comme son appui n'est sur rien, quoiqu'il soit dans l'incréé, il doit être de même, et encore plus, pour les autres. Car à quelque degré que l'on soit élevé pour soi, c'est tout autre chose de la pureté qu'il faut avoir pour conduire nûment le prochain : c'est le conduire par Jésus-Christ même. Mais, comme je vous dis, les moments du Seigneur sont tellement les moments présents qu'ils ne sont pas anticipés d'un seul instant. Il n'y a que la créature, toujours précipitée, qui ajoute à cet instant et qui raisonne sur les choses. Ceci a une étendue de mort surprenante et que la seule pratique peut faire concevoir.

Vous êtes heureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est point la chair et le [589] sang qui vous ont révélé ces choses1, mais Celui qui, vous ayant choisi de toute éternité pour vous faire un pur instrument, vous a fait comprendre combien cet instrument doit être mort pour ne point faire de fausse harmonie. Il n'en fera jamais s'il se laisse toujours toucher à cette divine main qui, pour son propre plaisir, touche les notes que sa Providence a marquées, et le fait avec tant d'ordre qu'un demi-ton ajouté, ou par l'empressement naturel ou par le propre esprit, gâte cette harmonie divine. Oh ! quand sera-ce que nous ne chanterons plus d'autres notes que celles que l’Époux sacré touche en nous ? Cela se fera, Seigneur, car Vous l'avez ainsi ordonné !

1Mt, 16, 17.

 466 [D.1.206]. Simplicité et conduite des enfants.

J'avais des douleurs qui m'ont empêchée de vous écrire hier [590] plus au long. Je ne puis souffrir, dans les enfants du petit Jésus, cette affectation d'une sévère vertu. Je ne veux pour eux que la simplicité et l'enfance. Prenez donc, comme un petit enfant, ce qui vous sera donné. Si vous avez trop, vous avez chez vous à qui en faire part. Ne vous faites point distinguer par un désintéressement dont souvent le cœur n'est pas le principe, mais que l'amour seul de la gloire met en vous. Je sais que le vôtre ne serait pas de cette sorte, vous connaissant fort bien.

N'attendez jamais d'avoir des mouvements anticipés pour faire ou ne pas faire. Dieu ne les donne que dans le moment actuel qu'ils sont nécessaires, c’est-à-dire dans le temps que les choses sont proposées. Tout ce qui serait avant ce temps ne serait point de Lui, mais bien une habitude de vertu ou un sentiment naturel. L'Esprit du Seigneur ne prévient rien : il se manifeste dans l'instant qu'on a besoin de lui, ni plus tôt ni plus tard. C'est en vain qu'on le cherche lorsqu'il n'est pas nécessaire de le trouver. Sa fidélité est infinie pour se déclarer dans le moment [591] présent, mais il ne répond jamais plus tôt. C'est la différence qu'il y a des oracles de la loi ancienne à la conduite du Seigneur Jésus, et des personnes conduites par les lumières d'avec celles qui sont conduites par la foi : les premières consultent les choses de loin et reçoivent des lumières anticipées pour faire ou ne pas faire ; il n'en est pas de même des âmes de foi qui sont conduites par le moment présent. C'est ce qui fait que leur âme demeure toujours pure, nue, nette, dégagée d'espèces, et que, s'accommodant de bonne heure à cette conduite du moment présent, qui est la pure conduite immédiate du Verbe, ils vivent dans un oubli et dans un abandon continuels, ne pensant et ne prévoyant rien. C'est la conduite des enfants, qui ne préviennent pas d'un moment, une âme enfantine ne se donnant pas même une pensée lorsqu'on commence à lui proposer quelque chose si elle ne se sent mouvoir dans ce moment, attendant jusqu'au bout ce que le Seigneur décidera, comme si cela regardait un autre. Il y a en cela une entière pureté [592] et mort.

Comptez que mon petit Maître, que j'aime infiniment, Se soucie fort peu d'une pureté extérieure, qui nourrit souvent notre propre suffisance ou qui remplit du moins les idées que nous avons d'une certaine perfection. Il ne Se blesse d'aucun défaut enfantin ; au contraire, ce sont les peaux du tabernacle dont Il Se couvre aux yeux des hommes. Mais ce qu'Il ne peut souffrir est la moindre détermination, le moindre choix, même de la vertu, la moindre anticipation. Faites encore la folie de me croire en cela comme dans le reste ! Quand vous serez parvenu à cette fidélité sans relâche, vous le serez à la vraie souplesse que Dieu demande de vous. Vous suivrez ce je ne sais quoi malgré vos sentiments.

 467 [D.1.207]. Obéissance et abandon enfantin.

Vous savez que je vous ai dit que je n'avais pas la force de [593] désobéir. Ainsi voyons-nous en Dieu : c'est où vous me trouverez toujours. Vous voyez bien qu'on ne veut pas même des lettres, c’est-à-dire qu'on ne veut plus que nous nous écrivions. J'en suis contente. Par moi-même, je n'eusse pas retranché cela, mais je laisse agir les causes secondes. Je me trouve si bien dans ma petite solitude, séparée de tout, qu'on ne peut pas mieux.

Je vous recommande M. : elle a besoin de vous. Soyez persuadée de mon cœur pour vous, et allez par le petit sentier de l'abandon. Je vous conjure de ne point suivre les voies de la sagesse. Toutes ces terreurs paniques ne servent de rien : il les faut laisser. Obéissons. Ne nous voyons point puisqu'on le veut, mais que ce soit comme de pauvres enfants simples et obéissants, qui rejettent toute politique et toute fausse sagesse pour demeurer abandonnés à Dieu sans réserve. C'est tout ce que je puis dire. Plus vous serez petite et simple, plus vous me goûterez en Jésus-Christ. C'est en Lui que nous ne serons jamais séparées. Notre consolation est que nous n'avons rien fait par arrangement de sagesse ; nous obéissons : c'est [594] le partage des enfants. A Dieu. Aimez-moi autant que je vous aime. Et faites que N. soit bien joli, car je crains la sagesse et le virtuose1  plus que la mort. Je crois que s'il arrivait quelque accident à M., il faudrait le dire avec toutes les précautions et les adoucissements possibles.

1Adjectif substantivé : le mérite exceptionnel.

 468 [D.1.208]. Agir en simplicité.

Vous ne sauriez être trop simple, et tous ceux qui se blesseront de votre simplicité dégénéreraient de la qualité d'enfant. Il n'en est pas de même avec les gens du monde, mais entre vous, vous ne sauriez pousser trop loin la simplicité.

L'amour-propre qui se couvre de la prudence charnelle, y répugne beaucoup, mais la vraie charité est sœur de la vérité simple et nue. Allez donc le plus que vous pourrez sans réflexion et, si vous avez des défauts, réparez-les en vous donnant à Dieu [595] avec une certaine bonne foi. Que N. fasse de même et qu'il n'y ait point entre vous de cachette, mais un cœur droit, ouvert et sincère, où règne cet esprit chrétien de franchise et de simplicité qui plaît si fort à Notre-Seigneur. C'est à présent qu'il faut L'aimer davantage que le démon fait plus d'efforts pour détruire Son empire.

Notre sœur N. peut bien vous être utile pour la simplicité, car elle va bien. Il y a encore tant de choses qui sentent la fausse prudence. Livrez-vous donc entièrement à Dieu et laissez aux autres les ménagements s'ils croient valoir assez pour marchander avec Dieu. Pour vous, qui ne vous estimez pas grand-chose, jetez-vous à Ses pieds telle que vous êtes, sans mesure, trop heureuse qu'Il vous prenne. Toute à vous.

 469 [D.1.209]. Simplicité et pureté de cœur.

Je vous assure que rien ne peut me donner une plus forte joie que d'apprendre que vous avancez dans l'amour de Dieu simple et véritable et dans le renoncement à vous-même, ce qui se remarque parce que votre cœur s'étend. C'est le propre de l'amour pur d'étendre et de dilater le cœur, au lieu que l'amour de nous-mêmes, sous prétexte de vertu et de bien, rétrécit le cœur, le resserre et le renferme dans une certaine capacité que la créature se prescrit. Car il est certain que tout ce que nous renfermons en nous, étant moindre que nous, n'a garde d'étendre notre cœur puisqu'il y reste des vides, quelque plénitude que nous y sentions, au lieu que l'amour sacré, comme l'air, s'insinue partout, remplit les vides, dilate ce qui lui fait obstacle, et enfin étend si fort la capacité de notre âme que, la rendant simple et pure, il se l'unit et la change en soi.

L'or, à force d'être étendu, devient comme un fil très subtil. Encore reste-t-il à ce fil si délié une consistance propre. Mais l'âme redevenue simple est rendue comme une eau pure, propre à s'écouler dans la mer, où elle devient sans borne dans la mer et participante à ses qualités. C'est en ce sens qu'il nous est dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait1, c’est-à-dire non pas autant, ce qui ne se peut, mais d'une perfection proportionnée à la Sienne. Or la perfection de Dieu est qu'Il est pur, simple et sans mélange. Sa pureté, et sa simplicité infinie, fait Son immensité. Il faut donc être simple comme un enfant et aimer purement pour devenir presque immense.

Mais comme notre qualité de créature ne nous permet pas d'avoir une immensité divine, Dieu nous dilate, nous rend simples et nous reçoit dans Son immensité, où il n'y a plus ni temps, ni lieu, ni saisons, ni chaud, [598]  ni froid, ni lumières, ni ténèbres, parce qu'une chose qui n'a plus de consistance n'a plus de qualité propre ; n'en ayant plus de propre, elle prend celle que lui donne son Dieu qui ne peut lui en donner d'autre que celle qui la rend semblable à Dieu. Vous savez que l'eau prend toutes les couleurs, toutes les formes, tous les goûts parce qu'elle n'a ni couleur, ni goût, ni forme. Soyons de même : ne nous fixons à rien, mais laissons-nous entraîner par la Providence en tout événement, quel qu'il soit.

Je vous sais bon gré d'être ferme pour ne pas terminer le procès d'une manière injuste. J'aimerais mieux perdre tout mon bien que de donner un dépôt que l'on m'aurait confié, et que de défaire d'une manière indigne ce que j'ai cru faire justement. Dieu est toujours le même. Sa main n'est point abrégée. Humilions-nous profondément sous la puissante main de Dieu. Espérons en Lui et Il agira Lui-même. Je vous suis plus unie que jamais en notre divin Tout.

1Mt  5, 48.

 470 [D.1.210]. Humilité.

Je vous assure, N., que je souhaite que nous soyons si petits qu'on ne nous voie qu'à travers un microscope : l’humble et simple petitesse est bien du goût du divin Maître. J'ai une extrême joie du progrès de votre âme sous la conduite de N. Quand je parle de progrès, ce n'est pas en montant, mais en descendant. L'amour prend seul le chemin du néant. Il est écrit : Mon amour, c'est mon poids1. Or comme plus on charge une balance, plus elle s'abaisse, aussi plus il y a d'amour dans le cœur et plus nous sommes rabaissés et comme enfoncés dans notre néant. De même que le côté de la balance qui s'élève ne le fait que parce qu'il est léger et vide (aussi le cœur ne s'élève [600] que parce qu'il est léger et vide) d'amour. Mais quelque élévation que se donne (ce côté ou bassin de la balance), il ne peut monter bien haut, au lieu que l'autre touche tout d'un coup à la terre et trouve son repos dans son abaissement, pendant que celui qui reste en l'air est sans appui et qu'on le peut aisément agiter. Vous ferez de reste cette application. Enfin laissons-nous charger d'amour, de croix, de peines : tout en irait mieux.

Je vous embrasse, ma très chère, des bras du divin Maître qui S'est abaissé par amour. Oh ! que Son amour a été d'un grand poids, puisqu'il a causé une chute si étonnante du ciel en terre, du Dieu à l'homme !

1Saint  Augustin, Confessions., Livre XIII, Chap. 9. Voyez Discours Chrétiens, Tome I, Disc. 49 & 50. (Dutoit).

 471 [D.1.211]. Humilité et espérance de l’humble.

C'est le propre de la présomption de s'enfler horriblement dans la prospérité et de s'abattre étrangement dans l'adversité. Celui qui sait [601] rendre à Dieu la gloire de toutes choses et qui ne s'élève point dans les succès, reconnaissant sincèrement que tout vient de Dieu, n'a garde de s'abattre dans l'adversité. Au contraire, il espère d'autant plus qu'il a moins sujet d'espérer. Sa confiance redouble dans les mauvais succès et, sachant que la main de Dieu n'est pas abrégée1, il croit qu'il est de la grandeur de Dieu de faire un coup de Sa puissance lorsque toute ressource manque de la part des hommes, parce que c'est ce qui fait davantage éclater ce que Dieu fait pour ceux qui espèrent en Lui, ne laissant aucun lieu de douter que ce ne soit Sa main qui a tout fait.

Mais que nous sommes éloignés de ces sentiments ! C'est ce qui fait notre abattement, et que Dieu ne nous a pas secouru jusqu'à présent. Je dis que si on fait une chose si indigne, on se perdra par où on croit se sauver ; mais si on reprend courage, en implorant le secours de Dieu, qui sait s'Il ne Se mettra pas de notre côté ? Nous avons plus de ressource que nous ne pensons. Que ne puis-je inspirer cela à ceux qui ont les rênes en main, et [602] renouveler leur courage en renouvelant leur foi ! Mais on ne me croirait peut-être pas. A Dieu, cher N. C'est aujourd'hui la fête des fêtes des petits humbles et anéantis : le 25 mars2, jour d'amour, de délaissement et d'anéantissement du Fils de Dieu.

1Raccourcie.

2Fête de l’Annonciation.

 472 [D.1.212]. Connaître la volonté de Dieu.

Vous savez que la véritable disposition pour connaître la volonté de Dieu est la nudité de tout penchant. Afin que Dieu penche Lui-même la balance, il faut qu'elle soit dans un parfait équilibre. C'est ce qui me porta de conseiller à N. de laisser toute pensée particulière, tout désir de vocation, toute occupation d'une chose ou d'une autre, mais qu'elle priât Dieu de l'éclairer de Sa pure lumière. Je lui ai écrit et lui ai conseillé de faire dire quelques [603] messes pour connaître la volonté de Dieu. Je lui ai dit que la vie religieuse était la plus sûre. Je vois certaines choses en elle qu'il ne m'est pas encore permis de vous dire. La suite justifiera ma pensée. Elle est bonne et elle peut vivre saintement dans le monde.

La Vie de sainte Thérèse1 est bonne, mais Le chemin de Perfection est bien plus utile, parce qu'il y est parlé d'une oraison simple, et la Vie n'est pleine la plupart que de dons extraordinaires. Toutes les personnes véritablement intérieures conseillent Le chemin de Perfection.

Que j'ai de joie que le Seigneur vous ai imprimé l'amour de Son enfance afin que vous soyez simple et petit ! Ce n'est pas des images et des espèces qui vous conviennent : elles vous feraient bien du tort, quelque bonnes qu'elles fussent, mais c'est la simplicité, la candeur, la petitesse de l'enfance de Jésus-Christ, qui vous doi[ven]t être imprimé[s], et Son abandon total sans vue ni distinction.  

1Le Livre de la Vie de sainte Thérèse de Jésus (1515-1582) : 1562-1565 ; Le Chemin de perfection : 1566-1567.

 473 [D.1.216]. Union en charité, etc.

Je vous assure que Dieu vous fait éprouver ce qu'Il me fait éprouver [613] à moi-même, qui est une très intime union avec vous. Quand je songe à tous les moyens dont Dieu S'est servi pour la lier et qu'Il l'a cimentée par tout ce qui pouvait la détruire, je dis, avec l’Épouse du Cantique des Cantiques, que la multitude des grandes eaux ne peut rien contre la charité1, et avec saint  Paul : Qui est-ce qui nous séparera de la charité ? Ni les afflictions, ni la mort même, etc.2, puisque comme le dit encore l’Épouse : L'amour est fort comme la mort. Ses lampes sont de feu et de flammes3. Le feu consume peu à peu les impuretés et les dissemblances, la flamme monte toujours en haut, parce que tout venant de la charité, cette même charité retourne à Dieu sans cesse, quoiqu'elle paraisse attachée à ses sujets. Rien n'est si bon à nous unir à Dieu que la connaissance de nos misères et de Ses bontés. L'expérience du peu que nous sommes nous empêche de nous appuyer sur nous-mêmes et nous porte d'autant plus à nous abandonner dans le sein de Dieu, où tout périt, et nos misères mêmes comme tout le reste, [614] afin que, Dieu restant ce qu'Il est en Lui pour Lui, et nous abîmés en Lui-même pour Lui-même, nous ne subsistions au-dehors que par les accidents inséparables de l'humanité. Et c'est ce qui fait cette admirable opération, ce mélange sacré d'une pauvre créature avec son Dieu. Dieu reste toujours Dieu, quoiqu'il absorbe en Lui ce pauvre néant et qu'Il le change en Lui : le néant semble ne subsister que dans les accidents qui sont les misères et les pauvretés, très séparé de ce fond perdu et abîmé dans son être original. C’est là aussi que tous ces pauvres néants unis ne font qu’un en Lui et ces petites goutelettes se rassemblent dans l’océan divin. C’est à quoi nous sommes appelés. N’avez-vous jamais vu quantité de petites gouttes d’eau séparées ? Elles se réunissent peu à peu quand le lieu est net, mais lorsqu’il y a de la poussière qui les sépare, elles demeurent séparées ; ce sont ces poussières, ces ordures, qui définissent les chrétiens. Mais s'ils étaient purs, qu'ils deviendraient bientôt un en Jésus-Christ ! C'est en Lui que j'espère être éternellement unie avec vous.

J'avais écrit cette lettre lorsque N. [615] est venu. Pour répondre à votre dernière, j'y ajoute, pour une seconde, qu'il n'y a rien à faire pour vous qu'à laisser Jésus-Christ être et opérer toutes choses en vous, et qu'Il le fasse en Sa manière et non à la nôtre. Car si nous nous apercevions de notre fidélité et de notre correspondance à la grâce, ce serait un appui que Dieu détruirait encore afin de nous faire perdre toute route aperçue. Pourquoi a-t-Il laissé son peuple errer si longtemps dans le désert sans route, sans eau, etc. ? Sinon parce qu'Il voulait leur apprendre, et à nous aussi, à se laisser conduire par Sa Providence ? Cette figure est une des plus admirables qu'il y ait. Sitôt qu'ils cessaient de suivre Dieu et qu'ils agissaient par sentiments, ils faisaient des écarts furieux qui attiraient la colère de Dieu sur eux.

Je ne m'étonne pas de tant de vies propres : tous veulent être maîtres en Israël. Il y a plusieurs pédagogues, mais il n'y a qu'un père en Jésus-Christ. Je crois que N. ne doit pas suivre l'impétuosité naturelle de son associé, mais souffrir ces épines, suivant invariablement ce qu'il croit que Dieu veut de lui, soit pour agir ou n'agir pas. Car s'il [616] fallait suivre tous les empressements des gens humains, on deviendrait comme eux et on ne suivrait pas Jésus-Christ. C'est beaucoup que le compagnon se corrige de quelque chose : on ne doit pas en attendre une certaine mort à quoi il n'est pas appelé.

1Ct 8, 6-7.

2Rm 8, 35.

3Ct 8, 6-7.

 474 [D.1.217].

Je ne désire rien tant au monde que l'union entre mes vrais enfants, et je vous saurais un gré infini en Notre-Seigneur d'y contribuer. Nous sommes tous faibles et misérables, c’est-à-dire tous hommes. Ne nous décourageons point de nos misères, mais travaillons sur nouveaux frais à nous renoncer nous-mêmes et à aimer Dieu plus purement que jamais. Si nous étions bien morts à nous-mêmes, nous n'aurions nulle difficulté les uns avec les autres et notre union serait parfaite, parce que le sensible et l'impur en étant bannis, [617] toutes les dissemblances et contrariétés en seraient aussi bannies. Ce serait alors que nous serions tous un en Jésus-Christ. Jusqu'à ce que cela soit, il faut nous supporter les uns les autres et nous entr'aider. A Dieu en Dieu ! c’est la demeure où je vous attends.

 475 [D.1.218]. Unions spirituelles.

Vous ne devez pas douter que l'assurance que vous me donnez de l'union de votre cœur au mien, ne me soit une grande consolation puisque je ne tends qu'à cela. Cependant je n'en ai aucune joie. Je trouve là-dessus une mort que je n'avais jamais aperçue : mon fond est mû vers vous par Celui qui le possède, afin de vous attirer à Soi et vous perdre avec Lui dans l'immensité divine ; mais il n'éprouve rien de naturel. Cependant le moindre grain de zizanie que l'on mette1 entre nous est pour moi un tourment inconcevable. Et dans le temps que je souffre de cette [618] sorte, je ne trouve rien en moi qui répugne à être abandonnée de vous. Je vous fais ce petit détail parce que le Maître l'a voulu. J'espère que vous me comprendrez.

1Subjonctif de supposition.

 476 [D.1.219]. Union des âmes en Dieu.

Il y a des moments qu'il me semble que mon âme vous attire à elle et vous change en elle en sorte que j'éprouve une unité ineffable de Dieu, de vous et de moi, qui rend indivisibles des choses qui paraissaient si distinctes. Lorsque je suis auprès de vous, il semble qu'on verse mon âme dans la vôtre d'une manière impétueuse. Mais j'éprouve que mon âme n'est versée dans la vôtre que pour l'attirer à soi et l'abîmer en elle. Ce que je vous dis est plus réel que je ne puis dire, et je ne crois pas qu'il y ait une pareille union sur terre, non de [619] sentiment, mais en vérité et pureté. Votre âme est goûtée par la mienne et je la trouve d'une pureté extrême. Ce qui fait la pureté de l'âme ne consiste pas dans les sentiments purs ou impurs, mais dans la séparation de soi, sans retourner jamais pour un moment sur la demeure qu'on a quittée. Cela fait que l'âme demeure fixement attachée à Dieu et ne s'en détourne jamais, parce qu'elle ne peut s'en détourner que pour retourner sur elle-même.

Cette fidélité sans retour, qui est en Dieu même, en qui la volonté de l'homme demeure comme fixée, quoiqu'elle ait toujours le pouvoir de se détourner (ce qui fait qu'elle n'est pas impeccable, elle ne se détourne pas néanmoins et c'est ce qui fait qu'elle ne pèche pas), cette fidélité, dis-je, sans retour fait la pureté essentielle, parce qu'elle ne peut partir que d'un amour très épuré, et que Dieu ne compte pour pureté que cet amour droit et continuel, qui est la vraie pureté de conformité avec Dieu, pureté de simple esprit et de simple volonté qui est conforme à Dieu, qui est un pur esprit et une simple volonté. Cet esprit simple [620] s'appelle Vérité et cette simple volonté, Amour. Tout autre pureté n'est point telle, car il y a ni impureté ni pureté en nous (notre extérieur étant purement animal) que ce qui est esprit et volonté. C'est ce qui fait la conformité et la ressemblance de l'homme avec Dieu. Qu'importe que son extérieur soit couvert de peaux, si le Seigneur habite dans Son tabernacle et s'Il est Lui-même ce tabernacle ? L'homme ne doit point juger de lui-même, et l'humilité ni l'orgueil ne sont plus de saison pour appuyer ce jugement. C'est en Dieu qu'il faut juger de l'homme, car Dieu ne juge point selon les apparences. Celui qui se juge soi-même, n'en pouvant juger que par les sentiments, se trompe. Pour moi, je ne juge de vous et des autres qu'en Dieu, par le cœur et l'Esprit de Dieu, c'est pourquoi j'en juge justement. Je ne me juge point moi-même, car si je me voulais juger, je ne saurais qui connaître, et mes sentiments sans humilité me feraient connaître [ou passer] pour la plus mauvaise qui vive. Mais [il y a] un Dieu grand et infini qui réside en Lui-même, en un lieu que [621] je ne connais pas, quoique j'y sois sans savoir comment j'y suis et comment j'y puis être : le plus étrange paradoxe qui fut jamais, c'est celui-là.

Il y a deux sortes de sentiments. Ceux qui ne sont proprement frappés que superficiellement de ce qui paraît au-dehors, sans qu'ils puissent s'imprimer parce que tout est fermé et que, n'ayant nulle entrée ni par la raison ni par le goût de la volonté, ils sont vus comme par un léthargique : sans discernement et sans impression. Les autres sentiments sont au-dedans, ils sont très déliés parce qu'ils sont purifiés. Les choses ne s'impriment sur nos sentiments qu'autant qu'ils sont vivants et grossiers. Ces sentiments du dedans, quoique délicats, ne laissent pas de mettre l'âme dans le non-trouble parce qu'ils combattent, quoique imperceptiblement, la faible impression que pourraient faire les sentiments du dehors. Si je jugeais donc de moi par les sentiments du dehors et que je puisse en recevoir les impressions, je me croirais plutôt mauvaise que bonne. Si je jugeais par les sentiments du dedans, quoique faibles et sans impression, la candeur me paraît [622] infinie. Mais il est impossible de juger parce qu'il ne se trouve aucune subsistance, et Dieu absorbe ce qui est de Lui et ce qui est de moi, en sorte néanmoins que la créature ne découvre point cet absorbement. L'immense demeure immense, et c'est tout. Vous m'entendrez.

Dieu vous veut d'une étendue infinie que rien de ce qui est extérieur ne borne. Votre cœur en une autre personne serait un cœur généreux et libéral, mais en vous ce n'est pas assez d'être comme il est. Ce n'est pas assez que vos mains soient à demi ouvertes, mais il faut qu'elles soient faites au tour1, en sorte qu'elles ne puissent rien retenir. Je ne vous dis point cela pour vous engager à aucune action de libéralité, ce n'est pas ce dont il s'agit, mais à laisser tout dans un certain abandon. Enfin soyez au-dehors comme vous êtes au-dedans, et tout ira comme Dieu veut. Je vous aime par le cœur de Dieu. Notre union est indépendante des goûts ou des dégoûts de toutes les choses créées et de tout événement. Vous ne pouvez être séparé [623] de moi sans être divisé de Dieu, et cela ne se fera pas. Toute à vous2.

1Ct 5, 14 : Ses mains sont comme si elles étaient d’or et faites au tour, et elles sont pleines d’hyacinthe [jacinthe ou pierre précieuse]…

2Cette lettre serait peut-être adressée à Fénelon.

 477 [D.1.220]. Unions spirituelles, etc.

Je suis pressée de vous dire que quoique je sois ici environnée de saints avec lesquels je suis à mon aise parce que rien ne me borne ni rétrécit en eux, ils ne me sont rien et ne me donnent rien, et j'éprouve que votre seul souvenir remue dans mon âme la profondeur de Dieu. Monsieur N. me disait hier qu'il semblait qu'il comprenait Dieu, et il me vint aussitôt que j'en étais comprise. Je comprends toujours que quoiqu'il y ait des saints auxquels on est uni, il y a une certaine hiérarchie qui fait tout une autre union, que tout ce qui vient d'ailleurs fait ce que Jésus-Christ dit de saint  Jean [-Baptiste] : Il récrée par sa lumière pour un temps1, mais il ne peut jamais être essentiel pour nous. Ce qui [624] nous est donné par Jésus-Christ est le même Jésus-Christ pour nous ; tout le reste est le baptême de Jean. Les Juifs quittaient Jean pour Jésus-Christ2 et cependant le baptême de Jean était bon : Jésus-Christ l'approuve et se fait baptiser par lui.

Outre la grâce générale à tous, chaque âme a son moyen spécifique qui est unique et qui est tout dans la volonté de Dieu, ce qui n'empêche pas une joie accidentelle dans la communication des autres âmes en Dieu, mais remarquez que ce n'est que par accident. Ô mon E[nfant], il y a dans un fond perdu une lumière sans lumière dépassant toutes choses, et celui qui la possède l'ignore souvent, et son ignorance en fait sa pureté ! Que j'aurais de choses à vous dire sur ce que je comprends de mon cher E[nfant], le plus nu et le plus petit des hommes, non encore à présent, mais dans la volonté de mon divin petit Maître, mais d'un petit Maître en moi surpassant toutes les limites et tout ce qui est compris ! Je Le prie qu'Il donne à votre cœur l'intelligence [625] du mien. Vous seul me devez entendre parfaitement un jour. Ô langage sans expression ! Je vous prie, plus d'esprit entre nous deux, plus d'esprit entre Dieu et vous. J'espère que mon Dieu fera en vous Son ouvrage. Oh ! qu'Il vous veut pur et petit ! Je vous demande, pour Son amour, de ne porter jamais, même pour un instant, les yeux de votre raison sur vous ; c’est un fruit défendu : la moindre vue troublera votre félicité.

1Jean  5, 35.  

2Jean  3, 26.

 478 [D.1.222]. Ravissement et union en Dieu.

Lundi 4 juillet, étant à la messe à Notre-Dame1, tout à coup Dieu m'a comme abîmée plus avant en Lui, mais cela avec une impétuosité qu'il me paraît qu'en un de ces moments l'âme fait des démarches très grandes, comme une pierre qui tombe toujours lorsque rien ne l'arrête, mais qui est quelquefois poussée par un bras très puissant. L'âme est alors si transportée dans son divin Objet qu'il ne lui reste pas le moindre usage d'elle-même, [630] même à l'extérieur. J'ai été d'abord surprise de vous trouver si proche de moi, ou plutôt moi si proche de vous, et il a été donné à mon cœur un mouvement fort pour le vôtre, et cela sans que l'âme sortît pour peu que ce fût de l'état abstrait et abîmé en Dieu d'une manière autant pure qu'ineffable. Cela s'est fait si à coup et d'une manière si extraordinaire et si forte que le corps en est resté affaibli d'une telle manière que j'ai senti qu'il défaillait. Je me suis assise, et je vous ai oublié presque aussitôt, quoique je ne laissasse pas d'être unie à vous, mais la possession dans laquelle Dieu me tenait ne m'a plus rien laissé. Cela m'a duré plus de deux heures sans que j'aie pu m'en retourner.

Je suis convaincue que Dieu veut que j'agisse avec vous sans aucune réserve. N'avez-vous rien éprouvé ? Je ne sais point expliquer les choses, étant trop simple, trop pure, trop perdue et indistincte. Je vous écris quelque chose ; lorsqu'il sera achevé et que je l'aurais fait copier, je vous l'enverrai. J'oubliais à vous dire que, dans ce moment dont je viens de vous parler, [631] vous m'avez été redonné tout de nouveau et je vous ai reçu de tout mon cœur, non moi, mais Celui qui agit en moi. Ô mon cher F[ils], que vous m'appartenez d'une manière intime, et que je suis à vous en Dieu même !

1Ce qui permet de fixer la date avant les prisons. Lettre peut-être adressée à Fénelon ?

 479 [D.1.223]. Union en Dieu invariable.

Pourquoi se gêner à dire lorsque le Seigneur n'y porte pas ? Oh ! si vous saviez combien l'union du cœur en Jésus-Christ est au-dessus de tout ! C'est ce qui fait tout. En Jésus-Christ, la distance des lieux et le défaut d'occasion ne font rien : en Dieu, on s'aime, on se trouve ; plus on est uni à Dieu, plus on est un en Lui. Les vicissitudes sont le commencement et la suite de la vie spirituelle ; elles changent seulement elles-mêmes, devenant plus simples et moins pénibles. Le cœur qui ne veut plus rien pour soi ne s'embarrasse pas. Un [632] homme qui n'est que fiancé n'ose quitter sa fiancée, mais dès qu'il est époux, il va et vient comme il lui plaît sans que cela fasse peine à l'épouse. Dans le commencement on ne saurait se quitter, c'est un amour sensible ; ensuite c'est un amour fort, c'est une union que rien ne peut rompre.

Ce que l'on dit de l'état des choses est bien fâcheux. Dieu sait ce qu'Il veut faire. Peut-être aura-t-Il compassion de nous ; lorsque les choses seront plus désespérées, Il fera peut-être un coup de Sa main. Ce qui m'étonne, c'est que personne ne retourne à Lui. Point de conversion : les fléaux sont sans effet.

 480 [D.1.224]. Fondements de l’amitié et de l’union véritable.

N. sait bien sans doute que je tiens à lui par l'éternel même et l'immuable, et que cette amitié ne peut avoir d'accroissement ni de diminution par toutes les choses extérieures. [633] Plus son cœur se perd dans le tout, plus nous sommes un dans ce même tout. S'il quittait Dieu, il me tirerait le cœur. A propos de cœur, mon côté commence à me tourmenter beaucoup et d'une manière plus pressante qu'aux autres fois. Nous en verrons la fin, qui sera toujours bonne dans la volonté de Dieu.

Je suis fâchée que N. s'inquiète pour son ami. C'est un défaut toujours subsistant que de vouloir trop le bien, et plus en ceux qui le touchent de sang, comme si le sang y faisait quelque chose ! Le sang de Jésus-Christ, qui nous lie comme chrétiens, est bien d'une autre force. Lorsque je désire que Dieu soit glorifié, c'est dans tous les hommes, et dès qu'ils commencent à entrer dans les voies de Dieu, ils sont mes frères, mes pères, mes enfants. Lorsque Jésus-Christ parut rebuter la Sainte Vierge aux noces de Cana et qu'Il lui dit : Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi1 ? Il nous enseignait deux choses : l'une que ce n'était pas en vertu du sang qu'Il était attaché à elle (Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi ? ) et les mêmes paroles [634] marquent qu'Il était avec elle par l'intimité de son union parfaite.  Femme, ce n'est pas à cause de ce sang qui coule dans mes veines, que j'ai tiré de vous, qui ne serait rien sans la divinité qui lui est unie, mais parce que nulle créature ne fait si parfaitement que vous la volonté de mon Père que je veux faire la vôtre. Oh ! qu'elle entendait bien ce langage ! C'est pourquoi elle dit : Faites tout ce qu'il vous dira. Elle entendit bien qu'Il ne la rebutait pas. Il lui dit seulement : Mon heure n'est pas encore venue, cette heure que j'avais désirée dans la volonté de mon Père, vous me la faites anticiper, mais comme votre volonté ne fait plus qu'une avec celle de mon Père par votre perte en Lui, il faut que ma volonté suive le mouvement de la vôtre. La Sainte Vierge dit : Faites ce qu'il vous dira. Elle comprenait par Ses paroles, dont le sens n'était entendu que d'elle et qui est encore mal interprété, qu'Il allait faire ce qu'elle Lui avait dit. C'est pourquoi elle dit aux valets : Faites tout ce qu'il vous dira. Mais pourquoi vouloir se mêler de prendre à la lettre [635] un langage que le cœur pur peut entendre si bien et que les autres ignorent ?

Il n'y a que l'Esprit de Dieu qui comprenne ce qui se passe dans le cœur de Dieu ; aussi les paroles dites aux bonnes âmes ne doivent point s'interpréter selon ce qu'elles donnent, et c'est ce qui fait le danger de s'arrêter aux choses extraordinaires. Le cœur pur, l'esprit de foi discerne ce que l'oreille ne peut entendre, quoiqu'elle croie bien entendre. Quand on dit à Jésus-Christ : Voilà votre mère et vos frères qui vous demandent. Qui sont, répondit-il, ma mère et mes frères2 ? Et tout cela pour nous apprendre à éloigner la chair et le sang. Ceux-ci sont ma mère et mes frères qui font la volonté de mon Père. Il n'avait garde d'exclure la Sainte Vierge, puisque nul ne faisait autant qu'elle la volonté de Son Père. Quand Il lui donne Jean pour fils, Il lui dit : Femme, voilà votre fils3, non point sorti de ses flancs, mais par cette maternité toute divine d'amour et de charité qui vous fait être mère de tous les [636] prédestinés dont Jean est la figure. Car il faut savoir qu'il y eut des prémices de tout, mais en petit nombre : les Rois dans l'étable furent les prémices de la gentilité ; Jean est les prémices de toutes les filiations spirituelles : il en avait reçu le gage sur la poitrine de son Maître à la Cène et il en a reçu la réalité auprès de la Croix. Aussi toutes filiations spirituelles se commencent par le repos, se continuent et s'accomplissent par la croix. Oh ! Que de misères !

Mais pourquoi ai-je dit cela, sinon [pour faire voir] que nous ne devons pas être plus attachés à la perfection de nos proches qu'à celle des autres chrétiens, que nos proches ne nous doivent être tels qu'autant qu'ils sont unis à Jésus-Christ ? Plus nous Lui sommes unis, plus nous serons un entre nous. Ce qui fait tous les partages et toutes les divisions, ce sont nos défauts personnels et que nous ne sommes point un en Jésus-Christ. Dans le ciel où tout ce qui est de l'humain sera détruit, l'union entre les bienheureux sera parfaite et invariable, parce qu'ils seront tous unis [637] invariablement par Jésus-Christ en Dieu. Plus nous sommes morts à tout le créé, plus nous sommes un en Jésus-Christ : même lumière, même cœur, mêmes sentiments, même nourriture. Où serait la division ? Mais comment unir un cœur rempli de la créature avec le cœur vide du créé et plein de Dieu ?

1Jean  2, 4-5.

2Mt 12, 47.

3Jean  19, 26.

 481 [D.1.225]. Unité de volonté, etc.

On a peine à comprendre ce que c'est que la mort de la volonté et l'extinction des désirs. L'un suit nécessairement l'autre. Comme les fonctions de la vie sont attachées à l'homme vivant, tant que nous vivons en nous-mêmes, nous avons une volonté forte ; mais à mesure que cette volonté passe en son Dieu par l'union avec Lui, les désirs, qui sont les productions de la volonté, se perdent jusqu'à ce que notre volonté passe tellement en celle [638] de Dieu qu'elle soit faite une même chose avec la Sienne. C'est en ce sens que la prière de Jésus-Christ : Mon Père, qu'ils soient un1,  s'entend. Car les volontés unies et passées en celle de Dieu ne sont plus qu'une seule volonté. C'est ce qui fait que l'on est si unis les uns avec les autres et qu'on n'a plus qu'une même volonté. Cela va même jusqu'à l'unité de pensée et de sentiments.

Je crois que vous devez être moins rangé sur les communions, mais communiez plus ou moins selon que le Seigneur vous y portera. Votre règle est excellente pour un temps, mais il faut dans la suite vous laisser mouvoir et conduire par votre divin possesseur pour faire ou ne faire pas les choses, en sorte que, si vous aviez attrait pour communier un jour qui vous ne serait pas marqué, il faudrait le faire. Accoutumez-vous à être aisément remué par l'impression de la grâce et à ne vous déterminer à rien par vous-même.

Vous éprouvez une chose que toutes les âmes qui sont où vous en êtes, éprouvent, qui est une certaine stabilité, [639] causée par une foi goûtée. On éprouve que l'édifice se bâtit sur la roche vive, Jésus-Christ, et qu'il n'est point sur un sable mouvant, comme l'édifice des hommes. Ce n'est point à nous de penser comme nous serons dans un temps ou dans un autre, mais bien à nous laisser tels qu'on nous fait être de moment à autre.

1Jean, 17, 21.

 482 [D.1.229]. Opérations de Dieu, etc.

Je vous prie de ne vous confesser que lorsque Dieu vous en donnera le mouvement. Comme c'est un Dieu d'ordre, Il vous le donnera assez souvent pour ne point indisposer vos domestiques. Abandonnez-vous donc à Lui sans réserve, car Il veut prendre beaucoup de soin de vous.

Il est assez naturel de condamner ce qu'on n'éprouve pas, car le raisonnement n'atteint jamais là, ni la science. Ainsi je ne suis point surprise de voir tant de gens de bien condamner les voies intérieures qu'ils ne connaissent pas. Il faut que Dieu leur en donne l'intelligence par une expérience qui les fasse revenir de leur raisonnement qui, étant trop borné, ne peut jamais s'étendre sur tout ce que Dieu [649] opère. Dieu ne serait pas Dieu s'Il n'avait d'infinis moyens de Se communiquer à Ses créatures, que ces créatures mêmes ignorent. Ô altitudo, etc.1

Plus vous avancerez, plus vous trouverez un chemin inconnu à la raison, connu de la seule foi et de l'abandon entier, où Dieu Se plaît de conduire, dans le secret, ceux qui se livrent à Lui sans réserve : il y a le chemin battu par le commun, mais il y a le secret sentier de l'ami, connu seulement de l'amant et de l'aimé ; plus on meurt d'esprit et de volonté, plus on le trouve. Il est parsemé d'épines. L'ami conduit son aimé longtemps sans lui faire éprouver ses aimables cruautés, mais quand il s'agit de le faire sortir de lui-même pour le faire passer en lui, par une extase d'autant plus merveilleuse qu'elle est sans changement extérieur et qu'elle est durable, oh ! qu'il faut qu'il en coûte ! Il faut mourir à tout sans réserve. Les dons nous sont donnés pour nous faire mourir aux choses extérieures et sensibles, mais Dieu vient Lui-même nous faire mourir [650] à ces mêmes dons et aux choses spirituelles pour nous faire passer en Lui. Mais que la porte qui introduit à cette vie divine est étroite2. Il faut être nu pour y passer. C'est ce qui a fait dire à Jésus-Christ, d'une manière que peu entendent, qu'il serait plus facile qu'un chameau passât par le trou d'une aiguille qu'un riche n'entre au Royaume des cieux3. Le Royaume des cieux est la perte de nous-mêmes en Dieu, mais cela ne se fait que par Dieu même. Aussi Jésus-Christ ajoute-t-Il : Ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu.

 Je me trouve très unie à vous. Vous avez bien raison de dire que ces sortes d'unions n'ont rien de rapportant à tout ce qui est d'amitié extérieure. Il est impossible qu'elle soit divisée de Dieu puisqu'elle nous unit davantage à Lui. C'est en ce sens qu'Il demande que nous soyons un et que tout se réduise à l'unité 4. La vie intérieure est une vie évangélique. L’Évangile s'exprime et s'explique dans les âmes intérieures sans qu'elles sachent comment cela se fait.

1Rm 11, 33.

2Mt 7, 14.

3Mt 19, 24-26.

4Jean  17, 21-23.

 483 [D.1.230].Tout à Dieu. Rien à nous.

La M[ère] était une grande servante de Dieu et bien prévenue de Lui dès sa jeunesse. Dieu a, comme vous le dites fort bien, couronné Son ouvrage, car il est certain que tout vient de Lui, et on ne peut rien attribuer à la créature sans Lui dérober Sa gloire. Ô mon Dieu, qu'il y a de quoi se consoler dans la vie lorsqu'on pense que tout bien est à vous et que tout le mal est à nous et de nous. Que Vous n'êtes ni moins grand, ni moins saint pour toutes nos misères ! Tu solus sanctus, etc. Au contraire, c'est dans nos faiblesses que nous trouvons notre force.

Vous avez raison de dire que les assurances1 ne sont pas de saison. [652] La foi doit nous tenir lieu de tout, l'amour, la simplicité, la petitesse tendant, sans tendance aperçue, à n'être rien et moins que rien. Cet état nous donne insensiblement et peu à peu une sainte haine de nous-mêmes et un amour pour Dieu très épuré, sans vue ni retour sur nous-mêmes ni sur notre bien comme nous étant propre. C'est le bien comme nous appartenant qu'il faut perdre éternellement, afin qu'il ne reste en nous que le bien de Dieu, non afin que nous l'usurpions mais afin qu'il Lui demeure propre sans nous en rien approprier. Il faut donc perdre toute vue sur nous-mêmes, le bien étant à Dieu et le mal à nous, sans pour cela nous décourager. Il suffit que Dieu est ce qu'il est. Tant que nous sommes en nous-mêmes, nous nous attribuons l'amour de Dieu, nous cherchons à Le sentir et connaître en nous. Mais lorsque, sortant de nous-mêmes, nous passons en Dieu, cet amour se transporte en Lui, et l'on comprend fort bien qu'il est retourné à son principe parce que la créature n'y prend plus rien : elle se laisse en Dieu dans une entière pureté.

[653] Vous faites bien de vous laisser à toutes les dispositions où nous met le divin Maître, comme une bonne petite fille qui n'en veut avoir aucune que celle qu'Il veut bien lui donner. Ce n'est pas à nous à examiner si nos dispositions sont réelles ou imaginaires. Mais c'est à nous à rester dans la place où Dieu nous met, sans vouloir en chercher d'autre ni douter de celle que nous avons. Il ne faut, dans notre voie, ni doute ni assurance, mais rester délaissé et sacrifié au bon plaisir du divin Maître. Il tirera toujours Sa gloire en nous et de nous, quoiqu'il arrive. Il faut donc recevoir [de Lui] toutes les dispositions, quelles qu'elles soient.

J'ai bien de la joie du progrès que fait N., et je lui souhaite toujours plus d'étendue et de largeur. Il avait besoin d'une conduite qui ne l'arrêtât pas en lui-même par des retours sur ses défauts mais qui le mit au large.

1C’est-à-dire les marques sensibles et perceptibles pour être assurés. (Dutoit).

 484 [D.1.231]. Dieu seul.

Ne doutez point, ma très chère sœur, que vous ne me soyez fort présente, quoique je sois éloignée de vous : toutes les créatures ne vous rendraient point plus assurée quand elles seraient proches de vous, ni aussi ne pourraient vous donner plus de doute, bien qu'elles vous fussent contraires. Il faut vous accoutumer à n'avoir que Dieu seul sans même croire L'avoir. Oh ! quelle paix pour une âme qui ne prétend plus rien ! Lorsqu'elle cesse d'espérer, elle cesse aussi de craindre.

Vous êtes à Dieu. Que Celui qui a commencé achève de vous briser1 et qu'Il vous donne la consolation de ne vous épargner pas. Vous êtes à Lui pour Lui : c'est assez. Oui, c'est assez, et beaucoup plus que nous [655] ne saurions penser. Croyez-vous heureuse dans vos plus grands maux, et à quelque extrémité que votre mal puisse aller, baisez la main qui vous frappe et, si vous croyez ne la point aimer, souffrez encore cette peine, et contentez-vous de l'amour que Dieu Se porte à Lui-même, sans sentir ce contentement. Je ne serai jamais éloignée de vous, quoique je le paraisse, et plus les créatures vous manqueront, plus vous serez bien.

1Jb 6, 9-10.

 485 [D.1.234]. Suivre Dieu pour vivre de sa vie.

Je vous prie, au nom de Dieu, de ne vous gêner point sur le nombre de vos communions par semaine, ni sur plusieurs de suite. Il n'est plus question d'autre chose pour vous que de suivre les mouvements de la grâce sur tout, sans interruption. Lorsque vous aurez au cœur de me voir, ou de ne me voir pas, faites-le, et ne gênez point l'Esprit chez vous : lorsqu'on le gêne, il se retire. C'est une des choses que saint Paul a voulu dire, lorsqu'il nous exhorte de ne point éteindre l'esprit1.

La pratique de suivre le mouvement de la grâce est très lumineuse. Plus nous la suivons, plus elle se manifeste. L'Esprit de Dieu se tait lorsque [662] nous lui sommes infidèles. Plus nous Lui obéissons, plus Il demande d'être obéi, en sorte qu'il nous conduit, comme par la main même, dans les plus petites choses. Cet Esprit en nous devient aussi naturel que la respiration. Plus Il va, avançant l'âme dans sa lumière, plus Il devient délicat et imperceptible, en sorte qu'il arrive comme j'ai dit qu'il arrive de la respiration : nous la sentons lorsqu'elle n'est pas aisée, mais lorsque nous nous portons bien, nous respirons sans penser si nous respirons. Il en est ainsi de la vie de Dieu en nous. Dieu, après nous avoir fait mourir à nous-mêmes, devient notre résurrection, notre vie. Alors nous ne vivons plus2, mais Dieu vit Lui-même en nous, de Sa vie. Pour parvenir là, il faut donc suivre Dieu avec autant de docilité que de promptitude. Cela vous ôtera insensiblement votre lenteur naturelle et vous rendra tout autre que vous n'êtes.

Pour suivre Dieu, il faut mourir à bien des respects humains, qui sont plus dans notre idée que dans la vérité, car le Seigneur couvre Lui-même [663] ce qu'Il fait faire. Souvent la terreur d'être remarqué nous empêche d'être fidèles à Dieu, et c'est une terreur panique, car plus nous sommes abandonnés, moins on remarque ce que nous faisons. Cela est si vrai que, dans les condamnations que l'on a faites de ma conduite, on a inventé ce que l'on a dit, et l'on n'a point censuré ce qui était peut-être véritablement digne de censure aux yeux peu éclairés. Je vous exhorte à suivre Dieu, parce que je comprends Son dessein sur vous.

1I Thes 5, 19.

2Ga 2, 20.

 486 [D.1.235]. Nouveau jour, tout en Dieu.

Je vous entends à merveille. Ce nouveau jour que vous éprouvez est un commencement de ce jour éternel. C'est cette aurore qui commence à paraître et qui vous conduira jusqu'au jour parfait. C'est cette nouvelle vie en Dieu dont Il donne les [664] prémices. C'est cette lumière pure et générale, lumière de la foi qui, après avoir accompagné toute la voie, tantôt comme lumière douce et suave, tantôt comme lumière ténébreuse et obscure, devient enfin lumière simple et pure, lumière de l'éternité qui donne un jour nouveau. C'est alors que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, Se lève dans l'âme : Il n'y a plus de soleil ni de lune parce que l'Agneau est la lumière1 qui éclaire, lumière qui n'a rien de dur ni de doux. Dans les commencements, elle se fait remarquer, mais dans la suite, son étendue, sa pureté, sa généralité fait qu'on ne la discerne plus. L'œil de l'âme s'accoutume à être éclairé, sans penser à ce qui l'éclaire et sans vouloir le savoir. Voilà ce que j'ai à dire en bégayant : Ciel nouveau, terre nouvelle, c'est la céleste Jérusalem, c'est cette céleste Jérusalem qui descend du ciel2. Hélas ! que n'y a-t-il des cœurs pour la recevoir !

Le refus que N. a fait d'aider les personnes qui s'adressent à lui, est un effet de son humilité-vertu. Mais il ne s'agit pas ici si vous êtes ou plus [665] ou moins éclairé que lui : il s'agit qu'il se prête à ce que Dieu veut de lui, sans se regarder ni les autres. J'aurais donc voulu de tout mon cœur qu'il eût fait cela simplement, sans se regarder ni vous proposer, car Dieu n'envoie pas toutes les âmes aux plus parfaits, mais à ceux dont Il est résolu de Se servir. Car quelquefois Dieu veut Se servir spécifiquement de certaines personnes pour d'autres. Ainsi il faut que N. aide avec petitesse et simplicité ceux qui s'adresseront lui. Dieu Se servira peut-être de cela pour lui étendre le cœur. Pour vous, ce que l'on pense de vous ne vous doit faire ni bien ni mal, et vous n'en êtes ni plus parfait ni plus imparfait. N. regarde encore le parfait dans la créature. C'est ce qui l'a fait parler comme il l'a fait, au lieu que le bon et le beau est Dieu seul et en Dieu seul.

Lorsque, par le transport de l'âme en Dieu, elle a transporté avec elle toutes les créatures dans leur être original et qu'elle entre dans ce jour éternel, elle ne voit plus rien dans la créature comme lui appartenant. Elle ne regarde plus le plus ou le moins [666] de perfection en elle ou dans les autres : elle se donne pour ce qu'elle est, et comme un instrument entre les mains de Dieu, qui les choisit, dans la boutique de l'amour, proportionnés à l'ouvrage qu'Il en veut faire. Que N. ne vous renvoie plus les gens à moins qu'il ne fût surchargé ! Que je voudrais qu'ils vinssent en foule et que le Maître fût connu et aimé ! Étendez Votre règne, ô mon cher Maître !

Prenez le temps que vous pouvez avoir, pour mettre ordre à vos petites affaires, car plus vous serez en reste, plus le monceau s'accumulera. Nous sommes comme cela. Nous faisons les affaires d'autrui et point les nôtres. Mais pourvu que nous travaillions dans la volonté du Maître, il n'importe à quoi ni comment. Soyons un en Dieu : il n'y a plus en Lui de nombre, ni de distinction, ni d'espèces.

Bienheureuse servitude,

Qui donnes la liberté !

Bienheureuse solitude,

Tu montres la vérité !

Bienheureuse quiétude,

de toi je suis enchantée !

[667] Je ne parle pas de la solitude extérieure, qui n'est rien, mais bien de la solitude de toutes choses et de nous-mêmes, qui donne le repos de Dieu.

1Ap 21, 23.

2Ap 21, 1,10.

 487 [D.1.237]. Le vrai amour ne trompe point.

Non, je ne veux point que l'on appelle l'amour « trompeur » : il ne le fut jamais. S'il y a dans le monde un amour qui tienne une autre conduite [que celle] qu'il a tenue sur vous, ce n'est point le vrai, le pur amour, mais un amour déguisé et trompeur, qui se cache parce que l'on ne peut supporter l'éclat de la vraie lumière. L'amour pur, l'amour véritable, celui pour [675] lequel je me passionne, est un amour si parfait que celui qui l'a connu, ou qui a seulement senti l'odeur de ses parfums, ne se saurait arrêter à rien moindre que lui. Pour l'attraper, il court avec tant de fureur qu'il perd tout ce qu'il tient, jusqu'à ce que, par la perte de tout, il le puisse posséder seul. Mais que dis-je ? Cet amour trop pur, trop nu, qui est une simple subsistance destituée de tout accident, ne se possède point, car s'il pouvait être possédé, il ne serait pas tout pur et tout infini. C'est le royaume de Dieu caché dans un champ. On vend tout pour acheter ce champ.

Mais je me trompe. L'amour, comme le trésor de celui qui a tout perdu pour l'acquérir, n'est pas pour cela possédé de celui qui l'achète, car que donne-t-on  pour son prix que l'amour même ? Il faut se perdre encore soi-même2, non pour le posséder, mais pour lui servir de pâture. C'est alors que l'amour ne se sent plus, ne se connaît plus, ne se distingue plus. Car si nous le pouvons distinguer encore, [676], il ne nous a pas consumés. Ce que nous voyons, connaissons, comprenons est un appauvrissement général de tout ce qui appartenait à l'amour. Il ne reste plus que notre nature, destituée de tout bien, souvent revêtue de son être malin et naturel, que l'amour n'absorbe pas. Celui qui se plaint de cela, qui le sent ou y pense, a prétendu autre chose en amour que l'amour même, et par conséquent il est trompé. Ce n'est point l'amour qui l'a trompé, mais il s'est trompé soi-même car, ayant voulu se persuader qu'il ne voulait l'amour que pour l'amour, il le voulait pour soi, ce qu'il reconnaît à la peine de sa nudité. Voilà, ce me semble, ce qui justifie l'amour et qui apprend qu'il ne fut jamais trompeur.

1Mt  12, 44.

2Mt  10, 39.

  488 [D.1.238]. Dieu seul. Néant du reste.

 [677] Je ne sais, mes enfants, pourquoi vous vous amusez à une personne1 qui n'a rien de bon et qui n'a pour partage que la misère et les défauts. Vous valez tous mieux qu'elle. Je le dis en conscience. Ce que je dis, c'est comme par ressort. Je ne sais d'où il vient ni pourquoi je le dis, n'ayant pas une des dispositions de perfection dont je parle, n'y comprenant même plus rien. Tout est hors de moi. Tout est passé. Je ne sais ce que c'est que le moi. Ainsi, il n'y a rien qui se puisse nommer. Je parle et agis sans savoir ce que je fais, ni pourquoi je le fais, n'ayant ni vues, ni intentions, ni fin. L'enfer m'est aussi bien dû que le paradis : le premier me serait donné par justice et le dernier gratuitement.

Je ne veux pas vous tromper, ce me semble ; c'est pourquoi avisez à vos affaires, car ce que je vous dis est vrai. Je n'ai aucune disposition, ni bonne, ni mauvaise. Je ne connais pas plus mon cœur que mon esprit. Tout est passé pour moi. Ne vous appuyez donc pas [678] sur ce qui est en l'air, mais sur la pierre vive : Jésus-Christ en Lui-même, pour Lui-même et par Lui-même. Je ne vois ni mes défauts, ni ceux de mes enfants qu'autant qu'on me les montre dans le moment présent : je ne puis les leur dire que lorsqu'on m'y excite. C'est une boule qui va tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Je ne sais pas si elle atteint le but, ne voyant pas même le but. Ainsi, mes enfants, qui seriez mes pères, n'ayez d'autre opinion de moi que celle que vous auriez d'un chien mort. Croyez Dieu, aimez-Le et Le suivez par la mort totale, la petitesse, le rien, ne vous comptant pour chose quelconque, et vous irez bien. Vous marcherez dans la vérité du Tout de Dieu et de votre Rien. Si je suis quelque chose, je suis la lavette des écuelles, et rien plus. Dieu seul, Dieu seul, Dieu seul !

1Elle-même.

 489 [D.1.239]. Attendre les promesses en patience.

Je me trouve toujours de plus en plus unie à vous pour les âmes que vous savez, et j'ai toujours plus de certitude que plus nous serons unis en petitesse et enfance, plus tôt Dieu fera Son œuvre. Ne vous lassez pas d'attendre Dieu, car Il ne fait rien avec précipitation, mais Il achemine toutes choses à son point d'une manière si naturelle qu'il semble, cet adroit petit Maître, qu'Il n'y pense pas. Hier, après le départ de N., une parole que vous aviez mise dans votre lettre où vous disiez : « Il tarde trop », ou « c'est trop tarder », me fit impression. Je voulais la redire à Notre-Seigneur, mais Il me reprit avant que j'eusse ouvert la bouche et me fit entendre les routes de Sa Sagesse et comment Il préparait les choses [de] longues années de suite et les [680] faisait réussir à point nommé. Il en use dans l'ordre de la grâce comme dans celui de la nature : Il pourrait faire que toutes les productions fussent parfaites en un jour, mais vous voyez avec quelle patience Il fait toutes les choses. Job le décrit lorsqu'il dit : Vous m'avez caillé comme le fromage. Vous m'avez revêtu d'os et de nerfs, etc.1 Attendons donc le moment du bon Dieu qui fera aussi infailliblement qu'il est Dieu ; et lorsque tout sera arrivé, vous serez charmé de l’économie admirable de la Sagesse pour faire tomber les choses dans le pur naturel. Les plus grands coups de Sa Sagesse se font comme par hasard et, comme j'ai dit, avec une adresse admirable. C'est une finesse délicate que celle de mon divin petit Maître. Il cache ce qu'il y a de plus grand sous le plus commun et le plus naturel. Soyons intimement unis puisqu'Il le veut.

Que votre foi soit ferme là-dessus : qu'elle ne chancelle point, mais qu'elle soit longanime. Et ne disons point comme les Juifs : « Demain, l'on dit toujours demain et ce demain ne [681] vient point ». Il viendra, il viendra, et je vous le dis, que l'heure est déjà venue que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité2 Je ne vous parle pas en hésitant, mais en y croyant si fermement que cette foi m'est une parole de subsistance aussi infaillible que Dieu. Je souhaite bien de vous voir et de communiquer à votre âme un germe de fécondité que la mienne a droit de lui communiquer. Et comme vous êtes en Jésus-Christ et que Jésus-Christ est en vous, de même vous êtes en moi et je suis en vous jusqu'à l'unité consommée. C'est dans ce temps que le loup et l'agneau doivent vivre ensemble3 en union. C'est dans ce temps que se doit faire la consommation des promesses de Jésus-Christ, dont Il nous est venu apporter sur terre des arrhes et des gages.

C'est par la persécution et par l'humiliation des saints que, s'étant fait comme une semence sur toute la terre, nous allons voir l'intérieur croître et bourgeonner, et c'est le fruit des [682] promesses sans promesse qui me furent faites il y a sept ans où, étant aux portes de la mort, on me renvoya [ici] pour y voir et souffrir une persécution grande contre l'oraison, et que c'était de là - même qu'elle s'élèverait et s'établirait partout. Dieu est content du tourment de Ses saints : ce sont des semences qui vont croître et fructifier dans le sein de l’Église, après qu'elle aura souffert quelque temps les combats qu'Esaü et Jacob se firent dans les entrailles de leur mère. Elle est elle-même comme divisée, cette Église, et quoiqu'elle subsiste toujours et qu'elle répande son esprit dans quantité de ses enfants. Bon Dieu, combien d'Esaü qui le combattent ! Elle supporte un mal auquel elle ne peut apporter de remède, parce que les jours de sa délivrance ne sont pas encore venus et que son Epoux le tolère. Mais lorsque le temps sera venu et que Jacob, après avoir reçu la bénédiction de l'aîné, sera beaucoup étendu en puissance et en richesses, ce sera alors qu'il composera un peuple nouveau. Ce sera alors que mon divin petit Maître mènera et ramènera Israël comme un troupeau. Ce [683] sera alors que le jeune époux se réjouira avec la vierge, son épouse, et que le Seigneur prendra en eux Ses complaisances4.

1Jb 10, 10-11.

2Jean  4, 23.

3Is. 11, 6.

4Is. 62 ,5.

 490 [D.1.240]. L’intérieur inconnu, etc.

Il n'y a rien qu'on n'ait inventé contre l'intérieur pour le détruire. Les persécutions qu'on a faites aux personnes qui suivent cette voie en font foi. Il faut sur cela tenir ses sentiments cachés, et ne point se découvrir pour ce qu'on est sans une vraie nécessité. On a bien traité le christianisme de secte1. Pourquoi ne traitera-t-on pas de même l'esprit chrétien ? Mais je vous exhorte, avec saint Paul, de demeurer ferme dans cet esprit de foi dont Dieu vous a gratifiée2. Que vous [683] êtes heureuse qu'il se soit fait connaître à vous ! Combien peu de personnes le connaissaient lorsqu'Il était sur la terre ! Et qui étaient ces personnes ? De pauvres pêcheurs, des femmelettes. Oh ! Soyons bien petites et nous serons enseignées du Seigneur : Il nous découvrira Ses secrets qu'Il cache aux grands et aux sages du siècle. Mais à quoi cette secte aboutit-elle ? A tout quitter, à tout perdre pour Dieu, toutes sortes d'intérêts, quels qu'ils soient, afin que son pur amour triomphe. Je ne m'étonne pas que les amateurs d'eux-mêmes3 condamnent ce renoncement total et ce sacrifice entier, qui est seul digne de Dieu. Sans ce renoncement parfait, nous ne faisons pour Dieu que ce que nous ferions pour une créature. Plût à Dieu que cette secte s'étendît à toute la terre ! Lorsque l'Esprit-Saint soufflera, elle sera renouvelée. Emittes Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ4.

Cette lettre qui termine le premier volume de la correspondance de Dutoit est suivie d’une « Réponse à la Question / D’où vient que presque tous les chrétiens d’à présent ne goûtent pas ce qui regarde l’Intérieur ? » Nous donnons cette pièce  à la fin de ce volume dans la section « Témoignages spirituels. »

1Act 28, 22.

2Co. 16, 13.

3II Tm 3, 1-4. : Les hommes des derniers temps seront amateurs d'eux-mêmes, calomniateurs, ...ennemis des bons, ... plus amateurs de leurs plaisirs qu'amateurs de Dieu. (Dutoit).

4Ps 103, 30.

491 [D.2.111]. Sentiment. Raison. Foi.

Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment [317]. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. Je prie de tout mon cœur Notre-Seigneur de vous faire entrer dans ce qu'Il me fait vous dire, quoiqu'il ne soit peut-être pas selon votre goût. Si je vous peine pour quelques moments, la peine sera pour vous une source de biens si, par docilité, vous entrez dans ce que je vous dis. Peut-être direz-vous : c'est me brouiller que de me faire démêler une chose que je ne veux point démêler, voulant tout laisser à l'abandon. Dieu la démêlera pour vous et vous n'en serez point brouillé si votre docilité vous fait entrer, malgré vos sentiments, en ce que je vous dis.

Ne jugez donc jamais les choses par le goût du sentiment : il vous est même plus nuisible que la raison. Tout ce qui peut être excité chez vous par une prévention ou par un objet extérieur, ne peut point être chez vous le juge ni pour vous ni pour autrui. Il faut que ce juste juge vienne du fond, sans l'entremise d'aucune de ces choses. Si vous vous accoutumiez à juger par le goût du sentiment, il étoufferait peu à [318] peu ce goût sans goût intime de la foi, par lequel seul vous pouvez juger des choses, non selon l'apparence, mais selon ce qu'elles sont en effet.

C'est seulement cet état qui se peut appeler état simple puisqu'il est conduit par un seul moteur. C'est lui qui est exempt de toutes les méprises dans la conduite des âmes. Sans cela, on ne pénètre point la moelle du cèdre, on demeure à l'écorce.

N'allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d'abord, et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu'il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n'êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu'il s'en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d'en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.

Notre-Seigneur me fait concevoir cela d'une extrême conséquence pour [319] vous (à cause des desseins qu'Il a sur vous pour les autres), que c'est la clé de la vérité de la pure conduite. Les choses de cette nature ne laissent rien d'indéterminé. On peut être sans réponse sur ce que l'on demande, Dieu ne le donnant pas, mais pour ce qui regarde la conduite, sitôt que la réponse se donne, elle se donne comme l'oracle du Seigneur, sans qu'elle puisse varier. On peut bien vous faire taire, ou vous accabler de raisons et vous faire déporter1 des choses, mais non pas changer un décret intime, qui est un décret éternel.

C'est là marcher en pure lumière, qui discerne dans le cœur des hommes même ce qui est de Dieu. Si Samuel se fût arrêté au goût, il n'aurait point sacré David pour roi2. Telle personne nous déplaît d'abord, lorsque l'on en juge sur les sentiments, qui dans l'usage est tout autre chose. Agir par le sentiment rend l'esprit léger, inconstant et imprudent, mais en cessant d'agir par notre raison et nous laissant à l'intime du cœur, qui ne se démêle que par la perte de la raison et du sentiment, on juge des choses comme Dieu en juge, et [320] Sa divine sagesse devient le remplacement de la raison et du sentiment.  Oh ! si vous pouviez comprendre combien cela vous est nécessaire jusqu'à ce que la pure Sagesse de Dieu se soit élevée chez vous sur les débris de la raison et du sentiment !

Cessez d'agir par la raison et le sentiment et cette vérité, plus simple que l'on ne peut dire, deviendra votre conduite. Soyez-moi à cet égard comme un petit enfant bégayant et je vous dirai les oracles de la Sagesse de Dieu, trop heureuse si, vous ayant servi d'étoile dans ce que Dieu me fait vous être, je vous conduis à Lui seul et que Sa pure vérité soit la seule lampe qui vous éclaire ! C'est là le don des dons que Dieu ne donne qu'à ceux qu'Il destine par vocation à l'état apostolique. Les autres ne le connaissent pas même. C'est juger de Dieu par l'Esprit de Dieu, en juger non seulement en Lui-même par Lui-même (ce que vous faites déjà), mais dans les autres. C'est ce caractère de la mission qui fait découvrir jusqu'aux moindres obstacles dans les âmes et jusqu'aux moindres tromperies.

Courez par ce chemin-ci, puisque le Seigneur veut que je vous y conduise [321]. Que rien ne vous empêche de me suivre, non par le goût du sentiment qui empêcherait votre course, mais par la vérité de la foi qui est l'endroit par lequel vous tenez à moi. Aussi est-ce le chemin par lequel je vous dois conduire. Ce que vous avez pour moi ne contente ni votre raison ni vos sentiments, parce qu'il est au-dessus de l'un et de l'autre. Il est pourtant si ferme et si réel que vous quitteriez pour cet inconnu tout ce qui est au monde qui vous est de plus agréable. Il en est de la voie par laquelle je vous dois conduire comme de moi : rien qui vous contente, mais tout vous y suffit avec excès. Vous quitteriez tout, dis-je, pour cet inconnu, mais avec la même peine d'un enfant à qui l'on ôte une pomme, qui s'en afflige et qui cependant est apaisé par quelque chose de meilleur. Mais il ne connaît ce meilleur que dans l'usage, si l'on peut appeler connaissance ce qui ne l'est pas.

Que rien ne vous amuse. Croyez ce qui a été, qui est et qui sera toujours pour vous vérité de Dieu. N'anticipez jamais rien. Allez toujours par le moment présent. Si vous prévenez [322] le moment, vous serez toujours hésitant pour faire ou ne pas faire. Le moment même vous détermine par lui-même.

1Se déporter : s’abstenir de renoncer à.

2I Rois 16, 6-7.  

 492 [D.2.117]. Avis de patience, etc.

J'ai vu la lettre de votre ami. Vous ne m'en avez rien fait savoir dont je ne me doutasse bien, mais il faut adorer l'ordre de Dieu. Je le prie [343] de ne point prendre aucune résolution et de ne point suivre son mouvement impétueux. Il se trouvera partout en quelque lieu qu'il aille. N'y a-t-il pas moyen de le conjurer de ne point lire les livres qui lui sont si funestes ? Ses désespoirs ne m'étonnent point ; ils ne sont causés que parce qu'il ne s'abandonne pas à Dieu sans réserve. Je le prie de tout mon cœur de le faire et d'attendre le moment de sa délivrance. Il pourrait bien, s'il voulait, se découvrir au docteur. Il me semble qu'il ferait bien d'entrer dans la mort de soi-même, de reprendre les livres d'oraison, et de s'adonner à l'oraison le plus qu'il pourrait, mais surtout de quitter les livres qu'il sait. Qu'il ne se rebute pas, au nom de Dieu ! Il trouvera, après ses peines et l'expérience de ses misères, un bonheur inconcevable et la suprême félicité. Je crains plus que la mort qu'il ne donne dans ce qu'il avait laissé. Oh ! Que s'il quittait, il ne trouverait pas ce qu'il pense ! Il me paraît que Dieu saura bien l'en tirer quand il Lui plaira.

Je demeure entre les mains de Dieu, bien contente qu'Il fasse de moi [344] ce qu'il Lui plaira. Laissez-Lui aussi toutes choses. Quoiqu'Il m'ait conduite par des états bien terribles, je vous assure que j'ai trouvé la vie dans la mort. Je ne veux point écrire à N., Dieu lui fera toutes choses. Dieu me suffit pour me satisfaire pleinement. Je suis très contente de rester ici toute ma vie si tel est Son bon plaisir. Il sait, ce bon Dieu, que Lui seul me suffit.

Il me semble que si vous vous séparez de la personne que Dieu vous avait donnée, vous tomberez en mille pièges. Je n'ose me flatter de vous en persuader. Soyez assuré que votre âme me sera toujours chère en Notre-Seigneur.

L'état où est notre ami lui durera encore du temps. Il ne trouvera de paix qu'en s'y abandonnant, j'entends celui où il était. Il faut subir cet état d'abandon dans son étendue. Croyez-moi, qu'il ne se dérobe pas à Dieu, car Dieu le trouvera partout et ce qu'il croirait choisir pour son remède serait sa mort. Plus cette personne mourra à tout, plus elle trouvera Dieu dans la mort et la perte de Dieu en apparence. Il me paraît qu'il n'est pas [345] assez abandonné. Qu'il quitte les lectures, au nom de Dieu !

 493 [D.2.118]. Petitesse. Point d’appui dans la purification.

N. vous est plus propre que nul autre parce qu'il est véritablement petit et par conséquent selon le cœur de Dieu. Car ce n'est que par la petitesse que l'on doit mesurer le progrès d'une âme, puisque nous sommes d'autant plus que nous sommes moins.

Je vous prie, quelque chose qui vous arrive, de ne point vous alarmer. Vous pouvez, si vous le voulez, vous découvrir en conversation à N. Il a de la lumière et de l'expérience, mais que ce ne soit jamais pour chercher de l'appui dans son caractère. Dieu veut de vous plus d'abandon et plus de mort. Il faut qu'Il soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l'état où vous êtes, tout autre purification vous salirait. Ceci est essentiel pour vous, [346] et tellement essentiel que de ce courage et de cette perte dépend toute la gloire que Dieu prétend tirer de vous par tous les états qu'Il permettra vous arriver.

Comptez donc qu'il n'y a plus rien à faire pour vous par la purification active, mais Dieu Lui-même vous doit être tout. Il faut entrer là et y persévérer avec courage. C'est le point le plus important, et vous verrez à la suite que Dieu, qui vous conduit par la main comme Son enfant bien-aimé, vous fera comprendre que c'est ce qu'Il veut de vous. Et quand, par infidélité ou par faiblesse, vous vous mettriez en devoir d'en user autrement, votre fond n'y correspondrait pas et vous sentiriez fort bien que c'est une assurance que la nature craintive cherche.

 494 [D.2.119]. Ne point juger de soi-même.

Je vous prie, au nom de Dieu, de n'hésiter point sur le fait de [347] laisser à Dieu le soin de vous juger et de vous punir de ce qui pourrait Lui déplaire en vous. Vous ne ferez point librement de fautes que vous puissiez envisager comme fautes dans le moment que vous les faites, ou bien elles se feront par entraînement, précipitation et faiblesse, ou après avoir cru et vu quelque temps auparavant qu'on pourrait ou devait éviter. [Mais] toutes ces vues se perdent dans le moment, ou il pourrait arriver qu'elles ne vous paraîtront point fautes, ou bien de quelque autre manière connue à Dieu seul, mais je suis certaine que vous ne ferez jamais volontairement une chose que vous croiriez dans ce moment être mal. Vous pourriez croire dans la suite que vous l'avez faite avec plus de liberté, mais je vous assure que non et vous conjure au nom de Dieu de Lui en laisser le jugement et de vous abandonner à Lui sans nulle certitude. Où serait la perte et l'abandon sans cela ? Je vous conjure de tenir ferme sur cet article plus que sur tout autre car tout dépend de là.

Les personnes beaucoup attachées à elles-mêmes ne connaissent et ne [348] sentent guère cette attache, au contraire ils s'en disent souvent fort détachés. Il est bon que vous éprouviez de toute part votre corruption, et c'est le moyen qui vous détachera plus que tous les autres de vous-même.  Oh ! que celui qui se trouve horrible perd bientôt tout l'amour qu'il a pour soi-même ! Comme le sentiment de l'amour de Dieu n'est pas toujours la réalité de ce même amour, de même le sentiment de l'amour de nous-mêmes en bannit la réalité et nous fait entrer peu à peu, par l'expérience de notre corruption, dans la véritable haine de nous-mêmes.

 495 [D.2.120]. Abandon libre et absolu.

Je crois qu'en l'état où vous êtes, vous ne sauriez trop vous délaisser. Je vous conjure donc de le faire sans réserve et de porter votre abandon aussi loin que vos vues et vos terreurs peuvent aller. Mais un abandon effectif car Dieu le veut sans réserve, non comme une chose dont [349] on espère la délivrance, mais comme d'un mal inévitable. C'est un abîme dans lequel on vous veut jeter : on vous le fait voir et on ne veut que votre libre abandon. Ce n'est point comme à un enfant à qui l'on fait des terreurs paniques ou que l'on effraye d'un mal imaginaire ; non, c'est comme à un homme à qui l'on présente le danger et qui, pour me servir des paroles de Déborah, se livre volontiers au péril1.

Je ne sais pas le danger ni le péril, mais je le vois jusqu'au fond de l'abîme ; ma vue ni ma prévoyance ne creusent pas l'abîme ; je vous demande seulement : avez-vous assez de courage pour consentir que Celui qui vous tient sur le bord de l'abîme vous y précipite tout à fait ? Vous vous abandonnez comme aveugle et vous dites : peut-être m'épargnera-t-Il. Je vous porte à vous abandonner non comme aveugle, car je vois l'abîme et sa profondeur ; je veux pourtant que vous le fassiez librement et volontairement, car quoique je me mette du parti de Celui qui est affamé de perdition et de mort, je [350] n'opère pas pour cela ni la perdition ni la mort : c'est à Lui de le faire. C'est bien à la divine Justice qu'il faut vous abandonner sans réserve, car c'est elle qui opère cet état-ci. Les jours de la miséricorde sont passés, il faut boire le calice que mon Père vous a préparé2, et le boire sans assurance d'être reçue ni à droite, ni à gauche. Je puis bien vous assurer que vous le boirez, mais de vous promettre le reste, je ne le puis : c'est à mon Père de vous le donner.

1Jg 5, 2.

2Mt  20, 23.

 496 [D.2.121]. Vie propre, difficile à perdre.

Je vous ai si souvent dit qu'il faut une perte et mort sans ressource parce que votre vie n'est plus de la nature : il y a longtemps que cet animal est dompté, mais elle réside dans la pointe de l'esprit. C'est une vie [351] subtile et délicate qui est bien plus difficile à tuer que la première, parce qu'elle ne se perd qu'en faisant vivre celle-ci. De tous les animaux, il n'y en a point de si difficiles à tuer que ceux qui ont les esprits plus subtils. Un bœuf se tue de quelques coups de maillets, mais une vipère vit plusieurs jours sans tête et sans cœur et, après être écorchée, elle tâche de se mouvoir, et elle ne cesse de vivre que lorsqu'elle n'a pas la moindre humeur et qu'elle est entièrement desséchée : sa tête séparée de son corps mord encore et peut tuer un homme vivant. Telle est la vie de l'esprit illuminé et raffiné par les exercices de vertus comprises1 et de l'oraison.

Mais hélas ! on [ne] veut qu'à peine sortir de cette vie, on la conserve tant que l'on peut. On ne regarde les choses qu'en elles-mêmes, et les moyens de l'arracher paraissent effrayants quand ils sont regardés seuls. Mais mesurés sur cette effroyable vie et sur sa malignité (si on la connaissait bien, et qu'on la vît seule), il n'y a point de moyens, quelque hideux qu'ils fussent, dont on ne se servît, il n'y a point [352] d'abîmes, quelque épouvantables qu'ils parussent, où l'on ne se jetât volontiers à corps perdu pour se défaire d'une vie d'autant plus dangereuse qu'elle est plus subtile. Mais comme elle ne se perd qu'en perdant tout bien, et que l'âme ne peut s'y résoudre, c'est ce qui fait que la mort est si longue et que la vie se passe à mourir. Perdez-vous donc ainsi avec courage et votre perte sera le plus grand de tous les biens, non à ce qui vous paraîtra, mais selon ce qui est en vérité au seul honneur et bon plaisir de Dieu, qui prend plaisir de voir Ses créatures qui n'ont plus ni gloire spirituelle, ni intérêt propre de salut ni d'éternité, puisqu'ils sont sacrifiés à l'honneur unique de Dieu par le plus grand de tous les sacrifices au seul vouloir inconnu de Dieu.

Tous les autres sacrifices sont des dispositions à celui-là et ne peuvent trouver leur perfection que dans lui. Mais, ô mort et perte terrible de la nature, que tu es effroyable ! Tu ne l'es cependant que parce que la créature s'aime subtilement. Elle ne saurait se [353] résoudre à tout perdre pour trouver tout, non en elle, mais en Dieu. Car la misérable est si rusée que, lorsqu'elle se perd, elle ne se perd que dans l'espérance de se retrouver encore mieux, ce qui ne sera jamais. Il faut qu'elle se perde d'abîme en abîme dans l'inconnu, sans espoir et sans rien pour elle ; car si, dans le temps de son état le plus consommé, elle voulait quelque chose en elle et pour elle, elle ne trouverait qu'un enfer. C'est en Dieu et pour Dieu qu'elle trouve tout son bonheur lorsqu'elle est dégagée de tout propre intérêt de temps et d'éternité2.

Mais où trouvera-t-on des âmes qui n'aient plus d'intérêt ni pour l'un ni pour l'autre ? C'est cette difficulté de trouver des âmes dans un simple, pur et entier sacrifice, qui fait toute ma douleur sur la terre et qui me ferait même désirer d'en sortir si je pouvais désirer quelque chose. Mon penchant pour ne plus aider aux hommes et pour en être séparée augmente chaque jour, car il faut leur cacher et adoucir les vérités, ce qui m'est [354] insupportable. Il faut les ménager ou s'attendre à des écarts furieux, car s'ils savaient les abîmes qui les attendent, ils quitteraient tout. Je vous avoue qu'on pourrait dire avec saint Paul que nous gémissons sous la captivité de notre corps3, parce qu'il n'y a point de purs esprits sur la terre.

1Vertus bien comprises, dépendantes de la grâce divine, etc.

2Voyez l’Imitation, Livre 3, chap. 25, 3. (Dutoit).

3II Co 5, 2.

 497 [D.2.122]. Perte et abandon.

La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'a beaucoup donné de joie, m'apprenant l'état de votre santé. Il me semble que l'état de perte dans lequel vous êtes n'est qu'un prélude de celui qui doit suivre. Cela va assez lentement, mais malgré cette lenteur, vous ne laisserez pas d'éprouver que ce qui n'était au commencement que des pertes supportables, sans changer d'état d'une manière fort aperçue, devient insensiblement et très peu à peu perte [355] presque désespérée. Vous verrez, ou plutôt vous éprouverez dans la suite, ce que je vous dis, et ce qui est de plus terrible est que cela devient toujours plus sans remède. L'expérience seule peut faire comprendre les degrés de perte où il faut passer. Tel qui croit être dans le dernier dénuement, éprouve qu'au bout de plusieurs années on n'a cessé de perdre toujours de plus en plus. Ce qui fait voir que l'on possédait quelque chose, quoique d'une manière si inconnue que l'on ne le pouvait distinguer que par la perte que l'on en fait. C'est par là qu'on connaît que l'on possédait quelque chose, car nul ne perd ce qu'il n'a pas.

Je crois que ce sera la conduite que Dieu tiendra sur vous toute votre vie. Il ne vous fera peut-être pas passer par des trajets violents, mais Il tiendra sur vous une conduite unie en apparence, mais qui cependant ruinera peu à peu votre amour-propre et le détruira entièrement, mais peu à peu et si insensiblement que rien plus.

Le contentement que vous avez dans cet état vient du fond, de la perte de votre volonté en celle de Dieu [356]. Cela augmentera toujours, mais d'une manière qui vous fera croire que ce n'est que dureté, puis cela vous paraîtra endurcissement final. Il ne faut pas vous étonner que rien ne vous demeure des lectures : ce serait un dommage pour vous que d'être remplie de ce qui n'est pas Dieu. Je crois que ce que vous goûtez encore et qui vous affermit dans votre abandon et dans votre foi, vous deviendra insipide, et peut-être à charge, lorsque vous aurez perdu tout abandon et toute foi aperçue. Voilà ce qui est venu au bout de ma plume que je soumets à vos lumières.

 498 [D.2.123]. Perte et abandon.

Des abîmes de malheurs, M., mais de bonheurs, parce que le sacré abandon rend douces les choses les plus fâcheuses ! Que la tempête ne vous étonne point, quoique qu'elle aille être forte. Soyez comme [357] un petit vaisseau au milieu des flots mutinés, qui se tient ferme par son ancre, et ne réfléchissez sur rien. Ce qui effraie les autres doit vous affermir. Le temps est venu que le soleil perd sa lumière : les vents font tomber les figues qui ne commencent qu'à pousser1, la désolation sera grande. J'avais voulu plusieurs fois vous expliquer un passage de l'Apocalypse, mais nous n'eûmes pas le temps. Cela vous aurait paru dans son jour à présent si je l'avais fait alors. Il est nécessaire que ces alternatives dont vous me parlez, arrivent et surtout que la paix soit à présent en vous. Ce sera un moyen de perte que vous verrez mieux dans la suite que maintenant. Dieu pouvait Se contenter, et souvent les choses en demeurent où vous êtes ; quelquefois elles vont plus loin. Il faut demeurer indifférente là-dessus parce que, sans cela, la seule appréhension des choses, ou la moindre joie de leur délivrance, est assez forte pour soulever les flots et faire une nouvelle tempête. La suprême indifférence est ce qu'il vous faut.

Vous voyez comme votre état passé vous a fait avancer dans la nudité, et l'a fait approfondir d'une manière singulière. Ce vide de tout et l'état de rien dans son commencement est plus pénible à porter que l'état de perte. Laissez aller et venir tout. Tous les états sont pour vous également Dieu. Il est bon que vous soyez humiliée. Prenez garde seulement que l'humiliation ne vous mette plus imperceptiblement dans la multiplicité, soit pour vous la faire porter plus passivement2, soit pour vouloir ajuster les choses pour ne faire de peine à personne, soit pour en profiter. Tout cela était très bon en son temps, mais il ne l'est plus pour vous : il faut tout porter nûment. Ayez bon courage, je vous en prie, et, ayant déjà atteint la maturité, ne soyez pas du nombre des figues qui tombent toutes sèches.

1Ap 6, 12-13.

2C’est à dire sous prétexte de vous la faire porter, etc. (Dutoit).

  499 [D.2.124]. Abandon à Dieu et sa sûreté.

 [359] On ne saurait jamais rien risquer en s'abandonnant à Dieu. Ainsi, pourvu qu'on ait l'âme droite et le cœur sincère, il fait entrer tôt ou tard dans ce qu'Il veut, quand même votre changement d'état ne serait pas aussi durable que vous vous le persuadez (ce qui cependant n'est pas impossible). Notre-Seigneur m'ôta tout à coup toute inclination naturelle lorsque je me fus abandonnée à Lui sans réserve. Mais quand, dis-je, cet état ne durerait pas toujours, il vous serait très utile à présent, parce que vous vous étiez fait une idée d'état et d'avancement de voie d'une chose qui ne devait servir qu'à vous faire perdre toute voie.

Laissez-vous donc à Notre-Seigneur et suivez le mouvement de Son Esprit qui sera toujours accompagné, non de paix en vous-même, non de paix qui rétrécit et borne (quoiqu'elle paraisse contenter), de paix qui est l'apanage de la possession de vous-même, mais de paix hors de nous, en Dieu, qui met l'âme dans une étendue infinie et qui la fait participer à l'immensité de Dieu même.

Je n'ai point de peine pour tout [360] ce qui vous regarde, car je sais que vous êtes trop abandonnée à Dieu pour qu'Il vous laissât longtemps dans un état qu'Il ne voudrait pas de vous, et les renversements inopinés et subtils Lui serviront de moyens pour vous tirer de vous-même. Cependant demeurez comme vous êtes à présent, et ne vous donnez point à vous-même de mouvement ni pour en sortir, ni pour vous y conserver. C'est à Dieu que je délaisse toutes choses.

Pour ce qui me regarde, je laisse tout faire et dire sans prendre de mouvement ni changer de situation. S'il en fallait prendre à tous les différents événements, on serait comme le flux et le reflux de la mer. Je laisse tout. J'attends l'ordre de mon Dieu. Il n'y aura jamais de prison étroite pour moi, car Son sein est immense ; c'est ce qui me suffit.

 500 [D.2.125]. Abandon.

Vous m'aviez dit que vous m'écririez, mon cher Enfant, mais [361] je vous préviens pour vous conjurer de ne vous pas tenir un moment autour de vous-même. Qu'est devenu ce courage ? Allons tête baissée au travers des broussailles qui sont les petites difficultés qui vous arrêtent, et elles s'écarteront d'elles-mêmes pour vous faire passage. Tout consiste à marcher toujours sans s'arrêter un seul moment : le voyageur qui ne s'arrête jamais avance beaucoup, quoiqu'il bronche souvent ; mais celui qui s'arrête à regarder tous les endroits qui le font broncher, avance peu et se décourage aisément.

Allez, allez par l'abandon : vous y êtes appelé. Penchez plutôt du côté de la largeur que de celui qui est étroit, à cause de votre naturel porté au scrupule. Ne vous reprochez pas ce que Dieu ne vous reproche pas. Ne vous arrêtez pas un moment. Ce ne sont pas les fautes imaginaires qui vous retardent, mais le moindre arrêt. Les retours sur vous-même empêchent votre course.

Bon courage ! Vous voyez que Dieu a beaucoup fait sur un naturel comme le vôtre. Celui qui marche avec [362] courage le fait avec vigueur et se fatigue moins que celui qui marche mollement et qui écoute sa lassitude. Sautez à pieds joints par-dessus vous-même, puis laissez-vous là et ne retournez jamais sur vos pas pour vous reprendre.

 501 [D.2.126]. Abandon.

Assurez-vous que je n'ai point de peine de tout ce que l'on pense de moi : la volonté de Dieu me tient lieu de tout. Vous serez toujours hors de votre place lorsque vous ne vous jetterez pas à corps perdu dans un total abandon. C'est là que vous trouverez votre centre. Je suis toujours plus convaincue que Dieu veut de vous un abandon sans réserve ; c'est où vous trouverez la paix, la joie et la véritable liberté. Votre cœur a besoin d'être beaucoup dilaté par la liberté et l'abandon, et non pas resserré par la crainte et la réserve.

Lorsque je vous ai parlé de crainte [363] dans ma dernière, je ne vous ai dit cela que pour l'avenir où je sais que vous tomberez souvent dans le doute de votre voie, et même cela vous est nécessaire pour donner prix à l'abandon. C'est en cela, je le répète encore, que plus vous aurez de doutes, plus vous aurez de quoi exercer votre foi.

Faites si bien que vous voudrez, vous ne trouverez jamais un parfait repos que dans l'abandon de tout vous-même entre les mains de Dieu. Il faut Lui abandonner votre salut et votre éternité, Lui en faisant un sacrifice total. Sans l'incertitude, où serait la perte ?

 502 [D.2.127]. Abandon à l’amour purifiant.

Je vous plaindrais extrêmement si je n'étais assurée de la bonté de Dieu sur vous. Mais il faut porter toutes les agonies de l'état : on ne meurt qu'en mourant. Dieu pousse les gens [364] autant qu'Il les aime et selon les desseins qu'Il a sur eux. Quelquefois Dieu veut une fidélité aveugle des âmes et veut être obéi au moindre signal. D'autres fois, Il ne veut que les éprouver et les faire souffrir. Il faut suivre Dieu. Tout ce qui vous pacifie est de Lui. Vous avez bien fait. Il faut faire des coups hardis et croire que Dieu n'est pas moins dans cette chose que dans l'autre. Mais de quoi servent les paroles des créatures lorsque l'on a au-dedans une parole qui ne laisse pas ignorer ce que le Maître veut ? Dieu a d'étranges manières de détruire. Il est Maître, Il est tout-puissant, cela suffit.

Rentrez donc dans votre abandon sans faire autre chose que de vous donner en proie à la volonté de Dieu, et ne reculez point sous quelque prétexte que ce soit. La tentation de tout quitter viendra souvent, mais que peut une masse d'argile contre un plus puissant que la mort ? Vous voyez que l'abandon vous donne la paix et le large : qu'y a-t-il qui vous marque plus Dieu ? La paix, la joie, la liberté sont les fruits du Saint-Esprit, comme le [365] trouble, la tristesse et la gêne sont les fruits de l'amour-propre.

Je vois que vous aurez beaucoup à souffrir car, comme il est impossible à cause de votre avancement que vous retourniez en arrière - Dieu vous a trop affiné le goût par la paix et la liberté dont vous avez joui - vous ne pourriez sortir de là sans entrer dans un état violent qui ne pourrait point être de durée, la lumière vous poursuivant sans cesse, et il ne vous refléterait que la peine de votre infidélité sans consolation ; ces violences viennent de ce que Dieu pousse fortement. Il faut rentrer dans la paix et ne point penser au passé ni à l'avenir.

Vous éprouverez une infinité d'états et de dispositions dans un seul état. Vos alternatives sont d'une nature que, quand vous vous délaissez, tout vous paraît divin, et lorsque vous êtes mal, ce n'est que désespoir. Mais faites attention que Dieu n'est pas un trompeur, que c'est Lui-même et Lui seul qui vous a engagé dans Ses filets, que, s'Il Se sert en quelque chose d'une misérable créature, ce n'est que pour soutenir et confirmer, mais Il fait tout [366] lui-même. Avec Dieu, plus on fait les choses promptement, moins on souffre.

Dieu ne Se laisse jamais ignorer de l'âme lorsqu'Il la porte au sacrifice. Plus les sacrifices sont grands, plus ils sont dignes de Dieu. Le pis qui puisse arriver, c'est de se tromper, car il ne peut y avoir de péché. Mais peut-on se tromper en honorant Dieu et en Lui obéissant ? Courage donc, sans courage ! Ne précédez pas la grâce, mais aussi suivez-la. J'espère qu'avant qu'il soit peu, tout sera pacifié.

Je vous aime de tout mon cœur. L'amour [divin] est fort comme la mort et sa jalousie est dure comme l'enfer1. Vous éprouvez quelque chose, ma très chère, de la jalousie de l'amour. Sa loi n'est et ne sera jamais écrite que dans le fond de votre cœur. Ce sera votre cœur qui vous rendra toujours témoignage de lui, mais cet amour jaloux jette dans un enfer ceux qui se regardent eux-mêmes et leur intérêt, quel qu'il puisse être. Ô Amour, une crainte vous déplaît ! Et souvent vous rejetez le cœur que vous avez [367] contraint de vous obéir. Il veut, cet Amour, qu'une seule invitation suffise pour s'abandonner à lui. Mais je vous en dis trop. Ô Amour cruel et impitoyable, pourquoi me fais-tu parler lorsqu'il semble que je devrais me taire ? Tu le sais et cela me suffit.

1Ct 8, 6.

 503 [D.2.128]. Abandon et sacrifice de soi.

J'ai oublié à vous prier de m'écrire lorsque vous seriez dans la peine en l'absence de N. où vous n'auriez point de secours. N'allez pas vous mettre dans l'esprit que cela ne servirait de rien, que vous n'en seriez pas mieux. Il faut le faire avec fidélité et cela pourra vous arriver quelquefois. Ne croyez pas en être quitte. Dieu est juste, quoique plein de douceur. Ce serait trop pour une âme qui se sacrifie à Lui sans réserve et dans la certitude de Lui obéir, si cette certitude lui restait après le sacrifice. Mais c'est souvent tout le contraire, et ce qui [368] paraît auparavant gloire et volonté de Dieu, paraît ensuite tout autrement. Il n'y a aucun moyen de se tirer de là que par un nouvel abandon pour avoir même déplu à Dieu et fait ce qu'Il ne voulait pas. Laissez-vous à Dieu : vous êtes à Lui, il faut tout sacrifier réellement. Si vous aviez toujours la certitude perceptible de faire la volonté de Dieu, quel sacrifice feriez-vous ? De plus il faut que vous sachiez qu'ordinairement, quand le consentement au sacrifice se fait avec paix et douceur, l'exécution s'en fait avec amertume.

Il faut être comme une plume dans la main de Dieu. Il y a un si beau passage dans l’Écriture Sainte qui dit que : Dieu S'est élevé au-dessus des Chérubins et qu’Il a volé1, c’est-à-dire qu'Il S'élève au-dessus de la ferveur, quelque sublime qu'elle soit. Mais il est ajouté : il est tombé sur la plume des vents, c’est-à-dire qu'Il Se précipite sur une âme qui, ne lui résistant pas, est en Sa main comme une plume au gré du vent. Une plume dont on écrit est conduite par une main et, quoique soumise, elle fait souvent de [369] faux traits, mais celle qui est poussée par le vent, est souvent poussée jusqu'aux nues, puis repoussée avec d'autant plus de force contre terre qu'elle avait été élevée plus haut. Tout cela cependant ne l'arrête pas un moment, elle est toujours ballottée au gré du vent ; c'est comme vous devez être si vous voulez être le contentement de Dieu sans contentement pour vous, quel qu'il soit. Que vous feriez bien si vous étiez ainsi ! Ne regardez jamais les choses en elles-mêmes, autant que vous pourrez. Quand vous ne pourrez faire autrement, souffrez, mais ne jugez ni de vous, ni de votre état.

1Ps 17, 11.

 504 [D.2.129]. Oubli.

Soyez certaine que vous ne fûtes jamais plus à Dieu que vous y êtes, quoique vous ne vous en aperceviez pas toujours. Vous goûteriez un bonheur ineffable si vous pouviez vous oublier et ne vous soucier non plus de vous que d'un guenillon. Il y a toujours à souffrir tant qu'il y a [370] quelque chose à perdre. Mais lorsque tout est perdu,  Oh ! quel bonheur !  Oh ! quel contentement !

Recevez les prémices de l'Esprit, et laissez-vous détruire et consumer sans réserve. Moins Dieu vous épargnera, plus Il vous donnera de preuves de l'amour qu'Il vous porte. Si la conduite qu'Il tient sur vous, vous paraît étrange, vous connaîtrez un jour son utilité.

 505 [D.2.130]. Perte d’appuis. Abandon.

Il faut mourir à tout, et je ne serais nullement fâchée que vous vissiez en moi des misères afin de vous faire perdre tout appui dans la direction, sans perdre pour cela l'obéissance et la soumission pour cette même direction qui vous est assurément donnée de Dieu, et qui n'a choisi un si pauvre sujet que pour faire mieux crever votre raison et votre amour-propre, [371] car quoique votre voie soit en foi, vous vous seriez aisément appuyée sur les témoignages.

Quant à des inspirations extraordinaires, cela ne vous concerne pas. Il s'agit d'un mouvement qui vous invite dans le moment, sans vous laisser de doute de la volonté de Dieu, qui est gravée dans le fond de l'âme comme une loi de justice et de vérité que Dieu exige de qui il Lui plaît. Comme ce ne sont point des choses extraordinaires pour le dehors et l'extérieur, il ne se fait rien de miraculeux extérieurement, mais la peine violente est la preuve de l'extraordinaire conduite intérieure, qui est souvent telle que j'ai connu des personnes qui me disaient : « Quand je verrais l'enfer, je ne pourrais pas changer de conduite ». Vous ne trouverez d'assurance que dans la perte même, où l'on trouve un repos d'autant plus grand que l'on est plus perdu. C'est une leçon que la seule expérience peut faire découvrir.

Je crois que tout ce qui vous porte à penser à vous, vous nuit. Et qu'il n'y a qu'à vous sacrifier encore plus, lorsque ces pensées vous viennent, pour vous [372] mettre en repos. Je tâche de vous dire ce que je crois véritable et que Dieu demande de vous, ne jugeant pas que vous deviez vous arrêter à des personnes qui ne vous connaissent point, puisque votre voie est l'abandon aveugle et total entre les mains de Dieu, où l'on ne peut se tromper. Et s'il pouvait y avoir de la tromperie, ce ne serait qu'une illusion et non une faute, à cause de la droiture de l'intention. Cependant je n'ai jamais prétendu gêner votre âme, au contraire la faire entrer où je crois voir que Dieu la veut. J'avoue que cet état s'accorde mal avec le propre intérêt et que celui qui en a encore quelqu'un ou quelque perte à faire, sera souvent dans la peine. Mais celui dont la volonté et l'étendue du sacrifice embrasse tout sans distinction, se trouve très souvent et, pour mieux dire, toujours dans un parfait repos.

Je ne connais point d'autre voie que l'abandon aveugle qui n'envisage rien, qui n'excepte rien que le pur amour qui est insatiable de sacrifices. Je n'entends rien à tout le reste. Je n'ai point d'autre loi que celle qui est [373] gravée au fond de mon cœur, plus d'autre conduite que la volonté souveraine de Dieu qui ne veut pas que l'on demande raison de sa conduite, qui n'attend aucune preuve, et qui n'envisage qu'elle-même. Tout ce qui sort de là, n'est plus de mon ressort : je m'en dépars.

 506 [D.2.131]. Peines dans l’abandon interrompu.

La peine que vous avez vient assurément de votre infidélité en ce que vous donnez entrée à la réflexion, qui est comme une bonde levée après quoi on ne peut empêcher le torrent de se déborder. Il ne faut pas présentement travailler à vous tirer de la peine. Il faut laisser à la peine de faire l'effet que Dieu prétend. Vous n'en sortirez que par un nouvel abandon sur les choses que vous appréhendez le plus.

Il n'y a rien à craindre du côté du désespoir. Tout ce que vous sentez là-dessus vient d'une nature irritée [374] et d'une infidélité qui vous fait toute rentrer en vous-même. La peine qui vient de Dieu n'est point de cette sorte : elle humilie en tranquillisant. Tout ce que vous me dites n'est que nature qui ne veut pas mourir : on craint pour soi. On ne craindra plus sitôt que l'on s'abandonnera à Dieu ; ainsi du reste. Plus nous vivons en nous-mêmes, plus nous avons de peine. Plus nous sommes morts, moins nous avons d'intérêt pour nous-mêmes, soit éternel ou spirituel, soit temporel.

Je n'ai jamais ouï dire que l'on juge bien d'un état dans le temps de la peine, mais dans le calme et la bonasse. Je n'ai pas un mot à vous dire pour vous prouver la bonté et la réalité de l'état de sacrifice, préférable à tout autre. Nous portons en nous-mêmes un certain caractère foncier de la vérité intime qui se fait distinguer même au milieu des plus grands troubles.

  507 [D.2.132]. Abandon absolu.

 [375] Après avoir porté la paix de l'amour, il faut porter la rigueur de l'amour. Le premier amour est un amour possédant son objet, quoiqu'en pure et nue foi. Le second amour est un amour détruisant son sujet, sans sortir de la même foi. Il y a assez d'âmes (quoiqu'elles paraissent rares) qui veulent bien posséder Dieu, quoique en nudité totale, mais qu'il y en a peu qui veuillent bien se laisser détruire sans qu'il en reste rien ! On veut être détruit et se conserver entier ou avec quelque figure ou trace de ce que l'on a été : cela ne se peut.

Laissez-vous donc défigurer par l'amour et qu'il ne reste nulle trace de ce que vous avez été, mais cela, si réellement que, ne vous reconnaissant plus vous-même, vous ne sachiez plus si vous avez été quelque chose. Tout autre voie que celle de l'abandon n'est pas pour vous. Tout autre nourriture ne convient point à votre estomac accoutumé à la délicatesse de cette viande. Laissez-vous donc à l'amour cruel et impitoyable. Il est prêtre et victime : il immole et il fournit la matière de l'immolation.

 508 [D.2.133]. Pur abandon, etc.

J'écris seulement deux mots à N. où je mande simplement ma disposition. J'en ai abandonné le succès à Dieu. Si l'on était toujours bien disposé, la grâce coulerait toujours et les autres goûteraient ce que vous me mandez que vous goûtez et que vous goûteriez vous-même plus souvent. Mais hélas ! la propre sagesse arrête les âmes et suspend les torrents de grâce. La raison nuit aux autres. Que Dieu est pur et qu'il faut de pureté pour Le goûter dans Sa pure, nue et si simple opération de silence ! Cependant c'est le langage de Dieu propre pour l'âme et convenable entre les âmes anéanties, qui n'ont plus rien de propre. Rien n'empêche Dieu de Se répandre par elles dans les [autres] âmes.

La lettre que je vous ai envoyée ce matin répond à vos doutes. Les doutes viennent souvent autant par l'hésitation que pour avoir mal fait. Abandon sans retour, c'est ce qu'il vous faut Vous aurez souvent des incertitudes et surtout dans l’[des] hésitation[s]. Mais il faut finir la carrière malgré les embarras.

Pour N., elle ne doit rien craindre. Qu'elle se délaisse : elle est plutôt trop hésitante que trop abandonnée. Laissez-vous à Dieu comme je vous y laisse. Que N. et vous ne viviez que de foi, d'amour et d'abandon.

Je vous répète encore qu'il faut obéir à Dieu au moindre signal et qu'il ne faut rien revenir. Obéir au moindre signal, c'est faire la volonté de Dieu comme les Bienheureux la font dans le ciel. Prévenir, c'est anticiper sur cette volonté de Dieu, c'est disposer de soi, c'est se méprendre. Je persiste donc toujours à dire qu'il faut obéir au moindre signal de Dieu qui veut cette souplesse de votre âme, mais qu'il ne faut se procurer nulle disposition sur quelque chapitre que ce puisse être. Pur celui de …1, ce serait se donner des dispositions que d'anticiper sur l'avenir, mais ce n'est pas s'en donner que d'agir avec la simplicité d'un enfant, sans penser à rien : les réserves mettent en [378] attention sur soi et elles vous gêneraient. Demeurez de moment à autre comme l'on vous fait être. Peut-être Dieu ne vous demandera-t-Il plus rien ? C'est à vous de vous laisser entre Ses mains pour le moment présent.

1Points de suspension de Dutoit.

 509 [D.2.134]. Peines dans l’abandon.

Je ne m'étonne pas que vous soyez comme vous êtes, n'étant par encore fixe dans l'abandon. Je m'explique : vous êtes fixe dans la volonté de vous abandonner, mais vous n'êtes pas fixe dans l'effet de l'être dans toute l'étendue que Dieu peut vouloir de vous. Il faut vous porter en paix. Votre délaissement est ce qui vous rend tout à dégoût. Il vient plus de cause éloignée que de prochaine, plus du passé que du présent.

Dieu est d'une extrême délicatesse, Il ne punit pas toujours sur le [379] champ, [car] nos infidélités punies promptement nous peuvent servir d'appui. Mais dissimulant pour des moments, Il punit, quoique avec moins de violence, plus longtemps, et l'âme se trouve comme une personne qui, étant hors de sa maison, ne fait que tourner autour sans y pouvoir entrer jusqu'à ce qu'il plaise au Maître de lui en ouvrir l'entrée. Comme il y a en Dieu la véritable largeur, il n'y a en nous-mêmes qu'amertume et douleur.

Il ne faut pas se méprendre, ni prendre en l'état où vous êtes le dégoût général des choses pour une épreuve telle que Dieu en donne à d'autres pour les déprendre des mêmes choses. Tout cela1 ne vient que d'une nature propriétaire et irritée. Je connais une infinité de propriétés foncières, mais il n'est pas temps de les dire et il faut que je prie le Seigneur de les découvrir Lui-même. Je Le prie qu'Il vous donne la paix.

1C’est-à-dire ce dégoût général. (Dutoit).

 510 [D.2.135].

Chacun est conduit différemment. Pour l'ordinaire, on perd je ne sais quoi d'intime qui fait tout le soutien et la vie de l'âme. Ceux qui sont conduits par l'entière nudité, le perdent en effet. Vous ne le perdrez pas, du moins sitôt, ni peut-être tout à fait. La raison en est que, comme vous êtes tout à fait conduit par une voie de perte, si vous n'aviez au-dedans de vous ce témoignage qui est ce je ne sais quoi qui rend les actions droites et de justice, quoiqu'elles paraissent défectueuses en elles-mêmes, vous iriez par un chemin égaré. Allant par une voie qui paraît douteuse, il n'y a que cela qui la rende certaine.

  511 [D.2.136]. Abandon sans réserve.

 [381] Vous ne devez pas douter, madame, de ma fidélité pour votre service. Il ne me manque que les moyens de le faire. Je suis toujours plus convaincue que vous devez vous arrêter aux lumières que Dieu vous a données par ce misérable canal, sans l'envisager lui-même, car elles sont de source, et elles seront pour vous des paroles de vie. Je vous avais écrit dès le commencement un billet de ce que je sentais de N. : je vous l'envoie. Je ne le crois pas assez fort pour vous. Il est nécessaire qu'il boive la lie du calice avant de pouvoir vous servir. Vous n'aviez garde de trouver la paix, puisque vous êtes hors de l'ordre et de la disposition divine sur vous. Vous ne viendrez point à bout de ces choses en les violentant, mais en acquiesçant. Tenez-vous donc ferme à votre première manière et n'expliquez plus ces choses à N.,  puisque son estomac n'est pas assez fort pour les digérer.

Pour vous, chère dame, défiez-vous de votre timidité. Vous n'avez besoin que de largeur et non de rétrécissement. Vous savez que je vous ai dit dès le commencement que Dieu [382] m'avait donné grâce pour votre âme. Je le crois toujours plus. Abandonnez-vous donc sans réserve entre les mains de Dieu et suivez les lumières de notre cher *** : je crois qu'elles vous seront plus propres que celles de N. Ces bons messieurs ont bien de la peine à se laisser détruire : ils veulent des conduites qui ne passent pas les idées qu'ils s'en sont faites ; mais sitôt que Dieu conduit les âmes par des routes impénétrables à l'esprit humain, ils perdent terre. Sitôt que Dieu pousse une âme à l'abandon, c'est une marque que Dieu veut la conduire. Ceux que Dieu ne conduit pas de cette sorte n'ont aucune de ces lumières : aussi ne faut-il jamais leur découvrir les secrets de cette voie.

Mais pour vous, vous avez toujours vu que Dieu vous a prévenue par Sa lumière et que l'on n'a fait que suivre pas à pas. Car, quoique vous ayez hésité quelquefois, il a toujours fallu en revenir au large abandon, sans quoi votre âme perdait sa situation ordinaire. Vous savez ce que je vous dis sur votre agonie qui venait de la répugnance naturelle qu'il y a à se [383] perdre au point qu'il faut. Dieu qui voit votre bonne foi, n'a pas voulu vous laisser égarer longtemps, ayant permis que *** vous ait remis dans votre voie. Tenez-vous y ferme, au nom de Dieu, car sans cette fermeté, on est longtemps à faire et à défaire.

Comment pouvez-vous accorder un abandon sans réserve, et une attention continuelle sur vous-même pour ne point passer les bornes que l'on vous a prescrites ? Vous voyez que cela se contrarie. Il faut ou rompre tout à fait ou aller bonnement et simplement comme vous faisiez. Ne craignez point, laissez élargir votre cœur, je vous en prie. C'est à Dieu à borner Lui-même les choses. Je ne pense pas qu'en suivant le chemin de l'abandon, Il permette que vous vous égariez. Au nom de Dieu, ne vous gênez plus, ni ne vous rétrécissez plus, et suivez les mouvements de votre cœur car Dieu est avec vous et Il ne vous abandonnera jamais un moment. Si vous étiez fidèle à poursuivre à travers de tous les dangers apparents sans vous regarder vous-même, vous passeriez bientôt le trajet. Il faut se jeter à corps perdu dans [384] l'abîme et franchir avec assurance tous les précipices, puisqu'il est certain que vous ne trouverez votre salut que dans votre perte totale. Hésitez tant qu'il vous plaira, suivez tous les conseils que vous voudrez, il faudra toujours en revenir au point qui vous a été marqué : perte, abandon, largeur, immensité, sortie de vous-même, perte en Dieu. Mais par où ? Par des routes inconnues aux oiseaux du ciel, cachées à ceux qui vivent1 encore en eux-mêmes, en dons créés, quelque saints qu'ils paraissent.

Demeurez donc ferme et inébranlable dans ce que nous avons dit tant de fois ; vous éloigner de là, c'est allonger votre supplice et faire de longs circuits. Tous les conseils qui vous conviennent vous causeront toujours la paix, la joie et le large. Défiez-vous des autres, quelque bons qu'ils vous paraissent, car ils ne sont point de Dieu, mais de la raison humaine illuminée : ce n'est plus votre état ni votre route. Il ne vous faut plus des conduites humaines raisonnables, mais [385] une plus divine, laquelle vous trouverez dans la perte totale et dans les avis qui vous seront donnés conformément à votre état. Votre âme recevra, avec joie et paix, la nourriture qui lui est convenable, mais elle se soulèvera contre celle qui ne lui est pas propre.

Pour vous, monsieur, je suis contente de votre disposition et je ne doute point que Dieu ne vous mène loin. Allez à travers les insensibilités, les sécheresses, les peines, les nudités, la foi sans goût et l'abandon, et vous irez bien. Moins vous aurez et plus vous aurez. Que l'on trouve peu d'âmes capables d'entrer dans les pures voies de l'Esprit ! Et qu'il y en a encore moins de propres à y conduire les autres !

Le diable remue toute la terre pour empêcher le règne de la volonté de Dieu dans les âmes anéanties et abandonnées, mais il n'en viendra pas à bout. Plus il fait d'efforts pour s'opposer à l'empire d'un Dieu souverain, plus cet empire s'étendra partout. Pour moi, je me moque de sa rage. Il y a déjà longtemps qu'il m'a menacée. Il fait agir les créatures ; mais son pouvoir est borné et il sera lié sur le grand [386] fleuve de l'Euphrate2. qui n'est autre chose que l'abandon. Il ne pourra plus nuire aux serviteurs de Dieu. Jusqu'à ce temps, il faut tout essuyer et tout souffrir. Ô mon Dieu, si cela Vous donne quelque plaisir, ne nous épargnez pas ! Vous êtes un assez grand Dieu pour avoir des victimes de Votre Providence et de Votre volonté.

1Jb 28, 21.

2Ap 9, 15. Voyez les explications et réflexions sur ce passage au tome VIII sur le Nouv. Testament [de Madame Guyon]. (Dutoit).

 512 [D.2.137]. Abandon et perte sans et avec courage.

Dieu a deux manières de conduite sur les âmes abandonnées : tantôt Il leur donne une forte générosité pour s'abandonner lorsque le péril est éloigné ; elles croient alors tout possible à leur grand cœur, cependant, lorsque le danger est présent et pressant, la frayeur les saisit, elles craignent, elles hésitent, elles reculeront [387] volontiers si une main secourable ne les poussait avec impétuosité sans leur donner le temps de se reconnaître ; cette précipitation avec laquelle elles sont poussées, opère en elles deux effets contraires : tantôt elle leur sert d'appui et elles sont comme assurées qu'elles n'ont pu y résister ; cet appui est soutenu du courage qu'elles ont senti pour s'abandonner ; d'autres fois, elle leur cause de l'hésitation : tout ce qu'il y a eu de marqué avant que de tomber dans l'abîme, leur fait croire qu'elles s'y sont précipitées volontairement et leur sert de moyen de se perdre davantage. Il y a une autre conduite qui est que le péril effraie de loin, on en transit lorsqu'il n'est pas, il semble qu'il ne paraisse que pour brouiller, faire souffrir et faire éprouver la plus extrême faiblesse ; cependant, dans l'occasion, tous ces nuages se dissipent et l'on entre d'autant plus facilement dans l'abandon que les idées en avaient paru plus effrayantes.

Ne vous étonnez pas si vous n'êtes plus maîtresse de laisser tomber vos idées comme autrefois. Moins vous vous posséderez, plus cela ira de la [388] sorte. Le soin de faire tomber les pensées est encore une fidélité marquée1 qui vous doit être arrachée depuis longtemps. Vous avez toujours possédé votre voie : elle était unie, rangée, simple, mais vous n'aviez jamais perdu votre voie et c'est ce qu'il faut qu'il arrive, car si vous trouviez une voie dans le chemin de la perte, ce ne serait plus une perte. Dieu veut vraiment vous perdre en toutes manières, et c'est le meilleur pour vous. Que les voies de l'oraison soient décriées, que je le sois, que tout soit comme il est, de quel côté tournerez-vous pour appuyer votre raison et l'ordre de votre conduite ? Si vous pensez vous appuyer à quelque chose, il échappera de vous et vous trouverez un précipice où vous croiriez trouver un refuge. Soyez persuadée que tout deviendra pour vous un abîme. Où irez-vous donc, ne trouvant rien dans l'abîme même ? Vous tomberez d'un précipice dans un autre jusqu'à ce que vous trouviez celui qui est également et au-dessous et au-dessus des cieux. Mais vous ne l'aurez même qu'en perte.

Il faut non du courage mais de la faiblesse, et cependant une faiblesse qui cache le plus grand courage. Votre naturel vous aidera beaucoup à vous perdre. Ne craignez pas que l'on vous abandonne. Dieu ne le permettra pas, mais je crois aussi qu'Il ne voudra pas toujours que l'on vous soutienne : au contraire, Il armera quelquefois la main pour hâter la mort. Plus je vois les choses, plus j'admire la sagesse de Dieu dans les moyens qu'Il prend pour perdre les âmes qu'Il destine pour Lui-même. Celui qu'Il vous a choisi me paraît si propre pour vous dans toutes les circonstances, que je ne puis m'empêcher de dire qu'il faut une main aussi sage que la Sienne pour l'avoir fait. Allez donc, ou plutôt laissez-vous précipiter par toutes choses, quelles qu'elles soient, et soyez assurée qu'aucune ne sera inutile dans la main de Dieu.

Vous croyez, dites-vous, avoir donné votre liberté à Dieu. Vous la lui avez donnée, il est vrai, et cependant Il n'en est pas pleinement possesseur. Je Le vois, d'une manière qui me charme, user avec vous de ménagement et ce qui est étonnant, c'est que, quoiqu'on ait [390] donné sa liberté à Dieu et qu'Il l'ait acceptée, on peut pourtant se reprendre toujours, et c'est là l'endroit du défaut de la créature, sans quoi elle serait impeccable. Vous avez dû voir dans le Cantique des Cantiques que l’Épouse même a fait cette faute dans un temps où elle était presque consommée, qu'elle la fit quasi sans s'en apercevoir, qu'elle la fit sous de bons prétextes, et cependant elle eut besoin d'un nouveau retour, suivant ces paroles : Retourne, Sulamite2 ! Pour moi, j'ai senti dans ce moment que votre liberté était tellement entre vos mains, que l'esprit de direction qui m'est donné sur vous ne tenait qu'à un oui et un non. Je l'éprouvais d'une manière si claire que je ne puis vous le dire, et qui m'éclaira même beaucoup, tant il est vrai que Dieu Se sert de tout pour les âmes qu'Il conduit. Je sens et comprends quand les âmes me sont données, et je sens quand elles me sont ôtées. Il me paraît alors que j'en suis dépouillée comme d'un vêtement et que l'on ne me demandera pas compte d'elles, et ainsi du reste.

1Marquée : perceptible. Il faut entrer dans la perte apparente de la voie.

2Ct 6, 12.

 513 [D.2.138]. Nécessité de l’anéantissement.

Oui, il faut que vous soyez anéanti, mais dans le plus profond de l'anéantissement, ce qui s'entend bien moins encore pour l'extérieur que pour l'intérieur et, quoique ce premier doive être extrême, c'est peu. Il faut que cette plus noble partie de vous, qui est l'intérieur, le soit infiniment davantage. Il me semble que vous mettez plus d'opposition à ce dernier qu'à l'autre, quoique cela ne vous paraisse point parce qu'il est plus subtil. C'est pourtant celui que Dieu veut, et vous ne serez point propre à Le glorifier comme Il veut que cela ne soit fait. Prenez garde, s'il vous plaît, à une vie secrète, à un certain soutien : sans le vouloir, vous voulez quelquefois aimer et faire aimer. On a peine de se perdre entièrement et l'on veut un témoignage intérieur que l'on est enfant de Dieu. On ne se soucie pas de lumière [392] et dégoût, c'est trop peu, mais il faut un amour secret, une adhérence simple.

Oh non ! Il faut perdre tout cela, et se perdre pour ne se jamais retrouver. Non, il ne faut pas aimer par votre cœur étroit et borné, mais il faut que l'amour s'aime lui-même dans l'étendue de son amour, sans que vous voyiez ni goûtiez, pour peu que ce soit, cet amour-Dieu. Le rien n'aime ni ne fait rien, il ne prend part à rien de ce qui se fait et il est rien pour tout. Ceci est d'une étendue infinie et demande une fermeté inébranlable pour ne pas se tirer un moment de ce rien véritable : pas une parole, pas une pensée, pas un respire. Tout ce que la nature veut faire [que l'on croit grâce] doit mourir comme des vagues contre le rocher. Il est temps de n'avoir plus de résistance.

Je sentis hier, à l'heure que vous vous donnâtes à Dieu, du soulagement dans ma peine, et je connus par là, avant que de recevoir votre lettre, que vous l'aviez fait. Mais c'est peu, il faut y demeurer par état, sans en sortir jamais sous prétexte de devoir, d'obligation, de nécessité. Il n'y a point de [393] devoir pour vous à présent que d'être anéanti et vous laisser anéantir sans le voir, ni le vouloir voir.

Vous dirai-je qu'il me paraît qu'il y a un entre-deux qui empêche que nous soyons véritablement unis ? Et j'ai connu qu'il n'est autre que la répugnance naturelle que vous avez à vous laisser anéantir dans toute l'étendue que Dieu veut. Et comme je ne savais d'où venait que Dieu voulait que l'on ne soit et ne subsiste que par le néant, l'intelligence de ces paroles m'a été donnée : Mon Père, je vous prie qu'ils soient un comme nous sommes un et que tous soient consommés en unité1. Je n'avais jamais compris que cela s'entendît des créatures. Or c'est par l'intérieur, comme je le vois, et cette union est unité en Dieu lorsque les créatures, par leur anéantissement total, sont conformes et perdues en unité en Dieu : alors tout est unité.

La peine que je sens à votre égard, qui est moins forte qu'hier depuis votre sacrifice, vient de ce que votre mort n'est pas parfaite et que l'anéantissement n'est pas au degré que [394] Dieu le veut. Et je le sens comme quelque chose de distinct qui me fait souffrir, et cette souffrance ne peut cesser que la distinction ne soit ôtée. C'est comme un purgatoire qu'il me faut souffrir pour vous, et qui sera plus ou moins fort que vous serez plus ou moins fidèle à vous laisser anéantir.

1Jean  17, 21-23.

 514 [D.2.139]. Avantage et rareté de l’abandon.

Qu'un cœur qui n'a plus de réserve avec Dieu est content et heureux et qu'une cause est bien dans la main de Dieu ! Que nous sommes aveugles lorsque nous croyons ajuster les choses par nos prudences et être plus habiles que Dieu à gouverner les affaires ! Ô Dieu, que les autres aillent appuyés sur leur sagesse, pour moi, je ne m'appuie que sur Vous seul !

O Amour, que vous êtres peu connu, et que mon cœur souffre de ne point trouver de cœurs capables de [395] s'abandonner totalement à vous ! On regarde derrière soi et l'on devient des statues de sel, qui signifient la sagesse et la prudence de la chair. Ô sacré abandon, c'est toi qui m'as conduite d'une manière si sûre dans l’Être infini et qui m'as découvert cette sagesse inconnue des oiseaux du ciel1, c’est-à-dire à ceux qui avoisinent le ciel par l'élévation de leur esprit. C'est toi qui empêches toutes les tromperies, c'est toi qui es mon unique défense au milieu de tant d'ennemis et de persécuteurs.

O Amour, que ne me donnez-vous des cœurs purement abandonnés ! Ah ! qu'il y peu de cœurs qui fassent les délices de Dieu parce qu'il y en a peu d'assez courageux pour vouloir bien être le jouet de Sa Providence ! Ô mon Dieu, ne communiquerez-Vous point aux autres ce dont Vous avez rempli ce pauvre cœur ? Ah ! donnez-moi des cœurs, ou me faites mourir !

O si votre cœur était assez grand et assez fort ! Mais qu'il me faudra souffrir pour le former selon la volonté de Dieu. Ô mon Amour, à quoi ne m'engagerais-je pas pour obtenir ce cœur, [396] et pour le pouvoir façonner à votre mode ? Ô cœur, cœur qui m'es si cher, et qui me dois tant coûter, laisse-toi perdre en Dieu sans retour ! Oh ! que la propre réflexion est ennemie de la simplicité !

1Jb 28, 21.

 515 [D.2.141]. Perte et abandon.

Il est vrai que j'ai souhaité que vous perdissiez toute voie [402] parce que je vous souhaite dans le terme où elles aboutissent toutes, croyant bien que c'est la volonté de Dieu qui vous destine pour Lui-même. Si vous devez perdre votre voie, tout ce qui la vous fait perdre vous doit beaucoup consoler, quelque désavantageux qu'il paraisse à vos sens et à votre raison. La perte de la voie doit vous faire perdre vous-même parce que, possédant votre voie et votre conduite, vous vous possédez vous-même. La perdant, vous vous perdez aussi vous-même en cessant de vous posséder. Si vous conserviez quelques moyens extérieurs, quelque bons ou indifférents qu'ils fussent, vous n'entreriez jamais dans la fin, et si vous aviez quelque soutien intérieur, pour petit qu'il fût, il entretiendrait votre vie propre. Il faut donc que la perte et l'impuissance du dedans deviennent égales à celle du dehors, ou plutôt que celle du dehors seconde celle du dedans. Laissez-vous posséder à Dieu qui vous possédera dans votre inutilité et dans votre pauvreté, sans que vous Le possédiez, ni que vous compreniez Sa possession. C'est alors qu'Il vous possédera selon Ses délices, parce que vous [403] deviendrez du nombre des enfants des hommes, qui n'étant propres à rien, font cependant les délices de Dieu1.

Comme votre esprit est éclairé, ces sortes de pertes sont plus propres pour vous faire mourir que des états plus violents, qui vous soutiendraient d'une manière secrète, à cause de la finesse de l'esprit propre qui serait de lui-même fort adroit à s'y soutenir. Imaginez-vous deux sortes de personnes : les premières sont vigoureuses et fortes, d'une santé à résister à de violents maux ; cependant huit jours de fièvre bien enflammée les couchent dans le tombeau avec toutes leurs forces, sans qu'elles songent à chercher des remèdes pour éviter la mort, parce que la maladie les surprend et d'une manière à laquelle, ne s'étant pas attendus, ils n'ont pu se préparer de remèdes. Dieu tient cette conduite sur certaines âmes, vous savez à qui en faire l'application. Il y en a d'autres qui n'ont presque point de vie, une longue suite de maux les ayant réduits dans une faiblesse si grande qu'il semble que le moindre mal devrait la leur arracher. [404] Cependant ces personnes ont quantité de préservatifs2 : elles ont un petit train commun, un régime et mille secrets de se soutenir qui les font vivre en les empêchant de mourir, les conservent dans leur langueur des quantités d'années, qui les ennuient à ce qu'elles disent, et cependant elles les allongent le plus qu'elles peuvent. Ces personnes à demi tuées ont plus de peine à mourir que les premières dont la vie était forte et que la mort surprend tout à coup.

La nature a des artifices pour se soutenir qui sont inconcevables, surtout dans les personnes éclairées de leur voie ainsi que vous l'avez été. Quand je dis des personnes éclairées, je ne parle pas de celles qui ont des lumières extraordinaires, mais je parle d'une personne éclairée par le don de la foi, dont l'âme est préparée, qui a porté son âme en ses mains dans l'abandon même. Dieu tient une voie toute particulière pour les perdre : Il leur fait perdre pied et les conduit où toutes leurs lumières n'ont jamais pu arriver. D'un mal on entre dans un autre, mais maux de langueur et non de violence, [405] maux inconnus d'impuissance, de faiblesse, et non maux violents. Perdez donc tout, sans vouloir même savoir si c'est une bonne perte. Qui peut vous dire si elle est bonne ? Et qui le connaît ? Ou si on le connaît, qui voudrait vous le dire ? Si je comprends que c'est une bonne perte, où est la perte ? Et si je me jette dans la mer dans un lieu où je suis assurée de prendre pied, où est la perte ? Et que je dise que je me perds, ne suis-je pas assurée dans ma perte et ne me sauverai-je pas moi-même ? Mais si je me jette au hasard, peut-être ce lieu est sûr, peut-être ne l'est-il pas : le risque est entier, et c'est ce qui fait la frayeur naturelle malgré le courage. Il ne faut donc pas songer à être bien ou mal perdu, mais à être entièrement perdu : autrement ce serait un égarement, pas une perte.

Il faut faire ce que vous pourrez pour vous amuser et divertir comme un enfant à des jeux, si vous le pouvez. Si vous ne pouvez vous divertir à rien, il vous faut souffrir. Mais N. défend surtout la mélancolie parce qu'elle empêche d'arriver et de marcher. J'en conviens. Mais il n'est plus [406] question de marcher, puisqu'il ne s'agit pas même de vivre et que les mêmes choses qui empêchent de marcher, contribuent à la mort. La maladie arrête, mais la maladie fait mourir. Tout ce que vous avez à faire ou à éviter dans l'ordre de la raison, de la direction et même dans l'ordre ordinaire (le dirais-je ?) de la foi passive, vous sera ôté, ou vous sera donné pour vous empêcher de vivre et pour vous accabler. Ce que vous éprouvez pour vos maux temporels n'est qu'une légère figure de ce qui se passera pour les spirituels. Si vous vouliez comprendre ou guérir les uns et les autres, vous n'y avanceriez rien et vous vous casseriez la tête inutilement. Lorsque l'on croit se soulager d'un côté, on s'incommode d'un autre. Je vous assure que tant que votre infirmité sera nécessaire pour votre âme comme elle l'est, vous n'en guérirez point, et je crois que les remèdes vous affaibliraient toujours de plus en plus s'ils n'irritent pas vos maux. Vous verrez que je vous dis la vérité. Dieu est plus fin que nous, si j'ose me servir de ce terme.  Oh ! qu'Il est sage !  Oh ! qu'Il est sage !

Cette sagesse est inconnue à tous ceux qui vivent : elle est même cachée aux oiseaux du ciel3. N'en demandez donc point de nouvelles à tous ceux qui vivent encore en eux-mêmes à quelque degré sublime qu'ils puissent être arrivés, ni à ceux qui sont dans les dons les plus extraordinaires, car ils ne la connaissent pas : Il la règle selon la mesure de leur propre sagesse ou de leurs pensées. Mais qu'ils sont trompés ! Ceux-là seulement pourront vous en dire quelque chose que la mort a enlevés et que la perte a dévorés, parce qu'ils en savent quelque petite chose. Ils ont seulement ouï quelque bruit de sa réputation4, et quel est ce bruit ? Leur expérience et la conduite qu'elle a tenue sur eux pour les perdre. Mais c'est encore si peu de chose que ce n'est, dit Job, que comme le bruit d'une réputation qui vient de loin sur les ailes des vents, mais qui n'est qu'une connaissance éloignée et comme étrangère, quoique ce bruit frappe les oreilles. Ô Sagesse éternelle, qui pourrait vous comprendre ? Il faudrait être Dieu comme vous pour vous [408] concevoir et celui qui penserait vous connaître et comprendre vos voies, serait dans l'erreur et dans la folie.

Cependant nous voulons mesurer les voies de Dieu selon la faiblesse de nos petits raisonnements. Nous faisons plus, car nous voulons raisonner des voies de Dieu comme si nous étions ses conseillers, ce que saint Paul avait bien connu lorsqu'il disait Ô altitudo5, et le reste du passage qui est admirable. A quoi j'ajoute que Dieu ne serait pas Dieu s'Il n'avait des voies entièrement inconnues à la raison et à l'esprit humain qui fissent perdre à l'un et à l'autre toute mesure.  Oh ! qu'il y a peu d'âmes, ô mon divin Roi, Sagesse incréée, qui veuillent bien se laisser conduire à Vous-même dans vos routes impénétrables à tout autre qu'à Vous ! Tant que la voie par où Vous conduisez Vos créatures ne passe point leurs idées, elles se laissent conduire admirablement, elles goûtent et aiment l'abandon qui les soutient. Mais sitôt qu'elles entrent dans vos sentiers inconnus, elles y avancent un pas, puis elles veulent s'arrêter, et passent ainsi [409] toute leur vie à faire et à défaire. Ô Dieu ! ayez au moins quelques âmes choisies pour être les victimes de Votre divine Volonté, qui est votre divine Sagesse dans une même et parfaite unité, quoiqu'elles soient différentes dans leurs effets : le Verbe est la Sagesse, le Saint-Esprit est la divine Volonté, quoique ce ne soit qu'un seul et même Dieu. La Sagesse est celle qui conduit tout dans la Volonté de Dieu, qui est le terme où tout aboutit, comme le Saint-Esprit termine les personnes divines dans la Trinité. C'est pourquoi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, disait à Ses Apôtres que le Saint-Esprit ne parlerait point de Lui-même, mais qu'Il donnerait ce qu'Il aurait reçu de Lui6.

O mystères ineffables qui s'opèrent dans les âmes qui se laissent conduire par la Sagesse ! Elles entrent infailliblement dans la Volonté de Dieu. Et c'est une chose admirable comme, après que l'âme a demeuré longtemps dans l'unité de Dieu seul, qui est ce qui fait toute la voie de la foi pure et nue et abandon, après, dis-je, que l'âme a été longtemps perdue dans [410] cette unité divine, Jésus-Christ, Sagesse éternelle, S'élève, qui la fait entrer dans la Sagesse, Jésus-Christ, qui commence et finit les routes et les sentiers impénétrables. L'âme perd toute route et son unité même quant à ce qu'il y a de connu pour tel, pour entrer dans la Sagesse éternelle, qui n'est autre que Jésus-Christ lui-même. C'est alors que l'âme ne vit plus et que Jésus-Christ vit en elle7, et c'est alors qu'elle n'est plus maîtresse d'aucun de ses mouvements ni d'aucune de ses actions : Jésus-Christ entraîne peu à peu sa liberté. Mais que fait-Il en même temps ? Il mène la captivité captive8 parce que sa liberté était une captivité au prix de la captivité de Jésus-Christ, qui est une liberté infiniment plus libre que toute liberté. Cette liberté [auparavant captive] de nos passions étant devenue captive de Jésus-Christ, elle est emmenée avec Lui dans le ciel où elle devient liberté. Elle devient aussi Volonté de Dieu, et c'est alors que la Sagesse incréée se retire [pour ainsi dire] et laisse la place au Saint-Esprit qui vient mettre [411] l'âme dans la Volonté essentielle de Dieu (qui n'est autre que Lui-même) , la perdant dans Sa charité parfaite et la consommant dans son terme de fécondité pour la perdre de nouveau dans l'unité de Dieu seul.

C'est alors qu'elle est très féconde et qu'elle produit dans les âmes quantité de choses qui leur sont inconnues9. C'est par le Saint-Esprit que lui est donné de produire dans les autres Jésus-Christ, qui lui est donné comme fécond pour la rendre féconde elle-même et non pas pour produire seulement en elle seule. Si je ne m'en vais, disait Jésus-Christ à Ses disciples, le Consolateur ne viendra pas10.

Ceci a un sens infini, car il n'y a pas une parole de Jésus-Christ qui n'ait son sens conforme au degré présent de l'âme, soit qu'elle soit commençante, soit qu'elle soit consommée. La même parole sert à l'un et à l'autre selon son état. C'est la manne qui a tous les goûts et tous les aliments propres. Saint Jean le connaissait, lorsqu'il dit que si ce que Jésus-Christ a dit et fait était écrit, le monde ne [412] serait pas capable de contenir les livres qui en seraient faits11. Ce qui s'entend en deux manières : l'une à cause de ce que je viens de dire, qui est que l'on en pourrait écrire selon la disposition de chaque âme, l'autre parce que l'on écrirait des choses si sublimes et si relevées que le monde ne serait pas capable de les comprendre et l'esprit des savants en serait blessé.

Tenez-vous donc heureuse, au nom de Dieu, si vous perdez tout usage de vous-même, sans regarder ce qui cause la nature de votre perte. Il suffit de ne vous gouverner plus vous-même, pour que vous deviez être contente sans vous mettre en peine si vous êtes bien ou mal conduite. Ce que je vous écris est relevé. Mais je ne saurais qu'y faire, cela ne dépend pas de moi ; je l'écris comme il m'est donné. Si quelque chose vous en fait peine, laissez-la à Dieu ; Il connaît le vrai d'avec le faux. Je ne garantis rien ; Lui seul est infaillible et garant de Son infaillibilité.

1Pv 8, 31.

2Un remède préservatif. (Littré).

3Jb 28, 21.

4Jb 28, 22.

5Rm 11, 33-34 : Ô abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et que ses voies sont innaccessibles ! Car qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui est entré dans ses conseils ? (Amelote).

6Jean  16, 13-14.

7Ga 2, 20.

8Ep 4, 8.

9C’est l’état apostolique.

10Jean  16, 7.

11Jean  21, 25.

 516 [D.2.142]. Mort, perte, exil du cœur.

C'est à présent, ma chère N., que Dieu vous veut entièrement tirer de vous-même, c'est à présent que vous commencez d'entrer dans ce que l'on vous a dit tant de fois que vous goûtiez mais où vous n'entriez pas par état total, qui consiste à perdre tout appui et à n'en avoir point en vous-même. C'est à présent qu'il vous faut sortir de vous-même. L’Époux dit : L'hiver du dehors est passé : venez, ma colombe0. Mais parce que vous resteriez entièrement en vous-même sous de bons prétextes et pour vouloir être fidèle, Il vous bannit de chez vous. David éprouvait cet état lorsqu'il disait : Je suis comme les morts qui sont rejetés du cœur1, parce que la mort intérieure ne s'aperçoit jamais.

Si vous n'étiez bannie de vous-même, oh ! que vous auriez un grand refuge chez vous ! Il faut qu'il vous soit ôté sans miséricorde. Le petit livre de l'Imitation de Jésus-Christ dit que c'est [414] quelque chose de souffrir beaucoup de croix et de contradictions, mais que c'est tout autre chose de souffrir de l'exil du cœur2. Il faut être banni de tous les êtres et de vous-même. Encore si c'était pour trouver Dieu, pour être reçue en Lui, on serait bienheureuse, mais il faut périr parce que l'on ne trouve plus de refuge. Dieu vous conduit là peu à peu, vous devez suivre Ses démarches qui ravissent les cœurs qui en connaissent la profondeur. Il n'y a point, pour ainsi dire, de fidélité à avoir pour vous. C'est Dieu qui sera votre fidélité et votre renouvellement. Si vous en aviez, il faudrait qu'elle vous soit arrachée.

Les divagations et les réflexions involontaires sont de saison. Elles serviront à vous perdre de plus en plus, car soyez assurée que ce que vous n'osiez toucher du bout du doigt, deviendra votre nourriture3. Votre pâture sera la mort et la corruption. Ne regrettez point le passé : il est à Dieu, et Dieu peut, en un instant, faire ce qui n'a pas été fait en de longues années.

0Ct 2, 11.  

1Ps 30, 13.

2Imitation, Livre II chap. 9, 1. (Dutoit) : « Il n’est pas difficile de mépriser les consolations humaines, quand on jouit des consolations divines. Mais il est grand et très grand de consentir à être privé tout à la fois des consolations des hommes et de celles de Dieu, de supporter volontairement pour sa gloire cet exil du cœur, de ne se rechercher en rien, et de ne faire aucun retour sur ses propres mérites. […] » (trad. Lamennais).

3Jb 6, 7.

 517 [D.2.143]. Dépouillement.

Vous ne sauriez croire combien vous m'êtes chère en Notre-Seigneur et la part que je prends à vos maux. Je crois qu'ils dureront encore quelque temps et que Dieu S'en servira comme de couverture pour cacher aux yeux des hommes Son ouvrage. Ils seront un moyen de dépouillement très grand. Il faut devenir naturelle et vous plaindre quand vous en avez envie avec simplicité et liberté, comme un enfant qui n'a nulle force et qui ne songe pas à en avoir. Il faut que cette âme si patiente, si gaie, si douce, si forte, souffre, mais souffre avec la plus extrême faiblesse qu'il y ait, sans paraître faire nul usage de la souffrance. Il n'est plus temps de vous observer en quoi que ce soit, mais au contraire il est temps de vous délaisser à Dieu sans réserve, perdant tout soin et toute pensée de ce qui vous concerne.

Prenez donc vos petites commodités [416] en toute simplicité, comme un enfant. N'examinez rien, mais demeurez de moment en moment comme Dieu vous fait être. La maladie vous est donnée pour vous faire perdre toute occupation, car sans cela, agissante comme vous êtes, vous n'auriez pas la force de mener une vie qui vous paraîtrait fainéante et inutile.  Oh ! il faut changer entièrement ! Vous êtes déjà une fois changée par grâce et devenue tout autre que vous n'étiez par nature. Il faut à présent devenir toute naturelle, et perdre ce que vous aviez acquis par la grâce avec tant de peines.

 518 [D.2.144]. Sacrifice. Suivre Dieu.

J'ai de la joie que vous soyez mieux de toute manière, et je ne doute point que le sacrifice que vous avez fait à Dieu ne Lui ait été infiniment agréable. Il conservera ce [417] que vous Lui donnez, et je vous assure que votre santé et votre vie est plus en assurance entre Ses mains que si vous la conserviez avec soin. Vous serez ravie dans la suite de voir toutes les providences de Dieu à votre égard. .

Tout ce que vous me mandez de N. est dans la vérité et il fallait l'encourager au commencement. Mais vous verrez que dans la suite, avec la miséricorde de Dieu, nous le suivrons pas à pas, s'il est fidèle à tout dire. Dieu l'a éclairé Lui-même parce qu'il en avait besoin, et on suivra Sa lumière. Il ne laissera pas d'entrer dans les ténèbres et dans la défiance de son état, et l'on tâchera de l'y laisser un peu et de lui faire sentir sa boue. Cela a toujours été mon dessein, comme je lui ai dit quantité de fois, qu'il n'omît rien ni de nécessité ni de bienséance même ; c'est à quoi je vous prie de tenir la main. Ce n'est pas à nous à l'égarer lorsque Dieu lui montre la voie. Mais lorsque Dieu cachera Son flambeau, on lui fera voir le précipice où il est.

Pour ce qui vous regarde, n'épluchez rien, mais suivez tout simplement vos mouvements, tant pour vous que pour [418] lui, car je les crois de Dieu et je tâcherai de les seconder. Tout ira bien s'il plaît à Dieu. Non que je veuille que vous vous en rapportiez à ce que je dis, mais à Dieu même, en sorte que vous rejetiez ce que vous aurez mouvement de rejeter, et que vous acceptiez ce que Dieu vous fera accepter.

 519 [D.2.146].

Je crois que vous ne sauriez trop continuer de suivre, comme vous faites, vos mouvements pour les choses extérieures. Et nous sommes toujours [430] convenus que c'était ce que Dieu voulait de vous.

Je crois que les moments dérobés pour l'oraison vous conviennent mieux que ce que vous feriez de suite1.

Il faut porter en pure passiveté2 la peine cuisante de l’humiliation qui nous revient de nos fautes. Ce sentiment de peine dure autant que notre vie, et il est d’autant plus ou moins dur, que nous sommes plus ou moins vivants. Je suis en Notre-Seigneur tout ce qu’Il veut que je vous sois.

1C’est-à-dire que de faire une oraison tout de suite durant un certain temps préfixé. Ce conseil n'est que pour une personne de cette disposition. (Dutoit).  

2Passiveté à distinguer de passivité.

 520 [D.2.148]. Patience. Oraison. Souffrances.

Si vous pouviez donner quelque croyance à mes paroles, je vous dirais simplement ma pensée, qui est qu'il ne s'agit pas de découvrir votre état, mais de le soutenir. Si l'ouverture que vous en feriez vous en délivrait, je vous le conseillerais, mais comme je sais qu'il n'est pas près de finir et qu'il faut que vous en soyez exercé encore quelque temps, je ne saurais vous conseiller que la patience et la force. Les uns, qui ne comprennent rien à votre état, vous brouilleront beaucoup, vous mettront dans l'inquiétude et le trouble, et ne vous donneront cependant nulle force pour vous en tirer, puisque vous éprouverez avec douleur qu'il ne vous restera de vos efforts que le trouble, une plus forte expérience de votre impuissance, et quelques résolutions précipitées et hors de saison qui n'empêcheront point [436] que vous ne vous trouviez dans la plus affreuse solitude dans l'état où vous vous trouvez à présent, et qui vous attaqueront avec d'autant plus de violence que vous serez plus à vous-même. Vous vous expérimenterez pour les autres à vos dépens, et vous verrez ce que nous souffrons lorsque Dieu nous laisse un peu à nous-mêmes. Ce sera là que vous connaîtrez ce que vous êtes et que votre extrême misère vous humiliera, si elle ne peut vous rendre humble.

Je n'empêche point que vous ne lisiez les livres qui vous sont utiles si vous agissez de bonne foi et si la curiosité n'y a point de part. C'est à vous de vous fonder vous-même. Si vous le faites, je m'assure que vous m'avouerez que vous en faites bien passer au-delà du nécessaire et que la curiosité est couverte souvent de ce prétexte ; je vous laisse cependant dans toute votre liberté. Je ne vous ai dit mon sentiment que parce que vous me l'avez demandé ; je vous prie de donner le plus de temps que vous pourrez à l'oraison. Ni la faiblesse, ni l'infirmité n'y mettent point d'obstacles, puisqu'on la [437] peut faire en toutes postures sans contention d'esprit. Il ne s'agit que de s'occuper de Dieu, s'unir à Lui, demeurer en Sa présence, L'entretenir quelquefois. Je ne vois qu'il faille pour cela une forte santé. Si cela était, les infirmes seraient à plaindre, cependant ce sont les plus heureux puisque que leurs infirmités, les dérobant à tout autre exercice que celui-là, les engagent à se dédommager dans l'oraison du temps qu'ils ne peuvent employer d'une autre manière.

J'attends de jour en jour. Je ne dis mot. Vous savez que je n'ai pas voulu faire une démarche pour m'empêcher d'être mise ici. Je suis assurée que si je demandais d'y rester, on en serait bien content et j'y trouverais une grande consolation, mais la crainte de me procurer un état et de sortir de l'ordre et de la disposition divine sur moi, fait que je demeure au milieu des flots, battue par la tempête, privée de tout secours, l'opprobre des hommes et le rebut du peuple, pouvant me procurer un port assuré et ne pouvant le vouloir de peur de me dérober à mon Dieu et de n'être pas [438] à pur et à plein fouet le jouet de Sa Providence.

Ce n'est pas le seul tourment auquel je m'expose. Je suis livrée comme autrefois à la fureur de l'enfer. Je n'ai nulle créature au monde qui m'entende. Dieu veut Se rassasier, pour ainsi dire, d'un spectacle inouï de souffrance. Je L'aime et j'en suis contente. Je suis ravie que mes amis aient honte de moi. Dieu seul ! Dieu seul ! Son amour et Sa justice seront ma vie. Adieu donc pour tant que je serai ici. Que tout le monde soit crucifié pour moi comme je le suis pour le monde ! Je me délaisse à Dieu sans réserve. Si l'on me m'avait pas obligé d'écrire pour ma justification, je ne l'aurais pas fait.

 521 [D.2.149]. Tranquillité. Peines de propriété.

Lorsque vous voyez des personnes pleines de vie de grâce, [439] vous entrez facilement dans ce qu'il y a de grand ou de doux, et lorsque ce sont des autres états, de vie de peine, etc. vous en prenez aussi l'impression. Mais lorsque tout ce que Dieu a résolu par Sa bonté de vous faire éprouver de ces choses, sera passé, et que votre âme sera affermie par état avancé, et non seulement commencé dans la volonté de Dieu, cela ne sera plus. Bon courage ! Lorsque le voile nous sera enlevé, nous verrons les choses telles qu'elles sont.

Notre-Seigneur ne m'épargne pas. Mais quoique je me vois une victime de la justice temporelle et éternelle, je ne puis voir cette justice que comme le plus pur amour et je suis certaine (sans y penser autrement que pour l'écrire) que Dieu ne pouvant rien faire en nous dont Il ne soit la fin, il faut croire que tout ce qu'Il fait est Sa gloire, car il ne serait pas Dieu s'Il pouvait faire quelque chose qui Lui fût contraire et qu'Il n'eût pas pour fin de Se glorifier Lui-même. Si cela est, je ne regretterai jamais ma perte par rapport à Dieu (puisque ma perte même en tant [440] qu'ordonnée de Lui, serait un gain et avantage pour Lui), mais par rapport à moi.  Oh ! si je n'ai plus d'intérêt propre, je me glorifierai, comme saint Paul, dans mes faiblesses ! mais s'il me reste un intérêt propre, ce propre intérêt se trouvant réveillé, s'aigrit et irrite l'esprit contre Dieu ou contre la foi, et souvent contre les autres, parce que, tenant encore à ce propre intérêt, il entre dans son parti et dans la peine, qui est plus ou moins forte que le propre intérêt est grand.

J'avoue que ce sont deux états que Dieu fait. Mais Il les fait pour détruire le propre intérêt. Celui qui est encore beaucoup propriétaire souffre de plus longues et plus profondes peines, et celui qui l'est moins en souffre de moindres, de moins profondes et de moins de durée, comme vous l'avez éprouvé. Mais celui qui n'a plus qu'un petit brin de propre intérêt, comme une petite paille, le sent allumer quelquefois, mais il est consumé avant quasi que l'on ait pu s'apercevoir de son incendie. Et j'ai toujours plus de connaissance que ces états si violents ne viennent que d'une propriété forte, [441] accompagnée de résistance. Si Dieu veut que nous soyons tout de boue, nous Le servirons dans notre abîme de boue et de misère, que je ne changerai pas pour toute la sainteté des tous les saints et de tous les anges. Nous sommes toujours plus à Dieu, à la vie et à la mort.

 522 [D.2.150]. Souplesse aux mouvements divins.

Il m'a passé par l'esprit que Dieu veut de vous une souplesse telle que vous obéissiez au moindre signal. Les mouvements seront toujours plus délicats afin que vous soyez plus souple, et, dès que vous obéirez aveuglément au moindre signe de Dieu, vous ne serez plus embarrassé à discerner les mouvements. Il faut aller sur cela aussi naturellement que vous respirez l'air, et si Dieu ne veut pas les choses, Il arrête. Mais il faut être rompu aux vouloirs divins. Abandonnez à Dieu [442] sans réserve votre santé et votre réputation. Il aura d'autant plus soin de vous que vous Lui sacrifierez davantage. Nous perdons les choses en les ménageant et elles sont sûres en les perdant. Comme le dessein de Dieu est de vous rompre absolument, Il vous demandera avec délicatesse1 jusqu'à ce que vous soyez rompu tout à fait. Après quoi, Il ne fera les choses que par providence. J'ai connu qu'Il me donne ce mouvement violent vers vous pour cela. Il ne le vous donne pas, parce qu'Il vous servirait d'appui et d'entre-deux.

Dieu est jaloux en vous des moindres choses, je dis des plus petites. N'en négligez aucune et laissez faire à l'amour tout le reste. Il sera jaloux pour vous autant que vous le serez pour Lui. Votre écrit de la simplicité est très beau et net. Il y a quelque chose de plus onctueux et de moins sec dans la seconde partie. Il y a une simplicité qui est bien au-dessus, mais elle n'est pas de saison pour ces personnes.

Il me vient de vous dire que les mouvements et sentiments que Dieu [443] donne aux âmes entièrement passées en Lui et auxquelles tout appui et tout entre-deux ont été ôtés, ne sont point des marques de vie2, mais des effets de la possession de Dieu, qui a un droit entier d'incliner le cœur de l'homme et de le mouvoir, comme Il a le droit de le posséder inconnument.

1« Scrupule, susceptibilité ombrageuse (1663). » (Rey). C’est « l’ire de Dieu » souvent évoquée par Marie des Vallées.

2C’est-à-dire point des marques que l'âme vive encore de sa propre vie. (Dutoit).

 523 [D.2.151]. De l’humilité.

L'anéantissement total ôte le sentiment de l'humilité, quoiqu'il mette dans l'humilité réelle qui nous fait être rien, parce que l'anéantissement nous tirant entièrement de nous-mêmes, nous arrache à toute propriété qui est la source de l'orgueil, de sorte que celui qui s'oublie si fort de soi-même qu'il ne peut plus se voir, est plus humble que celui qui s'occupe [444] encore, pour quelque raison que ce soit, du sentiment de sa bassesse, parce cette occupation, quoique bonne en son temps, en l'appétissant1 le fait recourber sur soi-même, d'où l'anéantissement le fait sortir.

C'est pour cela que Dieu permet que les plus humbles éprouvent quelquefois des élévations et un orgueil opposés aux sentiments d'humilité. Par exemple, j'ai un orgueil le plus impertinent2 du monde, qui sont des choses qui devraient faire ma confusion ; je vois bien que de temps en temps la nature fait des siennes. Cependant je les laisse passer sans m'en occuper, parce que je m'aperçois que cette échappée de nature ne me fait pas sitôt entrer en moi-même que le ferait le sentiment d'humiliation que je m'en donnerais.

1Apetisser, rendre plus petit (Furetière).

2Inconvenant, malséant, extravagant, absurde. (Différent de insolent).

  524 [D.2.152]. Néant de la créature.

 [445] Je ne sais qui sont ceux qui ont de belles choses à dire : ce sont ceux qui ne se connaissent pas. Pour ceux qui expérimentent ce qu'ils sont, il n'en est pas de même. Je vous assure que depuis que je connais un peu la créature à fond, je n'ai nulle bonne opinion d'elle. Je n'en ai que de Dieu. Ainsi, loin de m'étonner lorsqu'on éprouve des faiblesses et ce que l'on est par nature, je m'en fais un plaisir.

Demeurez dans votre néant. Je n'ai garde de vous retenir si Dieu ne vous retient pas Lui-même. C'est à Lui que je vous abandonne, comme je souhaite que vous vous y abandonniez vous-même sans réserve. Je suis en Notre-Seigneur toute à vous.

 525 [D.2.153]

Ce matin, en m'éveillant, sans penser à vous, il m'est venu dans l'esprit que ce qui m'avait hier [446] empêché de goûter ce que vous aviez écrit sans y pouvoir trouver un défaut, ni dire ce qui ne m'en plaisait pas, est qu'il y a dans ce que vous avez écrit trop de l'homme, trop de votre propre application, et que si vous aviez écrit les mêmes choses en vous abandonnant et par la direction de l'Esprit de Dieu, elles auraient un autre goût pour moi (qui ne puis plus goûter que Dieu et ce qui est immédiatement de Lui), et un autre fruit pour les autres. En un mot, Dieu ne veut plus que vous écriviez comme vous avez fait par le passé, mais que, sans vous regarder vous-même non plus qu'un enfant ignorant, on mette tout ce qui vous sera donné sans ordre. Et vous verrez que, sans penser à le ranger, il se trouvera bien rangé, et que les passages vous seront mis devant les yeux sans aller chercher bien loin. Cette règle d'enfant doit être écrite par un enfant et non par un homme.

Je vous dis qu'il faut changer toutes vos manières extérieures comme votre intérieur est changé, et il faut que l'agir corresponde à l'état de l'âme.  Oh ! [447] sans vous regarder le moins du monde, abandonnez votre plume au gré de Dieu. C'est une chose étrange que ceux qui s'abandonnent si bien pour leurs personnes, ne sauraient s'abandonner pour leurs écrits ; ils craignent que Dieu ne soit pas si sage et si habile qu'eux. Au nom de Dieu, faites ce sacrifice ! Et puisque Dieu vous a choisi entre tant de grands hommes pour vous dépouiller et vous écraser, laissez-vous écraser sur cet article et ne souffrez nulle raison là-dessus. Je vous dis que jusqu'à ce que vous en usiez ainsi et pour vos écrits et pour vos sermons, mon divin Maître ne sera point entièrement maître chez vous et que Son Esprit sera resserré par vos arrangements et industries. Quand vous écrivez, écrivez pour ainsi dire en insensé, et tout ira bien.

 526 [D.2.155]. Esprit libre et enfantin.

Vous avez raison de dire que l'union n'est pas finie entre vous et N. : elle n'a garde de l'être, car elle sera immortelle. Dieu vous en donne quelquefois une expérience plus vive pour vous la confirmer, mais il faut que cette vivacité tombe. Ces unions sont telles qu'il n'y a que Dieu seul qui les fait et ceux qui les expérimentent qui les sachent. Vous avouez qu'elle est de Dieu, et la raison que vous en donnez est incontestable, qui est que plus elle est grande plus elle unit à Dieu. C'est la véritable différence de bonnes et de mauvaises amitiés que les premières unissent à Dieu, et que les autres, toutes naturelles et humaines, en éloignent et attachent ailleurs.

Ce que vous dit M. est vrai, que la fidélité que vous avez, prévaut à tout le reste. Toutes les petites choses que vous avez qui vous brouillent [457], vous arrêtent tant qu'elles durent, mais elles ne laissent pas de vous expérimenter, et ensuite vous redoublez le pas.

J'avoue que la désappropriation de N. me charme et que mon cœur le goûte tout à fait. Il serait moins peiné s'il était dans l'occasion que partout ailleurs à cause du fond d'abandon qu'il a à Dieu qui, pour peu que l'on s'abandonne à Lui dans les rencontres, protège d'une manière toute particulière. Cependant on ne peut avoir de certitude absolue dans un état qui n'est donné que pour perdre et que pour faire qu'on s'abandonne sans réserve à toutes les volontés de Dieu et de Son décret éternel, autant absolu que caché. Mais l'âme ne laisse pas sans certitude positive de porter au-dedans ce témoignage de la filiation divine dont parle saint Paul1, témoignage que l'amour pur se rend à lui-même dans l'âme qui est toute à lui.

1Rm 8, 16.

 527 [D.2.156]. Opération de Dieu. Pureté, etc.

Lorsque Dieu nous donne quelque impression comme celle qu'il vous a donnée, que votre volonté n'a pas été droite, c'est une opération qui ne demande rien de votre part que d'y demeurer mort et anéanti. Ce n'est pas qu'elle ne fût droite selon votre lumière présente, car je n'ai jamais vu en vous un véritable gauchissement, elle était donc droite alors selon sa portée, mais elle ne l'était pas autant que Dieu veut, puisque la parfaite droiture de notre volonté fait sa consommation en Dieu. Lorsque Dieu fait voir cela, c'est que véritablement Il la redresse et la façonne à Sa mode, car vous ne verriez jamais votre défaut de droiture si Dieu ne la redressait. Or cette opération se fait apercevoir et découvre en même [459] temps le défaut. Lorsque Dieu opère en l'âme pour l'âme même, dès qu'Il Se fait distinguer, il n'y a jamais de douleur qu'il n'y ait aussi de la suavité, plus ou moins que la douleur est plus ou moins forte. La suavité se remarque même plus que la douceur, qui n'est souvent qu'un abattement ou terrassement. Nous n'avons rien à ajouter ni à diminuer de l'opération de Dieu. Tout ce que nous ferions, pour la faire continuer ou cesser, la terminerait.

Il vous est de conséquence, et je vous l'ai dit bien des fois, d'aller par le premier mouvement ; cela vous accoutume d'aller sans hésiter et toujours droit. Quelquefois, en suivant ce premier mouvement, Dieu arrête court et fait tourner tout à coup la girouette ; ce n'est point quitter le premier mouvement pour cela, mais encore le suivre dans une chose qui paraît contraire et que Dieu ne fait de la sorte que pour rendre souple. Rien n'honorera tant Dieu que cette conduite. C'est la plus forte preuve de l'abandon ; on se fie à Lui sans penser à soi. Tout réussit, du moins selon la volonté de Dieu, et pour l'ordinaire aussi selon [460] celle de l'homme. Si nous ne sortions point de là, tout irait bien. Cet état est d'une grande mort et pureté, quoique vous ne la voyiez pas.

Ne vous étonnez pas des réveils de votre humeur. Ce sont des causes purement naturelles de bile, etc. qui servent à cacher le don de Dieu. Le chardon pique lorsque ses pointes viennent, il ne pique plus lorsqu'elles tombent. Pauvre hérisson ! souffrez-vous et vous serez bien, car c'est votre nature d'être plein de pointes. Toute la pureté de l'âme, en l'état où vous êtes, ne consiste pas dans une pureté extérieure qui ne fait qu'environner la maison, mais dans une pureté essentielle qui consiste (comme vous faites) à ne rien retenir volontairement, pas la moindre vue et réflexion. Alors l'âme est toujours pure et toute nette, quoique ses avenues paraissent sales : l’esprit est souillé par l'esprit même et non par ce qui est matériel. Dieu barbouille les dehors afin d'ôter à l'âme toute trace de sa voie et la tenir dans une ignorance continuelle d'elle-même.

Vous savez ce [461] que je vous ai mandé depuis, que la perfection de la pureté consistait dans cette ignorance qui vient de la plus extrême nudité, et la plus extrême nudité fait la plus éminente pureté. La raison est que tout ce qui se peut distinguer, sentir, connaître, apercevoir est un objet et un terme plus ou moins spirituel, mais c'est comme un corps plus ou moins épais qui fait que le soleil ne le pénètre pas de tout lui-même, comme l'air. Aussi par cet état nu, votre âme conserve-t-elle une pureté à laquelle je vois peu de semblable. Comptez que cet état nu est un plus grand don de Dieu que tout ce qui serait le plus saint et le plus brillant aux yeux des hommes ; c'est qu'étant destiné à porter Dieu même en pure nudité, ou à être un avec Lui1. Il vous dépouille impitoyablement de tout ce qui n'est point Lui-même. Il en fait autant à toutes les âmes qui sont comme vous : Dieu, pour l'ordinaire, livre leur extérieur à mille faiblesses, Il fait une totale division de l'âme d'avec Lui et la laissant toute couverte de misères, Il trompe tellement [462] les sentiments intérieurs que l'homme ne peut voir et par conséquent ternir l'opération de Dieu.   

Dieu travaille en nous pour Lui-même ; c’est pourquoi il n'y a rien pour nous en cet ouvrage. Nous n'y prenons point de part et nous ne mangeons pas même notre pain, car tout nous est dérobé. Hors de là, il ne peut y avoir de véritable pureté. Quand vous verriez l'extérieur le plus composé du monde, c'est un sépulcre, au lieu que l'âme, pure et nette en la manière que je viens de dire, quoique salie par le dehors de mille petits défauts, est un vase de pierres précieuses environné de boue afin de le conserver et le dérober à la vue et à la main des hommes.

Il me semble que votre cœur comprend ce que je lui dis. Peu le comprendraient comme vous ; cet état étant pour vous et pour bien peu, peu le comprendront. D'où vient que, dès le commencement, vous aviez même du dégoût pour le distinct ? C'est que votre estomac délicat n'était point fait pour tout autre viande que pour cette nue et pure substance, et substance de [463] Dieu en l'âme. Cela est plus simple qu'une opération, car l'opération est ce qui se peut distinguer, comme ce que vous avez eu de vues sur votre volonté. Mais ce dont je parle est l'état ordinaire pur et nu, qui est toute substance divine, cachée en soi-même pour soi-même. La nudité des autres est bien différente, et j'en ferais un livre. La différence est celle d'un cristal épais pénétré du soleil : il renvoie une lumière bien plus éblouissante que celle de l'air, mais combien s'en faut-il qu'elle ne soit ni aussi pure, aussi simple, ni aussi pénétrée ?

1Jean  17, 21-23 ; I Co 6, 17.  

 528 [D.2.157]. Impressions divines et passagères.

Comme je me doutais de l'occupation que vous avez, je [464] vous mandais de ne pas vous mettre en peine. Il faut savoir que Dieu vous donne cette occupation pour vous faire sentir que Ses grâces sont communiquées par elle. Cela se passera de soi-même. Ne vous mettez pas en peine de combattre ce souvenir car il vous est utile. Le combat vous brouillera et l'occupation, reçue doucement et en paix, vous communiquera la grâce qui vous est donnée. Le combat vous sera inutile : souffrez cela tel qu'il est, je vous assure que vous n'en recevrez point de dommage. Sainte Thérèse a écrit sur cela à cause de la peine que l'on se fait de ces choses. Prenez courage tout va bien. Le souvenir reçu en paix vous donnera Dieu dans lequel toutes les espèces se perdront. Vous voyez bien que Dieu veut opérer seul en vous. Ne songez donc plus qu'à vous délaisser totalement, recevant également toutes les dispositions où Il vous met. Demeurez en silence devant Lui ; c'est là votre unique occupation.

Je ne crois pas que les hommes nous séparent jamais, puisque étant unis en Dieu, rien ne peut diviser ce qui est ainsi uni. Ils vous diviseront [465] plutôt de vous-même. Vous prenez sur cela le change : vous ne comprenez pas encore la pureté des unions faites en Dieu. Qu'est-il nécessaire de se voir, ni de se parler, si la Providence ne le fait ? Il se faut voir au commencement et à cause de la faiblesse de la créature, mais dans la suite l'on se voit et se goûte en Dieu, l'esprit se purifie, toutes les espèces se perdent, et il ne reste qu'une union pure et sainte.

Je crains que vous ne vous retardiez en voulant vous donner à vous-même une disposition contraire à celle que vous avez. Laissez faire Dieu. Je sais ce que c'est que ces choses pour y avoir passé autrefois ; on est toujours embarrassé là-dessus jusqu'à ce que l'on sache que c'est un moyen dont Dieu Se sert, et qui se perd peu à peu, non par l'industrie de la créature mais par le pouvoir de Dieu. Dieu vous laissera du secours tant qu'il vous sera nécessaire, et vous devez le recevoir sans retour. Sainte Thérèse dit que la crainte de ressentir de l'inclination pour les personnes qui nous portent à Dieu, est une ruse du démon pour empêcher le bien que l'on reçoit par [466] ces personnes. Lorsque l'heure est venue, cela se perd, et Dieu reste seul.

Il me semble que vous devez croire sans hésiter comme un enfant ce que l'on vous dit, car c'est la vérité. Abandonnez-vous sur cela. Ne vous inquiétez plus de vous-même, car Dieu prend soin de vous : Il saura vous conduire dans Ses volontés. Je vous conjure de vous laisser conduire comme un enfant. Laissez-vous porter sans retour et sans examiner ce que vous sentez ou ne sentez pas. Si vous vous laissiez tant occuper de vous-même, jamais vous n'avanceriez. Il faut franchir tous les pas et croire ceux qui ont passé le chemin dans lequel Dieu vous engage.

 529 [D.2.160]. Commencement de résurrection spirituelle.

J'ai un mouvement assez fort de vous écrire et je le fais. Je vous dirai que votre état présent est un commencement de résurrection et que la résurrection véritable viendra bientôt. Il y a cette différence entre la résurrection des corps et la [473] résurrection mystique, que la première se fait tout à coup et celle-ci se fait peu à peu, de même que la mort mystique. Ce n'est pas que cette résurrection ne communique tout d'un coup la vie, mais l'âme n'est pas encore en état d'en faire usage : ce sont des cendres qui se raniment, et cet état tient de la mort et de la vie, c’est-à-dire, il y a encore quelque chose de l'état de mort qui lui reste quelque temps, qui est comme une impression de l'état dont on vient de sortir, et cela, plus ou moins, selon le dessein de Dieu. Il participe aussi de l'état de vie, quoique la vie ne soit pas pleine et entière. L'âme est quelque temps comme une personne qui sort de la léthargie : elle sent bien qu'elle n'est pas morte, mais aussi elle ne peut assurer qu'elle soit encore tout à fait vivante jusqu'à ce que, ce sommeil léthargique l'ayant quittée peu à peu, les forces aussi lui sont données.

La comparaison du ver à soie me vient à ce propos. Vous voyez que lorsque cet animal a passé neuf ou dix mois comme mort, étant comme une graine inanimée, peu à peu le principe [474] de vie cachée dans cette mort paraît ; assez longtemps il n'y a qu'un faible mouvement qui fait distinguer qu'il vit, mais il n'est pas en état de faire nulle fonction de vie jusqu'à ce que peu à peu il croît, il agit, il travaille à sa soie et enfin il prend des ailes et vole. Voilà un abrégé de l'état de cette âme qui comme l'aube du jour perd imperceptiblement ces ombres et ces nuages jusqu'à ce qu'il soit jour parfait. Voilà, autant que je le puis comprendre, l'état où est votre âme : elle est véritablement ressuscitée pour ne plus mourir ; mais cette résurrection a encore des ombres ou, si vous voulez, les suaires ne lui sont point encore ôtés comme à Lazare1 : il ne laisse pas d'être vivant et de le connaître quoiqu'il ne puisse douter de sa mort, le suaire la lui faisant assez connaître et lui en étant une preuve sensible.

Je sens une union plus intime et plus forte avec vous que jamais, et il me semble que votre âme est une [475] de ces dépouilles que Jésus a emmenées avec Lui au ciel2, que vous êtes la marque de Son triomphe, et qu'Il va régner sur vous sans réserve : Il a triomphé de votre mort.

1Jean  11, 44. 

2Ep 4, 8 ; Col 2, 15.

 530 [D.2.161]. Dieu sauve ce qui est perdu.

Pour comprendre la conduite de Dieu sur les pécheurs, il faut prendre [la chose] dès le commencement du monde : Dieu souffrit1 que l'homme innocent devînt criminel pour avoir le plaisir de le sauver. La perte [de l'homme] était en la main de l'homme, mais son salut lui était impossible, et quoiqu'il fût livré à la plus grande des peines2 et condamné à la mort, toutes ces choses, qui paraissent égaler et même surpasser son [476] péché, lui étaient entièrement inutiles. Il lui fallut un Rédempteur.

Dieu est infiniment jaloux de Sa divinité, et le plus grand de tous les outrages est de l'attaquer. Et Jésus-Christ est infiniment jaloux de Son titre de Rédempteur, et le plus grand outrage qu'on Lui puisse faire est de lui porter atteinte. C'est pourquoi le désespoir est le plus grand des péchés contre le sang de Jésus-Christ, comme l'idolâtrie est le plus grand contre la divinité.

Jésus-Christ a toujours pris plaisir de sauver ce qui était perdu3, soit dans l'Ancien, soit dans le Nouveau Testament, et Il a fait voir dans l'un et l'autre que [là] où le péché avait abondé, c'était là que la grâce surabondait4. Il a pris plaisir de prendre des esclaves vendus au péché pour en faire les glorieux trophées de Ses miséricordes. Avec quelle bonté reçoit-Il les pécheurs, et avec quelle rigueur et quelle condamnation parle-t-Il aux Pharisiens qui s'appuient sur leur propre justice ? Il n'est venu sauver [477] que les brebis perdues de la maison d'Israël5. Ô le grand mot, qui nous instruit aussi de la perte totale ! Tout son soin, étant sur la terre, a été de nous assurer que le salut est en Lui seul. Il nous a porté à tout attendre de Lui, à nous confier entièrement à Sa bonté. Vous dites que vous examinerez nos justices6. Vous n'examinez pas de même le pécheur : Vous le plongez dans une mer de sang et d'amour. On croit honorer Dieu par la force : c'est s'égaler à Lui. Nous L'honorons par notre faiblesse. Il nous a appris par Son exemple qu'il fallait être faible et abattu. N'a-t-Il pas toujours pris plaisir de relever ce qui était abattu, de nettoyer ce qui était sali ? Lorsque les maux étaient à leur comble, Il a su les guérir. Il a abattu ceux qui étaient debout, Il a relevé ceux qui étaient comme morts sur la terre.

Si je pouvais vous faire comprendre ce que Dieu veut de vous et vous y faire entrer, que je serais contente et que vous changeriez bientôt d'un homme en un autre homme ! Ce qui vous paraît présentement des [478] abîmes à cause de la lueur qui vous conduit, vous paraîtrait des chemins unis à la lumière du soleil de justice. Si vous connaissiez Jésus-Christ et l'étendue de Sa Rédemption, toutes vos œuvres de justice vous paraîtraient ainsi que des linges souillés7. Toute votre confiance et tout votre amour seraient pour votre Sauveur. Vous connaîtriez Sa valeur et Son prix. Vous vous abandonneriez à Lui sans réserve et alors, quand vos péchés seraient aussi rouges que l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige8 parce que vos vêtements seront blanchis dans le sang de l'Agneau9. Mais que faire ? Si je me tais de ces choses, ô mon Dieu, Vous me tourmentez parce que Vous voulez que je les déclare. Si je les lui dis, on ne m'écoutera pas. C'est à Vous à le mettre dans les dispositions nécessaires.

 Oh ! si vous aviez assez de cœur pour vous jeter à corps perdu dans les bras de l'amour nu, vous trouveriez le plus grand des saluts dans la [479] plus grande de toutes les pertes ! Pourquoi croyez-vous que Dieu ait enveloppé tous les hommes dans le péché d'Adam10 ? Est-ce pour les perdre ? Non. C’est afin d'avoir le plaisir de les sauver et qu'ils ne dussent pas leur salut à leur fidélité, mais à la pure bonté de Dieu. Ce sont les présomptueux qui se perdent, car pour les pécheurs, quiconque invoque le nom de Seigneur est sauvé11. Mais comment me croiriez-vous si vous en voulez croire aux partisans de l'amour-propre et de la propre justice ? Que ne vous abîmez-vous promptement en Dieu ? Les commencements vous effraieraient sans doute, car vous croiriez vous briser contre les rochers. Mais vous éprouveriez bientôt ce que dit le Roi-prophète, que lorsque vous tombez, Dieu met Sa main sous vous pour empêcher que vous ne vous blessiez12 et pour vous relever avec plus de vitesse que vous n'êtes tombé.

Je me sens affamée de votre perte et je serai languissante jusqu'à ce qu'elle soit entière. Ne croyez pas que vous [480] entriez en Dieu par voie d'élévation, mais par voie d'humiliation. Dieu est au-dessous de nous comme Il est au-dessus. Il est plus aisé de descendre que de monter. Ô Dieu, vous aimez une âme terrassée et abattue, Vous résistez aux superbes, Vous abattez ces géants qui se croient forts. Pourquoi Pierre tomba-t-il ? Parce qu'il devait paître les troupeaux du Seigneur.

Que ne puis-je vous entraîner avec moi dans l'abîme infini ! Eh, que craignez-vous ? Pour ce que vous valez, pourquoi appréhender de vous perdre ? Vos résistances allongeront votre supplice et retarderont votre bonheur.  Oh ! si vous vouliez bien entendre ma voix et comprendre ce que Dieu veut de vous ! Vous le comprenez sans doute. Vous avez au-dedans le témoignage de la vérité de ce que Dieu veut de vous. Mais vous faites le sourd, et vous vous dites à vous-même que ce n'est pas cela. Votre résistance vous plaît et vous vous en faites même un mérite devant Dieu. Ne vous fâchez pas, car il ne dépend pas de moi de me taire : je Le sens animé à votre poursuite et je vous poursuivrai [481] partout, jusqu'à ce que vous m'accordiez l'effet de ma demande et que je vous introduise où je suis. Tournez tant que vous voudrez, différez, craignez, soutenez. Il faudra toujours en venir là. Je ne crains plus de vous dire la vérité : je m'y sens trop fortement poussée.

Le Seigneur est le tout-puissant, et qui a pu lui résister et vivre en paix13 ? Pour moi, je ne puis le faire. Il faut voir saint Paul sur cette doctrine. Il en sera de vous comme de l'aveugle-né : vous ne serez jamais éclairé que par la boue. Que celui qui veut être jugé avec moi, vienne. Pourquoi suis-je consumée en me taisant14? Quand Il me tuerait, j'espérerai en Lui, je ne laisserai pas de répandre mes voies en Sa présence et Il sera mon Sauveur15.

O Dieu, achevez ce que Vous avez commencé, je vous en conjure. Si Vous m'aimez, ne lui donnez point de repos que Vous ne l'ayez introduit où Vous l'appelez.

1C’est-à-dire Dieu laissa tomber l'homme sans pour cela l'abîmer comme le démon, aimant mieux avoir le plaisir de le sauver. (Dutoit).

2Qui était de labourer la terre. (Dutoit).

3Lc 19, 10.

4Rm 5, 20.

5Mt  15, 24.

6Ps 74, 3.

7Is 64, 6.

8Is 1, 18.

9Ap 7, 14.

10Rm 11, 32.

11Ps 36, 24.

12Ps 90.

13Jb 9, 4.

14Jb 13, 19.

15Jb 13, 15-16 : Certes, il me tuera. Je n’ai pas d’espoir. Pourtant je défendrai ma conduite devant Lui – Et cela même sera mon salut… (TOB).

 531 [D.2.162]. Destruction de la sagesse humaine.

Je vous prie instamment de travailler à vous rapetisser en toutes choses, car c'est à présent ce que Dieu veut de vous. Ne tendez pas à être quelque chose, mais à n'être rien. Défaites-vous de votre propre esprit, de la pensée et du désir de le faire paraître, car il faut tendre à l'entière destruction de vous-même ; autrement il vous sera impossible de posséder Dieu pleinement et comme Il désire être possédé de vous.  Oh ! si vous saviez combien les lumières de notre propre esprit, quoique illuminé et éclairé par les brillants de la science, sont éloignées de la pure lumière de la vérité essentielle !

Vous devez sur toutes choses travailler à présent à former votre intérieur. Ce doit être pendant un temps votre unique occupation, laissant [483] toutes les autres, quelque prétexte que vous croyiez avoir de les conserver. Ne voyez-vous pas que l'amour-propre est niché dans tout cela ? Quittez tout et vous trouverez tout. Si vous voulez faire des progrès à l'intérieur, il faut vous y donner tout de bon, sans cela vous ne ferez rien. Et pour y réussir comme il faut, il faut donner le plus de temps que vous pourrez à l'oraison et à la lecture des choses intérieures. Privez-vous pour quelque temps de tout autre lecture, afin de mortifier votre esprit de sa curiosité, car il ne s'agit plus de le faire vivre comme autrefois, mais de le faire mourir, afin que Jésus-Christ substitue Son Esprit en la place. Si vous ne faites pas avec courage ce que l'on vous dit là-dessus, vous manqueriez à votre grâce et aux desseins de Dieu sur vous et mon âme n'aurait point de grâce pour conduire la vôtre. Il arriverait de votre intérieur ce qui est dit dans l’Évangile de la semence : elle aurait germé en vous, mais elle serait étouffée par les épines1. Vous verrez que vous n'aurez jamais [484] davantage pour le prochain que lorsque vous renoncerez à vos propres lumières et à votre propre conduite pour recevoir les pures et simples lumières de Jésus-Christ, auxquelles les lumières naturelles de la raison et les acquises sont opposées.

Ne vous pardonnez rien, je vous en prie, dans ces commencements de voie où il faut jeter les profondes racines de la petitesse, qui est la véritable humilité. Tout autre humilité n'est qu'apparente et n'a rien de réel. Si votre édifice n'est pas bien fondé, il ne pourra jamais subsister parmi la tempête qui le menace. Quoi ! Seriez-vous assez faible pour ne pas vous renoncer absolument vous-même en toutes choses ? Votre curiosité et votre amour-propre se servent des plus beaux prétextes du monde pour se soutenir ; mais je connais trop leurs ruses pour leur rien tolérer. Ne me dites pas que l'on n'est pas parfait d'un coup : je le sais bien, mais vous avez été appelé à la perfection tout d'un coup quoique vous soyez bien éloigné d'être parfait. Étant appelé à la perfection, il faut suivre les moyens qui vous y [485] doivent conduire ; ce que je vous demande n'est pas une chose parfaite, mais un moyen d'y arriver. Si vous n'embrassez pas ce premier moyen, vous ne pouvez atteindre les autres, et ainsi vous resterez toujours en vous-même.

Si je vous aimais moins, je vous serais moins sévère parce que votre perfection me serait plus indifférente, ou si je connaissais moins les desseins de Dieu sur vous, je pourrais tolérer bien des choses. Mais je suis très certaine que vous n'aurez rien ni pour vous ni pour les autres que par la mort à vous-même. J'aime mieux pour vous un renoncement de cette nature qu'un jeûne d'un an et une discipline très sanglante. Au nom de Dieu, croyez-moi, car je vous dis la vérité. Si Dieu ne permettait pas que je connusse par moi-même vos attaches et vos défauts, vous ne me les diriez pas, et c'est cependant cela qu'il faut dire, car au fait de se poursuivre soi-même, il faut être fort fidèle à ne se rien pardonner quoi que ce soit, et vous serez dans la vérité.

Voulez-vous [486] posséder un trésor en Dieu seul ? Perdez tout le reste. C'est à quoi assurément vous êtes appelé. Sans cela, il serait impossible qu'il y eût d'union entre mon cœur et le vôtre, le mien ne logeant plus autre chose que le seul honneur et la seule gloire de Dieu, et Son seul intérêt. Je me soucie moins de moi que d'une paille, et cependant j'ai trouvé qu'en quittant tout pour Dieu, Il m'a donné infiniment davantage que je n'aurais osé espérer. Il faut que Jésus-Christ devienne à présent votre voie. Abandonnez-vous bien à Lui afin qu'Il vous conduise Lui-même. Il ne vous égarera pas, car étant Lui-même votre voie, vous marcherez en Lui. Il faut qu'Il soit votre vérité qui n'est autre que cette belle lumière qui éclaire tout homme venant au monde et qui luit même dans les plus épaisses ténèbres de la foi, qui fait faire des œuvres qui ne sont point opérées ni par la volonté de la chair, ni par la volonté de l'homme mais par la volonté de Dieu2.

1Mt  13, 7.

2Jean, 1, 12.

 532 [D.2.163]. Petitesse et souplesse.

Je ne demande rien autre chose sinon que votre cœur soit ouvert pour recevoir l'esprit de petitesse et d'enfance. Ce serait cesser d'être petit que de vous donner aucune disposition. Notre-Seigneur vous mène par la main. Je vous parle toujours de la petitesse, non pour vous obliger à faire quelque chose, mais parce que j'en ai le mouvement, et que Dieu veut que vous soyez dans un acquiescement continuel à être petit et que vous vous apprivoisiez insensiblement avec la petitesse dans un lieu d'où elle est entièrement bannie.

Je vous ai mandé ma pensée sur l'article des règles. Il ne faut rien prévenir, mais se laisser à Dieu sans réserve, au moindre signal, sans que la raison arrête. C'est ce que Dieu veut de vous, par retour à l'amour qu'Il vous porte, que cette fidélité de souplesse infinie sous Sa main, mais souplesse [488] pleine de délicatesse, qui ne délibère de rien, mais se laisse à ce qui l'entraîne.

C'est à Dieu à vous mettre dans le cœur, lorsqu'Il le voudra, Sa volonté sur tous les articles. J'annonce de loin, je suis la voix qui crie dans le désert : aplanissez la voie du Seigneur1. Mais je ne suis qu'une voix. Il faut que la Parole [Jésus-Christ] se fasse passage. Sa délicatesse est extrême. Je suis sûre qu'elle se fera discerner chez vous quoiqu'elle paraisse muette, et c'est à elle que je vous abandonne sans vous abandonner un moment, car je vous porte continuellement en Dieu. Je suis quelquefois étonnée de l'application que Dieu me donne pour vous, comme si vous étiez seul au monde, et je conçois en cela les desseins de Son amour sur vous.

Il est vrai que la règle ordinaire de la résistance est de rétrécir, de sécher et troubler plus ou moins selon que l'on est plus ou moins avancé. Lorsque Dieu vous ôte le moyen de faire quelque chose que vous voudriez, il faut demeurer ferme à se laisser tout ôter.

1Jean-Baptiste.

 533 [D.2.164]. Agir par la volonté de Dieu seul.

J'ai bien cru que vous recevriez les choses que je vous ai dites comme vous les avez reçues : vous êtes trop à Dieu pour que cela soit autrement. Comme j'ai reçu ce que l'on m'a dit sans nulle condition, vous pouvez le dire à qui vous savez. Ne vous étonnez pas que la nature résiste en lui. On lui a pressé le bouton étrangement depuis quelque temps, et même au delà de sa portée. C'est l'écorcher tout vivant ou l'étendre sur le chevalet : les os craquent de bonne sorte, mais sa volonté, toujours bonne et soumise, supplée à tout. L'autre a plus d'étendue de cœur et a même un certain courage qui soutient tout. Mais N. est dépourvu de tout cela, il sent tout sans nulle force : sa volonté est seulement comme un linge qui plie lorsque tout le reste fait résistance par sa roideur. Tous ces coups redoublés sont de bonnes crises. Je lui dis bien, la [490] dernière fois, qu'il fallait changer d'objet pour Dieu même et, comme il a tout rapporté à soi-même jusqu'à présent, croyant cela dans les règles, il faut désormais qu'il rapporte tout aux autres. Il me vient dans l'esprit qu'il y a un certain proverbe qui dit : Charité bien ordonnée commence par soi-même, mais il faut finir par le contraire et laisser ce soi-même pour Dieu seul, se donner à tous comme l'on a tout pris pour soi.

Je suis bien persuadée que Dieu seul est et sera toujours de plus en plus celui qui vous fera agir, que ce sera Lui qui décidera, et que nul goût des personnes ni nul raisonnement ne fera pencher la balance. C'est peser les choses au poids du sanctuaire que de les peser par cette volonté intime de Dieu, qui conduit d'autant plus sûrement la nôtre qu'elle n'est point éclairée par l'esprit et, que restant dans son aveuglement, Dieu seul est son flambeau et la conduit sans même l'éclairer distinctement. Le propre de la volonté est de choisir, mais son choix reste toujours humain et imparfait tant qu’elle subsiste en elle-même [491], mais il devient volonté de Dieu lorsqu'elle est perdue dans la divine volonté. Vous voyez qu’afin que cela soit de la sorte, il faut que la raison n'y ait nulle part parce qu'elle ne peut que réveiller notre propre volonté, la retirer de sa perte et lui faire faire un choix opposé à la volonté divine, qui ne choisit certainement que par la perte de notre volonté en la sienne. Et c'est là le nécessaire pour éviter toute méprise que d'agir par le pur fond qui, laissant la volonté propre dans sa mort, présente la volonté de Dieu pourvu que notre volonté ne soit point remuée par la raison ou par le goût naturel.

 534 [D.2.165]. Séparation de l’âme et de l’Esprit.

Ce que vous trouviez grand me paraît moins que des fourmis en comparaison de la grâce qui vous [492] a été communiquée depuis, et vous avez fait plus de progrès que vous n'en aviez fait en toute votre vie. Il y a la même différence qu'il y a entre l'ombre et le corps, la figure et l'original. Ce premier amour vous paraît grand parce qu'il remplissait une petite capacité bornée, rétrécie, limitée, mais à présent cet amour n'est plus ; et Dieu vous ayant tirée par une merveilleuse extase de votre capacité propre pour vous perdre en Lui, votre amour n'est plus palpable, parce que vous ne le renfermez plus. Mais il est immense, n'ayant rien qui le borne.

Ne craignez point : votre esprit et votre volonté étant infiniment éloignés et séparés de cet homme extérieur, quoiqu'ils éprouvent des faiblesses, ils n'en sont nullement souillés ; et il me semble même que c'est tout l'état de saint Paul qui, ayant demandé avec un esprit imparfait d'en être dépouillé, sitôt qu'il en connaît le prix, il y demeure paisible et très content, et c'est alors qu'il est ravi que son injustice relève la justice de Dieu. Ne m'alléguez pas la différence [qu'il y a] puisque vous ne pourriez pas ne point [493] convenir avec moi de la séparation de votre esprit, et que ce n'est plus à vous à porter jugement de vous-même, mais à vous laisser telle que vous êtes. Il m'est venu dans l'esprit la différence de saint Jérôme à saint Paul sur ce sujet,  et comme dans ce premier, la séparation n'était point faite de l'esprit et du sens, c'est pour cela qu'il pouvait et devait prendre les moyens pour se défaire de sa peine et la diminuer. Et vous verrez que l'Esprit de Dieu, qui est toute sagesse et amour pour conduire les âmes des saints selon le degré de perfection qu'Il leur a choisi, inspire à saint Jérôme mille manières de se défendre de ses ennemis : ses épîtres en font foi. Saint Paul, dans le commencement, en fait de même, mais lorsque l'amour pur est devenu le maître, qu'ayant chassé Paul de chez lui pour devenir Paul lui-même, ou plutôt pour faire Paul être Dieu, alors, dis-je, il demeure muet, content et paisible sur son fumier, rapportant lui-même comme un défaut la prière qu'il avait faite d'en être délivré, puisque Dieu Lui-même l'en avait délivré, lui disant que [494] Sa grâce lui suffisait1. Ô divin Paul, je m'assure que quand vous fûtes encore plus perdu dans l'amour pur et nu, vous ne vous informiez plus si la grâce vous suffisait, et vous estimiez que la grâce des grâces est de n'en plus connaître, distinguer, posséder, vouloir, etc.  Vous laissâtes volontiers votre esprit en Dieu et votre corps ramper sur terre, et vous étiez ravi, après la division de ces deux choses si inséparables, que chacune rendît gloire à Dieu en sa manière : la bassesse du corps rehaussant infiniment l'agilité et la grandeur de l'esprit, et la félicité de l'esprit n'étant interrompue par l'avilissement du corps, il recevait un nouveau plaisir de voir son homme extérieur dans la place qui lui est due.

J'avoue que dans le temps que cette division se fait, elle est très rude à la nature, et c'est proprement ce qu'on appelle mort, la mort n'étant qu'une séparation de l'esprit d'avec le corps, comme cette mort est une division de l'esprit et de sens. Ces deux morts sont très douloureuses, et plus ou moins douloureuses selon le degré de vie qui doit suivre. Saint Paul crie [495] dans ses agonies comme : je veux la loi de Dieu quant à l'homme intérieur, etc.2, parce qu'il sentait alors ces deux parties se diviser ; il souhaite même le coup de mort, désirant être délivré de la prison du corps, et non du corps. Le corps n'étant plus prison sitôt que par la division achevée, l'âme est mise en pleine liberté. Il en est comme d'un oiseau enfermé dans une cage à qui on donnerait l'air : il ne serait plus captif. C'est ainsi que vous allez être bientôt ; rien ne pourra, sur la terre, vous emprisonner, resserrer, incommoder ; l’air divin sera le lieu immense où vous prendrez vos ébats. Ce sera alors que vous aimerez plus vos travaux passés que toute votre gloire. Vous chanterez le cantique de votre délivrance. Vous verrez avec plaisir que vous avez passé la mer sans être submergée, ni même (oui, je l'ose dire), ni même sans boire de ses eaux ! Oh ! que les jugements de Dieu sont différents des nôtres et que ce qui paraît saint à nos yeux, est souillé devant Lui ! Il examinera nos justices, mais Sa justice à Lui-même ne sera point [496] sujette à cet examen.  Oh ! que toute notre justice périsse et que notre lumière disparaisse ! Devant la Sienne, tout n'est que ténèbres et péché. Dieu seul, Dieu seul et Son pur amour.

1II Co 12, 9.

2Rm 7, 22.

 535 [D.2.166]. Etat et voie de la foi nue.

La foi de l'ancienne loi était appuyée sur les promesses en s'y assurant. Mais la foi du christianisme est une foi nue, qui dépouille de tout et qui va arrachant et détruisant. Dieu Se faisait des amis dans l'ancienne loi pour les couronner, et Il S'en fait à présent pour les couvrir d'ignominie. Et même plus l’Église sera sur sa fin, plus la foi sera pure, dénuée de témoignages et plus les adorateurs adoreront en esprit et en vérité1. C'est pourquoi vous ne voyez plus les vrais dévots de ces derniers siècles abondants en miracles et en [497] dons extraordinaires, si ce n'est quelques- uns à la dérobée. Mais la grâce est une grâce de vérité qui fait connaître et sentir à l'homme ce qu'il est. 

Mais on a d'autant plus de peine à marcher que la voie de certitude, quand on y a marché, revient toujours à cause des appuis qu'il y a2 et que les prophéties y paraissent accomplies et les miracles visibles. Car Dieu fit de bien plus grandes choses pour établir la Synagogue que pour l’Église, et c'est pourquoi les Juifs avaient bien plus de peine à se faire chrétiens que les gentils, car ils disaient : « Nous savons les prodiges que Dieu a faits par nos pères, mais celui-ci est mort comme un criminel. » Dès qu'ils avaient voulu un miracle, un témoignage, ils l'avaient, mais ici ils disent : S'il est le Fils de Dieu, qu'il descende de la croix et nous croirons en lui3. Cependant Jésus-Christ fait plus d'état de l'ignominie de la croix que de la foi [498] de tant de gens fondée sur des témoignages.

 Oh ! que ne puis-je vous faire entendre ce que je connais là-dessus ! Non pour me tirer de l'opprobre - Dieu le sait -, mais pour vous tirer, autant qu'il me serait possible, de toutes vos réflexions sur les prédictions et de tout appui sur ce qui arrive. Mais, vous laissant tel que vous êtes, croyez sans foi4 et sans assurance ce qui est au-dessus et au-dessous de toute apparence. Je vous le dis encore que vous n'aurez aucune assurance pour moi tant que vous en voudrez chercher quelques-unes. Mais ce que vous aurez, c'est que vous perdrez vos répugnances à mesure que vous perdrez et que vous entrerez dans la foi et la simplicité. Mais pour l'assurance, vous n'en aurez point, sinon une facilité pour les choses et que toutes répugnances vous seront ôtées, mais en manière de perte et non [en manière] de certitude : la foi ne le porte pas.

Lorsque les Juifs demandèrent un signe à Jésus-Christ, Il ne leur donna [499] point d'autre que celui de Sa mort et de Sa sépulture5. Ô mystère caché et infiniment caché à toute raison ! Ô mystère de foi, tu ne t'accompliras que par la foi ! Et il m'est mis dans l'esprit que vous ne représenterez pas seulement Jésus-Christ, mais vous serez un autre Jésus-Christ parce qu'Il vivra en vous6, que vous serez crucifié comme Lui et que ce ne sera que par la croix que vous entrerez dans la gloire. Mais, hélas, combien de doutes et d'hésitations lorsqu'on se verra dans un chemin de perte, d'opprobres et d'ignominies, plus encore intérieurement qu'extérieurement ?  Oh ! combien regrettera-t-on les chairs d’Égypte et quelle peine n'aura-t-on pas à s'accoutumer à cette viande pure de la manne, qui ne satisfait pas les sens quoiqu'elle nourrisse l'esprit !

1Jean  4, 23.

2On entend par ce mot des marques ou preuves aperçues et sensibles. (Dutoit).

3Mt  27, 42.

4Appuyée perceptiblement. (Dutoit).

5Mt  12, 39-40.

6Ga 2, 19-20.

  536 [D.2.167]. De la perte totale du soi.

J'ai1 admiré, madame, la bonté de Dieu en voyant votre lettre. Dans l'état où vous êtes, vous ne sauriez trop mourir, et vous vous feriez un tort irréparable si vous vous arrêtiez à la moindre chose sous prétexte d'assurance de salut, de vertu apparente ou de sainteté propriétaire. C'est, madame, dans la perte totale et générale de toutes choses que l'on trouve Dieu même, qui vaut infiniment plus que [501] toutes sortes de vertus et de saintetés hors de Lui. Il vous faut, madame, perdre tout ce qui n'est pas Dieu Lui-même, je ne dis pas pour avoir Dieu, mais pour demeurer dans votre néant, laissant Dieu vous être toutes choses pour Lui-même et en Lui-même. Pour nous, il n'y a chose au monde qu'un abandon le plus extrême et la perte la plus achevée.

 Oh ! madame, le grand bonheur que celui d'une âme qui a tout perdu sans réserve, soit intérieurement, soit extérieurement ! Elle ne s'inquiète plus de son salut puisqu'elle a perdu son salut même pour l'auteur de son salut. Il vous faut maintenant un tel oubli de vous-même que vous ne songiez pas même volontairement si vous êtes d'une manière ou d'une autre. Il faut faire le saut de la perte totale, qui consiste à se laisser à Dieu pour le temps et l'éternité en sorte que tout ce qui nous touche ne nous regarde plus. Que Celui à qui je me suis donnée, me fasse tout ce qu'Il veut : ce n'est plus mon affaire ; mon affaire est de Lui laisser faire de moi dans le temps et dans l'éternité ce qu'il Lui plaira [502], sans Lui dire une parole. Lorsqu'Il me jette dans l'abîme le plus profond, Il ne me permet pas un regard sur moi-même. Je suis à Lui : qu'Il me brise, qu'Il me condamne. Je suis à Lui : je consens à tout ce qu'Il fera, non par un consentement formé, mais par un état de délaissement total. Vous ne sauriez croire les démarches qu'une âme qui est fidèle à ne se regarder jamais elle-même, à ne s'arrêter à rien lorsqu'elle s'abîme et se noie, fait en peu de temps, et le bonheur infini qui suit cet état.

L'âme arrivée à cette perte totale ne se regarde plus, ni ne peut ni ne veut plus se regarder. Elle n'a plus ni yeux ni volonté [pour le faire]. Il faut que la foi la plus nue qui fut jamais absorbe tellement toute sa raison, même celle qui est la plus illuminée, qu'il ne lui en reste plus, que l'espérance absorbe sa mémoire et la charité, sa volonté, en telle sorte qu'elle ne trouve de choix ni de penchant pour chose au monde.

Mais pour en venir là, il faut que Dieu tienne sur nous une conduite intérieure, et souvent extérieure, qui [503] détruise toute raison, et qu'après nous avoir conduit dans les choses raisonnables pour lesquelles nous nous sommes abandonnées sans réserve, y ayant épuisé tout l'abandon possible, Il nous fasse entrer dans une conduite ou un état qui paraît tout opposé à notre raison afin de nous la faire perdre tout à fait. Pour cela, Il nous conduit de précipice en précipice, d'abîme en abîme plus profond. Au commencement, Il donne quelque barque pour voguer sur cette mer orageuse. Ensuite Il ne laisse qu'une planche, puis Il ôte cette planche et alors, sentant que nous nous enfonçons, nous nous accrochons à tout ce que nous pouvons pour nous empêcher de tomber. Mais enfin après nous être défendus de toutes nos forces, tout manque et tombe des mains : les forces quittent, il ne reste plus que la faiblesse. Cela arrive tout naturellement et sans rien d'extraordinaire. Souvent Dieu voyant notre opiniâtreté à nous attacher à quelque chose, nous coupe les mains, et alors nous sommes contraints de tomber. Mais combien d'efforts ne fait-on pas pour se soutenir sur les ondes, [504] jusqu'à ce que la faiblesse soit si grande que, n'en pouvant plus, on est contraint d'aller au fond ! Et encore, la nature et l'esprit ont une si extrême frayeur et répugnance à se perdre que du fond de l'eau souvent on reparaît. Et c'est un jeu qui dure longtemps de paraître et se perdre, jusqu'à ce qu'on se noie et se perde tout à fait par la perte de tous les appuis créés, humains et divins, tant des perceptibles que de ceux qui ne le sont pas.

L'âme perd ainsi peu à peu toute vie, expire tout à fait et entre, non dans l'état de vie, ni aussi dans l'état mourant - il est passé -, mais dans un état de mort qui tient longtemps de l'état de mourant, et ensuite la mort devient consommée et si entière qu'il n'y a même plus l'idée du moribond. On se perd si parfaitement de vue et de sentiment qu'il n'en reste pour chose au monde, ni du côté même de Dieu, ni de la part des créatures. On reste comme des morts éternels, qui sont oubliés de tout le monde2 et qui n'ont plus aucun sentiment ni de bien ni de mal. On reste de cette sorte tant qu'il plaît à Dieu, jusqu'à ce qu'Il vienne Lui-même comme vie nous rendre une vie nouvelle et nous faire sortir des ombres pour nous mettre dans le jour éternel de Sa gloire. Mais de dire comment tout ceci s'opère, cela ne se peut ici, quoique j'en aie écrit bien amplement3 et d'une manière qu'il n'y a que la seule expérience qui en puisse donner une entière intelligence.

Courage donc, madame ! Celui qui a commencé de tout faire en vous, achèvera tout.  Oh ! le grand bien que d'être ainsi anéantie et perdue de telle sorte qu'on ne puisse plus ni se voir, ni se retrouver ! Tout ce qui arrive à une âme de foi arrive comme tout naturellement. Il faut que tout tombe des mains peu à peu et que l'on soit mis dans l'impuissance de faire ce que l'on faisait auparavant. Je ne parle pas des choses multipliées, car cela est passé il y a longtemps, mais des choses les plus simples et les plus passives, je dis plus, les plus nécessaires et essentielles. Et il faut dire avec Job [506] : Ce que je n'osais toucher du doigt est devenu ma nourriture4. Je dis ceci à l'oreille de votre cœur et non à aucune autre. Oh ! qu'il est rare de trouver des âmes assez courageuses pour se perdre ! On vient bien au bord du précipice, on s'expose même aux flots de la mer avec courage, mais lorsque l'on enfonce, qui est-ce qui ne crie pas avec saint Pierre : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons5 ! Comme vous êtes tout abandonnée à Dieu pour l'extérieur, vous laissant de moment en moment comme l'on vous fait être, soyez-la de même pour l'intérieur. Ne craignez point, au nom de Dieu, et soyez persuadée qu'après les miséricordes que Dieu vous a faites et l'état où Il vous a mise, vous ne sauriez trop vous perdre. La moindre hésitation, crainte, frayeur, retour sur soi-même, offense plus Sa bonté que de grandes fautes en une autre âme. Je vous parle avec toute la sincérité de mon cœur. Ne craignez ni pour le passé, ni pour le présent, ni pour l'avenir. Mais laissez-vous comme une [507] chose à laquelle vous ne devez plus penser.

Mais, me direz-vous, je risque peut-être mon salut. Il n'est plus à vous ce salut ! vous l'avez abandonné. Votre salut à présent doit être votre perte. Mais s'il fallait mourir ? Oh ! c'est alors qu'il faut un courage invincible pour ne se point même regarder, bien loin de se reprendre. Et Dieu ne vous envoie ces sortes de maux où vous êtes tantôt expirante, tantôt en santé, que pour exercer votre foi et voir si vous serez fidèle à ne craindre rien, à ne rien faire pour vous assurer, mais vous délaisser à pur et à plein à Sa divine justice pour qu'elle fasse de vous, sans miséricorde pour le temps et pour l'éternité, tout ce qu'il Lui plaira. C'est là le comble de l'amour pur, du parfait anéantissement et du délaissement entier. Mais je n'ai rien qui m'assure pour mon salut, au contraire. N'importe : fiez-vous à Dieu seul.  Oh ! si une telle âme mourait dans cet amour si pur si généreux et si désintéressé, il n'y aurait point de purgatoire pour elle ! C'est à une telle âme [508] qu'il est dit par Isaïe : Quand vos péchés seraient rouges comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige6. C'est d'une telle âme que les vêtements sont lavés dans le sang de l'agneau7. Mais je dis plus : c'est qu'il en faut venir là pour arriver à l'union immédiate, union centrale, union permanente et durable. Nul n'y arrivera jamais par une autre voie que par la désappropriation générale, et cette désappropriation générale ne se trouve que dans la perte totale.

Je crois, madame, que Dieu vous a arrachée pour un temps toute direction pour vous faire davantage perdre en vous ôtant cet appui et ce secours. Mais il me semble que le temps vient qu'il vous en donnera une autre qui ne vous tirera pas de votre état de perte, au contraire, qui vous y fera enfoncer davantage. Car il vient un temps que ce qui servait de soutien devient le moyen d'une perte plus profonde et plus étendue. Cette direction vous sera donnée [509] comme la première, par un coup de providence et d'une manière que vous ne l'attendez pas. Jusqu'à ce temps, les craintes que vous avez servent même à vous arracher à vous-même. Et quoiqu'elles soient des marques infaillibles que l'âme n'est pas parfaitement anéantie, bien qu'elle soit dans un degré d'anéantissement, elles ne laissent pas de servir de moyens d'anéantir davantage, faisant perdre l'assurance et le soutien que cette paix générale que l'âme avancée éprouve lui pourrait donner ; car si l'âme sentait qu'elle se perd avec courage, sa perte même lui serait un appui, et si elle comprenait ce qu'elle est selon les idées que l'on se peut former d'un état de perte, n'étant par parfaitement perdue, cette seule assurance empêcherait tout à fait sa perte.

Laissons-nous donc en la main de Dieu aussi contentes de n'avoir point de courage que d'être courageuses. Il faut nous laisser dans nos faiblesses, et ce sera dans ces faiblesses mêmes que nous trouverons notre force8. Tout se doit faire par [510] degrés. Quoique les craintes soient une marque que la perte ne soit pas entière, elles ne laissent pas de favoriser la perte pourvu qu'elles ne fassent point changer de conduite, ce qui serait extrêmement difficile à une âme comme la vôtre ; car si elle voulait faire quelque chose pour s'assurer, cette même chose ne servirait qu'à la perdre davantage, comme il arrive de vos petits actes et intentions : ils ne servent qu'à vous faire voir et toucher au doigt que vous n'êtes pas perdue, que vous manquez de courage et que vous cherchez des appuis. Cependant tout cela ne peut ni vous assurer, ni vous appuyer, car quoiqu'il vous semble que cela assure dans le moment, néanmoins comme ce n'est pas le propre état de l'âme, cela ne peut pas subsister dans la suite et cela lui fait voir encore davantage sa faiblesse.

Presque toutes les âmes, même celles qui ont fait de plus grands progrès et qui ont plutôt volé que marché durant presque tout le chemin de la foi, se sont arrêtées en cet endroit de la perte totale, faute de courage à se délaisser sans réserves à toutes les [511] volontés de Dieu quelles qu'elles soient, sans connaître même [alors] si c'est volonté de Dieu et croyant souvent le contraire. Et à moins que Dieu ne les prenne Lui-même pour les faire passer ce trajet, comme Il prit Habacuc par ses cheveux9, elles ne le passent guère, parce que la nature a une si extrême répugnance à se perdre, et surtout la raison, que cela est surprenant : elle souffrirait plutôt toutes les peines possibles par son choix que de perdre ainsi toute subsistance. C'est une étrange chose que de se perdre devant Dieu, devant les hommes et devant soi-même. Oh ! qu'il est dur de se perdre de cette sorte ! mais qu'il est doux et avantageux d'être perdu tout à fait ! Alors il n'y a plus de peine pour chose quelconque, plus de crainte - car celui qui se perd, craint -, mais celui qui est perdu, ne peut plus craindre : il trouve dans sa perte la plus extrême et la plus achevée un bonheur inestimable.

Mais où trouve-t-on des cœurs qui veuillent bien se perdre de cette sorte ?  Oh ! qu'ils sont rares !  Oh ! qu'ils [512] sont rares ! J'en connais si peu qu'à peine en pourrais-je nommer trois, quoique plusieurs semblent y courir de toutes leurs forces. Les uns se précipitent dans une perte imaginaire et n'ayant ni l'état intérieur, ni la force de porter cette perte, ou ils quittent tout et entrent dans une vie licencieuse et criminelle, ou ils entrent dans des désespoirs surprenants. Mais pour ceux qui se perdent dans un abandon total et généreux, ceux que Dieu a mis dans un degré de foi conforme à cette perte, ô Dieu, quel bonheur pour eux après les agonies les plus étranges qui se pussent imaginer ! Au commencement, la perte est plus sensible. Peu à peu elle devient plus insensible. Ensuite elle devient presque indifférente. Puis elle ne touche plus, et alors l'insensibilité devient plus pénible que la perte même, parce que la peine est encore un soutien et une secrète assurance que l'on est à Dieu. Enfin, peu à peu, on perd toutes choses et l'on reste tellement perdu que l'on ne peut pas même voir si on est perdu, ni s'en soucier, ni y penser. Et c'est le [513] dernier degré de perte qui achève l'anéantissement et met l'âme dans la parfaite pureté, non toujours dans la pensée de celui qui est de cette sorte, qui ne pense pas même s'il est pur ou impur, et qui, faisant encore des fautes extérieures, pourrait tirer des conséquences de son impureté qui lui feraient de la peine ; car, pour la pureté, il ne la découvre plus, mais tout est tellement détruit qu'il n'y a plus moyen de penser à rien, sinon être tel que l'on [nous] fait être de moment en moment, soit pour l'intérieur, soit pour l'extérieur, sans qu'il reste le moindre penchant, ni la moindre vue d'être autrement, d'être plus ou moins perdu. On est aussi content d'être perdu que de ne l'être pas. Aucune chose qui nous regarde, quelle qu'elle soit, ne nous peut occuper, et s'il s'agit de trouver un soi-même, on ne le trouve plus, ni pour faire le bien, ni pour faire le mal.

1Cette matière, qui n'est que pour des âmes bien avancées dans la vérité, se trouve déduite plus amplement et avec toutes les précautions et les avis nécessaires dans le Traité des Torrents, imprimé dans le second volume des Opuscules Spirituels de M. G[uyon]. (Dutoit).

2Ps 84, 9.

3Voyez le Traité des Torrents. (Dutoit).

4Jb 6, 7.

5Mt  14, 3.

6Is 1, 18.

7Ap 7, 13.

8II Co 12, 10.

9Dn 14, 35.

 537 [D.2.168].

Je suis bien aise que Notre-Seigneur ne vous épargne pas : la dureté que vous éprouvez est la plus grande preuve de votre avancement dans l'anéantissement. On ne peut pas être plus contente que je le suis des dispositions de N. Je vous l'avais bien dit, que Dieu ne l'épargnerait pas. Il n'est pas au bout de ses peines. Mais à quelque excès que ses maux puissent aller, je crois que son abandon doit les surpasser encore. Dieu donnera tous les jours de nouvelles matières à sa fidélité, ce qui le fera craindre et hésiter, mais il ne faut point d'autre assurance que la perte même. Quelle assurance peut-on donner à celui qui ne doit trouver son salut que dans sa perte ? Ne faut-il pas plutôt lui ôter tous moyens de salut hors de Dieu, afin que sa perte en Dieu soit plus inévitable ?

Je me sens un tel courage de tout [515] arracher aux âmes qu'une personne que vous connaissez dit que je suis comme un sabre. Je crois que Dieu ne me donne ce courage que pour ceux qu'Il veut véritablement perdre, car Il le leur donne aussi, comme vous voyez qu'Il fait à N. Je trouve toutes choses indignes de Dieu, quelque sublimes qu'elles soient aux yeux des hommes. Il n'y a que l'entière destruction de la créature qui honore Dieu en Dieu. Ainsi plus Il nous traite sans miséricorde, plus Il nous donne des preuves de Son amour. Celui qui flatte la plaie que Dieu ouvre, n'est pas notre ami : il doit avoir plus d'horreur des soutiens et des appuis créés que de l'enfer. Mais comme ce dernier état n'est pas pour tous, on ne le dit pas à tous, mais pour vous, on ne vous veut rien cacher.

 538 [D.2.171]. Etat d’anéantissement.

Que celui qui a commencé achève Lui-même de nous détruire et anéantir. Je ne sais pas tout ce Dieu veut faire de vous et de moi, de vous particulièrement. Je sens un poids, ou plutôt un entraînement pour vous anéantir et vous jeter dans le plus profond du néant. Je l'ai bien senti autrefois pour moi. Mais il me semble qu'il n'était pas d'une pareille force. Cela est assez extraordinaire que l'on ait des choses pareilles pour les autres. Il me semble que votre âme est à moi et que ce soit moi qui la sacrifie. Je vois mon anéantissement être uni au vôtre. Mais quoique le mien, dans les excès les plus grands dont on ait ouï parler, me fit un grand plaisir, et qu'il me semble que le vôtre et le mien ne soient qu'un1, cependant, je suis sans désir et sans vie pour le mien, durant que je me sens presser et brûler pour le vôtre. Il me semble que cela me tient bien vivement.

Consentez de toutes vos forces, et pour vous et pour moi, que nous soyons les proies du néant. Dieu a assez de serviteurs et de servantes qui servent à Le glorifier de toutes les manières, mais peu qui honorent Son anéantissement. Soyons les deux victimes d'un anéantissement total et pour le temps et pour l'éternité : que Dieu ne nous tire jamais de là, et mourons anéantis dans l'estime de toutes les créatures. J'aime mieux cela pour vous que les mitres et les tiares et la conversion de tout le monde. Ô Jésus, oui, il y aura des anéantis et des victimes du néant ! Jésus dans le Saint Sacrement est bien anéanti, sans gloire et sans éclat, et Il est consommé, pour ainsi dire, dans l'anéantissement. Soyons-en de même, non en lumière2 mais en réalité. Je vous prie de dire demain, lundi et mardi, la messe pour nous sacrifier sans réserve à toutes les suites les plus étranges du néant.

1L'un étant comme attaché à l'autre, et étant même ce qui peut nous unir. (mis entre parenthèses par Dutoit).

2Non selon la voie des lumières, mais selon la voie de foi nue.

 539 [D.2.172]. Mort, résurrection, perte.

Il n'est plus temps d'être malade. Il faut vous fortifier pour porter les bonnes croix et abjections qui viendront fondre sur votre tête. Ne craignez plus vos sens : ils ne vous feront plus de mal, et si vous sentez la pourriture, ce n'est proprement qu'un reste qui va être réduit en poussière. Oui, vous ressusciterez avec Jésus-Christ. Et au lieu qu'Il fut crucifié avant que de ressusciter, vous ne serez véritablement crucifié qu'après la résurrection.

La paix extraordinaire que vous avez goûtée est un commencement de résurrection et, bien qu'il puisse arriver qu'elle ne soit pas encore invariable parce que la vie nouvelle n'est donnée que peu à peu, cependant je vous assure qu'elle vous sera donnée. Dieu, pour cela, a avancé votre perte et votre mort d'une manière surprenante. Il vous a fait courir à pas de géant dans la voie de mort et d'anéantissement [532] malgré les répugnances naturelles que vous aviez à cause que votre voie avait été toute contraire à celle-là. Comme Il avance la mort, Il avancera la résurrection. Mais la perte qui suit la vie ressuscitée sera bien profonde et bien longue, et suppléera à l'état de mort et de pourriture qui a été court. Car la mort et la pourriture précèdent la résurrection. Mais jusque-là, il n'est point parlé de perte, et la perte proprement ne se fait qu'après être ressuscité. Ce qui sera tout autre chose et un pays nouveau. Ne craignez donc plus la peine des sens : elle sera légère et, s'il en reste, ce ne sera que pour achever de pourrir, mais elle ne vous nuira pas et vous sortirez du sépulcre comme l'époux de son lit nuptial.

Tout se consomme en moi. Et à mesure que le tout s'avance, tout se perd et se détruit, non en manière ordinaire de perte, mais de rien total, en sorte qu'il n'y a plus chose au monde qui se puisse nommer ni connaître. Et il me semble que cela va jusqu'à l'infini, faisant des démarches inouïes [533]. Depuis ce matin, c'est encore un rien plus rien, et s'il y avait quelque chose au-dessous du rien, ce serait mon affaire Mourez, vivez, perdez-vous, puis vous en ferez l'expérience. Je ne possède plus de paix, mais il me paraît que l'état est au-dessus ou hors de toute paix, parce que la paix est quelque chose de distinguible, et qui peut croître ou diminuer et ne peut faire un état invariable.

 540 [D.2.173]. Souffrances et purification d’une âme ressuscitée.

Il est certain que lorsque l'âme est arrivée en Dieu et que, par sa sortie d'elle-même, elle a perdu toute capacité de souffrir en elle, Dieu la rend pour lors capable de souffrir en Lui, lui donnant une force divine ; mais ces souffrances sont bien différentes des premières, et c'est pour la [534] conformer de plus en plus à Jésus-Christ. Une âme ressuscitée souffre pour le dedans des impressions de souffrances qui lui sont données, les âmes surtout qui sont destinées à porter Jésus-Christ crucifié. Et cela est très véritable. Et ces douleurs sont bien différentes de celles que l'on souffre ou pour mourir ou pour être purifié.

Une âme ressuscitée peut encore commettre des défauts et des faiblesses. Elle peut contracter des imperfections et Dieu les purifie, et sa purification, quoique superficielle, ne laisse pas de causer de la douleur. Or, comme tant que nous vivons nous pouvons commettre des défauts, aussi tant que nous vivons nous pouvons être purifiés. Mais cela est bien superficiel, ne fait que peu de peine et ne cause point de mort, mais les souffrances infligées sont terribles.

J'étais dans cet abus de croire que l'âme ressuscitée n'était plus purifiée. L'âme ressuscitée peut contracter des impuretés, elle peut donc et doit être purifiée. Mais cette purification ne [535] la prive point de la vie, au lieu que les autres [purifications] qui s'opèrent dans la mort, causent un état de mourant ou de mort. Dieu vous éclaire de plus en plus de Sa vérité. On peut toujours se perfectionner en Lui, et se transformer, et se perdre. Car, ou il faut vivre de sa propre vie, ou il faut vivre de la vie de Dieu. Ce qui nous arrache à notre propre vie s'appelle mort et perte, et cela ne se fait que par degrés et n'est pas consommé tout d'un coup. Ce qui nous fait vivre de la vie de Dieu s'appelle résurrection, et cette vie n'est pas non plus parfaite tout d'un coup.

Ne mesurez jamais l'intérieur sur des faiblesses qui ne sont pas essentielles, mais sur la force et la vigueur de la vie. Dieu prend plaisir de cacher Ses trésors dans des vases de terre. Si cette lettre vous fait à présent quelque peine, je vous prie de la garder, et vous verrez que je vous ai dit la vérité, du moins je le crois.

Il y a [non seulement] l'état de mort et celui de résurrection, mais il y a aussi celui d'anéantissement.  Oh ! qu'il est rare que l'on soit parfaitement [536] anéanti ! Jésus-Christ et Marie l'ont été parfaitement selon ce qu'ils étaient, mais les autres créatures peuvent toujours être anéanties de plus en plus.

 541 [D.2.174]. Abandon, amour, croix.

Puisque vous avez, madame, l'humilité de vouloir bien que je vous écrive encore mes petites pensées, qui me semblent bien n'être pas les miennes, mais les volontés d'un plus puissant que moi sans lequel je ne puis rien, et auquel il ne m'est pas possible de résister car sa possession est trop forte et trop entière, j'en userais avec ma simplicité ordinaire. Car hélas ! Pourrais-je faire autrement, puisque je ne suis plus à moi-même ? Et comment pourrais-je prendre des mesures puisque je ne me connais plus moi-même ? Et quelles mesures peut prendre une âme entièrement perdue et abîmée dans la souveraine volonté de son Dieu, dont elle ne peut, ni ne veut sortir, quoi qu'il arrive ? Tout est également bon dans cette divine volonté et on la pourrait défier de faire quelque chose, quelque rigoureuse qu'elle parût, que l'on n'aimât pas autant qu'elle-même. C'est là ma seule disposition. Toutes les autres me sont étrangères et je suis impuissante d'y entrer.

 Oh ! madame, qui a goûté une fois Dieu en Lui-même pour Lui-même, sans nul retour ni regard sur soi, quel qu'il soit, ne se soucie non plus de soi-même que de la boue. Tout événement est égal parce que Dieu est toujours égal à Lui-même. Ô propre intérêt, quand seras-tu entièrement banni ? Ô Amour, vous ne possédez pas les cœurs sans interruption, parce que vous n'en trouvez point sans appropriation. Que nous sommes aveugles lorsque nous croyons gâter ou ajuster quelque chose ! Et que nous sommes éloignés de connaître Dieu tel qu'Il est dans Son infinité ! Ô Amour, faites-vous des cœurs [538] dignes de vous porter purement, qui n'appréhendent point vos amoureuses cruautés et qui, ayant tout perdu, n'espèrent pas de gagner avec vous, puisqu'ils ne pensent pas même à vous gagner vous-même pour eux ! Toutes les créatures et tous les événements les plus tragiques de la vie, sont comme des ombres qui passent et qui ne laissent nulle trace dans un cœur qui est à Dieu pour Dieu même. Ô perte totale, que tu portes avec toi un bonheur ineffable ! L'abandon de toutes les créatures et leur condamnation est une étincelle qui meurt en naissant. N'est-ce point trop vous en dire ? Mais que m'importe ! Il faut quelquefois donner l'essor à son cœur afin qu'il exprime quelque chose d'une vérité inexprimable.

Je vous proteste que je n'ai nul intérêt dans cette affaire-ci que l'intérêt de Dieu. Le mien est si fort détruit que parmi une condamnation si générale je ne puis penser à moi, car je suis étrangère à moi-même. Le seul intérêt de Dieu seul est l'unique chose qui me soit propre et naturelle.

Pour vous, madame, ne vous [539] étonnez point de vos terreurs et de vos peines. Cela ne sera détruit que lorsque vous serez vous-même entièrement détruite. Laissez-vous donc crucifier et détruire par toutes les providences qui vous arrivent. Je vous assure que je n'ai nul chagrin de vous causer quelques croix, car je vous les crois utiles. Soyez cependant persuadée que mon imprudence ne me fera rien faire qui vous puisse causer de la peine.  Oh ! madame, la Sagesse incarnée vaut mieux que toutes nos prudences, car ce qui paraît une folie est plus sage en Dieu que toutes nos sagesses1.

Je n'ai en rien diminué, ni l'espérance que j'ai pour vous, ni l'estime, ni la confiance. J'ai cru que la frayeur vous avait épouvantée, mais que vous en reviendriez bientôt, et que Dieu ne vous laisserait pas longtemps de cette manière. Il est bon que nous éprouvions des faiblesses, mais il viendra un temps que lorsque vous serez confirmée, vous confirmerez vos frères. Vous faites bien de porter vos troubles passivement : il faut se laisser en la main de Dieu.

1I Co 1, 25.

 542 [D.2.175]. Sacrifice [Epreuve] et soumission extrême.

J'ai appris en votre absence la nouvelle la plus dure pour moi que je puisse recevoir, et je puis dire qu'aucun coup sur la terre ne pouvait être plus dur à mon cœur soumis, abandonné, et perdu dans l'ordre divin. Ô Dieu, où me réduisez-vous ? Est-ce une épreuve de ma foi, de toutes les épreuves la plus forte ? Ou bien est-ce une providence pour me faire reprendre ce que j'ai quitté ? Ô Amour trop cruel et impitoyable envers la personne du monde qui t'est la plus dévouée, fais connaître ta volonté à ceux qui me conduisent. Car, comme j'ai tout quitté pour ton amour, croyant de faire ta volonté, je suis prête à tout reprendre pour ton même amour.

Je ne sens cependant de pente pour quoi que ce soit. Mais comme une personne qui n'est plus, je demeure [541] immobile, environnée de toutes parts d'angoisses sans sentir d'angoisse, comme un mort suffoqué sous le poids de la terre que sa mort rend insensible à tout. Toute la différence est que ce mort n'ayant pas des yeux, ne peut voir ce qui l'accable, et ici les yeux sont ouverts à l'âme pour regarder ses maux sans qu'il lui soit donné un seul mouvement pour y remédier.

O Amour, le plus rigoureux et le plus aimable de tous les amours, Amour-Dieu, que peut faire une âme, qui n'a pente vers aucun côté ?  Oh ! si je pouvais encore me sacrifier, à quoi ne me sacrifierais-je pas ? Mais je suis tellement sienne, que je ne puis plus me donner ni me sacrifier. Il n'y a plus rien pour moi de ces choses, mais je demeure sans mouvement, attendant les coups qui tombent drus et menus comme grêle. Ô Amour, après m'avoir poussée en l'intérieur dans les états les plus durs et les plus étranges que l'on se puisse imaginer, vous poussez l'extérieur dans les plus extrêmes disgrâces.  Oh ! que Celui qui a commencé, achève de me briser et que j'ai cette [542] consolation, qu’Il ne m'épargne pas1. Mon âme demeure comme un agneau occis sous le couteau, sans soupirer, sans se plaindre, sans rien vouloir, mais elle demeure immobile, prête à Le suivre partout dans l'ignominie ...

O Amour, c'est bien à présent que, ne m'étant pas donnée à Toi pour être grande, ni pour être sainte, Tu m'anéantis sans merci.  Oh ! achève, et qu'il n'y ait ni borne, ni mesure dans ma destruction ! Tant de saints Te servent d'une manière glorieuse, pour moi je suis dévouée à l'opprobre, à la honte, à la bassesse.  Oh ! faites bien à votre gré ce qu'il Vous plaira de ce néant ! je ne Vous demande rien, mais que Votre divine justice s'exerce sans miséricorde.

L'âme est si fort à Dieu que tout ce que Dieu fait, ce lui est une nécessité de le voir comme Dieu, sans distinction, et par conséquent elle ne peut ne le vouloir pas. Les sens frémissent pour des moments, mais ils sont si soumis à l'esprit qu'il ne leur reste pas un mouvement. Ô Dieu, qui avez tout fait, Vous connaissez tout !

1Jb 6, 9-10.

 543 [D.2.176]. Etat d’une âme toute sacrifiée.

Une âme s'est trouvée aujourd'hui sacrifiée, mais du sacrifice le plus étendu qui fut jamais. Elle était immolée sous le couteau qui ne dit jamais : « C’est assez », et qui voyant la victime volontaire, ne lui donne point de relâche. La croix lui a paru telle qu'elle doit être, et la nature était accablée sous le faix. Il faut boire le calice et le boire tout pur. La croix sera plus sombre et plus cachée qu'un fleuve souterrain, mais, ô Dieu, qu'elle aura bien plus de cruauté ! On attache cette âme, on la lie, on la cloue comme avec des clous à une croix que l'on ne lui laisse point quitter, et l'on veut que cette croix, ou cette roue, la tyrannise incessamment. La vue met dans l'agonie, mais toute l'âme accepte le calice. Cette personne était couchée contre terre, baissant le col sous le coup de la main qui la voulait frapper. Le cœur de cette personne souffre une agonie mortelle, et les yeux en étaient tantôt [544] presque obscurcis. Elle pourrait éviter cette croix, mais il ne lui est pas permis. Ô juste Dieu, que Votre justice est terrible ! Vous voulez encore appesantir Votre main pour la rendre plus rude et ajouter de nouvelles douleurs aux douleurs premières. Si la faiblesse n'accompagnait pas la croix, ce serait peu de chose, mais on veut que l'on tombe sous le poids. Ô pierre vive, véritablement celui sur lequel vous tombez est bien à plaindre ! Vous l'écrasez sans miséricorde.

 544 [D.2.177].

Je suis dans une très grande peine de l'état où l'on me mande que vous êtes. Je vous conjure de ne vous pas laisser aller au chagrin. C'est dans les occasions où Dieu nous crucifie, qu'il faut montrer notre amour. Il faut non seulement porter la croix avec résignation, mais avec joie. Les [545] chagrins qui ont précédé votre incommodité, peuvent y avoir contribué. Je prie Dieu qu'Il soit votre consolation et votre force.

Il y a un martyre de confusion plus difficile à porter que tout autre. Il peut être plus fort à l'égard de Dieu que des créatures ; quel qu'il soit, il faut le souffrir. Il est plus dans l'expérience de ce que nous sommes que dans tout le reste.

 545 [D.2.178]. Bonheur de souffrir pour Dieu.

J'apprends avec joie que la situation de N. est plus douce que je ne l'avais pensé. La mienne est toujours bonne, quoique bien épineuse, mais il faut faire sa résidence dans la charité et se laisser conduire à la volonté de Dieu ; alors toutes les places sont bonnes. Je ne doute point qu'elle ne soit très vertueuse : je l'ai toujours connue telle. Si je voyais les choses autrement que dans l'ordre et la volonté de Dieu, j'aurais eu un véritable [546] chagrin de lui avoir attiré tant de disgrâces ; mais quand je considère le bonheur qu'il y a de souffrir pour Dieu, je n'ose plus plaindre personne, non plus que je ne me plains pas moi-même.

Heureux moments que ceux que l'on passe dans le renversement, la persécution, le décri général, lorsqu'on aime Dieu et qu'on connaît, quoique obscurément, ce qu'il mérite. ! Que ceux qui ne souffrent rien sont à plaindre, quoiqu'ils soient applaudis de tout le monde ! Lorsque Dieu joint l'infirmité à d'autres peines, c'est le comble du bonheur parce que tout souffre de concert sans que rien ne soit épargné. C'est ce qui purifie l'hostie et qui la dispose dans l'union à Jésus-Christ pour être une victime agréable à Dieu.           

Vous avez raison d'estimer la personne qui vous enverra cette lettre. Elle est vraiment prévenue de Dieu et a beaucoup de grâce. Je l'aime plus que je ne puis vous dire.

 546 [D.2.179].

Je ne vous oublierai jamais, messieurs, en quelque lieu que la divine Providence me conduise. Exil volontaire ou forcé, mort ou prison, tout sera bon dans la volonté de mon Dieu, et vous aurez part à tous ces sacrifices. Le même Dieu qui Se découvre en vous, vous imprime tous deux dans mon cœur afin que nous accomplissions en Dieu l'œuvre de Sa volonté, de Sa gloire et de notre salut pour Sa même gloire, nous dégageant de plus en plus de tout intérêt propre et de tout amour de nous-mêmes afin que Dieu règne seul en nous. C'est donc ce que je Lui demanderai tout le reste de ma vie pour vous.

Vous ne perdrez rien en quittant les devoirs éloignés : Dieu remplace ce que l'on quitte pour Lui. Il sait enseigner toutes choses sans bruit de paroles, et Il donne à chaque moment à ceux qui sont à Lui ce qui leur est nécessaire. Il [548] ne vous manquera jamais. Lors même qu'Il semble abandonner Ses serviteurs, c'est alors qu'Il les soutient plus fortement.

 547 [D.2.180]. Oraison, amour pur, croix.

Je vous assure, monsieur, que la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, m'a fait beaucoup plus de plaisir que les persécutions qu'on me fait ne me donnent de peine. Et si ce que je souffre et même la mort était de quelque mérite devant le Seigneur, je la Lui offrirais de bon cœur afin qu'Il fît la conquête entière du vôtre. Je ne suis point surprise des miséricordes qu'Il vous fait : j'ai toujours espéré qu'Il vous les ferait. Les bontés de Dieu vont toujours plus loin que nos espérances. Il est juste que dans les prémices de la conversion, nous souffrions des combats. Mais quand il plaît à Dieu d'élargir notre [549] cœur,  Oh ! nous courons alors dans la voie de Ses préceptes1 sans que rien nous fasse tomber.

Croyez, monsieur, que Dieu vous donne plus, en vous donnant un commencement d'oraison de repos, que s'Il vous donnait l'empire de la terre. Un cœur comme le vôtre fait connaître le prix de toutes choses et comprend aisément que les grandeurs de la terre sont des bassesses, qu'il n'y a rien de grand que Dieu et qu'Il n'est honoré que par l'amour pur qui, Le préférant à toutes choses et ne trouvant d'ailleurs rien de digne de son attache, fait honorer Dieu en Dieu. Il n'a que faire de nos biens : Il ne veut que notre cœur, et lorsqu'on le Lui donne tout entier, Il le récompense dès cette vie par cette paix qui, comme dit saint Paul, passe tout sentiment2 de tout ce qu'il quitte pour Lui.

Tout ce qui est hors de nous ne peut que nous causer des plaisirs sensibles qui sont combattus par le trouble des passions, mais les chastes délices que l'on goûte en Dieu sont pures, ineffables, sans mélange de troubles : [550] elles se font goûter dans le plus intime de l'âme. C'est ce qui fait, comme dit Jésus-Christ, que rien ne nous ravit notre joie3, parce qu'elle est en nous et en Dieu, et qu'elle se conserve dans les troubles extérieurs.

Personne ne s'intéresse plus que moi dans les miséricordes que Dieu vous fait et, quoique je n'eusse point l'honneur d'être connue de vous, vous ne m'étiez pas inconnu pour cela. Si Dieu me fait miséricorde, vous en sentirez de plus en plus les effets. N'ayez point de peine, je vous en conjure, de l'état où je suis. Si nous sommes chrétiens, nous devons envisager la croix comme le plus grand de tous les biens et l'ignominie comme le véritable honneur. Mon cœur est préparé à tout ce qu'il plaira à mon Maître d'ordonner de moi. Qu'avons-nous que nous n'ayons reçu ? Lorsqu'Il reprend ce qu'Il a donné, qui peut ou le trouver mauvais, ou s'en plaindre ? Je ne laisse pas de vous être extrêmement obligée de la part que vous voulez bien prendre [551] à tant de maux apparents. Dieu n'a pas encore permis que je les aie vus autrement que comme de très grands biens, et j'espère que ce qui paraît détruire la vérité, servira à l'établir.

1Ps 118, 32.

2Ph 4, 7.

3Jean  16, 22.

 548 [D.2.181]. Pur abandon.

J'ai ressenti une si grande joie de me voir dépouillée de tous mes biens et de tous mes amis que je ne la puis exprimer. Ma vie me paraît dépouillée de tout, et je ne pourrais presque m'empêcher de craindre avec vous s'il me restait un brin de sentiment pour moi-même. Mais plus contente qu'une reine d'être abandonnée, d'être dépouillée de tout, je demeure immobile comme un rocher, sans pensée ni pente quelconque, avec une loi indispensable de vous obéir, qui est la seule chose qui me reste, n'ayant plus d'honneur, plus d'amis, plus d'enfants, plus d'appuis, plus de temporel [552] qui soit en ma disposition, plus de volonté et nulle liberté propre, durant que je suis infiniment libre, rien ne pouvant me rétrécir.  Oh ! le bon mets pour moi, qu'un décri universel, un abandon absolu ! Que l'on vous défende de me diriger1, je le veux si mon Maître l'ordonne. Que l'on nous sépare s'Il le permet, j'en ferai mon plaisir. Mais rien au monde ne m'empêchera d'obéir tant que Dieu le voudra. Pourvu que vous me disiez vos intentions, j'espère que Dieu me les fera suivre. Ô Amour-Dieu, qui est-ce qui me pourrait faire peine puisque je n'en ai point de Vous perdre en manière connue ?

 Oh ! si l'on connaissait un peu le bonheur qu'il y a de ne pouvoir plus rien perdre parce que l'on ne possède plus rien, à quelle perte ne se laisserait-on pas précipiter ? L'âme qui voit la passion et la préoccupation des créatures contre elle, ne peut en être non plus touchée que si elle était de marbre, et ne peut faire nulle attention sur ces créatures pour avoir ni peine contre elles, ni leur rien imputer. Autrefois, elle voyait tout cela en Dieu [553] comme Dieu. A présent elle ne peut rien voir, mais tout est pour elle comme si elle n'était pas et, si elle en parle, c'est parce qu'elle est obligée de tout dire. Ô bonheur sans pareil !  Oh ! si les personnes qui ont tant de peine pour ce qui me regarde, pouvaient le goûter ! Ô vous qui le posséderez bientôt, vous m'en direz des nouvelles. Que je sois malade, que je meure sans vous, qu'ennuyé de moi et de vos peines, vous me renonciez vous-même, n'importe ; vous me serez toujours ce que vous m'êtes, et moi ce que je vous suis.

Il faut que le temps de mon désert s'accomplisse et que je sois inconnue à tout le monde. Ô monde, que tu es petit pour un cœur que Dieu seul peut remplir ! Ô enfer, tes rigueurs ne sont que faiblesses pour un cœur qui ne veut rien qu'être ce que l'on veut qu'il soit, et qui te trouverait avec plaisir et délices !  Oh ! si l'amour l'a affranchi, que pourrait-il craindre en toi ? Ô péché, tu n'as plus de pointes ni d'aiguillons pour ce rocher affermi en Dieu : il ne te craint plus ! Je suis fille de foi, mais d'une [554] foi la plus cruelle qui fut jamais.  Oh ! compagnon des amertumes, vous le serez des plaisirs infinis qu'il y a d'être devenu invulnérable lorsque le marteau, à force de coups, vous aura endurci comme l'airain !       

Il me semble, ô mon Dieu, que l'amour que vous m'avez donné pour Vous, est pur puisque Vous ne Vous êtes pas contenté que je Vous aimasse d'un amour de préférence, comme les autres, mais Vous avez voulu en moi un amour qui bannît tout autre amour le plus légitime et qui m'a fait tout abandonner pour cela. Aussi puis-je dire que je Vous aime non seulement d'un amour souverain, mais d'un amour unique. N'avez-Vous pas dit que celui qui donne beaucoup, aime beaucoup ? Je Vous ai [tout] donné et Vous ai aimé sans intérêt puisque après avoir tout quitté pour Vous, il ne me reste que perte, et c'est à quoi je me suis abandonnée comme au reste. C'est l'abîme où je suis à présent. Mais comme je Vous aime plus que votre jouissance, je descendrai2 en enfer avec [555] ce double plaisir de n'avoir rien épargné pour Vous posséder et d'avoir perdu Votre possession pour Vous avoir voulu plaire et aimer sans intérêt. Je Vous aurai tout donné et, dépouillée de toute possession, j'irai dans cet abîme, pauvre et nue de tout, et j'y porterai l’amour pur qui est inséparable de cet état. Faites donc tout ce qu'il vous plaira. Hâtez, retardez mon supplice : tout est également bien reçu, puisqu'il ne me reste chose au monde que Votre vouloir sur moi, qui sera infaillible pour le temps et l'éternité.

O propre intérêt, tu te trouves partout. Où sont ceux qui ne mettent point de bornes à leur abandon ? Et ceux qui s'abandonnent, avec combien de réserves le font-ils ? S'abandonner et penser à soi, s'abandonner et soigner pour soi, s'abandonner et craindre quelque peine, ce sont des choses incompatibles, parce que sitôt que je fais une de ces choses, je sors sans y penser de mon abandon. Ô abandon ! abandon !

1Fénelon ou Lacombe ?

2Peut-être : je descendrais, et ainsi dans la suite : j'irais, j'y porterais. (Dutoit).

 549 [D.2.182]. Etat de pur abandon.

Quelle précaution peut prendre une personne qui n'étant plus à elle et ne pouvant non plus soigner d’elle que si elle n'était pas, ne peut par conséquent se garder de rien ? Il n'est pas en mon pouvoir de me rien attribuer, d'entrer en doute ou en défiance de quoi que ce soit. Et je proteste à mon Dieu que quand je saurais être perdue, je ne pourrais faire autrement, ni me garder de rien. Je m'abandonne à Lui sans réserve, non que je crois ou sois assurée de ne point faillir : hélas ! je n'en sais rien et je suis bien éloignée de penser à rien. Je ne connais ni ne distingue point le bien du mal, et ne sais pas connaître la grâce ou la nature. Tout ce que je sais est qu'il m'est entièrement impossible d'entrer en doute, scrupule, hésitation, non par aucune assurance que j'aie, mais par impuissance absolue.

Pour moi, je n'ai point de choix [557] à faire, ni de précaution à prendre. Je suis cependant persuadée que l'on ne doit point ni conseiller ces sortes d'états aux âmes, ni les y porter, parce que, comme il est difficile de distinguer l'avancement de l'âme au point qu'il le faut, on pourrait trop avancer les choses et prendre une épreuve pour une autre.

Depuis avoir écrit, j'ai lu la suite du livre où j'ai trouvé la solution du doute qui est qu'une âme ainsi abandonnée et qui ne se reprend pas, ne fera rien que ce que Dieu permettra et rien qui puisse Lui déplaire, ce qu'elle connaîtra, dit l'auteur, à ce que sa paix et son union n'en sera pas interrompue. Je le comprends et l'ai éprouvé de même, et il me semble que si l'âme n'entrait pas en hésitation et ne se reprenait pas en pensant à elle, elle ne faillirait pas. Ô abandon total, tu es la forteresse inébranlable ! Mais les âmes les plus abandonnées retournent souvent la vue sur elles-mêmes pour se regarder et entrer en défiance de la conduite de Dieu sur elles. Il est vrai qu'il y a des novices en abandon qui souvent prennent le change et [558] des amateurs d'eux-mêmes qui pourraient, si on ne les précautionnait, entrer dans une fausse liberté. Mais il sera aisé de le connaître si la lumière de la direction est donnée. Il n'y a rien où il ne puisse y avoir des méprises.

L'auteur dit, de plus, qu'une âme de cet état, si elle était tombée en quelque infidélité, serait en enfer et dans un tourment indicible à cause qu'elle serait rejetée de Dieu. De plus, il me paraît, autant que je le puis comprendre, que cet auteur n'a point passé la passivité en foi nue, où l'on est dans les alternatives qu'il décrit et où l'on éprouve tout ce qu'il dit, plus ou moins, selon la fidélité de l'âme à ne point résister et selon le dessein de Dieu sur chaque âme.

  550 [D.2.184]. Pur abandon et la tranquillité.

 [561] Votre lettre m'a donné une extrême joie voyant que vous avez bien voulu soumettre votre esprit. Vous verrez que Dieu sera Lui-même la récompense de ce que vous quittez pour Lui, et je vous dis ce qu'Il a dit à Abraham1. Je vous assure que lorsqu'on se renonce pour Dieu en de petites choses, Il donne les grandes. Avec Dieu, il ne faut point de réserve : Il est un sacrificateur impitoyable. Trouvez bon que, malgré la plus forte amitié, que je me mette du parti de Dieu contre vous, que je sois pour vous l'interprète de Ses volontés, et je prétends en cela vous donner les plus fortes preuves de ce que je vous suis.

Si vous voulez bien suivre avec docilité ce que je vous dis, je vous promets un succès avantageux et un grand avancement. Vous vous dégagerez en peu de temps de vous-même, et vous vous trouverez d'autant plus possédé de Dieu que vous vous séparerez plus courageusement de vous. Dieu fera en vous et par vous de grandes choses si vous Lui êtes fidèle. [562] Je ne veux que la docilité de votre cœur et de votre esprit, afin que vous ayez tout ce qu'il faut. Je vous ai fait une démission [sic] de tout ce que j'ai souffert et de ce que Dieu m'a fait faire pour Son amour : vous recueillerez les fruits de mes travaux. Je vous dis comme Jésus-Christ à Ses Apôtres : je vous envoie recueillir ce que vous n'avez pas semé2. Je veux bien souffrir jusqu'à la fin afin que vous soyez selon le cœur de Dieu.

Je vous assure de Sa part que vous trouverez la solitude là où vous êtes, et que si vous vous retiriez en solitude3, vous trouveriez le monde dans la solitude. Croyez que ce que Notre-Seigneur m'a fait vous dire est la vérité : ainsi, soit que Dieu permette que je sois enfermée, soit que je reste dans le monde, tenez-vous à ce que je vous dis. Lorsque Dieu ne vous voudra plus là où vous êtes, Il vous en retirera par des providences admirables. Devenez l'enfant de la Providence. Ne disposez plus de vous car vous n'êtes plus à vous-même; non [563] seulement n'en disposez plus par les effets, mais même par les désirs : cela est entièrement contraire à l'abandon. Les désirs vagues des choses les plus parfaites ne laissent pas d'occuper l'âme et de la tenir en possession d'elle-même. Votre sort est de suivre pas à pas la divine Providence, de vous laisser conduire par elle et de ne penser plus à vous-même. Vivez de foi et d'abandon, et vous trouverez la solitude partout. Soyez sans foi et sans abandon, vous ne la trouverez en aucun lieu.

Il vous suffit de tendre à Dieu dans vos occupations et demeurer uni à Lui : c'est ce que j'appelle faire oraison, puisque ce n'est ni le temps, ni le lieu, ni la situation du corps qui fait l'oraison, mais la disposition du cœur pour Dieu. Si je pouvais partager un peu avec vous la disposition du mien, que j'aurais de joie ! le ciel n'est pas plus tranquille que mon âme ; elle possède une immensité si grande que toute la terre ne lui paraît qu'un point de son étendue immense.  Oh ! si un jour vous pouviez goûter le bonheur d'une âme que rien ne rétrécit [564] et n'arrête ! Non, je ne changerais pas ma condition à celle des monarques, disposition d'autant plus grande et ineffable qu'elle est éloignée du sensible : elle n'est plus sujette à aucune vicissitude, et l'âme participe dans son fond à l'immutabilité divine. Je laisse tout faire et tout dire sans me remuer le moins du monde. Toutes mes croix redoublent mon contentement parce que je ne puis aimer que la volonté de Dieu. Ô volonté de mon Dieu, c'est toi qui rend tous les saints heureux et tous les hommes contents ! Peut-on être content sans toi en quelque lieu que ce soit ? Et peut-on être affligé dans quelque malheur lorsque l'on est avec toi ? Ou y a-t-il un malheur autre, pour le temps et l'éternité, que celui de ne t'être pas conforme ? Ce qui a fait de l'ange un démon et de l'homme innocent un coupable, ce qui a creusé l'enfer, c'est la rébellion à la volonté de Dieu. Il me semble, ô mon Dieu, que l'amour que j'ai pour Votre divine volonté est si grand, si étendu, si immense qu'il m'a fait devenir votre même volonté, et que si vous [565] m'envoyez avec cette disposition dans l'enfer, j'en ferai fuir tous les démons comme ils me fuient déjà sur terre.

C'est dans cette disposition que je vous quitterais sans peine, mais si vous veniez à vous séparer de la volonté de Dieu, je souffrirais beaucoup. Je me possède si peu qu'il me serait impossible de rien faire par moi-même : aussi je vois que Dieu prend soin de moi. Pourquoi m'a-t-Il accablée de misères ? C'est que tel a été Son bon plaisir. Je L'adore et je L'aime, et je suis assurée que celui qui a perdu toute volonté, tout être et tout soi-même pour son Dieu, fait infailliblement Sa volonté.

Il serait aisé d'empêcher ce coup qui me menace, mais je ne le puis vouloir : si Dieu permet que quelqu'un l'empêche, à la bonne heure ! Il est assez puissant pour l'empêcher Lui-même s'Il le veut, et les conseils des hommes sont inutiles contre le conseil de mon Dieu. Ne vous séparez jamais de Lui, je vous en prie, car c'est en Lui que la source de vie vous sera communiquée.  

Choisissez toujours plutôt la petitesse [566] que l'élévation, la bassesse que l'éclat. Désirez de n'être rien, ou plutôt demeurez dans votre rien : c'est dans ce rien que vous ferez les plus grandes choses. Quittez l'élévation de l'esprit pour entrer dans la petitesse de Jésus-Christ.

1Gn 15, 1.

2Jean  4, 38.

3Dieu ne voulant pas assurément de vous (addition entre parenthèses de Dutoit).

4I Cor 6, 19.

 551 [D.2.185]. Dégagement de l’âme, combien sûr.

S'il ne tombe pas une feuille que par l'ordre de notre Père céleste, il ne faut pas croire que ce que Dieu permet vous arriver, soit un effet du caprice ou de la méprise de la créature. Non, cela ne peut jamais être pour les âmes qui s'abandonnent à Dieu sans réserve et qui suivent avec soumission les ordres de la Providence. Tout ce qui leur arrive, tant qu'elles ne sortent point de l'abandon à la volonté de Dieu ni de l'obéissance, est une volonté absolue de Dieu sur elles, et les personnes qui croient que le directeur peut se [567] méprendre et précipiter quelque chose, se trompent très fortement. Le directeur peut se méprendre en ce qui le regarde, mais Dieu ne permettra point qu'il se méprenne envers la personne qu'il conduit à cause de la simplicité et bonne foi de l'obéissance. Si cette règle est générale pour toutes les âmes obéissantes et abandonnées, pourquoi moi, qui suis dévouée à la Providence d'une manière plus particulière que nul autre, me serais-je méprise en ce point ?  Oh ! je ne le saurais croire, car, mon cher père, je vous assure que, quoique j'ai une estime singulière pour votre vertu1, ce n'est ni sur cela ni sur votre science que je m'appuie dans l'obéissance, mais j'obéis à Dieu, et quand Il ne m'aurait donné qu'un enfant pour me conduire, je suis assurée qu'Il ne pourrait se méprendre.

Je crois que la gloire de Dieu est que vous soyez de plus en plus dans l'abjection : je vous la souhaite de toute mon âme. Il faut que toute la gloire soit pour notre Dieu et pour nous la bassesse et la confusion : [568]  Oh ! le bon mets, mon cher père, mais qu'il est peu goûté ! Vous connaissez assez mon état, qui ne peut ni rien vouloir ni rien répugner, pour ne devoir pas vous étonner que je dise toujours que je ferai ce que vous me direz. Lorsque l'on me ferait les propositions les plus étranges et les moins possibles, je dirais toujours, comme il est vrai, que je serais prête à les embrasser si vous me les commandiez, dans la foi que j'ai que vous ne me commanderez jamais rien qui ne soit conforme à la volonté de Die. Et je suis très sûre que vous souffrirez plutôt toutes choses que [de donner lieu à ce que] Dieu ne permît jamais que vous commandassiez rien que ce qu'Il veut de moi.

Mon Dieu, pourriez-vous bien douter encore de ma sincérité après les marques que vous en avez ? Quel acquêt aurais-je à vous rien déguiser, puisqu'il me serait toujours plus utile et plus agréable d'être auprès de vous que d'en être séparée ? Vous pouvez juger par là si, en cas que je puisse avoir penchant pour quelque chose, je n'en aurais pas pour être où vous [569] seriez. Cependant je vous proteste devant Dieu que je suis sur cela dans une indifférence si entière que je ne pourrais pas choisir par moi-même. Mon Dieu m'est témoin que je ne mens point, et que toutes les créatures me sont moins que rien ; tous les lieux me sont indifférents, et je me trouve bien partout, j'entends partout où est Celui qui seul borne et remplit tous mes désirs. J'ai tout quitté pour Lui et je n'ai fait nulle réserve. Voilà avec la dernière ingénuité quels sont mes sentiments. Dieu ne veut de moi, comme je crois, ni engagement, ni établissement pour le présent, mais il faut que je fasse Sa sainte volonté selon toute l'étendue de Ses desseins éternels sur moi, qui me seront toujours d'autant plus doux qu'ils paraissent plus rudes et plus étranges aux créatures. Dieu Se glorifie en Ses créatures à Sa manière et non à la nôtre.

1Dieu me l'ayant fait connaître d'une manière plus particulière qu'à nul autre. (Ajout entre parenthèses de Dutoit).

  552 [D.2.186]. Réunion. Souffrances. Abandon.

 [570] Comme il me faut suivre tous mes mouvements, je le fais sans résistance pour vous dire, mon toujours plus cher et intime frère, qui m'êtes plus uni que jamais quand vous ne le voudriez pas, que cette nuit j'ai assez bien dormi selon mon état, car pour le corps, j'avais assez de fièvre, et pour l'âme, j'étais en oraison, sans que l'oraison empêchât le sommeil, ni que le sommeil interrompît l'oraison. Il m'a été expliqué ce passage d'Isaïe : En ce temps-là le loup et l'agneau vivront ensemble, la brebis se reposera auprès du lion, etc.1 Je ne le dis pas de suite, et il m'a été fait comprendre que ce sera des personnes intérieures, lorsque toute la terre sera en paix et que tout sera réuni en unité de cœur par un même principe intérieur.

Mais que ne nous faudra-t-il point souffrir et à vous et à moi avant ce temps ? Combien de boue devant Dieu et d'ignominie devant les hommes ? [571] Il me semble que nous ne jouirons du repos que tard, mais, mon plus que cher frère, je vous exhorte de toute mon âme, non de vous abandonner, mais de vous laisser en abandon et sacrifice pour toujours sans jamais vous reprendre. Vous avez fait une faute, non dans ce que vous avez fait, mais dans votre hésitation, à quoi vous avez donné lieu par le désir.  Oh ! vous ne savez pas le tort que vous avez fait à Dieu ! Oh ! laissez-vous délaisser dans l'abandon total ! Il me vient que je ne dois pas me séparer de vous par moi, que je ferais une dernière infidélité si je le faisais. et que lorsque Dieu voudra nous séparer, Il le fera par un moyen infaillible où nous ne pourrons plus être ensemble par des providences auxquelles nous n'avons qu'à nous abandonner.

1Is 11, 6.

 553 [D.2.187]. Etat d’unité avec Dieu.

J'ai peine à écrire de moi. Je suis toujours plus à Dieu. Le mot de [572] diviniser n'exprime pas assez ce qui se trouve, parce qu'il fait deux choses séparées de ce qui n'est qu'une : l’âme est divinisée lorsqu'elle participe de la Divinité. Et c'est le commencement de l'état divin où Dieu tire l'âme hors d'elle-même pour Se l'unir et la perdre en Lui. Ensuite elle devient si fort une même chose qu'elle perd pour jamais tout ce qu'elle avait de propre et demeure, non cachée en Dieu, ce n'est pas cela, mais comme passée en Lui, ayant été fondue et anéantie. Elle est rendue Dieu, étant toute recoulée en Lui et possédée et changée, en sorte qu'il n'y a plus que Dieu. Ô créature, qui es-tu ? Je ne me trouve plus créature, mais Dieu est non au-dessus de moi, non auprès de moi, non collé et uni à moi, mais Son Tout a consommé et changé en Lui ce qui restait de cette créature. Ô état, qui te comprendra ? Tu es plus grand que le ciel et tout ce qui est créé est perdu pour toi dans ce Tout.

 554 [D.2.189]. Etat d’enfance et d’anéantissement.

Il faut vous rendre compte de mes dispositions puisque Dieu le veut, car il m'est donné facilité pour cela, c’est-à-dire de celles qui [574] sont exprimables. Depuis l'Avent, je me sens replongée dans un état d'enfance, de candeur et d'innocence, mais cela ne paraît à personne. Cet état me donne quelque chose de très innocent, mais tout demeure enfermé, parce que je n'ai personne qui soit capable de mon état. Par-dessus cela, la croix (qui augmente, loin de diminuer) me donne un certain plaisir autant ineffable qu'inexplicable qui, me mettant au-dessous de toutes choses, me met au-dessus de toutes, et dans mon centre. Je me verrais lapidée par toutes les créatures que je ne pourrais changer de situation, si ce n'est en augmentation de joie, non sensible mais réelle, à cause du bonheur de l'âme qui possède la vérité, laquelle ne se trouve jamais que dans un parfait anéantissement. Oui, je me verrais avec plaisir couverte de boue devant Dieu, devant les créatures et à mes propres yeux : c'est là la place de ce petit ver. Mais je vois mon Dieu d'autant plus grand et infini en moi que rien ne borne mon néant. Ô état, qui te comprendra ? Celui-là seulement qui l'éprouve [575]. Ô largeur infinie d'un cœur qui ne peut plus rien perdre !

Le vôtre est comme je le souhaite. Je ne le sens point ; c’est ce qui me fait comprendre qu'il est bien, car rien ne me borne à son égard, et je le trouve en Dieu et je trouve Dieu en Lui. Je me suis dépouillée en votre faveur de toutes choses et je vous ai donné toutes les grâces que Dieu me voudrait faire. Pour moi, ma joie est dans mon dépouillement et mon plaisir[est] de vous voir enrichir de mes dépouilles : je vous assure qu'elles vous perdront avec elles dans le divin océan. Ce sera alors que vous comprendrez quelle est la hauteur, la largeur, la profondeur et l'étendue de la bonté de Dieu. Dieu aime bien votre âme et Il vous a choisi.

Je vous prie de vous unir beaucoup à mon cher prophète (David) car Dieu a dessein de vous rendre semblable à lui et de vous faire bien des grâces par lui. Il était l'homme selon le cœur de Dieu1 à cause de sa petitesse, qui était telle qu'elle attira [576] même le mépris de Michol, sa femme. La réponse qu'il lui fit est si belle : Je serai petit, et je me rendrai encore plus petit et plus méprisable devant les servantes dont tu me parles2 pour l'amour de mon Dieu. Toutes les grâces que Dieu a faites aux enfants de David et aux rois ses successeurs, Il les a faites en considération de David, Son serviteur3, et quoiqu'il y eut après lui des princes très saints, comme Ezéchias, il n'en est pas même fait mention. Ô Dieu, vous témoignez tant d'amour pour David, vous le dites l'homme selon votre cœur, avez-Vous oublié son péché ? Oh ! c'est que l'humiliation et la petitesse de David avaient tellement effacé en lui toute iniquité que, je puis le dire selon la lumière qui m'a été donnée, que de tous les patriarches, il n'y en a pas eu un plus agréable à Dieu que David. Il fut une parfaite figure de Jésus-Christ, comme saint Paul en a été un parfait modèle. [577] Il me fut donné à connaître un jour que David était dans l'Ancien Testament ce que saint Paul était dans le Nouveau. Ce saint est un des plus grands qui soient dans le ciel, et ils ont eu l'un et l'autre un très profond intérieur. Ils étaient, l'un et l'autre, d'autres Jésus-Christ : l'un par anticipation et l'autre par imitation.

On ne connaît point Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il n'y a que les âmes en qui Il S'exprime qui en connaissent quelque chose. C'est ce que saint Paul appelle la révélation de Jésus-Christ4, qui n'est pas une révélation comme une vision, non assurément, mais une expression de Lui-même. Il se germe en nous et, en s'incarnant mystiquement en nous, Il se révèle à nous par l'expérience de Lui-même ; c'est alors qu'Il vit en nous et que nous ne vivons plus en nous-mêmes5. Mais, ô divin Jésus, Vous ne vivrez jamais parfaitement en nous que lorsque notre propre vie sera entièrement évacuée.

O bonheur de l'anéantissement [578] qui, ôtant à la créature ce qu'elle a de propre, la fait être un autre Jésus-Christ, donnant lieu à l'esprit du Verbe de se glisser en elle. Ô merveille renfermée dans la grâce du christianisme, dont on se prive parce que l'on ne s'attache qu'à l'écorce et à l'extérieur du chrétien durant que l'on demeure vide de son esprit ! Ô Vie, source de toute vie, sans laquelle les vies les plus éminentes sont de véritables morts ! vie qui n'est autre que le même Jésus-Christ, Voie, Vérité et Vie6, entrez dans l'âme de N., bannissez-en tout ce qui vous est contraire et faites sortir par votre chaleur vivifiante l'humide de ce bois qui l'empêche d'être consumé et changé en Vous.

Lorsque Dieu veut purifier le fond, Il en chasse au-dehors ce qui Lui est opposé. Cela paraît souvent salir et gâter les choses, mais un peu de patience ! Cette ordure qui paraît au-dehors, et qui était dans le fond quoique l'on ne l'y vît pas, en sort en même temps qu'elle paraît. Je ne sais si vous m'entendez. Je prie Celui qui [579] me fait vous écrire de vous donner l'intelligence de toutes choses.

1Ac 13, 22. La lettre pourrait être adressée à Fénelon, qui serait l’objet d’un dessein particulier de Dieu.

2II R 6, 22.

3II R 11, 12-13 et chap. 15, 4 et IV R 129, 34 ; Ps 88, 36-37.

4Ga 1, 16.

5Ga 2, 20.

6Jean  14, 6.

 555 [D.2.191]. Excellence, prérogatives et effets de l’amour pur.

Il y a je ne sais quoi dans mon cœur pour madame que je ne puis bien vous dire, et ce je ne sais quoi m'est comme une confiance ferme que vous serez un jour à Dieu pour Lui-même. Que vous êtes heureuse, quoique remplie de faiblesses, que Dieu vous ait choisie lorsque vous étiez plus éloignée de Lui et dans un temps où vous courriez à votre perte entre une infinité d'autres personnes, afin de vous faire goûter les prémices de Son Esprit et vous communiquer Son pur amour ! Cet amour est d'un tel prix que rien de tout ce que peut faire la créature aidée de la grâce ordinaire, ne peut point ni le mériter ni lui être comparé. Un seul grain de ce pur amour vaut mieux que tous les biens, même spirituels, rassemblés ensemble.

Le pur amour est le partage des enfants de Dieu. Tout le reste est celui des mercenaires. C'est ce pur [586] amour qui, étant sorti directement de Dieu même, a seul le pouvoir de nous faire rentrer en Lui. C'est ce pur amour qui glorifie Dieu comme Il doit être glorifié, qui Le prie en nous comme Il veut être prié. C'est lui qui fait les délices de Dieu en nous, puisqu'il nous marque du propre caractère de Jésus-Christ qui, S'étant incarné par l'opération du Saint-Esprit dans les entrailles de la sainte Vierge, Se produit en nous par le même Esprit, qui est charité et pur amour. Aimez Dieu, madame : que ce soit votre continuelle occupation. Aimez Dieu et que ce soit votre prière. Mais aimez-Le tellement pour Lui-même, que le moindre propre intérêt vous soit en horreur. Si vous L'aimez de la sorte, vous ne vous plaindrez jamais ni de Dieu, ni de vous-même parce que, ne voulant que Lui et Le voulant pour Lui-même et non pour votre satisfaction, vous serez contente de toutes les manières où il Lui plaira vous mettre. Vous ne vous plaindrez point de vous, car que pouvez-vous attendre de vous-même que la misère et la faiblesse ?

Donnez-vous à Dieu afin qu'Il soit votre [587] force. Contentez-vous de L'aimer dans le fond de votre cœur d'une manière réelle, qui n'est pas toujours sensible. Plus vous L'aimerez de la sorte, plus Il régnera en vous, plus Il vous possédera à Son gré, et vos faiblesses involontaires n'empêcheront point qu'Il ne vous aime. Soyez persuadée que le moindre grain de pur amour de Dieu procède de l'excès de ce même amour de Dieu pour nous, de sorte que celui qui est assez heureux pour découvrir en soi un germe d'amour sans intérêt, doit avoir cette confiance qu'il est aimé de Dieu, car il est aussi peu possible que Dieu n'aime pas un cœur dans lequel il y a de Son amour, pour peu que ce soit, qu'il est possible qu'Il ne soit pas Dieu.

Il ne faut point mesurer l'amour que Dieu a pour l'homme sur toutes les grandes œuvres que l'on voit faire, mais sur la pureté de Son amour. Plus il y a de ce pur amour dans un cœur, plus le même cœur fait les délices de Dieu. Mais c'est votre amour, ô mon Dieu, qui venant le premier dans ce cœur, lui communique le germe du pur amour, et plus ce germe croît [588] par la chaleur de l'amour que Dieu nous porte, qui est fécondité de vie, plus il attire l'amour de Dieu pour nous. Et cet amour que Dieu a pour nous augmente par une suite nécessaire celui que nous avons pour Lui, de sorte que toute la perfection est que Dieu nous aime, et que, l'amour qu'Il nous porte produisant en nous un amour pur qui n'a rien de dissemblable de sa cause, les deux amours augmentent et s'accroissent mutuellement jusqu'au point de devenir un seul et même amour. Quoique ceci paraisse élevé, il ne laissera pas de vous être utile car je suis certaine que vous êtes appelée à aimer Dieu purement. Lui seul sait à quel point je vous aime dans le même amour.

 556 [D.2.194]. Dieu conduit par le cœur.

On ne peut point toujours combattre son propre cœur : le Créateur de l’homme même, qui le sait mieux conduire que nul autre, ne demande pas cela de lui ; et lorsqu’Il veut établir en lui une perfection de durée, Il le conduit en inclinant son cœur. Aussi le mouvement qui vient de Dieu tire sa source comme du cœur et non de la simple pensée de l’esprit. Les pensées de Dieu sont les pensées du cœur comme les pensées de l’homme sont les pensées de l’esprit. Je me suis sentie fort portée à vous dire cela et il m’a fallu le suivre : faites-en l’usage que le Maître en prétend.

[593] Je crois vous devoir dire que quoique l'assujettissement que j'ai auprès de M. ne me donne aucun mouvement et que j'y reste toujours avec la même égalité, quelque abattue que j'y sois, je porte dans le plus intime de moi-même que cet état n'est pas celui que Dieu veut de moi : je m'y trouve comme en l'air. Je ne vois point non plus que j'en doive sortir, mais il me paraît que Dieu accommode tout par Sa providence.

Ce qui fait l'état et le devoir des autres, n'est pas le mien. Mes propres enfants me sont comme étrangers, et les étrangers me paraissent légitimes [594] et être ceux pour lesquels Dieu me fait être et subsister.

 557 [D.2.196]. Etat de l’âme réunie à Dieu.

Vous me demandez, mes chers enfants, ma disposition : je n’en ai qu’une extérieure, qui est simplicité, enfance, une certaine candeur, etc. Et pour le dedans, c’est une gouttelette d’eau perdue et abîmée dans la mer qui ne se discerne plus ; elle ne voit que la mer : non seulement elle en est environnée, mais absorbée. Dans cette immensité divine, elle ne se voit plus, mais elle discerne en Dieu les objets, sans les discerner autrement que par le goût du cœur. Tout est ténèbres et obscurité à son égard, tout est lumière de la part de Dieu, qui ne lui laisse rien ignorer, sans savoir ni ce qu’elle fait, ni comme elle le fait, ni sans qu’il lui reste aucune espèce. Il n’y a là ni clameur, ni douleur, ni peine, ni plaisir, ni incertitude, mais une paix parfaite, non en soi mais en Dieu : nul intérêt pour soi, nul souvenir ni occupation de soi. Voilà ce que Dieu est en cette créature. Pour elle, misère, faiblesse, pauvretés, sans qu’elle pense ni à sa misère, ni à sa dignité. Qui a des oreilles entende.

Voilà mon état depuis plus de trente ans, quoique dans ces dernières années tout soit plus approfondi. Imaginez-vous que la mer soit infinie : ce que l’on jetterait dedans s’y enfoncerait toujours par son propre poids sans jamais en trouver la fin. La chose jetée n’aurait autre agitation que celle d’un poids, presque imperceptible ; ainsi l’amour divin, qui est le poids de l’âme, l’enfonce toujours plus en Dieu. Tout la différence de cette vie à l’autre ferait que, dans l’autre, je verrai ce bien immense qui me possède et dont je suis remplie, quoique mon âme ne sente point sa plénitude autrement que par un parfait contentement et une impuissance absolue de rien désirer. Tout se passe ici en obscurité de foi, et là en lumière de gloire. L’amour parfait est le poids de l’âme, qui en cette vie absorbe notre volonté en celle de Dieu.

Tous les désirs et les inquiétudes viennent d’une volonté qui n’est pas parfaitement satisfaite ; c’est pourquoi il est besoin dans le commencement de marcher par une résignation continuelle de tout vouloir, de tout désir, de tout penchant, entre les mains de Dieu, même pour les choses les plus parfaites, afin de ne vouloir uniquement pour nous que ce que Dieu veut et a voulu de toute éternité. L’âme qui s’accoutume à se soumettre incessamment, trouve que peu à peu sa volonté disparaît pour toutes choses, sans exception, et que la volonté de Dieu prend la place de la nôtre. Tout ceci ne s’opère que par la charité, qui réside dans la volonté, et qui entraîne avec elle cette volonté en Dieu, parce que « Dieu est charité » et que « celui qui demeure en charité demeure en Dieu ».

L’âme perdue en Dieu ne trouve plus que rien lui puisse servir d’entre-deux, parce qu’elle est abîmée et changée en son Etre original. Lorsqu’elle tend à cet Etre original, elle craint tout ce qui sert d’entre-deux, parce que ce sont des obstacles et empêchements d’arriver à sa fin ; mais lorsqu’elle y est arrivée, qu’elle y est perdue et transformée, rien ne sert d’empêchement. L’Ecriture est rendue nouvelle : Jésus-Christ est l’exemple de cela, qui a pris Son plaisir à expliquer les Ecritures et à les accomplir. Elles [les Ecritures] auraient servi d'entre-deux et de moyen [ailleurs], mais [ici] rien n'est moyen, et lorsqu'on a outrepassé tous moyens, on a outrepassé tout entre-deux.

Ce qui nuit en un temps et dont Dieu ne permet pas qu'on fasse usage, fait les délices d'un autre temps, non pour soi, mais pour accomplir la volonté de Dieu en autrui et lui servir d'instruction.

Si je pouvais faire comprendre comme Dieu démêle en moi tous les états des âmes, même de celles qui ont paru les plus parfaites, on en serait surpris. Cela ne me donne nulle dignité ni avantage sur les autres, et je suis bien éloignée de m’estimer plus puisque je suis un vil néant ; mais la lumière de vérité est si pure et si subtile que rien ne lui échappe ; et les états des saintes âmes lui paraissent clairs comme le jour pour voir leur période1. Ô Amour pur, nu, simple vérité, Tu es toi-même la vérité qui s’exprime non par moi, mais par toi-même.

1Le plus haut point où une personne puisse arriver.

 558 [D.2.197]. Connaissance sublime du péché.

Je me sens pressée de vous faire connaître quelque chose de la disposition où je me trouvai la dernière fois que je me confessai : il me fut donné une vue si horrible du péché qu'il me semblait que je me serais précipitée pour éviter la moindre imperfection. Je m'en allai incontinent vous chercher pour m'accuser d'une faute qui me fut montrée et, en vous abordant, cette disposition me fut levée et je me trouvai saisie d'un si grand amour que je ne concevais plus ce que c'était que péché et l'âme, ne pouvant de soi faire aucun retour, dit à son Amour : « Je suis à tout ce que vous voulez, ce sera quand il vous plaira ». Et je fus bien empêchée de pouvoir parler, l'amour divin tenant toute l'âme anéantie et resserrée en lui seul. [603] Quelques jours après, recevant la sainte communion, cette vue du péché me fut rendue et mon âme se trouva saisie d'une si grande douleur et détestation de tout péché que, si Notre-Seigneur ne m'eût retenue, il eût fallu mourir sur le champ. Ô merveille incomparable de l'Amour ! Qui pourrait exprimer ce que Vous opériez pour lors par Votre très excessif amour pour l'âme que Vous vouliez purifier et laver en ce lavoir précieux de Votre sacré sang que ce même amour a tiré de Vos veines ? Et quoiqu'il ne me fût montré qu'une faute pour m'accuser, l'âme était autant approfondie et chargée d'horreur et de confusion comme si elle eût eu les péchés de tous les hommes renfermés en elle et comme effectivement n'étant capable que de commettre tous les péchés imaginables. L'amour divin de Jésus opérait [alors] en elle un esprit de pénitence et de satisfaction à la divine Justice. Ô Amour, faites connaître à toutes les âmes chrétiennes ce qui me fut montré de la vertu de ce sacrement. Cet Amour me faisait connaître qu'Il voulait s'incarner en mon âme [604], lui appliquer tout le mérite de son sang et la tirer de ce bain sacré toute pure et toute nue, purgée de la corruption d'Adam : « Je te veux, dit-Il, revêtir de moi-même, de ma vertu, qui te sera un fort contre tout ce qui sera contraire à moi, m'étant incarné en toi. Je serai ta vie, ta pensée et ton amour. »

L'âme par la vertu de ce sacrement se sentait changée et transformée en la vertu de Jésus et, toute embrasée, elle disait à son Amour : « Non, je ne veux plus de péché après une grâce si puissante et un amour si extraordinaire, où il s'agit de tout ce que vous êtes, de votre amour et de toute votre pureté. Permettez-moi, ô mon Tout, de vous dire que je ne veux plus de confession : que ce soit la dernière de mes jours ! Je ne puis, ô Amour, en dire davantage. Vous seul pouvez connaître la demande que je vous fais que ce soit la dernière confession de mes jours. Ce n'est pas moi, ô Amour, qui vous fais cette demande, c'est votre vertu et l'impression de votre pureté qui rejette et abhorre toute souillure, et tout ce qui n'est [605] point vous. (Mon âme désormais) est une demeure pour vous et vous en avez fermé l'entrée. Que si mes ennemis me viennent chercher, ce ne sera point moi qu'ils trouveront, c'est votre amour et votre vertu qui les confondra et les terrassera. Vous m'avez cachée en vous, je ne puis me trouver moi-même et, de quelque côté que je me tourne, je ne trouve que vous-même. Que si l'on m'interroge sur les dispositions de mon âme, que pourrais-je dire, ô mon Jésus, sinon que votre disposition est la mienne, que c'est votre amour qui aime en moi, votre volonté qui obéit, votre patience qui souffre, votre force qui résiste, et, vous appropriant toutes choses, il ne me reste que le rien, que votre amour infini répare en anéantissant l'âme de plus en plus, et, l'ayant dépouillée de sa propre vie, elle ne vit plus que d'amour et ne respire que par ses flammes pures ».

Voilà, mon Père, tout ce que je puis vous dire de la disposition que Notre-Seigneur me donna cette [606] dernière fois que je me confessai. Depuis que Sa divine miséricorde m'a ouvert les yeux, Il m'a fait de si grandes grâces au sacrement de la confession, particulièrement depuis cinq ou six ans, que je n'ai pu de moi rien faire pour me confesser, ayant remis à Son divin amour tout le soin de mon âme. « Ô cher Amour de mon cœur, les effets que vous m'avez fait ressentir dans ce sacrement divin, font bien voir que c'est l'ouvrage de votre miséricorde ! C'est un coup de maître que, sans avoir égard à la malignité de l'âme, vous la préveniez pour la remplir de vos mérites, desquels mérites étant revêtue, vous la rendez l'objet le plus charmant de votre amour. Ô cher Amour, de quelle manière ne m'avez-vous pas prévenue ? Car s'il m'avait fallu faire un seul pas pour vous chercher, je ne l'aurais jamais fait, tant d'opposition j'avais au bien. Mais, ô Amour et mon Tout, lorsque par mon inclination, je courais au mal, je me suis heureusement trouvée prise par le bien. Vous m'avez fermé toutes les avenues et vous vous êtes mis au- [607] devant et vous avez fait de mes misères le trône de vos miséricordes. Je puis dire, ô mon Dieu, que mes misères ont fait vos charmes, et que vous leur avez donné une récompense quand vous avez gagné cette âme à vous et qu'elle se trouve véritablement vôtre en simplicité de cœur. Ô mon Amour, vous n'avez plus d'égard à ce qu'elle est. Votre amour ne se peut dissimuler ! c’est assez qu'elle ait voulu être aimée de vous. »

Pour ce qui est de l'état où je me trouve maintenant, ce sont des choses tellement ineffables qu'il m'est impossible d'en pouvoir exprimer aucune, particulièrement depuis quelques jours (s'il faut le dire pour m'exprimer) que mon âme est en paradis, où elle possède et jouit de son Dieu d'une manière intime et si particulière que ce n'est qu'un même cœur et un même amour. Ô mon Dieu, pourrais-je le croire ?

 559 [D.2.198]. Etat de la foi toute nue.

Les faiblesses sont mon partage, et c'est le moyen divin dont Dieu se servira jusqu'à la fin pour me purifier. Ô mes chères faiblesses, vous m'êtes plus précieuses que toute la force de la terre ! Ô sainteté, vous serez pour Dieu seul, et il n'y aura jamais rien pour moi sur quoi l'on puisse porter jugement et, quoique Notre-Seigneur, par sa bonté, détruise peu à peu toutes mes impuretés et propriétés, et qu'il me semble qu'Il les ôtera toutes, Il ne me laissera cependant au-dehors que les apparences de la vie la plus commune et la plus rabaissée jusqu'au temps marqué où, en se servant de moi pour les autres, Il ne laissera pas de me laisser un contrepoids de bassesses en sorte que je n'aurai la gloire de rien. .

 Oh ! si je pouvais vous faire comprendre ce que mon cœur goûte dans ce moment pour un extérieur rapetissé [609] jusque dans l'excès !  Oh ! qu'il me serait utile, et glorieux à Dieu, que tout fût comme il m'est imprimé et comme je le conçois ! Ô rien, ô bassesse, ô pauvreté réelle de toutes choses, qui te connaîtrait serait charmé de toi !

 560 [D.2.199]. Aveu de son néant.

Il faut que je vous dise encore une chose qui me tient fort à cœur : c'est que vous avez meilleure opinion de moi qu'il ne convient. Je suis la misère même, et plus que je ne puis vous dire : ce n'est point par humilité, mais par vérité. Attribuez tout à Dieu et vous verrez en Lui tout bien, et rien en la créature que de méprisable. Remerciez Dieu de ce qu'Il me souffre. Je vous proteste que je ne vois en toute ma vie que bonté de sa part, misères et infidélités de la mienne. S'Il avait fait à une autre les miséricordes qu'Il m'a faites, il y aurait de quoi sauver un monde entier, et je ne l'ai payé que d’ingratitude ! Comme l’abus des grâces de Dieu est [610] le plus grand des péchés, je suis plus criminelle que les plus grands pécheurs1. Si vous avez la bonté de me croire dans les autres choses que je vous dis, croyez-moi en cela. Vous me devez d'autant plus croire que je vous parle pour rendre justice à la vérité et que, naturellement, je serais fâchée qu'on eût mauvaise opinion de moi. Je l'ai éprouvé dans le soin qu'on a pris depuis peu de prévenir les esprits contre moi.

1Voyez l'exemple de S. Paul : I Tm 1, 15. (Dutoit).

 561 [D.2.200]. Etat de la foi toute nue, etc.

J'ai connu l'état où Dieu veut me faire passer, et qu'il n'y aura point encore eu d'exemples connus d'une foi si étrange et si séparée de tout appui créé, quelque grand qu'il puisse [611] être. C'est pourquoi toute la conduite extérieure et intérieure sera pour aveugler la raison, en sorte qu'il ne se trouvera personne qui la puisse ni la doive approuver. Et il m'est mis dans l'esprit que, comme sainte Catherine de Gênes a été un exemple sans exemple de pur amour, je serai un exemple sans exemple de foi nue et d'abandon total, le jouet de la Providence sans résistance, et vous aussi, bien que votre foi ne soit pas si nue.

Il me vient dans l'esprit qu'il y a peu de saints qui aient vraiment servi de jouet à la Providence : Saint Alexis, saint François, saint Xavier, sainte Élisabeth me paraissent les plus excellents. Cependant leur intérieur pouvait être conforme à leur extérieur, quoiqu'on en ait écrit. Mais dans ce siècle, où la raison semble être dans son véritable empire, où l'on prétend avoir trouvé la fin de la perfection, où tous les esprits sont plus délicats, où l'on croit avoir mieux remarqué les tromperies de la dévotion des siècles passés, dans ce siècle, dis-je, il faut que vous et moi soyons [612] pour confondre tout cela, et qu'après avoir servi longtemps de jouet à la sagesse et à la prudence humaine et à la calomnie, nous soyons des exemples sans exemple de l'indépendance de Dieu à se servir de tous moyens pour faire son œuvre.

Toute foi qui a assurance, pour petite qu’elle soit, fondement, justification, preuve, n’est point foi nue et réelle. C’est pourquoi vous voyez que les mystères qui demandent plus de foi sont ceux où il y a moins de preuves, moins de raison. La croix était folie aux gentils, et scandale aux juifs1 : le mystère de nos autels ne se peut justifier que par la simple parole du Fils de Dieu. Encore tous les autres ont été prédits, la croix, la résurrection a été manifestée par quantité de miracles, tous les Apôtres en ont parlé ; mais pour ce mystère de foi, il n’y a nulle assurance ni certitude sur quoi l’on puisse porter un jugement positif, car enfin, qu’un Dieu soit mort, il était nécessaire en quelque manière, pour satisfaire à Dieu le Père, et pour racheter tous les hommes ; qu’Il soit ressuscité, il y allait de Sa propre gloire ; mais qu’Il Se soit fait pain pour Se faire manger, cela est contre toute raison, car s’Il Se voulait faire adorer comme Dieu, c’était Se ravaler au-dessous des hommes que de Se faire manger : n’avait-Il pas d’autres moyens de Se communiquer, Lui qui était Dieu, et par conséquent tout-puissant ?

O foi, que tu es au-dessus de la raison ! Ô raison, que tu es opposée à la foi ! C’est pourquoi Dieu conduisant une âme en foi commence par la rendre toute bête2, lui enlevant la raison, et ensuite la réflexion. Ô état peu connu et peu éprouvé ! Ô prudence (humaine) que l’on ne veut point perdre ! on veut conserver la raison et la foi, et marcher en foi tant que la raison l’accompagne ; mais sitôt que la raison s’en sépare, on quitte la foi, pour suivre la bonne et sainte (dame) raison. Ô cher père3, ne soyez pas ainsi ! Soyez une victime de foi : qu’elle vous dévore, qu’elle vous mange. Et d’autant plus que les yeux de votre esprit sont vifs et pénétrants, d’autant plus faut-il [614] qu’ils soient mis en obscurité, crevés et arrachés. Notre union est et sera toujours de foi et de croix, et elle ne peut subsister par un autre moyen.

1I Cor 1, 23.

2Ps 72, 23.

3Cette lettre serait adressée à Fénelon ?

562 [D.3.101]. Règne de Jésus-Christ par l’intérieur.

[439] Ma très chère sœur et amie en Notre-Seigneur Jésus-Christ, [440] votre lettre m'a donné une véritable consolation par sa simplicité, qui est ce que Jésus-Christ demande particulièrement de nos âmes. Quelle satisfaction n'est-ce point aussi pour moi de voir le règne de Jésus-Christ dans vos cœurs ! C'est ce qu'Il désire le plus de nous tous.

Vous me demandez quand est-ce que Son règne arrivera ? Il ne faut pas se persuader que cela se fasse par des choses bien extraordinaires, mais par la possession de nos cœurs : plus l'intérieur s'étendra et plus Jésus-Christ régnera ; il n'y a point d'autre voie de Le faire régner. Le malheur est que tout le monde s'oppose à ce règne. Il y a encore de bonnes âmes au monde dont la plupart désirent à la vérité le règne de Jésus-Christ, mais ils ne se mettent pas assez en peine de le faire régner en eux, de Lui donner tout pouvoir sur eux-mêmes, de L'aimer d'un amour pur et désintéressé qui ne regarde que Sa seule gloire sans nous regarder nous-mêmes. Commençons par travailler intérieurement à étendre ce règne en nous et dans les autres [441] cœurs, car, depuis Jésus-Christ jusques à nous, il y a une tradition constante qu'Il doit régner sur la terre, mais on a trop regardé cela extérieurement. Dès qu'Il sera maître de tous les cœurs, Il régnera partout, Il sera le Roi des Rois. Alors tous Ses ennemis Lui seront assujettis et Lui serviront comme de marchepied. Pour le temps auquel cela arrivera, tenons-nous aux paroles de Jésus-Christ qui dit que les temps et les moments sont dans la puissance du Père1, et ne sont connus que de Lui2. Il y a apparence qu'il y aura avant ce temps encore une plus grande destruction, mais Dieu, dont la bonté est infinie, attend avec une grande patience que la mesure des péchés soit venue à son comble. Il prépare jusqu'à ce temps des cœurs où il Lui plaît d'habiter parce qu'ils L'aiment, et qu'Il les aime aussi, et c'est cet amour de Dieu si gratuit et si bienfaisant envers nous, qui produit le nôtre envers Lui. Le plus grand contentement  que je puisse avoir en cette vie, c'est [442] d'apprendre qu'en divers endroits il y a des âmes qui veulent être à Lui sans réserve : je puis vous assurer même que c'est l'unique. Continuez donc, ma chère sœur et véritable amie, à vous laisser conduire, posséder et gouverner par l'Esprit de Jésus-Christ.   

Je ne crois pas que le service que vous avez rendu aux pauvres puisse vous nuire, parce que le mouvement du corps n'empêche pas le repos de l'âme, et l'on est souvent plus recueilli et plus uni à Jésus-Christ dans ces sortes d'occupations que dans une solitude entière. La raison de cela est que ce Dieu de bonté nous tient d'une manière plus serrée et plus ferme, même plus aperçue, dans les occupations qui sont de notre état que dans une solitude entière où, n'ayant point d'occasions de distractions, Dieu prend plaisir d'éprouver notre amour par de rigoureuses absences, ce qu'Il ne fait pas lorsqu'il y a du danger pour nous que nous nous laissions trop aller aux choses extérieures. Je ne veux pas dire par là qu'il faille par soi-même se mettre dans un état d'activité ; au contraire, il faut toujours choisir [243] la retraite ; mais lorsque la Providence nous a mis dans un état actif au-dehors que nous n'avons point choisi, il faut redoubler sa fidélité afin que l'agitation extérieure ne nous détourne pas de l'application de notre cœur. Cela nous engage dans de simples retours amoureux et plus fréquents vers notre divin objet qui est au-dedans de nous, qui y habite et qui veut que nous L'aimions sans cesse en nous occupant au-dedans de Sa divine présence.

Ne vous inquiétez pas lorsque tout se perd et s'oublie : c'est le meilleur pour nous, car quand nous voyons notre opération en Dieu ou l'opération de Dieu en nous, nous y prenons toujours quelque chose à cause des ruses de l'amour-propre ; c'est ce qui oblige l'Amour sacré à nous tout enlever et à nous faire tout perdre, afin de nous perdre ensuite en Lui. Dès que nous apercevons quelque chose, la nature y prend une secrète complaisance. Vous n'avez donc autre chose à faire qu'à vous abandonner totalement à l'Amour divin, soit pour faire ou omettre, demeurant seulement [444] attentive à Lui pour exécuter Sa sainte volonté lorsqu'Il vous la fera connaître. Qu'Il soit Lui-même votre action : priez-Le qu'Il agisse en vous, afin que vous n'agissiez plus vous-même. Nous ne sommes propres qu'à gâter Son ouvrage. Mettez donc dans Son sein toutes vos inquiétudes : laissez-vous porter en Ses bras comme un petit enfant. Un enfant que sa mère porte ne fait point d'autre action que de se laisser porter et de regarder amoureusement cette tendre mère.

Il est vrai que les sens se dépitent parfois parce qu'ils n'ont rien qui les satisfassent, mais il les faut laisser sans s'en mettre en peine ; nous ne sommes pas à Dieu pour les satisfaire, au contraire nous devons nous réjouir de leur amertume et de leur destruction. Tenez-vous heureuse de ce que Dieu vous a choisie dans ce siècle pervers afin que vous fussiez à Lui d'une manière singulière. Quand vos sens se dépiteraient encore, il faut s'en moquer, comme on se moque d'un petit enfant à qui l'on ôterait une mauvaise chose pour lui en donner une bonne, et qui s'en fâcherait : [445] on ne laisserait pas de faire toujours la même chose. Lorsque Dieu nous ôte le sensible, Il nous ôte ce qu'il y a d'imparfait en nous, quoique plus agréable, pour nous donner la foi pure, une entière soumission à toutes Ses volontés, une souplesse pour toutes les manières où Il nous met. Il nous ôte de plus par là une certaine fixation que nous avons en nous-mêmes, une attache à ce qui nous paraît bon selon nos idées, et qui ne l'est pas toujours selon ce que Dieu veut de nous, de sorte que l'âme est rendue par là pliable et souple pour faire sans hésitation ce que Dieu demande d'elle, quand même il ne nous paraîtrait pas si parfait, parce que la perfection ne consiste ni dans une chose particulière ni dans une autre, mais à être parfaitement soumis à Dieu, à Le laisser régner en souverain, à Lui obéir au moindre signal. Voilà ce que Dieu aime parce que ce sont là des effets de la plus parfaite charité et de la plus pure foi.

Je ne comprends point, ma chère amie, de quelle sorte d'exercice spirituel vous voulez parler, car c'est un [446] grand exercice spirituel que de s'abandonner à Dieu, L'aimer, tâcher de vivre en Sa présence, se tenir attaché à Lui sans se courber vers soi-même ni vers aucune créature ; si vous entendez parler de quelque chose d'extérieur, vous faites bien de n'agir que par obéissance. Demeurez dégagée et libre, sans vous charger de rien par vous-même. Soyez souple en la main de Dieu pour tout ce qu'Il pourra vouloir de vous. Vous avez bien raison de dire que vous n'avez aucune peine quand vous demeurez dans votre amour : nous ne pouvons avoir de peine qu'en nous détournant de ce même amour pour nous regarder nous-mêmes, sous quelque prétexte que ce soit, soit de nous avancer, de mieux faire, et d'une plus grande perfection, soit pour examiner même nos défauts. Dès que vous vous apercevez de quelque retour sur vous-même, replongez-vous de nouveau en Dieu pour n'en plus sortir. Ce que vous pouvez faire de mieux pour vous perdre davantage en Dieu, c'est de demeurer en Lui sans action propre que celle du poids qu'Il donne à [447] votre âme, comme une pierre qu'on jette dans la mer s'enfonce toujours plus dans cette même mer par son propre poids ; si elle était capable de quelque action, elle irait à droite ou à gauche et ne tomberait pas par le poids direct qui lui est naturel : ainsi notre âme en s'abîmant en Dieu n'a qu'à suivre le mouvement que Dieu lui donne. Pour peu qu'elle s'en écarte par son action propre, elle sort de cette rectitude, et loin de s'abîmer davantage en Dieu, elle s'arrête pour autant de temps qu'elle se regarde elle-même et qu'elle veut agir.

Vous dites que votre âme est insatiable. Quand vous serez parfaitement abîmée dans l'amour, vous serez dans un plein rassasiement, parce que l'amour est une nourriture profonde, et lorsqu'il est dans l'âme en plénitude, elle ne sent plus de besoin sans savoir comment cela se fait, car si elle se regardait, elle ne trouverait rien en elle qui pût la satisfaire, elle n'apercevrait qu'une entière indigence. Ce qui l'étonnerait, c'est que, dans une si grande pauvreté, elle ne pourrait désirer ni d'avoir plus ni d'être [448] autre que ce qu'elle est. Mais comme ce n'est pas à nous de nous donner aucune disposition, demeurez dans la vôtre jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de vous en faire changer. Recevez tout ce qu'Il vous donne, et lorsqu'il Lui plaira de vous l'ôter, soyez encore contente qu'Il reprenne ce qui est à Lui et ne vous laisse que ce qui est à vous, c'est-à-dire le néant et la pauvreté. Car il faut aimer Dieu tellement pour Lui-même qu'il Lui faut laisser faire en nous et de nous tout ce qu'il Lui plaît ; pourvu qu'Il soit content, cela doit nous suffire, sans chercher même en Lui notre contentement.

Croyez que je vous suis très unie. Nous n'avons pas besoin d'être proches pour cela : l'union des esprits atteint à toutes les extrémités de la terre. Vous faites bien de ne point découvrir votre intérieur qu'à des gens sûrs, et qui, comme vous, veulent être à Dieu sans réserve. Il faut un grand secret sur les voies de Dieu, car le démon, qui ne travaille qu'à empêcher le règne de Dieu, se sert du trop d'ouverture pour susciter des [449] persécutions et détourner les âmes faibles de suivre Dieu et Lui être fidèles. Vous pouvez m'écrire tout ce que vous voudrez, et autant que vous voudrez selon vos besoins, et je me ferai un grand plaisir de vous répondre dans la volonté de notre bon Maître, car il y a des temps où je suis si malade que je ne pourrai pas répondre si tôt. Je salue vos amis et je souhaite que Dieu leur donne la persévérance.

1Ac 1, 7.

2Mt  24, 36.

  563 [D.3.107]. Communications, etc.

 [477] Vous me demandez comment est-ce qu'une âme perdue en Dieu distingue ce qui vient de Dieu de ce qui est de son propre jugement ? Une âme simple ne cherche point à rien discerner : elle dit simplement ce qui lui vient au bout de la plume ; elle est persuadée que ce qui est bon est de Dieu et nullement d'elle ; elle ne cherche aucune certitude : la vérité est certaine en elle-même quoique l'âme ne voie ni certitude ni incertitude, demeurant dans son rien. Lorsqu'on dit : « Je ne demande pas qu'on me croie », on le dit souvent par rapport aux âmes faibles qui ne discernent pas la vérité et qui attribuent à la créature ce qui n'est dû qu'à Dieu. La vérité demeure en elle-même ce qu'elle est, et c'est elle qu'il faut croire et non pas ce chien mort qui ne mérite aucune croyance. La vérité se dit de prime abord, et l'homme qui meurt à soi la sent telle qu'elle est ; mais celui qui, voulant faire vivre la nature, dispute contre la vérité et veut trouver des raisons pour la combattre, cette vérité s'échappe de lui [478] ; alors il entasse raisons sur raisons pour plier la vérité selon son désir. Cette vérité est pourtant inflexible et ne plie point, mais dès que je vois qu'on la regarde du côté de l'homme, je ne demande pas qu'on me croie, car, si vous ne sentez pas la vérité et que votre amour-propre vous la cache, elle cesse d'être vérité pour vous quoiqu'elle reste vérité en elle-même. Pour moi, je ne mérite aucunement croyance, et je n'en exige de personne. Ces personnes méritent d'être trompées par leur incrédulité. Pour ce qui est des choses temporelles, je dis ce que je pense et ne me soucie pas qu'on croie ce que je dis. 

Ceux qui ne veulent parler que des inspirations connues, donnent pour l'ordinaire dans l'enthousiasme, et deviennent souvent le jouet des démons : mais celui qui marche simplement, marche confidemment1. Il marche sans certitude connue, mais il agit aussi sans doute, et c'est de la manière que l’Être parfaitement simple agit avec les âmes simples et les meut d'une manière qui paraît toute naturelle, [479] à cause de leur souplesse extrême. Celui qui résiste en quelque manière a [et sent] une action marquée, parce qu'il faut une espèce d'agir fort pour le mouvoir, mais celui qui est sans consistance et sans résistance est entraîné par le tourbillon éternel comme faisant partie de ce tourbillon, sans différence ni rien de distinct et de séparé, tout comme la mer donne le même mouvement que le sien, sans qu'on s'en aperçoive, aux eaux qui se sont écoulées et perdues en elle, mais ce qui est sur son dos et qui fait corps, se distingue bien.

Toutes les personnes qui, parce que Dieu leur a accordé quelque chose qu'elles Lui ont demandé, ne veulent plus ni répondre ni agir qu'après avoir importuné Dieu afin qu'Il leur fasse quelque réponse positive, redisent les paroles qu'ils croient avoir entendues comme très certaines, ce qui pourtant est fort sujet à l'illusion, parce que le diable s'en peut mêler et le propre esprit s'y mêle. Cependant on est sûr que ces choses sont de Dieu, et on s'y appuie fermement ; cela fait qu'il s'y trouve souvent des [480] contradictions manifestes. C'était bien la pratique de l'ancienne Loi ; elle était alors sûre, parce que Dieu avait choisi cette voie-là pour se communiquer aux hommes ; mais il est à remarquer qu'on se tenait fixement à la première réponse de l'oracle, sans prier pour que cette parole changeât ou fût d'une autre manière, ce qui aurait fort déplu à Dieu, comme ce qui arriva au prophète Balaam 2 en est un exemple : il consulte Dieu, et Dieu lui répond par Son ange qu'il n'aille point avec les ambassadeurs du roi de Moab ; il fit alors son devoir : il les renvoya ; mais le roi de Moab lui ayant envoyé d'autres ambassadeurs, la cupidité et l'envie de plaire au roi lui firent faire de nouvelles prières à Dieu, et plus longues, pour avoir une nouvelle réponse favorable pour ces ambassadeurs ; Dieu lui dit : Allez avec eux ;  il crut aller infailliblement dans la volonté de Dieu, et c'était tout le contraire : l'ange voulut le tuer à son passage..., etc.

Depuis l'avènement de Jésus- [481] Christ, Dieu se contente d'une inspiration qui est d'autant plus pure qu'elle est moins marquée. La parole du Verbe est une parole pleine de silence, qui s'imprime dans l'âme en caractères ineffaçables et que l'âme ne remarque que dans le besoin ; alors, plus elle agit simplement et sans s'y mêler le moins du monde, plus elle agit véritablement et sûrement, parce qu'elle n'est que comme un simple instrument que le Verbe (qui est en elle) remue, et sans aucune résistance de sa part, de sorte que c'est le Verbe lui-même qui fait dire ou écrire ce qu'Il veut et fait, et que l'âme ne veut ni ne fait qu'à mesure qu'on le lui montre.

C'est pourquoi, selon ma pensée, Dieu se sert de sujets les plus faibles et les plus pauvres, pourvu qu'ils soient souples, afin qu'il n'y ait point de mélange ni de la science ni du propre esprit. Il est difficile à un homme savant d'écrire d'une manière simple et nue, parce qu'il veut toujours mêler quelque chose qu'il a su de ce qu'il a appris, qu'il compare ce qu'il écrit avec ce que les auteurs ont [482] dit, craignant toujours de se méprendre et d'en avoir quelque confusion. Mais une personne qui n'a point de talents ni de science, est exempte et de la crainte de mal dire, et de l'envie que sa science paraisse. Cela fait que Dieu s'en sert plus volontiers parce que ces personnes sont toujours persuadées que s'il y a quelque chose de mal dit, cela vient d'elles, et que ce qui est de bon vient de Dieu immédiatement.

Comme ce qui est sans distinction se passe sans l'entremise des anges, aussi les démons ne s'y peuvent mêler. Tout ce qui est distinct, particulier, parole, ou qui laisse des traces, se fait par le ministère des bons anges, et les mauvais peuvent le contrefaire ; mais il n'en est pas de même de ce qui est pur, simple et nu, où la créature ne prend point de part : elle dit simplement ce qui lui vient, sans y chercher aucune certitude, ce qu'elle ne pourrait trouver, parce que rien ne fait d'impression ni ne laisse de traces chez elle, au lieu que les autres se croient sûrs par l'impression qui leur reste de ce qui leur a été montré ou dit. Ces âmes peuvent dire ou écrire des choses qui sont distinctes en elles-mêmes, mais non par regard à l'âme qui les écrit couramment comme tout le reste sans y faire aucune attention, toutes les opérations de Dieu sur elles étant devenues si simples, si intimes qu'elles paraissent comme naturelles à l'âme qui n'y distingue rien de particulier ni d'extraordinaire, quoique ce qu'elle écrit puisse regarder des choses particulières et extraordinaires.

Je conclus donc que tout ce qui est le plus simple et nu approche le plus de l’Être simple et parfait, et qu'ainsi l'âme simple et redevenue une en Dieu, où rien d'étranger ne peut se mêler, approche plus la pure Divinité. Et Dieu ne traite point avec cette âme en manière propre à la créature, mais en manière de Dieu, qui est pure et simple sans aucune entremise ni opération distincte.

1Pr 10, 2.

2Nb 29.

  564 [D.3.109]. Dieu-parole dans les âmes pures.

 La manière dont je me trouve, mon Père, à votre égard m'ôte entièrement la liberté de vous parler, et vous m'êtes ôté d'une telle sorte [487] que je ne puis plus vous regarder comme directeur. Il s'opère de plus en plus un dépouillement si grand de toutes choses qu'il ne reste du tout rien en l'âme qu'amour triomphant et dominant qui ne veut point de maître que lui seul. Depuis que je n'ai eu l'honneur de vous parler, je me suis trouvée en d'étranges postures, mais plus l'âme est oppressée et serrée en la main de Dieu, plus Il la tient dans le silence et l'éloignement de toute conversation, et de quelle manière que puisse être mon besoin, je ne puis chercher de secours ni n'en puis souffrir. Pour la sainte communion, elle m'est ôtée comme le reste. On peut juger du reste et jusqu'à quel point il faut que l'âme soit dénuée.

Les secrètes opérations de l'amour divin ne se peuvent exprimer. Ce sont des secrets qui ne seraient point entendus et qui sont découverts à l'âme qui les expérimente plus clairement que le jour ne se découvre aux yeux du corps quand le soleil éclaire. Oui, ô divin Amour, vous découvrez aux âmes pures vos secrets et vos voies. Ô profondeur de la sagesse [488] divine, vous êtes cachée comme dans une caverne : il faut des inventions pour vous trouver, mais vous envoyez une étoile aux âmes de bonne volonté comme celle que vous fîtes paraître aux saints mages, qui les conduisit au lieu de votre retraite. Dans ce profond abîme de science, de sagesse et de sainteté, vous faites part de vos secrets et vous prenez plaisir de vous communiquer.

Les communications que vous faites à l'âme en cet état pur et dénué ne consiste[nt] point en des douceurs ni en des consolations, mais vous lui découvrez la vérité de vos mystères où elle est presque comme dans un continuel ravissement, et dans une si haute connaissance de Dieu qu'elle n'a plus de parole ni d'expression. Cette Parole divine qui s'est incarnée veut être la parole de l'âme devant son Père, et anéantir en l'âme toute parole. Cette divine Parole veut s'incarner en l'âme et la transformer en sa Parole, qui est silence ; et, alors, il faut que toute parole propre cesse en l'âme, et que le silence de cette divine Parole soit éternel. Ô divine Parole, vous vous faites entendre au fond de mon cœur  par les effets admirables que j'expérimente et que je ne puis décrire ! Que le ciel se renverse, que tout périsse, votre Parole sera éternelle en l'âme où vous avez imprimé le caractère1, et, quand l’Évangile périrait, il ne peut périr en l'âme où cette divine Parole se fait entendre : c'est un Évangile vivant. On lui en fait entendre les mystères et les secrets, mais [aussi] on lui en fait sentir les rigueurs et la sévérité. O combien elle est rigoureuse ! Ô que peu d'âmes en conçoivent le sens ! Combien les hommes corrompus en corrompent-ils la pureté et que le nombre est petit de ceux qui ont connu cette vérité, qui ont reçu cette divine Parole et qui la laisse opérer dans sa pureté ! Car parler et faire est en Dieu la même chose : Tout est aussitôt fait qu'il est dit2 ; et aussitôt que cette divine Parole est reçue dans une âme, cette âme devient ce qu'est cette Parole et ce qu'elle veut. Ô divine amante, ne nous en direz-vous pas bien des nouvelles de ce que vous [490] ressentiez lorsqu’étant aux pieds de cette Parole incarnée, lui ouvrant votre cœur pour la recevoir, vous fûtes changée en un moment et toute transformée en l'amour divin? Ce n'était plus Madeleine, mais Jésus qui vivait en vous. Ô divine Parole que trop peu d'âmes ont connue et que trop peu connaissent encore aujourd'hui, la plupart ne voulant point vous recevoir ni suivre cette étoile qui se montre pour les guider ! elles veulent d'autres assurances et consultent leur raison, qui leur montre toujours du péril et les met dans des craintes de se tromper. Cependant, il est très constant que bien des âmes se perdront pour avoir trop peur de se perdre3.

Toutes les choses qui portent à l'anéantissement et au dépouillement intérieur ne plaisent point à la nature corrompue. L'homme ne veut pas sa destruction, c'est pourquoi il a toujours des mesures à prendre, des motifs, des mais et des si ; toutes ses années se passent sans avancer d'un pas, et toujours dans l'aveuglement de ses propres lumières. On ne fait que dire qu'on ne [491] cherche que Dieu, mais, ô mon Dieu, Vous connaissez le fond de ces cœurs, et Vous voyez bien ces réserves secrètes. Si l'on voulait tout de bon céder à Votre empire, ô que ce serait bientôt fait ! Mais, ô lâcheté que Dieu seul peut souffrir : on veut toujours des conditions avec Dieu.

O qu'il faut peu de chose pour barrer l'entrée à cette divine Parole ! Si des choses, qui d'elles-mêmes sont saintes, lui font obstacle parce que notre volonté s'y rencontre, que sera-ce de ces âmes attachées à la chair et au sang ? Ô divin Amour, votre loi est rude à la nature, il est vrai ; mais heureuse et fortunée est l'âme qui se charge volontairement de votre joug et qui vous ouvre entièrement la porte de son cœur, sans autre condition que celle que vous ferez tout ce qu'il vous plaira ! C'est de cette manière que vous m'avez prévenue pour vous rendre maître absolu de mon cœur, où vous avez tout soumis à votre empire : quelque renversement qu'il vous plaise de faire en moi, il n'y a rien qui ne crie : Fiat voluntas tua ! Abandonnez-moi à tout l'enfer, faites-moi un enfer moi-même : je n'ose [492] pas dire ce que je veux bien perdre pour votre amour. Mais je me reprends, parce que ce n'est pas moi qui vous dis Fiat : j'aurais menti, mais c'est cette vertu de votre divine Parole (qui s'est comme incorporée en l'âme) qui produit l'effet de cette même parole, parole qui est œuvre effective, mais ce n'est que sur le néant qu'elle répand son influence, et par sa vertu elle le rend fécond, faisant produire le germe sacré de la grâce et de l'amour divin qui, par sa fécondité, étouffe toute la nature. Ô vérité adorable ! je me perds dans la profondeur des secrets que vous découvrez à mon âme.

Il y a quelque temps, il me fut donné une vue sur les dispositions de la Sainte Vierge. Je dis « une vue », mais je ne sais pas de quelle manière cela se fit. Étant toute seule en ma chambre, l'âme fut prévenue d'un si grand amour et d'une pureté si extraordinaire que je ne sais si elle était au corps ou en paradis : elle était tout illustrée d'une lumière divine qui lui découvrait l'amour ineffable de Dieu pour les hommes et ce qu'Il opérait dans les âmes pures. Je n'en puis rien dire, mais ce divin Amour qui se [493] manifestait en l'âme si clairement, et qui l'entretenait familièrement de ses secrètes opérations dans les âmes anéanties, semblait vouloir dire à l'âme : « Je te veux montrer un chef-d'œuvre de ma main et ce que c'est qu'un parfait néant ». On la fit entrer dans un cabinet où on lui fit voir ce rare trésor renfermé au cœur de la Sainte Vierge. Je ne puis rien dire de ce qui me fut montré de ses admirables dispositions, le secret et le silence m'étant imposés par ce divin Amant, mais je ne sais pas si on la connaîtra d'une autre manière dans le ciel.

Il m'a été donné beaucoup sur la Sainte Vierge plusieurs fois, mais ce jour-là, ce fut d'une autre manière que les autres fois. L'âme fut pendant trois jours hors d'elle-même, ravie en cet admirable ouvrage de l'amour divin dans cette divine créature. Et, quoique au-dehors je fusse comme à l'ordinaire, à la réserve que je ne pouvais travailler qu'avec une extrême peine et violence lorsque j'y étais nécessitée, néanmoins je n'étais plus sur la terre : l'âme était toute transportée par ce [494] divin Amour en cet admirable séjour de pureté où il l'honorait de son entretien et l'instruisait de ce qui ne se peut jamais dire ni penser. Il lui faisait voir qu'il y avait des âmes choisies pour honorer la Sainte Vierge, son anéantissement, son silence et sa vie cachée ; que cet Amour, qui avait opéré de si grandes choses et de si grandes merveilles sur ce parfait néant, voulait lier ces âmes très particulièrement à ses dispositions, voulant faire une effusion de la grâce de Marie et de son amour en ces âmes.

Cette communication de l'amour divin opérait en mon âme un grand anéantissement et la liait d'une manière particulière à ce divin cœur de Marie, à sa grâce et à son amour, me faisant entendre qu'il me la donnait pour modèle, pour protection et pour garde, me faisant voir l'état où il me voulait de silence, de retraite et d'anéantissement ; et l'on me dit (c'est pour m'exprimer, car ce ne fut pas une parole, mais on me fit pourtant entendre plus ouvertement que si l'on m'avait parlé) : « Dorénavant tu seras mise in pace ! » Quelle mort ! quel anéantissement ! ces dispositions de la Sainte Vierge se sont imprimées en mon âme ainsi que le cachet sur la cire, et y opèrent de plus en plus les effets d'une vie cachée, retirée, pauvre et délaissée.

O admirable créature, de quelle manière est-ce qu'on vous dépeint ! Je ne m'étonne pas si vous êtes demeurée en silence : votre langage ne serait pas entendu. Ô divin Amour qui avez opéré de si grandes merveilles en ce divin cœur, hélas ! mon âme se perd dans cette profondeur de secrets ! Mais silence, et toujours silence, et jamais plus que silence.

Je vous écris, mon Père, dans une disposition comme pour la dernière fois de ma vie, pour vous faire un adieu entier, et pour vous faire entendre que je ne veux plus tenir ni chemin ni sentier, que je n'ai plus de mesures à prendre, et que je ne peux plus suivre ni écouter que cette [496] divine Parole qui se fait entendre au fond de mon cœur. Et je vous avoue ingénument que vous m'êtes entièrement étranger pour vous voir et pour vous parler. J'ai quelquefois attribué la manière réservée où je me trouvais à votre égard à votre agir rebutant et toujours pressé ; mais je suis convaincue d'une conduite de Dieu sur moi qui me veut dans un dépouillement de toutes choses et sans aucun appui. Vous ne m'êtes pas étranger pour4 la charité que Notre-Seigneur opère en mon âme pour la vôtre : vous m'êtes toujours présent devant sa divine Majesté, je ressens un désir de votre perfection, et je vous avoue que vous m'êtes cher et que vous me coûtez beaucoup. Mais, non, ce n'est pas à moi, mais à la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui opère en l'âme ce qu'il lui plaît et pour qui il lui plaît. Je me recommande à vos saints sacrifices.

1Caractère : empreinte, image sur un sceau.

2Ps 32, 9.

3Jean  12, 25.

4Quant à.

  565 [D.3.110]. Enfance de Jésus-Christ.

 [497] Ces vers vous expliqueront quelle est la nature de ma dévotion pour le saint Enfant Jésus.

Cher Enfant, mon premier Amour,

Dans votre propre amour je vous perdis un jour :

J'avais lors oublié tous les traits de l'enfance,

Je n'en goûtais plus la présence ;

Un amour général et nu

avait comme englouti cet amour inconnu.

Mais, depuis que la mort, la perte et le néant 

ont mis dans l'innocence,

l’on redevient enfant 

et l'on aime l'enfance.

O Enfant plus beau que le jour, 

Vous fûtes et vous serez l'objet de mon amour.


Après que, dans la nouvelle vie, l'âme porte Jésus-Christ Enfant, elle porte successivement Jésus-Christ dans les autres états, mais d'une [498] manière autant ineffable qu'inexplicable. Je vous l'expliquerai un jour, et comme Jésus-Christ est né et a paru en moi en tous ses états. Ceci est très sublime et ne peut vous être propre de longtemps1.

1Ne peut être votre état.

 566 [D.3.111]. Voir tout en Dieu.

L'abandon à Dieu est plus que toutes les assurances des créatures : quand vous auriez tous leurs témoignages, qui vous affirmera qu'ils ne se trompent point ? Mais Dieu ne vous trompera jamais. Quand nous allons tout simplement, tout va bien : agissons comme des enfants. Je vous prie de posséder votre âme en paix dans toutes vos occupations, cela vous est de la dernière conséquence. Ne précipitez rien, et lorsque vous ressentez quelque empressement ou quelque activité, laissez-la tomber, restez un moment pour vous calmer, comme [499] cessant de vous agiter ; cela se fait en un instant et réprime beaucoup l'activité naturelle. Je ne vous laisserai rien passer, je vous aime trop pour cela. Je veux voir votre âme pure comme un cristal. La boue est un bon savon. Vous avez travaillé à détruire le dehors et à abattre votre corps : l'esprit a été d'autant plus vivant que l'autre était plus abattu. Je vous prie, conservons ce pauvre corps qui de lui-même ne peut faire de mal, et détruisez l'esprit et la propre activité. Je suis bien contente de vous.

Je vous prie de ne réfléchir volontairement sur quoi que ce soit. Dieu veut que je vous dise toutes mes pensées ; si j'en retenais quelque chose, j'en souffrirais, et cela ternirait cette belle glace qui est toujours pure et toujours souple à la volonté de Dieu. La moindre réserve pour moi est comme une forte haleine  contre un miroir qui empêche que l'on ne se voie. L'âme est toujours claire, nette et transparente, en sorte qu'elle ne représente aucune espèce0 que celles qu'on lui offre, et le Maître n'en offre point d'autre que ses divins vouloirs, qui [500] s'exécutant, de quelque nature qu'ils soient, rendent la glace plus pure et plus unie. La moindre propriété serait un enfer et la résistance un tourment intolérable. Une petite réserve ternirait cette belle glace ; c'est pourquoi l'âme n'en peut souffrir. Comprenez un peu ce que c'est que la purification foncière. Il y a des personnes dont l'âme est comme ces gros verres épais, tout noirs, et qui ne sont point du tout transparents, mais parce qu'il n'y a point de crasse dessus, on les croit les plus purs du monde ; cependant ce verre épais ne représente rien qu'un caillou, au lieu qu'une belle glace bien pure et bien nette passera pour sale parce qu'il y a un peu de boue. Il faut fondre le premier verre pour le purifier et le changer de forme à force de l'affiner au feu, pour le rendre propre à représenter les objets ; au lieu qu'au dernier, il ne faut qu'une goutte d'eau pour rendre sa glace toute belle et toute pure.

Je vous salue mille fois dans l'Amour enfant et souffrant : ô les deux grands états ! J'espère que vous connaîtrez un jour Notre- [501] Seigneur Jésus-Christ. Durant toute la voie Notre-Seigneur disparaît, et la vue de ses états, aussi bien que la Sainte Vierge et les saints : il faut tout laisser disparaître, parce qu'autrement cela tire l'âme de son unité en la multipliant, quoique d'une manière bonne1. Mais lorsque l'âme est retournée à son principe et qu'elle est perdue en Dieu, elle retrouve tout cela en Dieu sans sortir de Dieu et sans se multiplier en nulle manière, participant en cela aux qualités de son Dieu, qui est un et multiplié sans que la multiplicité empêche l'unité, ni l'unité la multiplicité. Ce n'est plus des vues ou connaissances distinctes et bornées de Jésus-Christ, mais l'âme devient elle-même un autre Jésus-Christ. Lorsque l'âme est encore en elle-même, elle attire toutes choses à elle, et elle voit Dieu en elle et dans toutes les créatures ; mais lorsque l'âme est transportée en Dieu, elle porte avec elle toutes les créatures en Dieu et elle ne voit plus rien hors de Dieu ; voyant tout en Dieu, elle voit tout en vérité. C'est ce que David appelait [502] : Voir la lumière dans la lumière2.

Je prie Dieu qu'Il vous donne l'intelligence de ce qu'Il me fait vous dire, et que vous apportiez la docilité et l'acquiescement pour les vérités qu'Il vous fera pénétrer. Vous ne me dites point quelles sont les attaques que l'on fait à votre fidélité : ne me cachez rien, je vous prie. Vous n'êtes pas simple et ouvert comme moi, il s'en faut bien. Dieu bénira votre simplicité et vous fera par là bien des grâces. Je ne vous cacherai pas une pensée.

0Apparence.

1Grande audace. 

2Ps 36, 10.

 567 [D.3.112]. Etat d’anéantissement.

O que l'état que je porte, si petit et si abandonné, est étrange, et qu'il est rare ! Jésus-Christ se plaît de s'exprimer en moi d'une manière que Lui seul connaît. Il m'était montré ce matin comme les stigmates de saint François n'étaient qu'une [503] figure extérieure des états qu'Il fait porter aux âmes. Lorsque saint Paul dit qu'il les portait1, ce n'est pas qu'il en eut d'extérieurs dans sa chair, mais c'est qu'il portait les états de Jésus-Christ. J'éprouve deux choses que j'aurais peine à vous faire comprendre : et la force d'un Dieu, et la faiblesse d'un enfant. Ô si Dieu vous donnait la lumière de cet état et combien il faut qu'une âme soit à Lui pour la traiter de cette sorte ! Dieu prend une âme qui s'est entièrement livrée à Lui, la dépouille de tout ce qu'elle a de propre, lui ôte toute volonté, toute liberté, tout être moral, toute subsistance, puis la rend si souple qu'Il la met à son gré d'une manière ou d'une autre : Il l'élève jusqu'au plus haut des cieux, puis Il l'abîme dans les enfers ; Il la rend pure comme le soleil, puis Il la plonge dans la boue, selon ce beau passage de Job : Quand je serais pur comme la neige, ne me jetterez-vous pas dans l'ordure2 ?      

Si l'âme est anéantie, elle ne change point de constitution pour tous ces [504] états différents : elle demeure toujours la même et, n'étant plus, elle ne prend plus d'intérêt à ses propres douleurs. Elle voit avec complaisance que Dieu prend plaisir à la salir afin d'avoir celui de la purifier. Tout état est égal pour une âme qui sait aimer, aussi bien celui qui la fait la plus misérable des créatures comme celui qui la ferait ange, sans qu'il lui vienne une plainte de cet état ni un désir d'en sortir : elle se plaît dans son abjection comme dans un autre état, parce qu'elle y est par ordre de son Roi. C'est la marque du parfait anéantissement. Mais qu'il y a peu d'âmes de cette sorte ! Dieu s'en est fait quelques-unes dans l'Ancien Testament, qui ont été connues, plusieurs dans le Nouveau, qui ont été cachées. Ce sont ces sortes d'âmes ainsi anéanties qui sont propres à porter Jésus-Christ Lui-même, encore faut-il que ce soit des plus anéanties. Je prie Jésus-Christ, le plus anéanti de tous les hommes, de vous faire concevoir et goûter ce qu'Il me fait vous écrire.

1Ga 6, 17.

2Jb 5, 30-31.

  568 [D.3.113].

 [505] On1 se connaît, monsieur, sans s'être jamais vu ! Et il y a en notre cœur un juge qui juge des autres cœurs. Vous m'entendez assurément, et un seul mot que vous m'avez dit dans votre lettre me fait comprendre que vous m'entendez, puisque vous entendez la parole du Verbe, qui non seulement se fait entendre en vous, mais même se communique d'un cœur dans un autre lorsque tout est réduit en une parfaite nudité et unité : c’est dans ce parler ineffable que je vous en dis plus que je ne saurais vous en dire ; c'est par lui qu'on se communique sans qu'il soit besoin d'aucune expression sensible, puisque ce silence très profond et toujours éloquent se fait mieux entendre que toutes les paroles possibles. Mon cœur est uni au vôtre dans Celui qui ne souffre ni diminution ni partage.

1A partir d’ici lettres sur la communication cœur à cœur et la façon dont Madame Guyon « porte » les gens.

 569 [D.3.114]. Communications divines.

O mon enfant, comprenez toujours de plus en plus les desseins de Dieu sur ses pauvres créatures : Il ne les destine à rien moins qu'à être sa possession et Il se rend Lui-même la leur. Que véritablement cette portion0 est délicieuse ! Le dessein du Verbe, en s'incarnant, a été de se communiquer à tous les êtres propres à recevoir ses communications. Il est la seconde Personne de la Trinité, ce qui nous montre qu'Il ne reçoit que pour répandre, et Il donne autant qu'il reçoit : il reçoit tout Dieu et Il communique tout Dieu, et de cette communication procède un Dieu. O mystère des mystères ! Le Verbe s'est incarné pour se communiquer à nous d'une manière ineffable ; Il a pris pour cela notre nature. Sa communication est une communication de silence ineffable, communication qui fait un flux [507] et reflux continuel du Verbe dans l'âme, de l'âme dans le Verbe, de l'âme dans les autres âmes, et tout se termine dans l'amour.

O Verbe-Dieu, pourquoi y a-t-il si peu de cœurs propres à recevoir vos divines communications ! Préparez, étendez le cœur  de N. à l'infini, puisque vous le rendez capable d'entendre mon langage muet qui n'est autre que Vous-même, ô mon divin Verbe, qui vous communiquez par le moyen de ce pauvre cœur à une infinité d'autres cœurs : dilatasti cor meum1. Je ne m'étonne point si saint Jean était l'apôtre de la dilection ; c'est que son cœur était préparé à recevoir du2 Verbe dans ce repos sacré qu'il goûtait souvent sur la poitrine de son cher Maître : c'est là qu'il puisa son In principio3 et qu'il apprit par ce qu'il goûtait au-dedans de lui-même la génération éternelle du Verbe.

Il viendra un temps où tout vous [508] sera inutile parce que la communication du Verbe vous apprendra toutes choses : vous verrez la lumière dans la lumière même. C'est là que mon cœur dit au vôtre tout ce qu'il lui doit dire.

0Employé en droit pour la part revenant à chaque héritier. (Rey).

1Ps 119, 32 : Vous avez élargi mon cœur.

2A partir du.

3Jean  1, 1.

 570 [D.3.115]. Certitude des communications divines.

Dieu me donne les choses de telle sorte qu'elles me viennent comme des pensées purement naturelles dans le moment. Je sais que cela est, et je le dis et l'écris, sans savoir pourquoi je le dis ; cependant tout se vérifie à la suite, et Dieu ne m'a point encore trompée, parce que je n'ai point ces sortes de choses par des lumières évidentes, mais comme si je les savais déjà. Elles se [509] trouvent en moi de cette sorte. Mais comme mon état est très nu et fort pur et qu'il n'en reste rien1, lorsque l'on m'en reparle, je ne sais pourquoi j'ai dit cela et je ne sais que répondre. Cependant, Dieu vérifie ce qu'Il a fait dire.

 Les lumières ou les paroles intérieures qu'on a ont souvent des significations différentes de ce qu'on s'imagine, parce que les expressions distinctes et les lumières portent cela avec elles. Mais ceci est tout différent : c'est comme une chose qui est, sans savoir qui l'a apprise ni pourquoi on la dit. Il y a de ces sortes de choses certaines qui portent avec elles une certitude avec une onction : celles-là sont assez infaillibles. Il y en a d'autres qui se disent tout naturellement et sans y penser : elles viennent cependant du fond et celles-là sont immanquables. Mais il y a de simples pensées que la conversation ou le raisonnement font venir : celles-là n'ont rien de fixe ni d'assuré. Et qui voudrait que, parce [510] qu'une personne est à Dieu au point d'avoir cette [première] science simple2, [que] tout ce qu'elle dit par son esprit ou raisonnement naturel sur les choses qu'on lui propose, ait le même caractère, se tromperait beaucoup. Ainsi cela doit faire une grande différence.

Il y a des âmes qui ne m'appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela, mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu en me les appliquant intimement me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu'Il a sur elles. Je l'ai connu, et je vous l'ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n'avais point de commerce de lettres avec vous ; et Dieu l'a voulu de la sorte afin de vous faire voir que son Esprit est vérité. Et à mesure que dans plusieurs années d'ici, le reste se vérifiera, ce vous sera un témoignage qu'Il a voulu se servir de ce méchant néant pour vous communiquer Ses miséricordes et pour l'accomplissement de Ses desseins sur vous afin de vous servir de contrepoids. C'est donc un [511] moyen d'avancement et de communication intérieure pour vous, quoique de loin, et qui ne peut être interrompu pour [par] la distance des lieux : il ne le pourrait être que par le défaut de correspondance de votre part, si vous veniez à juger cela inutile, et même à croire par indifférence qu'il est mieux de ne point vouloir son avancement, en quoi vous vous tromperiez, car Dieu veut assurément cette docilité de vous pour un temps, jusqu'à ce qu'Il vous ait entièrement perdu en Lui. Alors ce ne sera plus une communication pareille à celle d'une fontaine supérieure qui se déchargerait dans une autre, mais comme deux rivières qui, portées l'une dans l'autre à la mer, ne sont plus qu'un seul lit égal, qui n'est plus qu'une même eau.

1Rien ne causant espèces, et tout étant comme devenu naturel. (Dutoit, entre parenthèses).

2Qui est le fruit d'une extrême mort. (Dutoit, entre parenthèses).

  571 [D.3.116]. Communications divines.

 [512] Il semble que je vous porte partout sitôt que je suis seule en paix, et il se fait en moi une prière continuelle qui est comme un état inséparable de mon fond, lequel est fixe et invariable quoique la disposition varie. En effet cet état d'immolation et de prière continuelle, d'unité foncière, ne varie jamais, mais la disposition varie très souvent. Pour l'ordinaire, c'est d'une manière sèche et avec peu de correspondance ; d'autres fois, c'est plus aisé, doux et suave, et j'éprouve des moments d'une correspondance qui fait que rien n'est suspendu, sans que je fasse la moindre chose pour l'entretenir, pas même par un souvenir. Cela me paraît si pur, [513] si indépendant, si parfait, qu'il me semble qu'à moins d'un avancement extraordinaire en Dieu, il est difficile d'être unie de cette sorte et de posséder ces âmes en Dieu plus réellement que les amis les plus présents qui ne sont pas de même. C'est la Communion des Saints, et c'est de cette sorte que Dieu se communique à Ses saints, qui lui sont d'autant plus chers qu'ils lui sont plus ou moins proches. En cette manière les saints et les anges ne sont point proches de Dieu seulement pour occuper dans le Ciel un lieu plus élevé et plus proche de Lui, mais pour Lui être plus unis.

Je comprends par mon expérience, toute misérable que je suis, que Dieu ne pourrait pas ne point aimer, ne point s'écouler et ne point se communiquer sans cesse dans une âme qui Lui est unie de cette sorte ; et, quoique ce soit en Dieu une action libre de s'unir à la créature et de la purifier assez par les moyens qu'Il choisit Lui-même pour se la rendre conforme au point qu'elle Lui soit proche ainsi que je le dis, ce n'est point cependant une action libre en Dieu de ne point [514] aimer et de ne point se communiquer à cette créature qu'Il a disposée de la sorte : Il s'y communique nécessairement après qu'Il l'a disposée librement ; et, plus cette créature est proche de Dieu en manière de centre éminent, plus Dieu nécessairement l'aime et se communique à elle. Dieu cesserait aussitôt d'être Dieu qu'Il cesserait de se communiquer par amour à une âme bien disposée. Sa nature est communicable à tous les êtres propres à recevoir ses communications, et il serait, pour ainsi parler, plus violent à Dieu de ne se point communiquer à l'être purifié et préparé pour cela qu'à cet être préparé de ne point recevoir la communication, de même que la précipitation de l'air à se communiquer dans un vide est plus forte que l'attrait de ce vide pour attirer l'air.

Cette comparaison ne me paraît point encore assez propre. Dieu donc se communique nécessairement à tous les êtres propres à recevoir ses communications, car il est aussi essentiel à Dieu d'être un être communicatif que d'être un être simple. Il est vrai qu'Il était content [515] de la communication qu'Il avait en Lui-même de toute éternité avec Ses divines Personnes, et que comme la Trinité en Dieu est aussi essentielle à la Divinité que l’Unité, qui est en Dieu le terme de Ses communications, Il était suffisant à Lui-même de se communiquer autant qu'Il était communicatif. Mais ayant pris le dessein de créer des êtres propres à recevoir au-dehors une extension de Ses communications qui dussent toutes retourner à leur principe, il fallait nécessairement qu'Il se communiquât à ces êtres disposés pour cela, et il est après cela impossible qu'Il ne s'y communique pas.

Or, ces êtres ne sont disposés qu'autant qu'ils sont désappropriés parce que par cette désappropriation ils rendent à Dieu tout ce qu'ils en reçoivent, car Dieu ne peut communiquer qu'à proportion que ce qu'Il communique retourne à Lui ; c'est comme une circulation, et il faut que tout se termine dans le principe d'où il dérive. Je dis donc que Dieu se communique à Ses saints à proportion de l'étendue de leur désappropriation. [516] Or, comme les sept Esprits bienheureux sont ceux des anges qui sont les plus proches de Dieu et auxquels Il se communique plus abondamment, c'est pour cela qu'ils ne quittent jamais le trône de l'Agneau. Les Séraphins sont les plus aimés et les plus aimants parce que ce sont eux, de tous ces esprits, qui reçoivent une plus abondante communication ; et quoique Dieu se communique abondamment aux autres esprits bienheureux, ce sont pourtant ceux qui sont plus proches de Lui qui reçoivent les plus fortes communications et qui servent de moyen, sans moyen qui termine.

Pour la communication des autres esprits, la Sainte Vierge est de toutes les créatures celle qui reçoit le plus abondamment : elle est comme la première hiérarchie de tous les hommes. Elle est le moyen, sans milieu cependant, par qui toutes les grâces leur sont communiquées. Je m'explique. Tant que nous sommes en nous-mêmes, tous les moyens des grâces de Dieu, quelque saints et relevés qu'ils soient, sont [517] aussi des entre-deux, parce qu'en servant à attirer la grâce ou servant de moyen à la communiquer, ils la terminent. Mais lorsque l'âme est entièrement désappropriée et sortie de soi, ces moyens de communication étant d'eux-mêmes sans nulle propriété et ne pouvant rien arrêter, sont alors des moyens sans milieu ni entre-deux, et Dieu se communique alors Lui-même avec la même abondance par eux que s'ils ne l'étaient pas, et quoiqu'ils servent encore de moyens de communication, la communication ne laisse pas d'être immédiate.

Il y a deux moyens par lesquels le fleuve s'écoule dans la mer : il y a son lit, qui lui sert de moyen si nécessaire que sans lui il ne s'écoulerait jamais ; cependant tant que ce fleuve est dans ce lit, il peut être arrêté et détourné par l'artifice. Il y a de plus la pente de l'eau à s'écouler, et sa fluidité, qui est un moyen ; ce moyen est aussi nécessaire que le premier, cependant c'est ce même moyen qui le rend facile à être [518] détourné de son cours rapide. Cette pente et fluidité le conduit à la mer et, dans la mer même, il lui sert à se mêler et à s'enfoncer encore plus en elle ; alors ce moyen n'est plus ni milieu ni empêchement, et quoiqu'il soit un moyen qui fait le mélange admirable d'une eau avec une autre eau, il ne fait plus d'entre-deux, et ce même moyen fait une communication immédiate. J'ai peine à trouver une comparaison juste pour bien exprimer ce que je veux dire.

Je dis donc que les moyens qui ne sont point mélangés par la propriété n'empêchent point que l'union soit immédiate. Ce qui fait un empêchement en un temps n'en fait point en un autre. La Sainte Vierge et les saints nous sont donnés à la vérité comme des moyens de monter à Dieu, mais ces moyens nous serviront de milieu et d'entre-deux si nous nous y arrêtons un instant. C'est de cette sorte que Jésus-Christ disait à ses Apôtres qu'il était expédient qu'Il les quittât1 parce qu'Il devait leur servir de moyen pour monter à Son Père, [519] et ce moyen devait être quitté, comme tous les autres, afin de les faire perdre en Dieu sans moyen. Mais ces moyens, nous ayant conduits en Dieu et ayant été perdus comme moyens de monter et comme moyens qui terminent, ils servent en Dieu à nous communiquer Dieu même avec plus d'abondance, comme une eau prompte et rapide entraîne quantité de gouttelettes qui s'arrêteraient seules, et les abîme avec elle dans l'océan.

Or, je dis que Dieu, comme être communicatif communiquant à tous les êtres épurés Ses qualités, Il les rend Lui-même des êtres communicatifs quand ils sont assez purs pour ne communiquer que Lui-même, et alors c'est en eux aussi bien qu'en Dieu, une nécessité de se communiquer sans choix et sans élection. Il leur est rendu nécessaire de se communiquer à proportion que les âmes leur sont plus proches et plus unies en charité. Et, comme tous ces petits moyens de communication (que j'appelle petits à l'égard du Tout qui se communique) sont disposés de telle sorte qu'il n'y a [520] pour eux nul choix ni nulle inclination. Le Maître les gouverne comme un excellent jardinier qui arrange des canaux : Il dispose l'un d'une façon et les autres d'une autre, en sorte que, quoique ces canaux ne reçoivent de la même source que pour répandre, il faut qu'ils ne répandent nécessairement qu'aux endroits où ils sont situés, et qu'ils se déchargent sans choix sur ceux qui leur sont les plus proches. L'eau qui se répand dans d'autres canaux différents est la même, il est vrai, et en source elle ne fait qu'une même et seule eau, comme elle n'en sera éternellement qu'une même y étant retournée ; mais cette eau n'a pas pour cela aucune pente marquée vers aucun côté : il faut que nécessairement elle suive celle qui lui est donnée sans choix et sans élection. De cette sorte, le moyen ne sert jamais d'empêchement et d'entre-deux.

Saint Jean était le seul des Apôtres disposé à recevoir la communication du Verbe en cette manière, aussi quoiqu'il fût le plus jeune des Apôtres, il ne laissait pas d'être l'Apôtre de la dilection. Et pourquoi était-il le bien-aimé ? [521] C'est qu'il était celui qui pouvait recevoir cette communication immédiate, comme nous l'avons dit. Et comme la communication du Verbe est une communication d'amour, il aime nécessairement ceux dans lesquels il se communique de cette sorte. Saint Jean nous a appris qu'il recevait cette communication sans moyen, puisqu'en reposant sur le cœur  de Jésus-Christ, il recevait et approfondissait des secrets infinis dans un silence ineffable dont sûrement il n'était pas apprenti. Ô divin Maître, qu'il y avait longtemps que Vous Vous communiquiez de cette sorte à votre disciple et que vous vous écouliez en lui ! Il s'était fait une transfusion si admirable de Jésus-Christ dans saint Jean, et le Maître s'était tellement écoulé dans le disciple en manière ineffable que Jésus-Christ ne fit aucune difficulté d'assurer à la croix que Jean n'était plus Jean, mais qu'il était Lui-même2 car, à mesure que Dieu s'écoule en nous, Il nous perd en Lui. C'est le même mouvement que celui des vagues de la mer : la même vague qui pousse, ce semble, [522] dehors, perd et abîme en soi ce qu'elle avait poussé. Jésus-Christ passe chez saint Jean et le chasse de chez lui, mais Jean ne sort de chez lui que pour passer en Jésus-Christ, aussi Jésus-Christ, lorsqu'on Lui parla de Jean, dit : Si je veux qu'il reste de cette sorte jusqu'à ce que je vienne3, marquant qu'il n'y aurait plus de changement à faire en lui puisqu'il était parvenu dans sa fin par le moyen de cette communication si ineffable. Il n'en était pas de même des autres Apôtres qui, n'ayant reçu la communication que par le moyen de la parole, étaient encore dans les moyens qui se doivent perdre, parce qu'ils terminent et servent d'entre-deux. Aussi il fallut qu'ils changeassent tous, mais Jean, affermi dans l'amour, étant devenu un autre Jésus-Christ, ne change plus et demeure ferme jusqu'à ce second avènement de Jésus-Christ qui est celui de Sa gloire.

Comme il est impossible que Dieu, étant Dieu, soit un moment sans se communiquer, et que s'Il pouvait un moment cesser Ses communications, [523] Il cesserait d'être Dieu4, de même il est impossible que l'âme en qui Jésus-Christ vit et règne seul, et en qui Il opère continuellement par Lui-même, (l'ayant disposée pour cela) soit un moment sans se communiquer. L'effet n'en est pas sensible ni aperçu pour l'ordinaire, à moins que Dieu ne le manifeste pour l'instruction de l'âme, mais il est très réel. Car il faut savoir que Dieu n'est point autre hors de Lui qu'il [n’]est en Lui-même : comme donc Il se communique sans cesse en Lui-même, aussi Il se communique sans cesse hors de Lui-même.

Son terme est proportionné à Sa communication, et ce terme étant Dieu, Il se communique tout Dieu. Mais il n'en est pas tout à fait de même dans Ses créatures qui sont bornées : Il s'y communique bien incessamment et Il communique tout Dieu, à la vérité, parce qu'Il est un tout indivisible, mais Il ne se [524] communique qu'à proportion de la capacité qu'Il a mise en chacun de nous.            C'est le même Dieu qui est tout en nous, mais quoiqu'Il se communique tout en tous, Ses communications sont aussi différentes que les hommes sont différents. Et c'est là la magnificence d'un Dieu qui n'envisage que Lui-même dans ce qu'Il opère, comme Il ne peut opérer que par Lui et pour Lui, parce qu'Il est également et principe et fin de toutes choses.

Les hommes Lui sont d'autant plus proches qu'Il se les [est] rendus plus semblables. De sorte que l'homme ne peut être proche de Dieu pour être l'objet de Ses complaisances, de Son amour et de Sa communication immédiate, qu'Il ne soit comme Dieu, c'est-à-dire que Dieu soit son seul principe et sa fin, ce qui ne peut jamais être que par l'entière désappropriation. De là vous pouvez voir que ce ne sont point les œuvres en elles-mêmes, quelque saintes qu'elles paraissent, ni les extrêmes misères qui nous approchent ou nous éloignent de Dieu, mais la parfaite désappropriation.

Vous voyez de plus que ce n'est pas [525] de nous qu'il dépend de nous donner un penchant ni un mouvement de communication. Mais ce qui dépend de nous, c'est de nous laisser en la main de Dieu comme un pur instrument, afin qu'Il nous dispose comme il Lui plaît, en sorte que, lorsqu'Il nous a disposés et tournés d'un côté, nous n'y avons point de part ; et, quoique la personne à laquelle5 on nous donne, doive avoir à notre égard une souplesse et une docilité infinie6, elle n'a cependant nulle obligation à la créature par qui ces miséricordes lui sont faites, et cette créature n'en est ni meilleure ni plus sainte. Tout ce qu'il y a, c'est qu'elle est souple et désappropriée, que les communications qui se font en silence et sans l'entremise des sens, lorsque l'âme est assez pure pour s'y ajuster, sont les plus efficaces, et avancent plus l'âme en une heure que plusieurs mois [526] de tout autre communication ; que c'est la fin et le terme de toutes les communications de Dieu dans la créature. Et c'est ce qui rend la communication ferme et continuelle. Tout autre communication ne peut point avoir ces qualités. Enfin, c'est ce qui nous rend entre nous un même esprit et qui nous fait être un même esprit avec Dieu.

1Jean  16, 7.

2Jean  19, 26.

3Jean  21, 12.

4Sa Trinité et son Unité n'ayant pourtant aucun instant. (ajout Dutoit)

5C'est-à-dire : vers laquelle on nous tourne. (Dutoit).

6Sans quoi malgré sa bonne volonté, elle resterait toujours arrêtée et sans rien recevoir. (Dutoit).

 572 [D.3.117]. Diverses épreuves pénibles.

Un feu secret, insensible, caché, inconnu, me dévore et me laisse souvent sans parole. La conduite de Dieu est bien éloignée de tout ce qu'on s'imagine. Il faut s'y abandonner sans réserve. Il faut recevoir tout ce que Dieu vous donne quel qu'il soit : Il en exécutera tout ce qu'il Lui plaira. Il me semble que je n'ai nulle part en tout cela : je n'aurai part qu'à la croix et à l'opprobre, aussi est-ce mon partage, tout le reste m'est étranger.

Je ne suis nullement en état à [527] présent de vous écrire si Dieu ne me change de disposition, ou vous n'aurez que ce mot de moi, et peut-être point. Tout ce qui parle d'avantages ou de grandeurs futures me déchire ; il n'y a que l'abjection, la boue et le reste qui soit mon centre, à cause de mon indignité. Dieu me rejette ; c'est pourquoi Il m'ôte toute inclination à aucun avantage de nature ou de grâce.

Si je pouvais porter jugement de quelque chose, je croirais que la délivrance approcherait, à cause de l'horreur que Dieu me donne de cette délivrance ; je ne sais si vous comprendrez ma disposition. Mon âme a horreur de tout appui ou soutien, et sitôt qu'il en peut venir par quelque endroit, elle le rejette comme une chose qui n'est pas pour elle. Dieu tient l'âme dans un si grand assiégement qu'il semble qu'elle n'ait plus de commerce avec son corps et qu'il lui soit étranger aussi bien que toutes les créatures. Vous à qui je suis unie d'une manière très particulière et qui ne peut être divisée, cependant je ne sais où vous prendre dans ces grands assiégements, et il me semble que vous [528] êtes perdu en Dieu avec moi, ou que vous m'êtes étranger comme je le suis à moi-même. Toutes les créatures me sont à charge ; mon corps est accablé et perd ses forces, qui lui sont rendues dans des moments pour lui être ôtées. Il me semble que si je vous avais cependant, je serais soulagée parce que vous comprendriez peut-être mon état dont je ne peux rien dire puisqu'il ne touche point le sens et qu'il est dans une nudité inconcevable. Cependant un Maître souverain et fort fait tout ce qu'il Lui plaît : Il jette Sa créature dans l'état apostolique, lui donnant une fécondité admirable et facilité de s'exprimer ; d'autres fois, Il la rend si muette qu'elle ne peut ouvrir la bouche pour parler. Il est maître et maître absolu.

 573 [D.3.119]. Peines de réjection de Dieu.

Je fis hier assurément quelques fautes après que je fus hors du parloir ; j'y fis réflexion et il me semble que j'étais toute sale. Je ne sais si c'était la réflexion qui me salit ou une parole que je dis avec vue propre, non volontaire, mais précipitée. Il est certain qu'il y a bien longtemps que je n'ai éprouvé pareille saleté. J'avais fait une faute aussi l'après-dîner qui n'était pas moins considérable. Lorsque j'eus contracté cette saleté, je fus rejetée hors de Dieu dans une partie de moi-même comme vous voyez la mer qui jette hors certaines choses qu'elle reprend après et les [532] engouffre plus fortement dans son sein : il m'en est arrivé tout de même, et j'ai été rejetée sans pouvoir faire l'ombre d'une action pour rentrer. Il m'a fallu demeurer là jusqu'à minuit que Dieu m'a reprise Lui-même. L'âme dans son impureté est demeurée fixe et immobile comme un rocher, sans pouvoir non seulement faire le moindre reproche à Dieu, mais même sans en être fâchée pour peu que ce soit : elle ne veut pas même ne L’avoir pas, demeurant là comme ce qui n'est pas, ressentant fortement et vivement qu'elle est rejetée, ce qui est une peine de souffrance très grande, mais non de repentance. Je n'avais jamais fait épreuve de cet état, et si je pouvais avoir de la peine et du doute, je croirais qu'il serait mauvais, mais il m'est aussi impossible de croire cela comme tout le reste. C'est à vous d'en juger. Il me vint en pensée ce que dit sainte Catherine de Gênes : Les autres font des fautes, les pleurent ; j'en fais et je ne les pleure pas1.

Tout ce que je sais est que de [533] toutes les fautes qui se font dans l'état où je suis, il n'y en point qui déplaisent tant à Dieu qu'une parole et action faite pour soi, et une réflexion. Ô si je pouvais faire comprendre ce que c'est que propriété et agir pour soi, il n'y a personne qui ne préférât l'enfer à agir avec vue délibérée pour soi-même ! Ô aveuglement horrible des hommes qui ne travaillent, n'agissent et ne parlent que pour eux-mêmes, et qui sont eux-mêmes la fin de leurs actions ! S'ils savaient le tort qu'ils font à Dieu en se faisant eux-mêmes leur fin, et comme ils renversent l'ordre de leur création, ils en seraient effrayés ! Cependant la vie n'est pleine d'autre chose.

Il me semble qu'il y a deux passages en l’Écriture qui prouvent bien cela : l'un qui dit que l’Épouse a blessé son Époux par l'un de ses yeux: il semble ne faire qu'un œil de ses deux yeux à cause de cette pureté de vue, qui ne doit jamais se regarder ni sortir de dessus l’Époux. Le second est dans l’Évangile, qui dit : Si votre œil est simple, tout [534] votre corps sera lumineux3, c'est-à-dire qu'il ne peut y avoir de véritable pureté que dans cette vue unique, et que rien ne déplaît tant à Dieu qu'un seul détour, comme je l'ai expérimenté.

L'âme ainsi rejetée de Dieu pour son impureté y demeure tant que Dieu ne l'ait purifiée et la reprenne. Après qu'il l'a reprise, il lui serait aussi impossible de sentir la peine de ce rejet et de cette impureté comme de rentrer en Dieu s'Il ne la reprend et ne la purifie. Je n'ai pu me défendre de vous écrire ceci sans que je pense à m'en confesser que dans le temps, ni à me priver de la communion. Il faut que je demeure ainsi bâtie et que je souffre les saletés vieilles et nouvelles que j'ai contractées, qui ne me sont plus pénibles, Dieu m'ayant reprise en Lui. Ce rejet de Dieu est un purgatoire, et serait un enfer s'Il rejetait le fond et le centre de l'âme, mais celui-là demeure en Dieu invariablement, car, comme les fautes n'atteignent point jusqu'à Lui, Dieu ne rejette que ce qui a contracté l'impureté et en fait séparation.

1Vie, ch. 16.

2Ct 4, 9.

3Mt  6, 22.

 574 [D.3.120]. Résister à Dieu. Directeurs.

Dieu me traita hier à Sa mode et il fallut Le laisser faire, et, pour ne m'y pas opposer, j'allais me cacher. L'impuissance où j'étais de parler et d'être vue m'y obligea. C'était une douleur si violente et pénétrante que je ressentais d'une manière que je ne puis exprimer. Ce mal venait d'avoir résisté à Dieu en quelque chose qui ne me paraissait néanmoins qu'une bagatelle et hors de raison en quelque façon ; cela me dura jusqu'à ce que je fisse ce qui était en mon pouvoir pour Lui obéir.

Je ne m'étonne pas que vous ne goûtiez pas pour vous le P. ** : il ne vous est pas propre, sa lumière n'est pas assez avancée, et il vous assujettit à de petites formalités à quoi Dieu veut que vous ne vous arrêtiez pas. C'est ce qui vous est marqué par ces impuissances où Il vous met de faire ces choses à moins que vous ne vous [536] forciez, et c'est ce qui vous cause du trouble quand vous le faites. Le P. *** n'est pas non plus propre pour vous.

Dieu veut à présent vous conduire seul et que vous vous serviez de ... pour vous anéantir davantage, car un homme docte vous servirait d'un trop grand appui. Ô je sens bien que votre âme m'a été donnée, je n'en puis douter. Suivez bien les mouvements du bon Dieu, et les providences qui viendront ; surtout il ne faut rien prévenir ni violenter. Si vous continuez à toujours aller sans hésiter, vous avancerez beaucoup, et j'espère de votre âme plus que je ne vous puis dire. Comme j'étais à ..., il me vint tout à coup une union pour vous, quoiqu'il y eût longtemps que je n'y pensais pas. J'eus même un mouvement de vous écrire car il me sembla alors que je devais servir à votre âme.

 575 [D.3.121]. Imperfections pénibles à une âme pure.

[537] Dieu me fait éprouver un état que je ne puis bien exprimer : c'est dans l'expérience des imperfections. C'est quelque chose de très subtil et très délicat, et cependant très rude pour la nature ; sitôt qu'elle est tombée en imperfection, elle souffre comme un brouillard, ou plutôt comme si l'on soufflait sur une glace d'un miroir qui la ternit. Ce n'est plus comme autrefois des peines dévorantes, mais c'est une peine plus intime, et d'autant plus forte que l'âme n'y peut point remédier par aucun moyen. Car si elle veut faire quelque action, intérieure ou extérieure, pour simple qu'elle soit, elle connaît fort bien qu'elle se salit davantage, et que c'est la nature qui fait ce qu'elle peut pour se délivrer de ce défaut qui lui est plus difficile à porter que la vue [538] des démons, car la vue des démons est quelque chose de dehors et qui n'entre point dans le fond, au lieu que cette imperfection est vraiment foncière. Elle n'y peut remédier par la confession, car outre que souvent elle ne peut distinguer l'imperfection, c'est que, lorsqu'elle la distingue, elle ne la peut dire pour être subtile, et elle n'a pas de termes pour l'exprimer ; de plus on ne l'entendrait pas, et je crois même que de se confesser exprès serait un grand défaut, car alors on se délivrerait de sa peine.

Tout ce que l'âme peut faire est de la porter en grande passivité, et je crois que c'est là ce qui est le plus difficile à porter passivement. Car si l'on n'y prend garde, la nature voudrait insensiblement faire quelque action simple sans action, un je ne sais quoi de très subtil pour ôter ce brouillard. Je l'aperçois de loin quelquefois, et l'âme demeure et laisse évacuer cette action subtile. 

Je vous prie de me dire comment, [539] lorsque je me confesse, je dois exprimer ces sortes de choses, car ce sont vraiment des défauts qui ternissent et mettent un entre-deux entre Dieu et l'âme, et l'âme ne peut par elle-même s'en défaire, étant des choses involontaires et d'une nature que l'on a peine à comprendre, quoiqu'on l'expérimente très fortement, mais très profondément. Ô que Dieu est pur !

Il me semble que je connais ce que dit sainte Catherine de Gênes lorsqu'elle dit qu'elle craint plus une propriété que le diable1, car le diable ne peut point causer le brouillard dont je parle, il peut bien troubler les sens, mais cela est si éloigné du fond que rien plus.

1En sa Vie ch. 13 et 16. (Dutoit).

 576 [D.3.122]. Silence, vrai amour.

Je suis si muette que c'est pitié. N. s'en désole : elle croit que c'est par défaut d'amitié ; à cela, je ne [540] puis répondre autre chose sinon que cela n'est pas, mais je ne puis parler. Ce n'est pas recueillement, mais vide entier et impuissance. Ce fond est fermé à clef et ne peut être ouvert par moi. Je vois bien que je deviens insupportable à celles qui veulent des correspondances humaines, mais il n'est pas en mon pouvoir de faire autrement. Il me vient parfois en pensée ou que Notre-Seigneur me devrait ôter du monde ou me rendre plus sociable, mais la pensée passe et je retombe je ne sais où. Je ne comprends pas même ce que l'on me dit pour y répondre, particulièrement à ce qui est humain, sans savoir ce qui me tient ainsi séparée de ces choses.

Je voudrais bien vous dire quatre mots. L'amour le plus pur n'est pas toujours le plus lumineux ni le plus violent, mais l'amour véritable est l'Amour-Dieu qui s'aime Lui-même comme Il le mérite. Cet Amour est aussi différent de l'autre que l'infini l'est du fini, le créé de l'incréé. Quelque grand que soit l'amour qui est dans la créature, il est bien petit, mais l'amour dont Dieu s'aime Lui-même [541] dans l'âme anéantie et qui n'a plus d'amour pour Dieu qui lui soit propre, est immense et sans défaut, et s'il y en a, il vient de ce que la créature s'en mêle. Cet Amour-Dieu est trop pur pour être distingué, connu et compris de la créature. Ô Amour pur, Amour-Dieu, fais-je mal de me tenir un peu enfermée dans ma chambre ? Je n'ai que ce soulagement. Si cependant Vous ne l'approuvez pas, je tâcherai de faire autrement.

 577 [D.3.124]. Esprit divin de direction.

Comme je ne veux et ne puis résister à la grâce, je vous dirai ce que j'ai eu sur vous lorsque je vous parlais et que votre âme n'acquiesçait pas parce qu'elle était dans un état naturel. Je voyais que la moindre résistance faisait tomber insensiblement l'Esprit qui est en moi à votre égard. Là, il me fut montré et la délicatesse de l'Esprit directeur, et la force de la liberté de l'homme, et comment cet Esprit s'arrête par la moindre résistance et qu'Il semble respecter cette liberté. Je voyais en même temps mon impuissance d'agir par moi-même, car je voyais qu'à mesure que cet Esprit se retirait, toute action m'était ôtée, et j'avais un plaisir infini de voir que [544] Lui seul conduisait par moi, de sorte que pour rien au monde je ne voudrais ajouter ni diminuer à cet Esprit. Aussi m'était-il montré que cet Esprit étant infiniment libre, Il était plutôt prêt à se retirer que de souffrir des bornes et des limites.

Je ne parle pas de l'Esprit de grâce, mais de l'Esprit directeur. Cet Esprit se présente, mais il ne force à rien : il est tout prêt de se retirer, sans cependant cesser de faire du bien à l'âme. Et je voyais aussi que si je pouvais vous promettre d'agir d'une manière ou d'une autre, j'agirais contre cet Esprit, Esprit si pur qu'il rejette toute raison et n'en veut aucune de son procédé que lui-même : aussi n'a-t-il nulle inclination impétueuse de faire quelque chose, mais il demeure fixe dans sa délicatesse. Ô esprit pur et nu, heureux celui qui se laisse conduire nûment à vous !

Ce fut pour cela que je vous dis que si vous n'acquiescez pas, je n'aurai plus rien pour vous aider. Ô que cette conduite si pure et nue est différente de celle de la raison et de la science ! Dieu ne fait d'œuvre achevée [545] que sur le néant ; c'est pourquoi Il fait passer les âmes par des états terribles, pour leur ôter tout vouloir et non-vouloir, tout penchant et toute répugnance.

 578 [D.3.125]. Union des âmes ici et hors de cette vie.

Je ne doute point que vous n'ayez été très touché de la mort de N. Rien ne m'était plus cher au monde. Il ne me paraît pas présentement que je l'aie perdu. J'ai souffert avant sa mort ; mais depuis sa mort mon âme s'est trouvée plus à l'aise et unie à lui, sans comparaison davantage que je ne l'étais quand il vivait. Vous le trouverez, avec vos autres amis, en Dieu. Quoique l'on ne sente pas les mêmes unions pour tous les saints, on ne laisse pas de leur être uni d'une manière très spirituelle, mais Dieu ne nous fait discerner cette union que pour certains et non pour [546] d'autres. Il viendra un temps où vous perdrez même la perception de ceux auxquels vous êtes si unie. Dieu a Ses desseins en tout ce qu'Il fait. Il nous fait comprendre par le sentiment de quelques unions comme celles-là, ce que c'est que la Communion des Saints en Lui, car les âmes de foi ne sont point éclairées par des lumières particulières, mais par une expérience des choses que Dieu leur veut faire concevoir.

Soyez donc sûre que la Communion des Saints dont il est parlé et qui est un article de foi, est une union de tous ces petits êtres dans le grand Tout. C'est la consommation de l'unité que Jésus-Christ demanda lorsqu'Il disait : Qu'ils soient un comme vous et moi sommes un1. Il y aurait beaucoup à dire sur cette Communion des Saints sur la terre et dans le ciel. Il y en a peu de bien parfaites sur la terre parce qu'il y a toujours quelques petits obstacles qui empêchent ce recoulement uniforme dans l’Être originel. Ceux que Dieu doit unir à nous plus étroitement dans l'éternité, Il nous donne plus de pente pour leur être unis dans cette vie et pour détruire les obstacles qui empêchent cette union ; mais comme les sujets ne sont pas toujours préparés, cette union cause souffrance aux âmes supérieures auxquelles Dieu les a données et l'on éprouve douloureusement les entre-deux, ce qu'on n'éprouve point avec celles qui sont arrivées à leur fin : on les trouve là sans obstacle, et l'union que nous avons avec elles détruit même peu à peu ce qu'il y a en nous de contraire, et qui vient du rétrécissement qu'un reste de propriété forme en nous. Si nous étions tous sans propriété, nous aurions tous ici-bas la même union que vous éprouvez pour ceux qui ont quitté cette vie.

1Jean  17, 21.

 579 [D.3.126]. Zèle pour le royaume de Dieu.

Il m'est venu dans l'esprit que ce que Notre-Seigneur voulait [548] de moi n'était pas de soigner aux pauvres et aux corps. Lorsque j'ai été dans le monde, je les ai assistés et de ma personne et de mon bien, mais ce que je crois que Dieu demande de moi est d'aider les âmes à la perfection ; je ne sais ni par quel moyen ni en quelle manière ; c’est à Lui d'en fournir l'occasion, mais Il me donne un esprit tout apostolique, et il me semble que pour tirer une âme d'elle-même, de ses propres pratiques, de ses chaînes et appuis et de toutes ses propriétés, je donnerais ma vie.

Il est vrai qu'il y a quelque chose de très fort qui porte mon cœur à désirer la perfection des âmes, surtout des ecclésiastiques et des religieux : il n'y en a plus que de noms1. Ô mon Roi, quand régnerez-Vous absolument ? Ô que Votre règne advienne ! Non, Vous ne régnez pas même dans les âmes que l'on estime saintes, car vous ne régnez véritablement que dans le ciel et dans les âmes qui, ayant perdu toute volonté propre, font Votre volonté comme les Bienheureux dans le ciel. Ceux qui ont expliqué le Pater disent : « que Votre Royaume nous [549] advienne », comme s'ils entendaient de demander le ciel. Cette demande est trop intéressée. Il y a dans le latin : Que votre règne advienne, c'est-à-dire : que Vous soyez roi, que Vous ayez un domaine souverain sur les âmes que Vous avez acquises au prix de Votre sang. C'est l'unique prière que je ferai toute ma vie. Ô régnez, mon Roi, aux dépens de mille et mille moi !

1Pessimisme sur leur état intérieur.

 580 [D.3.127].[Les souffrances du directeur].

Quelque grâce qu'ait une personne pour la direction, non seulement par l'écoulement de la [550] parole, mais de plus par la communication intime, qui est la direction la plus parfaite et la plus sûre, toutes ces grâces deviennent inutiles sans la foi, la docilité de l'esprit et la correspondance du cœur1. Le défaut d'une de ces choses arrête et suspend la grâce, combien plus celui de toutes ensemble ? Aussi le directeur éprouve-t-il que tout lui tombe des mains et qu'il devient inutile à ces âmes, non que Dieu manque à lui fournir ce qui lui serait nécessaire, le défaut d'ouverture est aussi un obstacle. Ainsi il se trouve que quantité de personnes que Dieu adresse à un directeur d'une grâce éminente, n'en profitent pas pour les raisons que j'ai dites ; ce qui est un grand dommage pour l'âme et un grand sujet de douleur pour la personne qui dirige, car ces personnes [les directeurs] n'ayant rien de distinct pour elles-mêmes à cause de leur perte en Dieu, demeurent à sec à cause du défaut de correspondance, ce qui cause plus de douleur qu'on ne peut dire et une certaine suspension obscure qui est une grande peine pour l'âme, et d'autant [551] plus grande que ces personnes avaient été données d'une manière plus spécifique. Mais lorsque la foi, l'obéissance, l'ouverture et la correspondance sont entières2, tout coule fort abondamment et l'âme profite plus en un mois qu'en plusieurs années d'une autre manière, ce qui est d'un grand soulagement et d'une grande consolation au directeur. Dieu semble verser d'autant plus abondamment dans son âme que le dirigé est plus fidèle.

Mais comme Dieu ne fait rien d'inutile, et qu'autre est la grâce donnée pour le directeur même, autre celle qui lui est donnée pour le dirigé, si le dirigé ne correspond pas, Dieu referme le robinet, et comme rien ne lui est perceptible que ce qui lui est donné pour les autres, il demeure comme desséché par le défaut de correspondance, ce qui met son âme dans une grande amertume et qui lui fait dire avec Moïse : Ai-je porté ce peuple dans mes entrailles3 ? Il semble que Dieu punisse [552] le père pour le défaut de ses enfants, comme le même Moïse le disait au peuple : Le Seigneur s'est mis en colère contre moi à cause de vous4. Dieu punit ces pères de l'infidélité de leurs enfants. Il fut dit à un prophète : Porte l'iniquité de mon peuple5 On se trouve affaibli6 quand ils le sont. Il semble qu'on commette leurs propres fautes. Enfin, on ne se connaît plus.

Jésus-Christ a voulu porter nos langueurs, avec cette différence qu'Il pouvait porter la peine que nous méritions, mais non pas nos imperfections et nos fautes en réalité. De quoi se plaint ce Sauveur ? Du défaut de foi et de docilité. Ô race incrédule et perverse ! Ô gens de peu de foi7 ! Dieu n'a-t-Il pas dit par Son Prophète : Si ce peuple m'avait obéi, je l'aurais en peu délivré de tous ses ennemis8 ? Si Dieu pouvait souffrir quelque passion, Il souffrirait lorsque le directeur est attristé. L’Écriture dit que Dieu [553] en est comme blessé jusqu'au fond du cœur9.  

Ce n'est donc pas toujours lorsqu'on ne réussit pas dans la conduite des âmes, le défaut de lumière et d'une grâce éminente : c'est la faute des personnes dirigées. Et je crois que, de même que le directeur doit se déporter, par humilité, des âmes dont la grâce est supérieure à la sienne, il se doit aussi déporter de celles qui, n'ayant ni foi ni confiance ni ouverture de cœur, ne peuvent profiter de sa conduite10 car, ces personnes ayant plus d'estime et de confiance en d'autres, profiteraient davantage sous leur conduite pourvu qu'elles prissent des personnes conformes à leur grâce et non opposées. Il y a néanmoins cette différence que Dieu n'ayant pas choisi ces personnes11 pour conduire les âmes d'une manière spéciale, comme il avait fait le premier directeur, ces personnes ne passeront pas à un certain degré qu’elles auraient passé peut-être moins à leur contentement, [554] mais aussi plus à la gloire de Dieu et à l'avantage de ces mêmes âmes.

Il est donc de conséquence de suivre le dessein de Dieu sur nous, sans nous amuser à réfléchir de façon ou d'autre, et d'aller courageusement, malgré les tentations de l'ennemi, qui empêche autant qu'il peut cette correspondance nécessaire, voyant bien le grand dommage qu'il en recevrait, car Dieu, voulant nous conduire par une voie, nous donne tous les moyens nécessaires pour y marcher. Si cela est pour le commun des hommes, cela et bien plus pour les personnes intérieures qu'Il a choisies d'une manière spéciale : Il leur donne un moyen conforme au choix qu'Il a fait pour les conduire dans les routes qui sont inaccessibles à ceux qui n'y ont pas marché eux-mêmes et que Dieu n'y appelle pas. Je crois que de ceci dépend la perfection de la vie, et de remplir les desseins de Dieu sur nous. C'est à Lui de vous éclairer de Sa lumière.

1De celui qui reçoit.

2Dans les dirigés.

3Nb 11, 12.

4Dt 1, 37.

5Ez 4, 5-6.

6II Co 11, 29.

7Mt  8, 26 ; 17, 16.

8Ps 81, 14-15.

9Es 63, 10.

10A moins qu'il n'ait quelque secrète espérance qu'elles profiteront un jour. (Dutoit). Nous supprimons quelques autres remarques incluses entre parenthèses du même.

11Ces directeurs secondaires. (Dutoit).

 581 [D.3.128]. Disposition des conducteurs, etc.

M. m'a parlé sur le sujet de N. Je ne vous puis rien dire là-dessus à présent. Je suis comme les plus petits enfants : j'écris et dis sur les choses ce que l'on me fait dire et écrire, après quoi, je n'y pense plus si l'on ne m'en réveille le souvenir ; et tout autant de fois qu'on me donne  mouvement de dire ou d'écrire la même chose, je le fais. Je n'ai donc à présent nulle vue, nulle lumière et nulle pensée là-dessus : cela s'est effacé de chez moi comme s'il n'avait jamais été. Je ne juge pas même de la volonté de Dieu là-dessus ni du dessein qu'Il a eu de me porter à vous le dire ; je me trouve muette à cet égard, avec un je ne sais quoi au-dedans qui m'assure que j'ai fait ma mission sur cet article, et que Dieu ne me [556] demande rien davantage sur cela. Si je ne l'avais pas fait, j'en aurais souffert et j'en aurais été occupée jusqu'à ce que j'eusse obéi. Voilà simplement ma disposition, sans que je puisse même raisonner s'il est mieux d'une façon que de l'autre. J'agis comme une pauvre bête que l'on dresse et à laquelle on fait faire mille choses qu'elle ne pense point de faire lorsqu'on ne l'exige point d'elle. C'est à vous à faire ce que Dieu vous inspire et à discerner ce qu'Il veut : pour moi, je n'ai qu'une chose à faire, qui est d'obéir sans raisonnement ; aussi le succès des choses ne me touche en nulle manière. J'ai mille choses à vous dire. Je suis à vous en Notre-Seigneur sans réserve.

Je vous demande une chose, ou plutôt à mon Dieu, qui est que votre raison et votre science ne vous empêchent jamais de vous perdre au point que Dieu veut, car Dieu veut de vous une perte singulière qu'Il ne veut pas des autres. Ne mesurez point les autres sur vous-même, ni [vous] sur les autres. Par exemple, il faut autant vous dépouiller en [557] toute manière qu'il faut vêtir et soutenir N., votre ami. Quoiqu'il goûte l'intérieur, ce qui serait pour vous ne l'accommoderait pas ; et il lui faut une conduite toute différente de la vôtre. Il faut, par exemple, que vous mouriez à ce qui est vivant chez vous, par une vraie perte ; et, il faut qu'il meure à sa vie par une forte et sincère fidélité, par la pratique de l'oraison et de la mortification de l'esprit. Je connais mille choses en lui sans l'avoir jamais vu et, depuis quelque temps, son intérieur m'est plus clair que le jour. Au lieu que l'on vous exhorte de suivre votre première pensée et le premier mouvement sans raisonner, il faut qu'il laisse mourir les siens  et l'impétuosité de son esprit comme les vagues qui meurent contre un rocher, et y perdent leur force. Dieu a du dessein sur lui, et il fera beaucoup de progrès s'il entre une fois dans le chemin de la mort ; mais il ne faut point qu'il s'épargne, ni qu'il craigne de trop mourir aux choses extérieures, [558] non plus que vous ne devez jamais craindre d'être trop dépouillé des intérieures. Qu'il ne ménage rien avec Dieu pour ce qui regarde l'extinction de son propre esprit, non plus que vous ne devez rien ménager avec Dieu pour la perte de toutes choses, non que cela se doive faire avec effort, mais à mesure qu'il travaillera à laisser tout tomber, Dieu l'éclairera et Son onction le préservera de tout péché et de toute corruption.

 582 [D.3.130]. Paternité et filiation spirituelle.

J'ai lu votre lettre, mon cher F[rère], avec consolation, voyant la continuation des miséricordes de Dieu sur vous. Pour ce qui est de la filiation spirituelle, c'est une chose très véritable et très réelle qui a même été éprouvée de quantité de personnes d'une raison opposée à ces sortes de choses qui demandent beaucoup de petitesse. Ceux que Dieu unit à Sa paternité divine ont un don de se communiquer intérieurement à leurs enfants de grâce, et Dieu s'en sert comme d'un canal de communication. Ils ont encore une autre qualité qui leur coûte cher, qui est de souffrir pour leurs enfants, de porter leurs [567] faiblesses et leurs langueurs, et les enfants éprouvent de leur côté qu'ils ont auprès de leur père ou mère de grâce une onction toute particulière, c'est pourquoi ils éprouvent qu'il leur est communiqué quelque chose par le fond qu'ils ne reçoivent de nulle autre part.

S'ils se désunissaient volontairement de ces parents de grâce, ils se trouveraient aussitôt désunis de Dieu et dans le trouble, et n'auraient la paix qu'en se remettant dans leur place, c'est-à-dire demeurant unis de cœur et de volonté à ces personnes. L'union n'est point interrompue par la distance de lieux, elle ne l'est que par l'infidélité. Les parents de grâce goûtent de loin, d'une manière très simple et très pure, la disposition de ceux qui leur sont unis de la sorte. Il n'y a assurément que Dieu seul qui puisse faire ces sortes d'unions. C'est ce que disait saint Paul : Vous avez plusieurs pédagogues, mais vous n'avez qu'un Père en Christ1.

La raison et l'amour-propre sont les choses les plus opposées à ces sortes de grâces de paternité et de filiation spirituelle. Il faut, du côté du père, une souplesse infinie à l’Esprit de Dieu pour dire et faire ce que Dieu veut sans se regarder soi-même ; il faut aussi, de la part des enfants, une docilité et une petitesse très grandes pour obéir sans hésitation et sans raisonnement à tout ce qu'on leur ordonne. Comme ce n'est point la créature qui ordonne, mais Dieu, plus ils sont fidèles en ce point, plus ils avancent dans la pureté de cœur, dans la simplicité, dans la petitesse et dans l'amour de Dieu ; ils sont même plus éclairés sur leurs défauts, car, quoiqu'ils ne vissent pas ces mêmes défauts avant qu'on les leur eût dit, le simple acquiescement à ce qu'on leur dit, malgré la persuasion qu'ils n'ont pas tels défauts, les éclaire et mérite que Dieu les en délivre peu à peu. Si, au contraire, ne voulant pas se soumettre, ils demeurent dans la persuasion qu'ils n'ont pas ces défauts et qu'on se trompe à leur égard, ils deviennent tous les jours plus propriétaires, plus refroidis, plus attachés à eux-mêmes, et s'éloignent insensiblement de la source qui devait leur communiquer tout [568] bien. L'aveu ingénu de leurs fautes les délivre du trouble et de l'inquiétude, et de toutes les suites des défauts qu'on conserve.

Vous voyez par là, mon cher F[rère] combien nous devons mourir à nos propres raisonnements, combien nous devons nous défier de nous-mêmes. Car il est certain que lorsqu'on nous avertit d'un défaut et que nous cantonnons en nous-mêmes, que nous nous justifions, ne croyant pas l'avoir, ou que nous en sommes blessés, c'est la plus sûre marque qu'il est en nous quoique nous ne le voyions pas. Celui qui n'a pas le défaut dont on le reprend croit sincèrement l'avoir, n'en est jamais blessé, est plein de reconnaissance pour ceux qui le reprennent, et s'accuse lui-même d'aveuglement. Vous ne trouverez jamais tout cela dans les règles de la raison ni de la science ordinaire, ce n'est qu'en Dieu, qui est le maître souverain des cœurs, les instruit et opère en eux et par eux ce qu'il Lui plaît.

Nous voici dans le saint temps de Pâques où Notre-Seigneur ne disait autre chose à Ses Apôtres après Sa résurrection que Pax vobis. C'est cette paix, qu'Il était venu apporter dès sa naissance aux âmes de bonne volonté, que je vous souhaite. Il y a la paix avec Dieu, qui ne peut être parfaite que par l'entière désappropriation. Cette paix parfaite nous donne la paix avec nous-mêmes et avec le prochain, sans quoi on a toujours certaines petites difficultés les uns avec les autres qui viennent du fond de vie propre qui est en nous, car si nous étions bien morts à nous-mêmes, nous aurions cette charité mutuelle qui supporte tout, qui ne s'offense de rien, qui ne juge jamais de rien, qui ne voit le mal qu'en nous-mêmes et non pas dans notre frère. Je vis, il y a environ deux mois, Satan menaçant d'aller mettre la division parmi les enfants du Seigneur. Ne lui donnons aucun lieu ; au contraire, renouvelons-nous en charité, c'est le moyen de le terrasser. Croyez-moi toute à vous et à votre chère épouse.

1I Co 4,15.

 583 [D.3.131]. Ecrits des femmes.

Il m'est venu dans l'esprit pourquoi Dieu se servait des pauvres femmelettes1 pour faire ses meilleurs coups : c'est afin de confondre la sagesse des sages et la prudence des prudents2, et afin qu'il ne soit rien attribué à l'homme, mais à Dieu seul. C’est aussi parce que les hommes mêlent leur science et leur raison dans ce qu'ils disent, et ne demeurent jamais guère dans un vide où l'opération immédiate de Dieu puisse agir et où Dieu seul puisse tout faire sans que la créature y ait part. C'est pourquoi vous voyez que tous les ouvrages des hommes sont appuyés de science et ne sont pas si pleins d'onction que ceux des femmes.

La seule Écriture Sainte a [571] l'avantage d'être écrite sans mélange de l'humain, aussi voyez-vous qu'il n'y a point de preuves de ce qu'elle avance. Elle met seulement : cela est, ou : cela n'est pas, et, si elle use de preuves, ce n'est que de la même Écriture qui est plus opposée que conforme aux raisonnements. Pour les hommes, ils veulent ordinairement accorder la raison, la science, l'expérience avec ce que Dieu leur donne, en sorte qu'ils font presque toujours quelque mélange et peuvent s'approprier quelque chose de ce qu'ils font ; au lieu que les femmes, restant nues, vides, dépouillées de tout, sans science, sans distinguer si ce qu'elles disent est bien ou mal, sont plus propres à faire couler les vérités nues ; et c'est pourquoi ordinairement les grandes âmes que Dieu veut humilier et illuminer, non en lumière de raison, mais de vérité, Il les3 attache à des pauvres femmelettes, se servant d'elles ou pour leur conversion, ou pour leur conduite, ou du [572] moins, les associant à elles par union réelle et conformité de sentiments et de pensées, afin que ces grands hommes ne puissent rien attribuer ni à eux, ni à la science, ni à la force, ni à rien de créé.

Il me semble à présent que je suis choisie pour confondre et détruire la propre sagesse et la propre raison, pour être un spectacle aux hommes et aux anges, pour être le jouet de la Providence, une image vivante de la foi pure et nue, et que Dieu la fera passer en moi aussi avant qu'elle puisse aller dans une créature.

1Comme des sainte Thérèse, sainte Catherine, sainte Angèle, etc. (Dutoit).

2I Co 1, 19.

3Cela s'est vu dans le bienheureux Jean de la Croix, et dans les confesseurs ou directeurs des saintes susdites. (Dutoit).

 584 [D.3.132]. Souffrances pour des âmes.

Si vous voulez écouter tout le monde, où en serez-vous ? N'écoutez que votre expérience et donnez-vous lieu de le faire. Si vous ne trouvez pas Dieu et la paix par ce sentier, je consens de vous le voir quitter, quoique je me sois offerte à souffrir étrangement afin que votre cœur  n'échappe [573] point à Dieu. Je suis dans ces horribles peines où je ne puis prendre aucune nourriture. Je ne puis entendre parler de vous car votre nom me fait augmenter mon mal. Les souffrances corporelles unies ensemble ne sont qu'un crayon de ces sortes de souffrances ; je les ai éprouvées un peu pour quelqu'un, mais jamais avec de pareilles violences. La fièvre violente n'est causée que par accident et, si cela durait longtemps de cette force, il faudrait mourir. Il n'y a que la seule expérience qui puisse faire comprendre la nature de cette souffrance ; le dernier assaut m'a duré trente heures et m'a plus changée, affaiblie et rompue que huit jours de fièvre continue.

Si vous mouriez étant en grâce, je ne souffrirais rien de votre mort, parce qu'étant mis pour lors dans la vérité, vous seriez uni à Dieu, et vous vous y uniriez par une pente nécessaire comme à votre dernière fin. Vous le feriez sans résistance, et alors mon cœur serait sans nulle violence à votre égard. Si vous mouriez en péché mortel, je n'en souffrirais qu'un moment car vous me seriez arraché avec [574] violence, mais après cela vous me seriez comme une personne à laquelle je n'ai plus de part. Ô Dieu, envoyez un rayon qui fasse comprendre la vérité de ce que je dis !

 585 [D.3.133]. Douleurs pour les âmes infidèles.

Mon âme demeure dans sa paix et dans son abandon, contente de souffrir infiniment si elle espérait que ses souffrances rendissent à Dieu ce cœur  fugitif qui s'échappe. Il me fut donné à comprendre hier la différence de la douleur de Jésus-Christ au jardin [des Oliviers] et de celle qu'Il souffrit à la Croix. Celle du jardin fut incomparablement plus grande : Il souffrit alors la séparation de toutes les âmes de Ses enfants qu'Il était venu racheter et unir à Lui ; ce fut une douleur si excessive que, s'Il n'eût pas eu une force divine, [575] il eut été réduit en poudre. J'ai souffert autrefois les tranchées1 de l'enfantement, mais j'avoue que ce n'était qu'une ombre de souffrance au prix de ce que je souffre lorsque vous voulez vous séparer de Dieu. La douleur de Jésus-Christ sur la croix fut une douleur par laquelle Il enfanta tous les chrétiens, mais ce ne fut pas là où Il souffrit leur perte, mais bien au jardin. Or, de tous ceux qui Le font souffrir, la perte d'un grand nombre d'âmes ne Lui est rien au prix de la perte d'une âme qu'Il gratifie de Son union.

Plût à Dieu que vous connussiez la vérité de Dieu cachée dans Son mystère : vous verriez ce que c'est que l'entière désappropriation d'une âme qui n'a plus ni intérêts ni volonté. Par où le diable la prendra-t-il ? Le diable ne la peut prendre que par là, pour lui faire vouloir être quelque chose dans l'ordre ou de la nature ou de la grâce. La plupart de ceux qui ont été trompés l'ont été par les choses éclatantes aux yeux du monde, et ils ont été éclairés par des chutes. Quand Dieu permet qu'une âme soit trompée, Il [576] ne la couvre pas de boue et d'humiliation. Il faudra encore en revenir là : vous serez comme hors de votre centre2, il ne tiendra qu'à vous d'en faire l'épreuve.

Lorsque vous voudrez bien vous abandonner à Dieu pour qu'Il fasse de vous selon Ses desseins, vous y trouverez votre paix et votre place, et si vous ne le voulez pas, vous serez toujours errant. Vous connaîtrez un jour ce que vous ignorez à présent, et vous le connaîtrez avec douleur de n'en avoir pas profité. J'ai espérance que vous ne me serez pas tout à fait ôté si vous continuez votre oraison, votre abandon à Dieu, et que vous vouliez bien me croire.

1Tranchées : Douleurs aiguës qu’on ressent dans les entrailles (5e sens de Littré).

2Pertede la paix divine ?

 586 [D.3.134]. Petitesse et détachement, etc.

Il m'est venu de vous dire que je n'ai point du tout l'envie d'aider. Que si vous ne jugez pas à propos [577] que j'aide aux âmes, je m'en départirai volontiers. Je ne me regarde pas comme un conducteur, et il me semble qu'il y a de la différence de moi aux autres directeurs [comme] d'un paysan à un gouverneur : le gouverneur conduit un enfant avec autorité et par raison ; et, comme il le mène par un chemin, il vient à lui un pauvre paysan qui lui dit : « Monsieur, je sais un chemin bien plus beau et bien plus court que celui que vous suivez : j'y passe tous les jours, suivez-moi et je vous y mènerai. » On suit ce pauvre paysan à cause de son expérience et non par nulle autorité qui soit en lui.

Il me semble de plus que Dieu a mis Son esprit de discernement en moi, mais Il me fait la miséricorde d'être également prête de passer le reste de ma vie cachée avec mon divin Maître, sans donner en aucun endroit nul signe de vie, comme je la suis d'aller sur l'échafaud pour servir les âmes selon la volonté de Dieu.

 587 [D.3.135]. Conduite spirituelle.

Pour vous parler avec toute l'affection de mon cœur (que vous devez assez connaître pour vous), je vous dirai qu'il m'est également impossible de vous dire de ne plus me voir du tout et de vous conseiller de me voir encore. Si je vous suis encore utile et que Dieu veuille se servir de moi pour votre âme, quoiqu'elle m'ait déjà coûté bien des persécutions, je suis prête d'endurer pour elle la prison et la mort même ; et si je suis assez malheureuse pour conserver encore quelque intérêt quel qu'il soit, je prie Dieu qu'Il s'en venge. Peut-être aussi Dieu ne veut-Il plus se servir de moi pour vous, et alors ce n'est pas à moi à vous retenir. Je suis donc prête à vous revoir, prête à ne vous plus voir.

[579] Que conclure de là ? Si Dieu vous donne la force de vous en passer, et qu'Il y supplée par Lui-même ou par quelque autre moyen, ne me voyez plus. Vous devez en faire l'essai et suivre Dieu, car il ne faut nullement s'attacher à la créature ; si vous sentez que vous en avez un vrai besoin et que Dieu vous pousse à y venir, venez-y avec courage et ne craignez rien, car je n'ai rien à perdre ni à ménager. Je ne crains que Dieu et nullement les hommes ; je n'attends ni ne demande nul secours des hommes : c'est pourquoi je n'ai que faire de ménagement pour leur plaire. Agissez donc conformément à cela, sans gêne et sans retours. Si vous vous trouvez en paix en ne me voyant pas, demeurez en votre paix et ne vous faites point une nécessité de me voir ; si vous vous trouvez ou affaiblie ou troublée, venez, venez sans crainte, et je vous recevrai de tout mon cœur.

C'est ce que vous peut dire celle qui est et qui sera toujours en Dieu la même pour vous malgré la malice des hommes, à moins que vous en changiez pour Dieu.

 588 [D.3.136]. Désintéressement de conduite spirituelle.

N. est parti de grand matin. Je vous dirai, en vous parlant sérieusement, que je crois n’être plus bonne à aider personne, car je l'ai vu avec lui. Mon cœur n'a eu nulle correspondance1 quoique je l'aime tendrement, que je le connaisse bon et droit et, à son attache près, bien meilleur que moi. Dieu se sert quelquefois des personnes un certain temps, puis Il ne veut plus s'en servir. Ce serait une propriété si je voulais encore aider aux autres lorsque Dieu ne veut plus se servir de moi. J'ai voulu quelquefois rester auprès de lui en silence : j'étais comme repoussée, ce qui m'a fait croire que [581] le mal est en moi plutôt qu'en lui. Qu'on ne vienne plus chercher un chien mort, plus propre à gâter l'ouvrage de Dieu qu'à y contribuer. Je vous le dis comme je le pense, et nullement par humilité. Si j'étais humble, j'aurais quelque bien, et je me vois destituée de tout ; ainsi je ne parle que par vérité. Ne vous arrêtez donc plus à une misérable. Vous avez Moïse, vous avez les Prophètes, et, par-dessus tout cela, vous avez Jésus-Christ.

C'est entre Ses mains que je vous remets tous, et en celles de N. qui a la lumière et le caractère : tournez[-vous] tous de ce côté-là, il y a longtemps que je le souhaite. Je vous en prie à présent, persuadée que Dieu ne veut plus que je vous conduise, mais qu'on sera mieux conduit par des instruments que Dieu choisira, non que je croie que Dieu ait besoin de nous et de ce qui est en nous, mais Il mettra Lui-même ce qu'il faut, car nous sommes des instruments inutiles ; Dieu donne à l'instrument tout le prix : il faut Le laisser Se servir de l'instrument tant qu'il Lui plaît et le quitter [582] lorsqu'Il le juge à propos : c’est ma disposition. Écrivez-moi comme un ami, mais pour le conseil suivez votre cœur ; je ne parle pas de son penchant naturel qui ne peut rien vouloir de bon, mais de l'intime du cœur. Je vous embrasse en Notre-Seigneur.

1Absence de correspondance mystique.

 589 [D.3.139]. Conduite désintéressée des autres.

Je suis ravie que vous m'ayez expliqué vos peines. Que ne me les avez-vous dites plus tôt ? Je vous aurais expliqué nettement ma pensée et la vérité de toutes choses.

Pour ce qui regarde la conduite des autres, Dieu sait encore combien j'ai désiré de m'en décharger sur ceux qu'il plairait à Dieu, car je proteste devant Lui que si je me regardais moi-même, je serais épouvantée qu'on eût quelque confiance en moi, et que Dieu veuille se servir du plus pauvre et du plus indigne des instruments. J'étais donc fort en repos sur la conduite de nos frères, parce que je savais que tout instrument est bon en la main de Dieu. Plût à Sa divine Majesté qu'ils fussent tous apôtres, et qu'ils eussent les plus grands dons qui peuvent glorifier Dieu ; non seulement je n'en aurais pas de peine, mais j'en aurais une extrême joie, n'étant devant Dieu qu'un avorton. Cependant, [589] lorsqu'on m'a demandé mon avis sur quelque chose, je devais à Dieu et à la personne qui me le demandait de lui dire la vérité. Je pourrais vous en dire beaucoup d'exemples. J'ai donc parlé dans la simplicité à ceux qui m'ont demandé mon avis, mais je leur ai toujours dit qu'ils n'en devaient être que plus unis à vous par les liens d'une charité unissante : cette charité ne veut ni une chose ni une autre, mais que tous marchent dans la volonté de Dieu, selon l'attrait particulier de la grâce, formant plutôt l'homme intérieur par lequel l'homme extérieur doit être corrigé, que de s'arrêter à corriger simplement l'homme extérieur, ce qui est un travail assez infructueux lorsqu'il n'est pas régi et animé du dedans. Tout ce que j'ai fait, loin de disperser, n'a été que pour réunir et rappeler ce qui s'était joint dans la conduite. Lorsque notre naturel sera bien mort, nous serons un en Jésus-Christ.

Dieu a permis ces choses pour vous faire entrer dans cet esprit de mort qui est si nécessaire, et pour vous déprendre d'une certaine vue de conduite. [590] Si le Seigneur ne conduit et ne garde la cité, c'est en vain que nous la gardons1.

J'ai encore cru que vous vous occupiez trop de soins extérieurs ; j'ai tâché de retrancher peu à peu, par la grâce, ou plutôt, la grâce par moi, ces superfluités, mais je ne vous ai jamais plus aimée que lorsque je vous ai le moins ménagée, parce que je sais que vous ne cherchez que Dieu, que vos méprises n'ont été nullement volontaires, et que vous seriez ravie que chacun rentrât dans sa place pour faire la volonté de Dieu. Je sais que c'est votre unique désir, quoique la nature en souffre et qu'elle se soit fait une habitude qui lui coûte à perdre. Mais, bon courage ! Vous trouverez un si grand gain dans cette perte que vous en verrez une union bien plus grande lorsque l'on fera son devoir. Je sais que tout est faible, que le troupeau, malgré sa bonne volonté, conserve bien ses défauts ; mais il est plus en état de s'en corriger lorsque l'union sera dégagée de la nature, et chacun de soi-même.

1Ps 127, 1.

 590 [D.3.140]. Agir par le cœur.

Le dimanche matin 15, je souffris beaucoup de l'esprit de la personne que vous savez. Il me semble que Dieu veut que tout ce qu'il a de propre soit détruit. Je voyais comme quoi les vérités qu'il dit ou écrit sortent de son cœur. La facilité qu'il a d'agir par l'esprit est si grande que, sans qu'il s'en aperçoive, elles passent par l'esprit comme par un alambic qui les subtilise ; en effet, comme l'alambic, en séparant ce qui est de grossier sépare aussi le substantiel et le convertit en vapeur, il en est de même de l'esprit. Les vérités sortent donc de votre cœur, mais elles sont toutes digérées par l'esprit, c'est ce qui fait l'effet qu'elles produisent : elles remuent le cœur par des moments parce qu'elles en sortent, mais tout le goût est pour l'esprit.

Entrez pleinement dans ce que [592] je vous dis et la lumière vous en sera donnée. Ne voyez-vous pas qu'il faut toujours quelque chose de nouveau ? Ne sauriez-vous prier que l'on épuise les avis donnés et que vous en donnerez d'autres ? Ne parlais-je point trop hardiment ? Qu'importe : dire la vérité et mourir est tout ce que je prétends. Ah ! ah ! ah ! Seigneur, éclairez et pénétrez le cœur d'une vérité divine où le goût de l'esprit n'ait nulle part ! Que cette âme soit toute volonté et qu'elle ne soit plus esprit ! Je Vous ai prié ce matin de me tirer du monde plutôt que d'être obligée d'adoucir Votre vérité : je la publierai dans sa pureté au milieu d'une grande assemblée, et vous ferez voir, Seigneur, que Vous seul l'avez versée dans mon cœur, ou plutôt, que Vous y êtes Vous-même, ô souveraine Vérité, pour vous manifester nûment et que Vous vous servez des choses faibles pour confondre les fortes ! Dieu est vérité et charité.

 591 [D.3.141]. Ne regarder qu’à Dieu.

Après y avoir bien pensé devant Notre-Seigneur, je crois vous devoir dire et répéter qu'il m'est impossible de changer d'avis sur votre conduite. Je suis très éloignée de vouloir que vous préfériez mon sentiment à celui des autres, au contraire, je crois que vous devez suivre celui que Dieu vous inspirera après le Lui avoir exposé. Vous me dites, hier, que le respect humain vous empêchait de me quitter. Oh ! ce « respect humain » serait un poison mortel ! en matière de direction et de vocation, qui sont les deux points essentiels de la vie, il ne faut nul respect humain, rien ne vous doit empêcher de me quitter, ni rien ne vous doit lier à moi que la volonté de Dieu : dès qu'elle y sera, ce serait pour vous un désavantage. Je ne ferai jamais rien pour vous fixer et arrêter, au contraire, si j'avais quelque [594] chose à faire, je le ferais plutôt pour vous porter à me laisser, mais comme nous sommes dans la main de Dieu, je Le laisse faire, espérant qu'Il ne vous abandonnera pas dans une affaire de cette conséquence. La créature est moins qu'un chien mort par elle-même, et Dieu me rend au fond du cœur ce témoignage que je n'ai rien fait pour en retenir aucune quoi qu'il en pût arriver.

Allez donc, sans nulle considération où Dieu vous entraînera. Si vous changez, je n'en serai pas moins à vous en Lui, au contraire, les choses étant replacées, je ne serai plus sur le pied de vous causer tant de mortifications sur des choses que je vois qui nuisent à votre grâce. C'est ce qui fait que je ne me saurais repentir de celles que je vous ai causées hier soir. Je me trouve assez déterminée d'agir avec vous de manière que ce soit la grâce seule qui vous arrête malgré les peines de la nature, car c'est une chose où il faut que vous reconnaissiez une fois l'ordre de Dieu, surtout à présent qu'il s'agit de perdre [595] une infinité d'appuis, sans cela, je n'aurais pas assez de fermeté. Laissez-vous donc en paix afin que Dieu vous fasse connaître Sa volonté : demeurez-y abandonnée et ferme.

 592 [D.3.143]. Mouvements divins, etc.

Je suis moins sûre de ma santé par les remèdes que par l'assurance intérieure que Notre-Seigneur m'a donnée qu'Il me voulait laisser [vivre encore], ce qui a toujours un effet réel. [598] Lorsque les mouvements de quelque chose sont marqués à une âme qui n'a point de pouvoir sur elle-même, elle les suit avec fidélité1 s'ils lui laissent le temps de les apercevoir. Mais il y a des choses si promptes et si imprévues ! celle-ci par exemple : le recueillement prompt et soudain me presse ; on m'imprime que l'on veut de moi un sacrifice et que Jésus-Christ porte le titre de Prêtre à mon égard ; cela se passe en un instant : je demeure immolée, croyant qu'il s'agit de ma vie ; aussitôt, sans nulle attention, ces paroles se disent en la manière que je vous l'ai dit. Qu'il soit vrai ou faux, je n'y pense plus, mais j'ai la fidélité de vous tout dire ; après quoi, tout se perd. J'outrepasse les dons et les grâces, mais pour les mouvements, lorsqu'ils sont de cette nature, ils ne me laissent nul temps, et lorsqu'ils sont autrement, je les suis avec une extrême fidélité, sans quoi je manquerais à Dieu, ce me semble. Mais aussi tout ce qui me vient à vous dire, je vous le dis parce que je vous dois tout dire, non pour que vous l'approuviez, mais afin que vous en jugiez.

1avec une fidélité : nous retranchons une.

 593 [D.3.147]. Voie d’opprobre d’une âme de choix.

Notre-Seigneur n'a point encore voulu de moi, et il faut que je serve à Ses desseins par ma destruction ; aussi n'ambitionnais-je pour Sa gloire aucune chose qui éclate, mais de n'être rien pour cette même gloire. [608] Il faut que les autres croissent et que je diminue, qu'ils édifient et que je sois renversée ; et il n'y a que trop de gens pour honorer la vie miraculeuse de Jésus-Christ, mais très peu pour Sa vie anéantie, cachée, inconnue à la raison. Trop heureuse si je pouvais porter, le reste de mes jours la confusion d'une vie inutile et improuvée de tout le monde !

J'honore votre ministère, je bénis Dieu des grâces qu'Il verse sur tout ce qu'Il vous fait entreprendre pour Son service et des conquêtes qu'Il fait par votre moyen. Mais je ne puis envier tout cela et ma condition vile et abjecte est le comble de mes désirs, car je ne puis plus désirer aucune chose ni au ciel ni sur la terre. Pour ce que vous me dites de mon détachement, Dieu sait combien j'honore en vous Ses dons, combien j'aime et respecte votre personne et le plaisir que j'aurais de vous voir, mais, quoique tout cela soit réel, je ne puis vouloir vous voir lorsque vous ne viendrez pas, n'étant point en mon possible d'avoir aucune volonté que des choses [609] qui arrivent à chaque moment et comme elles arrivent.

Pour ce que vous me dites de votre voyage à R[ome], hélas, cher père, que puis-je vouloir, n'ayant point de volonté sinon que celle de Dieu s'accomplisse en vous, par vous et en nous selon Ses desseins éternels ? Rien autre chose : de quelque manière que les choses arrivent, elles me seront toujours et avantageuses et agréables, parce qu'elles seront ordre et volonté de Dieu, quoique souvent cachée sous la mauvaise volonté des hommes.

Je ne changerai point la résolution que j'ai prise de ne jamais retourner en Égypte après en être sortie, je ne reprendrai point ce que j'ai quitté pour Jésus-Christ, et je resterai constamment dans l'opprobre d'une vie cachée, inconnue, méprisée, condamnée.

  594 [D.3.148]. Traverses, croix, abandon.

 [610] Il me semble que Dieu vous destine à me servir d'une vraie fille1 dans les croix que Sa bonté me ménage avec tant d'amour. J'admire quelquefois comme des gens à qui je n'ai jamais fait que du bien ne songent depuis le matin jusqu'au soir qu'à trouver des moyens de me nuire : je demeure tranquille lorsqu'ils se troublent, et je vois que mon Dieu peut seul faire avorter tous leurs desseins. N. emploie tous ses efforts et tout son crédit pour me faire enfermer dans un cloître, moi qui suis plus solitaire qu'aucune religieuse, et je vois en même temps que tout cela est suscité par le démon qui est enragé de ce que tant d'âmes lui échappent. Il me semble que si mon Dieu veut que je serve encore au prochain, il saura bien faire avorter toutes leurs entreprises ; que, s'Il ne veut plus que j'y serve, je ne le puis vouloir.

Mais, ô Dieu, pourquoi tant de plénitude, pourquoi tant de grâces pour les autres si vous m'ôtez les moyens de les répandre ? Que j'aie du moins la consolation de les verser dans le sein de ma chère fille ! Ouvrez votre cœur,  [611] mon enfant, et souffrez-moi quelquefois auprès de vous jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de m'en arracher : profitez de ce que Dieu vous donne par ce pauvre cœur, qui n'aura nulle réserve pour vous car le Maître l'ordonne de la sorte.

Que les croix viennent fondre sur moi de toutes parts ! Je les aime trop pour les craindre. Mais, si ces mêmes croix avaient quelque valeur auprès de Dieu, je n'en voudrais qu'une seule récompense, qui serait que votre cœur  fût à mon Dieu sans nulle réserve et qu'il ne s'échappât jamais de Ses mains. Ô si vous saviez, mon enfant, combien le propre intérêt est banni de ce cœur ! Il me semble qu'il ne s'y en peut plus trouver du tout. Je n'ai plus qu'un seul intérêt qui est que mon Dieu soit glorifié en vous selon Ses desseins éternels. Donnez à N. quelque chose de ce que vous avez reçu de Dieu. Adieu sans adieu : un peu de vos nouvelles si le Maître vous l'inspire.

1A être comme ma vraie fille.

 595 [D.3.149]. Participation aux opprobres.

Je porte aujourd'hui une impression de croix étrange et sans nulle consolation, pas même de vous. Mon âme s'ouvrait vers son Dieu pour recevoir les traits qu'Il veut décocher et au-dehors et au-dedans, car quelque chose dit dans le fond que Jésus crucifié se lève, et par-dehors et par-dedans, d'une manière peu expérimentée. Toute la nature en pâtit par avance, mais toute l'âme en est comblée de joie dans la volonté de Dieu. Ô Dieu, achevez de faire Votre volonté, Vous êtes maître absolu d'une créature qui ne peut ni ne veut Vous résister ! Ô Dieu, faites, faites ! Mais c'est d'un bras fort et puissant qu'Il veut crucifier sans miséricorde Son propre fils. Oh ! je ne sais si vous me comprenez et si je pourrais vous faire concevoir ce que je souffrirai, car Dieu me fait entendre qu'Il laisse toute l'âme [613] dans la pure souffrance de Jésus sans soutien, secours, ni consolation, lui rendant les souffrances plus fortes et pénétrantes comme elles furent rendues en Jésus-Christ, le Père éternel appesantissant Son bras, et que c'est de cette sorte que les âmes, devenues Jésus-Christ par participation, souffrent, et que la Sainte Vierge souffrit à la croix : de cette manière, elle souffrit en Jésus-Christ et Jésus-Christ souffrait en elle, et Dieu le Père avait appesanti Son bras.

Il me fut hier comme proposé l'extrémité des croix et humiliations, ou de rentrer en ce que vous savez proposito sibi gaudio sustinuit crucem1. Il me laissait abandonnée, mais quelque chose en moi se tournait vers la croix. Tout est à Dieu et tout ira comme il Lui plaira. Après que la croix fut acceptée, il m'a fallu faire un double sacrifice. « O, a-t-Il dit, ce n'est pas assez de la croix, il faut l'opprobre de la croix ». Il me l'a fait faire sans pitié et sans miséricorde. La nature est [614] accablée sous le poids, mais il n'y a pas de quartier. Il me semble que j'aurais voulu être délivrée de cette oppression de cœur pour toujours et je le croyais ; mais hier j'eus une certitude que la réflexion que j'y avais faite et une crainte de retomber dans cette peine, et même de vous le dire, me coûterait cher. Que je prévois de maux ! et que Dieu est rigoureux ! mais qu'Il n'épargne pas la victime ; c'est [ce] dont je le conjure.

Après que l'on a perdu toute propriété et l'amour de la propre justice, un désir secret est établi et de redevenir autre est substitué, mais il faut que tout périsse et demeurer le reste de ses jours comme cela : être toujours et plus dans l'opprobre et la croix. Je ne vous saurais exprimer l'étendue des sacrifices que Dieu fait en moi, comme s'Il disait : « Je veux faire des immolations sans nombre ». Il sacrifie et accepte le sacrifice : l'âme s'enfonce dans la croix avec force comme dans le lieu qui lui est propre et qui lui est préparé de la main de l'Amour, qui ne veut non plus épargner cette victime qu'Il n'a [615] épargné Son fils. Il faut qu'elle achève ce qui manque à sa passion2.

1He 12, 2.

2Col 1, 24.

 596 [D.3.150].

Vous ne devez pas douter que la croix ne soit aussi avant dans mon cœur  qu'elle l'est dans le vôtre. Ne sachant point où vous étiez ni ce que vous étiez devenu, je vous cherchais en Dieu, et c'est où je vous ai trouvé d'une manière aussi réelle qu'inexplicable. C'est en Dieu que la croix est béatitude, c'est en Lui que les plus étranges amertumes se changent en d'innocentes délices. Comme j'ai vu que Dieu vous sacrifiait d'une si étrange sorte, je vous ai sacrifié à Son amour et à Sa justice. Dieu attache quelquefois aux croix des épines qu'Il fait sentir, mais l'on est content de les sentir. Je ne doute point qu'Il ne tire une grande gloire de tout cela, et j'espère que l'innocence [616] se fera jour au travers de la calomnie.

La personne que vous savez n'ose sortir dans les rues que l'on ne la déchire de coups de langue, la faisant passer pour la plus abominable du monde. Sa confusion fait son plaisir parce que son Sauveur a été rassasié d'opprobres et d'ignominies. On croyait que vous auriez la bonté de lui écrire un petit mot, dans une si étrange désolation où elle a été abandonnée de tout le monde ; et un jour qu'elle regardait de tous côtés d'où lui pourrait venir du secours, et n'en trouvant point, elle dit de tout son cœur : Levavi oculos1. Car tous ses amis l'ont abandonnée et l'ont regardée avec horreur, mais dans ce même temps Dieu s'est fait des conquêtes. Ô quelle consolation que la croix sans nulle consolation ! Quel plaisir que la croix sans nul mélange de plaisir ! Regardez-vous comme une hostie vivante, trop heureux d'être sacrifié à l'infinie bonté de Dieu. Je ne suis pas digne de souffrir de si [617] grandes choses, cependant j'en ai ma bonne part. Ô Dieu, vous êtes et vous serez toujours éternellement immuable.

1Ps 121, 1 : J'ai levé les yeux.

 597 [D.3.151]. Egalité.

Je croyais que vous vouliez laisser tout de bon ce méchant néant dans sa solitude où il espère de finir ses jours afin de ne communiquer à personne son décri, son opprobre, et son ignominie. Dieu sait bien que je ne m'ingérerai point moi-même de conduire personne. Je me regarde comme un balai usé qui, ayant servi selon le dessein du  maître, n'est plus à présent propre qu'à brûler. C'est à Dieu à en faire ce qu'il Lui plaira. Je n'ai jamais eu sur vous qu'un seul sentiment qui ne peut varier, je n'ai plus rien à décider là-dessus, les choses étant toujours les mêmes ; mais quoique je ne puisse [618] varier en mes sentiments, ni penser aujourd'hui une chose et demain une autre, parce que cela ne dépend pas de moi, je puis, avec la miséricorde de Dieu, me soumettre ; c’est ce que je fais, vous laissant à la lumière des personnes plus éclairées que moi. C'est à vous de suivre les penchants de votre cœur  et ceux que vous croyez que Dieu vous donnera. Pour moi, je ne suis qu'un sujet de confusion, mais, telle que je suis, il n'est pas en mon pouvoir de me changer ni de me donner nul sentiment. 

J'ai essayé trois fois à répondre à votre lettre et je ne l'ai pu. Il m'a semblé que Notre-Seigneur ajusterait tout Lui-même et qu'Il vous ferait connaître ce que je vous suis. Cette pensée m'a mise dans un renouvellement très grand, dont la plénitude redonde même sur mes sens, avec une certitude intérieure que Dieu n'était point fâché contre moi. Il veut la démission de mon esprit et de mon cœur ? de même que je suis prête à me charger pour Lui de qui il Lui plaît, de même aussi je me trouve disposée à Lui remettre tout lorsqu'Il [619] le voudra, préférant la mort à la moindre propriété ; mais aussi, lorsqu'Il voudra m'employer, le fer ni le feu ne m'empêcheront point de Lui obéir. Tout tourne en bien à ceux qu'Il aime : Il se sert des misères et pauvretés qui sont en nous pour exercer la foi de ceux qu'Il nous donne. Ô profondeur de la Sagesse de Dieu, que vos voies sont difficiles à connaître ! Il n'y a qu'une foi sans nul appui qui puisse vous découvrir. Il n'y a rien chez Dieu de hasard ni de méprise. Si je pouvais faire comprendre ce que je conçois, ce que j'en goûte, et dont je suis pénétrée dans le plus intime de moi-même, on en serait surpris. Ô que je me trouve bien d'être abandonnée pour tout sans réserve ! Demeurez en paix et que le calme succède à la tempête.

 598 [D.3.152]. Abandon.

Je vous avais écrit, selon le mouvement que j'en avais eu, le [620] billet ci-joint. Vous avez raison de n'être point en peine de moi, car je suis si fort à Dieu qu'Il doit disposer de moi en souverain.

Je me trouve mieux aujourd'hui et j'ai dans le fond du cœur cette confiance secrète que je ne mourrai point tant que ma vie sera utile à ceux que Dieu m'a donnés. Quoique la plus grande consolation que je puisse avoir dans la situation de mon âme à votre égard serait, après Dieu, celle qui me viendrait de vous, je ne désire point cependant de vous voir : je sais que cela ne se pourrait faire sans vous causer quelque peine. Je me repose et me console dans l'étroite union que j'éprouve avec vous, laquelle surpasse tout témoignage sensible.

J'éprouve au-delà de tout quelque chose de fixe en Dieu même, qui est autant ineffable qu'il est au-dessus de toute expression. Cette situation ne varie jamais, son extrême simplicité et nudité n'empêche point sa force.

Si vous croyez que je doive faire quelque autre préparation pour mourir, outre ce que je fais qui [621] n'est rien du tout, mandez-le moi et vous serez obéi. Si vous croyez que je doive cesser les remèdes, quoique je m'en trouve bien (que je crois), je le ferai pour vous obéir. Au nom de Dieu, ordonnez sans retour ni sans hésitation.

 599 [D.3.153]. Ne dépendre que de Dieu.

Madame, je vous promis hier que je ferais ce que vous me disiez touchant [à] demander avis au P[ère]. Je devais, loin de vous promettre, vous prier de demander à Dieu de mettre en moi ce qu'Il veut : je vous promis ce que je ne pouvais tenir. Je dois vous dire, madame, que je ne puis agir par respect humain. Sitôt que je me veux garder, je fais des fautes, ou il m'échappe des paroles qui ne sont bonnes qu'à scandaliser ceux qui les entendent, ce que je [522] vois bien après que je l'ai dit, et je comprends que cela vient de la garde que j'ai voulu faire de moi ou du consentement que j'ai donné à la faire.

Vous me demandiez hier quel était le bonheur d'une âme désappropriée ; j'étais bien en état de vous le dire, réveillant en moi la propriété ! Je ne sais ce que c'est de rien, mais si je savais le bonheur d'une âme sans vue sur soi et sans respect humain, je serais une âme désappropriée. Ô respect humain, plus dur que l'enfer ! Comment peut-on être possédée [de Dieu] et se posséder encore ? Ô Dieu, il faut que Vous fassiez faire à ce chien mort ce que les autres font par la sagesse de leur esprit ! Car sitôt qu'elle voudra et consentira de faire [elle-même] quelque chose, elle sera rejetée dans le fond de l'enfer1.

Je vous demande donc, madame, que vous ne produisiez plus cette créature qui ne pourrait que vous causer de la mortification dans la suite. Regardez-la comme indigne de vos [623] bontés ; c’est une chose perdue qu'il ne faut pas essayer de trouver. Vouloir demander la règle à un fou, ou qu'il se garde de parler d'une chose ou d'une autre, cela est impossible. Si je prends mes précautions d'un côté, je tombe plus rudement de l'autre. Ceux qui ont du pouvoir sur eux-mêmes font bien de se garder, mais ceux qui n'en ont point ne peuvent faire que se délaisser. Il faut bien qu'ils le fassent, sans cela les tourments de l'enfer seraient leur partage. Trompée ou non, ange ou démon, je ne puis être autre que l'on me fait être : je ferai peur à ceux qui m'approcheront, et comme je vous honore extrêmement, je vous conjure de me regarder comme un malade qui ne peut guérir si son médecin ne le guérit. J'abhorre plus que la mort de paraître bonne, car je ne le suis pas. Dieu seul est bon.

Gardez-vous, madame, si vous pouvez, des derniers coups du Maître, car quand une fois Il a tout pris, tout, sans réserve, Il ne laisse [624] plus de disposition2 : dès que l'on veut faire le bien par soi-même, l'on tombe aussitôt dans le mal. Qu'est-ce que toutes les créatures, ou leur salut, ou leur perte, pourvu que Dieu seul soit maître ? Il n'y a rien de grand, il n'y a rien de saint, il n'y a rien de sage, il n’y a rien de beau que de dépendre entièrement de Dieu, comme un enfant qui ne sait et ne peut que ce qu'on lui fait faire. Ô que je dirais de choses sur cette perte, qui est la réelle, toutes les autres étant figurées auprès de celle-là ! Toutes les autres sont de grands saluts. Mais, silence !

1Comme ayant un moi, un principe de propre agir et vouloir. (Dutoit).

2L’âme alors ne peut plus disposer d'elle-même. (Dutoit).

 600 [D.3.154]. Abandon aimable.

Mon âme est à son Dieu d'une manière inexplicable : son abandon égale Son amour ; Il me possède seul d'une manière ineffable, [625] selon la promesse qu'Il m'en avait faite. Je Le prie de tout mon cœur  qu'Il vous fasse part de ce qu'Il me donne  et qu'Il vous fasse mourir à tout intérêt propre pour ne subsister qu'en Lui. Ô que Dieu veut de pureté pour l'entière désappropriation de tout vous-même ! Je crois qu'il ne faut plus parler à N. de mon affaire, mais laisser tout reposer dans le sein de la Providence. Il me semble que Notre-Seigneur est jaloux de tout faire et qu'Il fera les choses en leur temps. Mon Dieu, que l'abandon est aimable, qu'il est charmant, qu'il est adorable ! C'est un paradis de délices pour l'âme : hors de là, tout est un enfer, mais on ne l'acquiert que par la perte de toutes choses et de tout propre intérêt de temps et d'éternité.

Je me plains toujours du peu de temps que vous donnez à Dieu. Trahissez-vous vous-même et dérobez-vous tout celui que vous pouvez pour le donner à Dieu. O, mon enfant, que je vous aime en Lui, mais purement et fortement ! Que je désirerais vous voir mourir à toutes choses pour ne vivre qu'à Dieu seul ! [626] Quittez tout et vous trouverez tout, mourez à tout pour ne vivre qu'à Dieu.

 601 [D.3.155] ; Simplicité.

Je ne puis agir qu'avec simplicité. Si, par moi-même, j'avais voulu donner une digue à ma simplicité, j'aurais beaucoup souffert, et je serais sortie de l'ordre de mon Dieu qui veut de moi une candeur inexplicable. Il me fut mis dans l'esprit des passages pour vous les écrire. On se rit de la simplicité du juste, mais c'est une lampe préparée pour un certain temps1. Notre-Seigneur me faisait goûter au-dedans un [627] contentement inexplicable, et me faisait en même temps comprendre qu'il n'y a que la véritable candeur et la parfaite simplicité qui le puissent donner ; et, me fournissant des passages pour appuyer cet état, mon cœur le goûtait toujours plus : Ceux qui ont le cœur  droit habiteront sur la terre, et les simples y demeureront pour jamais2. Quiconque est simple, qu'il vienne à moi3. Et en même temps, Sa bonté semblait ouvrir ses bras pour me recevoir avec une tendresse extrême.

Comme je suis dépourvue de tout secours et que je n'ai personne qui m'entende, voyant que vous me renvoyez à des gens qui ne peuvent point m'accommoder, étant trop loin de la simplicité, j'étais par-dehors comme ces petits enfants qui ont perdu leur mère, et ce passage m'était venu dans l'esprit : Mon père et ma mère m'ont abandonné, mais le Seigneur prend soin de moi4. Puis, me faisant connaître l'amour qu'Il porte à la simplicité, cet autre passage m'était montré [627] : Le Seigneur met son affection en ceux qui marchent simplement5. Ceux qui agissent sincèrement sont agréables au Seigneur6. Le pauvre qui marche dans la simplicité vaut mieux que le riche qui va par des chemins détournés7. Ensuite j'ai eu à vous dire que les enfants de la sagesse sont une assemblée des justes ; c'est une nation qui n'est qu'obéissance et qu'amour. Il n'y a que Dieu seul de grand, et Il n'est honoré que des petits8. C'est Lui-même qui m'a donné la vraie connaissance de ce qu'Il est9. Celui qui craint le Seigneur n'aura peur de rien parce que Dieu même est son espérance. Le Seigneur ne se donne qu'à ceux qui L'attendent en paix dans la voie de la vérité10. Que la vraie sainteté est peu connue ! Rendez gloire à la sainteté du Seigneur :Il deviendra votre sanctification11. La paix que Dieu établira n'aura point de fin12.

Puis, m'assurant de Sa bonté pour moi, ce passage m'a été montré : Je vous porterai moi-même jusqu'à l'âge le plus avancé : je vous ai créé et je vous soutiendrai, je vous porterai et je vous sauverai13. Une mère peut-elle oublier son enfant ? N'en avoir point de soin ? Mais quand même elle l'oublierait pour moi, je ne vous oublierai jamais. Je vous porte gravée sur ma main, et vous êtes sans cesse devant mes yeux. C'est moi qui suis le Seigneur et tous ceux qui m'attendent ne seront point confondus14. Puis, il assurait que les hommes ne comprennent point Ses routes : Mes pensées ne sont point vos pensées, mes voies ne sont point vos voies, dit le Seigneur15. Ne craignez point, ô Jacob, qui êtes devenu comme un petit ver, ni vous, Israël, qui êtes comme mort16. Ne craignez point car vous êtes à moi. Lorsque vous marcherez au travers des eaux, je serai avec vous, et elles ne vous submergeront point ; lorsque vous marcherez dans les flammes, vous n'en serez point brûlé, et la [630] flamme sera sans ardeur pour vous17.

Puis, me faisant connaître qu'il y a des personnes dont tout le salut est dans leurs œuvres et dans leurs opérations, et d'autres, que Dieu se rachète pour Lui, qui, ayant perdu toute sainteté en eux, n'ont de sainteté qu'en Jésus-Christ, Il me fournissait cet autre passage : Ceux que le Seigneur aura rachetés seront couronnés d'une allégresse éternelle ; le ravissement de leur joie ne les quittera point18. Tous ceux qui sont en vous, Seigneur, sont comme des personnes ravies de joie19.

O vérité, que vous êtes ignorée et que vous êtes peu connue ! Faites-vous, ô Seigneur, des adorateurs qui adorent le Père en esprit et en vérité20. Je me tairai et je ne parlerai plus parce que je ne trouve personne qui entende les paroles de ma bouche et les pensées de mon cœur. Qui me donnera que je demeure cachée en vous, ô mon Dieu, que je m'enfuie dans quelque lieu secret ? J'ai fait ce que Vous m'avez [631] commandé. Je me suis abandonnée à Votre volonté. Que me reste-t-il plus que de me retourner à Vous, ô mon Dieu ? Dans ce lieu de bannissement, je suis comme étrangère à mes frères, et comme inconnue aux enfants de ma mère. J'ai cherché un ami qui prît part à ma douleur21 et dont l'âme ait du rapport avec la mienne, mais, ô Amour, vous me couvrez de pourriture et les ordures dont ma peau est environnée22 font que mes amis ont honte de me toucher. Ma femme a honte de moi et elle m'a en horreur ; mes enfants se moquent de moi. Si je me tais23 et que je dise : Je ne parlerai plus, aussitôt Vous me tourmentez merveilleusement24. Ne me suis-je pas tu ? Et n'ai-je pas gardé le silence ? Ne suis-je pas demeure en repos ? Et l'indignation est tombée sur moi25.

O Dieu, faites donc de ce néant tout ce qu'il Vous plaira. Vous seul possédez et connaissez mon cœur : je n'ai point cherché dans la créature ce [632] que je ne trouvais qu'en Vous. Je suis vomie de tout lieu, de toute terre et de tout pays comme un excrément incommode. Ô Dieu, reprendrez-Vous ce que l'homme a rejeté ? Oui, Seigneur, ce sera Vous qui ferez en moi toutes choses et qui me cacherez dorénavant en Vous-même comme la colombe dans les trous de la pierre26. C'est là que vous posséderez, seul et à votre gré, ce dont le monde n'est pas digne27. C'est là que Vous m'enseignerez, dans le secret et à petit bruit, les merveilles de votre Sagesse.

Si je me suis approprié Vos biens28, si je  les ai gardés pour moi et si je n'en ai point fait de part à mes frères, je suis indigne de Vos bontés ; mais si je les leur ai partagés avec fidélité, si j'ai répandu avec abondance les eaux que Vous m'aviez données, vous ne me redemanderez pas l'âme de mon frère et vous me déchargerez de la commission que vous m'avez donnée. Père saint, je remets toutes choses entre Vos mains. Je Vous rends ceux que Vous m'avez [633] donnés : faites en ma faveur que ceux-ci Vous connaissent comme je Vous connais ; et quand Vous m'aurez tirée à vous, manifestez-Vous Vous-même à eux. Oh ! le monde ne Vous connaît point ! Pour moi, je ne suis point du monde. Si j'avais été du monde, le monde m'aurait aimée. Instruisez dans Votre vérité ceux que Vous m'aviez donnés. Ils connaîtront un jour que je n'étais point venue de moi-même, mais que Vous seul m'avez envoyée. Ils connaîtront votre vérité, ils aimeront Votre Nom et ils rendront témoignage à Votre vérité dans  une grande assemblée. Vous Vous ferez, ô Dieu, un peuple pour Vous, un peuple qui Vous sera saint parce que Vous l'aurez sanctifié. Les âmes des justes sont en la main de Dieu et les tourments de la mort ne les toucheront point ; ils ont paru morts aux yeux des insensés, leur sortie du monde a passé pour un comble d'affliction, mais cependant ils sont en paix ; et, s'ils ont souffert des tourments devant les hommes, leur espérance est pleine de l'immortalité qui leur est promise... Ceux qui [634] mettent leur confiance au Seigneur auront l'intelligence de la vérité, et ceux qui Lui sont fidèles dans son amour demeureront attachés à Lui, parce que le don [de] la paix est pour ses élus29.

1Jb 12, 4-5.

2Pr 2, 21.

3Pr 9, 4.

4Ps 27, 10.

5Pr 11, 20.

6Pr 12, 22.

7Pr 19, 1.

8Si 3, 1, 20.

9Mt  21, 25-27.

10Si 34, 14.

11Es 3, 13-14.

12Es 9, 7.

13Es 46, 4.

14Es 49, 15 ; 16 ; 23. 

15Es 55, 8.

16Es 41, 14.

17Es 43,1-2.

18Es 51, 11.

19Ps 87, 7.

20Jean  4, 23.

21Ps 69, 9, 21.

22Jb 7, 5.

23Jb 19, 7.

24Jr 20, 9.

25Jb 3, 26.

26Ct 2, 14.

27He 11, 38.

28Parodies de textes évangéliques, dont (pieusement) les références ne sont pas données !

29Sg 3, 1-4, 9.

 602 [D.3.156]. Procurer le bien salutaire du prochain.

Mon cher et vén[éré] F[rère] en Jésus-Christ, je vous assure que mon cœur est toujours bien uni au vôtre et que je ne doute point de la protection de Notre-Seigneur sur vous, qui vous rendra au centuple la peine que vous prenez pour vos frères. Ce sont de ces sortes de choses qu'Il ne laisse jamais sans récompense, et, quand il n'y en aurait point d'autres que de Le faire régner dans les âmes, n'est-ce pas beaucoup ?

Hélas ! je ne songeais autrefois qu'à Lui, et je goûtais en Lui une paix parfaite, mais depuis qu'Il m'a voulu charger du prochain, toutes les blessures que ce prochain reçoit de ses ennemis ou de lui-même, qui est le plus [635] grand de ses ennemis, portent coup sur mon cœur, surtout celles de certaines âmes sur lesquelles Dieu a le plus de desseins. Je Lui disais un jour : « Mon cher Maître, pourquoi me chargez-Vous des autres ? Je croyais n'avoir plus à répondre qu'à Vous, et qu'après les tourments par lesquels Vous m'aviez fait passer pour m'unir si étroitement à Vous, je n'avais plus qu'à consommer ma vie dans cette étroite union ! » Il me fit sur cela une forte réprimande, me faisant entendre qu'Il était parfaitement heureux dans le sein de Son Père puisqu'Il était Dieu comme Lui, que rien ne pouvait troubler Son suprême bonheur, et que, cependant, l'amour qu'Il avait pour les hommes l'avait comme obligé de se rendre passible1 et mortel ; qu'ainsi, la plus grande gloire qu'on pouvait rendre à Son Père, après le renoncement et la mort à toutes choses, était de s'immoler pour ces mêmes hommes pour lesquels Il était devenu passible et mortel, d'impassible et d'immortel qu'Il était. Je n'eus pas un mot à Lui répondre là-dessus car je trouvais qu'Il avait raison. [636]

Travaillons donc, mon cher F[rère],  pour l'avancement de ceux pour lesquels Il est mort, et achevons par là ce qui manque à la passion de Jésus-Christ2. Ô quand sera-t-il véritablement roi ! Toutes les créatures Lui obéissent : il n'y a que l'homme qui se serve de sa liberté pour Lui faire une résistance d'autant plus cruelle que les biens qu'il a reçus sont plus grands. Je prie Dieu, mon cher F[rère] de vous conserver pour Son œuvre.

1Passible : capable de souffrir la Passion.

2Col 1, 24.

603 [D.4.127]. Aimer l’enfance, etc.

 C'est de tout mon cœur  que je vous reçois, mon cher enfant, au nombre des enfants de notre divin petit Maître ; c'est ainsi que nous appelons l'humble et petit Enfant Jésus qui est la dévotion de toutes les âmes qui veulent devenir petites et enfantines. Vous savez qu'il est écrit que c'est de la bouche des enfants que Dieu reçoit une louange parfaite1 : soyons donc de ces petits [503] enfants à qui Jésus-Christ promet le Royaume des Cieux. Les enfants ne se conduisent point eux-mêmes, mais ils se laissent conduire. Si leur père les châtie, ils ne le quittent point pour cela : au contraire, ils viennent avec plus de tendresse se jeter entre ses bras. L'enfant ne songe point à l'héritage à venir, il ne songe qu'à obéir exactement à son père. Il prend ce qu'on lui donne, et fait de moment à autre ce qu'on lui fait faire. Il est paisible et tranquille, et son innocence lui sert de toutes choses.

 Demeurez fidèle à Dieu dans la manière d'oraison où Il vous appelle. Il est bien plus avantageux pour vous que Dieu agisse que si vous agissiez vous-même. Les œuvres de Dieu sont toutes parfaites et les nôtres sont pleines de défauts. Lorsque l'on conseille de rentrer en soi, c'est lorsque la distraction ou la sécheresse empêchent l'oraison ; mais si Dieu agit en vous et que vous L'y goûtez, il n'y a qu'à Le laisser faire sans vous mettre en peine de ce qu'Il fait, demeurant simple, adhérant à tous Ses vouloirs et à toutes Ses opérations.

[504] N'ayez aucune inquiétude sur votre oraison car elle est très bonne. Plus vous serez abandonné à Dieu sans réserve, plus tout ira bien. Puisque vous Lui appartenez, laissez-Le faire en vous et de vous tout ce qu'il Lui plaira. Ne craignez pas d'être trop abandonné à Dieu, quelque peine et vicissitude qui vous puissent arriver : craignez plutôt de vous reprendre en quelque chose et de mettre la main à l'arche, comme Osa. Vous ne sauriez croire combien je m'intéresse pour votre âme.

 Si vous entreprenez la traduction du Traité du purgatoire 2, c'est un ouvrage court, qui pourrait être plus utile dans la suite qu'à présent et qui vous servira peut-être beaucoup à vous-même en la faisant. Dieu récompensera sans doute votre humilité, votre obéissance et votre travail en vous en donnant plus d'intelligence et plus de goût. Quand on est bien abandonné à Dieu, on a peu de choses à dire de soi, on [505] tâche de s'oublier soi-même pour faire de moment à autre ce que Dieu nous fait faire, dans l'état et la condition où Il nous a mis.

 Pourvu que vous pratiquiez l'oraison et que vous n'y manquiez point, la regardant comme la source où vous devez puiser cette eau que Dieu promit à la Samaritaine, il n'importe pas que vos temps soient absolument réglés, et vous ne devez point vous inquiéter quand des affaires et des devoirs légitimes vous en empêchent. Ces eaux sont douces dans les commencements, mais lorsque le Seigneur conduit l'âme par le désert de la foi et de l'abandon, il s'en trouve de bien amères, comme le peuple d'Israël l'éprouva ; mais il y faut mettre alors le bois salutaire, qui n'est autre que l'amour de la croix et de la souffrance. Plus l'oraison est pénible, plus nous en devons faire pour marquer à Dieu notre fidélité et notre amour. Ô qu'une oraison sèche et souffrante est agréable à Dieu ! Celui qui va à l'oraison pour en goûter les douceurs et les suavités se recherche et s'aime encore soi-même, [506] mais celui qui n'y va que pour être châtié et souffrir marque qu'il aime autre chose que soi-même et qu'il sait traiter Dieu en Dieu.

J'ai appris tous les ans à la Pentecôte de faire à tous mes enfants en Jésus-Christ des billets composés des dons et des fruits du Saint-Esprit ; j'y ajoute les vers qui me viennent tout d'un coup dans l'esprit, et ensuite, après avoir invoqué le Saint-Esprit, j'en tire un pour chacun au sort. On y met aussitôt le nom de celui pour qui il a été tiré. Je vous en envoie deux, pour vous et pour madame votre épouse. Vous m'avez fort réjouie de me mander qu'elle est à Dieu. Il faut espérer qu'étant aidée de vous, elle continuera son chemin et que, s'il y avait quelque chose de trop dans son application à l'ajustement, cela tombera dans la suite, car il est difficile d'être beaucoup occupé de Dieu et de l'être encore de ces bagatelles. Je Le prie, ce Dieu de bonté, de vous être toutes choses, et à elle aussi.

1Ps 8, 3.

2Dans le second Volume des Opuscules Spirituels, imprimé l'an 1712. (Dutoit). [p. 283-314].

 604 [D.4.128].

       J'ai toujours beaucoup de joie, mon cher f[rère] en Notre-Seigneur, d'apprendre de vos nouvelles, sachant que vous voulez être à Dieu sans réserve. Ce n'était point pour vous obliger d'écrire que j'en ai demandé à ***, mais parce que je craignais que vous ne fussiez persécuté, non que je regarde la persécution comme un mal, puisque au contraire c'est une marque que Dieu nous aime et qu'Il veut épurer notre foi et notre amour. Si on vous interroge, je crois que vous devez répondre que vous n'avez point changé de religion, mais que vous avez envie de mener une vie plus chrétienne, plus séparée du monde, plus solitaire afin d'assurer par là votre salut avec la grâce de Jésus-Christ, et que vous les croyez trop bons Chrétiens pour vouloir s'opposer à cela.

[508]  Qu'il y a peu de Chrétiens dans le monde à présent et que nous serions heureux si nous en étions du nombre ! Qui dit « Chrétien », dit un homme crucifié, qui travaille à se renoncer soi-même en toutes choses, à mourir au vieil homme afin que Jésus-Christ vive seul en lui. C'est ce à quoi notre baptême nous engage, et cependant on n'y fait point d'attention. Que le sang de Jésus-Christ est profané ! Il ne faut pas douter que si Jésus-Christ vous envoie des croix et des persécutions, Il ne vous soutienne fortement et qu'Il ne vous donne une sagesse à laquelle vos adversaires ne pourront contredire : c'est ce qu'il nous promet dans l'Evangile1.

 Soyez persuadé que je ne vous oublierai pas devant le Seigneur. Je vous demande la même chose, et à vos amis, surtout à ***, à laquelle je souhaite fort d'être unie en Jésus-Christ. On devrait faire une petite société intérieure entre toutes les âmes qui veulent véritablement aimer  [509] Dieu et être cachées avec Jésus-Christ en Dieu2, pour réparer en quelque sorte les outrages qu'il reçoit des Chrétiens, qui font en vérité horreur, étant plus méchants que les infidèles.           

Pour ce que vous me demandez, je crois [que] vous le trouverez dans les Opuscules Spirituels, surtout dans la seconde partie où il y a un traité de la réunion de l'âme à Dieu 3, et vous le trouverez aussi dans la suite de l'ouvrage dont vous avez le premier volume. Je prie Dieu de vous continuer de plus en plus Ses miséricordes et de détruire tellement en vous le vieil homme qu'il n'y reste plus que Jésus-Christ. Je vous embrasse des bras de cet Enfant Dieu, dont nous faisons présentement la mémoire dans ce renouvellement de Sa fête.

1Lc 21, 15.

2Col 3, 3.

3« Petit abrégé de la Voie et de la réunion de l’âme à Dieu », p. 317-348 des Opuscules Spirituels, 1720.

 605 [D.4.130]. Effet des prières après la mort.

 J'ai appris, mon cher f[rère], avec joie, la guérison du fils de notre cher ami. Je ne doute point que ce soit les prières de monsieur son père, que je crois être au ciel. Avant que de savoir [513] sa mort, je priais beaucoup pour lui, mais comme s'il était vivant, sans penser à autre chose. Lorsqu'il fut mort, nous priâmes tous, tous les amis ensemble, pour le repos de son âme. Je fis même offrir des sacrifices au Seigneur et priais encore quelques jours avec facilité ; ensuite il ne me fut plus possible de prier pour lui, mais je me trouvais très intimement unie à lui, ce qui me fit comprendre qu'il avait trouvé le repos tant désiré. Il ne faut pas s'étonner qu'un tel père ait obtenu la guérison de son fils, surtout cette guérison étant accompagnée des mêmes dispositions que ce bon père avait, étant sur terre. Je prie le Seigneur qu'après avoir transmis les dispositions du père dans le fils, Il les y conserve pour Sa gloire.

 Ce serait un grand moyen pour cela s'il demeurait avec ***, à l'abri du monde et de ses tentations ; ce lui serait un grand avantage en toute manière. Je prie Dieu d'être Lui-même son conseiller et de lui faire faire ce qui sera le plus avantageux pour Sa gloire. Je le salue en Notre-Seigneur, et vous aussi, M. C. F. [mon cher frère], avec toute la [514] cordialité d'un cœur qui vous est fort uni en Jésus-Christ. Je salue aussi tous les amis chez vous et prie Dieu de leur envoyer cette paix invariable que Jésus-Christ seul peut donner.

 606 [D.4.131]. Sentir ses misères.

Je vous plaindrais dans ce que vous souffrez, si je ne connaissais le prix et la valeur des souffrances, tant intérieures qu'extérieures. La disposition où vous êtes de l'expérience de vos misères est meilleure pour vous que celle du sentiment et du goût intérieur que vous aviez autrefois. Cependant, c'est ce qu'on a peine à croire : tout ce qui donne à la créature et la fait être quelque chose, la rend propriétaire et pleine de propre estime ; ce qui lui ôte tout, restituant tout à Dieu, la met dans sa place, qui n'est autre que le néant. La force vient de Dieu et la [515] faiblesse est notre partage. Il faut s'apprivoiser avec nos misères, nos faiblesses et nos défauts, car c'est ce qui nous fait compagnie plus ordinaire. Lorsqu'il plaît à Dieu de nous cacher à nous-mêmes et aux autres ce que nous sommes, nous paraissons bien parfaits : les dehors sont à l'aise et couverts de l'onction de la grâce... [Le reste de la lettre manque.]

 607 [D.4.137]. Simplicité. Vérité. Oraison.

 Voilà une lettre que j'ai eu mouvement de vous envoyer : elle vous réjouira, que je crois, si vous êtes assez simple pour la lire. Mais, que dis-je ? Vous êtes si simple, quoique vous ne le soyez pas encore au point  que vous le serez un jour ! Je vous voyais l'autre jour si petit, si simple, mais je comprenais que le Maître vous voulait infiniment plus simple. Il se rit des défauts extérieurs comme le sont le vif, la promptitude, Il regarde cela comme des défauts d'enfants ; mais Il ne peut souffrir la hauteur, la raideur, etc. Défiez-vous de toute raison, ne donnez nulle entrée à rien. Il veut que nous soyons unis ; lorsque votre cœur  sera large, l'union sera sans dégoût ; le dégoût vient de quelque resserrement, non toujours [537] aperçu, et il l'augmente toujours plus. Que votre âme sera belle ! Qu'elle sera grande et pure !

 Le Maître veut que je vous dise qu'Il a mis en moi Son Esprit de vérité, que vous l'exerciez sur quelque question qu'il vous plaira, que c'est dommage de me laisser oisive, qu'il n'y en a point à qui Il l'ait donné plus universel. Je suis comme dans un sac bouché lorsque l'on ne me demande rien, mais dans le moment actuel du besoin, ou lorsque l'on me demande quelque chose, Il déploie toutes Ses richesses. Je suis une bête par moi ; en Lui, j'ai la vérité essentielle, vérité au-dessus de toutes les autres vérités.

 J'ai connu clairement que Dieu n'avait permis la persécution faite aux personnes d'oraison que pour obliger quantité de personnes curieuses à examiner ces matières et les porter par là à devenir intérieures, non seulement parmi les vrais catholiques, mais parmi toutes les nations. Vous le verrez un jour. J'ai offert à Dieu ma vie afin qu'Il soit connu partout, [538] et que l'esprit de simplicité s'étende sur tous les Chrétiens.

 608 [D.4.138]. Destruction de l’amour-propre.

 Je me suis trouvée ce matin un renouvellement pour vous avec un grand goût de votre âme. Il me semble que, comme l'emploi de saint Michel, après avoir chassé le dragon du Paradis, est de détruire l'amour-propre dans les âmes, votre état est que l'amour-propre soit entièrement banni de chez vous et que vous le fassiez sortir des autres. Il me semble que c'est le seul emploi auquel je sois destinée que de combattre partout l'amour-propre. C'est pour cela que nous sommes unis si étroitement, quoique vous ne connaissiez pas votre union.

 Il me fut une fois donné à connaître comme [comment], lorsque nous étions destinés au plus pur amour, il nous était donné un saint Michel pour ange [539] tutélaire afin de détruire l'amour-propre. Il va chez vous disant : quis ut deus1, qui est comme Dieu ? Ne donnant point de repos qu'il n'ait tout détruit. Les anges qui ont l'emploi de saint Michel prennent son nom, quoique ce ne soit pas lui-même. Mais il est impitoyable, ne donnant point de quartier. Il est l'ange exterminateur : son emploi n'est point d'édifier, mais de détruire. J'avoue qu'il est dur de se laisser détruire, mais qu'il est avantageux d'être détruit ! Saint Michel n'a égard qu'à Dieu ; il ne peut envisager2 la perte d'aucune créature, ayant lui-même précipité dans l'abîme le dragon et ses anges, les plus belles créatures.

 Depuis ma lettre écrite, j'ai été à la messe où j'ai été fort unie à vous et à saint Michel de la même union, sans nulle différence ni distinction : il me semble que je suis revêtue de son pouvoir pour vous détruire. J'ai eu mouvement de faire dire la messe pour vous, afin que tout soit détruit en vous : je le [540] désirais sans désir, et je suis restée de cette sorte toute la messe, et plus d'une heure encore, dans un état de prière pour votre totale destruction. Tout ce qui n'est pas Dieu même, et qui est intérêt du temps ou de l'éternité, est propriété.

1C'est la signification du nom de Michel. (Dutoit).

2Prendre en considération.

 609 [D.4.139]. Ne point régler la vérité, etc.

 Je vous conjure que l'on envoie la lettre que j'écrivis par vous à N., mais je vous prie qu'on n'y manque pas, tenez-y la main. Pourquoi retenir la source et l'empêcher de couler ? C'est une infidélité plus grande qu'on ne pense : je prie Dieu que ce ne soit imputé à [541] personne. Comme il y a les moments du Seigneur pour faire écrire de source et aussi le temps afin que ces lettres aient leur effet, c'est empêcher tout cela que de les retenir, et c'est un agir humain qui fait du mal et à celui qui en use sous bon prétexte, et à celui que l'on en prive.

 Il ne faut pas regarder si ce que l'on écrit accommode la nature. Ô que tous ces ménagements humains, cette crainte de blesser, et la délicatesse qui fait qu'on craint de la blesser, sont des défauts essentiels bien plus grands que d'autres qu'on dit et dont on fait cas ! Les autres défauts sont souvent involontaires, en nous sans nous, mais ceux-ci se font sciemment ; les autres sont superficiels, ceux-ci attaquent la source de la vie. Je n'ai plus que peu de temps à être avec vous : marchez pendant que vous avez la lumière. C'est l'humain qui conduit et règle toutes choses. Ô Seigneur, éclairez ces aveugles, qui le sont d'autant plus qu'ils voient plus clair en apparence.

 Laissons les ménagements [542] humains. Pourquoi vous aimez-vous donc [les uns les autres], je vous prie ? Est-ce parce que la nature y trouve son compte, sa commodité, un certain amusement ? Ô l'excellente amitié ! C'est de cette amitié que les enfants du divin Maître doivent se défendre comme d'un serpent, de cette amitié tendre, délicate, qui étudie les goûts des autres, qui suit les siens, qui canonise les défauts afin de n'être pas obligé de les voir tels, et afin qu'en ne les voyant pas, on ne soit pas obligé à les dire, et qu'en ne les disant pas, on ne guérisse pas mon peuple. On bande les plaies sans les panser, on flatte les blessures en quelques-uns, et dans les autres on agrandit le mal, on fait une plaie véritable d'une simple égratignure.

 Faut-il, tous tant que vous êtes, que vous ayez des yeux sans voir et des oreilles sans entendre, que vous soyez des chiens muets, et que vous vous sachiez bon gré d'être de cette sorte ? Vous avez tous un langage radouci et trompeur. Pourquoi mettez-vous des coussins sous les coudes  [543] de mon peuple1 ? Et vous, pourquoi brisez-vous le roseau cassé ? Pourquoi éteignez-vous la lampe qui fume encore ? Vous dites aux enfants de mon peuple : « Tout est bon en vous, c'est Dieu qui fait tout, tout est divin. » Insensés que vous êtes ! Pourquoi flattez-vous le mal dans ceux que vous aimez, et pourquoi l'augmentez-vous dans ceux qui ne sont pas de votre goût ? Vous attribuez à Dieu ce qui est de la nature, et vous donnez à la nature ce qui est de Dieu.

 Cela vient de vos fausses idées. Vous vous figurez qu’une personne qui est à Dieu doive être sans défauts. Cela vous met dans la nécessité ou de canoniser les défauts, ou de l’en estimer moins si vous regardez ses défauts comme défauts. Ne savez-vous pas que le Tabernacle du Seigneur était couvert de peaux de bêtes mortes, et que les tours qu’Hérode avait fait bâtir étaient couvertes d’or ? Dieu seul est saint, et gardons-nous plus que de la mort d’attribuer de la sainteté à d’autres qu’à Lui. Allons comme de petits enfants faibles, défectueux, mais sans artifice. N'appelons point le mal, bien, ni le bien, mal 2.

 Mais où sont ces petits enfants du Seigneur ? Je n'en trouve presque plus : tous sont devenus grands et prudents, tous sont sages, et nous sommes fous pour Jésus-Christ3. Tous sont grands, et nous petits ; tous ont la prudence des enfants du siècle, mais où est la petitesse de Jésus-Christ ? Seigneur, donnez-moi des petits enfants ou je mourrai4 ! D'où me sont venus ces sages du siècle qui disent à l'Enfant Jésus : « Je ne vous connais plus dans vos abaissements et dans vos confusions » ? Nous sommes étonnés lorsque nous sortons d'avec les Grands et que nous voyons notre Mère5 : nous ne voyons rien que de méprisable, nous ne voyons qu'une écorce grossière, qu'un sujet de mépris ! Eh, d'où vient que vos yeux sont changés pour elle, sinon de ce que vous avez oublié que notre Maître paraissait de même ?  

Jusqu’à quand serez-vous tardifs [lents] à croire? Cherchez Dieu pendant qu’on le peut trouver. Mes petits enfants, je n’ai que peu de temps à être avec vous. Profitez de ces moments pour devenir petits, vous ne vous élèverez que trop. Ne savez-vous pas cet endroit : « mon amour est mon poids » : le poids de l’amour fait d’autant plus baisser la balance qu’il est plus fort, mais lorsque l’élèvement vient, plus la balance s’élève, plus le poids de l’amour s’affaiblit.

1Ez 13, 18.

2Es 5, 20.

3I Co 4, 10.

4Gn 30, 1.

5Elle-même.

 610 [D.4.140]. Douleurs spirituelles pour autrui.

 Dieu me poursuit, depuis que je suis ici, comme avec un flambeau, pour me faire voir les défauts de mes enfants, je veux dire les défauts qui lui font obstacle, de sorte que j'en suis comme assiégée. C'est une lumière qui a une impression douloureuse pour moi, si bien que je puis dire : Je paie1.

Il faut, sans rien dire, tout supporter, car les âmes ne sont pas assez fortes pour porter cela. Vous êtes celui que je ménage le moins, et je vous épargne encore. Les choses paraissent peu en elles-mêmes, cependant je les vois en Dieu d'une manière si étrange, par rapport aux miséricordes qu'Il fait aux âmes, et aux desseins qu'Il a sur elles, que je ne sais comment on peut supporter sans mourir une pareille vie. Hélas ! mon cher fils, que j'engendre chaque jour, soyez ma consolation et ma couronne. Plus les personnes sont avancées, plus je sens d'une manière pénétrante leurs moindres obstacles.

1Ps 61.

 611 [D.4.141]. Docilité spirituelle, etc.

 Je suis contente, et Dieu aussi, de votre docilité. Il n'est point nécessaire que vous preniez la peine de venir chez M. Je vous ai éprouvé de toutes manières : ne vous mesurez pas sur ce que je fais, mais sur ce que je vous dis. Vous n'êtes pas aussi large sur votre temps que vous le serez un jour, mais votre docilité supplée à tout.

 Je vous conjure de ne point différer lorsque Dieu demande quelque chose de vous : Il veut une docilité si entière qu'il Lui faut obéir au moindre signal, sans quoi Il n'est point content. Soyez persuadé que j'ai porté et porte cette obéissance aussi loin qu'on la puisse porter ; mais je badine quelquefois, intérieurement, avec mon divin petit Maître. Je Lui dis : « Vous êtes trop pressé, vous êtes un importun », et mille autres choses, et il me semble qu'Il n'est point fâché que j'en use de la sorte avec Lui, parce qu'il ne s'agit plus d'éprouver ma docilité et de me faire à tous Ses manèges ? Il y a longtemps que j'y suis faite et que j'ai pris mes licences.

 Agissez donc avec une fidélité [548] inviolable là-dessus, sans regarder à ce que je fais, car ce que je vous dis vous convient. Je vous dis ce qui me vient par rapport à l'étendue que Dieu veut de vous. Dieu se sert des moyens, ce semble, déraisonnables pour se communiquer à vous, afin que votre souplesse soit entière, et comme Il ne vous exerce pas par des croix et des peines extraordinaires, il faut qu'Il le fasse par le renversement entier de toute sagesse, de tout arrangement, de tout ce qui est raisonnable. Tout autre chose vous maintiendrait en vous-même et, quoique vous ayez une soumission vertueuse, vous n'auriez jamais cette souplesse qui se laisse entraîner à tout sans sentir qu'on l'entraîne, parce qu'elle n'a nul penchant propre, nul choix et nulle préférence.

 Vous avez tout cela dans la volonté et vous ne tenez à rien, mais vous ne l'avez pas parfaitement dans l'usage comme vous l'aurez. Comme votre état est assez uni, il n'a ni consolation ni peine. Une peine, quelque violente qu'elle fût, comme elle ne serait pas continuelle, et que quelques [549] rayons d'assurance viendraient, vous serait peut-être moins insupportable qu'une longue suite d'inutilités qui semblent n'aboutir à rien. Cependant il n'est pas temps de vous lasser d'une viande dont vous devez manger encore longtemps.

 612 [D.4.142].

 Que le Seigneur soit Lui-même votre guide, mon cher enfant ! que le Seigneur soit Lui-même votre guide ! In manus tuas, Domine, commendo spiritum. Je remets mon Royaume à mon Père et à mon Dieu. Père Saint, sanctifiez-les dans Votre vérité et faites que lui et moi sommes [soyons] union, comme Vous et moi sommes un. Que Votre vérité se fasse entendre au fond de son âme ! Je lui ai dit la vérité : Votre parole est la vérité ; je ne lui ai point caché Vos secrets, parce que Vous me l'avez [550] donné par-dessus tout ce qui est sur la terre. Vous me l'avez donné, il est à moi. J'en ai disposé pour Vous ; c'est pourquoi j'ai le droit de Vous le consacrer entièrement. Je le consacre donc à votre divine Enfance : insinuez-lui la petitesse du pauvre et humble Jésus, non par vue, connaissance et lumière, ce qui est trop peu pour lui que Vous destinez pour Vous-même, mais par cette révélation de Jésus-Christ1 qui est la réelle possession de lui-même dans la plus pure foi, inconnue à celui qui la possède. Ne prenez point le change, mon E[nfant], ne suivez point le faux brillant des lumières, mais le solide sentier de la mort. Soyez une nouvelle créature en Jésus-Christ, non selon la connaissance de cet état, mais selon la vérité.

1 Ga 1, 16.

 613 [D.4.144]. Communications intérieures et divines.

 Je sens toujours au cœur cette plaie dont je vous ai écrit ; elle augmente en profondeur. Mon cœur est le cœur de mon divin petit Maître : ô qu'Il enserre de cœurs ! Je me trouve plus serrée à vous que jamais, et plus pleine.  Il me vient de vous expliquer cette plénitude, et par là, mon cher Maître, vous fera comprendre ce que vous m'êtes et ce que je reçois pour vous.

 Il y a de la différence entre le non-besoin, le rassasiement et la plénitude. Le non-besoin éteint tous les désirs, mais les mêmes désirs ne sont pas pour cela remplis et rassasiés. Le rassasiement est mon état continuel : il n'y a en moi aucun vide à remplir. Cela commence dès que l'âme commence de se perdre en Dieu, et quoique sa capacité croisse chaque jour, elle n'a point de vide, parce que la source la tient toujours dans une égale plénitude. Elle ne voit en elle ni avancement ni disette, et son état lui paraît continuel, quoiqu'il soit certain qu'elle augmente chaque jour, mais comme l'augmentation de la capacité est imperceptible, il en est de [554] même du remplissement [sic]. Rien n'est donc aperçu dans cet état, mais l'âme est parfaitement contente et rassasiée.

 Je voyais ce matin votre état. Lorsque je dis « voir », c'est pour m'expliquer, car je ne vois jamais rien : les choses se trouvent imprimées en moi sans que je sache d'où elles viennent, ni comment elles viennent. J'ai un goût certain de votre âme. Vous n'avez garde de rien voir parce que vous êtes dans un parfait dénuement, et qu'étant conduit par la foi, vous n'avez et n'aurez jamais de vue ; mais ce que Dieu voudra vous faire connaître, Il le fera par l'expérience, ou par un goût caché dans la volonté, par un je ne sais quoi que l'on ne sait d'où il vient ni ce que c'est. Et ce je ne sais quoi ne fait pas une certitude, comme dans les âmes de lumières, mais il attire la croyance sans qu'on sache pourquoi il l'attire, car si on raisonnait là-dessus, on ne saurait comment on croit ces choses, ni pourquoi on les croit. Il en est de même de la confiance que l'on a aux âmes de grâce que Dieu nous donne pour nous aider. On les croit [555] sans pouvoir dire une raison de cette foi ; au contraire, si l'on écoutait la raison, on y verrait une infinité de raisons de douter, et nulle de croire. Cependant on croit, malgré les raisons de douter et sans nulle raison de croire ; et cette foi insensible est plus forte que toute raison : quoique sa force soit cachée, rien ne la surmonte.

 Le rassasiement ne peut jamais venir que de Dieu. Il est seulement pour l'âme. C'est le propre de Dieu que de remplir avec surcroît le cœur de l'homme, qu'Il a créé pour cela. Ce rassasiement cause une certaine aisance, il ne se sent point, comme une personne ne sent point son rassasiement. Lorsque l'on a trop mangé, on sent un superflu qui incommode, comme l'on sent la faim lorsque l'on n'est pas rempli, mais le juste rassasiement ne se sent point, ni ne s'aperçoit pas même. Il en est comme d'une personne qui aurait au-dedans d'elle un aliment qui lui entretiendrait la vie sans le savoir : elle serait étonnée de n'avoir ni appétit ni besoin. Tel qui n'a point d'appétit ne laisse pas d'avoir besoin, [556] mais celui qui est rassasié n'a ni appétit ni besoin, et il se trouve dans une certaine abondance qui, loin de l'incommoder, le satisfait. Il me vient que votre état est un non-besoin, qui appartient à la nudité et marque une union médiate, quoique non pas consommée.

 La plénitude n'est point tout cela, du moins celle dont je veux parler : c'est quelque chose de surabondant et qui se décharge. Par exemple un bassin qui serait plein autant qu'il peut contenir, on ne s'aperçoit point de sa plénitude que lorsqu'on décharge dans son sein une eau superflue ; cette eau lui est inutile à la vérité, mais elle ne l'est pas par rapport aux autres bassins qui l'environnent, parce qu'ils seraient toujours vides s'ils n'étaient remplis de sa surabondance. Je suis ordinairement comme un bassin plein auquel rien ne manque, je suis toujours pleine pour moi-même d'une plénitude immédiate qui ne laisse pas un moment de vide, mais il m'est donné à connaître à présent que je vous communique par [557] le fond nu ce que Dieu vous communique Lui-même, qui est simplicité et nudité. Or cela ne se distingue point, que par une aisance que la seule réflexion peut troubler. Il y a dans cette communication centrale un repos non goûté, mais plus approfondi, et c'est ce que mon Maître vous donne par moi.

 Mon affaire est d’être toujours, comme je l’ai été, un canal sans propriété. Que le divin Maître l’ouvre Lui-même ou que vous l’ouvriez, il ne m’importe. Que ce même Verbe qui se peut communiquer immédiatement aux hommes et qui le sait, se serve aussi du pain et de la parole du prêtre pour le faire, n’est-ce pas toujours le même Dieu et un excès d’amour ? Vous me serez utile de loin si vous voulez bien me correspondre de tout votre cœur et entrer aveuglément dans tous les desseins de Dieu. C’est ce que je vous demande par tout ce qu’Il est, et pour étrennes, un plein acquiescement et une correspondance entière. J’ai eu besoin de cette correspondance dès le commencement pour vous communiquer les grâces que Dieu vous voulait faire, sans quoi elles demeureraient suspendues en moi.

 614 [D.4.147]. Epreuves par les démons, etc.

 Il y a des âmes qui sont éprouvées par les démons, j'en connais beaucoup de cette sorte, en province et ici. Il y a plus de six à sept ans que, sans que j'en sache la raison, sitôt que j'approche d'elles ou que je défends au[x] démon[s] de les tourmenter, il les laisse et ne les ose approcher. Lorsque je suis éloignée, la seule pensée ou menace qu'ils leur font de moi les chasse. Il y en a quelques-unes pour qui j'ai eu mouvement d'empêcher pour toujours le démon de les approcher, et il les a quittées si absolument qu'il n'a plus paru depuis.

 Lorsque je dis et fais ces choses, je les dis et fais comme un enfant, sans attention, et il me semble que le démon craint plus cette enfance dont je suis possédée au-dedans, que le pouvoir de la plus forte sainteté. Il me paraît même extraordinaire que je puisse vivre avec les hommes sans que cet état paraisse au-dehors. Mais lorsque je suis seule, je me sens tout enfant, tout innocente : une candeur que je ne puis dire. Mon centre est cette enfance. Ô si je trouvais des enfants, que je serais aise ! Votre âme [566] est celle de toutes qui me paraît la plus propre à le devenir.

 Pour revenir à ce que je disais, le même mouvement qui m'a portée à délivrer certaines âmes obsédées, m'a portée à en livrer d'autres, sans savoir ce qui me le faisait faire, sinon qu'étant accoutumée avec Dieu à une souplesse infinie, je fais sans attention et sans retours tout ce que l'on me fait faire. Celles que j'ai eu mouvement de livrer de la sorte ont été tourmentées d'une manière étrange, soit par les idées de l'esprit, soit par ce qu'il exerçait sur leurs corps. Lorsqu'elles me disaient cela, je sentais en moi un pouvoir de les soulager ou de les livrer de nouveau, et, demeurant sans action, je faisais ce que l'on me faisait faire. Un jour qu'une personne, qui est fort à Dieu, me disait qu'il fallut que je fusse sorcière pour faire aller et venir le démon chez elle ainsi qu'elle l'éprouvait, je lui répondis : « Que Celui qui me possède et me fait faire cela, vous possède durant cette messe ! » Elle dit qu'elle crut être en paradis pendant ce temps. Mais je la livrais ensuite. Je ne sais [567] pourquoi je vous écris ceci. Je ne puis me mettre en peine s'il y a du mal à les livrer de la sorte, car j'obéis. Cependant, on veut que je vous l'écrive, et je me mettrai en devoir de vous obéir si vous me dites que je doive faire autrement. Une de ces âmes fut entièrement délivrée et n'a jamais été attaquée depuis, et comme le démon sortait d'elle, je dis à Dieu : « Seigneur, si Vous voulez que je sois exercée par lui1 et sa victime, j'y consens. » Aussitôt j'eus cette impression que cette épreuve n'était plus pour moi, qu'elle n'était même pas capable de faire mourir entièrement, c'est pourquoi elle n'était point donnée aux âmes de foi, et ceci me fut imprimé que, si une âme comme la mienne, en qui la foi a tout détruit et où l'enfance règne, allait en enfer, elle en chasserait les démons.

 J'ai vu que les personnes que Dieu destine à une véritable mort, ont eu besoin d'une seconde épreuve ; et j'en ai vu une qui, par la [568] compassion que l'on a eue d'elle, est restée en chemin sans jamais avancer d'un pas et est depuis bien des années dans le même état, redevenant même plus propriétaire. Je vois clair comme le jour et son état et ce qui fait son arrêt : ceci n'arrive qu'aux personnes dont le Seigneur me charge intérieurement ; pour les autres, je n'ai nul droit sur elles. Jusqu'à présent je n'ai pas même eu nulle pensée là-dessus ni pour me conseiller ni pour vous le dire. Si vous croyez qu'il y ait quelque chose à faire pour moi, vous aurez la bonté de me le dire, car à cela, je ne prends ni ne mets ; je ne prie pas même pour les personnes, ni ne pense pas à leur rien dire ; mais, comme l'on dirait à une personne : « mangez » ou : « ne mangez pas », sans savoir pourquoi on le dit, je le fais de la sorte sans le moindre retour.

 Il vous serait difficile de comprendre jusqu’à quel point de simplicité mon fond est arrivé. Du reste, je n’ai aucune vertu et n’en suis pas capable. Je n’ai que la capacité de me laisser mener comme un enfant, sans penser à ce que je dis ou fais. Tout ce qui n’est point cela, n’est point mon centre, et tout ce qui se fait extérieurement d’exercices de religion se fait sans correspondance, comme une machine, comme une chose ajoutée à l’état dont le fond n’est que simplicité et innocence. Je me passerais aisément de toutes choses.

 L’âme se trouve dans une indépendance souveraine, qui ne vient point de plénitude, comme au commencement où l’âme ne voit rien qui lui manque, ni de non-vouloir comme dans la foi sèche et nue, ni de rassasiement aperçu. Il ne manque rien quoique l’on n’ait rien, et l’on n’a aucune mort parce que la vie est continuelle, sans nul moyen d’entretenir sa vie ni sans penser à sa vie, comme nous vivons d’air sans penser à l’air qui nous fait vivre. On ne me montre presque jamais mon état et je suis comme s’il n’y avait point d’état au monde, souvent même défigurée au-dehors comme un enfant tombé dans la boue, mais je n’y pense point. Ceci m’a été montré pour vous le dire. Lorsque le Seigneur voudra que je vous en dise davantage, je le ferai. « Quiconque est simple vienne à moi ».

1Peut-être : Pour lui, pour cette personne-là. (Dutoit).

 615 [D.4.155]. Abandon. Condamnation.

Je crois que vous ne pouviez prendre une résolution plus équitable que celle que vous avez prise, pourvu néanmoins que vous ne vous repreniez pas intérieurement, car rien ne peut vous dispenser de vous abandonner à Dieu sans réserve, obéissant extérieurement à Ses ministres. 

Il peut arriver que, quoique innocemment, l'on me fera passer pour coupable, mais si l'on veut bien examiner à fond, on verra bien de la malignité. Dieu sur tout ! Vous pourriez bien obtenir qu'ils ne me condamnassent pas sans m'entendre. Je vous conjure aussi qu'ils examinent tous mes écrits, car si l'on veut juger de mes sentiments, c'est en lisant tout cela qu'on les verra, et non dans [595] les deux livres1 qui ne disent les choses qu'en abrégé.

1Livres qui sont le Moyen court pour faire oraison, et l'Explication du Cantique des Cantiques. (Dutoit).

 616 [D.4.156]. Usage des événements et vicissitudes.

 Je viens de recevoir votre lettre qui m'a consolée dans mon exil, car je vous assure que je puis bien dire : Heu mihi, quia incolatus meus prolongatus est1 ! Je suis ici comme déplacée, et dans un lieu où Dieu ne me veut point : il me semble qu'il y a une infinité d'enfants qui demandent du pain, et il ne se trouve personne pour leur en rompre durant que je suis ici dans un état violent. Si je puis tant faire que d'y demeurer jusqu'à la mi-août, je crois que ce ne sera pas sans souffrir. Je suis ici absolument inutile, mais ce n'est pas ce qui me fait parler : c'est que je suis tiraillée par le fond pour en sortir. Un mot là-dessus.

 Les vicissitudes extérieures servent à affermir l'âme dans un état de consistance. Il faut que l'extérieur se fonde et se perde, comme le dedans. Ainsi il faut qu'il perde tout ce qui le pourrait fixer, à mesure que le plus intime se fixe en Dieu même, dont j'espère qu'il ne sortira jamais.

 Que vous êtes heureux d'être la girouette du bon Dieu, laquelle se laisse mouvoir au moindre petit vent de l'inspiration, qui n'a aucune situation que celle que l'esprit lui donne, et qui perd même incessamment celle que l'on vient de lui donner pour se laisser mouvoir de nouveau ! Enfin, comptez que, toute votre vie, vous serez girouetté.

 Comment tenir et donner des paroles lorsque l'on n'a point de volonté ? Cela est impossible. Ceux qui sont maîtres d'eux-mêmes doivent tenir inviolablement leurs paroles, parce qu'ils sont en état de les exécuter, mais celui qui n'est plus à lui-même, comment donnera-t-il et gardera-t-il des paroles, puisqu'il ne peut répondre d'aucune de ses actions ? Ne vous mettez nullement [597] en peine de garder avec moi des paroles : je veux des effets. Si vous cessiez d'être à Dieu sans réserve et que vous fussiez inconstant, vous seriez alors une méchante girouette, qui seriez rebelle, et qui ne vous laisseriez plus conduire par le vent du Saint-Esprit. Laissez tout perdre et tout échapper. Contentez-vous d'être la girouette de mon divin petit Maître.

 Adam, avant son péché, ne voyait pas qu'il était nu : l'innocence ignore le bien et le mal ; c’est par le péché que l'on connaît que l'on est nu ; la parfaite innocence supprime toutes ces vues. Dieu met le Chérubin pour chasser Adam du Paradis terrestre, pour faire voir que la science du bien et du mal est opposée à la pure connaissance2 d'intelligence, qui vient de Lui.

1Ps 119, 5 : Hélas, que mon exil est long !

2On attribue l'intelligence ou la connaissance aux Chérubins. (Dutoit).

 617 [D.4.157]. Paix. Abandon. Dieu au-dedans.

 Je vous avais promis de vous écrire, mais il faut [m’]excuser dans ces temps-ci. L'un m'assure que je suis exilée, d'autres veulent et m'envoient dire qu'il n'y a rien contre moi. A cela, je n'ai rien à dire. Tout ce que je sais, c'est que l'on ne me peut ôter mon Dieu, ni ma paix qui est invariable.

 Je sens vos dispositions quelquefois un peu brouillées de doutes ; c'est à peu près comme vous êtes. Je vous prie de demeurer bien abandonné à Dieu : c'est dans l'abandon que vous trouverez votre force. Vous sentirez quelquefois votre misère, mais il faut un abandon sans réserve entre les mains de Dieu. Perdez plutôt toutes choses que de perdre votre abandon.

 Pour la dame que vous savez, ne lui dites rien autre chose que de lui apprendre à chercher Dieu dans son fond, à se tenir auprès de Lui, à retourner souvent en elle-même au milieu de ses occupations, à tendre continuellement à Dieu de cœur, à se conformer à toutes Ses volontés, et mille autres choses que Dieu vous donnera.

 618 [D.4.158]. 1688. S’unir en Dieu, etc.

On m'interroge sur mon livre1 et, quoique je l'aie abandonné et soumis à tout ce qu'on voudra en faire, protestant que je me soumets, moi et mes écrits, on ne laisse pas de poursuivre de m'interroger et je réponds ce que Notre-Seigneur m'inspire. Je suis quelquefois si étonnée de voir combien on est opposé aux voies intérieures que je ne sais où j'en suis ni ce que je dis.

 Je vous assure que votre âme m'est infiniment chère et qu'il n'y a point de jour où je ne m'immole pour elle à Notre-Seigneur : il n'y a rien que je ne souffrisse pour qu'elle soit à Lui sans réserve. Donnez-moi donc cette consolation dans ma douleur que vous soyez entièrement délaissé à Dieu sans nulle réserve. Je vous cherche quelquefois en [600] Lui, et c'est où je vous trouve souvent ; il ne tient qu'à vous que je ne vous y trouve encore davantage.

 Je suis prisonnière et toujours enfermée sous la clef, sans nulle communication ni au-dehors ni au-dedans qu'avec celle qui a la charité de me servir, mais rien ne peut rétrécir un cœur qui a trouvé Dieu, et rien ne peut le peiner, parce qu'il a partout ce qu'il aime et désire. Je souffre quelquefois à votre occasion, craignant que dans un âge si tendre vous ne vous écartiez de Dieu. Cependant je vous remets comme tout le reste entre Ses mains, sans cesser de Lui demander votre âme avec instance. C'est un grand bonheur d'être bien abandonné à la Providence : c'est le repos de la vie. 

Je vous recommande ma fille ; on ne veut pas même que je sache où elle est, mais il me semble que Dieu en aura soin. Quand je serais une criminelle condamnée à la mort, les ordres ne seraient pas plus rigoureux, mais tout cela ne sert qu'à nous unir davantage2.

1C'est le Moyen court et très facile de faire oraison. (Dutoit).

2Cette lettre correspond à la première période d’enfermement, en 1688 : « Le 29 janvier, enfermée seule dans une chambre … l’on m’arracha ma fille … l’on eut la dureté de défendre que l’on me dit nulle nouvelle d’elle … pour la vouloir marier par force » (Vie, 3.5.1).

 619 [D.4.159]. 1688.

 Cette action de M. m'a paru d'une lâcheté extrême ; elle n'a pas laissé de m'être utile, parce que plus je reconnais l'instabilité des créatures, plus on est serré et lié à l'Immuable. J'avoue que si votre cœur n'était pas plus ferme en Dieu que celui-là, j'en souffrirais davantage, mais je prie incessamment Notre-Seigneur de vous affermir dans Son amour, pur et vide de tout propre amour, et qu’Il soit Lui-même votre voie, votre vérité et votre vie. Que ne souffrirais-je pas pour l'obtenir ?

 Quoique je sois dans un lieu de bannissement, j'y trouve toujours mon Dieu, et toutes les prisons et les clefs avec lesquelles on m'enferme n'empêchent pas que je ne trouve des espaces infinis en Lui-même1. Plus il y a de croix, plus il y a d'union à Jésus-Christ, et par conséquent de joie et de liberté.

 Je vous avoue que ce n'est [602] qu'avec peine que je réponds aux interrogations que l'on me fait sur le petit livre qui fait et ma rétention ici et tout mon crime, car il me suffit que Dieu connaisse toutes choses. De plus, si je parle, je ne serai pas entendue. Je prendrais volontiers le parti du silence, parce que je serais en cela plus conforme à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que le pis qui puisse arriver est qu'on me croie trompée, et que m'importe ? Ne vaut-il pas mieux que je passe pour telle et imiter mon cher Maître ? Je lui dis quelquefois du fond du cœur, voyant la malice de la plupart des hommes : Judica me, Deus, et discerne causam meam2.

 Je vous assure que je ne vous oublierai jamais devant Notre-Seigneur. Je vous prie de continuer vos lectures, qui vous seront toujours utiles pour vous animer à l'amour de Jésus-Christ ; ne les quittez point, je vous en prie. Tant que vous continuerez à être petit, humble et abandonné à [603] Notre-Seigneur, j'espère beaucoup de votre âme, mais lisez toujours avec petitesse, vous laissant pénétrer de l'onction de la grâce et de l'esprit de foi et de vérité. J'espère vous revoir un jour et que Dieu, qui prend plaisir de diviser pour quelque temps, nous rassemblera pour Sa gloire. Vous me trouverez toujours en Lui, et c'est là que je trouve votre cœur pour lui parler le langage de mon Dieu.

 Adieu, mon fils, je vous recommande votre petite sœur. Je ne sais où elle est. Je vous prie de ne point travailler pour ma délivrance : il faut tout laisser entre les mains de Dieu. Etre captive dans Sa divine volonté m'est une agréable liberté.

1Cette lettre doit dater également de la première période d’enfermement en 1688. Le « petit livre » dont il va être question est le Moyen court, publié en 1685.

2Ps 42, 1.

 620 [D.4.160]. Des écrits et matières mystiques.

 La personne à qui vous avez écrit, monsieur, doit vous dire que la charité qui est le pur amour, n'a jamais été condamnée : on aurait condamné le Saint-Esprit et non pas l'homme, ce qui ne se peut. Pour ce qui regarde le petit livre en question, il a été condamné à la vérité par trois évêques, et je sais que cette personne s'y est soumise, mais non point comme s'il contenait des erreurs, ce qu'elle a toujours soutenu n'être pas, au péril de sa vie ; mais elle a bien compris que ses termes pouvaient n'être pas bons et assez corrects, et il est de l'humilité chrétienne de se soumettre à toute condamnation qui ne regarde que les termes ou la personne particulière. Il n'était point question alors des livres dont vous parlez : il n'y a jamais eu aucune condamnation portée contre eux, mais si cela était, je ne doute point que cette personne ne fît la même soumission qu'elle a faite, ainsi que je l'ai lue ; que, comme elle ne savait pas la valeur des termes, elle était très fâchée de s'être servi de termes [605] qui, n'étant pas assez nets et assez corrects, ont pu embarrasser les personnes peu instruites de ces voies.

 Il n'est point vrai qu'on ait condamné les mystiques parce qu'il y a entre eux plusieurs saints, dont non seulement les personnes, mais même les écrits ont été canonisés. Il n'y a point d'apparence que l'Eglise [ne] condamne jamais cette doctrine qu'elle a si fort approuvée et qui a été le caractère particulier de tant de saints, entre autres les anachorètes. Qu'auraient-ils fait, ces grands saints, dans leur solitude, sans l'oraison et le pur amour ? Ils agissaient uniquement pour Dieu puisque, n'ayant aucun témoin de tout le bien qu'ils pouvaient faire, Celui seul pour l'amour duquel ils le faisaient en était aussi le seul témoin ?

 Pour ce que vous dites de la contradiction, il est vrai que la vérité ne se doit jamais contrarier dans les choses essentielles, et si vous lisiez tous les auteurs mystiques, vous y verriez l'uniformité entière, quoique en des termes différents. Tous ceux qui ont paru inspirés de Dieu n'ont [606] pas écrit sur les mêmes matières et sur les mêmes sujets : les uns n'ont été appliqués qu'à la conversion des pécheurs, et d'autres les ont menés par une voie plus parfaite. Je crois que ce n'est point aux simples instruments à s'embarrasser pour laquelle de ces voies Dieu leur fait écrire ; ils se contentent d'écrire dans le moment présent ce qui leur est donné, et comme ils sont poussés par l'Esprit de Dieu, ils ne doivent point chercher, mais écrire sans retour ce qui leur est donné dans le moment présent. S'ils en usaient autrement, ils se rendraient indignes d'être un instrument en la main de Dieu. Tout ce qui est à craindre est de mélanger l'esprit naturel avec les lumières de l'Esprit de Dieu ; mais une personne qui se compte pour rien, qui ne s'attribue rien, qui est aussi contente, quand elle écrit, que ce soit pour le feu comme pour la presse, est ordinairement à couvert de ces méprises ; mais lorsqu'on se regarde soi-même ou que l'on veut quelque chose pour soi, l'illusion est à craindre. Le bon Esprit porte toujours à la [607] désappropriation, et non pas à se faire valoir.

 Mais deux personnes peuvent avoir toutes deux le bon Esprit et ne pas écrire les mêmes choses, parce que Dieu fait écrire selon les temps et selon les besoins. Nous avons un grand exemple de cela dans l'Evangile : saint Jean Baptiste, cet homme si divin, canonisé de la bouche de Jésus-Christ même, n'enseignait que les pécheurs et n'a baptisé qu'avec l'eau, qui était une simple purification extérieure. Jésus-Christ a donné une autre doctrine et un autre baptême : celle de Jésus-Christ était une doctrine de la pauvreté d'esprit, du renoncement à nous-mêmes, de l'amour parfait, soit envers Dieu, soit envers le prochain, de l'union, de l'unité, de la consommation en un. Il a voulu qu'on baptisât au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Jésus-Christ était-il pour cela contraire à saint Jean, Lui qui disait : Pour moi, je vous baptise avec l'eau, mais il en vient un autre après moi qui vous baptisera dans le Saint-Esprit1 ? [608] La personne dont vous me parlez a dit elle-même qu'elle n'écrivait pas beaucoup de choses dont le monde n'était pas alors capable, mais qu'il viendrait d'autres personnes dont Dieu se servirait pour cela.

 La matière de l'intérieur est quelque chose de si grand que, quoique Dieu en ait fait dire dans ce siècle, il est à croire qu'on en écrira dans la suite beaucoup davantage, et plus profondément. On découvre toujours dans la nature quelque chose de nouveau que nos anciens n'y avaient point remarqué ; comment ne découvrira-t-on pas plutôt, dans l'immensité et la variété des opérations divines, mille choses qui paraissent nouvelles à ceux qui ne se sont point appliqués et tournés de ce côté-là, et qui sont aussi anciennes que le monde ?

 Il y a dans l'intérieur des choses essentielles et des choses qui ne sont qu'accidentelles, que l'on nomme dons gratuits : par exemple, une personne parlera sur l'avenir et dira des choses selon qu'elles les entend, car les paroles de Dieu, dès qu'elles sont médiates et articulées, ont des sens que nous ne concevons pas ; d'autres, disant les mêmes [609] choses, les disent pourtant comme contraires et se trouvent [néanmoins] réunis dans la vérité : [cette différence vient] de ce que les uns se sont trop attachés aux paroles et que les autres ont suivi sans paroles l'Esprit moteur. Comme ce n'est pas là l'essentiel, arrêtons-nous au fond des choses, et laissons-nous à l'Esprit de Dieu, qui fera tout effectuer dans Son temps selon Sa divine volonté. Celui qui mesure ou détermine le temps, se trompe ordinairement, parce que Dieu donne la vue des choses sans marquer le temps, et lorsque le temps est préfix2, c'est ordinairement l'esprit naturel qui ajoute du sien. C'est pourquoi quand Jésus-Christ enseigne à Ses Apôtres que le règne de Dieu devait venir, l'esprit curieux des Apôtres les porta à demander à leur Maître quand cela devait arriver ; il leur répondit que le temps et les moments n'étaient connus que du Père3. Il est certain que mille ans devant Dieu sont comme le jour d'hier4. Celui qui écrit dans la [610] simplicité de son cœur et sans se regarder soi-même, écrit simplement ce qui lui est donné sans se mettre en peine si cela arrivera ou non.

 Il est certain que le règne intérieur de Dieu dans les âmes et le renouvellement dans toute l'Eglise a été prédit depuis le temps des Apôtres jusques à nous, à ce que l'on m'a assuré depuis quelque temps, et c'est une tradition constante ; après cela, Dieu fera Son œuvre quand et comment il Lui plaira. Tout ce que nous devons Lui demander, c'est que Son Règne arrive, non parce que nous avons dit qu'il arriverait, mais uniquement afin qu'Il en soit glorifié. Que tout ce qui est d'humain en nous périsse, pourvu que Dieu règne, même à nos propres dépens : cela suffit.

 Mais on ne connaît point assez Dieu, et comme on ne L'aime point pour l'amour de Lui-même et de la manière qu'Il mérite d'être aimé, on se regarde et on se compte pour quelque chose : c'est ce qui fait nos hésitations. C'est à Dieu même à nous instruire par Son onction, car il est [611] écrit que l'onction nous enseignera toute vérité5. L'Esprit de Dieu se fait goûter au fond du cœur. Le raisonnement entre dans l'esprit, mais l'onction seule du Saint-Esprit peut pénétrer jusqu'au cœur ; et c'est là Son langage, qui éclaire les plus aveugles, lorsqu'ils veulent bien se laisser à cette onction et ne pas la combattre.

Vous êtes trop éclairé, monsieur, pour qu'il soit besoin de vous en dire davantage là-dessus, mais j'espère que quiconque lira, avec petitesse et avec un vrai désir de s'édifier, les écrits des mystiques, n'y trouvera rien qui ne remplisse son cœur. Je n'en dis pas de même de la tête. Croyez-moi entièrement à vous en Notre-Seigneur.

1Mc 1, 8.

2Préfix : fixé d’avance, déterminé. (Littré).

3Mt  24, 3 et 36.

4Ps 89, 4.

5I Jean  2, 27.

 621 [D.4.161]. Amour de la nudité. Horreur de l’appropriation.

 Puisque vous voulez savoir ma disposition, je vais vous la dire, mon Maître le voulant bien. Ce n’est pas que je vois en moi ni misère ni mal, je ne vois aussi aucun bien : il me semble que je suis comme ce qui n’est plus. Je ne me trouve aucune humilité, mais je trouve en moi un poids qu’on y met et que je n’y mets pas, ce me semble, qui me ferait mettre au-dessous des démons pour satisfaire à Dieu pour les usurpations des hommes, en sorte que la moindre attribution me serait un enfer. Je suis bien éloignée de penser que Dieu ait fait par moi de grandes choses ; cela me paraît très loin et très passé. Je n’en serai pas moins prête à servir aux desseins de Dieu, mais plus éloignée que jamais de m’en rien attribuer, non par quelque conviction ou par humilité, mais par mon propre état, qui se trouve toujours plus approfondi et séparé de soi, joint à cela une démission d’esprit et de volonté si entière que je recevrais la correction d’un enfant. Loin que je fusse peinée pour cela de tous les maux qu’on me dirait être en moi, je les croirais sans peine et sans retour, dans une simplicité qui augmente chaque jour.

 Je n'ai pas la moindre peine, par exemple, d'être livrée, quoique je ne me livre point. On dit que N. a dit que j'avais sur cela des transes et des frayeurs ; si Dieu l'avait permis, cela serait, et je n'en aurais point de peine ; mais cela n'a point été, et je ne sens ni cela, ni abandon, car il y a longtemps que je ne le vois plus. Je porte ceci sans le porter, et sans faire attention si c'est nonchalance, abandon ou autre chose. Je ne sais pas si vous m'entendrez.

 Je vois plus que jamais l'amour-propre de la créature, mais les âmes qui le sentent, qui s'en défient et qui sont fidèles à leur degré, ne me font point de peine. Les manquements, les infidélités des âmes avancées me font bien plus de peine, sans peine de réflexion ; par exemple, je connais que N. et N. se faisaient mille peines qu'ils disaient d'impression, et que j'ai fait voir être des peines d'infidélité. Ils ne veulent pas en tomber d'accord, car, quoique leurs défauts  [614] crèvent les yeux, ils ne les veulent pas voir : cela me paraît bien éloigné de l'Esprit de Jésus-Christ.

 Pour vous, ma très chère, défiez-vous du penchant secret que vous avez d'être quelque chose dans l'estime des bons et des amis, car c'est la peste. Mais ne vous étonnez pas de ne point sentir d'humilité : l'humilité ne se sent point. Retenez seulement ceci de moi, et oubliez tout le reste, que tout ce qui vous fait être quelque chose sous le meilleur prétexte du monde, est pour vous le diable. La véritable charité et le pur amour ne se trouvent que dans l'anéantissement parfait, et cet anéantissement parfait ne s'opère que par la désappropriation générale.

 Qui est-ce qui n'a pas de propriété et dans l'esprit et dans la volonté ? Y a-t-il une plus grande propriété que de demeurer ferme dans son sens, de préférer ses lumières en toutes choses, d'user même de mensonge et d'artifice pour faire sa volonté ? On dit que l'on n'est plus propriétaire de la vertu, et on le veut être du vice, de l'aheurtement1 à Son [615] esprit et à Sa volonté ! J'aimerais mieux, puisque l'on veut être propriétaire, qu'on le fût du bien plutôt que du mal. Il n'y a presque point de pur amour dans nos cœurs. Il n'y a point de pure souffrance, car on exagère ses peines.

 Prenez dans tout ceci ce qui est de Dieu, et si vous m'y trouvez, rejetez-moi bien loin. Ne raisonnez point de moi comme croyant que je me donne quelque sentiment, mais comme étant plongée dans l'abîme de la désappropriation, au-dessous des démons, pour réparer les usurpations des créatures : les miennes sont du nombre.

 Si les enfants savaient à quoi leur qualité les engage, ils fuiraient, plus que l'enfer, la moindre appropriation et le moindre rapport à soi. Tous les enfants, grâce à Dieu, connaissent ce langage, mais où en est la pure et réelle pratique ? Quoi ! Vouloir être quelque chose devant Dieu dans son propre esprit, et désirer de l’être dans l’estime des hommes ! Ô horreur des horreurs! Si je pouvais graver ceci dans vos cœurs avec le burin, ô que je le ferais de bon cœur ! Faut-il que la persécution donne aux enfants de mon divin Maître de la fausse sagesse, des vues de prudence ! faut-il que les enfants veuillent entre eux une primauté de grâce et d'avancement ! je vous dis en vérité que les premiers seront les derniers, et les derniers les premiers.

1Aheurtement : attachement opiniâtre à un sentiment, à une opinion. (Littré).

 622 [D.4.163].

Sans la maladie, monsieur, je me serais donné l'honneur de vous écrire (je suis mieux quoique encore au lit). Je le fais à présent pour vous offrir la maison du petit Maître dans laquelle j'habite, et quoiqu'Il soit pauvre Lui-même, vous ne manquerez point des choses nécessaires. Usez-en donc, monsieur, comme de votre patrimoine, puisque tout ce qui Lui appartient appartient à Ses enfants. Je me ferai un vrai plaisir de partager avec vous ce qu'Il nous donne en Sa pauvreté. Vous ne verrez dans Sa maison rien d'éclatant, mais la simplicité, la faiblesse et l'enfance. Comme je suis persuadée qu'en imitant les Mages, vous ne vous scandaliserez pas de Sa pauvreté et de Son enfance, je vous invite à venir dans Sa maison.

 J'ai reçu votre bonne lettre, qui m'a fait un très grand plaisir, y [619] remarquant la disposition de votre âme au milieu des afflictions les plus fortes. Ô mon cher monsieur, celui qui goûte la croix, goûte et aime sûrement Dieu, vu qu'Il dit à Pierre qu'il n'avait pas le goût de Dieu puisqu'il n'avait pas le goût de la croix1.

1Mt  16, 23.  

Lettre d’une paysanne.

 623 . « D’une paysanne » à Madame Guyon.

Anéantissement du moi de l’âme ; règne du pur Amour.

Il1 n’est pas possible de pouvoir exprimer l’abîme des maux dans lesquels je me sens précipitée : ce serait temps perdu de se vouloir mêler d’en dire quelque chose. Il faut, ô âme, puisque tu es engagée en un chemin si étroit et si difficile, que tu en [170] surmontes toutes les difficultés, ne te trouvant plus en état de retourner sur tes pas, ne connaissant plus de chemin ni de sentier que pour te conduire de précipice en précipice. Ô que le chemin est rude, et fatigant, et dépouillé de toutes choses ! C’est un désert tellement écarté que l’âme est en état de périr de moment en moment ; elle ne peut espérer de secours, elle ne rencontre point de guide qui lui puisse monter un chemin si perdu, elle n’expérimente de toutes parts que des désespoirs ; elle soupire, elle gémit, elle se plaint. Mais, ô âme, à qui adresses-tu tes plaintes, puisque tu ne peux appeler ni Dieu ni les hommes à ton secours, ni le ciel, ni la terre, ni les animaux ? Tout est bandé contre moi. L’âme dans un si grand délaissement n’a autre ressource qu’au désespoir qui la porte à des imprécations contre son être et sa vie tant de l’âme que du corps. Il semble qu’elle veuille maudire les choses qui servent et soutiennent son être et sa vie, et elle dit plusieurs fois en soi-même : « Que le ciel ne tombe-t-il sur moi pour m’écraser ! Que la terre [171] ne m’ensevelit-elle ! Que ne suis-je au fond des abîmes ! Malheur dix mille fois à mon être ! Vie malheureuse, puisque je n’y puis rien faire de ce qu’on y doit faire ! »

Toutes ces plaintes que l’âme fait, ne sont point causées par la douleur d’être dans un état si effroyable, parce que si elle était fâchée d’être dans cet état si opposé à toute sorte de biens, ce lui serait un soulagement, comme aussi si elle ressentait quelque chose en elle qui voulût le bien, lorsqu’elle n’y croit voir que le mal : cela lui serait une petite retraite. Mais bien loin de trouver ce petit rafraîchissement, tout est contraire en elle-même à elle-même, tout se plaint de son malheur ; et ses imprécations sont comme un dépit et une rage contre les maux, parce qu’ils ne viennent point fondre sur elle en plus grande abondance. Quand elle dit qu’elle est malheureuse, c’est en disant : « Que mille fois plus de malheurs me viennent attaquer ! Que toutes les malédictions tombent sur ma tête ! »  Et son plus grand mal est de n’en avoir pas assez. Elle se porte avec tant [172] d’impétuosité et de véhémence au comble de tous les malheurs que l’ombre même du plus petit soulagement lui paraît plus insupportable que l’enfer. Cette avidité que l’âme ressent pour se plonger d’abîme en abîme des plus grands maux n’est pas un amour ni un désir de souffrir : ce serait un bien où elle pourrait trouver du secours dans sa grande peine, misère et pauvreté. Mais, comme j’ai déjà dit, c’est par un désespoir et un dépit qui la portent à se précipiter et à rejeter tout secours, de quelque part qu’il puisse venir, de sorte qu’elle n’est plus capable d’entendre aucune raison sur tout ce qui la concerne, et rien ne peut lui faire impression. Enfin elle ne voit ni n’expérimente que des effets et des marques de réprobation, sans ressentir aucune peine, crainte, ni appréhension sur le péril où elle se trouve, au contraire : une avidité plus grande de se perdre. Et lorsqu’on me dit de prendre garde à moi, j’expérimente en même temps une disposition comme de périr plutôt que de quitter prise ; et si quelqu’un disait à [173] l’âme : « Prends garde, tu es sur le point de périr », au lieu de craindre, elle se porterait avec plus de vitesse dans le péril et au précipice.

O que le chemin est rude et difficile, où l’âme se trouve dans l’impuissance de pouvoir se détourner, ni se porter à aucune chose qu’au péril et au désespoir de toutes parts ! Ô mon Dieu, qu’au temps passé il m’était facile de fuir toutes choses, ou plutôt, il m’était impossible de ne pas tout fuir, parce que j’étais pénétrée de la vérité de Votre tout, dont l’expérience me suffisait ! Je ne pouvais m’adresser à aucune créature pour aucun besoin ni du corps ni de l’âme, parce que l’expérience de Votre Providence divine me faisait reposer en Vous. Je désespérais tout des créatures, et je n’espérais qu’en Vous seul, le néant de toutes choses me tenant arrêtée en Vous comme en mon Tout et au seul être. Mais hélas ! je ne puis plus tourner ni d’un côté ni d’un autre ! Je désespère du côté de toutes les créatures, et je ne puis espérer en Vous ! Le néant et le mensonge de tout ce qui n’est pas Dieu [174] fait que l’âme ne peut se tourner de ce côté-là, comme n’étant pas le véritable bien ; et elle ne peut aspirer ni tendre à un autre bien, si elle ressent des besoins tant intérieurs qu’extérieurs : point de milieu que le désespoir, parce qu’elle n’a point d’autre disposition que de s’écarter de tout secours.

Je me trouve comme une excommuniée, rejetée de la société des hommes et de toutes les manières ordinaires d’agir comme les autres, sans pouvoir faire autrement, ni même le vouloir, ne trouvant aucun secours en moi-même, non plus qu’au reste. Il ne suffit pas de tout risquer, mais de tout perdre en effet, sans jamais en retrouver une petite pièce. Je ne sais pas si le bon Dieu me permettra de dire un jour toutes les circonstances de cette perte.

O pauvre âme, que le malheur à quoi tu es réduite et livrée est grand, puisqu’il te faut perdre jusques au souvenir des fautes mêmes ! Encore bien que tu en ressentes les effets, tu ne peux y chercher du remède. Ô que l’âme se trouve engagée, en ressentant [175] les blessures de ses imperfections, qui sont souvent très notables, sans pouvoir les regarder ! Il faut passer sur tout cela, écraser son âme sous ses pieds, et ne la pouvoir regarder. En quel état peut-on croire qu’est réduite une âme lorsqu’elle se sent comme toute abandonnée, et ne trouve chez elle aucune chose qui vienne à son secours, ni qui lui tende la main pour la tirer de là : au contraire, on voudrait la plonger dans un plus grand précipice s’il s’en rencontrait, et on la pousse comme au travers des couteaux et des rasoirs, sans la vouloir laisser respirer ni demander pardon à Dieu ? Si elle crie : « Je suis perdue », on lui répond : « Qu’importe ! Passe toujours ton chemin. » C’est comme un homme qui est emporté par un orage et qui viendrait à tomber sur des cailloux où il se blesse extrêmement ; il ne veut pas plutôt regarder l’endroit où il s’est blessé, et ce qui l’a blessé, qu’il vient une autre bourrasque qui l’emporte plus loin et ne lui donne pas le loisir de regarder ses blessures ; c’est assez qu’il les sente sans espérer du secours.

O vie, que tu es rude dans la [176] mort de toutes choses ! Comment pouvoir vivre, ô âme, puisque tout est mort pour toi ? Être vivante, et n’avoir rien pour vivre ni pour subsister ! Tu ne peux mourir, et la vie t’est entièrement ôtée. Vivre, et être privé de l’usage de la vie, ha ! que cela est rude ! A quoi tendent les gémissements que tu fais en la prison de ton corps, puisque tu ne peux avoir aucune tendance pour aucune chose, ni recevoir aucun secours ? Tu es comme une orpheline qui n’a ni père ni mère, et qui est chassée de ses parents, toute nue, et sans que tu puisses trouver personne qui te veuille retirer ni qui ait pitié de toi. Ô que ta pauvreté est extrême, et que ta bassesse est profonde ! Ô que ne puis-je exprimer quelque chose de cet état comme je le connais, du tout dans le tout, du rien dans le rien, et du néant dans néant ! Ô vérité du tout, et vérité du rien, combien m’êtes-vous véritablement découverte ! Mais il faut demeurer là, ne pouvant jamais tout dire de cette vérité.

L’âme étant toute bassesse et pauvreté par elle-même et en elle-même, et Dieu l’ayant disposée par Sa miséricorde [177] à recevoir Ses dons, Il l’enrichit de Ses trésors, Il l’anoblit et l’élève autant qu’il Lui plaît. C’est de cette manière que vous en avez usé par l’excès de Votre amour à l’égard de mon néant. Vous l’avez prévenu de Vos grandes miséricordes, et l’avez rempli de Vos grâces avec une extrême profusion. Vous aviez fait quelque chose de ce néant par la plénitude de Vos dons. Mais, ô seule Vérité, comme Vous êtes le seul qui êtes toutes choses, ce quelque chose que Vous aviez fait par Vos grâces de ce néant, était opposé à Vous, parce que toutes les grâces étaient dans le néant, où aucun bien ne doit loger, mais en Vous seul. Tous les dons et toutes les faveurs étaient pour détruire tout le mal qui était en elle, et faire un anéantissement de l’opposition au bien, pour n’y laisser que le bien de la grâce. Mais, mon Dieu, tout ce qui est quelque chose et qui n’est pas Vous seul en Vous-même, est contraire à Vous-même ! Il a donc fallu que comme Votre grâce a été envoyée pour anéantir le mal en l’âme, et y laisser le bien que cette même grâce communique, [178] Vous y soyez [ensuite] venu Vous-même pour faire un anéantissement de Votre grâce2 et de tous les biens qui étaient renfermés en elle. Votre grâce lui a été envoyée pour l’anéantir au mal et à toutes les choses terrestres, et Vous venez Vous-même pour l’anéantir à Votre grâce et à tous les biens spirituels. Vous en aviez fait quelque chose par Votre grâce, mais par Vous-même, vous en avez fait un rien ; par Votre grâce, Vous l’aviez enrichie, et par Vous-même, Vous l’avez appauvrie ; enfin, par Votre grâce, Vous l’aviez élevée et anoblie, mais par Vous-même, Vous l’avez abaissée et [avez] renversé toute sa fortune. Si votre grâce a été envoyée pour la tirer du néant du péché, Vous venez Vous-même la tirer du néant de Votre grâce, c’est-à-dire, de l’assurance et de l’appui qu’elle trouvait en cette même grâce.

O pauvreté inconcevable de l’âme ! Ne semble-t-il pas que Votre divine conduite, ô divin amateur de Vous-même, soit contraire au passé ? Vous l’avez remplie de vos biens et [179] de votre secours sans lesquels elle ne pouvait subsister, et maintenant Vous l’avez réduite en une si grande et si extrême pauvreté que Vous ne lui avez pas seulement laissé l’ombre du bien ; et tout ce qui peut être dit, abandon de Dieu, délaissement, sécheresses, ténèbres, n’exprime rien du délaissement de l’âme. Ce n’est rien de tout cela : c’est quelque chose incomparablement de plus pauvre et de plus bas.

On me demande si l’âme souffre ; je ne sais que répondre, parce qu’étant dépouillée de l’honneur et du bien de la souffrance, elle ne sait pas si elle souffre. Elle est dans un désert si affreux et si terrible qu’il n’y a ni champs ni bois ; elle n’y voit ni ciel, ni terre, ni soleil, ni étoile ; il n’y tombe aucune rosée, il ne s’y rencontre pas une petite goutte d’eau pour se rafraîchir et désaltérer sa grande soif. Ce n’est encore rien dire de sa pauvreté, de son malheur ; et de quelque côté qu’on le veuille prendre et regarder, on n’y peut voir que sa perte.

Mais il semble, ô âme, qu’on t’a crevé les yeux pour ne pas voir [180] tout ce qui te concerne, et principalement ton bien, et l’on ne te laisse un peu de lumière que pour te jeter dans le précipice. Tu es délaissée de Dieu, tu es délaissée de toi-même et de toutes les créatures. Tu es rejetée de Dieu comme une excommuniée ; et si tu t’en veux plaindre à toi-même, il n’y a rien en toi qui ne veuille ton excommunication et qui ne s’oppose à ton bien. Et quand on te fait voir l’état de danger où tu es, « J’en suis bien aise, dis-tu, je suis obligée d’avouer que je suis pire que les démons, qui ne peuvent pas faire le bien ni le désirer ; je n’en fais point aussi ni n’en peux désirer ; mais au contraire, il semble que ma volonté soit affamée de tous les maux, et [soit] une fermeté de volonté à vouloir périr sans miséricorde ; et tant plus on me fait connaître mes maux, tant plus je suis insensible, et arrêtée à me vouloir encore plus de mal. » Ô divine justice ! frappez sans aucune miséricorde : je mériterais d’être entièrement excommuniée et rejetée des sacrements ; si je ne la suis d’effet, je la suis [181] par disposition, et par la faim que vous m’avez donnée de tout perdre pour votre amour.

O unique et seul Amour de mon cœur, tout est terminé en vous sans qu’il y ait plus d’autre sujet que vous-même dans le centre de vous-même ! Ô centre du pur Amour, vous convertissez tout en vous-même, toute l’âme et le corps, comme le centre de votre amour. Oui, ô divin Amour, tous mes os sont convertis en vous ; et il n’y a néanmoins ni ardeur, ni ferveur, ni tiédeur, ni rien d’animé, mais un repos et un centre d’amour. Toutefois, tout y est ardent sans ardeur, tout y est fervent sans ferveur, tout y est employé sans se mouvoir.

O repos adorable de l’amour divin ! Vous n’êtes occupé que de votre repos. C’est là votre seule affaire que de vous reposer en vous-même sans être interrompu. Ô divin Amour ! C’est mille fois plus. Vous que je ne le peux exprimer ni qu’on ne le peut concevoir. C’est vous, mon Amour, qui subsistez en moi ! Mais que dis-je, quand je dis « moi » ? Il n’y [182] a plus de moi. On me peut demander qui me peut assurer que c’est vous qui subsistez seul en moi ? Je dis que, quant à moi, c’est une chose à part que toutes les dispositions de l’âme et tout ce qui s’y passe : c’est une chose de quoi je ne me mets pas en peine, et ne prends plus de connaissance ; et je ne sais pas quel esprit la gouverne ; je ne sais non plus de nouvelles de ce qui se passe en l’âme que comme je sais des nouvelles de ce qui se passe en la maison du Grand Turc. Il ne me reste que le seul Amour qui m’apprend une vérité de laquelle je ne puis douter, et tout ce que l’on me peut dire à l’avantage et au désavantage de l’âme, ne m’est rien. Je n’entends pas ce langage, ni je ne peux regarder en quel équipage elle peut être. L’amour tient lieu de tout, il ne m’apprend autre chose que la vérité, qui est au-dessus de moi et [183] hors de moi.

Oui, Amour, tout ce que l’on me peut dire regarde l’âme, et vous m’avez chassée hors d’elle. Vous y tenez lieu de tout, et je ne puis m’arrêter en aucun autre objet qu’en vous seul. Ô divin Amour ! Vous êtes tellement seul que je ne sais pas si j’ai une âme. Mon unique et pur Amour a délaissé et oublié l’âme : il n’y a temps et lieu que pour lui. Je me soucie autant de toi, ô âme, comme d’une paille, et je ne veux pas te faire tant d’honneur que de regarder si tu vas à droite ou à gauche. Je te dirai pourtant, pour ta consolation, qu’il y a quelques jours que mon Amour te cherchait, ensuite de ce que l’on m’avait dit en me confessant qu’il fallait craindre de se tromper ; mais il n’a pu te reconnaître : à la bonne heure pour toi, car s’il t’avait rencontrée en quelque petit coin, dans un précipice, il t’y aurait plongée entièrement ! Et l’on ne me peut parler de ce qui te concerne que mon Amour ne prenne le parti de ce qui t’est désavantageux, et comme tout en colère, il cherche partout où est cette âme de qui l’on me parle. [184] Oserais-tu bien paraître à mes yeux ? Si tu es perdue, c’est un mal auquel je ne mettrai jamais remède. Je n’ai rien au cœur que ta perte, je ne sais ce que tu es devenue, je ne sais si tu as jamais été créée. Tu ne parais plus, mais c’est le souvenir qu’on me donne de toi en m’interrogeant sur ton intérêt, qui me donne cet appétit. Et je sens mon Amour acharné de ta propre perte ; et si je te rencontrais, en quelque endroit que ce fût dans un état le plus effroyable, ce me serait un sujet de joie et de contentement. C’est pourquoi mon Amour est résolu de ne jamais regarder l’âme sinon pour la précipiter si elle venait à paraître, de sorte que si l’on me demande si cette âme est à Dieu ou non, je puis répondre que je n’en sais rien, et cela m’est très indifférent : ce ne sont pas là mes affaires.

C’est vous, ô mon Amour, qui êtes mon affaire, et c’est vous seul que je sais. Je ne puis nullement [185] douter de vous. Ô divine pureté, tous les saints qui sont en paradis et tous les hommes qui sont sur la terre ne seront pas capables de me convaincre du contraire de votre vérité, dont je suis assurée par vous, ô mon divin Amour ! Cette assurance ne regarde plus l’état de l’âme, parce que, comme j’ai déjà dit, je ne sais pas ce qu’elle est devenue, mais elle regarde la vérité de Dieu en Lui-même. Et dans cette certitude, ma devise est de dire souvent : Ô combien Dieu est Dieu ! Hé, quel dommage de ce qu’Il n’est pas tout Dieu dans Ses créatures ! Ô qu’on ne me parle plus de l’âme ni de tout ce qui la concerne ! Je ne sais plus autre chose que mon Amour ; et il me semble que tout y est tellement Lui, qu’il y a une impossibilité morale de pouvoir plus regarder ni penser à son âme, mais bien à ce seul et unique Amour, et à cet objet de pureté.

Mais de dire ce qui occupe et comme l’on est occupé, c’est ce qui ne se dira jamais. Je n’ai rien de distinct ni de particulier : c’est un objet [186] où tout est un, sans aucune distinction ni discernement. Il n’y a rien en Dieu de particulier, tout y est un. Mais silence à toute expression ! Silence à toute intelligence ! Silence pour toute parole ! Je commence [cependant] de rendre compte de la vérité dont je suis certaine, qui est Dieu, et de Son divin amour, qui est tout mien et qui est tout moi, en disant que je ne puis rien dire. Et je finis en disant que je n’en dirai rien.

O mon seul Amour ! l’unique objet qui remplit mon cœur, qui est vôtre, comment tout autre amour a-t-il délogé de ce lieu, je dis même les amours les plus saints ? On me dit qu’il faut aimer le mépris, la vie abjecte, la pauvreté, mais, ô mon Dieu, mon divin et unique Objet, pour votre amour, que votre amour ! Les amours des mépris, de l’abjection, des croix et de tous les autres saints désirs, sont bons ; mais ce ne sont que des fourriers de l’amour tout pur et divin, qui sont envoyés devant lui pour lui préparer [187] son logis. Mais quand son logis est préparé, et qu’il vient lui-même en personne, tous les autres amours quittent la place : les petits valets de cuisine n’oseraient paraître devant votre divine Majesté. Il n’y a plus de temps que pour vous aimer, Amour divin. Il n’y a plus de place pour tous les autres amours, plus de place : tout y est rempli de vous. Tout est vous, et l’on y a bien d’autres choses à faire que d’aimer et savoir ce que c’est, que de mépris ni de louanges, de pauvreté ni d’abondance, si l’on souffre ou si l’on ne souffre pas : on a une autre affaire plus importante et qui ne laisse point de temps de reste, qui est l’amour de Dieu seul. Et il semble, ô seul Amour de mon cœur ! que comme par le passé vous avez voulu que j’aie cherché l’amour des mépris et que je les aie chéris,  maintenant que vous êtes venu vous-même, ce serait une infidélité de les rechercher ; il faut les recevoir s’ils se présentent, mais comme une chose qui ne nous touche plus. Il n’est plus permis même de les caresser : il semble que vous [188] entrez en jalousie de cet accueil, et que vous tiendriez cela à affront. Vous voulez qu’on ne les regarde que comme des étrangers, que l’on n’a jamais connus, et que tout amour se termine en votre seul amour.

 1« Lettre accessoire » au 16e discours du vol. 5 des Lettres chrétiennes et spirituelles éditées par Dutoit : « Cette lettre est d’une paysanne de la connaissance de Madame Guyon ».

2En tant que don que la créature possède. (Dutoit).


 

Index de noms propres et liste de termes spirituels.


L’index des termes spirituels courants conduit à un très grand nombre d’entrées (même en les limitant pour chaque terme à une seule entrée par page), rendant un tel outil inutilisable. Un choix sévère et raisonné d’entrées s’impose donc ce qui demande une longue étude (et celle de « quelques thèmes de la mystique guyonnienne », promise à la page 12 du tome premier de cette correspondance ne peut trouver place dans ce dernier tome, volumineux).

L’étude des thèmes spirituels, tels qu’ils sont développés dans ce troisième volume ainsi que dans une partie du premier volupe, peut utiliser avec profit la « Table des matières principales »  très détaillée qui figure à la fin du cinquième volume de l’édition Dutoit, pages 568 à 627.

Nous avons exploité notre indexation en la réduisant à la liste des fréquences d’occurrence couvrant les cinquante « termes spirituels » les plus fréquemment utilisés : une telle liste donne un avant-goût de l’esprit qui animait madame Guyon dans ses directions.

Pour chaque terme est indiqué le nombre de pages du présent volume où il apparaît au moins une fois. Ainsi le terme « cœur » apparaît dans presque la moitié des pages, tandis que le terme « enfer », apparaissant dans 20 pages, faible tribut à l’esprit du temps, ferme la liste.

A cette liste d’occurences nous adjoignons un index limité aux noms propres (on n’y trouvera cependant pas « Dieu » ni « Jésus-Christ » qui apparaissent trop fréquemment). Cet index est bref parce que l’éditeur Poiret, repris par Dutoit, a éliminé les indices de nature personnelle ou particulière.



Index des noms propres.




Liste d’occurrences par fréquences décroissantes :


Terme spirituel Nbre pages N°d’ordre

CŒUR 432 1

ETAT 336

MORT 232

ABANDON 230

GRACE 225

FOI 214

NATURE 190

RAISON 180

PAIX 165

VERITE 160 10

VOIE 160

MOURIR 144

COURAGE 141

AMOUR PROPRE 126

PERTE 120

JOIE 117

CREATURE 114

CHEMIN 111

ESPRIT 111

EXPERIENCE 110 20

AMOUR 100

CHARITE 86

PEINE 85

DETRUIRE 81

DESSEIN 75

SILENCE 75

ANEANTISSEMENT, ANEANTIR

74

NEANT 70

JUSTICE 66

LIBERTE 66 30

COMMUNICATION 65

DIEU 60

HUMILITE 56

SAINTS 55

SAINT PAUL 52

GOUTER 45

PROPRIETE 42

ABIME 40

RECUEILLEMENT 40

UNITE 38 40

MAITRE (PETIT) 36

CENTRE 30

JOB 30

SAGESSE 26

LARGEUR 24

FILS 22

SAINT JEAN 22

MALADIE 21

DESAPPROPRIATION 20

ENFER 20 50



Table des illustrations.

 

 

Figure 1 : Histogramme des lettres datées.

 

 Cet histogramme couvre la plus grande partie de la vie de Madame Guyon, comprise entre 23 ans et 69 ans (soit de 1671 à 1717). On note l’absence de lettres pendant de longues périodes. Dix années seulement livrent plus de vingt lettres dans l’année : 1688-1690 (Fénelon), 1693-1695 (Chevreuse), 1697 (« petite duchesse » de Mortemart), 1714-1716 (disciples de la période de Blois).

 

[On place ici la figure du fichier : « Histogramme.xls selon la disposition donnée par le fichier : « Figure 1 Histogramme.doc » ; noter la mise en place de noms des correspondants principaux et l’ajout des années en abscisse ; on placera les années au-dessus des noms ! ]

 

 

Figure 2 : Lettre autographe.

Cet autographe constitue le début de la lettre à l’archevêque Colbert de Rouen : « C’est souvent où le péché a abondé que la grâce surabonde… », transcrite dans ce volume sous le n° 34.

 

[On place ici la figure issue de l’image : « p1lettre33Colbert.jpg »

 

Figure 3 : Maison à Blois.

La « Capitainerie du château de Montmorency »  est probablement la maison qui fut occupée par madame Guyon pendant ses douze dernières années passées à Blois, à l’adresse « rue Nicolas » (devenue aujourd’hui la « rue Jean Bernier » partant de la « place des Lices » située à l’ouest et tout près du château royal). Des informations complémentaires figurent dans la première note à la pièce n° 644 qui termine cette édition.

[on place ici la photo « maison.jpg » (en enlevant les bandes noires !) ] 

Table générale des lettres figurant dans les trois volumes de la Correspondance.

Cette table générale permet de retrouver facilement une pièce dans les trois volumes de la Correspondance de Madame Guyon. Elle identifie en effet chaque pièce par son destinataire par sa date lorsque cela s’avère possible, parfois par un résumé succinct et, dans tous les cas, par son début ou incipit. Nous indiquons le plan des volumes en rappelant en italiques les présentations et annexes. Nous indiquons à l’aide d’astérisques  les numéros  de pièces jugées particulièrement intéressantes du point de vue spirituel.

 

[On place ici le fichier « Table générale février.doc »]

 

Distribution de l’ensemble de la correspondance.

 

L’ensemble des trois volumes de la correspondance active et passive (ainsi que de rares lettres entre tiers) représente 1571 lettres, dont 951 sont datées et 620 ne le sont pas. 86 témoignages (Protestations, Ecrits spirituels, etc.) complètent les lettres.

Les lettres datées se répartissent successivement par destinataires : directeurs, Fénelon, Chevreuse, la duchesse de Mortemart, les disciples de la dernière période à Blois. Les lettres non datées doivent très probablement s’ajouter proportionnellement.

 

On obtient la succession suivante par destinataires :

61 lettres représentent la direction reçue par la jeune Madame Guyon sur dix années environ (1671-1681, cette dernière date correspondant à la mort de Bertot suivie du départ de France), soit une moyenne de 6 lettres par an,

22 lettres adressées à ses enfants ou échangées avec Lacombe, incluant également des témoignages sont tout ce qui nous reste de la période des voyages, dont seulement 14 de Mme Guyon,

212 lettres (sans compter les poésies, dont l’origine est peut-être douteuse) couvrent la correspondance avec Fénelon, sur une période de 2.3 années (octobre 1688-décembre1690),

11 lettres sont tout ce qui nous reste des deux années suivantes,

341 lettres couvre surtout la correspondance avec Chevreuse, sur une période de 3 années (février 1693-décembre 1695),

20 lettres sont tout ce qui nous reste de l’année 1696,

86 lettres couvrent la correspondance avec la « petite duchesse » de Mortemart, sur une période de 1,5 années (janvier 1697-mai 1698),

147 lettres couvrent la dernière période à Blois, sur une période de 3,5 années environ (1714-juin 1717).

A ces lettres, en général précisément datées, s’ajoutent l’ensemble  non daté du dernier volume (ainsi que ses rares lettres datées).

 

La première figure (v. la Table des illustrations qui suit) est l’histogramme par années de la correspondance complète active et passive disponible. La durée totale des périodes « pleines » représente 85% du total et couvre seulement 11 années, ce qui s’explique par les pertes (en particulier lors de la période des voyages), par les prisons interdisant les correspondances et par une longue période de silence au début du séjour à Dizier puis Blois (1703-1713).

Correctifs de la Correspondance (incluant la pièce 80 du tome I) et de la Vie. 8 dont

On place ici le contenu du fichier « correctif février.doc »

(Il est reproduit ci-après mais sa mise en forme est ici imparfaite)

 

Cette section porte sur les deux premiers volumes de notre édition critique de l’ensemble des textes, publiés chez Honoré Champion, permettant de mieux connaître la vie de Madame Guyon et son exemplarité mystique : La Vie par elle-même et autres écrits biographiques (Collection « Sources classiques », n° 29), Correspondance I Directions spirituelles, Correspondance II Combats, Correspondance III Chemins mystiques (Collection « Correspondances », n°3, 8, 11).  

Nous remercions tout particulièrement monsieur Noye qui a relevé des erreurs ou des omissions affectant le premier volume de la Correspondance, et qui a relu les épreuves du volume suivant, source essentielle pour qui veut connaître la période publique où Madame Guyon, en relation directe ou indirecte avec de nombreux correspondants, anime la défense du cercle quiétiste.

 

Correctifs de Correspondance I Directions spirituelles :

 

Nous faisons suivre cette liste de la réédition de la pièce « 80. Sentiments de Madame Guyon. 1688 », très beau « monument en ruines », maintenant restauré grâce à monsieur Noye.

Page Ligne       texte corrigé (avec explications complémentaires s’il y a lieu, ces dernières à ne pas reporter).

036  11            en me faisant (omission).

037  13            écrivait-il

115  10            [h]onestas

216  14            Fénelon peu avant le 3 octobre 1688

        34            Lorsque l’on a

        35            espèces

217  29            aie conduit

218  06            presque que rêver

219  11            en me faisant (omission)

220  08            fut précepteur du duc

        09            à 1697

223  17            Guyon (36)

251  29            p. 367, infra, p. 585.

284  34            p. 91 - 94. Le deuxième alinéa manque chez Masson.

340  15            Je comprends

342 note 1      fut

345  21            Quinze-vingts

415  note 2      en exerçant (et non pour).      

477  25            jusques aux

        35            passiveté (et non passivité).

479  09            14 fé[vrier] 1690. (ajout de l’année).

480  16            N. (parlant de vous) que

        note 3      Le chanoine J. J. Boileau

483  07            fidélité. Vous (ajout).

484  14            aperc[ev]iez (crochets).

        19            parce [que,]de même (que : notre ajout).

35            seriez [51r°] bien (inversion, au lieu de : seriez bien [51r°]).

485  01            étrangement étroit 1

1 Matthieu, 7, 14. (ajout de la référence).

488  18            [59r°] donne (inversion).

19    ce moment

24    j’aie eue

40    se laisse et (omission).

489  13            vous puis exprimer (inversion).

490  note 1      Madame de Charost ? (omission).

497  15            recevoir cette lettre

498  07            [79r°] vôtre (inversion).

        25            faisaient mal (omission).

504  23            nouveau [90r°]quand (ajout de la référence au folio).

505  01            que [90v°] je

        08            guérir. [91r°] Je

        14            qui [91v°] est

        21            f. 89 v° (lettre n°24).

516  25            moi. J’ai eu

517  20            car ce me serait

520  15            (lettre n°29a). – Jean Orcibal, CF, tome II, lettre 120.

522  26            irais voir

        29            Quoi qu’il

527  10            témoignages. [134r°] Cependant

        15            Dieu sait

        18            à [134v°] passer

        25            s’y [135r°] enfonce

        32            nous. [135v°] Frapper

        34            l’éternité ; nous

528  06            [136r°] Faites

        26            [136v°] Il

531  15            suffit1

        26            pure telle que Dieu me la fait connaître, que je vous annonce.

        27            (Je suis venu apporter l’épée est une citation de Dutoit seul).

533  15            je l’ai mandé

546  08            1694. (cette lettre n°292 devrait être placée après la suivante)

549  02            étourdi, et se laisser poulier [élever un fardeau avec une poulie]et grimper

        27            s’effacent

550  15            franchie

        18            uterum

20    Amen.

1Les deux chansons qui suivent n’appartiennent peut-être pas à cette lettre 292 : il eût été préférable de leur donner des numéros propres.

551  29            lettre ancienne (époque de « répugnance » de Fénelon : décembre -janvier.)

552  22            conviennent pas. Tout dépend de suivre la lumière

553  29            Mortemart 1

1 Sœur de l’évêque Colbert d’où l’origine de la lettre. (ajout d’une note).

             40            Madame de M[ortemart], dites-le

554  01            - A.S.-S, Fonds Fénelon

560  22            Ch[anterac] / S’il veut absolument quitter, / qu’il (ajouts des /).

562  19            B.N.F., Coll. Rothschild

565  02            en prose. (omission de : v. la lettre 292)

        14            L’Eternel [seul ?] en mon cœur vit et s’aime (ajout pour atteindre 10 syllabes)

        17            d’Espagne. – Masson, p. 338.

567  32            Périsse [donc ] la crainte ! (retrait pour se limiter à 6 syllabes)

568  16            ressens 1

1 Des modifications mineures permettraient de respecter 6 syllabes : le texte fautif de Dutoit, repris par Masson, deviendrait : « Ce que je sens m’abat / Je languis et soupire. »

569  34            perte plus (omission).

570  03            (suppression d’une ligne vide).

        16            quoi qu’il

571  17            Ce que je hais

573  18            en moi et moi je vis

29    même air. Les sept premières strophes reprennent les rimes des vers de la précédente poésie.

575  09            lumière

1 In lumine tuo videbimus lumen.

17    même air. Reprise des rimes précédentes (sept  premières strophes).

579  13            Pièces 306-309 : A.S.-S., ms 2057, f. 275-277 -                                        Masson, p.355-358 – Poésies

        17            Parodie. » En fait le manuscrit n’est pas de la main de Fénelon.

        27            C’est n’ être enfant

581  20            peut ternir :

583  37            même air. OF, t. VI, p. 660 le donna comme « réponse », sans dire « de Mme Guyon ».

584  37            cause.

        42            A.S.-S., ms 2057, f. 274. - Poésies…, t. II, n°CXLII

585  04            incertaine. (p. 365) » - En fait le manuscrit n’est pas de la main de Fénelon.

        05            juste et moi

587  10            Fénelon, petit-neveu

        18            Pantaléon

        19            Paris et à Blois2. (omission)

589  02            (Il faudrait placer cette lettre 315 après la lettre 317)

590  16sq.       qui voit tout ce qui se passe en nous ? Qui connaît mieux ce qu’il nous faut que Lui-même ? Et qui a plus de bonté pour nous le donner ? Que désirer hors Dieu et Sa divine volonté ? (points d’interrogation)

592  02            Fr[ançois] ». La p. 106 porte en effet, mais d’une main tardive provenant du cercle des disciples : « Ces lettres ont été écrites à Mr le M de St fr.

par N[otre]M[ère]. Elles sont de la main du    bon marquis.[...] »

596  12            Confolent (il s’agit de la ville de Confolens, près de Limoges).

        24            Confolent

597  29            A.S.-S. (à substituer fréquemment à A.A.-S.)

598  12            exact (singulier).

600  04            ravaudeur 1a  (ajout d’une note).

1a Cf. lettre de Fénelon au marquis, le 29 avril 1714.

601  note 2      silence te parle.

603  28            b à ** D. - Il s’agit de Calas, François Barthélémy, le jeune frère du marquis.

606  27            Je 1a n’ai (référence indiquant l’ajout de Ramsay).

1a Ajout de Ramsay.

        note 3      Le malade est l’abbé de Beaumont (et non Fénelon), que Ramsay a bien connu

à Cambrai et qu’il a revu récemment à Blois. (substitution à la note indiquant Fénelon comme malade).

607  05            de Fénelon. (omission de la suite : auprès … marquis)

        07            c Lecture incertaine. Il pourrait s’agir de « d’eskford », Lord Deskford.

        29            partir la lettre du

608  note 1      Vue sur un objet.

610  13            Chanteuse prend

        34            (supprimer la variante h).

611  03            Juillet-août 1714. (ce qui conduit à placer cette lettre avant la précédente)

        note 1      santé ébranlée du duc de Beauvillier qui décédera le 30 août 1714 et illustre

612  01            présent. Il (suppression de la référence à la note 1).

612  08            7477 autographe sans adresse ; on trouve dans la série des pièces 7471 à 7492

l’adresse suivante : « [autographe]

        14            Fénelon malade 1  (ajout de la référence à la note 1).

614  16            currus

616  note         te dit le silence

617  08            le ppa en (omission)

619  note 1      La Colombe : Mme de Guiche.

620  28            ai mis de (omission)

624  36            Milady Sd. 2  (ajout d’une note)

2 Mme Shifd (?).

629  03            dictée, de l’écriture (omission)

        37            a L’hôte ?

634  note4       4 Il s’agit de Calas, François Barthélémy, le jeune frère du marquis.

640  04            cher ppa (omission).

        note4       Mme de Chevry, la sœur de l’abbé de Beaumont.

641  25            obscur. Saint Guen (Côtes du Nord) ?

643  23            mais ce n’est pas

644  01            c’est en vain ; accrochez-vous, vous relâchez insensiblement, mais que vous serrez encore, la faiblesse

        03            vous en ayez, vos efforts (omission de [possible])

645  01            Ramsay. 1716.

        15            de vous, mon enfant

        27            l’ambition, etc., s’il a avec cela du goût pour  (et omissions).

668  29            que M. votre frère avait (et omission de : […]a).

        30            consultez tous le bon

        31            grand goût pour

669  24            (omission de la variante).

690  03            paragraphe concerne (omission).

811  05            Il tirera l’ordre

872  20            Prospect : vue sur un objet. (et omission de : Littré).

 


     



µ revoir les pages 693 à 702 qui affectent d’autres tomes !




Annexe : Bibliographie


limitée aux sources utilisées pour les correspondances


P. Chrysostome de Saint-Lô

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), Du Tiers Ordre de Saint François d’Assise, Fondateur de l’École du Pur Amour. Dossier de sources transcrites et présentées par Dominique Tronc. Lulu.com, 2017

Monsieur de Bernières

Jean de Bernières, Lettres et Maximes mystiques, Un florilège

Jean de Bernieres et l’Ermitage de Caen, une école d’oraison contemplative au XVIIe siècle, I II, [éditeur Dom Éric de Reviers, o.s. b], Honoré Champion, sous presse [Intégrale de la Correspondance]

Monsieur Bertot

Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par D. Tronc, coll. « Sources mystiques », Éditions du Carmel, Toulouse, 573 p., 2005.

Les Oeuvres mystiques de Jacques Bertot, I II III, Lulu, 2020.

Madame Guyon, Correspondance, Tome I Directions spirituelles

Madame Guyon, Correspondance, Tome I Directions spirituelles, Édition critique établie par D. Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2003, 928 p. [Directions reçues de Maur de l’Enfant-Jésus et de monsieur Bertot, 1671-1681 ; lettres et témoignages, 1681-1688 ; direction de Fénelon, 1688-1689, complément édité pour la première fois de l’année 1690 ; directions du marquis de Fénelon et de disciples étrangers, après 1710]

Madame Guyon, Correspondance, Tome II Combats

Madame Guyon, Correspondance, Tome II Combats, Édition critique établie par D. Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2004, 952 p. [Les lettres de l’animatrice du cercle quiétiste couvrent surtout les années 1693-1698 ; elles sont augmentées de Témoignages ; l’ensemble constitue le « dossier » utile pour étudier les aspects de la « querelle » relatifs au vécu intérieur].

Madame Guyon, Correspondance, Tome III Chemins mystiques

Madame Guyon, Correspondance, Tome III Chemins mystiques, Édition critique établie par D. Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2005, 934 p. [Ce volume qui achève l’édition de la Correspondance reprend l’ensemble de lettres de direction publié en 5 volumes au XVIIIe siècle






Disciples

François Lacombe (1640-1715), Vie, Œuvres, Epreuves du Père Confesseur de Madame Guyon, Sources assemblées par D.Tronc, coll. « Chemins mystiques », lulu.com, 2017.

Fénelon mystique, un florilège, par D. Tronc, lulu.com, 2016.


Table

Table des matières

Présentation 6

Intérêt d’un “ dossier de lettres ” 7

Mr de Bernières à diverses personnes 9

Les événements importants dans la vie de Jean de Bernières 9

Titres, sigles, corps de caractères 9

6 Mars 1646 L 1,27 Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. — Dieu tout seul suffit à l’âme, puisqu’il est suffisant à soi-même… 10

Janvier1647 L 1, 37 J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. — Ma très chère sœur, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots… 10

15 février 1647 L 2, 35 Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions. 11

12 Septembre 1647 M 3,25 En présence de Dieu tout s’évanouit comme un songe. 12

12 Septembre 1647 M 3,49 Dialogue de l’âme avec le Bien Aimé. 12

28 Septembre 1647 M 2,26 L’abandon à la Providence. 13

20 Janvier 1648 M 2 147 Dieu veut avoir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison. 13

1648 L 2,1 Quand l’on ne veut que Dieu et son bon plaisir, l’on se sent paisible et content en tous les états. — Je n’ai pu vous écrire plus tôt les deux mots qui suivent… 13

Mars 1649 M 3,26 La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu. 13

Mars 1649 M 3,28 L’âme devient un même esprit avec Lui. 13

20 Janvier 1650 M 3,31 La grande passivité de l’âme doit être de posséder Dieu en son fond par anéantissement. 14

Avril 1650 M 3,42 On ne connaît le goût de Dieu qu’en Dieu même. 14

Mai 1650 M 3,75 L’union essentielle où l’âme jouit de Dieu. 14

Mai 1650 M 3,76 Distinguer union essentielle et union accidentelle. 14

1651 L 2,54 — Dieu seul doit suffire à une âme morte et anéantie… 15

1652 M 2 171 — Si votre âme durant l’oraison est sans pensées et sans sentiments, ne vous en mettez point en peine… 15

1653 L 3,39 De la vie cachée avec Jésus Christ en Dieu. — J’ai reçu grande joie d’apprendre des nouvelles de votre santé… 15

1653 L 3,18 S’accoutumer à faire l’oraison avec la pure lumière de la foi. — Je vous dirai qu’il ne faut pas s’étonner des oppositions et contradictions… 15

1653 L 3,40 Dans la voie passive de l’anéantissement. — Depuis que Dieu par sa miséricorde a introduit l’âme dans la voie passive de l’anéantissement… 15

1653 L 3,51 Dieu est mon âme et mon âme est Dieu. — Pour le présent il me semble que Dieu est mon seul intérieur… 15

10 Février 1653 M 2 172 Cette sacrée obscurité est plus claire que la lumière même. 15

24 Avril 1653 L 3,29 Qui vit en Dieu seul, voit en Dieu ses amis. — Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections… 16

4 Mai 1653 L 2,13 — Monsieur de Renti était mon intime ami. 16

Juillet 1653 L 3,22 Il y a différents états dans la voie mystique. — Je viens de recevoir vos dernières. Pour réponse… 16

26 Août 1653 L 2,52 Dieu seul, Lui-même, doit être l’âme de votre âme. — Vos dernières me font connaître plus clairement que jamais votre grande vocation au parfait anéantissement… 16

7 Septembre 1653 L 2,27 Quand Dieu devient l’âme de notre âme. — Touchant la déclaration que vous me faites de votre oraison, ma lumière est petite… 16

1654 L 3,34 Le secret de la parfaite union avec Dieu. — Pour répondre à votre dernière, je vous dirai dans ma simplicité et liberté ordinaire… 16

29 Mars 1654 L’esprit de notre petit Ermitage. — J’ai reçu vos dernières qui m’ont donné grande consolation… 17

30 Mars 1654 L 3,4 N’avoir rien, c’est avoir tout. — Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen… 17

19 Avril 1654 L 2,51 Il faut mourir auparavant que de vivre d’une nouvelle vie.­­ — Puisque Notre Seigneur vous a fait la grâce d’attirer votre âme à Lui par le moyen de la foi pure et nue… 17

13 Mai 1654 L 3,6 Il n’y a qu’à Le laisser faire. — Je viens de recevoir vos dernières, et je sens mouvement d’y répondre tout présentement… 17

19 Octobre 1654 L 3,60 Que l’Esprit de Dieu fasse son ouvrage à sa mode. — Vous m’obligez d’écrire quelque chose sur les dispositions de la bonne Mère B.… 18

20 Octobre 1654 L 2,25 Un abrégé de la voie mystique. 18

5 novembre 1654 L 1,46 Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. — Je connais un certain état d’anéantissement de la créature… 19

11 Novembre 1654 L 3,41 Dieu est et vit, et cela me suffit. — Quand vraiment et réellement Jésus Christ est notre vie… 19

17 Mars 1655 L 3,24 On s’imagine qu’être en quiétude, c’est ne rien faire. — C’est une grande misère de ne point connaître qu’il ne faut pas toujours chercher Notre Seigneur… 20

3 Janvier 1656 L 3,13 Perte de l’âme en Dieu, la comparaison d’une rivière — Ma très chère Sœur, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup… 20

13 Août 1656 M 2 173 Il blesse d’une manière que Lui seul peut guérir. — Mon oraison a bien changé. Ce n’est plus qu’un exil ou un bannissement de Dieu… 20

10 Octobre 1656 L 3,47 En même temps, sa présence et son absence. — Votre dernière lettre m’a donné beaucoup de consolation et d’instruction… 21

20 Novembre 1656 L 3, 36 Que nous soyons un jour tous fondu en Jésus. — Ma très chère Sœur, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout… 21

16 Janvier 1657 L 2,31 Les trois degrés pour monter au sommet de la montagne. — Je vous suis infiniment obligé de l’honneur de votre souvenir dans votre chère solitude… 23

23 Janvier 1657 L 3,15 De l’anéantissement mystique. — Pour ce qui vous regarde, nous n’avons rien à dire, sinon que nous remarquons que l’esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place… 23

9 Avril 1657 L 3,35 Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu. — J’ai fait réflexion sur ce que vous me mandez dans votre dernière… 23

9 Avril 1657 L 2, 24 C’est Dieu seul qui fait cet ouvrage. — Je vous demande pardon, si nous avons été si longtemps à vous répondre… 23

26 Août 1657 L 2,23 Souffrir en patience passive. — Ma très chère Sœur, 24

30 Août 1657 L 3,16 C’est la dernière lecture qu’il faut quitter, que celle de l’Écriture sainte. — Je ne manquerai pas durant votre retraite… 24

20 Septembre 1657 L 3,17 Une vue simple et amoureuse doit nourrir votre âme. — J’ai reçu et lu avec joie et consolation votre belle et excellente lettre… 24

20 Septembre 1657 M 1,87 (1.10.4) La fidélité d’une âme consiste à recevoir la mort que toutes ces choses lui donnent, et à ne point agir autrement. — Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs… 25

29 Septembre 1657 M 1,90 (1.10.7) Mourir au désir de ne pas mourir assez tôt. 25

6 Octobre 1657 L 2,30 Dans l’oraison, il ne faut jamais quitter Jésus Christ. — Touchant la difficulté qui est venue à la personne dont il est question lisant Sainte Thérèse… 25

13 Octobre 1657 L 3,54 Sur l’anéantissement et la déification. — Il y a bien de la différence entre la lumière de l’anéantissement, et la réalité… 25

28 Octobre 1657 M 2 167 — Si Dieu vous appelle par grâce à la pure passivité dans l’oraison… 25

29 Septembre 1658 L 3,10 Il doit suffire de laisser brûler ce Feu intérieur. — La personne dont il est question doit s’abandonner à Dieu, qui a un soin particulier d’elle dans l’oraison… 26

12 Décembre 1658 L 3,20 Un pauvre chétif homme qui tend à l’anéantissement est capable de tout. — Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous récemment d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre… 26

16 Décembre 1658 L 3,38 C’est un grand don d’entrer dans le néant, plus grand d’y habiter, et très grand d’y être consommé. — Je reçois votre dernière et y réponds en peu de mots… 27

21 Décembre 1658 L 2,33 Votre oraison s’augmentera peu à peu avec la fidélité de la faire tous les jours. — Je suis fort obligé à Monsieur votre frère de m’avoir procuré l’honneur de votre connaissance… 28

22 décembre 1658 L 1,49 Moins vous ferez, plus vous ferez de bien à vos novices. — Sa divine Providence vous ayant placé au lieu où vous êtes… 28

4 janvier 1659 L 2,17 Toute votre oraison, dans le délaissement intérieur où vous êtes, est de n’en avoir point. — Je n’ai pas manqué de bien considérer… 29

24 Janvier 1659 L 3,19 Prenez garde à ne pas vouloir être si fort abandonné que vous vouliez tomber dans l’oisiveté. — Je vous confesse que je suis mortifié d’être obligé de vous aider, ayant moi-même beaucoup besoin de secours… 29

26 Janvier 1659 L 3,8 L’âme agit plus dans la simplicité que dans la multiplicité. — Monsieur, Jésus soit votre lumière. C’est à Lui à vous éclairer dans vos petits doutes touchant votre oraison… 29

10 Février 1659 L 1,53 Très souvent on imite Jésus-Christ qu’en apparence et en idée. — Il faut que vous disiez la même chose dans la persécution… 30

19 Février 1659 L 2,45 La différence entre l’abandon et l’oisiveté. — J’ai lu vos dernières du septième de ce mois avec attention, et j’ai remarqué la conduite particulière que Dieu tient… 30

16 Mars 1659 L 3,3 L’essentiel de la vie mystique. — Je vous suis infiniment obligé… 31

29 Mars 1659 L 1, 60 Il faut reculer les affaires de Dieu pour vaquer à Dieu seul. — Pour répondre à votre dernière, je vous dirai que je trouve que Notre Seigneur vous continue ses miséricordes… 31

2 Avril 1659 L 3,23. La non-oraison est la voie pour l’oraison mystique. « Monsieur, Jésus-Christ crucifié soit notre unique amour. Votre dernière m’a beaucoup consolé… » 31

16 Avril 1659 L 2,32 L’humilité et l’abandon doucement exercé en sa Présence. — J’ai grande joie du bonheur que posséderez un jour en vous sacrifiant tout entier au salut des pauvres Chinois… 32

Maximes non datées 33

M 3, 2 L’état passif n’est pas pour toutes les âmes qui tendent à la perfection. 33

M 3, 3 L’état passif consiste à supprimer notre activité propre, pour entrer dans l’activité de Dieu. 33

M 3, 4 L’état passif consiste à se laisser posséder par L’Esprit de Jésus-Christ. 34

M 3, 6 L’état de l’âme dans ce premier degré de vie parfaite demeure dénué et étouffé. 34

M 3, 8 Le second degré de l’état passif est illuminatif. 34

M 3, 9 En ce second degré de vie unitive, l’âme éprouve encore de grands délaissements. 34

M 3, 10 Le dernier degré c’est l’unitif, où l’âme devient un même esprit avec Dieu. 34

M 3, 11 Dans ce dernier degré de la vie unitive le temps d’oraison n’est pas réglé comme aux autres précédents. 35

Mr Bertot à diverses personnes 37

VOLUME  II (LETTRES) 37

2.1 Don du repos intérieur 38

LETTRE I. Comment Dieu donne peu à peu à l’âme le Repos Intérieur, et enfin sa Paix Divine. Excellence de ce don, qui s’augmente et fructifie de plus en plus par toutes les croix et contrariétés de la Vie. 38

2.2 Vie solitaire et d’oraison 41

LETTRE II. Avantages de la vie solitaire et d’Oraison par-dessus les saintes occupations 41

2.3 Du dessein de tout quitter. 42

L. III. Que le dessein de tout quitter ne doit s’exécuter qu’avec ordre et dépendance de Dieu. 42

2.4 Conformité à la volonté de Dieu. 42

L. IV. Conserver la conformité à la volonté de Dieu, nonobstant ses fautes et les dissipations de notre état. Utilité des croix. 42

2.5 Comment juger de l’intérieur 43

L. V. Qu’il faut juger de la vérité de l’Intérieur par la fidélité à la pratique des vertus et à mourir à soi par toutes les croix de providence. 43

2,6 Chemin pour trouver Dieu. 44

L. VI. Qu’on n’avance vers Dieu que par les sécheresses et la perte de tout. Chemin raccourci pour trouver Dieu par les providences de notre état. Plusieurs avis. 44

2,7 Mourir à soi. 46

L. VII. Travailler à mourir à soi selon la lumière présente. 46

2.8 Patience en travaillant à sa perfection 46

L. VIII. Qu’il faut avoir grande patience avec soi-même en travaillant à sa perfection. 46

2.9 Faire en paix ce que Dieu demande. 47

L. IX. Fidélité à faire en paix ce que Dieu demande, sans s’embarrasser de ses fautes et tentations. 47

2.10 Sécheresses et simplicité. 48

L. X. Sécheresses et simplicité en l’Oraison. 48

2.11 Édifier avant que de dénuer 48

L. XI. Qu’il faut édifier et purifier les âmes par de bonnes lumières et pratique, avant que de les dénuer et de les acheminer à l’oraison de foi. 48

2,12 Fidélité à sa voie 49

Fidélité à la voie que Dieu choisit pour nous. Bonheur de le connaître. Avantages de celle qui conduit par les pauvretés et misères. Remède à ses défauts selon sa voie et par sa voie même. 49

2.13 Expérience de ses misères 52

L. XIII. Que Dieu ne s’approche de l’âme qu’en l’anéantissant par l’expérience de ses misères afin de la purifier. Comment y correspondre en paix et abandon total. 52

2.14 Trouver Dieu dans les croix de notre état. 53

L. XIV. Que la foi fait trouver Dieu en toutes les croix et contrariétés de notre état. Porter les peines de ses dissipations et tentations, et le sentiment de ses misères sans s’en ébranler. 53

2.15 Pensées involontaires de vanité. 54

L.15 Aller bonnement avec Dieu en négligeant les pensées involontaires de vanité. 54

2.16 Vraie sainteté des choses bonnes 55

Vraie sainteté des choses bonnes. Se laisser conduire en tout à la providence et à l’ordre de Dieu, agréant même la privation des moyens extérieurs dans ce même ordre et se plaisant uniquement dans le bon plaisir divin. 55

2.17 Croix et fatigues. Usage des défauts. 57

L. XVII. S’assurer solidement dans sa voie. Comment régler et porter le sensible qui est d’ordre de Dieu, comme aussi les fatigues de notre état. Faire usage de ses défauts pour s’apetisser. Présence de Dieu au milieu des embarras. 57

2.18 Oraison dans les grands embarras 59

Avis de conduite pour une personne intérieure engagée par nécessité en des grands embarras. 59

Quand cet état souplesse paisible sous la main de Dieu supplée à l’oraison actuelle, et fait trouver Jésus-Christ en toutes choses, en mourant à soi par toutes les providences journalières. 59

2.19 Abandon dans les contrariétés. 61

L. XIX. Se mettre en repos par abandon à Dieu, afin de le trouver dans toutes les contrariétés de providence. 61

2.20 Outrepasser les hésitations de la nature. 61

L. XX. Faire ce qu’on peut pour contenter Dieu, en outrepassant les difficultés et hésitations de la nature. 61

Lettre à l’auteur. Fidélité à l’ordre de Dieu. 62

état d’une personne engagée à la Cour par fidélité à l’ordre de Dieu, et qui y trouve la paix, l’esprit d’oraison, le remède à ses défauts et le soutien parmi les dangers. 62

2.21 Fidélité dans les choses de notre état (Réponse) 63

L. XXI. Réponse à la précédente. /Se posséder en repos dans toutes les choses de notre état, comme étant ordre de Dieu sur nous, pour y trouver Dieu véritablement, quoique ces choses y semblent contraire selon les sens. Comment faire usage des sécheresses et des défauts même, pour avancer vers Dieu. 63

2.22 Tendre à Dieu en repos. 64

L. XXII. Les âmes d’un fond fort actif, doivent tendre à Dieu par de bons désirs avec ferveur, mais en repos, mourant à soi par toutes les providences. Avis sur l’Oraison, les sécheresses et les tentations. 64

2.23 Outrepasser les dons extraordinaires. 65

L. XXIII. Qu’il faut outrepasser les dons extraordinaires en mourant à soi, et tendre à la pure vertu en avançant vers Dieu par tout ce qu’il donne. 65

2.24 Bonheur des grandes croix.  67

L. XXIV. Bonheur des grandes croix, et manière de les bien porter. Source de grâces qui s’y trouve quand on y est fidèle. Avoir soin de sa santé. Se calmer dans les troubles en s’abandonnant à Dieu. 67

2,25 Obscurités. Vraie dévotion. 69

L. XXV. Fidélité dans les obscurités. Vraie dévotion ; mourir à soi par les providences de son état. Comment combattre ses passions. 69

2.26 Fidélité à se corriger dès le commencement. 70

2.27 Dieu opérant par les croix. 73

L. XXVII. Que les croix sont l’instrument par lequel Dieu opère plus magnifiquement en l’âme, qui se laissant en la main de la foi et de la providence, y doit être bien fidèle, de quelque part qu’elles [ces croix] lui viennent. 73

Lettre à l’Auteur : fidélité à l’ordre de Dieu. 77

Fidélité à suivre l’ordre de Dieu dans les croix de notre état. 77

2,28 Réponse à la [lettre] précédente : joie solide dans l’ordre de Dieu. 78

L. XXVIII. Que la seule expérience peut faire goûter la joie solide qu’on trouve dans l’ordre de Dieu, en mourant à soi avec fidélité. 78

Lettre à l’Auteur : paix dans les croix, & c. 79

Paix et joie dans les providences crucifiantes de notre état. 79

2,29 Réponse à la [lettre] précédente : marque sûre de la vraie lumière. 79

L. XXIX. Que la fidélité à se contenter de l’ordre de Dieu dans les providences humiliantes de notre état est la marque sûre de la vraie lumière, et ouvre la porte pour trouver Dieu. Se simplifier à l’Oraison. 79

2.30 On n’arrive à Dieu que par la mort. 81

L. XXX. Qu’on ne peut aller à Dieu que par la mort, qui même va toujours en augmentant par différents degrés. Raison de cette conduite de la sagesse divine. Comment y correspondre selon l’état où l’on est de simplicité ou de passivité. 81

2.31 Aller à Dieu par ce qu’on a 83

L. XXXI. faire usage de ce qu’on a de moment en moment pour aller à Dieu, qui ne manque de se communiquer par la à l’âme selon son besoin, et de la faire mourir à soi, afin qu’elle devienne une créature nouvelle. 83

2.32 Mourir au sensible 85

L.XXXII. mourir au sensible, pour se conduire par la pure foi. 85

2.33 Fidélité à la foi purifiante. 86

L. XXXIII. Fidélité à la lumière purifiante de la foi au milieu des misères qu’elle découvre dans l’âme. 86

2.34 Fidélité à la foi purifiante 87

L. XXXIV. Sur le même sujet. 87

2.35 Purification de l’âme par la foi 88

L.XXXV. De la purification des sens, des puissances et du fond de l’âme par la lumière de la foi ; et que l’on n’y doit être constamment fidèle pour arriver à l’illumination et à l’union. 88

2.36 Foi opérant dans les sécheresses. 91

L. XXXVI. Que la foi divine opère incessamment dans l’âme qui y est fidèle, pour la purifier, nonobstant ses sécheresses et obscurités. 91

Lettre à l’auteur. 93

Pour lui rendre compte d’une retraite ; et de quelques difficultés touchant l’oraison de simple foi. 93

2,37 Nudité dans l’Oraison de foi. 93

L. XXXVII. Réponse à la précédente Sur la simplicité et nudité dans l’Oraison de foi ; sur le désir d’y produire quelques paroles ; sur les doutes de son état ; sur les lectures et conversations ; sur la conséquence à ne pas prévenir l’opération de Dieu ; sur les sujets d’Oraison. 93

2.38 Silence devant Dieu. Bonté de l’Oraison. Etc. 96

L. XXXVIII. Silence devant Dieu. Bonté de l’Oraison. Avis sur le dégoût des conversations, sur la Confession, la Communion, les souffrances et les défauts. 96

2,39 Purification. état de simplicité 99

L. XXXIX. Se laisser purifier à Dieu par l’expérience de ses misères. Comment remédier à ses défauts en l’état de simplicité. Secret pour aller promptement à Dieu. 99

2.40 Mourir à soi en toutes choses 101

L. XL. Fidélité à poursuivre la mort de soi-même en toutes choses. 101

2.41 Patience à se corriger 101

L.XLI. Travailler avec une patience humble à se corriger. Vœu d’obéissance. Etre fidèle aux instincts du pur amour dans l’expérience de ses misères. Que la vraie perfection consiste dans le bon plaisir divin. 101

2.42 Trouver la vie par la voie de la mort. 103

L.XLII. L’âme fidèle à l’ordre divin trouve en tout ce qu’elle a et ce qui lui arrive, sa vie et sa béatitude par la voie assurée de la mort. 103

2.43 Dépendance du bon plaisir divin 104

L.XLIII. Que l’âme de foi trouve tout ce qu’il lui faut et Dieu même par la fidélité à la dépendance du bon plaisir divin en tout ce qui lui arrive à l’exemple de Jésus-Christ. 104

2.44 Présence de Jésus-Christ en l’âme. 106

L.XLIV. Effets de la présence de Jésus-Christ dans l’âme. 106

2.45 Voie à la liberté divine 106

L.XLV. La lumière de foi en aveuglant et apetissant l’âme, la conduit à la liberté et à l’immensité divine. Fidélité de se contenter de l’ordre divin de moment en moment, quelque détruisant qu’il paraisse. 106

2.46 Chemin pour trouver Dieu 108

L.XLVII. Voir en lumière divine. Mourir à soi est le seul chemin pour trouver Dieu et toutes ses merveilles. 108

2.47 Moyens de devenir heureux. 109

L.XLVII. Que la pauvreté, la souffrance et l’abjection rendent véritablement heureux. 109

2.48 Voie du néant et de la perte 110

L.XLVIII. Que la voie de l’anéantissement et de la perte totale est préférable à celle des lumières. 110

2.49 Paix intérieure. Oraison de foi 111

L.XLIX. le moyen d’établir la paix intérieure. Que l’expérience de nos misères sert pour faire croître l’oraison de foi. 111

2.50 Retour en Dieu par la foi 112

L. L. du retour de l’âme en son fond est en Dieu, par la lumière de la foi. 112

2.51 Foi passive et son progrès. 113

L.LI. De la foi passive et de son progrès en l’âme.) 113

2.52 Avantages de la foi passive 114

L.LII. Que la foi passive qui paraît si petite et si obscure en son commencement, et même en son progrès, avance admirablement les hommes fidèles à la suivre en mourant à soi. 114

2.53 La foi conduisant par les sécheresses 116

L.LIII. Que la foi en conduisant l’âme par les sécheresses et l’obscurité la fait heureusement arriver à Dieu. 116

2.54 Foi dans les sécheresses des sen 117

L.LIV. De la fidélité à faire usage de la foi, au milieu des sécheresses des sens. 117

2,55 Enfance spirituelle. Participation de J. C. crucifié. 119

L.LV. Vocation à la S [ain] te Enfance de Notre-Seigneur. Participation de Jésus-Christ crucifié. 119

2.56. Enfance spirituelle. 120

L.LVI. Usage des maladies. état d’enfance spirituelle. 120

2.57. Usage des maladies. 121

L.LVII. Dessein de Dieu dans les maladies envoyées aux personnes d’oraison, et comment y correspondre. 121

2.58. Solitude et dégagement. [1674 ?]  122

L.LVIII. Avantages de la solitude et dégagement entier des créatures. 122

2.59. Se souffrir. 123

L.LIX. Se corriger et se souffrir soi-même en paix et en abandon. 123

2.60 Abandon. Tristesse. Lecture. 123

L.LX. S’abandonner nuement à tout ce qui nous arrive, quelque détruisant qu’il soit. Comment outrepasser la tristesse. Quand il est temps de quitter ou de ne pas quitter la lecture. 123

2.61 Soumission et abandon etc. 124

L.LXI. Que la pure soumission et l’abandon total à la divine Providence faisant sortir l’âme de soi, la fait [font] courir à Dieu sûrement, et l’acheminant au pur dénuement devient [deviennent] pour elle une source de lumière continuelle et féconde en tout. 124

2.62 Source de lumière divine en l’âme. 126

L.LXIII.Bonheur de l’âme qui découvre en soi la source de lumière divine qui fait trouver Dieu et Jésus-Christ, lorsqu’on y est fidèle par la séparation de tout le créé. 126

2.63 Fidélité au divin néant en foi 128

L.LXIII. Comment l’âme appelée au divin néant en foi nue y doit demeurer fidèle, et faire en Dieu son oraison et toutes ses actions et pratiques. Accroissement et fécondité de cet état, qui fait germer Jésus-Christ. Piège que le diable tend à ces âmes. 128

2.64 Divine Justice, partage du pur amour... 131

2.65 Lumière du fond et de ses effets 132

2.66 La lumière divine se levant en l’âme 135

L. LXVI. état d’une âme la lumière divine commence à se lever par le centre. Sûreté de la voie de foi qui mène la par le vide, la certitude et la perte de tout. Différence des âmes conduites par la foi lumineuse d’avec les autres qui vont par la foi obscure. Que celles-ci font les délices de Dieu nonobstant leur faiblesse. 135

2.67 Liberté divine/Perte en Dieu. 137

L. LXVII. Liberté divine d’une âme perdue en Dieu, et manière de la conserver dans les occupations extérieures. 137

2.68 Génération du Verbe en l’âme. 138

L. LXVIII. D’une âme qui ayant trouvé Dieu, devient féconde en lui par la Génération du Verbe en elle. 138

Lettre à l’Auteur. Activité etc. 139

Lettre à l’Auteur. état d’une âme peinée sur ce qu’elle se trouve très active quoiqu’en repos et en unité, et sur son impuissance à remédier à ses défauts. 139

2,69 Réponse à la précédente : Se laisser à Dieu. Vrai néant de l’âme. 140

L. LXIX. Se laisser en tout à la conduite de Dieu. Remédier à ses défauts avec humilité et patience. Néant véritable où l’âme doit tendre soit en l’Oraison, soit en l’action. 140

2,70 [Partie I] : Vie divine des sens. 141

L. LXX. Éclaircissements de quelques difficultés proposées à l’Auteur au sujet de la lettre précédente. 141

I. 141

Les sens peuvent-ils être féconds en manière divine avant que d’être morts et anéantis entièrement ? Les miens ne le sont pas assurément, puisque [ms., puis que (en deux mots)] leur activité est souvent pleine de défauts. La vivacité qu’ils ont, ne vient-elle pas plutôt de leur activité première et imparfaite qui est commune à tous ceux qui ont de la vivacité et qui sont agissants ? [388] 141

RÉPONSE. 141

De la vie divine des sens par la communication sensible des états de Jésus-Christ, qui est le comble des miséricordes de Dieu en cette vie ; et des moyens pour y arriver. 141

[Partie II] : Lumières des âmes imparfaites. 143

II. 143

Puisque l’on ne peut rectifier les puissances, ni les sens, à moins que de les détruire entièrement, puis-je croire que les lumières qui me viennent, sont purement de Dieu, n’ayant point passé par toutes les agonies qui précèdent la mort réelle et véritable ? [394] 143

RÉPONSE. 143

Que Dieu ne manque pas de donner grâce et lumière aux personnes encore imparfaites. 143

[Partie III] : Mort de la mémoire. 144

III. 144

De même ma mémoire ne doit-elle pas se perdre entièrement avant que de devenir si féconde ? Je vous ai ouï dire qu’elle se perdait en un point que dans les affaires on se trouvait fort embarrassé. Et même à présent je suis souvent comme cela dans tout ce que j’entends dire, et dans tout ce que je vois qui ne regarde point mon état présent. Car même pour le passé je ne retiens rien de toutes les choses que j’ai vues, que si confusément que je n’en pourrais rapporter aucune particularité. Cela est pénible dans les conversations, et attire de l’humiliation. Enfin elle est très vide de toute idée excepté, [396] (comme je vous ai mandé) pour le présent de ce que je puis faire dans mon état. Cependant je ne la crois pas morte pour les raisons ci-dessus. Et par une [raison] toute contraire, d’où vient que la vôtre, qui est morte il y a longtemps & qui est revivifiée, manque souvent à vous fournir dans les affaires ce qui est nécessaire ? Pardonnez-moi si j’approfondis trop ; mais cela m’est venu sans y penser, et c’est pour le bien public. 144

RÉPONSE. 144

Que la mort de la mémoire pendant que l’âme se simplifie, est bien différente de la perte de cette puissance en Dieu. Que les puissances perdues en Dieu ne se retrouvent en lui que selon son bon plaisir 144

[Partie IV] : Découverte des défauts. 145

IV. 145

Pour cet instinct de pureté intérieure je l’ai toujours ressenti, mais présentement c’est comme un flambeau qui me fait voir un abîme d’imperfections naturelles, où je ne vois point de fond et dont sans un miracle je ne crois pas pouvoir sortir ; et à présent mes fautes continuelles sont des sottises et des imprudences, ce qui m’attire de bonnes humiliations. Je suis néanmoins tranquille sur cet article après ce que vous m’avez mandé. 145

RÉPONSE. 145

Que la véritable lumière découvre à l’âme de plus en plus ses défauts. 145

[Partie V] : Instinct pour recouler en Dieu. 145

V. 145

Je ne puis m’empêcher de parler d’un autre instinct, quoiqu’il n’en soit pas parlé dans la lettre, que j’ai ressenti dès le commencement que j’ai été touchée de Dieu, et qui quoique souvent caché par mes fautes et par les ténèbres et sécheresses a toujours augmenté. C’est un certain principe de vie tantôt comme [402] un amour secret et inconnu, tantôt comme une faim insatiable de Dieu, enfin comme une pierre qui tend à son centre ; ou plutôt tout cela ensemble, car tout est renfermé dans cette simplicité. Au commencement j’en parlais, comme d’une chose que je croyais commune à tous ceux qui voulaient être à Dieu ; mais cela n’est pas, à ce que je crois. C’est ce que j’ai appelé présence de Dieu. Je n’en ai jamais eu d’autre, et cela plus ou moins ; selon les degrés cela est plus ou moins simple. 145

RÉPONSE. 145

De l’instinct donné à l’âme pour recouler en Dieu. 145

[Partie VI] : Ménager le repos intérieur. 146

VI. 146

Pour le repos dont j’ai parlé, ce qui me le rend un peu suspect, c’est parce qu’il me rend à l’extérieur moins gaie. Car comme je n’ai personne à qui je puisse ouvrir mon cœur, toute ma joie et mon contentement est [sont ?] de me taire. Je ne puis prendre plaisir à ce qui divertit les autres ; et hors ce qui est de mon devoir, le reste souvent me resserre le cœur et me peine. Je l’ai bien éprouvé depuis peu, n’ayant pas eu la même liberté. Quoique je sois pleinement contente, comme je ne vois que des objets tristes, je crains de la [de le] devenir. Ayez la bonté de m’expliquer pourquoi vous m’avez dit souvent que vous ne le craignez pas pour moi ; car j’en ai [405] quelquefois de petites attaques, qui font en moi des effets très mauvais, qui seraient trop longs à dire. 146

RÉPONSE. 146

Qu’il faut bien ménager le repos intérieur pour prévenir la mélancolie. 146

VOLUME  III (LETTRES) 147

[« TABLE DES LETTRES Contenues dans ce III. VOLUME » suivie d’un « ERRATA DU VOLUME III  » et d’une nouvelle page de titre légèrement allégé, sont omis] 147

3.1 Abandon à l’ordre de Dieu 148

L. I. Que l’abandon paisible à l’ordre de Dieu en tout ce qui nous arrive, est l’unique moyen de se rendre heureux, et de bien faire tout ce qu’on a à faire. 148

3.2 Détruire son fonds de corruption.  149

L.II. Comment détruire son soi-même corrompu, au commencement activement, et puis d’une manière plus simple.  149

3.3 Se simplifier en l’Oraison. Présence de Dieu. 150

L. III. Se simplifier peu à peu dans l’Oraison. Conserver la présence de Dieu dans l’action. 150

3.4 état de simplicité. 150

L. IV. Demeurer en son état de simplicité en priant vocalement, ou pour autrui, en résistant aux tentations, et en remédiant à ses défauts. 150

3.5 Connaissance de soi. Voie du rien. 151

L. V. La véritable lumière donne une vraie connaissance de soi. La voie du rien et de la petitesse est préférable à celle des grâces extraordinaires. 151

3.6 Se dénuer. Trouver Dieu en l’action. 152

L. VI. Se laisser dénuer peu à peu. Comment trouver Dieu dans l’action. Pratiques de petitesse. 152

3.7 Petites croix. Oraison simple 153

3.8 Fidélité aux croix 154

L. VIII. Fidélité aux croix extérieures et intérieures. 154

3.9 À qui parler etc. 155

L. III. Ne parler de la lumière mystique du fond qu’à ceux qui y sont appelés. 155

3.10 Moyen de trouver Dieu. 155

A la personne dont il est parlé dans la [lettre] précédente. 155

L. X. Que la mort à soi-même est l’unique moyen de trouver Dieu. 155

3.11 La croix donne la vérité. 156

L. XI. Qu’il n’y a que la croix qui donne la vérité et la plénitude en cette vie. 156

3.12 La croix fait trouver Dieu. 156

L. XII. Qu’on ne saurait trouver Dieu en cette vie que par la croix. 156

3.13 Se soutenir dans la conversation dans les croix. 157

L. XIII. Comment se soutenir lorsqu’on doit être avec le monde ; et quand on est accablé de croix et de tristesse. 157

3.14 Chagrin et sécheresses. 158

L. XIV. Souffrir humblement les chagrins et les sécheresses de la nature. 158

3.15 Expérience de ses misères 158

L. XV. Se posséder par une paix humble dans l’expérience de ses misères, en s’élevant à aimer Dioeu par-dessus tout. Trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de son état. 158

3.16 L’expérience de ses misères. 159

L. XVI. Porter gaiement l’expérience de ses misères. 159

3,17 Faire usage de ses défauts. 160

L. XVII. Comment faire usage de ses défauts et misères. La vertu et la vérité ne s’acquièrent que par le combat. 160

3.18 Moyen de trouver la présence de Dieu. 161

L. XVIII. Que la fidélité à la lumière de l’ordre divin en tout ce qui nous arrive de pénible, est le véritable moyen pour trouver la lumière de la présence de Dieu. 161

3.19 Solitude. Découverte des défauts. 162

L. XIX. Solitude intérieure et extérieure. Fidélité à la lumière qui découvre nos défauts. 162

3.20 Courir vers Dieu etc. 163

L. XX. Courir paisiblement vers Dieu en mourant à soi, quoique dénué de tout. 163

3.21 Se complaire en Dieu 163

L. XXI. Que pour trouver la paix solide, il faut se complaire non en soi, mais en Dieu. 163

3.22 Conduite dans les embarras de sa charge. 164

L. XXII. Avis de conduite intérieure pour une personne de qualité qui par la nécessité de sa condition se trouve engagée dans plusieurs occupations, et même dans des bagatelles. 164

3.23 Fidélité à l’Oraison dans les embarras. 165

L. XXIII. Sur le même sujet. Comment conserver avec la fidélité à sa charge l’esprit d’Oraison, de repos et d’abandon, même dans les abattements causés par les affaires et par la vue de ses défauts. 165

3.24 Réponses à des questions : 167

L. XXIV. Réponse à quelques doutes proposés à l’Auteur. 167

I. 167

D’où vient que je ressens plus mes défauts et souvent même que j’y tombe plus que je ne faisais il y a dix ans ? 167

II. 167

Quelle différence y a-t-il entre mes imperfections et mes chutes, et celles de ceux qui ne font que commencer ; et s’il y a lieu d’espérer que je les consume toutes. 167

III. 168

D’où vient que je n’aurais pas tant de peines intérieures que les croix extérieures ? 168

Lettre à l’auteur. 168

Etat d’une âme qui expérimente des vicissitudes fréquentes, de paix et de trouble, de force et de faiblesse. 168

3.25 Vicissitudes dans l’intérieur. Oraison. 169

Réponse à la Lettre précédente. : 169

L. XXV. Avis sur l’expérience de ses misères et les vicissitudes dans l’état intérieur. Nécessité de l’Oraison. Fruit de l’Incarnation de Jésus-Christ. 169

3.26 Se posséder dans les chutes et dans les affaires. 171

L. XXVI. Se posséder humblement dans ses chutes et dans l’accablement des affaires sans s’en surcharger, et se remettre par là doucement en repos, où l’on trouve Dieu et tout. 171

3.27 Se connaître et se combattre. 172

L. XXVII. Bonheur de se connaître et de se combattre. Victoire de Dieu en l’âme. 172

3.28 Dieu Se donnant à l’âme. 172

L. XXVIII. Quand Dieu se donne à l’âme, tout ce qui n’est pas de lui tombe des mains. Retour à Dieu dans les distractions. 172

3.29 Faire régner Dieu 173

L. XXIX. Fidélité à faire régner Dieu en nous à nos dépens, même par nos défauts. Aller à grands pas à ce qui est ordre de Dieu sans donner lieu à la timidité. 173

3.30 Oraison véritable. Foi divine 174

L. XXX. Que Dieu établit dans les âmes ou il commence à régner, sa véritable la véritable oraison, par les sécheresses, les obscurités et les dissipations ; de même qu’il leur donne la foi divine par les tentations contre la foi. Comment s’appliquer aux actions de vertu, et remédier à ses défauts en cet état. 174

3.31 Lumière de foi 178

L. XXXI. La divine lumière de foi sollicite l’âme à se purifier, puis à chercher la présence de Dieu en son intérieur, et enfin au lieu de cette présence elle substitue la divine Providence, qui lui fait trouver Dieu non seulement dans l’intérieur, mais aussi en son extérieur. Degrés et progrès de cette lumière de Providence, qui lors qu’on y est fidèle, découvre et donne Dieu par tous les moments de la vie. 178

3.32. Se voir en Dieu. 180

L. XXXII. Les âmes unies en Dieu se voient et se servent en lui, quoique absent pour arriver en à cette vie en Dieu, il faut passer par bien des morts, qui naissent ordinairement des plus petites choses de notre état. Comment y être fidèle en passiveté et pertes. Nécessité de tout outrepasser. 180

3.33. La mort à soi. 183

L. XXXIII. Que l’oraison et la solitude n’avance vers l’âme vers Dieu sans la mort à soi, qui seule peut former Jésus-Christ en nous. Avis sur l’oraison comme le moyen pour arriver à la présence de Dieu. 183

3.34 Vie nouvelle. 185

L. XXXIV. Que l’on ne vient à la vie nouvelle que par la mort. En quoi consiste cette vie. 185

3.35 Vie nouvelle. 185

L. XXXV Sur le même sujet. 185

3.36 Divine volonté 186

L. XXXVI. Que Dieu ne vient en l’âme qu’en lui communiquant sa divine volonté, qui n’opère que mort, et qui fait par là trouver Dieu partout et en tout. 186

3.37 Foi obscure. Sécheresses. Oraison. 187

L. XXXVII. Dieu ne donne la foi obscure que pour avancer l’âme vers lui et la faire mourir à soi de plus en plus. Différence des sécheresses en la voie de foi d’avec les autres. Effets de la lumière divine de la foi. Bonté de l’Oraison. Fidélité durant le jour. 187

3.38 Immobilité dans les croix et pertes. 189

L. XXXVIII. Demeurer immobile dans toutes les croix, obscurités, pertes et tentations, dont les âmes de foi se trouvent accablées de toute part par la sage conduite de la Bonté divine. 189

3.39 Croix portées avec paix. 190

L. XXXIX. Bonheur et fruit des croix portées avec paix et générosité, quoiqu’avec confusion. 190

3.40 Recevoir tout de Dieu avec complaisance. 191

L.XL. À un Ecclésiastique, qui quelque travail qu’il fît, ne croyait guère avancer vers la perfection. 191

Se laisser en la main de Dieu pour recevoir de lui avec complaisance tout ce qu’il choisit pour nous, et pour souffrir humblement même ses défauts. 191

3.41 Mystères du Néant. 192

L.XLI. Mystères du Néant, qui est le grand ouvrage de Dieu. 192

LETTRE à l’Auteur. 193

état d’une âme qui se voit tantôt en sécheresse et par là pleine de défauts, et tantôt dans un grand goût de la présence de Dieu en toutes ses actions. 193

3.42 Sécheresses et insensibilités. 193

RÉPONSE à la précédente. 193

Comment il faut être fidèle aux sécheresses et insensibilités quand on s’y trouve, non par sa faute, mais par l’ordre de Dieu. Avis sur le soin pour la santé. Vicissitudes intérieures. 193

3.43 La Foi conduisant à la Sagesse. 195

L.XLIII. Comment la Foi en aveuglant et détruisant l’âme la conduit et l’élève à la divine Sagesse. 195

3.44 S’abandonner sans réflexion. 196

L.XLIV. Ne point se donner à une vocation sans grâce. S’abandonner sans réflexion, suivant Dieu en simplicité et soumission entière. Conduite des filles. 196

3.45 Moyen de trouver J.-C. en son fond. 198

L.XLV. Que la soumission et la petitesse d’esprit est le vrai moyen de trouver Jésus-Christ dans le fond de son âme. 198

3.46 Suivre Dieu sans voir où. 199

L.XLVI. Se laisser conduire sans voir ou l’on voit. Souffrir en abandon et en joie de ce que Dieu est et veut. 199

3.47 Oraison de repos et d’abandon 199

L.XLVII. De l’oraison de repos et d’abandon ; ce que c’est : son commencement, son progrès et ses effets ; et comment s’en servir pour son avancement, même quand on est tombé en quelque défaut. 199

3.48 Croix portées en abandon. 201

L.XLVIII. Bonheur des croix portées en abandon et en perte. Grandes croix des âmes qui sont en Dieu ou qui en approchent ; et quelle doit être leur fidélité à se laisser traiter au gré de la divine Sagesse. 201

3.49 Faim de Dieu et ses effets. 203

L.XLIX. Faim de Dieu ou touche d’amour dans le centre de l’âme, qui la fait tendre au néant et par le néant la purifie et lui fait trouver Jésus-Christ. Comment Dieu se donne à l’âme par tous les besoins et les providences de son état, et enfin lui donne Jésus-Christ par les providences des croix. 203

Lettre à l’Auteur 207

Ecrite par une religieuse, qui lui expose l’état de son âme et les miséricordes de Dieu sur elle : ou l’on voit les belles démarches d’une âme conduite par la foi passive en lumière, et féconde en saintes pratiques de mortification et de renoncement à soi, et en lumières et ardeurs divines pour tous les Mystères de Jésus-Christ, et pour tous les exercices de la vie spirituelle et religieuse. 207

3.50 Perdre les lumières de Dieu en l’unité. 214

RÉPONSE à la précédente.  214

Recevoir passivement les lumières de Dieu, afin de se laisser conduire et perdre par elles dans le repos et l’unité et d’y trouver leur substance en Dieu même. Être fidèle à sa grâce. 214

Lettre à l’auteur 216

De la même religieuse, qui lui déclare les admirables progrès de la foi en son âme pour l’anéantir en elle-même et lui faire chercher et désirer Jésus-Christ seul en foi et en toutes choses, tant par de saintes pratiques que par une oraison passive très lumineuse et très féconde. 216

3.51 Différences de la lumière de Dieu d’avec la nôtre. 218

RÉPONSE à la précédente. 218

L.LI. Différence [sing.] de la lumière de Dieu d’avec la nôtre éclairée même surnaturellement par la grâce. Son efficacité à découvrir les défauts, et à rapetisser et désapproprier l’âme. 218

3.52 Perdre son âme. 220

L.LII. Qu’on ne peut trouver Dieu sans avoir perdu son âme. Ce que c’est que cette perte. Avis pour une personne peinée. 220

3.53 Porter ses misères en abandon. 220

L.LIII. Comment les âmes qui ont en soi le germe de Jésus-Christ, doivent porter en véritable abandon leurs misères et leurs pauvretés, afin d’entrer par leur mort et leur perte totale en la plénitude de Dieu même. 220

3.54 Avis pour l’âme qui approche de Dieu. 222

L.LIV. Avis pour une personne qui approche de Dieu en son fond ; sur le secours du prochain, sur le dénuement, sur l’état du centre, sur la crainte de devenir trop libre, sur la condescendance pour le prochain, sur les sécheresses dans l’Oraison, sur la manière de détruire les défauts. 222

3.55 S’outrepasser et s’oublier 226

L.LV. S’outrepasser et s’oublier incessamment, sans s’arrêter par ses scrupules ou défauts, pour aller et pour se tenir à Dieu même. Nécessité et importance de cette foi non seulement pour les âmes qui vont à Dieu, mais aussi pour celles qui à force de se quitter arrivent en lui. 226

3.56 Se voir en Dieu. Etc. 228

L.LVI. Se voir et se communiquer en Dieu. Que les âmes que Dieu destine pour soi, y sont disposées par les obscurités, les morts et les pertes de toute sorte, afin de les anéantir de plus en plus à l’égard d’elles et de toutes choses. Bonheur ineffable du Rien qui fait trouver Dieu en lui-même, avec des merveilles encore plus incompréhensibles, qui suivent ce Rien soit dès cette vie, soit après la mort. 228

3.57 Multiplicité, Simplicité, Nudité 232

L.LVII. Conduite de Dieu sur l’âme pour la tirer de la multiplicité à la simplicité, et puis à la nudité, ou à sa simple présence en foi. état et pratiques de l’âme arrivée ici, dans l’oraison, à la communion et durant toute la journée. 232

3.58 Degrés pour arriver à la vie spirituelle 236

L.LVIII. Des divers degrés par lesquels Dieu conduit l’âme à la vie spirituelle, savoir 1. Par de bonnes lumières, 2. par l’état passif en lumière divine, et enfin 3. Par la lumière obscure du fond, qui, par bien des croix et des tentations, opère l’anéantissement et la mort totale, suivi de la véritable vie de Dieu. 236

3.59 Trois degrés du don de la foi. 238

L. LIX. De trois degrés du don de la Foi, dont le premier est simplement actif, le second conduit au repos, et le troisième dans l’abîme divin de Dieu même, mais toujours en perdant et anéantissant l’âme de plus en plus. Avis de conduite sur plusieurs peines et doutes. 238

3.60 Avis pour l’état de la foi nue 240

L.LX. Avis pour l’état de la foi nue. Indifférence pour l’oraison ou l’action. Abandon à la providence de moment en moment. Remédier aux défauts en simplicité et unité. Opérer en l’unité divine, et comment l’âme y est élevée par degrés. 240

§ 243

Différence de l’état de la foi d’avec la voie active et même la contemplative, et ses grands avantages et effet. Ne pas s’arrêter au jugement que l’on porte de soi. Importance d’avoir et de suivre un directeur éclairé. Excellence de cette voie de foi devant Dieu. 243

3.61 Germe de vie dans la pauvreté. 247

L.LXI Que la pauvreté et l’abjection la plus extrême donnent le germe de vie. Mourir à tout sans craindre l’oisiveté. 247

3.62 Perte totale pour trouver Jésus-Christ. 248

L. LXII. De la perte totale (du soi), nécessaire pour trouver et pour posséder Jésus-Christ. Avis pour la direction des âmes. 248

3.63 état de pur abandon en nudité. 250

L. LXIII. état de pur abandon d’une âme arrivée à la nudité de foi, au milieu des croix et de tout ce qui lui arrive. Parole divine en l’âme. 250

Lettre à l’Auteur. 251

3.64 Anéantissements et leurs effets 251

L.LXIV. De trois sortes d’anéantissements qui disposent l’âme pour recevoir les dons surnaturels de Dieu, et ensuite Dieu lui-même et toute la sainte Trinité, et enfin le germe foncier de Jésus-Christ. 251

Commencement de vie nouvelle. [Lettre à l’auteur]. 255

Commencement de vie nouvelle en Dieu. 255

3.65. Arriver en Dieu, son centre. [Réponse à la précédente]. 256

L.LXV. Que le centre naturel de l’âme est Dieu, que l’âme y arrivant par la mort de tous y trouvent une joie solide, une dilatation de cœur, et un général qui la contente pleinement et lui donne faciliter pour tout bien intérieurement et extérieurement. 256

Lettre à l’auteur. Unité de l’âme en son fond. 257

Comment une âme arrivée dans l’unité de son fond, y fait usage de ses croix, de ses occupations et de ses défauts mêmes. 257

3.66 Unité de repos dans la multiplicité. [Réponse à la précédente]. 258

L.LXVI. Moyen de trouver Dieu en toutes choses et aussi dans son fond. Comment être en unité de repos dans la multiplicité des croix et des embarras de providence. Que tout est vie à l’âme qui n’agit que par l’ordre et par l’esprit de Dieu. 258

3.67 Commencement de la vie en Dieu. 259

L. LXVII. Sur l’état d’une âme qui commence d’être et de vivre en Dieu ; comment elle doit être fidèle à s’abandonner au moment présent tel qu’il est, pour y avancer et pour y trouver Dieu en toutes choses. 259

§§§ 264

Obstacle à cette grâce dans les personnes de qualité. 264

Lettre à l’auteur. 266

Bonheur d’une âme qui a trouvé Dieu en son fond, et ne vit ni n’agit que par lui. 266

3.68. Réponse : mourir à soi 267

L.LXVIII. Que la vie divine ne se manifeste ni s’avance dans l’âme que par la mort à soi et à son opération propre. 267

Lettre à l’Auteur. Lumières de vérité se levant en l’âme. 267

LETTRE à l’auteur. 267

D’un Serviteur de Dieu, grand ami de M. de Bernières, écrite de Canada. 267

état d’une âme qui commence d’être et de vivre dans la lumière du centre où de vérité. 267

3.69. De la lumière de vérité et de ses effets. [Réponse]. 268

RÉPONSE à la précédente. 268

L.LXIX. Ce que c’est que la lumière du centre ou de vérité. Sa différence de celle des puissances. Ses effets : mort à soi, et perte de toute opération propre ; connaissance véritable de son néant ; abandon au moment de la providence en tout. 268

§§§. 272

Comment cette lumière purifie l’âme de toute vie propre dans la pratique des vertus et dans tous les exercices de piété. Son progrès en réduisant l’âme en son unité et ensuite dans l’unité divine. Bonheur ineffable de la révélation de cette unité divine en l’âme. Génération du Verbe en elle. 272

Lettre à l’auteur. Vivre de la vie de J.C. 275

Du même serviteur de Dieu. 275

état d’une âme qui ne vit plus de sa vie et de la vie de Jésus-Christ. 275

3.70. Dieu tout en l’âme [Réponse] 276

Réponse à la précédente. 276

L.LXX. Comment Dieu devient tout et opère tout dans l’âme morte à soi et à sa propre opération, est fidèle à s’abandonner au moment présent et divin, où elle trouve sa purification et tout, sans être en cet état ni fainéante ni violentée. 276

ADDITION. 279

De quelques Lettres à l’Auteur, trouvées parmi les précédentes, mais sans réponse. 279

Lettre I. Expérience de son fonds de corruption, portée en paix. 279

Lettre II. Patience dans la voie de la mort. 279

De la même personne. 279

Patience dans la voie de la mort et de la foi, sans de décourager. 279

Lettre III. Désir de pureté d’amour. 279

D’une Supérieure. 279

Désir de la pureté d’amour. Aimer par le cœur de Jésus. 279

Lettre IV. Paix dans ses misères et croix. 280

D’une Religieuse. 280

Paix et abandon au milieu de ses misères et de ses croix. Trouver Dieu et les saints en son fond. 280

VOLUME  IV (LETTRES) 282

4.01. Le vaisseau 282

De l’oraison de simple repos, et comment, nonobstant les difficultés que l’âme y trouve au commencement, toutes choses lui peuvent servir pour y avancer. 282

4.02. Oraison de simple repos 284

Comment correspondre à l’Oraison de simple repos en ses différents états. Précaution contre quelques abus. 284

4.03. Oraison de foi 285

Comment l’âme appelée à la vie petite et abjecte et à l’oraison de foi, y doit être fidèle. 285

4.04 Don intérieur. Sécheresses. 286

Cultiver le don de l’intérieur, sans s’étonner des sécheresses des sens. 286

4.05. Sécheresses 287

Sur le bon usage des sécheresses, quoique causée par notre faute. 287

4.06. Simplicité, abandon 287

Usage des sécheresses en l’oraison. S’acheminer à la simplicité. S’abandonner aux providences crucifiantes. 287

4.7 Paix de l’esprit. 289

Paix de l’esprit dans le trouble des sens. Regard amoureux de Jésus anéanti. 289

4.08. Fidélité au don de foi 289

Du don de la foi, comment il est donné à l’âme, et comment l’âme qui l’a reçu, y doit et y peut être constamment fidèle. 289

4.9 On ne trouve Dieu qu’en etc. [On ne trouve Dieu qu’en mourant à soi.] 292

Qu’on ne peut trouver Dieu qu’en mourant à soi par toutes les croix de providence. 292

4.10 Fidélité des âmes de foi à se combattre. 292

Combien il importe pour les âmes de foi d’être fidèles à se combattre sans relâche, afin de détruire la vie propre de la nature, en faisant usage pour cela de toutes les providences de leur état. 292

4.11. S’établir en Dieu 295

Passer au-dessus de toutes les vicissitudes des sens pour s’établir en Dieu au milieu des embarras de notre état. 295

4.12 Se laisser aux croix de providence. 296

Se laisser avec courage à toutes les croix de providence et s’ajuster à elles, nonobstant les sentiments contraires. 296

4.13 S’ajuster à l’ordre de Dieu. 297

S’ajuster à l’ordre Dieu tant en ses exercices qu’en toutes les rencontres de providence, sans se laisser entraîner à la mélancolie. 297

4.14 Discernement des désirs. Moyen de trouver Dieu. 298

Comment discerner si les désirs sont de Dieu. Que la fidélité à suivre l’ordre divin en mourant à soi par tout ce qui nous arrive est le vrai moyen de trouver Dieu et toutes choses en lui. 298

4.15 La foi fait trouver Dieu par Jésus-Christ. 300

Que la foi, en nous nourrissant de Jésus-Christ, et nous faisant par là mourir peu à peu à nous-mêmes, nous fait trouver par lui Dieu et toutes ses merveilles. 300

4.16 Mourir pour trouver la vie. 302

Qu’il faut mourir pour trouver la vie. 302

4.17 Solitude. Mourir à soi. 303

Avantages de la solitude et de la fidélité à mourir à soi. 303

4.18 Mort à soi. 303

La mort à soi-même fait trouver la source de vie. 303

4.19 Mort à soi. [Même titre (d’entête) que celui de la Lettre précédente.] 304

On ne trouve la lumière de vérité, tant pour soi que pour aider le prochain, que par la fidélité à mourir à soi. 304

4.20 Mort à soi. [Même titre d’entête que ceux des deux Lettres précédentes.] 305

La mort à soi est l’abrégé de tout. 305

4.21 La Croix [ms., C maj.] supplée aux exercices. 305

Que la grâce crucifiante supplée aux exercices spirituels, quand on s’en voit privé par ordre de Dieu. 305

4.22 Agréer notre humiliation. 306

Recevoir avec abandon et reconnaissance tout ce qui nous arrive d’humiliant et nous conduit à notre néant. 306

4.23 Repos dans l’abandon. 306

Point de repos que dans l’abandon. 306

4.24 Oraison dans les maladies 307

Avis sur l’oraison de simplicité, et comment en faire usage dans les maladies pour y trouver Dieu, qui ne vient en nous que par notre rien. 307

4.25 Avantages [pluriel] des croix et de l’abandon. 308

Avantage [singulier] des croix. Bonheur d’être abandonné uniquement à Dieu. 308

4.26 Avis pour une âme peinée. [D’une correspondante.] 309

Avis donnés [plur.] à une personne peinée sur la découverte de ses misères. 309

4.27 Faire usage de ses chutes. 310

Comment faire usage de ses chutes dans la voie de la foi. 310

4.28 Fidélité à la lumière purifiante de la foi. 310

De la lumière purifiante de la foi qui découvre à l’âme ses misères afin de les détruire ; et comment on y doit être fidèle en toutes ses actions et pratiques. 310

4.29 Perte de soi-même pour trouver Dieu 312

S’assurer contre la crainte, en mourant à tout par la foi. 312

4.29 Perte de soi-même pour trouver Dieu 313

S’assurer contre la crainte, en mourant à tout par la foi. 313

4.30. Perte de soi-même pour trouver Dieu 313

Éviter la mélancolie. On ne trouve Dieu lui-même que par la perte de foi. 313

4.31 Le cœur vide possède Dieu. 314

Pour posséder Dieu il faut avoir le cœur vide des créatures. 314

4.32 État de la foi nue. 314

État de la foi nue. 314

4.33. La foi toute nue 315

Des avantages de la foi toute nue et toute pure ; et de ses effets et progrès en l’âme 315

4.34. Du centre de l’âme 317

Du centre de l’âme et ses lumières qui en émanent 317

4.35 Voie pour arriver en son centre ou en Dieu. 317

Comment l’âme appelée à l’intérieur y avance peu à peu par le sentier inconnu de la foi, de l’espérance et de la charité, qui en faisant perdre ses puissances, la conduisent heureusement en son centre, ou en Dieu. Des effets de la lumière du fond [sans s] quand elle commence à se lever dans l’âme. 317

4.36 Abandon au milieu des croix. 323

Bonheur et sûreté du pur et amoureux abandon au milieu de toutes sortes de croix. Avantages de la solitude entière. (On croit que les Lettres suivantes jusqu’à la LXIX. [69e] ont été écrites d’un même Auteur et dans le même ordre. 323

4.37 Présence intime de Jésus-Christ. [« Confession » de Bertot ?] 323

Qu’il faut être mort à soi-même pour arriver à la présence intime de Jésus-Christ. 323

4.38 Les croix font courir à Dieu. 324

Que les sécheresses, les tentations et les croix font courir l’âme fidèle vers Dieu. 324

4.39 Les croix font courir à Dieu [bis]. 324

Sur le même sujet. 324

4.40 Béatitude de cette vie. 325

Les souffrances et les humiliations font la béatitude de cette vie. 325

4.41 Attendre Dieu [titre (d’entête) complet ?]. 325

Attendre Dieu avec patience. Prix des croix. 325

4.42 Aimer Dieu nonobstant ses misères 326

Aimer Dieu, nonobstant ses misères. Des écrits et de la vie de Monsieur de Bernières. 326

4.43 Aimer sans amour sensible. 326

Aimer sans amour sensible. Du faux vide à l’Oraison. 326

4.44 Le faux et le vrai vide. 326

Du vrai et du faux vide à l’Oraison. 326

4.45 Sujets à prendre à l’Oraison. 327

Sujets à prendre pour l’Oraison. Qu’il faut mourir, mais non se procurer la mort. 327

4.46 Aimer Dieu au-dessus des sens. 327

Aimer Dieu au-dessus des sens. Aider le prochain avec grande douceur et condescendance. 327

4.47 Abandon malgré ses peines. 328

Abandon et confiance en Dieu, malgré les peines et tentations. 328

4.48 Trouver le bon plaisir divin en tout. 328

Trouver son bonheur dans le bon plaisir [ms., bonplaisir] de Dieu en tout ce qui nous arrive. Avis pour la conduite du prochain. 328

4.49 Abandon sans regard sur soi 329

Que l’abandon absolu entre les mains de Dieu sans regard sur soi est le chemin le plus court et le plus sûr pour arriver à l’amour de Dieu et à la pureté des vertus. 329

4.50 Pratique de l’abandon. 330

En s’abandonnant on apprend à s’abandonner. 330

4.51 On ne trouve la vie que par la mort 331

On ne trouve la vie et la jouissance de Dieu que par la mort et le rien. 331

4.52 Solitude. Abandon absolu 331

Solitude intérieure et extérieure. Que pour trouver Dieu véritablement, il faut perdre tout par abandon absolu. 331

4.53. Trouver Dieu Lui-même pour Lui-même 332

Dieu lui-même pour lui-même ne se trouve que par les pertes extrêmes. 332

4.54. Efficacité du feu de l’amour divin 333

Efficacité du feu de l’amour divin, qui dans les âmes de foi se nourrit même de son contraire et de toutes sortes de renversements, et s’en sert pour les purifier et les changer enfin en Jésus-Christ. 333

4.55 Mourir à tout pour que Dieu vive en nous. 335

Avis de conduite pour une âme qui, après avoir vécu dans les saintes pratiques, est appelée de Dieu à mourir à tout afin qu’il vive seul en elle. 335

4.56 Vicissitude[s]. Mort à soi. 336

Vicissitudes intérieures. On ne trouve Dieu et son amour que par la mort. 336

4.57 Recevoir amoureusement la mort. 337

Recevoir amoureusement la mort de quelque côté qu’elle vienne. 337

4.58 Souffrir ses misères. 337

Souffrir humblement ses misères en adhérant à Dieu. 337

4.59 Fruit des épreuves et des humiliations. 337

Bonheur et fruit des épreuves et des humiliations, qui en faisant mourir l’âme lui donnent la vie. 337

4.60 Sûreté de l’abandon. 339

Sûreté de l’abandon au milieu des troubles des sens. 339

4.61 Opérations purifiantes de la lumière de Dieu. 339

Avis pour une âme qui commence à expérimenter les opérations purifiantes de la lumière et de la présence de Dieu. 339

4.62 Opérations purifiantes de la lumière de Dieu. 341

Sur le même sujet. 341

4.63 Voir et sentir ses misères. 341

Il faut voir et sentir ses misères pour en être purifié. 341

4.64 Anéantissement, voie à l’union divine. 342

Que l’âme doit être toute anéantie et perdue à soi-même pour devenir l’Épouse de Jésus-Christ. 342

4.65 Obscurités dans la voie de foi. 343

Des obscurités dans la voie de la foi simple, et comment en faire usage. 343

4.66 On n’arrive en Dieu que par de grandes croix. 343

Grandes croix des âmes destinées pour arriver en Dieu. 343

4.67 J.-C. ne vit en l’âme que par la croix. 344

Jésus-Christ ne vient et ne vit en l’âme que par la croix. Porter humblement l’expérience de ses misères. 344

4.68 De la vraie régularité. Fruit et effet des opérations crucifiantes de Dieu. 344

4.69 Plusieurs avis sur ce que l'âme expérimente dans l'oraison de simplicité, et sur la conduite des âmes. Qu'il faut outrepasser les dons extraordinaires. 345

4.70 Paix et repos entier en Dieu d'une âme vraiment abandonnée. 346

Les onze lettres qui suivent ont été écrites dans le même ordre à une même personne, et (apparemment) du même auteur que la 81 ou la dernière. 346

« Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne : » 347

4.71. Silence devant Dieu 347

Silence de l’âme afin que Dieu parle en elle. [240] 347

4.72. Béatitude en cette vie 347

Commencement de l’éternité bienheureuse par la foi. Voix du cœur. Richesse du néant. 347

4,73 Fidélité à demeurer en Dieu. 348

Fidélité à demeurer constamment en Dieu dans le vide de tout le créé. 348

4,74 Sur le même sujet. 348

4.75. Perte de tout en Dieu 349

Perte totale de soi et de toutes choses en Dieu. 349

4.76 Sur le même sujet 349

4.77 Recevoir les infirmités et la mort même en paix et abandon. 350

4.78 350

4.79. Tendre à Dieu en Lui-même 351

Tendre à Dieu seul en lui-même, et à notre néant. 351

4,80 Se contenter uniquement de Dieu seul en lui-même. 352

4.81. L’état d’anéantissement parfait en nudité entière 352

De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible. 352

95 lettres choisies de Madame Guyon 355

Présentation 355

LETTRES DE DIRECTION 357

Publiées au Siècle des Lumières 357

1 [1]. Voie pour devenir une créature nouvelle. 357

 2 [3]. Mourir à soi et s’abandonner. 358

 3 [5]. Usage des incertitudes. Anéantissement. 359

 4 [20]. État d’une âme perdue en Dieu. 359

 5 [31-D.4.134 []]. Au Marquis de Fénelon. Avis. 360

6 [35].  Au Duc de Chevreuse (?).   361

 7 [90-D.1.49]. Ne point se former de propre vocation. 361

 8 [97-D.1.57]. Démêler la grâce d’avec la nature. 362

9 [121-D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu. 363

 10 [144-D.2.25]. Tentations d’incertitude. 366

 11 [169-D.2.50]. Nécessité des secours et moyens. 366

12 [170-D.3.1]. Voies de Dieu et des hommes, incompatibles. 367

 13 [171-D.3.2] Commencer par l’intérieur et par l’oraison. 368

14 [175-D.3.6]. Avis sur l’oraison. 369

  15 [192-D.3.29] ; Faiblesse de l’homme. Renoncement à soi. 370

 16 [198-D.3.35]. Pour être à Dieu. 370

17 [201-D.3.38]. Lait des enfants. Pain des forts. 371

 18 [223-D.4.51]. Oraison. Mortification. 372

 19 [231-D.4.64]. Se trouver dans le cœur de Jésus. 373

 20 [232-D.4.66]. Avis de conduite. 373

 21 [256-D.1.105]. « Laver dans l’abîme… » 374

 22 [258-D.1.107]. Se laisser détruire à Dieu. 374

 23 [270-D.1.121]. Sagesse humaine incompatible avec la divine. 375

 24 [285-D.1.136]. Foi nue. 376

 25 [311-D.1.164]. Indifférence, mort, abandon enfantin. 376

 26 [320-D.2.54]. Procédé graduel dans le spirituel. 377

27 [331-D.2.66]. Correspondre aux voies de Dieu. 377

28 [338-D.2.73]. Abandon absolu. 378

  29 [348-D.2.83]. Utilité des sécheresses d’esprit. 378

 30 [353-D.2.88]. 378

 31 [354-D.2.89]. Mourir à soi, aux appuis, au sensible. 379

 32 [361-D.2.96]. Comment faire dans la mort mystique. 379

  33 [362-D.2.97]. Dispositions à l’anéantissement. 379

 34 [365-D.2.100]. Purification de l’amour-propre, etc. 380

35 [375-D.3.51]. Construction divine du vrai intérieur. 381

36 [385-D.3.67]. Voie de perte et de mort à toutes choses. 381

 37 [386-D.3.70]. Oraison sans action des puissances. 383

  38 [388-D.3.73]. N’aimer que Dieu. S’en laisser détruire. 383

39 [390-D.3.75]. 384

40 [395-D.3.84]. Désappropriation, foi, lumière et ténèbres. 385

41 [399-D.3.88]. Foi passive et nue. Abandon. 385

 42 [400-D.3.89]. Être passif. Être chargé d’âmes. 386

  43 [402-D.3.92]. Abandon purifiant. Voie du fond., etc. 387

  44 [406-D.3.97]. Union. Corruption. Enfance. 390

 45[412-D.4.91]. Dépouillement, avancement. 390

 46 [418-D.4.97]. Décès en état de sécheresse. 391

47 [419-D.4.99]. Du sacrifice de l’âme. 391

 48 [428-D.4.116]. Foi nue. Amour pur. 392

 49 [432-D.4.120]. Oublier tout. 393

 50 [433-D.4.124]. Touchant les nouveaux prophètes. 393

 51 [440-D.1.176]. 396

52 [446-D.1.182]. Perdre la sagesse humaine. 396

 53 [454-D.1.192]. S’avancer du connu, etc. 397

  54 [458-D.1.197]. Manières d’agir de Dieu opposées à celles des hommes. 398

 55[459-D.1.198]. Comment juger des choses divines. 398

 56 [460-D.1.200]. Diverses opérations, etc. 399

  57 [462-D.1.202]. Compassion des faibles. Jugements de Dieu. 399

 58 [469-D.1.209]. Simplicité et pureté de cœur. 400

 59 [482-D.1.229]. Opérations de Dieu, etc. 401

60 [491-D.2.111]. Sentiment. Raison. Foi. 401

61 [496-D.2.121]. Vie propre, difficile à perdre. 402

62 [502-D.2.127]. Abandon à l’amour purifiant. 403

 63 [506-D.2.131]. Peines dans l’abandon interrompu. 403

64 [507-D.2.132]. Abandon absolu. 404

  65 [511-D.2.136]. Abandon sans réserve. 404

  405

66 [513-D.2.138]. Nécessité de l’anéantissement. 405

 67 [515-D.2.141]. Perte et abandon. 405

 68 [527-D.2.156]. Opération de Dieu. Pureté, etc. 407

 69[528-D.2.157]. Impressions divines et passagères. 408

70 [530-D.2.161]. Dieu sauve ce qui est perdu. 409

 71 [531-D.2.162]. Destruction de la sagesse humaine. 410

 72 [534-D.2.165]. Séparation de l’âme et de l’Esprit. 411

73 [535-D.2.166]. État et voie de la foi nue. 411

  74 [536-D.2.167]. De la perte totale du soi. 412

  414

75 [539-D.2.172]. Mort, résurrection, perte. 414

76 [550-D.2.184]. Pur abandon et la tranquillité. 415

  415

77[555-D.2.191]. Excellence, prérogatives et effets de l’amour pur. 415

  416

78 [557-D.2.196]. État de l’âme réunie à Dieu. 416

79 [562-D.3.101]. Règne de Jésus-Christ par l’intérieur. 417

  80 [563-D.3.107]. Communications, etc. 418

 81 [570-D.3.115]. Certitude des communications divines. 419

  82 [571-D.3.116]. Communications divines. 420

83 [577-D.3.124]. Esprit divin de direction. 422

 84 [580-D.3.127]. [Les souffrances du directeur]. 422

85 [582-D.3.130]. Paternité et filiation spirituelle. 423

86[583-D.3.131]. Écrits des femmes. 424

 87[586-D.3.134]. Petitesse et détachement, etc. 424

 88 [597-D.3.151]. Égalité. 425

89 [598-D.3.152]. Abandon. 425

 90 [602-D.3.156]. Procurer le bien salutaire du prochain. 425

91 [606-D.4.131]. Sentir ses misères. 426

92 [610-D.4.140]. Douleurs spirituelles pour autrui. 426

 93 [613-D.4.144]. Communications intérieures et divines. 426

 94 [616-D.4.156]. Usage des événements et vicissitudes. 427

 95 [621-D.4.161]. Amour de la nudité. Horreur de l’appropriation. 427

Lettres de Mme Guyon à diverses personnes 429

Introduction 429

Rappel des sources et organisation du volume. 430

Lettres sans indications de date ou de destinataire. 433

I. « L’état des commençants ». 433

 42 [D.1.1]. 433

 43 [D.1.2]. Avis de conduite pour l’extérieur et l’intérieur. 433

 44 [D.1.3]. Diverses règles de conduite. 434

 45 [D.1.4]. Obéissance, devoirs, oraison. 434

 46 [D.1.6]. Divers avis de conduite. 435

 47 [D.1.7]. Bonheur de connaître ses défauts. 436

 48 [D.1.8]. Ne point haïr la corrrection. 437

 49 [D.1.9]. Ne point haïr la correction (suite). 437

 50 [D.1.10]. Usage de la rigueur. Misère universelle. 438

 51 [D.1.11]. Ne point contester, etc. 438

 52 [D.1.12]. [Grâce et nature]. 438

 53 [D.1.13]. S’avancer toujours. 439

 54 [D.1.14]. 439

 55 [D.1.15]. Connaissance de soi-même, etc. 439

 56 [D.1.16]. Se rompre en diverses choses pour l’amour de Dieu. 439

 57 [D.1.17]. Se mortifier en diverses choses. 440

 58 [D.1.18]. Mort à l’esprit propre… 440

 59 [D.1.19]. Réponse à la lettre qui précède : 441

 60 [D.1.19]. Soumission de l’esprit. 441

 61 [D.1.20]. Soumission de l’esprit (suite). 441

 62 [D.1.21]. Périls du propre esprit. 442

 63 [D.1.22]. L’attachement à soi, grand obstacle. 442

 64 [D.1.23]. la grâce fait changer l’humeur. 442

 65 [D.1.24]. Surmonter les défauts d’humeur. 443

 66 [D.1.25]. Surmonter la mélancolie. 443

 67 [D.1.26]. 444

 68 [D.1.27]. Défauts découverts par la charité. 444

 69 [D.1.28]. [Oraison de la volonté, foi nue]. 444

 70 [D.1.29]. Egards au monde… 445

 71 [D.1.30]. Corruption du monde. 446

 72 [D.1.31]. Union d’âmes. 446

 73 [D.1.32]. [Regarder Dieu en la personne]. 447

 74 [D.1.33]. Utilité d’être contrarié. 447

 75 [D.1.34]. Union des âmes, nécessaire. 447

 76 [D.1.35]. Oraison, mortification. 448

 77 [D.1.36]. S’exposer souvent en silence devant Dieu. 448

 78. [D.1.37]. Esprit intérieur. Souffrir les croix. 449

 79 [D.1.38]. Cultiver l’intérieur. Eviter le superflu. 450

 80 [D.1.39]. [Que sommes-nous que des chiens morts ?] 451

 81 [D.1.40]. Oraison et humilité. 451

 82 [D.1.41]. Détour de foi : retour à Dieu par le cœur. 452

 83 [D.1.42]. Raisonnement de l’esprit et touche du cœur. 452

 84 [D.1.43]. Manque de cœur ouvert, grand obstacle. 453

 85 [D.1.44]. Devenir simple pour Jésus-Christ. 454

 86 [D.1.45]. Simplicité de cœur, humilité, oubli de soi-même, etc. 454

 87 [D.1.46]. Résolution d’un commençant. 455

 88 [D.1.47]. Dieu a des voies sur les âmes. 455

 89 [D.1.48]. Suivre les desseins et la voie de Dieu. 456

 90 [D.1.49]. Ne point se former de propre vocation. 457

 91 [D.1.50]. Sur l’indépendance de conduite. 457

 92 [D.1.51]. Choisir ou non la voie de l’anéantissement. 458

 93 [D.1.52]. Consolation… 459

 94 [D.1.53]. Avis pour une conduite paisible. 459

 95 [D.1.54]. Ne point sortir trop tôt hors de soi. 459

 96 [D.1.56]. Discernement de l’inspiration de Dieu. 460

 97 [D.1.57]. Démêler la grâce d’avec la nature. 460

 98 [D.1.58]. Douceur envers les faibles. 461

 99 [D.1.59]. Souffrir les défauts… 461

 100 [D.1.60]. Aller pas à pas avec les commençants. 461

 101 [D.1.61]. Support des infirmes. 462

 102 [D.1.62]. Supports et devoirs mutuels. 462

 103 [D.1.63] 462

 104 [D.1.64]. Comment supporter les défauts, etc. 463

 105 [D.1.65]. Conduite et support des faibles. 463

 106 [D.1.66]. Conduite… (suite). 463

 107 [D.1.67]. Support et correction des défauts. 464

 108 [D.1.68]. [Tolérance à l’égard des défauts]. 465

 109 [D.1.69]. Se combattre avec courage et persévérance. 465

 110 [D.1.70]. S’accommoder aux faiblesses. 466

 111 [D.1.71]. S’accommoder… (suite). 466

 112 [D.1.72]. S’humilier. S’occuper de Dieu. 467

 113 [D.1.73]. Ne se décourager pour ses défauts. 467

 114 [D.1.74]. Ne se décourager… (suite). 468

 115 [D.1.75]. Coopérer avec courage et patience. 468

 116 [D.1.76]. Diverses vertus de l’âme coopérante. 468

 117 [D.1.77]. Fidélité à la grâce… 469

 118 [D.1.78]. Fidélité à la grâce et petitesse. 469

 119 [D.1.79]. Compassion. Fidélité, etc. 470

 120 [D.1.80]. [Il a une bonne lancette…] 470

121 [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu. 470

 122 [D.2.2]. Oraison et dévotion solide.  474

[Dix Lettres de direction adressées à une demoiselle :] 475

 123 [D.2.3].[…comme s’il n’y avait que Dieu et vous…] 475

 124 [D.2.4].[…Au milieu de votre cœur…] 475

 125 [D.2.5]. Avis pour un fondement solide. 476

 126 [D.2.6]. Avis… (suite). 476

 127 [D.2.7]. [Utilité de la joie]. 476

 128 [D.2.8] 477

  129 [D.2.9] 477

 130 [D.2.10] 477

 131 [D.2.11] 477

 132 [D.2.12] 478

 133 [D.2.13] 478

 134 [D.2.14] 478

 135 [D.2.15] 479

 136 [D.2.16] 479

 137 [D.2.17] 479

 138 [D.2.18] 479

 139 [D.2.19]. Sur la peine d’ouvrir son cœur… 479

 140 [D.2.20]. Prier, lire, n’être pas triste. 480

 141 [D.2.21]. Indiscrétion des commençants. 480

 142 [D.2.23]. N’être point irrésolu ou partagé. 481

 143 [D.2.24]. 481

 144 [D.2.25]. Tentations d’incertitude. 481

 145 [D.2.26]. Ne point retourner en arrière. 482

 146 [D.2.27]. [Je vous veux si pur, si petit…] 482

 147 [D.2.28]. Amitié d’amour-propre… 483

 148 [D.2.29] 483

 149 [D.2.30] 483

 150 [D.2.31] 483

 151 [D.2.32] 484

 152 [D.2.33] 484

 153 [D.2.34]. Mortifier la propre volonté. 484

 154 [D.2.35]. Mortifier sa propre volonté. 484

 155 [D.2.36]. Nécessité de mourir à tout. 485

 156 [D.2.37]. Deux voies… 486

 157 [D.2.38]. Retraite intérieure. 486

  158 [D.2.39]. Règles de conduite intérieure. 487

 159 [D.2.40]. De la prière du cœur, etc. 487

 160 [D.2.41]. Recueillement. Oraison du cœur. 489

 161 [D.2.42]. Besoin de la présence de Dieu. 490

 162 [D.2.43]. Retours fréquents à Dieu. 490

 163 [D.2.44]. S’exposer souvent à Dieu… 491

 164 [D.2.45]. Eviter la tristesse. 491

 165 [D.2.46]. Paix et abandon. 492

 166 [D.2.47]. Souffrir les oppositions et tentations. 492

 167 [D.2.48]. Dire ses peines. 492

 168 [D.2.49]. Conseils de cessation, d’abandon, etc. 493

 169 [D.2.50]. Nécessité des secours et moyens. 493

170 [D.3.1]. Voies de Dieu et des hommes, incompatibles. 494

 171 [D.3.2] Commencer par l’intérieur et par l’oraison. 494

  172 [D.3.3]. De l’extérieur et de l’intérieur. 496

 173 [D.3.4]. S’occuper de Dieu, se garder du reste. 498

 174 [D.3.5]. Oraison et renoncement à soi. 498

 175 [D.3.6]. Avis sur l’oraison. 498

 176 [D.3.7]. Dissipation, recueillement, oraison. 499

 177 [D.3.8]. Continuer l’oraison. 500

 178 [D.3.9]. Oraison. Attirer à Dieu le prochain. 500

 179 [D.3.12]. Le temps de détruire ses passions et défauts. 501

  180 [D.3.13]. Opposition à se reconnaître. 502

 181 [D.3.14]. Raison et amour-propre, obstacles à Dieu. 503

 182 [D.3.15]. Connaissance de ses défauts. 503

 183 [D.3.16]. Combattre ses défauts naturels. 504

 184 [D.3.17]. 504

 185 [D.3.18]. Découverte des défauts intérieurs. 504

 186 [D.3.23]. Dommage des réflexions, etc. 505

  187 [D.3.24]. Ne point suivre les ferveurs. 505

 188 [D.3.25]. Eviter la curiosité et la distraction. 506

 189 [D.3.26]. Ne point donner lieu à la tristesse. 506

 190 [D.3.27]. La mélancolie se chasse par l’oraison. 506

 191 [D.3.28]. De la mélancolie et de la joie, etc. 507

  192 [D.3.29] ; Faiblesse de l’homme. Renoncement à soi. 508

 193 [D.3.30]. Renoncement à soi. Fidélité à Dieu. 508

 194 [D.3.31]. Croix journalières. Renoncer à soi-même. 509

 195 [D.3.32]. Fidélité. 510

 196 [D.3.33]. Fidélité. 510

 197 [D.3.34]. Jeûne indiscret. 510

 198 [D.3.35]. Pour être à Dieu. 511

 199 [D.3.36]. Soumission. Ingénuité. 512

 200 [D.3.37]. Se laisser conduire en enfant. 512

 201 [D.3.38]. Lait des enfants. Pain des forts. 512

 202 [D.3.39]. Avis de conduite, etc. 513

 203 [D.3.41]. Avis. 515

  204 [D.3.42]. Sur le devoir de conduire et de corriger. 515

 205 [D.3.43]. Support et service du prochain pour Dieu. 517

 206 [D.3.44]. Education des enfants. 517

 207 [D.3.47]. Souffrir pour soi et pour d’autres. 518

 208 [D.3.48]. Union des saints. 519

 209 [D.3.49]. Infidélité. Colère divine. 520

 210 [D.3.50]. S’accoutumer au désintéressement. 520

211 [D.4.39]. Vraie voie. 521

 212 [D.4.40]. 522

 213 [D.4.41]. 522

 214 [D.4.42]. Etre fidèle à Dieu. 522

 215 [D.4.43]. Etre fidèle. 522

 216 [D.4.44]. Oraison. Simplicité. 523

 217 [D.4.45]. Se combattre. 524

 218 [D.4.46]. Prier et se combattre. 524

 219 [D.4.47]. Personnes d’oraison combattues. 525

 220 [D.4.48]. Obstacles à l’avancement. 525

 221 [D.4.49]. Avis sur les mortifications. 526

 222 [D.4.50]. L’oraison en sécheresse. 527

 223 [D.4.51]. Oraison. Mortification. 527

 224 [D.4.52]. Abnégation, humilité, enfance. 528

 225 [D.4.53]. 529

 226 [D.4.55]. 529

 227 [D.4.56]. Quand suivre ses mouvements. 529

 228 [D.4.57]. Suivre Dieu. Comment souffrir. 530

 229 [D.4.61]. Ne point se fonder sur le sensible. 530

 230 [D.4.63]. Vie abrégée ou prolongée. 531

 231 [D.4.64]. Se trouver dans le cœur de Jésus. 531

 232 [D.4.66]. Avis de conduite. 531

  233 [D.4.67]. Solitude. Chutes. 532

 234 [D.4.69]. Avis de conduite en société. 532

 235 [D.4.70]. Condescendance. Aridité. Parler. 533

 236 [D.4.71]. Instructions et précautions spirituelles. 534

 237 [D.4.75]. Oraison de silence. Recueillement. 534

 238 [D.4.76]. 534

 239 [D.4.79]. Essentiel et accessoire. 534

II. « Un état plus avancé ». 536

 240 [D.1.82]. Eviter l’activité dans l’oraison. 536

 241 [D.1.83]. 536

 242 [D.1.84]. Ecouter la voix de Dieu à l’intérieur. 537

 243 [D.1.85]. 537

 244 [D.1.86].   537

 245 [D.1.88]. 538

 246 [D.1.89]. 538

 247 [D.1.90]. Moyens pour avoir l’intérieur paisible. 538

 248 [D.1.91]. Obstacles au renouvellement du règne de Dieu. 539

 249 [D.1.92].Du royaume si désiré. 539

 250 [D.1.95]. Recherches secrètes de la nature. 540

 251 [D.1.96]. Ne point s’excuser pour plaire à Dieu. 540

 252 [D.1.97]. Ne s’attacher à l’extraordinaire, mais au solide. 540

 253 [D.1.98]. Instructions sur la coopération. 541

 254 [D.1.99]. Vrais moyens d’avancement selon Dieu. 541

 255 [D.1.100]. 542

 256 [D.1.105]. « Laver dans l’abîme… » 542

 257 [D.1.106]. 543

 258 [D.1.107]. Se laisser détruire à Dieu. 543

 259 [D.1.109]. 544

 260 [D.1.110]. La mort, lumière sûre. 544

 261 [D.1.111]. Mourir à soi-même. 544

 262 [D.1.112]. Laisser faire la destruction du propre. 545

 263 [D.1.113]. 545

 264 [D.1.114]. « Nous sommes un glaçon dur et resserré… » 545

 265 [D.1.115] 545

 266 [D.1.116]. Renoncer aux propres vues et réflexions. 546

 267 [D.1.118]. 546

 268 [D.1.119]. Renoncement à soi, retour à Dieu, etc. 547

 269 [D.1.120]. 548

 270 [D.1.121]. Sagesse humaine incompatible avec la divine. 548

 271 [D.1.122]. 549

 272 [D.1.123]. Ne s’employer plus qu’à mourir à soi-même. 549

 273 [D.1.124]. Prière et confiance en Dieu : y continuer. 549

 274 [D.1.125]. Raison et oraison. 550

 275 [D.1.126]. S’exposer souvent devant Dieu. 551

 276 [D.1.127]. Souffrir avec soumission et persévérance. 551

 277 [D.1.128]. Souffrir les peines et les distractions en priant. 552

 278 [D.1.129]. Supporter les sécheresses, etc. 552

 279 [D.1.130]. Porter les épreuves et les coups.  553

 280 [D.1.131]. Sensibilités et leur usage. 554

 281 [D.1.132]. Peines d’esprit. 554

 282 [D.1.133]. Peines d’esprit (suite).   554

 283 [D.1.134]. 554

 284 [D.1.135]. 554

 285 [D.1.136]. Foi nue. 555

 286 [D.1.137]. Foi nue, épreuves. 555

 287 [D.1.138]. Epreuves. 555

 288 [D.1.139]. Epreuves. 555

 289 [D.1.140]. S’abandonner. 555

 290 [D.1.141]. Avis pour les temps de séparation. 556

 291 [D.1.142]. Croix, abandon, oraison, etc. 556

 292 [D.1.143]. 557

 293 [D.1.144]. 557

 294 [D.1.145]. Simplicité, petitesse, etc. 557

 295 [D.1.146]. Se laisser conduire à Dieu en enfant. 557

 296 [D.1.147]. Etre petit. 558

 297 [D.1.148]. Simplicité et droiture en tout. 558

 298 [D.1.150]. 558

 299 [D.1.151]. Rareté de la simplicité désintéressée. 559

 300 [D.1.152] 559

 301 [D.1.153]. Abandon général et ses avantages. 559

 302 [D.1.154]. Abandon, oraison, petitesse. 559

 303 [D.1.155]. Acquiescer en Dieu par la foi. 560

 304 [D.1.156]. Ne s’attacher qu’à Dieu. Rien de soi. S’abandonner. 560

 305 [D.1.157]. Rien de soi, S’abandonner. 561

 306 [D.1.158]. Appel à l’abandon absolu. 561

 307 [D.1.160]. Abandon à Dieu sans retour sur soi. 562

 308 [D.1.161]. Soumission humble et paisible à Dieu. 562

 309 [D.1.162]. 563

 310 [D.1.163]. 563

 311 [D.1.164]. Indifférence, mort, abandon enfantin. 563

 312 [D.1.165]. Correspondre à la grâce par le renouvellement de l’abandon. 564

  313 [D.1.166]. Détachement et oubli de soi. 564

  314 [D.1.167]. Abandon et ses avantages, etc. 565

 315 [D.1.169]. Moments divins, etc. 566

  316 [D.1.170]. Abandon continuel. 566

317 [D.2.51]. Voies de Dieu et de l’homme. 566

 318 [D.2.52]. 566

  319 [D.2.53]. Trois états de l’Eglise. 567

 320 [D.2.54]. Procédé graduel dans le spirituel. 567

 321 [D.2.55]. De la correction des défauts. 568

 322 [D.2.57]. Ménager les faibles, etc. 568

 323 [D.2.58]. Simplicité. Conscience. 569

 324 [D.2.59]. Se défaire de sa propre activité. 570

 325 [D.2.60]. Amortir la vivacité, etc. 571

 326 [D.2.61]. Prier. Mourir à la vivacité naturelle. 571

 327 [D.2.62]. Mortification du naturel, etc. 572

  328 [D.2.63]. Fidélité à ce qui mortifie. 572

 329 [D.2.64]. Ne pas vivre en soi. Vivre en paix. 573

 330 [D.2.65]. Correspondre aux voies de Dieu. 573

 331 [D.2.66]. Correspondre aux voies de Dieu. 574

 332 [D.2.67]. Remède à l’amour-propre, etc. 574

 333 [D.2.68]. Eviter le découragement. 575

 334 [D.2.69]. Au marquis de Fénelon. 575

 335 [D.2.70]. 575

 336 [D.2.71]. Au marquis de Fénelon ? Se désoccuper de soi. 575

 337 [D.2.72] 576

 338 [D.2.73]. Abandon absolu. 576

 339 [D.2.74]. Contre la crainte de s’être trompé. 576

  340 [D.2.75]. Ne pas s’opposer à ce qui nous fait souffrir. 577

  341 [D.2.76]. Contre les craintes d’être trompé. 577

 342 [D.2.77]. Hésitations punies. 577

 343 [D.2.78]. Directeurs. Dépouillement. 577

 344 [D.2.79]. Résistance active et sa cessation. 578

 345 [D.2.80]. A Fénelon ? Oraison d’exposition en pure foi. 578

 346 [D.2.81]. Dieu présent. Le regarder. 579

 347 [D.2.82]. Se rendre à Dieu. Se supporter. 579

  348 [D.2.83]. Utilité des sécheresses d’esprit. 579

 349 [D.2.84]. Tâcher à s’occuper de Dieu. 580

  350 [D.2.85]. Conduites diverses, etc. 580

 351 [D.2.86]. Conduite diverses. Celle du sacrifice. 581

  352 [D.2.87]. 582

 353 [D.2.88]. 582

 354 [D.2.89]. Mourir à soi, aux appuis, au sensible. 582

 355 [D.2.90]. Ne chercher que d’adhérer à Dieu. 583

  356 [D.2.91]. Mourir à tout et à soi-même. 583

 357 [D.2.92]. Mourir à tout et à soi-même. 584

 358 [D.2.93]. S’abandonner à mourir. 584

 359 [D.2.94]. Comment faire dans la mort mystique. 585

 360 [D.2.95]. Comment faire dans la mort mystique. 585

 361 [D.2.96]. Comment faire dans la mort mystique. 585

  362 [D.2.97]. Dispositions à l’anéantissement. 586

 363 [D.2.98]. Ne point chercher d’appui. 586

 364 [D.2.99]. Purification de l’amour-propre. 587

 365 [D.2.100]. Purification de l’amour-propre, etc. 587

 366 [D.2.101]. Tentation d’amour-propre spirituel. 588

 367 [D.2.102]. Abandon, distractions, mortification, etc. 588

 368 [D.2.103]. Purification passive de l’âme. 589

  369 [D.2.104]. Purification douloureuse et abandon. 589

 370 [D.2.106]. Peines et impuissances. 590

 371 [D.2.107]. Bonheur de l’anéantissement. 591

 372 [D.2.108]. Se taire pour mourir à soi. 591

 373 [D.2.109]. Oppositions à la grâce. 592

 374 [D.2.110]. Apprendre à se simplifier. 592

375 [D.3.51].Construction divine du vrai intérieur. 593

  376 [D.3.52]. Intelligence et simplicité des paroles de Dieu. 594

 377 [D.3.54]. Usage des moyens. Attache à Dieu seul. 594

 378 [D.3.59]. Tranquillité de deux sortes. 595

 379 [D.3.61]. Foi nue commencée. Epreuves, etc. 595

  380 [D.3.62]. 596

 381 [D.3.63]. 596

  382 [D.3.64]. Voies de Dieu pénibles. Abandon. 596

 383 [D.3.65]. Peines d’esprit de plusieurs sortes. 597

  384 [D.3.66]. Voie de perte et de mort, etc. 597

  385 [D.3.67]. Voie de perte et de mort à toutes choses. 598

 386 [D.3.70]. Oraison sans action des puissances. 600

 387 [D.3.72]. Se laisser traiter et détruire à Dieu. 600

  388 [D.3.73]. N’aimer que Dieu. S’en laisser détruire. 601

 389 [D.3.74]. Insensibilité. Mort. Fidélité à cet état. 602

 390 [D.3.75]. 603

 391 [D.3.76]. N’aimer que Dieu. S’en laisser détruire. 604

  392 [D.3.78].  605

  393 [D.3.79]. 605

 394 [D.3.80]. 605

 395 [D.3.84]. Désappropriation, foi, lumière et ténèbres. 605

 396 [D.3.85]. Du dépouillement de l’âme, etc. 606

 397 [D.3.86]. Abandon et humiliations. 607

 398 [D.3.87]. Etat de passiveté. 607

 399 [D.3.88]. Foi passive et nue. Abandon. 607

 400 [D.3.89]. Etre passif. Etre chargé d’âmes. 608

 401 [D.3.91]. Abandon. Oraison. Enfance. 609

  402 [D.3.92]. Abandon purifiant. Voie du fond., etc. 610

  403 [D.3.94]. Amour, souffrances, fidélité à Dieu. 613

 404 [D.3.95].Abandon absolu. 613

 405 [D.3.96]. Abandon. Fidélité. Vicissitudes. 613

  406 [D.3.97]. Union. Corruption. Enfance. 614

407 [D.4.81]. Voie de l’amour et de la foi. 614

 408 [D.4.85]. 614

 409 [D.4.86]. Croix. Enfance. 614

 410 [D.4.87]. Bonheur des croix. 615

 411 [D.4.88]. Résister au démon par foi et abandon à Dieu. 615

 412 [D.4.91]. Dépouillement, avancement. 616

 413 [D.4.92]. Recueillement. Oraison. Abandon. 616

 414 [D.4.93]. Fidélité à l’oraison bien que sèche. 617

 415 [D.4.94]. 617

 416 [D.4.95]. 618

 417 [D.4.96]. Souffrir les sécheresses. 618

 418 [D.4.97]. Décès en état de sécheresse. 618

 419 [D.4.99]. Du sacrifice de l’âme. 619

 420 [D.4.100]. Comment il faut donner conseil. 620

 421 [D.4.101]. Avis de conduite. 621

 422 [D.4.105]. Oraison. Présence de Dieu. 621

 423 [D.4.110]. Lettre de consolation. 622

 424 [D.4.111]. Lettre de consolation. 622

 425 [D.4.112]. Consolation. 623

 426 [D.4.113]. Salut des enfants mourants. 623

 427 [D.4.114]. Usage et fruits des afflictions. 624

 428 [D.4.116]. Foi nue. Amour pur. 624

 429 [D.4.117]. 624

 430 [D.4.118]. Oubli et vide de soi-même. 625

 431 [D.4.119]. Perdre tout. 625

 432 [D.4.120]. Oublier tout. 625

 433 [D.4.124]. Touchant les nouveaux prophètes. 625

 434 [D.4.125]. Touchant les Nouveaux Prophètes (suite). 628

 435 [D.4.126]. Union des âmes en Dieu. 629

III. « Un progrès qui va encore plus loin ». 631

 436 [D.1.172]. De l’abandon absolu. 631

 437 [D.1.173]. Abandon à la volonté et vertu de Dieu. 631

 438 [D.1.174]. Abandon dans les revers, etc. 632

 439 [D.1.175]. 632

 440 [D.1.176]. 632

 441 [D.1.177]. Abandon au jugement de Dieu. 632

 442 [D.1.178]. Se prêter à Dieu sans attache. 632

 443 [D.1.179]. L’abandon se réitère sans multiplicité. 633

 444 [D.1.180]. Perte de tout sans appui. 633

 445 [D.1.181]. Perdre la sagesse humaine. 633

  446 [D.1.182]. Perdre la sagesse humaine. 633

  447 [D.1.183]. Détachement spirituel et simplicité. 634

 448 [D.1.184]. Horreur de l’appui sur soi. 635

 449 [D.1.185]. Perte des répugnances spirituelles. 635

 450 [D.1.186]. Perdre l’attache à l’extraordinaire. 635

 451 [D.1.187]. L’état du rien possède Dieu. 635

 452 [D.1.190]. Ne tenir à rien, etc. 636

 453 [D.1.191]. 636

 454 [D.1.192]. S’avancer du connu, etc. 636

 455 [D.1.193]. Aller à Dieu par l’esprit, etc. 637

 456 [D.1.194]. Aller dans le simple général. 638

 457 [D.1.196].Ne pas juger le spirituel par le sensible. 638

  458 [D.1.197]. Manières d’agir de Dieu opposées à celles des hommes. 639

 459 [D.1.198]. Comment juger des choses divines. 639

 460 [D.1.200]. Diverses opérations, etc. 640

 461 [D.1.201]. Fautes de surprise, etc. 640

  462 [D.1.202]. Compassion des faibles. Jugements de Dieu. 641

 463 [D.1.203]. humiliation et enfance. 641

 464 [D.1.204]. Petitesse et enfance. 642

 465 [D.1.205]. Simplicité, petitesse, abandon. 642

 466 [D.1.206]. Simplicité et conduite des enfants. 643

 467 [D.1.207]. Obéissance et abandon enfantin. 643

 468 [D.1.208]. Agir en simplicité. 643

 469 [D.1.209]. Simplicité et pureté de cœur. 644

 470 [D.1.210]. Humilité. 644

 471 [D.1.211]. Humilité et espérance de l’humble. 644

 472 [D.1.212]. Connaître la volonté de Dieu. 645

 473 [D.1.216]. Union en charité, etc. 645

 474 [D.1.217]. 646

 475 [D.1.218]. Unions spirituelles. 646

 476 [D.1.219]. Union des âmes en Dieu. 646

 477 [D.1.220]. Unions spirituelles, etc. 647

 478 [D.1.222]. Ravissement et union en Dieu. 647

 479 [D.1.223]. Union en Dieu invariable. 647

 480 [D.1.224]. Fondements de l’amitié et de l’union véritable. 648

 481 [D.1.225]. Unité de volonté, etc. 648

 482 [D.1.229]. Opérations de Dieu, etc. 649

 483 [D.1.230].Tout à Dieu. Rien à nous. 649

 484 [D.1.231]. Dieu seul. 650

 485 [D.1.234]. Suivre Dieu pour vivre de sa vie. 650

 486 [D.1.235]. Nouveau jour, tout en Dieu. 650

 487 [D.1.237]. Le vrai amour ne trompe point. 651

  488 [D.1.238]. Dieu seul. Néant du reste. 652

 489 [D.1.239]. Attendre les promesses en patience. 652

 490 [D.1.240]. L’intérieur inconnu, etc. 653

491 [D.2.111]. Sentiment. Raison. Foi. 653

 492 [D.2.117]. Avis de patience, etc. 654

 493 [D.2.118]. Petitesse. Point d’appui dans la purification. 654

 494 [D.2.119]. Ne point juger de soi-même. 655

 495 [D.2.120]. Abandon libre et absolu. 655

 496 [D.2.121]. Vie propre, difficile à perdre. 655

 497 [D.2.122]. Perte et abandon. 656

 498 [D.2.123]. Perte et abandon. 656

  499 [D.2.124]. Abandon à Dieu et sa sûreté. 657

 500 [D.2.125]. Abandon. 657

 501 [D.2.126]. Abandon. 657

 502 [D.2.127]. Abandon à l’amour purifiant. 657

 503 [D.2.128]. Abandon et sacrifice de soi. 658

 504 [D.2.129]. Oubli. 658

 505 [D.2.130]. Perte d’appuis. Abandon. 659

 506 [D.2.131]. Peines dans l’abandon interrompu. 659

  507 [D.2.132]. Abandon absolu. 659

 508 [D.2.133]. Pur abandon, etc. 659

 509 [D.2.134]. Peines dans l’abandon. 660

 510 [D.2.135]. 660

  511 [D.2.136]. Abandon sans réserve. 660

 512 [D.2.137]. Abandon et perte sans et avec courage. 661

 513 [D.2.138]. Nécessité de l’anéantissement. 662

 514 [D.2.139]. Avantage et rareté de l’abandon. 663

 515 [D.2.141]. Perte et abandon. 663

 516 [D.2.142]. Mort, perte, exil du cœur. 665

 517 [D.2.143]. Dépouillement. 665

 518 [D.2.144]. Sacrifice. Suivre Dieu. 666

 519 [D.2.146]. 666

 520 [D.2.148]. Patience. Oraison. Souffrances. 666

 521 [D.2.149]. Tranquillité. Peines de propriété. 667

 522 [D.2.150]. Souplesse aux mouvements divins. 667

 523 [D.2.151]. De l’humilité. 667

  524 [D.2.152]. Néant de la créature. 668

 525 [D.2.153] 668

 526 [D.2.155]. Esprit libre et enfantin. 668

 527 [D.2.156]. Opération de Dieu. Pureté, etc. 669

 528 [D.2.157]. Impressions divines et passagères. 669

 529 [D.2.160]. Commencement de résurrection spirituelle. 670

 530 [D.2.161]. Dieu sauve ce qui est perdu. 670

 531 [D.2.162]. Destruction de la sagesse humaine. 672

 532 [D.2.163]. Petitesse et souplesse. 672

 533 [D.2.164]. Agir par la volonté de Dieu seul. 673

 534 [D.2.165]. Séparation de l’âme et de l’Esprit. 673

 535 [D.2.166]. Etat et voie de la foi nue. 674

  536 [D.2.167]. De la perte totale du soi. 675

 537 [D.2.168]. 677

 538 [D.2.171]. Etat d’anéantissement. 677

 539 [D.2.172]. Mort, résurrection, perte. 677

 540 [D.2.173]. Souffrances et purification d’une âme ressuscitée. 678

 541 [D.2.174]. Abandon, amour, croix. 678

 542 [D.2.175]. Sacrifice [Epreuve] et soumission extrême. 679

 543 [D.2.176]. Etat d’une âme toute sacrifiée. 679

 544 [D.2.177]. 680

 545 [D.2.178]. Bonheur de souffrir pour Dieu. 680

 546 [D.2.179]. 680

 547 [D.2.180]. Oraison, amour pur, croix. 680

 548 [D.2.181]. Pur abandon. 681

 549 [D.2.182]. Etat de pur abandon. 682

  550 [D.2.184]. Pur abandon et la tranquillité. 682

 551 [D.2.185]. Dégagement de l’âme, combien sûr. 683

  552 [D.2.186]. Réunion. Souffrances. Abandon. 684

 553 [D.2.187]. Etat d’unité avec Dieu. 684

 554 [D.2.189]. Etat d’enfance et d’anéantissement. 684

 555 [D.2.191]. Excellence, prérogatives et effets de l’amour pur. 685

 556 [D.2.194]. Dieu conduit par le cœur. 686

 557 [D.2.196]. Etat de l’âme réunie à Dieu. 686

 558 [D.2.197]. Connaissance sublime du péché. 686

 559 [D.2.198]. Etat de la foi toute nue. 687

 560 [D.2.199]. Aveu de son néant. 688

 561 [D.2.200]. Etat de la foi toute nue, etc. 688

562 [D.3.101]. Règne de Jésus-Christ par l’intérieur. 688

  563 [D.3.107]. Communications, etc. 690

  564 [D.3.109]. Dieu-parole dans les âmes pures. 691

  565 [D.3.110]. Enfance de Jésus-Christ. 693

 566 [D.3.111]. Voir tout en Dieu. 693

 567 [D.3.112]. Etat d’anéantissement. 694

  568 [D.3.113]. 694

 569 [D.3.114]. Communications divines. 694

 570 [D.3.115]. Certitude des communications divines. 695

  571 [D.3.116]. Communications divines. 695

 572 [D.3.117]. Diverses épreuves pénibles. 698

 573 [D.3.119]. Peines de réjection de Dieu. 698

 574 [D.3.120]. Résister à Dieu. Directeurs. 699

 575 [D.3.121]. Imperfections pénibles à une âme pure. 699

 576 [D.3.122]. Silence, vrai amour. 699

 577 [D.3.124]. Esprit divin de direction. 700

 578 [D.3.125]. Union des âmes ici et hors de cette vie. 700

 579 [D.3.126]. Zèle pour le royaume de Dieu. 700

 580 [D.3.127].[Les souffrances du directeur]. 701

 581 [D.3.128]. Disposition des conducteurs, etc. 702

 582 [D.3.130]. Paternité et filiation spirituelle. 702

 583 [D.3.131]. Ecrits des femmes. 703

 584 [D.3.132]. Souffrances pour des âmes. 703

 585 [D.3.133]. Douleurs pour les âmes infidèles. 704

 586 [D.3.134]. Petitesse et détachement, etc. 704

 587 [D.3.135]. Conduite spirituelle. 704

 588 [D.3.136]. Désintéressement de conduite spirituelle. 704

 589 [D.3.139]. Conduite désintéressée des autres. 705

 590 [D.3.140]. Agir par le cœur. 705

 591 [D.3.141]. Ne regarder qu’à Dieu. 706

 592 [D.3.143]. Mouvements divins, etc. 706

 593 [D.3.147]. Voie d’opprobre d’une âme de choix. 706

  594 [D.3.148]. Traverses, croix, abandon. 707

 595 [D.3.149]. Participation aux opprobres. 707

 596 [D.3.150]. 707

 597 [D.3.151]. Egalité. 708

 598 [D.3.152]. Abandon. 708

 599 [D.3.153]. Ne dépendre que de Dieu. 708

 600 [D.3.154]. Abandon aimable. 709

 601 [D.3.155] ; Simplicité. 709

 602 [D.3.156]. Procurer le bien salutaire du prochain. 711

603 [D.4.127]. Aimer l’enfance, etc. 711

 604 [D.4.128]. 712

 605 [D.4.130]. Effet des prières après la mort. 713

 606 [D.4.131]. Sentir ses misères. 713

 607 [D.4.137]. Simplicité. Vérité. Oraison. 713

 608 [D.4.138]. Destruction de l’amour-propre. 713

 609 [D.4.139]. Ne point régler la vérité, etc. 714

 610 [D.4.140]. Douleurs spirituelles pour autrui. 715

 611 [D.4.141]. Docilité spirituelle, etc. 715

 612 [D.4.142]. 715

 613 [D.4.144]. Communications intérieures et divines. 715

 614 [D.4.147]. Epreuves par les démons, etc. 716

 615 [D.4.155]. Abandon. Condamnation. 717

 616 [D.4.156]. Usage des événements et vicissitudes. 717

 617 [D.4.157]. Paix. Abandon. Dieu au-dedans. 718

 618 [D.4.158]. 1688. S’unir en Dieu, etc. 718

 619 [D.4.159]. 1688. 718

 620 [D.4.160]. Des écrits et matières mystiques. 719

 621 [D.4.161]. Amour de la nudité. Horreur de l’appropriation. 720

 622 [D.4.163]. 721

Lettre d’une paysanne. 721

 623 . « D’une paysanne » à Madame Guyon. 721

Index de noms propres et liste de termes spirituels. 725

Table des illustrations. 727

Table générale des lettres figurant dans les trois volumes de la Correspondance. 727

Distribution de l’ensemble de la correspondance. 728

Correctifs de la Correspondance (incluant la pièce 80 du tome I) et de la Vie. 8 dont 729

µ revoir les pages 693 à 702 qui affectent d’autres tomes ! 733

Annexe : Bibliographie 734

Madame Guyon, Correspondance, Tome I Directions spirituelles 734

Madame Guyon, Correspondance, Tome II Combats 734

Madame Guyon, Correspondance, Tome III Chemins mystiques 734

François Lacombe (1640-1715), Vie, Œuvres, Epreuves du Père Confesseur de Madame Guyon, Sources assemblées par D.Tronc, coll. « Chemins mystiques », lulu.com, 2017. 734

Fénelon mystique, un florilège, par D. Tronc, lulu.com, 2016. 734

Table 735

Table réduite 759

fin 760




Table réduite


Table des matières

Présentation 6

Mr de Bernières à diverses personnes 9

Mr Bertot à diverses personnes 37

95 lettres choisies de Madame Guyon 355

Lettres de Mme Guyon à diverses personnes 429

Annexe : Bibliographie 734

Table 735

Table réduite 759

fin 760




© 2021.

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fin





Impression Lulu 2021

1 Corpus précédemment constitués ; v. Annexe bibliographique des sources en fin de volume éditées chez Champion ou en ligne.

2 À retrouver dans des fonds de bibliothèques inexplorés ? (et de même pour deux anonymes « perdus » livrant la suite de correspondance Guyon-Fénelon) selon le maître de la fin du Dictionnaire de spiritualité André Derville, sj.

3 Puis l’anglais le remplace. Ce qui semblait imprévisible aux lettrés de la fin du dix-huitième siècle et début du suivant. Tandis que ltalien Leopardi se désespère d’une prochaine domination française dans son Zibaldone, les nobles allemands et russes conversent en notre langue.

4 Cela n’a toutefois pas empêché son affadissement dans un monde catholique converti à une forme de matérialiste spirituel mettant en avant lieux de culte miraculeux — par contre un prolongement se produisit dans le monde protestant (hors confessions dominantes peu portées à la vie mystique).

5 Je reprends la transcription à paraître dans Dom Éric de Reviers, o.s. b., Jean de Bernières et l’Ermitage de Caen, une école d’oraison contemplative au XVIIe siècle. - Dom Eric a accompli un travail considérable et exemplaire de mise en parallèle avec le Chrétien Intérieur du même Bernières, etc. Parfois longues, elles sont fréquemment reprises pour apprécier une qualité intime.

6 Père Jean-Chrysostome de St Lô qui mourra le 26 mars.

7 Ces maximes pourraient bien être à l’origine des notes intimes de Bernières que l’éditeur a appelé « Maximes » Les billets retrouvés et édités seraient donc les notes prises par Bernières après ses entretiens avec le Père Jean-Chrysostome. Il y a tout lieu de le penser quand on lit la suite.

8 Résumé donné de préférence au titre peu explicite de la première édition. Ce dernier suit en petit corps : « effets d’une maladie… ». On pratique de même pour la suite des titres de lettres.

9 À partir de janvier, Bernières passe six semaines à Rouen et il est malade cinq semaines. Cette lettre est donc à situer vers la mi-février. On la retrouve dans une version plus longue dans le Chrétien Intérieur.

10 Cf. Chr. Int. VI, 7 [cité longuement, car biographique] : « Je commence à sortir de mon état, où j’ai été plus de cinq semaines : mon corps qui se corrompait, appesantissait mon âme, ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant et à une dernière impuissance de connaître et aimer son Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas ; et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant et de la profondeur de ma misère, m’étonnant de l’impuissance d’une âme que Dieu a délaissée à elle-même. Ce seul sentiment occupait mon âme, et mon néant m’était, ce me semble, connu par une certaine expérience, plutôt que par abondance de lumière. Jusqu’à ce que Dieu réduise l’âme à ce point-là, elle ne connaît pas bien son infirmité : elle découvre mille fausses opinions et vaines estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments et de ses ferveurs ; elle voit qu’elle y avait appui secret, et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, la privation lui faisant connaître ce qu’elle possédait.

« Ce qui s’est passé en moi, sont des effets d’une maladie naturelle, qui néanmoins m’ont réduit au néant, et beaucoup humilié, car tout de bon j’ai été dans les oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient ; et je n’eusse pas cru qu’une âme qui connaît Dieu et qui a reçu de lui tant de témoignages sensibles de son amour, entrât dans une si grande et si longue privation d’amour actuel, par son infidélité, et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement extrême. Quelle différence de ma dernière maladie à la présente ! Mon âme était dans celle-là tout enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps ; et en celle-ci, elle a été froide, obscure, et l’obscurité même, faible, infirme, anéantie et accablée de son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison ; mais les lumières et les douceurs qu’on y reçoit, empêchent qu’on ne la voie comme il faut. Dieu la fait sentir quelquefois, et toucher au doigt par l’accablement qui arrive à l’âme. Il me semble qu’il ne régnait en moi que sentiments d’impatience et inclinations au chagrin ; par la grâce de Dieu, je n’y consentais pas toujours, mais je n’étais plein que de cela. » […]

11 Le père Chrysostome.

12 Cf. Chr. Int. VI, 6 [longuement reproduit, car autobiographique] : « Dieu m’a fait jouir durant ma maladie d’une profonde paix, et si grande que j’en étais tout étonné à cause de mes misères et péchés passés. Je disais en moi-même : “Qu’est-ce ici ? Et comment se peut-il faire qu’une si misérable créature soit si contente et si satisfaite ?” Car mon âme était dans un accoisement [apaisement] parfait de toutes ses passions, ne ressentant qu’une pure et totale union au bon Plaisir de Dieu, et un abandon absolu à la conduite du divin Amour. Il me semble que quelques jours auparavant, ma disposition était fort tranquille et dans une paix extraordinaire. Un après-dîner, je fus pris de la fièvre continue, accompagnée d’un très grand mal de tête et de douleurs partout ; ce divin Amour, ce me semble, continua ses opérations en mon âme, la tenant toute brûlée de son feu sacré. Je disais sans cesse : “Ô Amour ! Ô Amour ! Ô Amour !”, et ne pouvais prononcer autre chose.

« Quand mon âme se vit ainsi quasi proche de la mort, que mes amis pleuraient, et que tout le monde me témoignait assez le danger de mon mal, mon âme, dis-je, regardait tout cela sans être touchée d’aucun sentiment de regret ni de tendresse réciproque vers mes amis, n’ayant point d’autres sentiments que celui de l’Amour qui l’abîmait et la perdait entièrement dans le bon Plaisir de Dieu, auquel il lui semblait qu’elle était unie si purement et si intimement qu’elle ne s’en pouvait séparer, même quant au sentiment. Son soin ne pouvait être de redemander la vie ; et sur la proposition que quelqu’un de mes amis me fit, de m’envoyer des reliques des saints, qui faisaient des miracles, je le remerciai, car, quoique je les honore beaucoup, je ne pouvais pas m’en servir pour demander la santé, mais je voulais me laisser entièrement au pouvoir de l’Amour, et m’étant une fois jeté entre ses bras, je me laissai conduire entièrement à lui, fut-ce pour la vie ou pour la mort.

« Mon âme, dans l’extrême faiblesse de mon corps, se trouvait comme victorieuse et triomphante de voir son corps abattu et terrassé à ses pieds, et toute pleine d’Amour : il me semblait qu’au lieu d’en avoir compassion, elle souriait de ses peines. Aussi c’est un effet extraordinaire de l’Amour, que mon âme n’ait point participé aux abattements du corps, et qu’au milieu de ses faiblesses elle soit demeurée forte ; surtout que le grand mal de tête ne lui ait donné nul empêchement à ses occupations intérieures.

« Cette disposition d’amour a duré autant que ma maladie : j’en entretenais mes amis avec assez peu de considération, et je crois avec un peu trop de babil, craignant d’avoir un peu trop fait connaître le feu qui me brûlait, et qu’un peu d’amour-propre ne me fît dire mes sentiments trop librement. La pensée me vint de craindre ce défaut ; mais l’Amour me rendait tout enivré et sans jugement. Je disais quelquefois que je ressemblais à un ivrogne, qui, occupé de son ivresse, ne pensait plus à ses misères ni à sa pauvreté. Aussi dans cette disposition, j’oubliais mes péchés et mon extrême pauvreté intérieure, et je me jetais à corps perdu entre les bras de l’Amour pour caresser mon Bien-Aimé (peut-être avec peu de respect pour un misérable comme moi) et être caressé de lui. Je ne laissais pas de faire une revue sur ma conscience et de me confesser comme si j’eusse du mourir, disposant mes petites affaires pour me tenir prêt de partir.

« Me voyant dans l’impuissance de donner beaucoup aux pauvres, je me rien donner comme si j’avais fait quantité de legs pieux. L’amour du pauvre Jésus me pénétrait fort, et pour y satisfaire, je fis venir un petit pauvre qui me représentait la pauvreté du petit Jésus ; et lui baisant main, je lui rendais tous les hommages que je pouvais, désirant toujours continuer vers Jésus pauvre jusqu’à la mort. Je me reconnais très indigne, ô Jésus, de vos divins états. Hélas ! Faut-il que je meure sans avoir entré effectivement dans la pauvreté et abjection de votre vie voyagère ? J’agrée donc maintenant l’extrême humiliation que je reçois, d’avoir passé ma vie par lâcheté en pures idées de vos divins états. Au moins, ô mon Jésus, je meurs dans l’amour et le respect que je leur dois porter : agréez, s’il vous plaît, la conformité que je désire y avoir.

« Il me souvient que, faisant oraison le dimanche au soir dont je fus pris de mal le lundi, avec les Pères Carmes où j’étais à Vêpres, notre Seigneur me mit en l’esprit ces paroles : Christo confixus sum cruci ; sur quoi j’entrai dans un ardent désir de n’être jamais un moment de ma vie, sans pouvoir dire : “Je suis crucifié avec Jésus-Christ”. Je pense que ce divin Amour me disposait alors à être cloué sur la Croix. Et en effet ma maladie ayant commencé par un grand mal de tête qui me rendait les yeux comme tout enflés de douleur, il me vint en pensée que je pouvais en cette rencontre honorer le couronnement d’épines de mon Sauveur. Je prenais plaisir d’avoir quelque conformité avec cet état douloureux de Jésus. Et comme ma douleur s’étendait par tout le corps, je me sentis tant soit peu semblable à l’état du corps crucifié.

« Voilà pour obéir aux commandements que je reçois de rendre compte de mes dispositions. Ce sont des sentiments peut-être trop avantageusement expliqués, mais il est vrai pourtant que j’en ai ressenti une partie. Louez-en avec moi les miséricordes de notre Seigneur, qui se plaît à faire tant de bien à la plus ingrate de ses créatures ; mais il faut qu’il glorifie ses miséricordes au milieu de mes misères. Cette vue me console et fait que je ne veux pas taire ses bontés vers moi, qui puis quasi dire : Venite et videte, omnes qui timetis Deum, quanta fecit Dominus animae meae. (Ps 66,16) »

13 Psaume 73, 22 : « moi, stupide, je ne comprenais pas, j’étais une brute près de toi. » Cette traduction ne traduit pas les mots de la vulgate ici citée par l’auteur : « j’ai été réduit à rien ».

14 Cf. Chr. Int. IV, 7 : « Il semble à mon âme qu’elle a été jusqu’à présent dans des amusements continuels. À combien de vaines idées s’est-elle laissée occuper ? Mais à la rencontre de Jésus toutes les créatures lui paraissent comme des songes, et s’enfuient de devant ses yeux comme des hiboux au lever du soleil. Je vous connais donc, ô aimable Jésus, je vois que vous êtes la vérité, et que tout le reste n’est que vanité. »

15 Cf. Chr. Int. VII, 16 : « Lorsqu’il tient l’âme endormie en quiétude, elle jouit et reçoit sans rien faire et ne sait comment elle jouit, sentant seulement en elle cette suavité et ce calme très doux ; elle s’aperçoit pourtant bien que c’est Dieu présent qui lui donne cela. Il lui donne aussi de grandes certitudes de sa présence et des connaissances expérimentales de ce qu’il est Dieu : qu’il est bon, puissant, miséricordieux et son souverain Bien et sa fin dernière. L’âme s’aperçoit bien qu’elle conçoit toutes ces choses d’une manière bien différente que quand elle raisonnait ou qu’elle en entendait discourir. Elle se voit élevée au-dessus des sens, de l’imagination et du raisonnement. Le sacré repos qu’elle reçoit de Dieu présent lui donne une vie intérieure de connaissance et d’amour toute autre, et pour ainsi dire elle goûte Dieu et ce goût lui donne des expériences de ce qu’il est. Le goût d’un rayon de miel apprend plus ce que c’est que le miel que tous les discours et raisonnements du monde. Et, de vrai, c’est le même dans un sacré repos où l’on a goûté Dieu ; vous connaissez mieux sa bonté, qu’il est notre souverain Bien et notre fin dernière que par toutes sortes de raisonnements ou méditations. »

16 Cf. Jeanne de Chantal, Entretien 14 de l’obéissance : « soyez donc toutes pénétrées, mes filles, de ce désir unique de dépendre entièrement de l’ordre de la Providence. Laissons-nous entre les bras de la divine Bonté, et laissons-lui la liberté de nous porter à droite et à gauche ; qu’il nous suffise, je vous prie, d’être au soin de ce grand Dieu, et laissons-nous conduire en quel lieu il nous voudra, puisque, partout où sa main nous posera, nous accomplirons son adorable volonté par le moyen de la sainte obéissance. »

17 Cf. Chr. Int. IV, 7 : « c’est-à-dire, quittez-vous vous-mêmes pour perdre votre vie en celle de Jésus, qui est une source de vie, n’ayez plus, ni amour, ni vie, ni opérations, si ce n’est en lui et par lui : Vivit in me Christus. »

18 Cf. Chr. Int. VII, 17 : « Un seul amour lui semble suffisant pour Dieu et pour l’âme aimante, étant assez qu’elle adhère à une très grande simplicité et unité à cet unique amour que Dieu a pour ses beautés et pour ses bontés infinies. L’amour particulier de l’âme s’abîme comme une goutte d’eau dans cet Océan infini d’amour par une union si intime que cela ne se peut expliquer ; et, en se perdant ainsi, il se trouve infiniment plus parfait, comme une petite étincelle de feu s’abîmant dans une grande fournaise brûle avec une ardeur toute autre qu’elle ne ferait pas par elle seule. Elle n’est pas aimante, ce lui semble, mais Dieu est s’aimant en elle ; et en cette manière la volonté humaine est tellement imprimée des qualités de l’Amour divin qu’elle n’a point d’autres sentiments ni dispositions intérieures que celles que Dieu a pour soi-même. Comme elle aime Dieu en la façon dont il s’aime, elle hait le péché en la manière que Dieu le hait ; Dieu ne pouvant goûter que ce qui est Dieu, l’âme fait le même, car elle ne repose qu’en Dieu seul. »

19 Cf. Chr. Int. VII, 13 : « L’âme, conduite par la seule Foi et attirée par ses divins parfums, va trouver Dieu en ce saint sanctuaire et converse avec lui dans une familiarité qui étonne les Anges mêmes. C’est ici où se fait la pure oraison puisqu’il n’y a rien que Dieu et l’âme, sans aucune créature qui se puisse mêler dans ce saint pourparler, Dieu opérant tout ce qui se passe par lui-même, sans se servir d’images ni de discours ni de goûts sensibles. Cette suprême pointe de l’âme n’étant capable de rien de sensible, le seul pur Esprit la peut posséder, qui est Dieu, lequel lui communique ses illustrations, vues et sentiments qui lui sont nécessaires pour la pure union. »

20 Cf. Chr. Int. III, 13 : « Il ne faut point de contrainte dans les pratiques de la vie spirituelle ni tellement se déterminer à en faire une, si Dieu, qui ne se lie pas à nos desseins, nous appelle ailleurs ; mais il veut que l’on suive ses attraits. Il faut ramer avec les avirons, mais il ne faut pas que ce soit contre le vent. Nous devons opérer et agir sans doute ; néanmoins il faut que ce soit en secondant le souffle du Saint-Esprit, qui se fait bien sentir quand on y est accoutumé. Une âme qui n’agit que parce qu’elle est mue de Dieu, reconnaît bien les mouvements de Dieu : je ne sais comme cela ne s’explique point ; mais il est pourtant très véritable, on le sait par expérience. »

21 Cf. Chr. Int. VII, 13 : « La parfaite oraison est donc une certaine manifestation expérimentale que Dieu donne de soi-même, de ses bontés, de sa paix et de ses douceurs. Don admirable qui ne s’accorde qu’aux âmes très pures et qui dure ordinairement assez peu de temps ! Mais la condition de cette vie ne permet pas davantage, car il faut vivre ici dans l’humilité, la patience et la Croix. L’âme, retournant du milieu de ces embrassements divins, rapporte un grand amour et une haute estime de Dieu, une profonde connaissance de ses imperfections, et se trouve ainsi toute disposée d’agir et de souffrir et de pratiquer les pures vertus.

« Peu de personnes arrivent à la pureté de la parfaite oraison parce que peu se rendent susceptibles des motions divines par un vide profond de leurs puissances. Pour en venir là, il faut que rien ne nous tienne à l’esprit ni au cœur. »

22 Cf. Chr. Int. VII, 10 : « Cette Foi obscure me mène pourtant plus loin dans Dieu que toutes les conceptions que j’ai jamais pu former, et ma volonté est échauffée d’une manière admirable au milieu de ces ténèbres lumineuses. En cet état, toute mon âme est unie à Dieu très simplement et intimement ; et comme l’union est forte, l’on ne s’en sépare pour traiter avec les créatures qu’avec violence. L’âme, qui ne sait rien de Dieu en cette disposition sinon qu’il est incompréhensible, se perd dans les ténèbres qui environnent cette infinie Grandeur. Cette vue sans vue ne voit rien de distinct et particulier de Dieu, mais est une savante ignorance de ce que Dieu est en soi-même, qui laisse en l’âme de grands effets d’estime et d’amour, pénétrant beaucoup l’intérieur en lui faisant une impression très forte de la grandeur de Dieu et de ses infinies perfections. Dieu demande une grande pureté et paix intérieure à une âme dans cet état. »

23 Cf. Chr. Int. VII, 12 : « Une âme élevée dans l’état passif d’oraison se trouve unie à Dieu sans qu’elle ait travaillé à s’y unir, et reçoit de lui plusieurs lumières, vues, désirs et affections, comme il lui plaît les communiquer. Pour lors l’âme adhère purement à la Grâce et ne se remue point pour prendre elle-même des vues, désirs ou affections : elle se contente de ce que l’Esprit, qui la tient liée, lui donne, et n’a que cet unique soin de le contenter et adhérer à son divin amour. Durant qu’elle demeure et opère conformément à ce divin état, elle ne se sert point de sa liberté naturelle pour agir, mais suit les motions divines dans l’anéantissement des propres opérations. Quand elle est bien morte et bien passive en elle-même, son état de passiveté ne change point, quoique ses dispositions ordinaires changent, car elle reçoit de Dieu les ténèbres comme la lumière, les froideurs comme les ardeurs, les pauvretés comme l’abondance, demeurant ferme dans son fond à ne vouloir que Dieu et ses saintes volontés avec toute indifférence et une parfaite mort de ses propres opérations

24 Cf. Chr. Int. VII, 14 : « Il arrive aussi ordinairement que Dieu qui, ouvrant sa main libérale, remplit tout animal de bénédiction, prenant plaisir à rassasier la faim que lui-même a excitée dans une âme, se communique abondamment au fond de sa volonté, qui se trouve toute rassasiée et pleine de Dieu. Cette plénitude de Dieu expérimentée et goûtée l’occupe avec douceur et paix. Cette disposition remplit quelquefois toutes les puissances de l’âme de sorte que l’entendement, la mémoire, la volonté, l’imagination sont toutes pleines de Dieu seul, et nulle pensée pour lors n’y peut avoir entrée, mais elles sont toutes occupées de la possession de Dieu. Quelquefois cette jouissance se retire purement dans la volonté, dont elle remplit la capacité pleinement et parfaitement, et ainsi l’oraison n’est plus qu’un sentiment de Dieu remplissant le fond du cœur et le comblant d’une grande joie. »

25 Cf. Chr. Int. VII, 2 : « Je trouve une comparaison qui explique fort bien la différence de l’oraison ordinaire et de l’oraison passive : c’est qu’un homme peut bien voir les meubles d’une chambre et les beautés d’un cabinet en battant le fusil, allumant la chandelle, et regardant toutes ces choses ; ou bien avec la lumière du soleil qui entre dans la chambre : pour lors il n’a point de peine, il n’a qu’à ouvrir les yeux. La méditation ressemble à la première façon de voir avec de la chandelle ; la contemplation parfaite à la seconde manière de voir avec la lumière du soleil, parce qu’elle se fait non seulement sans peine, mais avec plaisir et tout d’un coup. Quand la lumière du soleil manque, il se faut servir de la lueur de la lampe ou de la chandelle ; quand Dieu ne se communique pas par la contemplation, il le faut chercher par la méditation et se contenter de ce que Dieu donne, avec paix et humilité. » 

26 Cette lettre est adressée à Mère Mectilde en réponse à ses demandes réitérées par l’entremise de M. Rocquelay.

27 Décédé 24 avril 1649. Gaston Jean Baptiste de Renty est né en 1611 au château de Bény. Il était un « gentilhomme d’affaires » du XVII° siècle à l’emploi du temps très chargé, et l’une des plus grandes figures spirituelles de l’école française du XVIIe siècle. Il est intéressant de souligner ici l’expression « intime ami ». L’éditeur pensait-il à lui quand il mentionne certaines lettres adressées « à l’ami intime » ? Il semble que non. Car la plupart des lettres intitulées à l’ami intime » sont postérieures à 1653. Il s’agirait plutôt de Mr de Rocquelay dont Mère Mectilde écrit à Henri Boudon le 26 juillet 1552 : « Notre bon frère M. de Roquelay est un avec M. de Bernières ; c’est pourquoi ce que vous oublierez de dire à l’un vous le pouvez dire à l’autre ; il n’y a point de secret entre eux.» On peut penser aussi bien sûr à Jacques Bertot. En fait Jean a plusieurs amis intimes !

28 Cf. Chr. Int. IV, 7 : « Telles âmes sont souvent crucifiées, soit par les directeurs, soit par elles-mêmes, car elles craignent, et ceux qui les conduisent, craignent aussi que ce ne soit oisiveté ; on croit qu’il vaut mieux souffrir et qu’il est plus utile d’aider le prochain, que l’amour-propre se repaisse aisément d’une si douce occupation : c’est ce qui ferait que l’âme se retirerait volontiers de la jouissance où Dieu la met, et par conséquent se mettrait hors des voies de Dieu, si elle n’était aidée d’une grâce bien particulière, qui la conserve où Dieu la veut. »

29 La transmission d’une âme en silence peut devenir un bon canal pour guider d’autres âmes vers Dieu. Cela suppose que l’âme qui devient ainsi « apôtre » soit suffisamment morte au vieil homme et oublieuse d’elle-même.

30 Cf. 1653 L, 3,18 : « La foi est un rayon divin qui subsiste en sa pureté, au milieu des brouilleries et inquiétudes de nos sens, et qui nous tient unis à Dieu d’une manière spirituelle et non sensible, qui est plus véritable et réelle qu’elle n’est aperçue ou ressentie. Aussi qui veut habiter la région du pur esprit et quitter le procédé des sens, il faut s’accoutumer à faire l’oraison avec la pure lumière de la foi. Le rayon du Soleil naturel demeure en sa pureté au milieu de la bouillie. »

31 Cf. Chr. Int ; VII, 3 : « Quand le divin Soleil s’éclipse volontairement pour sa Gloire et pour le bien des âmes, comme dans les ténèbres, ou que nos imperfections rendent le fond de notre cœur impur et crasseux, et peu susceptible des lumières surnaturelles, l’âme n’a qu’à se tenir contente dans ces privations et obscurités, puisque c’est le bon Plaisir du divin Soleil qui l’éclaire. Pour la tenir dans ces ténèbres, il n’a pas moins de lumières : c’est ce qui satisfait cette âme obscure et résignée. Dieu seul est le sujet de sa joie, et non la réception des lumières ou des faveurs qu’il lui communique par sa libéralité infinie. Voilà pourquoi elle ne perd ni sa paix ni sa joie en perdant les lumières et les douceurs de son oraison. »

32 Cf. Chr.Int I, 7 : « Ô si nous savions seulement agréer toutes ces misères, qui nous mettent dans le bienheureux état d’anéantissement, nous rendrions autant de gloire à Dieu que par toutes les grandes actions, car en toutes ces privations l’âme ne trouve appui ou consolation ni en elle ni en une créature, mais en Dieu seulement. »

33 Cf. Chr. Int. VII, 10 : « L’âme, qui ne sait rien de Dieu en cette disposition sinon qu’il est incompréhensible, se perd dans les ténèbres qui environnent cette infinie Grandeur. Cette vue sans vue ne voit rien de distinct et particulier de Dieu, mais est une savante ignorance de ce que Dieu est en soi-même, qui laisse en l’âme de grands effets d’estime et d’amour, pénétrant beaucoup l’intérieur en lui faisant une impression très forte de la grandeur de Dieu et de ses infinies perfections. Dieu demande une grande pureté et paix intérieure à une âme dans cet état. »

34 Cf. Louis de Blois, Institution Spirituelle, V : « Tout comme le soleil visible envoie nécessairement sa lumière dans le clair miroir posé en face de lui et y forme son image, de même l’âme nette et libre d’empêchements est-elle illuminée par les rayons très clairs du soleil invisible, et en elle se reflète de façon excellente l’image du soleil divin lui-même. »

351 Corinthiens 13, 12, Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. À présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu. Saint Paul affirme ainsi que la connaissance de Dieu, en régime de foi, ne peut être qu’imparfait. Pour les anciens le miroir n’est pas l’idée exacte que nous en avons. Il ne reflète qu’imparfaitement, contrairement aux miroirs modernes que nous connaissons.

36 Cf. Chr. Int VII, : « Il est vrai que cette pure et nue contemplation de Dieu par la Foi n’est donnée que rarement et après avoir passé par plusieurs purgatoires et états pénibles ; les plus grands Saints mêmes ne l’ont pas toujours eue. Au commencement, on ne l’a que comme par petits éclairs passagers : c’est beaucoup si on la possède une demi-heure. Mais il en reste toujours de grands effets dans l’âme. Un des principaux est que cette lumière de Foi fait voir toutes choses, la vérité de nos Mystères, nos imperfections, et les perfections qui nous manquent, et les vertus pratiques ; le tout fort simplement, non successivement l’une après l’autre, comme par le raisonnement qui n’aurait jamais pu arriver à produire une connaissance si nette et si universelle. Mais que le raisonnement a de peine à mourir et à ne plus vivre de faveurs et de lumières humaines et être absolument réduit dans l’obscurité ! Cependant il faut passer par là pour être disposé à l’opération divine. »

37 Saint François de Sales le dit avec beaucoup de précision et de finesse en soulignant que l’unité est plus que l’union afin de se garder de toute accusation de panthéisme où l’âme se perdrait dans le Tout de Dieu : « Mais nous pouvons aussi aller avec notre Seigneur sans avoir aucun vouloir propre, nous laissant simplement porter à son bon plaisir divin comme un petit enfant entre les bras de sa mère, par une certaine sorte de consentement admirable qui se peut appeler union, ou plutôt unité de notre volonté avec celle de Dieu. Et c’est la façon avec laquelle nous devons tâcher de nous comporter en la volonté du bon plaisir divin, d’autant que les effets de cette volonté du bon plaisir procèdent purement de sa providence, et sans que nous les fassions, ils nous arrivent. Il est vrai que nous pouvons bien vouloir qu’ils arrivent selon la volonté de Dieu, et ce vouloir est très bon ; mais nous pouvons bien aussi recevoir les événements du bon plaisir céleste par une très simple tranquillité de notre volonté, qui, ne voulant chose quelconque, acquiesce simplement à tout ce que Dieu veut être fait en nous, sur nous et de nous. » Traité de l’Amour de Dieu, IX, ch. 14

38 Cf. Chr. Int. VII, 16 : « Voici ce que Notre Seigneur m’a fait comprendre et expérimenter de cette manière de prier. Je sentis en mon oraison toutes mes puissances accoisées et remplies d’une grande paix et suavité au corps et en l’âme, qui provenait de la présence de Dieu en mon intérieur, lequel je voyais y résidant et opérant plusieurs grâces. Lorsqu’il tient l’âme endormie en quiétude, elle jouit et reçoit sans rien faire et ne sait comment elle jouit, sentant seulement en elle cette suavité et ce calme très doux ; elle s’aperçoit pourtant bien que c’est Dieu présent qui lui donne cela. Il lui donne aussi de grandes certitudes de sa présence et des connaissances expérimentales de ce qu’il est Dieu : qu’il est bon, puissant, miséricordieux et son souverain Bien et sa fin dernière. L’âme s’aperçoit bien qu’elle conçoit toutes ces choses d’une manière bien différente que quand elle raisonnait ou qu’elle en entendait discourir. Elle se voit élevée au-dessus des sens, de l’imagination et du raisonnement. Le sacré repos qu’elle reçoit de Dieu présent lui donne une vie intérieure de connaissance et d’amour toute autre, et pour ainsi dire elle goûte Dieu et ce goût lui donne des expériences de ce qu’il est. Le goût d’un rayon de miel apprend plus ce que c’est que le miel que tous les discours et raisonnements du monde. Et, de vrai, c’est le même dans un sacré repos où l’on a goûté Dieu ; vous connaissez mieux sa bonté, qu’il est notre souverain Bien et notre fin dernière que par toutes sortes de raisonnements ou méditations. »

39 Mère Mectilde.

40 Cf. Chr. Int. VII, 13 : « La pureté de l’oraison, selon ma lumière présente, consiste dans une simple vue de Dieu par la lumière de la Foi, sans raisonnement ou imagination. La raison et l’imagination ne laissent pas d’aider à une bonne oraison, mais non pas à la pure. Il me semble que l’âme se doit abîmer en Dieu et y demeurer en repos dans une mort de notre esprit humain. Cette demeure en Dieu se fait et par connaissance et par amour ; mais quelquefois la connaissance est plus abondante que l’amour et l’absorbe de manière qu’il semble que l’on n’en ait point. Ce qui n’est pas, car il y a toujours une secrète tendance d’amour imperceptible. Quelquefois l’amour absorbe la connaissance et est plus abondant et sensible. Tout cela comme il plaît à Dieu. »

41 Bernières reprend ici l’image de la rivière, empruntée déjà par Ruusbroec pour décrire l’expérience de l’âme perdue en Dieu qui ne sent plus la distinction entre elle et Dieu. Il ne s’agit pas là, contrairement à ce que l’on a pu lui faire dire, d’une distinction ontologique, mais expérimentale, ce qui est fort différent : « Si nous demeurions toujours là avec le regard simple, nous sentirions toujours cela. En effet, que cet enfoncement dans la (p.27) transformation divine, il continue éternellement et sans interruption, une fois que nous sommes sortis de nous-mêmes pour posséder Dieu en naufrage d’amour. En effet, si nous possédons Dieu en naufrage d’amour, c’est-à-dire en perte de nous-mêmes, Dieu est à nous et nous sommes à lui, et nous sommes éternellement en train de nous enfoncer sans retour en notre bien propre, qui est Dieu. Cet enfoncement est celui de notre essence, et il est accompagné d’un amour habituel, et c’est pourquoi il a lieu que nous dormions ou que nous veillions, que nous en ayons connaissance ou non. Et de cette façon, il ne mérite aucun nouveau degré de récompense, mais il nous maintient dans la possession de Dieu et de tout le bien que nous avons reçu. Cet enfoncement est semblable à l’écoulement continuel des rivières dans la mer, sans interruption ni retour, car c’est là leur lieu propre. De la même façon, si nous possédons Dieu seul, l’enfoncement de notre essence, accompagné d’un amour habituel, est un écoulement continuel et sans retour dans la sensation de ce que nous possédons et qui nous appartient. Si donc nous étions toujours simples, voyant cela constamment et pleinement, nous le sentirions toujours constamment. » Jan van Ruusbroec (1293-1381) De la Pierre brillante, deuxième partie, L’exercice du contemplatif : ne faire qu’un avec Dieu, Éditions Centre Saint-Jean-de-la-Croix, Traduction Max de Longchamp, p.32.

42 Cf. Chr. VII, 3 : « Il arrive aussi souvent que dans un état de peines et de privations l’âme est tellement dans la nuit obscure qu’elle ne voit rien de Dieu qui lui semble entièrement caché ; et, ce qui fait sa plus grande croix, elle n’a point de pensée de le pouvoir jamais trouver, la seule vue de son bannissement l’occupant. Si dans cet état elle est contente et qu’elle consente au dessein rigoureux de Dieu sur elle, elle est en Dieu d’une façon excellente, sans qu’elle y pense être ; elle possède son souverain Bien quand elle croit l’avoir perdu ; et quand elle pense être toute remplie de soi-même et de sa misère, de ses répugnances et de ses imperfections, elle est en effet pleine de Dieu et unie à son bon Plaisir d’une façon plus noble et plus pure qu’elle ne saurait croire. Tel est l’avantage d’une âme qui n’affectionne point une manière d’oraison plutôt qu’une autre, mais qui se tient indifférente pour recevoir de Dieu celle qu’il lui voudra donner : son avantage est qu’elle fait toujours fort bonne oraison. »

43 Cf. Ruusbroec, L’ornement des Noces spirituelles, traduction de 1606 par un chartreux de Paris : « Dans les profondeurs insondables de cette ténèbre où l’esprit aimant est mort à lui-même, commencent la révélation de Dieu et la vie éternelle. Car au sein de cette ténèbre s’engendre et luit une Lumière incompréhensible, à savoir le Fils de Dieu, dans laquelle on contemple la vie éternelle. Et c’est dans cette lumière qu’on devient voyant. Cette lumière divine est donnée à l’esprit dans la simplicité de son être, où il reçoit la clarté qu’est Dieu Lui-même, au-dessus de tous les dons et de toute activité créée, dans le vide qui s’ouvre dans un esprit dégagé de tout, et où lui-même se perd moyennant l’amour de fruition, et reçoit sans intermédiaire la clarté divine. Il devient sans cesse cette même clarté qu’il reçoit. Voyez, cette clarté secrète dans laquelle où contemple tout ce qu’on désire, une fois que l’esprit s’est détaché de tout, elle est si grande que l’amant qui commencent la révélation de Dieu et la vie éternelle où il se repose, rien qu’une lumière incompréhensible. Dans la simple nudité qui s’étend à toutes choses il a le sentiment de se trouver lui-même cette lumière à l’aide de laquelle il voit, et rien d’autre. »

44 Cf.Ruuesbroec, La Pierre Brillante, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, op.cit., p.14 : « L’union avec Dieu que sent l’homme spirituel lorsque celle-ci se révèle à son esprit en son insondabilité, c’est-à-dire infiniment profonde, infiniment haute, infiniment longue et large — en cette révélation même, (p 7) l’esprit perçoit que, par amour, il s’est perdu et abîmé en cette profondeur, dépassé en cette hauteur et échappé en cette longueur. Il se sent égaré dans la largeur, il se sent demeurant en la connaissance inconnue, il se sent passé dans l’unité de Dieu à travers l’union sentie de son adhésion [à lui], et dans sa vitalité à travers sa mort complète : là, il se sent une même vie avec Dieu. Et c’est là le fondement et le premier point en une vie contemplative ».

45 Bernières explique à Mectilde qu’elle est en train de passe de la ferveur à la vie hautement contemplative telle que Ruusbroec le décrit dans La Pierre Brillante. Cf. p.12 : « A présent, pour que cet homme bon ait une vie spirituelle pleine de ferveur, cela dépend d’encore trois autres points : le premier point, c’est que son cœur ne soit pas encombré ; le second point, c’est la liberté spirituelle dans son désir ; le troisième point, c’est de sentir une union intérieure à Dieu. […] Par ces exercices intérieurs, on atteint le troisième point, c’est-à-dire que l’on sent une union spirituelle à Dieu. En effet, celui qui, dans sa pratique de la vie intérieure, s’élève vers son Dieu librement et sans être encombré, et qui ne recherche que l’honneur de Dieu, goûtera nécessairement la bonté de Dieu et sentira de l’intérieur la véritable union à Dieu. Et dans cette union, une vie spirituelle et intérieure se trouve accomplie, car à partir de cette union, le désir est toujours de nouveau touché, et excité à de nouveaux actes intérieurs ; et tout en agissant, l’esprit s’élève à une nouvelle union : ainsi action et union se renouvellent-elles continuellement, et ce renouvellement en actes et en union, c’est cela une vie spirituelle. »

46 C’est la vie hautement contemplative dont parle Ruusbroec dans La Pierre Brillante. Cf. p.13 sq. : « A présent, sache que si cet homme spirituel doit devenir un contemplatif, trois points encore en font partie. Le premier point, c’est qu’il ne sente pas de fond à ce sur quoi son être est fondé, et c’est de cette manière qu’il lui faut le tenir ; le second point : il faut que sa manière d’être soit sans mode ; le troisième point : il doit demeurer dans une divine fruition. […] Mais le contemplatif qui a renoncé à lui-même et à toute chose, et qui ne se sent distrait par aucune, du fait qu’il ne possède rien avec propriété, mais se tient libre de tout, peut continuellement venir nu et sans être encombré au plus intime de son esprit : là, il perçoit sans voile une lumière éternelle, et dans cette lumière, il sent l’attraction éternelle de l’union à Dieu, et il se sent lui-même comme un éternel feu d’amour, qui aspire par-dessus tout à n’être qu’un avec Dieu. Plus il éprouve cette attraction ou cette attirance, plus il sent cela ; et plus il sent cela, plus il a envie de n’être qu’un avec Dieu, car il a envie de payer la dette que Dieu exige de lui. »

47 Bernières met en garde contre une passivité qui serait paresse. L’effort de la sortie de soi pour se laisser attiré par Dieu en Dieu est requis : Cf. Ruusbroec, La Pierre Brillante, p.30-31 : « À cette contemplation est toujours liée une manière d’être sans mode, c’est-à-dire une vie d’anéantissement. En effet, là où nous sortons de nous-mêmes dans les ténèbres et dans le non-mode sans fond, là brille toujours le rayon simple de la clarté de Dieu, en laquelle nous sommes fondés, et qui nous tire hors de nous-mêmes en une façon d’être suressentielle, immergée dans l’amour ; et un exercice d’amour sans mode est toujours lié à cette immersion dans l’amour et la suit, car [cet] amour ne peut être oisif, mais il veut connaître et savourer jusqu’au bout cette richesse sans fond qui vit en son fond, ce qui est une faim insatiable : toujours lutter sans réussir, c’est nager à contre-courant. C’est quelque chose que l’on ne peut ni laisser, ni attraper ; on ne peut ni s’en passer, ni l’obtenir ; on ne peut ni le dire, ni le taire, car c’est quelque chose qui est au-dessus de la raison et de l’intelligence, et qui dépasse toute créature ; et c’est pourquoi l’on ne peut ni l’atteindre, ni s’en emparer. Mais quand notre vue se porte au plus intérieur de nous-mêmes, nous sentons qu’en cette impatience d’amour, l’Esprit de Dieu nous dirige et nous pousse ; et lorsqu’elle se porte au-dessus de nous-mêmes, nous sentons que l’esprit de Dieu nous tire et nous consume en ce qu’il est en lui-même, c’est-à-dire en l’amour suressentiel avec lequel nous ne faisons qu’un, et que nous possédons plus profondément et plus largement que toute chose.

« Vivre cela, c’est savourer simplement et sans rencontrer de limite tout ce qu’il y a de bon et la vie éternelle. Et en savourant ainsi, nous sommes avalés, au-dessus de la raison et sans la raison, dans le calme profond de la divinité qui jamais n’est ébranlé. Que cela soit vrai, on peut le connaître en le sentant, et pas autrement, car ce que c’est, comment, par qui, et où, ni la raison, ni aucun exercice ne peut y atteindre. Et c’est pourquoi notre exercice ici demeure toujours sans mode, c’est-à-dire sans manière [particulière], car le bien insondable que nous savourons (p.26) et possédons, nous ne pouvons ni le saisir ni le comprendre, et nous ne pouvons jamais non plus par notre exercice sortir de nous-mêmes et entrer là. Et c’est pourquoi nous sommes alors pauvres en nous-mêmes et riches en Dieu, affamés et assoiffés en nous-mêmes, ivres et rassasiés en Dieu, agissant en nous-mêmes et absolument au repos en Dieu. Et nous continuerons toujours ainsi, puisque sans exercer l’amour, jamais nous ne pouvons posséder Dieu. Et celui qui sent ou croit autre chose est trompé. »

48 Ibid. p. 15 : « Cette unité simple de Dieu, personne ne peut la sentir ni s’y tenir, à moins de se présenter à la clarté immense et à l’amour, au-dessus de la raison et sans mode. Quand il se présente ainsi, l’esprit sent en lui-même qu’il brûle éternellement en amour, et dans ce feu de l’amour, il ne perçoit ni fin ni commencement ; et il se sent lui-même une même chose avec ce feu de l’amour. Continuellement l’esprit brûle en lui-même, car son amour est éternel, et continuellement il se sent se consumer en amour, car il est attiré en la transformation qu’opère l’unité de Dieu. Là où il brûle en amour, s’il fait attention à lui-même, l’esprit perçoit distinction et altérité entre lui et Dieu, mais là où il se consume, il est simple et ne s’en distingue aucunement, et c’est pourquoi il ne sent rien d’autre que l’unité. En effet, la flamme immense de l’amour de Dieu dévore et engloutit tout ce qu’elle peut étreindre en ce qu’elle est en elle-même. »

49 Cf. Chr. Int. VIII, 3 : « Attachons-nous à la conduite de Dieu sur nous, et renonçons à nos propres conduites, qui gâtent tout l’ouvrage de Dieu en nous. Qu’importe ce que devienne la petite créature, pourvu que le Souverain Créateur fasse en elle son bon Plaisir ? L’attention à ce que nous sommes, ce que nous serons, ce que nous deviendrons si telle chose arrivait, et de semblables sollicitudes, ne peuvent compatir avec le parfait abandon, qui rend l’âme toute simple pour être occupée de Dieu, et ne s’occuper qu’en Dieu seul.

50 Cf. Ruusbroeck, la Pierre Brillante, op.cit., p. 28 : « Si nous sommes nés de l’Esprit de Dieu, nous sommes alors fils de la grâce, […] TGous les hommes bons sont les fils de Dieu, et l’Esprit de Dieu incite et meut chacun en particulier aux vertus et aux œuvres bonnes pour lesquelles il est préparé et dont il est capable. Et ainsi tous plaisent-ils à Dieu et chacun en particulier, selon la grandeur de son amour et selon la noblesse de son exercice. Toutefois, ils ne se sentent pas confirmés, ni en possession de Dieu, ni assurés (p. 23) de la vie éternelle, car ils peuvent encore s’en détourner et tomber en péché, et c’est pourquoi je les nomme plutôt serviteurs ou amis que fils. Mais lorsque nous nous dépassons nous-mêmes, et que dans notre ascension vers Dieu nous devenons si simples qu’Amour nu peut nous étreindre en la hauteur où il s’exerce en lui-même au-dessus de toute pratique de vertu, c’est-à-dire en notre origine où nous avons été spirituellement engendrés, là, nous cessons d’exister et mourons en Dieu à nous-mêmes et à toute propriété. Et en ce mourir, nous voilà fils cachés de Dieu, et nous percevons en nous une nouvelle vie, et c’est une vie éternelle. Et de ces fils, saint Paul dit : “Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu.” »

51 Ce conseil rejoint bien ceux de Mère Mectilde à sa fille spirituelle et amie, Marie de Châteauvieux dans ses lettres de direction : « Ma très chère fille, ne vous troublez point, votre état est bon ; mais n’y soyez pas si réfléchie. Soyez plus abandonnée et plus dans la confiance en Dieu. Votre perfection est l’ouvrage de Jésus-Christ. Soyez assurée qu’il la couronnera de ses bénédictions. Mais il faut que vous demeuriez ferme, souffrant la destruction que son amour fait en vous de tout ce qui est opposé à son règne. Je plains votre âme qui se tourmente dans ses ténèbres et dans ses ignorances ; et pour ne comprendre point le chemin où Notre Seigneur l’attire pour se la rendre toute à lui, elle se travaille et se peine très inutilement.

« Devenez petite enfant, plus soumise que jamais et plus simplifiée dans vos pensées. On vous assure que votre voie est bonne et sainte, marchez en confiance. » Une amitié spirituelle au grand siècle. Lettres de Mère Mectilde de Bar à Marie de Châteauvieux, Téqui 1989, p.225-228.

52 Cf. Int. Chr. I, 9 : « La principale raison par laquelle nous ne nous corrigeons point, ou peu, est que nous ne dépendons point assez de la grâce […] Dieu est une plénitude infinie à qui rien ne manque, omne bonum, et d’où tout bien procède. La créature est un vide tout pur… »

53 Cf. Ruusbroec (1293-1381) De la Pierre brillante, deuxième partie, Vivre dans les vertus et mourir au-dessus des vertus, op.cit., p. 28-29 : « Et en ce mourir, nous voilà fils cachés de Dieu, et nous percevons en nous une nouvelle vie, et c’est une vie éternelle. Et de ces fils, saint Paul dit : “Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu.” Maintenant, comprends comment cela se passe. Tant que nous avançons vers Dieu, il nous faut nous présenter à lui et lui présenter toutes nos œuvres comme une éternelle offrande ; mais en sa présence, nous nous laisserons nous-mêmes ainsi que toutes nos œuvres, et mourant en amour, nous dépasserons toute condition créée, jusqu’en la richesse suressentielle de Dieu : là, nous le posséderons en une mort éternelle à nous-mêmes. Et c’est pourquoi l’Esprit de Dieu dit dans le livre du Secret que “bienheureux sont les morts qui meurent dans le Seigneur” ; c’est à bon droit qu’il les nomme “bienheureux morts”, car ils demeurent éternellement morts, abîmés en l’unité fruitive de Dieu, et continuellement ils meurent en amour de par l’attraction qu’exerce la transformation de cette même unité. »

54 L’expression « simple et amoureux » court tout au long de l’œuvre de Saint Jean de la Croix. C’est la manière d’être fondamentale de l’âme qui se dispose à l’oraison contemplative, entrant dans la nuit obscure, mais aussi tout au long de son itinéraire vers Dieu. Cette attitude est aussi l’attention que porte Dieu pour l’âme. Ce croisement opère la mise à égalité dans le rapport entre les deux : « “Puisque Dieu se comporte alors envers elle en une notice simple et amoureuse en la façon de donner, l’âme aussi doit se comporter envers lui en la façon de recevoir avec une notice et attention simple et amoureuse, pour qu’ainsi se conjoignent connaissance et connaissance, amour et amour.” » (Vive Flamme 3, 34 ; traduction Max de Longchamp)

55 Cf. Chr. Int. VII, 9 : « La Foi doit être nue, sans images ni espèces, simple sans raisonnements, universelle sans considération des choses distinctes. L’opération de la volonté est conforme à celle de l’entendement : nue, simple, universelle, point sentir ni opérer des sens, mais toute spirituelle. Il y a de grands combats à souffrir dans cette voie de la part de l’esprit qui veut toujours agir et s’appuyer sur quelque créature. »

56 Cf. Sainte Thérèse d’Avila, Le chemin de la perfection chapitre 42,5 : «  Si vous êtes dans l’épreuve ou la tristesse, regardez-le attaché à la colonne, accablé de douleurs… »

57 Cf. Louis de Blois, Institutions divines, chapitre XII : « Ayant ainsi dépassé l’intellect, l’âme regagne ainsi son idée et son principe, Dieu, et là elle devient lumière dans la lumière. Alors, toutes les lumières naturelles et infuses inférieures à celle-ci qui aient jamais brillé, sont entièrement éteintes et recouvertes, tout comme la lumière des étoiles est obscurcie et s’efface devant l’éclat d’un soleil radieux. Car lorsque la lumière incréée se lève, la lumière créée s’évanouit. Et donc, la lumière créée de l’âme est changée en lumière d’éternité. Ceux qui en sont là, ont à coup sûr noblement vaincu et mortifié leur nature et leur sensualité par la grâce de Dieu, leur âme est déjà passée en l’esprit et a été transformée. C’est pourquoi ils ne sont émus à faux, ni par la prospérité, ni par l’adversité, mais ils jouissent d’une certaine paix essentielle. En effet, ni l’espoir, ni la crainte, ni la joie, ni la tristesse, ni la haine, ni l’amour sensuel et désordonné, ni quoi que ce soit d’agité ne peut durer en eux. Et même s’il est vrai que ces hommes aimables sont abondamment illuminés de la lumière divine, en laquelle ils connaissent clairement ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire, cependant, ils se soumettent volontiers aux autres pour Dieu, ils obéissent volontiers à tous selon Dieu, ils occupent volontiers la dernière place. Ils ne s’enorgueillissent pas des dons nombreux et excellents qu’ils reçoivent, mais se plongent très profondément en leur néant. Ils n’ont aucune opinion d’eux-mêmes, sachant que c’est Dieu qui opère toutes les choses bonnes qu’ils font. Ils demeurent continuellement en une véritable humilité et crainte filiale, et se reconnaissent serviteurs inutiles. »

58 Cf. Chr. Int. VII, 12 : « Une âme élevée dans l’état passif d’oraison se trouve unie à Dieu sans qu’elle ait travaillé à s’y unir, et reçoit de lui plusieurs lumières, vues, désirs et affections, comme il lui plaît les communiquer. Pour lors l’âme adhère purement à la Grâce et ne se remue point pour prendre elle-même des vues, désirs ou affections : elle se contente de ce que l’Esprit, qui la tient liée, lui donne, et n’a que cet unique soin de le contenter et adhérer à son divin amour. Durant qu’elle demeure et opère conformément à ce divin état, elle ne se sert point de sa liberté naturelle pour agir, mais suit les motions divines dans l’anéantissement des propres opérations. Quand elle est bien morte et bien passive en elle-même, son état de passiveté ne change point, quoique ses dispositions ordinaires changent, car elle reçoit de Dieu les ténèbres comme la lumière, les froideurs comme les ardeurs, les pauvretés comme l’abondance, demeurant ferme dans son fond à ne vouloir que Dieu et ses saintes volontés avec toute indifférence et une parfaite mort de ses propres opérations. »

59 Cf. Nombres 23, 10 « Qui pourrait compter la poussière de Jacob ? Qui pourrait dénombrer la nuée d’Israël ? Puissé-je mourir de la mort des justes ! Puisse ma fin être comme la leur ! » »

60 Cf. Ps. 116,15 : « Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum eius » (la mort des ses amis est précieuse aux yeux du Seigneur.) 

61 Cf. Chr. Int. VII, 19 : « Dans les états de peine que l’âme porte en cette voie, elle est fortifiée de Dieu sans qu’elle le connaisse : elle craint tout, et néanmoins il n’y a rien à craindre pour elle puisqu’elle est plus dans la protection de Dieu que jamais, car une âme ainsi passive et abandonnée est dans la singulière Providence de Dieu qui lui cache cela et la laisse dans les peines et dans les craintes fâcheuses de son état et quelquefois de son salut. Il n’est pas expédient que l’âme aperçoive l’ouvrage de Dieu en elle, car elle le gâterait par ses réflexions et ses complaisances. Sa malignité est si grande que tout se salit entre ses mains : c’est ce qui fait que Dieu lui cache souvent tout. […]

Dieu en cet état d’oraison prend bien une autre possession d’une âme que dans l’oraison active. C’est lui qui opère ses miséricordes comme il lui plaît, et l’âme est recevante l’opération divine à laquelle elle coopère d’une façon très pure et spirituelle. Elle n’est pas oisive : au contraire, elle agit avec une activité épurée de la manière ordinaire d’agir et néanmoins très réelle. Les Bienheureux sont parfaitement passifs et aussi très actifs puisque leurs puissances sont dans une action très sublime. Tant plus l’oraison est du pur Esprit, plus elle paraît passive au regard de nous, qui ne comprenons les choses spirituelles que par les sens. »

62 Cf. Chr. Int. VII, 6 : « C’est un moyen des plus nécessaires pour l’oraison d’habituer son âme à ne s’occuper point de soi-même ni d’aucune créature, mais de Dieu seul qui est son centre et sa fin dernière ; elle n’est faite que pour s’appliquer à lui et se reposer en lui, et manque au dessein de son Créateur autant de fois qu’elle le quitte pour demeurer dans elle-même ou dans les créatures. »

63 À Mgr François de Laval. Agé de 24 ans, il est ordonné prêtre le 1er mai 1647. Après un séjour de quatre ans à l’Hermitage, François de Laval mit en pratique les admirables maximes de Bernières ; joignant à la prière et à l’oraison les œuvres de charité, il s’occupa, comme il l’avait fait à Paris, des pauvres et des malades, dans la grande tradition de Vincent de Paul. Dans le même temps, il réforma un monastère tombé dans le relâchement et fit éclater jusqu’à la cour le bon droit d’une communauté d’hospitalières menacée de spoliation. Administrateur et confesseur, au surplus, de deux communautés de femmes, il mérita de Mgr Servien, en 1657, un éloge sans équivoque (fait sous la foi du serment) : prêtre « d’une très grande piété », « très prudent et supérieur en affaires », qui a donné, dans le diocèse de Bayeux, de « grands exemples » de vertu. Alors âgé de 35 ans, il est sacré évêque le 8 décembre 1658, jour de l’Immaculée Conception, soit quatre jours avant cette lettre.

64 Cf. Chr. Int III, 9 : « Une âme qui a trouvé Dieu, n’a plus qu’à s’y soumettre et abandonner pour l’intérieur et pour l’extérieur ; et sa fidélité consiste en cette remise et parfait abandon, parce qu’elle vit toute perdue en Dieu et hors de soi-même, de sa volonté et de ses intérêts. De sorte que quand Dieu fait tout en l’âme, il y fait beaucoup en peu de temps, et c’est quand elle a anéanti toutes les propres activités et recherches dans la totale dépendance à l’opération de Dieu : en cet état, elle est libre, indifférente à tout, et dégagée de soi-même et des créatures, et toute abîmée en Dieu, qui en fait ce qu’il veut. »

65 Cf. Chr. Int. IV, 6 « Tant plus un vase est vide, tant plus est-il capable : aussi nos âmes, tant plus elles sont vides d’elles-mêmes et de la nature, tant plus elles sont capables d’aimer et de connaître Dieu : Ama nesciri et pro nihilo reputari. Il se faut réjouir d’être abîmé dans l’oubli des hommes, de vivre dans un petit trou ou dans une Religion, hors de la pensée et de l’affection des hommes. Ce qui nous attriste, nous abat et nous retarde dans la voie de Dieu, ce n’est que le déplaisir naturel que nous avons d’être inconnus, car l’homme naturellement veut être connu et aimé, et croit que ce n’est pas vivre de n’être point estimé. Et tandis que nous sommes pleins du désir de ces choses, nous ne sommes point des vases propres à recevoir la connaissance et l’amour divin. Tendons de toutes nos forces à l’anéantissement, pour nous dépouiller de notre amour propre, qui pousse à se faire voir et paraître sous des prétextes fort spécieux ; mais tout cela pour la plupart est une pure illusion. »

66 Marie des Vallées, la « sainte de Coutances ». cf. Conseils d’une grande servante de Dieu appellée Sœur Marie des Vallées, Sources mystiques, Centre-Saint-Jean de-la-Croix, p.648. Ces conseils figurent à la fin du tome II du Directeur mystique, publié près d’Amsterdam en 1726 par le cercle de Pierre Poiret, p. 407 et suiv. Elles les aurait donné à Mr de Bernières ou bien à Mr Bertot d’après l’éditeur Pierre Poiret ; ce qui nous conforte dans la pensée que cette lettre est adressée à Jacques Bertot : « Le chemin de l’anéantissement est long si ce n’est par miracle : c’est un grand bonheur que d’être en chemin. Il faut mourir aux passions, aux sens et aux puissances, et que Dieu soit venant et régnant dans l’âme. Elle m’a dit derechef que l’anéantissement est un chemin fort étroit : l’entendement y doit être anéanti, et par conséquent compris et possédé de Dieu ; et peu à peu le divin rayon croît […] Elle m’a dit que peu souvent on est assuré de son anéantissement ; et qu’il faut vivre comme cela. Elle m’a dit que c’est un don que Dieu nous a fait : j’ai bien vu par son discours que c’est assez. Elle me disait : voilà votre voie ; les autres marchent autrement : il faut suivre la sienne ; les autres ont des contemplations, et inclinations, il faut qu’ils y aillent. Plus on s’anéantit, plus on se transforme ; et il n’y a qu’à laisser Dieu faire […] J’ai vu que quand le don est fait à l’âme, il ne s’en va pour rien : la maladie lui offusque tout l’esprit, et cela n’empêche point qu’il n’y soit. Elle m’a dit : voilà votre affaire. Elle m’a assuré de la vocation de M. B. pour le prochain. Comme je l’ai été prier pour demander à Dieu la certitude de mon oraison, elle m’a dit de me donner de garde de la curiosité, que la certitude a été donnée, et qu’il faut marcher. Enfin que le don est donné, et que c’est assez que l’on ait la certitude du don de l’anéantissement : l’âme se va transformant en Dieu, et quelquefois d’autant qu’il n’est pas tout parachevé, les sens s’extrovertissent ; et cela donne de la peine, mais il faut patienter ; il faut que l’âme soit humble et connaisse son rien ; il y a des sentiments qui vivent, et Dieu les laisse et fait souffrir comme à Job. Ce qui arrive aux espèces du Saint Sacrement, est une figure de l’anéantissement : bien souvent on ne le connaît pas, et l’on souffre des craintes et des désespoirs ; les sens sont de pauvres enfants qu’il faut quelquefois envoyer se promener, et le fond demeure uni. Les sens ne sont pas capables de l’oraison, c’est pourquoi il faut avec discrétion les récréer. Dans l’anéantissement on ne sait pas toujours s’il est vrai ; et c’est une grande peine, on ne sait quelquefois rien faire pour se soulager […] L’âme étant arrivée à l’anéantissement, Dieu lui soustrait la certitude, pour l’anéantir davantage […] L’âme ayant le don n’est point distraite pour parler, pour agir ; quoique selon les sens elle le soit : car dans le fond elle a le don, et Dieu y opère toujours la purifiant : bien qu’il semble parfois qu’on ait commis quelques défauts, il ne faut que les laisser consumer à l’anéantissement. Cet état est un grand bonheur parce que Dieu y opère, et par conséquent entre en possession de l’âme, et de plus en plus la va purifiant, jusqu’à ce qu’Il soit tout seul. C’est un tout pur amour, parce que l’âme s’y anéantit toute, afin que Dieu seul y opère, c’est une présence de Dieu toute continuelle ; d’autant que c’est un continuel opérer : et l’on doit bien dire Ego dormio, et cor meum vigilat. Ô le grand état ! Elle m’a répété cela plusieurs fois : que la bonté de Dieu est grande ! Dans cet état on se met point en peine des sécheresses, au contraire, elles y aident ; ce ne sont pas les goûts, mais l’opération de Dieu que l’on cherche. Nous avons eu grande joie ensemble, en parlant de cet état. C’est un lait dont Dieu repaît notre âme, c’est un bonheur inestimable : mais il ne faut pas vouloir y faire entrer les autres. Car comme c’est une opération de Dieu, si Dieu ne les y appelait, Il n’y opérerait pas, et par conséquent on serait inutile : pour l’âme qui y est appelée, plus elle est passive et en repos, plus son bonheur est grand […] La sœur Marie nous a assuré derechef que notre foi est de Dieu, que c’est un don et un grand don, et rare ; peu de personnes marchent en ce chemin […] On n’entre dans la voie passive qu’après quelques années de dispositions, Dieu ne faisant pas ce don qu’après que l’âme a beaucoup travaillé et souffert pour son amour, au moins c’est son procédé ordinaire.

67 Cf. Marie des Vallées, Conseils, ibid p. 148 : « La vraie demeure de l’âme, c’est la maison du néant, où il n’y a rien. Il lui fut dit que la chambre du Roi était l’humilité, et que la fenêtre par où venait la lumière divine dans la chambre était la connaissance de soi-même. Nous avons parlé du pur amour, et que l’âme qui aime, a tout.

68 Cf La vie admirable de Marie des Vallées et son abrégé, ibid p 565 : « Notre Seigneur a fait connaître à la sœur Marie qu’il y a quatre degrés d’union de l’âme chrétienne avec Dieu. Le premier s’appelle communion, le second union, le troisième transformation, le quatrième déification. […] Le quatrième qui s’appelle déification, est pour les âmes parfaites. Elle est représentée par le changement entier de l’eau en vin. C’est le lit qui n’en peut plus tenir qu’un ; ce sont les épouses du roi qui entre dans sa couche royale et qui ne sont qu’un avec lui ; Qui adhaeret Deo unus spiritus est. Dans la transformation l’âme n’est pas encore détruite, elle s’y trouve encore. Dans la déification tout est anéanti ; il n’y a plus que Dieu. »

69 Jean 14, 26, Mais le Paraclet, l’Esprit saint, que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit.

70 À un jeune appelé à entrer dans la vie religieuse.

71 C’est la traduction de la formule latine « servire regnare est ». Elle est empruntée à Saint Grégoire le Grand dans son commentaire sur le psaume 101.

72 Il pourrait s’agir aussi des bénédictins de la congrégation de Saint Maur. D’après Dom Martène, Bernières serait entré en relation avec dom Claude Martin, fils de Marie de l’Incarnation, dans les années 1654-1657, lors du son priorat aux Blanc-Manteaux. Dom Martin atteste lui-même de ses liens spirituels avec Bernières quand il écrit qu’il est « un de ses amis » ; de plus dans la Vie de Marie de l’Incarnation, il rapporte des propos qu’il a entendu tenir à Bernières : « homme incomparable dans la vie spirituelle ». Dom Claude Martin n’hésite pas non plus à louer d’une magnifique éloge le Chrétien Intérieur dans ses Conférences : « le livre est tel qu’a été l’auteur et l’auteur tel qu’a été le livre et… ». Dans le Mémorial du XVIe centenaire de l’Abbaye Saint Germain des Prés, p. 132-133, Louis Cognet affirme l’influence indéniable et profonde de Bernières sur dom Claude Martin. Malheureusement il ne reste rien de leur correspondance. Par ailleurs, Dom Claude Martin a été un familier du monastère de mère Mectilde, rue Cassette.

73 Cf. Chr. Int. VII, 10 : « On ne saurait quasi être plus purement en Dieu que par cette oraison, y étant, par une simple vue de la Foi pure, au-dessus de tout discours et conception. En cet état, je ne connais rien de Dieu sinon que je n’en puis rien connaître : l’imbécillité de mon âme et les excès infinis de ce divin Soleil font que sa lumière m’est inaccessible. Cette Foi obscure me mène pourtant plus loin dans Dieu que toutes les conceptions que j’ai jamais pu former, et ma volonté est échauffée d’une manière admirable au milieu de ces ténèbres lumineuses. En cet état, toute mon âme est unie à Dieu très simplement et intimement ; et comme l’union est forte, l’on ne s’en sépare pour traiter avec les créatures qu’avec violence.

« L’âme, qui ne sait rien de Dieu en cette disposition sinon qu’il est incompréhensible, se perd dans les ténèbres qui environnent cette infinie Grandeur. Cette vue sans vue ne voit rien de distinct et particulier de Dieu, mais est une savante ignorance de ce que Dieu est en soi-même, qui laisse en l’âme de grands effets d’estime et d’amour, pénétrant beaucoup l’intérieur en lui faisant une impression très forte de la grandeur de Dieu et de ses infinies perfections. Dieu demande une grande pureté et paix intérieure à une âme dans cet état. »

74 Cf. Chr Int. VIII, 8 : « Le temps de la vie présente étant d’acquisition et non de possession, l’âme peut toujours aller acquérant de nouvelles grâces, et faisant de nouveaux progrès dans son oraison, à proportion qu’elle fait un nouveau fond de vertu et de pureté par sa fidélité dans les occasions. Ordinairement, Dieu fait passer les âmes dans les ténèbres, tentations, délaissements, souffrances intérieures et extérieures, pour leur faire acquérir beaucoup de vertus et un nouveau fond de pureté, qui les fait passer à un état nouveau d’oraison. Et puis Dieu recommence à les exercer d’une autre manière, pour leur donner encore un autre état ; et la vie se passe de la sorte. Et ainsi il ne faut plus s’étonner si la vie des Justes est si traversée ; il est expédient que cela soit pour leur perfection, et pour l’acquisition de l’Amour divin. »

75 Cf. Chr. Int. VIII, 3 : « En cet état d’abandon, l’âme ne laisse pas de bien agir aux affaires, puisqu’elle ressent que Dieu le veut, car son indifférence n’empêche pas sa coopération, soit à agir avec Dieu en l’oraison, ou à l’extérieur dans les affaires. C’est le fond du cœur et le principe de tout cet abandon. Dieu par après y met telle disposition qu’il lui plaît, de jouissance ou de souffrance, d’action ou de contemplation, de ténèbres ou de lumières. L’on ne désire seulement que de ne rien faire, ne rien entreprendre, ne rien vouloir par soi-même, mais suivre purement en tout les attraits et les mouvements de Dieu. »

76 Cf. Chr. Int. VII, 6 : « C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. […] Ceci tient l’âme dans une très grande pureté, et l’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagnent ; »

77 Cf. Chr. Int. VII, 10 : « Un jour de sainte Magdelaine, il me sembla que mon oraison changea et devint plus simple, plus élevée et plus forte. Mon esprit allait connaissant Dieu non plus par lumières ou sentiments, mais par de certaines ténèbres desquelles Dieu est environné. Ces ténèbres me faisaient voir que Dieu ne peut être connu et qu’il est infiniment au-dessus de nos entendements, qui ne peuvent mieux le connaître qu’en avouant qu’il ne se peut connaître. Autrefois, les lumières et sentiments me servaient pour m’unir à Dieu, à présent elles me conduisent seulement ; mais les ténèbres les dissipent, et mon âme se sentant perdue dans une profonde ignorance de Dieu, elle le connaît, ce lui semble, mieux qu’elle n’eût jamais fait ; et ensuite je n’ai nulle peine de m’occuper en Dieu de cette manière, qui, laissant des impressions plus grandes de la Divinité, augmente aussi toutes mes dispositions intérieures d’amour, de haine du péché, et autres semblables. »

78 Cf. Chr. Int. VII, 9 : « Cette oraison est un simple souvenir de Dieu qui est encore plus simple qu’une pensée, n’étant qu’une réminiscence de Dieu qui est cru par la Foi nue, comme il est vu et su par la lumière de gloire dans le Ciel. C’est le même objet, mais connu différemment de l’âme : cette voie est une docte ignorance. La terre est le pays des croyants et le Ciel [celui] des voyants. Il ne faut pas savoir Dieu ni les choses divines en ce monde, mais il les faut croire. La Foi doit être nue, sans images ni espèces, simple sans raisonnements, universelle sans considération des choses distinctes. »

79 Cf. Chr. Int. VII, 19 : « Je ne pouvais comprendre ceci auparavant que d’avoir la lumière ; à présent toute autre oraison précédant celle-ci me paraît un tracas. Qu’est-ce que l’âme prétend par les pensées, les vues, les affections, les sentiments, sinon d’aller à Dieu ? Mais quand elle y est, elle ne peut avoir toutes ces choses, elle n’a simplement qu’à reposer en Dieu, et vivre de Dieu en Dieu même : voilà toute son affaire. Et tous les Sacrements, principalement celui de l’Eucharistie, ne lui servent qu’à s’établir, s’affermir, s’enfoncer dans Dieu davantage. Les divins Sacrements élèvent les âmes à Dieu lorsqu’elles en sont encore éloignées ; mais celles qui sont dans l’union, ils les y maintiennent et les y plongent de plus en plus. »

80 De L’Ermitage de Caen.

81 Mgr de Laval nouvellement ordonné pour la mission du Canada.

82 Cf. Chr. Int VII, 6 : « Jésus a mené plusieurs vies. La première, une vie pauvre, cachée, inconnue, méprisée. La seconde, une vie souffrante dans les excès, au temps de sa Passion. La troisième une vie illuminative, lorsqu’il faisait des sermons, qu’il prêchait en Docteur et enseignait les peuples. La quatrième, une vie libérale et aumônière, quand il nourrissait les peuples de cinq pains et de deux poissons. La cinquième, une vie conversante, quand il conversait avec les Juifs, pour les instruire. La sixième, une vie de lumière et de douceur sur le Thabor. La septième, une vie dans les tentations, au désert. Or Jésus mène encore toutes ces vies différentes en la personne des chrétiens ses membres. Jésus vit encore, et vivra de toutes ses vies jusqu’à la consommation des siècles ; et on dira toujours : Je vis non plus moi ; c’est Jésus qui vit en moi. Jésus dans son Église fait honorer tous les états de sa vie. »

83 Cf. Chr. Int. VII, 9 : « La Foi doit être nue, sans images ni espèces, simple sans raisonnements, universelle sans considération des choses distinctes. L’opération de la volonté est conforme à celle de l’entendement : nue, simple, universelle, point sentir ni opérer des sens, mais toute spirituelle. Il y a de grands combats à souffrir dans cette voie de la part de l’esprit qui veut toujours agir et s’appuyer sur quelque créature. L’état de pure Foi lui déplaît quelquefois fortement, mais il le faut laisser mourir à toutes ses propres opérations, estimant pour cela beaucoup et recevant volontiers tout ce qui nous aide à mourir, comme les sécheresses, aridités, délaissements, qui enfin laissent l’âme dans l’exercice de la pure Foi par laquelle Dieu est connu plus hautement que par les lumières, qui servent de milieu entre Dieu et l’âme ; et l’union de notre esprit par la Foi est pure et immédiate, et par conséquent plus relevée. »

84 Cf. Chr. Int. VII, 2 : «  Ce que l’âme a donc à faire dans l’oraison et hors l’oraison, est d’être fort attentive aux sentiments que Dieu lui donne, et les suivre avec courage et avec fidélité. Si elle sent que Dieu l’élève à l’oraison extraordinaire, elle doit s’y laisser aller ; si elle est retenue dans l’ordinaire, elle doit y demeurer ; si dans l’aridité, y demeurer aussi contente. »

85 Cf. Chr. Int. VII, 19 : « Dans les états de peine que l’âme porte en cette voie, elle est fortifiée de Dieu sans qu’elle le connaisse : elle craint tout, et néanmoins il n’y a rien à craindre pour elle puisqu’elle est plus dans la protection de Dieu que jamais, car une âme ainsi passive et abandonnée est dans la singulière Providence de Dieu qui lui cache cela et la laisse dans les peines et dans les craintes fâcheuses de son état et quelquefois de son salut. »

86 Cf. Chr. Int. VI, 6 : « Je ne sais ce que c’est, mais je vois plus de pureté d’amour, plus d’abandon, plus de perfection dans ma disposition présente, crucifiée comme elle l’est, que dans celle où je jouissais de l’union de Dieu ; ce qui fait que je demeure en repos et que je passe sans souci parmi les sollicitudes des affaires. Il me semble que je puis dire plus véritablement que jamais : “Que veux-je au Ciel et en la terre, sinon votre unique bon Plaisir, Seigneur, qui est ma portion et mon héritage à jamais ?” Il me semble que ma solitude intérieure croît à mesure que l’extérieur diminue, et au lieu de la quitter, étant obligé de vaquer beaucoup aux affaires, je m’y trouve plus avant. Ô que les stratagèmes du divin Amour sont admirables ! Il me semble que je suis plus mort que jamais à toutes choses dans ce dégagement qu’il m’a fallu faire en cette affliction de mon intérêt spirituel, et ma vie est toute crucifiée avec Jésus-Christ, mais toute cachée avec lui dans le bon Plaisir de Dieu. »

87 Cf. Chr. Int III, 3 : « Quand une âme ne s’engage parmi les créatures et dans les affaires que par l’ordre de Dieu, son attention intérieure n’en reçoit point de préjudice, car elle est toujours en état de retourner à Dieu, qu’elle ne quitte quasi point ; et la même vue qui lui fait voir l’intime Présence de Dieu, lui fait aussi clairement voir les ordres de Dieu au regard des affaires du dehors, à quoi elle obéit promptement et tranquillement, car elle veut faire ce que Dieu veut, quand bien même elle devrait perdre cette quiétude très douce qu’elle possède dans la jouissance de Dieu. La seule chose qui la retient dans la quiétude, ce n’est pas la quiétude même ni la douceur qui s’y rencontre ; mais elle voit que c’est l’ordre de Dieu sur elle, qui se plaît de lier l’âme par intervalles à lui et lui faire goûter sa Présence, et qu’il est son Dieu, son centre et sa fin dernière. Or quand cet ordre change, elle change aussi d’opération et quitte le Créateur pour aller à la créature. Elle est si dégagée qu’elle ne se veut mouvoir que par le mouvement de Dieu : qu’il la pousse où il lui plaira, ou à jouir de lui ou à servir le prochain, cela lui est indifférent, puisqu’elle ne cherche que le contentement de Dieu. »

88 Mr Bertot ?

89 Cf. Chr. Int. VII, 10 : « Il me semblait donc en ce temps que mon oraison devenait plus continuelle. Je fus fort encouragé de voir ce que dit saint Denys [Le Pseudo-Denys pour qui la connaissance de Dieu, la “théologie mystique”, est une montée dans la ténèbre et le silence], que cette ignorance est la meilleure et plus haute Sagesse de Dieu. Je fais donc mon oraison en la manière susdite, y ayant facilité et comprenant bien que la connaissance que l’on a de Dieu par cette voie est plus grande que celle que les discours ou les lumières ou les sentiments nous donnent. Reconnaître qu’on ne peut rien connaître de Dieu et le connaître autant qu’il peut être connu en ce monde, sa grandeur étant infiniment au-dessus de nos intelligences. De sorte que la vraie oraison n’est que dans l’abstraction de toutes choses créées. Et afin que notre entendement vive tout à Dieu, il faut qu’il meure à tout ce qui n’est point Dieu et qu’il l’envisage par un acte de Foi dans une lumineuse obscurité. »

90 Cf. Chr. Int. VII, 10 : « On ne saurait quasi être plus purement en Dieu que par cette oraison, y étant, par une simple vue de la Foi pure, au-dessus de tout discours et conception. En cet état, je ne connais rien de Dieu sinon que je n’en puis rien connaître : l’imbécillité de mon âme et les excès infinis de ce divin Soleil font que sa lumière m’est inaccessible. Cette Foi obscure me mène pourtant plus loin dans Dieu que toutes les conceptions que j’ai jamais pu former, et ma volonté est échauffée d’une manière admirable au milieu de ces ténèbres lumineuses. En cet état, toute mon âme est unie à Dieu très simplement et intimement ; et comme l’union est forte, l’on ne s’en sépare pour traiter avec les créatures qu’avec violence. »

91 Cf. Chr. Int VI, 6 : « Un après-dîner, je fus pris de la fièvre continue, accompagnée d’un très grand mal de tête et de douleurs partout ; ce divin Amour, ce me semble, continua ses opérations en mon âme, la tenant toute brûlée de son feu sacré. Je disais sans cesse : “Ô Amour ! Ô Amour ! Ô Amour !”, et ne pouvais prononcer autre chose […] Aussi c’est un effet extraordinaire de l’Amour, que mon âme n’ait point participé aux abattements du corps, et qu’au milieu de ses faiblesses elle soit demeurée forte ; surtout que le grand mal de tête ne lui ait donné nul empêchement à ses occupations intérieures […] Il me souvient que, faisant oraison le dimanche au soir dont je fus pris de mal le lundi, avec les Pères Carmes où j’étais à Vêpres, notre Seigneur me mit en l’esprit ces paroles : Christo confixus sum cruci ; sur quoi j’entrai dans un ardent désir de n’être jamais un moment de ma vie, sans pouvoir dire : “Je suis crucifié avec Jésus-Christ”. Je pense que ce divin Amour me disposait alors à être cloué sur la Croix. Et en effet ma maladie ayant commencé par un grand mal de tête qui me rendait les yeux comme tout enflés de douleur, il me vint en pensée que je pouvais en cette rencontre honorer le couronnement d’épines de mon Sauveur. Je prenais plaisir d’avoir quelque conformité avec cet état douloureux de Jésus. Et comme ma douleur s’étendait par tout le corps, je me sentis tant soit peu semblable à l’état du corps crucifié. »

92 Cf. Cf. Chr. Int. VII,3 : « Il arrive aussi souvent que dans un état de peines et de privations l’âme est tellement dans la nuit obscure qu’elle ne voit rien de Dieu qui lui semble entièrement caché ; et, ce qui fait sa plus grande croix, elle n’a point de pensée de le pouvoir jamais trouver, la seule vue de son bannissement l’occupant. Si dans cet état elle est contente et qu’elle consente au dessein rigoureux de Dieu sur elle, elle est en Dieu d’une façon excellente, sans qu’elle y pense être ; elle possède son souverain Bien quand elle croit l’avoir perdu ; et quand elle pense être toute remplie de soi-même et de sa misère, de ses répugnances et de ses imperfections, elle est en effet pleine de Dieu et unie à son bon Plaisir d’une façon plus noble et plus pure qu’elle ne saurait croire.. »

93 Cf. Chr. Int. IV,3 : « La perfection ne consiste pas dans une paix générale de tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur. Jusqu’ici ma faiblesse ne pouvait comprendre comment une âme pouvait être heureuse et malheureuse tout ensemble. J’avais si peu de force que la souffrance me tirait de la jouissance de Dieu présent en moi, faisant éclipser par ma trop grande sensibilité l’attention à la jouissance de Dieu présent. Et parce que je me persuadais que cette jouissance ne se pouvait rencontrer que dans une âme qui possédait une exemption générale de toutes sortes de peines, quand il m’arrivait des tristesses, des peines, des dégoûts, je m’en défaisais au plus tôt pour rentrer dans l’état de la jouissance. À présent ces peines me serviront d’un moyen de m’unir plus fortement à Dieu ; je les agrée, et en ferai des sacrifices à cette Majesté cachée et réellement présente au fond de mon cœur. »

94 Cf. Chr. Int. VII,14 : « Cette oraison était fort intellectuelle, mon appétit naturel ne s’y mêlait que rarement, et je ne faisais ni élans ni soupirs, toute cette opération se faisant dans la partie supérieure. Il me semble que cette manière d’oraison était compatible avec quelques affaires et se conservait quoique l’âme eût des distractions en l’entendement et en l’imagination. Cette oraison me semblait très simple et toute spirituelle ; d’où vient que je ne sais comment l’âme la reçoit ni ce qu’elle y fait, sinon que je sentais une faim de Dieu qui, ce me semble, se peut encore avoir au milieu de la possession de Dieu. Telle oraison dure longtemps et ne rompt point la tête et n’est troublée que par les saillies impures de la nature : c’est pourquoi il faut être tout mort durant qu’elle continue. »

95 Cf. Chr. Int. III,11 : « Je souffre à présent beaucoup de me voir si éloigné de Dieu parmi tant de distractions que les nécessités du corps et des affaires me donnent. Quand Dieu s’est un peu manifesté à l’âme, et qu’il s’est fait connaître par une véritable expérience de ses bontés, qu’il y a à souffrir de vivre ici-bas ! Mais néanmoins l’on vit avec une grande paix, car le fond de l’intérieur est un pur abandon au bon plaisir de Dieu. »

96 Cf. Chr. Int. VII,17 : « J’éprouve bien que l’Amour est un poids qui fait continuellement pencher l’âme vers l’Objet aimé, ma volonté étant continuellement tournée vers son Dieu sans autre mouvement que d’une certaine pente et inclination, pleine d’amour et de suavité. Il me semble que mon entendement n’aide point ma volonté en cet état par aucune vue, car je la trouve toute embrasée et toute tournée vers son divin Objet sans aucune vue précédente. Il me paraît que le divin Amour lui donne immédiatement par lui-même des touches si secrètes et si intimes que cela la met en état d’une très parfaite union. Je ne trouve rien qui explique mieux ceci que l’aiguille touchée de l’aimant qui se tourne continuellement et imperceptiblement vers le pôle et est dans des inquiétudes tant qu’elle ne le regarde pas fixement. Mon âme fait de même, et touchée, je ne sais pas comment, du divin Amour, elle n’a point de repos que quand elle est convertie vers lui. Et séparée de toutes les créatures, elle va doucement s’élevant vers ce divin Centre, sans aucun effort pourtant, se sentant seulement attirée doucement à la parfaite union. »

97 Cf. Chr. Int. VII,9 : « Cette oraison est un simple souvenir de Dieu qui est encore plus simple qu’une pensée, n’étant qu’une réminiscence de Dieu qui est crue par la Foi nue, comme il est vu et su par la lumière de gloire dans le Ciel. C’est le même objet, mais connu différemment de l’âme : cette voie est une docte ignorance. La terre est le pays des croyants et le Ciel [celui] des voyants. Il ne faut pas savoir Dieu ni les choses divines en ce monde, mais il les faut croire.

La Foi doit être nue, sans images ni espèces, simple sans raisonnements, universelle sans considération des choses distinctes. L’opération de la volonté est conforme à celle de l’entendement : nue, simple, universelle, point sentir ni opérer des sens, mais toute spirituelle. Il y a de grands combats à souffrir dans cette voie de la part de l’esprit qui veut toujours agir et s’appuyer sur quelque créature. »

98 Cf. Chr. Int. VI,11 : “Pour moi, je fais assez souvent des tours de mon métier, c’est à dire des saillies de la nature colère, mais je tâche par après de m’en humilier. C’est une grande misère d’être toujours imparfait, et de ne pouvoir se guérir de ses maladies spirituelles : il faut pourtant pratiquer la patience pour celles-là, comme pour les corporelles.

Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’Hôpital des Incurables, et de n’y loger avec moi que des pauvres spirituels, qui, ayant la volonté de sortir de leurs imperfections, en demeurent pourtant toujours entachés. Il y a à Paris un Hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes.”

99 Cf. Chr. Int. VII, 19 : « Personne n’entendra l’oraison passive qu’il n’en ait eu l’expérience. C’est folie de la communiquer auparavant que Dieu la donne, et d’en disputer contre ceux qui n’en ont point d’expérience. »

100 Cf. Chr. Int VII,8 : « A mon avis, le grand secret de l’oraison est de recevoir en tranquillité et en pureté l’impression des rayons du Soleil divin qui réside dans le fond de notre âme. C’est lui qui peut illuminer sans le secours de nos raisonnements, qui allume en nous le divin Amour sans tourmenter notre volonté par la production d’une multitude d’actes, et fera fructifier toutes les vertus sans quasi nous en apercevoir ni savoir comment cela se fait. »

101 Cf. Chr. Int. VII,13 : « Quand il attire une âme plus haut que l’oraison ordinaire et qu’il la veut toute à lui seul, elle doit quitter tout soin pour ne s’appliquer qu’à Dieu. Les vertus et dispositions qui étaient la vie de l’âme dans un autre temps, ne sont plus alors de saison, car il faut qu’elle ne vive que de la vie de Dieu, c’est-à-dire de sa seule connaissance et de son amour sans nulle vue sur soi-même. Dieu prend le soin lui-même d’une âme qui agit de la sorte, et lui imprime les dispositions qui lui sont nécessaires sans qu’elle les ait prévenues. “Pense en moi et je penserai pour toi”, dit Jésus-Christ à sainte Catherine. Dans son oraison même, il lui donne des lumières pratiques qui ne durent guère et qui sont très efficaces, et qui ne la font pas sortir de la pureté d’oraison ; et puis, hors l’oraison, elle reçoit aussi des lumières pratiques pour être appliquées aux plus excellentes vertus dans les occasions. »

102 Cf. Chr. Int. VII,12 : « Dieu fait ce qu’il lui plaît en elle, d’elle et par elle ; cependant elle demeure inébranlable à ne vouloir que les effets de la volonté de Dieu par les mouvements de la Grâce. Ce qui est bien à remarquer dans ces états passifs, l’âme demeure quelquefois dans la simple union ou contemplation des divines perfections, se tenant en un profond repos et comme sans agir ; et d’autres fois elle fait même des actes de ses puissances ; c’est selon qu’il plaît à Dieu la mouvoir et l’exciter, car son unique affaire est la parfaite soumission à la Grâce de laquelle, tandis qu’elle ne s’écarte point quoiqu’elle agisse par le mouvement de cette grâce, elle ne sort point de l’état de passiveté puisqu’elle ne se meut que parce qu’elle est mue de l’Esprit de Dieu. »

103 Cf. Chr. Int. VII,9 : « Cette oraison est uniforme et n’est pas sujette à beaucoup de changements, ni ne ruine pas le corps ; car elle est sans effort naturel, qui est plutôt contraire, puisque toutes les industries humaines ne la peuvent donner, dépendant purement de Dieu qui la communique quand il veut et à qui il lui plaît. Il est vrai que cette pure et nue contemplation de Dieu par la Foi n’est donnée que rarement et après avoir passé par plusieurs purgatoires et états pénibles ; les plus grands Saints mêmes ne l’ont pas toujours eue. Au commencement, on ne l’a que comme par petits éclairs passagers : c’est beaucoup si on la possède une demi-heure. Mais il en reste toujours de grands effets dans l’âme. »

104 Cf. Chr. Int. VII,17 : “Mon oraison donc consiste à m’unir continuellement et très intimement à l’unique Amour dont Dieu s’aime, et mon âme n’a point d’attrait à autre chose. En cet Amour, il lui semble qu’elle trouve la pratique de toutes les autres vertus d’une manière bien plus excellente que dans elles-mêmes. Je connais une âme qui, en sa pratique d’aimer, ressemble au cœur qui n’est jamais plus inquiété que quand il n’a pas la liberté de ses mouvements, ni plus en repos et tranquille que quand il se peut mouvoir ; de même quand les affaires et nécessités du corps empêchent les mouvements de son amour, elle est dans la souffrance et l’inquiétude, et lorsqu’elle est débarrassée, elle jouit d’un parfait repos. Je remarque pourtant que son inquiétude est toute pleine d’amour, car la souffrance qu’elle a de ne pouvoir aimer avec liberté, est un amour très pur et très fort ; de sorte qu’elle demeure très soumise et indifférente à tous états puisqu’elle y peut aimer purement, y demeurant par union au bon Plaisir de Dieu.”

105 « 2.1  Don du repos intérieur » = la première lettre de ce second volume est suivie de son titre tel qu’il figure dans Le Directeur Mistique ou les œuvres spirituelles de Monsr. Bertot &c., second volume, contenant ses lettres spirituelles sur plusieurs sujets qui regardent la Vie intérieure & l’oraison de Foi.

Nous reprendrons en Table des matières à la fin du fichier ce titre condensé figurant en en-tête de la page. Poiret et son équipe avaient l’habitude de résumer les textes qu’ils éditaient deux fois, de façon détaillée au fil du texte courant (ici en italiques précédant le texte courant), puis de façon plus brève dans l’entête.

106 Pagination I726.

107 Psaume 75 verset 3. Il a établi sa demeure dans la paix.

108 Jean 14 verset 27

109 Ibid.

110 Matthieu 27 verset 42.

111 Inconnu.

112 = en votre lettre

113 par le moyen de saints désirs

114 = A cet effet

115 « Ce néant dont il est parlé ici, ne doit pas être pris pour celui où l’âme se trouve lorsqu’elle passe en Dieu ; mais seulement pour la lumière du fond de corruption qui est en nous, qui nous anéantit et humilie profondément. Cette personne n’avait d’autre néant, que le repos en soi-même ou fainéantise. On lui conseille la pratique des solides vertus, le renoncement, la mort à soi-même, recevoir les croix de providence et en faire usage. » Note de Madame Guion. [rapportée par P.]

116 usage de l’astérique placé avant les titres de lettres : signaler celles très probablement adressées à Mme Guyon ; ici validée par le mari qui apparaît deux fois au §4.

117 les notes commençant par «  » relèveront des passages jugés d’intérêt : ici biographique car Bertot ne se livre presque jamais ! ou éclaire le « désert » intérieur vécu par Bertot.

118 Ici commence un « décalogue » de direction typique dans la lignée mystique où l’on n’invente rien : des séries numérotées furent adressées par le P. Chrysostome de Saint-Lô à Monsieur de Bernières et à Mère Mectilde.

Il serait très révélateur de faire lire en note ces séries antérieures au présent décalogue. Elles sont malheureusement fort longues.

On se reportera au dossier essentiel éclairant les origines de la filiation : Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) du tiers Ordre Régulier de Saint François / Dossier de Sources et d’Oeuvres / transcritess et présentées par D.Tronc, lulu.com [mis à disposition en ligne, ce dossier présente : les débuts du Tiers Ordre franciscain et Mussart, Antoine Le Clerc, Boudon, Chrysostome, Mère Mectilde. Cette dernière est éclairée et dirigée par Chrysostome ...en trente points !]

119 v. poèmes de Jean de la Croix.

120 Nombreux récits sur St Bernard dont ses victoires sur les démons  : par ex.dans La vie de saint Bernard abbé de Clairvaux, par Ernald, abbé de Bonneval, livre II http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque-monastique/bibliotheque/saints/bernard


121Littré : cesser de

122 édifier avant de dénuer. Besoin d’être éclairé pour s’ajuster librement (le « traité » des § suivants ).

123 « Traité » de direction mystique adressé à Geneviève Granger ou à Mectilde.

124 La lettre serait adressée à Madame Guyon ? Qui écrivit dans sa Vie par elle-même, 1.21.9 : « M. Bertot ne me donna plus de secours ; et Dieu permit qu’il comprît mal une de mes lettres, et qu’il m’abandonnât même pour longtemps dans mon plus grand besoin... ». Période de la liaison platonique et tourmentée de la jeune veuve pour un janséniste.

125 Les mystiques préfèrent Jean de la Croix à Teresa qui parle beaucoup d’elle-même dans sa Vida.

126 On retrouvera cette « pourriture » dans les Torrents (VIII, §11 : « ...Il la laisse dans la pourriture ... la mauvaise odeur de sa corruption... »)

127 Qu’elle est attentive à

128 Littré : Terme ascétique. Disposition qui fait que l’esprit se détache de l’objet auquel il devrait se fixer.

129 Mme Guyon ? Torrents VIII.18 : « Je crois que le directeur doit donner très peu ou point du tout de secours à cette âme, principalement si son esprit est d’une force assez raisonnable.» et VIII. 20 : « c’est pour lors que ce mort sent peu à peu, sans sentir, que ses cendres se raniment et prennent une nouvelle vie... »

130 Noter le mode conditionnel.

131 Avoir le sur, ou le sûr : le sens exact de cette expression échappe même après avoir tenté quelques recherches.

132 Matth. 13. vs. 55. [ce verset biblique tel qu’apparaissant en entier dans la Vulgate : Nonne hic est fabri filius ? Nonne mater eius dicitur Maria et fratres eius Iacobus et Ioseph et Simon et Iudas ? C’est-à-dire (citant ici depuis la Bible de Jérusalem, 1998) : Celui-là n’est-il pas le Fils du charpentier ? N’a-t-il pas pour mère la nommée Marie, et pour frères Jacques, Joseph, Simon et Jude ? (Mt. 13:55)]

133 Sans majuscule.

134 Avec majuscule. [en fait la typographie est assez lâche ; l’édition du DM en 1726 est réalisée par le cercle des proches de Poiret après sa mort survenue en 1723 ].

135 qu’elle [la personne].

136 Imprimé : Sacrée [majuscule].

137 Paragraphe présentant une syntaxe difficultueuse.

138 La Lettre 2.15 commençant dès l’entête de cette page 62.

139 jusques à [corrigé sytématiquement].

140 Seurement corrigé.

141 Virgules corrigées en tirets.

142. Action d’envisager.

143 Sagesse 8, 1.

144 en majuscule ce qui se rapporte à Dieu.

145 Toutes et quantes fois : autant de fois que. (Littré).

146 Publié en 1609, 1610, v. l’édition de la Règle de Perfection par J. Orcibal, P.U.F. 1982. — ajout entre crochets du titre exact.

147 M’envoyez. [Voir Littré. Multiples sens et usages.]

148 = Mademoiselle ?

149 Agréer. Agrément. Voir Littré.

150 Les sens

151 i.e., les sens

152 voyiez (subjonctif requis) car voiez de l’imprimé correspond à voyez mis à l’indicatif).

153 subjonctif ici respecté.

154 Pour destinct [dernier membre de phrase de compréhension difficile].

155 Pour qu’elles [lassitudes et fatigues]

156 « Faire une récollection c’est prendre du temps, s’arrêter et se mettre à l’écoute de Dieu »

Le Littré dans son article consacré ce mot, y cite notamment Bossuet : « Il faut être libre de toute inquiétude, de toute passion forte ; en un mot, il faut un silence et une récollection parfaite pour entendre intérieurement la voix de Dieu. » (Sermons, 2e exhort. pour une visite.)

157 « peut-être se forcer » P.

158 Luc I verset 48.

159 Littré admet cet adjectif au sens manifeste : se disant de ce qui brouille.

160 Une femme  (« Continuez doucement vos petits exercices ») malgré « M. » débutant la lettre et interprétant « M... » comme Madame]. Mariée en tenant indice de la référence à un « mauvais mari » au §4. Madame Guyon ?

161 Il nous est difficile de ne pas ici penser — quoique sans doute de manière assez éloignée — à St. Paul écrivant dans sa première Épître aux Corinthiens (1 Cor. 4 :13) : « On nous dit des injures, et nous répondons par des prières ; nous sommes jusqu’à présent regardés comme les ordures du monde, comme les balayures qui sont rejetées de tous. » (Trad. Sacy.)

162 Qui ne voient clair

163 Dans tout autre, le mot tout est variable dans certains cas et invariable dans d’autres. En fait, la variabilité de tout dépend de sa nature : s’il est déterminant indéfini, il est variable; s’il est adVerbe, il est invariable.

164 Subjonctif imparfait du Verbe mettre. (De la même époque plus ou moins, on pourra lire, tiré des Provinciales de Blaise Pascal, l’extrait suivant : « Et ainsi, mes Pères, il y aurait lieu de trouver étrange, que vous ne missiez pas cette maxime en pratique. »

165 Ps. 136 vs. 1 Nous nous sommes assis sur le bord des fleuves de Babylone et nous souvenant de Sion, nous n'avons pu retenir nos larmes.

166 Faible. Substantif masculin. Quatorzième acception du Littré : Fig. Ce qu’il y a de défectueux en quelque chose. Citant Bossuet : « Toutes les grandeurs ont leur faible. »

167 Devers. Littré : « du côté de, approchant ». (Remarque du Littré : Devers a vieilli ; cependant il est si bien autorisé qu’on pourrait sans scrupule en faire usage.

168Dans le sens de : porter fruit

169 Entrevue. Littré : rencontre entre des personnes où l’on cause, où l’on traite d’affaires.

170 Pour au plutôt [fréquente contraction].

171 Le participe est accordé dans l’imprimé.

172 Homme : H majuscule [fréquent chez Bertot].

173 On confond parfois les adjectifs dénudé et dénué. Bien qu’ils soient tous deux issus du latin denudare, qui signifie « mettre à nu », ils ont aujourd'hui des significations différentes. L’adjectif dénudé signifie « laissé à nu » lorsqu’on parle d’une partie du corps, et plus particulièrement « chauve » lorsqu’il qualifie un crâne. Il peut aussi signifier « dépouillé de ce qui le recouvre ou le garnit » lorsqu’on parle d’un élément de la nature ou d'une chose concrète. L‘adjectif dénué signifie pour sa part « dépourvu de, qui manque de ».

174 Avancer chemin. Expression existante

175 Agissant à titre d’adVerbe, supposé est donc ici invariable

176 Abandonnez-vous-y

177 Il s’agit probablement ici du Verbe finer : "Achever, terminer qqc."

178 syntaxe difficile.

179 Mme Guyon.

180 Encouragement [voir Mme Guyon, Vie par elle-même 1.23 à 1.26]. La lettre peut être datée de ~1679.

181 (au figuré) Parler de beaucoup de choses, traiter beaucoup de sujets différents.

182 Ps. 90. vs. 15. Je suis avec lui dans l’affliction. P. [ce verset en entier dans la Vulgate dite « clémentine » : Clamabit ad me, et ego exaudiam eum ; cum ipso sum in tribulatione : eripiam eum, et glorificabo eum.]

183 Matth. 14. vs. 31. Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? P. [ms., sans point d’interrogation] [dans la Vulgate dite « clémentine » : Et continuo Jesus extendens manum, apprehendit eum : et ait illi : Modicæ fidei, quare dubitasti ? ]

184 Bonplaisir, ainsi orthographié (i.e., en un seul mot), semble avoir jadis été d’usage.

185 Mme Guyon.

186 Cette lumière ? cette foi ? cette lumière de foi ?

187 Prendre toutes figures. peut-être simplement : s’adapter à toute chose, à toute personne.

188 Boutefeux. N’apparaît pas dans le Littré, contrairement au Larousse: « (Familier et vieux.) Personne qui suscite ou exacerbe les querelles. »

189 Sans doute dans le sens d’approbation, de consentement.

190 Problèmes des tirets si souvent rencontrés au fil du texte : je respecte leur présence dans l’imprimé parce qu’ils renforcent souvent subtilement le sens de par association forcée entre deux mots. Je les ajoute si nécessaire à la clarté.

191 « Semblable à ces terrains qui paraissent fermes et immobiles, mais que l’on sape peu à peu par-dessous » (Fénelon, Télémaque, XX).

192 Le CNRTL : qui est grave, accablant. Le Littré donne grief comme adjectif : « Qui pèse sur la personne comme un poids qui l’accable ».

193 Dans le sens relatif à croître ou dans celui relatif à croire ?

194 Augmenté, e. Mot sans doute sciemment voulu au féminin par l’auteur : donc augmentée et non augmenté, référant fort probablement à l’inclination de l’âme vers elle-même, ainsi d’ailleurs que semble le suggérer la suite immédiate du propos.

195 l’âme ? dédoublement du sujet ?

196 La pureté intérieure ?

197 Luc. 1. vs. 51. [Il s’agit d’un verset du Magnificat, ainsi rendu intégralement par la Vulgate dite « clémentine » : Fecit potentiam in brachio suo : dispersit superbos mente cordis sui. C’est-à-dire : « Il a déployé la force de son bras : il a dissipé ceux qui s’élevaient d’orgueil dans les pensées de leur cœur. » (Sacy, 1855)

198 Jean. 12. vs. 38. Isa. 53. vs. 1. [Passage que Bertot ne donne pas ici en latin, mais que voici néanmoins, en entier, suivant cette même Vulgate précitée : Ut sermo Isaiæ prophetæ impleretur, quem dixit : Domine, quis credidit auditui nostro ? et brachium Domini cui revelatum est ? C’est-à-dire : « Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie : Seigneur ! qui a cru à la parole qu’il a entendue de nous ? et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé ? » (Sacy, 1855)

199 Le Larousse offre comme 2e acception du mot grêle : « Grande quantité de choses qui tombent dru. »

200 ou font ?

201 Ménager : Fig. Conduire comme on conduit le ménage d'une maison, manier, diriger.

202 Indicatif présent du Verbe parfaire.

203 Ps. 87. vs. 16. [Voici ce verset en entier dans la Vulgate dite « clémentine » : Pauper sum ego, et in laboribus a juventute mea ; exaltatus autem, humiliatus sum et conturbatus. C’est-à-dire : « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse ; et après avoir été élevé, j’ai été humilié, et rempli de trouble. » (Sacy, 1855)]

204 Matth. 28. vs. 18. [Voici ce verset dans la Vulgate dite « clémentine » : Et accedens Jesus locutus est eis, dicens : Data est mihi omnis potestas in cælo et in terra. C’est-à-dire : « Mais Jésus s’approchant, leur parla ainsi : Toute-puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. » (Sacy, 1855)]

205 Job. 19. vs. 21. [Voici ce verset dans la Vulgate dite « clémentine » : Miseremini mei, miseremini mei saltem vos, amici mei, quia manus Domini tetigit me. C’est-à-dire : « Ayez pitié de moi, vous au moins ! qui êtes mes amis, ayez pitié de moi : car la main du Seigneur m’a frappé. » (Sacy, 1855)]

206 en quatre = les Croix sont multipliées.

207 Le Littré, après avoir signalé que « foudre, au propre, est, dans le langage ordinaire, du féminin, mais [que] le langage élevé et la poésie peuvent le faire masculin », citera notamment comme exemple notre ami Bossuet : Anastase mourut frappé du foudre.

208 Donnez-moi part. Fait intéressant, lancer cette expression dans Google Livres donne essentiellement sur des ouvrages de nature religieuse, témoin.



209 Sens probablement entendu : au moment de communier.

210 Ps. 33. vs. 9. [verset 9 du Psaume 33 d’après la Vulgate : Gustate et videte quoniam suavis est Dominus ; beatus vir qui sperat in eo.]

211 Paragraphe syntaxiquement et sémantiquement difficile.

212 Au partir de : locution existante, et de sens évident : « en quittant un lieu ».

213 Mutiner

214 Monsieur Guyon.

215 moments de la journée réservés à l’oraison. Bertot y fait directement référence dans sa « réponse » : voir ci-dessous : lettre 2.29, § 6.

216 Geneviève Granger

217 Ce qui ne peut faire que penser au titre d’un des ouvrages de Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690) : L’Entrée à la divine Sagesse.

218 en italiques dans le ms., mais sans tirets (ordinairement d’usage en français moderne). Jean de la Croix est le préféré des mystiques (Teresa la préférée des religieux).

219 Le féminin supposé de « Larron » est substitué à l’imprimé « l’arronnesse » (sic).

220 Sa raison perd appui ; sur le « fond sans fond » mystique une étude serait nécessaire (s’appuyant sur Constantin de Barbanson avant Bertot, etc.)

221 Arrêt. 2e acception du Littré : Temps d’arrêt, se dit de courts intervalles ou repos dans des mouvements qui doivent s’exécuter avec précision.

222 Le Littré propose également cette orthographe : crucifîment, en donnant, pour 2e acception de ce mot : « Fig. Mortification. Le crucifiement de la chair » ; et l’illustrant par l’exemple suivant qui d’ailleurs n’est pas sans intérêt : « Elle (Ste Thérèse) porte la charité jusqu’à l’union intime avec son époux, l’humilité jusqu’à l’anéantissement, la pauvreté jusqu’à l’entier dépouillement des biens et du désir de les posséder, la chasteté jusqu’au continuel crucifiement de sa chair, (FLÉCHIER, Panég. Ste Thérèse.) »]

223 Participe présent du Verbe déchoir.

224 Repris dans la seconde partie des Torrents de Madame Guyon.

225 parallèle Guyon mais cette lettre ne lui est pas destinée cf. infra « chère soeur ».

226 Quatre points de suspension au lieu de trois précédemment : il s’agit d’un autre personne. La lettre n’est pas adressée à Mme Guyon (v. note suivante).

227 Matth. 20. vs. 15.

228 Supérieure religieuse à la vocation tardive.

229 d’ici à un long tems : substantif.

230 surtout indiquerait préférence plutôt que totalité.

231 Un petit traité spirituel.

232 Hébreux, 12, 2.

233 Tellement quellement : ni bien ni mal, mais plus mal que bien. (Littré).

234 Nuit mystique.

235 il s’agit bien plutôt d’un « Traité sur la Voie » qui ne comporte pas moins de 17 § (dont certains amples) couvrant 12 pages.

236. Matthieu, 11,25 : Vous avez révélé ces choses aux petits.

237 Job 28, 22.

238 Inconnu. Ne figure pas en DM I.

239 Sans doute dans le sens de choix volontaire : arrêter une décision.

240 I Pierr. 2. vs. 9.

241 Hebr. 11. vs. 1.

242 Sans tirets ni italiques dans l’imprimé.

243 Posté, e. Littré : Fig. Il est bien posté, il est dans une situation avantageuse.

244 Alvarez (Balthasar) 1533 – 1580, Dict. Spir. I , 405-406 ; confesseur et directeur spirituel apprécié par Thérèse d’Avila :





245 La fine pointe de l’âme.

246 Peut-être à la source du DM ? Partiellement car il fut difficile pour madame Guyon de récupérer (au moins certains) des manuscrits de Bertot.

247 Prétendre. 2e acception du Littré : « aspirer à ».

248 Commis, e. Un des sens possibles de cet adjectif suivant le Littré : « confié, e ».

249 Bernard, s’écriant : O beata solitudo ! O sola beatitudo !

250 Sans doute dans le simple sens de : diriger. (Le Littré, voulant illustrer le mot en ce sens, cite notamment Bossuet : Il a établi la raison dans la suprême partie de notre âme, pour adresser nos pas à la bonne voie.

251 Marri, ie. Littré : « (Terme vieilli.) Fâché et repentant. »

252 Derechef. Littré : « de nouveau, une seconde fois ».

253 Cette expression, signifiant : de temps en temps, s’orthographie parfois avec un s : de temps à autres, et parfois non.

254 Substantif préservant donc ici le tiret.

255 « Sœur Marie des Vallées. » P.

256. Matthieu, 25, 21-23.

257 Passage injustifié de la « singularité » du sujet : âme (voir début de phrase), à la « pluralité », ainsi : leurs désirs, leurs prétentions, leur béatitude, etc.

258 Retour soudain au singulier.

259Ecle 1. vs. 13. Il a donné aux enfants des hommes une occupation très-fâcheuse. P. [Le passage entier d’Écclésiaste 1:13, suivant la traduction d’Isaac Lemaistre de Sacy (1855), se lit ainsi : Je résolus en moi-même de rechercher et d’examiner avec sagesse tout ce qui se passe sous le soleil : Dieu a donné aux enfants des hommes cette fâcheuse occupation qui les exerce pendant leur vie.]

260Vulgate clémentine (contrairement à la citation de Bertot, le mot Deus apparaît)

261« Efficace, nom féminin. (Vieilli) Efficacité, en parlant des choses religieuses. (Son emploi à cessé au XVIIIème siècle) ».

262 Luc 21 versets 18.

263 Phil. 3 verset 20. Nous avons notre conversation dans le ciel.

264 Majuscule mais référant à Élisabeth.

265 Rapporté par les quatre Évangélistes, faisant sans doute écho à Isaïe 40:3 : On a entendu la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez la voie du Seigneur, rendez droits dans la solitude les sentiers de notre Dieu (Sacy, 1855).

266 Matthieu 7 verset 14 Que la porte de la vie est petite, et que le chemin qui y conduit est étroit ! P.

267 Luc 11 verset 23. Celui qui ne recueille pas avec moi, répand.

268. « Lieu de réunion fermé » avant sa spécialisation religieuse. (Rey).

269 Sur cet ô dit « vocatif », se reporter à la BDL :

270. Lettre adressée à une personne âgée : « [270] Il ne faut pas objecter que vous avez soixante ans… »

271 Dissimilitude de nature et non faute.

272 Aucunement (suivant la 2e acception du Littré) peut signifier : « jusqu’à un certain point, avec une phrase affirmative. Cet emploi a vieilli (…) ».]

273 Œuvre au masculin. La BDL affirme ceci : que « le nom œuvre est féminin, sauf dans quelques emplois spécialisés relevant de l’architecture, de l’alchimie et de l’art, où il a un sens bien particulier », le Littré affirmant essentiellement la même chose :

274 Pierre 2. vs. 9. [Bertot ne cite pas le verset en question, ainsi rendu par Lemaistre de Sacy (1855) : Mais quant à vous, vous êtes la race choisie, l’ordre des prêtres-rois, la nation sainte, le peuple conquis ; afin que vous publiiez les grandeurs de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière.]

275 On pensera naturellement ici à Jean de la Croix, cf. Nuit Obscure, livre II, chap. 10.

276 « ci-dessus, plus haut, susmentionné », selon la 3e acception du Littré :

277. Deutéronome, 32,13.

278. Matthieu, 13, 31.

279 Jean 11 verset 40.

280 Chapitre 7 verset 9.

281 Marc 9 verset 22.

  1. 282 Psaume 138, 11.

283 Nous ne connaissons pas d’autre texte se plaçant au niveau de l’expérience mystique en affirmant à la fois la primauté du soleil divin et la liberté de l’âme. Bertot tente de rendre compte d’un fonctionnement selon deux niveaux possibles.

284 Exceptionnellement orthographié, ici, avec un s : fonds. Ce qui semble assez rare chez cet auteur. Pour déterminer les écarts sémantiques entre fond et fonds, on pourra notamment consulter la BDL :

285 Sourdra : futur simple du Verbe sourdre, mais le Bescherelle n’en admet que le présent, l’imparfait et le passé simple de l’indicatif. Toutefois jadis le futur simple semblait également d’usage.

286 De quelle personne s’agit-il ? Marie-des-Vallées ? Non, puisque l’on évoque sa sœur religieuse au § suivant, mais d’une âme de la même trempe.

287 Outre-percer apparaît dans le Littré : « percer d’outre en outre ».

288 Probablement Geneviève Granger  (1600-1674) qui dirigea la jeune Madame Guyon : sa sœur religieuse  Marie Granger (1598-1636) de santé délicate fut éprouvée intérieurement : cf. Expériences mystiques en Occident III L’Invasion mystique des Ordres anciens, 104-105.

289 Jean 19. vs. 30. Et baissant la tête, il rendit l’esprit. P. [Vulgate (clémentine), Jean 19:30 dans son entièreté : Cum ergo accepisset Jesus acetum, dixit : Consummatum est. Et inclinato capite tradidit spiritum. C’est-à-dire : Jésus ayant donc pris le vinaigre, dit : Tout est accompli. Et baissant la tête, il rendit l’esprit. (Sacy, 1855.)]

290 Sag., 7, 11 : « Tous les biens me sont venus avec elle, et j’ai reçu de ses mains des richesses innombrables. » (Sacy).

291 Les Torrents développeront ce thème.


292 V. les épisodes décrits dans Vie 1.20.3-4 (Petit voyage. Péril en carrosse. Pèlerinage à sainte-Reine, juillet 1673) et Vie 1.20.10 (La légèreté de son frère risque de ruiner son mari, novembre 1674).


293 Par la raison : locution idiomatique ? (Pour la raison que)

294 De sens évident. Le Littré, considérant ce mot comme un « néologisme », cite pourtant sainte-Beuve (né en 1804 !) : Ce besoin de transfigurer... est le même que celui qui tend, dans l’ordre poétique, je ne dis pas à surfaire, mais à surnaturaliser les génies.

295 Voir Lettre 2.70 (Partie IV) : note au sujet du « notre nous-même(s) ».



296 Demeurer. Suivant la première acception du Littré : s’arrêter, se tenir, rester en quelque endroit.

297 Syntaxe : âme « dédoublée » ?

298 Garrotté, Littré : « lié comme avec un garrot ».

299 Voir Lettre 2.70 (Partie IV) : note au sujet du « notre nous-même(s) ».

300 Des objets « terminant » l’âme : mais en quel sens précisément ? Peut-être faudrait-il qu’une brève « note explicative » vienne ici rendre ce dernier membre de phrase un brin plus intelligible. Mais les quelques phrases suivant immédiatement celle-ci sauront peut-être éclairer la compréhension du lecteur.

301 Voilà qui vient désormais éclairer, et ainsi clore définitivement, la question des objets « terminant » l’âme.

302 Faire magasin de. Voir première acception du Littré (prise au sens figuré)


303Fouir. Littré : « Creuser. Fouir la terre. Fouir un puits. »

304 Joh. 4. vs. 14. Elle deviendra en lui une source qui rejaill [i] ra dans la vie éternelle. (P.] - Verset en entier, tel qu’apparaissant dans la Vulgate (clémentine) : (Joannes 4 :14) : Sed aqua quam ego dabo ei, fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam.

305 Solemnité (s). (N’apparaît pas dans le Littré.) Le Wiktionnaire a une entrée pour ce mot, le considérant bien justement comme un archaïsme : ainsi orthographié, ce mot semble pourtant encore utilisé de nos jours dans certains milieux catholiques, témoin :



306 Agrément. Sans doute entendu ici dans le sens de consentement, d’approbation ; ce qui s’avère du reste être la première acception admise par le Littré, citant comme appui un certain Bossuet : J’ai présupposé qu’elle avait l’agrément de Madame.

307 Sagesse, 7, 11.

308 Lettre-traité.

309 « Sœur Marie des Vallées. Voyez ces conseils dans l’addition jointe à la fin de ce volume. Repris dans les Torrents. » (P.=

310. S’agit-il du célèbre mystique jésuite Louis Lallemant (1588-1635) dont la Doctrine spirituelle ne fut publiée qu’en 1694 par le P. Champion ?

On peut supposer la circulation des notes prises par les auditeurs.

311Psaume 50, 8.

312 Lettre-traité !

313 Il s’agit ici d’une lettre au directeur du « nouvel Ermitage » de Québec et non à Laval lui-même.

314 Littré : Ragoût. « Fig. Ce qui excite le désir, ce qui flatte. »

315 Ps. 50. vs. 12. Créez en moi, ô mon Dieu, un cœur pur. P. [Bertot me semble ici citer ici le Miserere (trad. Vulgate) d’après la numérotation dite « grecque » des Psaumes. Il s’agirait donc en revanche du Psaume 51 si l’on en suivait la numérotation dite « hébraïque (ou massorétique) ».]

316 Essentiel.

317 Matth. 11. vs. 25. Vous avez révélé ces choses aux petits. P.

318 Indice Guyon.

319 Mander-moi... Selon le Littré, ce Verbe pourrait ici, vu le contexte, avoir le sens d’« ordonner par une lettre ». (Attention : d’ordinaire employé, avec ce sens, sous la forme « mander que », suivi du subjonctif. Problématique, donc).

320 Bénédictines de Montargis, la ville de naissance de Mme Guyon aidée par Mère Geneviève Granger.

321 Six parties distinctes se présentant sous la forme de questions-réponses.

322 que celle-ci = que cette élévation (?), que cette grâce (?), que cette plénitude (?)

323 Jean 10. vs. 10. Je suis venu afin qu’elles [i.e. les brebis] aient la vie, & [et] qu’elles l’aient plus abondante. P. [citant la Vulgate (clémentine), Jean 10:10 dans son entièreté : Fur non venit nisi ut furetur, et mactet, et perdat. Ego veni ut vitam habeant, et abundantius habeant.]

324 « s » minuscule, comme ce fut du reste le cas, et ce pour la même expression, à la fin du paragraphe 4 de cette même lettre.

325 Étant un moyen de mort

326 Tout plein de (sans s) : « (…) plein s’emploie aussi dans les expressions plein de et tout plein de ; il a alors le sens de « beaucoup de », est invariable et considéré comme familier. »


327 « Sans qu’elles » (après « l’âme » au singulier) ; les âmes ou les puissances ?

328 de Dieu ? ou : ces communications ? 

329 Mander : revoir le sens exact, et potentiellement multiple, de ce mot.

330 Notre nous-même ou notre nous-mêmes (avec ou sans s ?) : j’ai fait [Benoît] une brève recherche à ce sujet et en suis venu à la conclusion (non savante) que ces deux formes étaient recevables. D’ailleurs, dans les Œuvres de François de Sales par exemple, les deux formes semblaient jadis d’usage, variant suivant les années de parution des manuscrits. Ceci dit, en français moderne, j’opterais quant à moi pour la forme sans s, i.e. : notre nous-même, et ce principalement pour des motifs à la fois logiques et syntaxiques.

331 « oraison » en début de §, « Oraison » en fin. Orthographe assez variable sans que l’on puisse cerner précisément les nuances d’usage, sauf ici où la majuscule est liée à la présence de Dieu.

332 Reprise dans les Torrents de Mme Guyon.

333 Luc. 21. vs. 18. Matth. 10. vs. 29, 30. [Références au(x) cheveu(x) et aux passereaux, etc., mais en nulle endroit, à ma connaissance, à la (ou aux) feuille(s).]

334 Sans point d’interrogation.

335 Les errata des DM II et DM III de 1726 seront utilisés lors de la révision finale une fois l’éditeur connu. 

336 Le titre « 3.1 Abandon à l’ordre de Dieu » est repris du haut de page de l’édition 1726. Le sous-titre «  L.I. Que l’abandon … tout ce qu’on a à faire » est le résumé placé en italiques et proposé par Poiret : « LETTRE I. / Que l’Abandon... » 


337 Correction suggérée par Benoît-Michel.

338 Lettre datée, ce qui est rare. Peut-être et même probablement adressée à Mme Guyon. Non retenue dans Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles (limitée aux pièces les plus sûres). « N. » du § 1. ne peut être son mari décédé le 21 juillet 1676, mais s’agit-il de l’ecclésiastique maintenu auprès d’elle par Bertot ? (v. Madame Guyon, La vie par elle-même, Champion, 2001, « Chronologies », p. 1057 : « 1677 : Voyage à Paris pour faire retraite. M. Bertot l’ignore et cela me faisait encore plus croire que j’étais déchue de ma grâce » […] Nuit « une expérience de misère et un sentiment inconcevable de ma bassesse » / 1678 : elle achète une maison contigüe à celle de sa belle-mère et devient indépendante. »).

339 Du Bertot pur sucre ! « Chef des Quiétiste s? ».

340 En Dieu, cet inconnu. - « Et comme Dieu n’a point de forme, ni image qui puisse être comprise par la mémoire, de là vient que quand elle est unie avec Dieu (comme on void tous les jours par expérience) elle demeure comme sans forme et sans figure, l’imagination perdue, et la mémoire plongée dans un souverain bien, en grand oubly, sans se souvenir de rien. » (Jean de la Croix, trad. Cyprien, 1665, La Montée du Mont Carmel, p. 112).

341 « ...je vous peux aimer et jouir de vous, estant toute convertie en amour divin ; & vous n’êtes plus fardeau ny pressure à mon ame, mais au contraire que vous en estes la gloire, les delices et la liberté... » (Jean de la Croix, trad. Cyprien, 1665, La Vive flamme d’amour, p. 356). - Notez ici la grande différence entre l’édition 1665 et sa reprise en « Bibliothèque européenne », Desclée de Brouwer, 1959, p. 978 : « … je puis t’aimer et jouir de toi, étant toute convertie en l’amour divin ; et désormais, tu n’apportes plus d’ennui ni d’oppression à la substance de mon âme, mais plutôt tu es sa gloire, ses délices et sa dilatation ;… [tutoiement ; ennui pour fardeau ; ajout de substance ; dilatation pour liberté]. - Et Mère Marie du Saint Sacrement n’améliore pas les choses (Cerf, 2001). Tout ceci, à défaut du recours à l’espagnol facilité par le vocabulaire simple et classique de Jean, justifie nos abondantes citations reprises de 1665. Il serait bienvenu de reproduire  cette édition classique pour disposer de Jean en in-folio, soit en seulement ~200 doubles pages (contre ~1500 en 1959, ~1800 en 2001), contemplation ainsi facilitée sans tourner trop souvent d’un feuillet au suivant.

342 Notez la distribution non chronologique des lettres : 1669 après 1678. Il ne s’agit donc pas de Mme Guyon qui rencontrera Bertot le 21 septembre 1671 (Vie 1.19.1-2 : « il faut que je rapporte par quelle providence je le connus la première fois […] ces effroyables vents de la saint Matthieu vinrent cette nuit-là […] le vent s’apaisa tout à coup… ». Bertot ne quitte Caen pour Montmartre qu’en 1675 mais se rendait fréquemment à Paris. (v. ANNEXES du Tome III, « Monsieur Bertot Directeur mystique 2005 », Annexe, IV chronologie de la vie de M. Bertot).

343« ...par dessus tous il faut passer au non sçavoir. » (Jean de la Croix, trad. Cyprien, op.cit., p. 32).

344 Canciones VII « Y de xame muriendo / Un no se que, que quedan balbuciendo.  / Begayent un je ne scay quoi, / Qui me tue et met hors de moy.» (Jean de la Croix, trad. Cyprien, op.cit., p. 249). - « je ne sais quoi » : sans italiques ni tirets (ces derniers sont rectifiés partout ailleurs). -

345«  La perfection de l’estre divin, qui ne tombe point en l’entendement, ny en l’appétit ; ny en l’imagination, ny en aucun autre sens » (Jean de la Croix, trad. Cyprien, op.cit., p. 249).

346 sur la manière de prier.

347 simplicité et abandon.

348 Ps. 21. vs. 7. Je suis un ver, et non un homme. P. [Vulgate clémentine : Ego autem sum vermis, et non homo ; opprobrium hominum, et abjectio plebis.

349 [sans tiret : amour propre (rectifié partout ailleurs – ce qui est moderne mais affaiblit le sens).

350 Voir avant-dernière acception du Larousse : « Littéraire. Ne pas laisser de, ne pas manquer de : Une telle déclaration ne laisse pas de surprendre. »

351 Troisième je ne sais quoi  en moins de deux § ! L’expression est extrêmement fréquente chez Jean de la Croix...

352

353 En quel sens ? Usage de la raison seule ?

354 Rom. 10. vs. 20. [P.] « Et Isaïe dit hardiment : ceux qui ne me cherchaient pas m’ont truvé, & je me suis fait voir ouvertement à ceux qui ne s’informaient pas de moi. »(Amelote 1687). Isa. 65 vs. 1. [P.] « Ceux qui ne se mettaient point en peine de me connaître sont venus vers moi, et ceux qui ne me cherchaient point m’ont trouvé. J’ai dit à une nation qui n’invoquait pas mon nom auparavant : Me voici, me voici. » (Sacy 1700).

355 Lettre à saint Jean Eudes ...ou plus probablement au directeur de l’Ermitage de Québec. Indice : « votre séminaire ».

356 Pierre Célestin (saint) : Pietro est l'avant-dernier d'une famille de douze enfants […] s'installe dans les années 1235-1240 sur le mont Morrone, dans les Apennins. Il y fonde une congrégation d'ermites […] Bien que la congrégation se rattache à la règle bénédictine, elle est profondément influencée par les franciscains et en particulier le mouvement des Spirituels [...] Le 5 juillet 1294, Pietro de Morrone est élu pape à l'unanimité. L'octogénaire apprend la nouvelle par une délégation venue le rencontrer à Sant'Onofrio et accepte la charge [...] le nouveau pape n'a reçu qu'une formation théologique sommaire et ne connaît ni le droit canonique, ni le fonctionnement de la Curie romaine […] Le 9 ou le 10 décembre 1294, le pape annonce à son entourage sa décision ; il invoque l'humilité, son insuffisance physique et intellectuelle face aux exigences de sa charge, et son souhait de se retirer dans son ermitage […mis] sous surveillance […] s'enfuit à Sant'Onofrio, puis à San Giovanni in Piano, avant de tenter de partir pour la Grèce [comme le tenteront d’autres Spirituels]. Il est arrêté en chemin et transféré à Anagni, puis au château de Fumone dans le sud du Latium sur l'ordre de Boniface VIII. [nouveau pape opposé aux Spirituels]. - Cette note est détaillée compte tenu de l’influence franciscaine sur l’école fondée par le P. Chrysostome du Tiers Ordre Régulier. L’influence est attestée sur Bernières, Mectilde, Guyon.

357 Jean 19. vs. 30. Et baissant la tête, il rendit l’esprit. [P.]

358 Favorisant sécheresses et misères dont l’augmentation portera fruit ?

359 Des « bonnes » croix ? Cette lettre datée de 1678 pourrait être adressée à saint Jean Eudes (1601-1680) en fin de vie et dans les difficultés soulevées par sa fondation.

360 Transmission mystique.

361

362 indice mariage Guyon.

363 Littré (3e acception) : « Qui a une vivacité comparée à un pétillement. »

364 Littré (8e acception) : retardement.

365 Lettre adressée à un duc : Beauvilliers  ou Chevreuse ?

366 Psaume 102 versets 13, 14.

367 Ps. 138. vs. 8. 10. Si je monte dans le ciel vous y êtes : si je descends dans l’enfer, je vous y trouve etc. & vous me tiendrez toujours de votre droite. [P.] [Vulgate clémentine : Si ascendero in cælum, tu illic es ; si descendero in infernum, ades. Si sumpsero pennas meas diluculo, et habitavero in extremis maris, etenim illuc manus tua deducet me, et tenebit me dextera tua.]

368 Bernières, transmission.

369 Confidence !

370. Ancien sens de « combat singulier non prémédité ».

371 Luc 21 versets 18. [P.]

372 Depuis la mort de Monsieur Guyon survenue le 21 jkuillet 1676.


373 Petit traité adressé à la jeune veuve.

374

375débit : voir Littré, 6e acception : action de raconter, de réciter.

376 Petits services : voir 2e et surtout 11e acceptions du Littré.

377 Jean. 1. vs. 5. La lumière luit dans les ténèbres. [P.] [Vulgate clémentine : et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt.]

378 Exod. 19. vs. 9. 6. [P.] [?] dans l’obscurité. [Vulgate clémentine : ait ei Dominus : Jam nunc veniam ad te in caligine nubis, ut audiat me populus loquentem ad te, et credat tibi in perpetuum. Nuntiavit ergo Moyses verba populi ad Dominum.]

379 Luc. 24. vs. 25. 26. [P.]

380 Matth. 27. vs. 46. Marc. 15. vs. 34. [P.]

381 Ou Traité de l’Amour de Dieu, Liv. VI. Chap. II. [P.]

382 Psaum. 21. vs. 7. [P.][Vulgate clémentine : Ego autem sum vermis, et non homo ; opprobrium hominum, et abjectio plebis.]

383 fine observation.

384 Littré : Pressure se disait dans l’ancienne langue pour gêne, oppression.

385 Littré (14e acception) : Fig. Ce qui frappe, touche l’âme, le cœur.

386 Littré (« biscuit » : 1ère acception) : Fig. S’embarquer sans biscuit, se mettre en voyage sans provisions suffisantes ; s’engager dans une entreprise sans s’être préparé suffisamment.

387 Mectilde ?

388 Locution nominale.

389 Cant. 8. vs. 6. L’amour est fort comme la mort. [P.][Vulgate clémentine: SPONSA. Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum, quia fortis est ut mors dilectio, dura sicut infernus æmulatio : lampades ejus lampades ignis atque flammarum.

390 Proverb. 30. vs. 19. [P.][La trace de l’aigle dans les cieux, la trace du serpent sur le rocher, la trace du navire au milieu de la mer, et la trace de l’homme chez la jeune femme. (Proverbes 30:19, trad. Segond.) ; images reprises par Mme Guyon.

391 Exod. 20. vs. 19. Que le Seigneur ne nous parle point, de peur que nous ne mourions ; mais que Moïse nous parle. [P.][Vulgate clémentine (Exodus 20:18-21 : Cunctus autem populus videbat voces et lampades, et sonitum buccinæ, montemque fumantem : et perterriti ac pavore concussi, steterunt procul, dicentes Moysi : Loquere tu nobis, et audiemus : non loquatur nobis Dominus, ne forte moriamur. Et ait Moyses ad populum : Nolite timere : ut enim probaret vos venit Deus, et ut terror illius esset in vobis, et non peccaretis. Stetitque populus de longe. Moyses autem accessit ad caliginem in qua erat Deus.

http://vulsearch.sourceforge.net/html/Ex.html

392 Littré (« (se) fourrer » : 12ième acception) : Fig. S’introduire, s’entremettre.]

393 probablement lettre adressée à Mectilde.

394 Luc 1. vs. 38. [P.][Marie dit : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole ! » Et l’ange la quitta. (Luc 1:38, trad. Segond)]

395 Matth. 11. vs. 25. Vous avez révélé ces choses aux petits et aux humbles.[P.][Vulgate clémentine : In illo tempore respondens Jesus dixit : Confiteor tibi, Pater, Domine cæli et terræ, quia abscondisti hæc a sapientibus, et prudentibus, et revelasti ea parvulis. Note P.

http://vulsearch.sourceforge.net/html/Mt.html


396 Adressé à Mme Guyon ? « Volée de bois vert » qui expliquerait l’incompréhension première manifestée par la dirigée dans sa rédaction de la Vie par elle-même, que l’on peut résumer : « Monsieur Bertot m’a abandonnée ! »

397. Luc, 14, 10 [P.] : Quand vous aurez été convié, allez vous mettre à la dernière place, afin que lorsque celui qui vous a convié sera venu, il vous dise : Mon ami, montez plus haut… (trad. Sacy).

398 Cantique, 5, 2. [P.]

399 soigner : Littré 4e acception ? : Populairement. Soigner quelqu’un, le gronder, le punir, le battre. On le soignera.

400 Cf. Les Torrents de Mme Guyon.

401 Voir notamment : Matt. 10 : 30.

402 Devrait-on insérer ici une brève note sur la « problématique » de la primauté de l’amour sur la connaissance, etc. ?

403Job. 28. vs. 22.

404 Voyez Matth. 10. vs. 30, etc. [P.][Matthieu 10:30 : Et les cheveux mêmes de votre tête sont tous comptés (trad. Martin). Cf. aussi, Luc 21:18 : Mais un cheveu de votre tête ne sera point perdu (même trad.).]

405

406 ? - Pauvre Bertot qui doit, à la réception de cette immense lettre -- trente-cinq paragraphes longs traduisant un imaginaire débridé peut-être par la solitude -- assurer sa tâche de « directeur mystique ». Il y répondra – brièvement. - Nous avons peiné à transcrire , « œuvres complètes » obligent. Ce texte permet d’apprécier le vécu ordinaire du confesseur.

407 ? - Il n’y a pas de mérites.

408 ?

409 Jean XIV verset 10.[ P.]

410 Exode 3 versets 14. Je suis celui qui suis. [P.]

411 Deutéronome 32 verset 39. Reconnaissez que je suis seul. [P.]

412 Isaïe 40 versets 17. Tous les peuples du monde seront devant lui comme s’ils n’étaient pas. [P.]

413 Mieux !

414 Et non Sacré-Cœur comme le logiciel moderne transcrit à la dictée ! Et de même pour saint-Paul etc. Tous les noms sont ramenés à des monuments suit à la disparition du vécu spirituel.

415 Job I. verset 21. [P.]

416 En conclusion de cette Lettre : variée, médiocre en début mais belle à la fin . S’agirait-il de Mectilde ? Mais la réponse de Bertot témoigne d’une certaine distance – en son début seul. S’agirait-il d’un assemblage ?

417 Indice Mectilde ?

418 Jean de la Croix, Nuit obscure et Vive Flamme.

419 Indice Mectilde, la fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement.

420 Inconnues.

421 ndice Mectilde .

422 Ibid. (une certaine préciosité typique de la jeune Mectilde).

423 Luc I verset 79) [P.]

424 Jean III verset 15. [P.] - Pas d’italiques et de même précédemment.

425 Col. I verset 26, 27. [P.]

426 Jean XIV verset 10. [P.]

427 Luc 22 verset 15. J’ai désiré avec ardeur de manger cette pâque avec vous. Indice Mectilde qui aime citer latin.

428 Mais vous serez changés en moi. saint-Augustin Confessions livre VII chapitre 10.

429 Dieu en toutes choses. saint-Ambroise de Fid. Resurr. [P.]

430 Indice Mectilde.

431 Littré : joint, 6e acception : « joint que », loc. conj. signifiant ajoutez que, outre que.

432 Ps. 21. vs. 7. [Voir : Psaume 22:6 (texte hébraïque)]

433 Mectilde ?

434 Peut-être qu’en Jésus-Christ. P. [peut-être ?]

435 Littré (« soigner », 5e acception) : Veiller à quelque chose (emploi qui a vieilli).

436 Ps. 32. vs. 9. Le Seigneur a parlé, et tout a été fait. [P.][Vulgate clémentine : Quoniam ipse dixit, et facta sunt ; ipse mandavit et creata sunt.]

437 Serais-ce le début de la longue lettre précédente ?

438 expression idiomatique plutôt misogyne.

439 Littré (« positif »), voir notamment 1ère acception : Sur quoi l’on peut poser, compter ; qui est assuré, constant.

440 Jean 12. vs. 24-25. [P.][Version Segond de Jean 12:24-25 : En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle.]

441 Littré (« briser »), 6e acception : Briser un discours, cesser de parler.

442 Littré (« dessus »), 3e acception : forme elliptique de : ci-dessus.

443 Mais ceci n’est pas proprement une phrase interrogative.

444 A l’aventure.

445 « Traitement » de la troisième demande (ou question), les deux autres précédentes n’ayant pas été ainsi numérotées. (Idem pour les subséquentes).

446 Marc. 8. vs. 34. [P.]

447 Luc. 1. vs. 48.-49. [P.]

448 Traité !

449. Psaume, 75, 3 : Il a établi Sa demeure dans la paix. [P.]

450. Communication en Dieu.

451. Nuit mystique.

452. Psaume, 35, 6. [P.]

453 Traité.

454. Hébreux, 10, 38. [P.]

455 Traité. Date Guyon ? µµ

456 Cette lettre présente un bon résumé de la voie.

457 Jean 10, vs. 10. Je suis venu afin que mes brebis aient la vie, et qu’elles l’aient plus abondante. [P.]

458 Ps. 75. vs. 3. [P.][Vulgate clémentine : Et factus est in pace locus ejus, et habitatio ejus in Sion.]

459 « Chalumeau » : Littré : Terme de botanique. Nom des tiges simples, herbacées, sans nœuds, et plus ou moins fistuleuses.

460 Serait-il recommandable d’insérer ici une brève « note explicative » sur cette certification du don de la foi ? - c’est la « voie de foi » citée supra, absence de toute certitude d’origine humaine, échafaudages etc.

461 Psaume 4, 7. [P.] 

462 Assure de la réalité de la mystique et de ces états.

463 Matt., 11, 25.

464 Proverbes, 8, 31.

465. « L’ami de Dieu » envoyé à Tauler pour le convertir, selon le récit de la « Vie du maître » v. Œuvres complètes, trad. Noël du Pseudo-Tauleriana, Tralin, 1911, tome I, pp. 96-227, Dialogue entre le Maître et le Laïc, « Comment le Laïc donne une marque de sa sainteté cachée, reproche au Maître d’être plongé encore dans la nuit de l’ignorance, d’avoir une âme incomplètement dégagée, et d’être encore du nombre des Pharisiens. / Après ce sermon, le laïc gagnant immédiatement son hôtellerie, se mit à écrire mot à mot le discours tel que le docteur l’avait prononcé… (pp.115 sv.) »

466. Il peut s’agir du Père Chrysostome, de Monsieur de Bernières, d’une religieuse, telle Michèle Mangon… – Bertot aborde ensuite un autre sujet, celui des épreuves subies par le missionnaire Jogues au Canada.

467 Traité !

468 Jean 1. vs. 24. [P.] [il s’agirait plutôt de Jean 1:14 : Et Verbum caro factum est, et habitavit in nobis : et vidimus gloriam ejus, gloriam quasi unigeniti a Patre plenum gratiæ et veritatis.]

469 dans le simple sens de : « ressentir » (v. Littré).

470 belle lettre.

471 Cant. 1. vs. 4.-5. [P.]

472 Jean 16 verset 14 : il prendra se de ce qui est à moi et il vous l’annoncera. [ P.]

473 Gal. 4 versets 19. Ephes.3 versets 17. Jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé dans vous, Jésus-Christ habite par la foi dans vos cœurs. [P.]

474 Traité du Néant !

475 Mme Guyon sort de la nuit.

476 (c’est la Paix).

477 Marc, 7, vs. 37. [P.]

478 Indice Guyon.

479 Indice Guyon. Et infra §4 : « notre bonne mère N. » serait la Mère Geneviève Granger supérieure des bénédictines de Montargis.

480 saint Jean Eudes ?

481 Matth. II. vs. 30. [P.]

482 Voyez Prem. Vol. Eclairciss. I §12. [P.]

483 Luc 2. vs. 51. [P.]

484 Lisant l’historien du Tiers Ordre Régulier franciscain Jean-Marie de Vernon ? (Le P. Chrysostome fut responsable d’une province du TOR).

485 On rapprochera de Bernières qui voulait être « vrai pauvre ».

486 Indice Mectilde 

487 Ps. 4. Vs. 7. La lumière de votre visage est gravée sur nous. [P.]

488 Bertot était en relation avec des membres « émigrés » en Nouvelle-France qui venaient du groupe de l’Ermitage animé par Jean de Bernières.

489. Peut-être profond. [P.]

490 Joh. 10 versets 10. Je suis venu afin que mes brebis ait la vie et qu’elle l’aient plus abondante.[P.]

491. Cf. l’Abandon à la Providence Divine, ouvrage attribué à Caussade, en fait adapté de Madame Guyon.

492 Job 28. vs. 21. Elle est inconnue aux oiseaux du ciel : la mort et la perdition ont ouï le bruit de sa réputation. [P.]

493 Belle lettre.

494 unique !

495 Ezech. I, vs. 9. Ils ne retournaient point lorsqu’ils marchaient.

496 Jérôme Lallemant, jésuite (1593-1673) qui dirigea Marie de l’Incarnation (du Canada). Cette dernière en fait grand éloge.

497 Communication.

498 Probablement cette lettre admirable provient-elle de Mgr de Laval qui fonda le Séminaire de Québec à l’imitation de l’Ermitage de Caen.

499 Majuscules.

500 Littré : se dédire : « désavouer ce qu’on a dit »

501 Ps. 72 vs. 23. Je suis devenu comme une bête devant vos yeux ; mais je demeure toujours attaché à vous. [P.]

502 Alvarez (Balthazar) sj. 1533-1580. µµ

503. Inconnu de Rey ou de Littré. Défaillir.

504Littré : extrême épuisement.

505Littré : Percher sur des branches d’arbres. Le faisan, la perdrix rouge, le coq de bruyère branchent.

506Larousse : « Supplice de Tantale » : souffrance de quelqu’un qui ne peut satisfaire ses désirs, alors que leur objet est à sa portée.

507Littré (2e acception) : d’une manière secrète et cachée.

508Littré (« cautèle ») : précaution mêlée de défiance et de ruse.

509https://fr.wikipedia.org/wiki/Pressoir_mystique



510Cf., notamment : Deut. 4:24 et Héb. 12:29.

511Littré (« viande » : toute espèce d’aliment, tout ce qui est propre à soutenir la vie (sens primitif dont il reste plusieurs traces dans la langue).

512Cf. : Jean 14:6.

513Ps. 21. vs. 7. Je suis un ver. P. [Vulgate clémentine : Ego autem sum vermis, et non homo ; opprobrium hominum, et abjectio plebis.]

514Littré (3e acception, fig.) : Cela est du grec pour moi, je n’y entends rien. [De nos jours: c’est du chinois !]

515Cf. Eckhart : Sermon 52 ?

516Naissance du Verbe dans l’âme : cf. Eckhart, Tauler, etc.

517Gn., chap. 3, v. 1 ss.

518référence à la parabole de Matt. 22:1-14 ? Ou aux noces de Cana, Jean 2 ? [À revérifier].

519Jésus-Christ prend-il donc ainsi, en l’âme, la place de toutes choses ?

520Jean 20 vs. 29. P. [Trad. Louis Segond : « Jésus lui dit : Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ! »]

521Luc 2 vs. 14. P. [Vulgate clémentine : Gloria in altissimis Deo,

et in terra pax hominibus bonæ voluntatis.]

522De la naissance du Verbe dans l’âme : thème central de la Théologie mystique.

523Ou plutôt chère enfant ? Car il semble s’agir d’une femme : voir infra.

524Littré (v. « curer ») : Enlever des immondices accumulées. Curer un puits, un fossé, un port.

525Il faut qu’il croisse, et que je diminue. (Jean 3:30).

526Littré (« jamais »), 5e acception : pour jamais, pour toujours.

527Mais s’agit-il vraiment ici, syntaxiquement, d’une interrogation?

528Littré (« remis, e ») : voir notamment les 5e et 6e acceptions : Qui a recouvré la santé, les forces. / Rassuré, dont l'esprit a repris le calme.

529Lettre mise en italique puisqu’il s’agit de correspondance passive.

530Crochets apparaissant dans le ms.

531Ms. : mois marqué d’un M maj., et année suivie d’un point (ici supprimé et remplacé par une virgule).

532Ps. 41. vs. 8. P. [Vulgate clémentine (Ps. 41:8) : Abyssus abyssum invocat.] [Cf. Psaume 42:7 (suivant autres nomenclatures).]

533Tranchée(s) : 5e acception du Littré : Douleurs aiguës qu’on ressent dans les entrailles ; (…) se dit surtout au pluriel.

534« Lettre XXIX ».

535Correspondance passive en italiques.

536Cf. Saint-Paul. L’homme dit psychique, ou naturel.

537D’où quelque lecteur pourrait vouloir déduire que l’âme est incréée ?

538Correspondance passive donc en italiques, issue très probablement de madame Guyon, mais qui n’a été retenue comme telle dans Guyon Correspondance Tome I Directions spirituelles (2003) ni dans Jacques Bertot Directeur mystique (2005) [ce dernier volume retient toutefois des passages mais sans les mettre en relation avec Guyon]. Il faudrait reprendre le « chantier » établissant les échanges Bertot = Guyon. µ A retrouver dans le manuscrit contenant les écrits de jeunesse ?

539Cette lettre ne paraît pas adressée à Guyon cf. dernier paragraphe sur la Communauté.

540Psaume 17, 12.

541Prov. 8. vs. 31. P. Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes. [Vulgate clémentine (Proverbes 8:31) : Ludens in orbe terrarum ; et deliciæ meæ esse cum filiis hominum.]

54215. Matthieu, 17, 5 : « Lorsqu’il parlait encore, ils furent subitement couverts d’une nuée lumineuse, d’où il sortit une voix qui dit : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me plais uniquement. Écoutez-Le. » (Amelote).

543Cf. notamment Matthieu 13:44-46.

544puissances de l’âme : mémoire, intellect, volonté.

545i.e. espérance et charité (voir Paul).

546exemple qu’en donne le Littré : « Dès que l’âme commence de recouler à son Dieu comme un fleuve dans son origine. » Bossuet, États d’Oraison : II, 4.

547les deux vertus susmentionnées.

548Cf. 1 Cor. 13:13.

549Quoi ?! (L’âme aime Dieu plus que Dieu même ?). Amour sans « objet ».

550http://www.cnrtl.fr/definition/dmf/bienfacteur

551Cf. Jean de la Croix : nuits active (premier degré) et passive (second degré).

552Cf. Les Torrents ?

553« Dès que l’âme commence de recouler à son Dieu comme un fleuve dans son origine. » (Bossuet)

554Divinisation (par grâce) des puissances de l’âme (créée).

555Larousse (« jour ») : Ouverture, dans un espace plein, qui laisse passer la lumière.

5562e point : voir ci-dessous : paragraphe 18. - 3e point : paragraphe 20.

557Littré : querelles, batailles.

558Matth. 17. vs. 4. P. Nous sommes bien ici. [Vulgate clémentine : Respondens autem Petrus, dixit ad Jesum : Domine, bonum est nos hic esse, etc.]

559Au §3 un panégyrique du directeur de Bertot, déjà fortement critiqué au moment où cette lettre est écrite (avant 1681 ! Bernières, mort en 1659, sera condamné post-mortem en 1687).

560Indéterminé à ce jour. Peut-être la Conclusion des Retraites ?

561Dans le sens de : « hâter, accélérer ».

562Littré (« cordiaux », subs.) : Les cordiaux, médicaments qui ont la propriété d’augmenter promptement la chaleur générale du corps et l’action du cœur et de l’estomac.]

563Intéressante remarque, de haute implication morale (et toujours d’actualité).

564Simple variante de « à perdre haleine » : https://fr.wiktionary.org/wiki/%C3%A0_perte_d%E2%80%99haleine



565la fine pointe de l’âme. Cf. François de Sales.

566Voir Littré : 13e acception ?

567Ou : « est tout aimable » ; ou mieux encore : « sont tout aimables ».

568Se rire de : se jouer de, se moquer de, ne pas faire grand cas de.

569Cf. 1 Cor. 3:6-7 : J’ai planté, Apollos a arrosé, mais Dieu a fait croître, en sorte que ce n’est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui fait croître (trad. Segond).

570Dans le sens de : avec équanimité.

571Ps. 18. vs. 7. Il n’y a personne qui se cache de sa chaleur. P. [Vulgate clémentine (Psaume 18:7) : […] Et occursus ejus usque ad summum ejus ; nec est qui se abscondat a calore ejus.] - S’agit-il véritablement ici d’une interrogation ?

572Joan. 14 vs. 6. P. [Jean 14:6 (trad. Segond) : « Jésus lui dit : Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi. »]

573. Refuir : Terme de chasse. Il se dit du cerf et des animaux qui reviennent sur leurs pas pour donner le change. (Littré).

574Proverbes, 8, 31 : Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes.

575 Oui !

576Jean I verset 5. La lumière luit dans les ténèbres. P.

577Matth. 8, vs. 20. P.

578Matth. 6 vs. 10. Que votre règne arrive.

579ms., tout-vivant (peut-être à l’instar de : tout-puissant).

580 Au sens de ramener.

581 mémoire, intellect, volonté.

582 Littré (24e acception) : ne point faire de quartier, ne pas épargner.

583 Édition : Dieu tout-bon (à l’instar de Dieu tout-puissant)

584 Le fait de marcher « avec » l’image de Jésus-Enfant.

585 Plus d’une acception possible.

586 au sens biblique ?

587 Ps. 72. vs. 25-26. Que désiré-je dans le ciel sinon vous ? ou qu’ai-je à souhaiter sur la terre que vous seul ? Dieu, vous êtes le Dieu de mon cœur et mon partage pour jamais [c’est-à-dire : pour toujours]. [Vulgate clémentine : Quid enim mihi est in cælo ? et a te quid volui super terram ? Defecit caro mea et cor meum ; Deus cordis mei, et pars mea, Deus in æternum.]

588 Calme de la mer après un orage.

589 Matth. 8. vs.24-25. [Trad. Segond : « Et voici, il s’éleva sur la mer une si grande tempête que la barque était couverte par les flots. Et lui, il dormait. Les disciples s’étant approchés le réveillèrent, et dirent : Seigneur, sauve-nous, nous périssons ! »]

590 Se désavouer.

591 Touche divine de l’âme : cf. Jean de la Croix.

592 (Ne pas) s’épargner.

593 Cantique 1:7 (trad. Segond) : « Dis-moi, ô toi que mon cœur aime, où tu fais paître tes brebis, où tu les fais reposer à midi ; car pourquoi serais-je comme une égarée près des troupeaux de tes compagnons ? »

594 Syntaxe clarifiée : « (…) que cette simple lumière vous ira découvrant, secrètement et à l’obscur. »

595 Littré (« plénitude », 3e acception, fig.) : Abondance qui remplit l’âme ; (mais que Bertot prend manifestement ici au sens péjoratif).

596 Matth. 11. vs. 25. Vous avez révélé ces choses aux petits. [Vulgate clémentine (Matth. 11:25) : (…) Confiteor tibi, Pater, Domine cæli et terræ, quia abscondisti hæc a sapientibus, et prudentibus, et revelasti ea parvulis.]

597 Littré (« insinuer »), 3e acception, fig. : Faire entrer doucement dans l’âme.

598 Devrait-on ici (voire partout ailleurs dans cette lettre) « graphier » le mot présence avec un P majuscule ?

599 Littré (« promptitude »), 3e acception, fig. : Trop grande vivacité d’humeur, disposition à se mettre en colère.

600 « …et à l’insu de l’âme » : remarque essentielle s’il en fut jamais.

601 Précieuse remarque.

602 et quel « métier » !

603 Cf. La Nuit obscure.

604 « confession » de Bertot. (Voir aussi ci-dessous : paragraphe 2.)

605 Cf. Sermon 52 d’ Eckhart.

606 Littré (« pressure ») : Action d’empointer les aiguilles ou les épingles.

607 Cf. notamment : Philippiens3:10-11 et 1 Corinthiens 2:2.

608 Cf. notamment : Galates 4:19.

609 Sens véritable de toute « extase » authentique.

610 Littré (« applaudissement », 2e acception) : Louange accordée avec éclat.

611 Peut-être illumination. Ce qui fait sens, si l’on considère ce qui suit immédiatement.

612 Cf. Isaïe 45:7 : « Je forme la lumière, et je crée les ténèbres ; je donne la prospérité [litt., la paix], et je crée l’adversité [litt., le mal] ; Moi, l’Éternel, je fais toutes ces choses. » (Trad. Segond.)]

613 cf. Le Nuage d’Inconnaissance.

614 Cf. Jean de la Croix.

615 Cf. Clément d’Alexandrie.

616 Cf. Ecclésiaste 3:1 : Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux (trad. Louis Segond).

617 Remarque aussi intéressante qu’inattendue de la part de Bertot.

618 On ne vit point sans peine dans l’amour. Voir : De imitatione Christi, Thomas a Kempis : Sine dolore non vivitur in amore.

619 Admirable, décidément.

620 Cant. 5. vs. 5. La lumière a dégoûté de mes mains. [Vulgate clémentine (verset entier) : Surrexi ut aperirem dilecto meo ; manus meæ stillaverunt myrrham, et digiti mei pleni myrrha probatissima.]

621Jean 14, 8-9 (il : cela).

622Apoc., 4, 8.

623Il s’agit de la sœur de Madame Guyon, religieuse âgée.

624Ps. 44, 12 : « Écoutez, ma fille, ouvrez vos yeux et ayez l’oreille attentive… » (Sacy).

625Cf. Jean, 12, 32.

626 Matthieu, 19, 12 : Qui pourra le comprendre, le comprenne. (Poiret).

627 Ps., 68, 10 : « Parce que c’est pour votre gloire que j’ai souffert tant d’opprobres, et que mon visage a été couvert de confusion. » (Sacy).

628 Jean de la Croix par Cyprien ?  : Ouverture du premier couplet du Cantique que chante l’âme... [Cantique éd. 1665 p.350 devient Couplets éd. 1959 p.956] :

« ...il lui semble que puis qu’elle est transformée en Dieu avec une si grande force, et si hautement désappropriée, et ornée de si grandes richesses... » (1665 p.351)

devenu :

« ... il lui est avis, puisqu'elle est transformée en Dieu et possédée par lui avec tant de force et qu'elle reçoit pour arrhes de si grandes richesses... » (1959 p.958). 

semble devient avis ; ajout de « possédée par lui » : omission de « hautement désappropriée » ; arrhes ajouté puisque tout achèvement serait réservé au futur. Les modifications sont nombreuses sans avertissement et le lecteur croit lire l’admirable Cyprien (qui n’a pas encore tout oublié même si le jansénisme exerce déjà une influence).

Je possède un exemplaire de 1665 d’où cette date attachée à mes citations. Lien pour la lecture en ligne d’un exemplaire de 1662 moins dense et donc de pagination différente : tome II, annexe « SOURCES » en fin de liste, « Autres auteurs mystiques ».


629Ps., 44, 12 : « Écoutez ma fille […] ayez l’oreille attentive… » (Sacy).

630Hebr., 13, 14 : « Car nous n’avons pas ici de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. » (Amelote).


631Dans le cantique : Christe qui lux es et dies. (Poiret).

632Que notre repos soit en vous [toi]. (Poiret).

633Admirable 81e lettre qui conclut la contribution de Bertot aux volumes du Directeur mystique. Le choix numérique de 81 lettres n’est probablement pas le fait du hasard : 81 = 3 x 3 x 3 x 3 (un tel intérêt numérique est universel, v. les 81 chapitres du livre de La Voie et la Vertu ou Tao Te King). Dans le même esprit suivent pour ce quatrième et dernier tome du DM : 21 lettres de Maur de l’Enfant-Jésus (lettres que nous avons reproduites précédemment), équilibrées par 21 lettres nommément attribuées à Madame Guyon (la finale ou 22e étant une conclusion ajoutée) mais sans dates. Poiret a donc probablement limité son choix dans un ensemble plus vaste qui était à sa disposition (depuis disparu avec sa bibliothèque).

Nous avons reproduit cette lettre en conclusion d’un choix de textes de Madame Guyon à ses disciples : Madame Guyon : De la Vie intérieure, Discours Spirituels…, Phénix, coll. « La Procure », 2004. Elle fut publiée sans attribution par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, appendice « Sur l’anéantissement », p. 286 à 292, à partir de la pièce 6411 conservée aux A.S.-S. Cette pièce comporte 4 feuillets d’une belle écriture inconnue de copiste. Elle est intitulée « Description du dernier état d’anéantissement de la vie intérieure » et porte une annotation de Gosselin : « J’ignore de qui est ce fragment… ». Madame Guyon avait donc communiqué à Fénelon une copie de cette lettre de son maître. J.-L. Goré la rapproche des écrits de Bernières, tout en l’attribuant (sous réserve) à Fénelon. Cognet pensait à Madame Guyon, tout en notant une différence de style (Dict. Spir., art. « Guyon », col. 1330). Tout cela souligne le lien qui unit Bernières, Bertot et Madame Guyon.

634 Des cercles actifs existaient à Blois auprès de Madame Guyon, à Cambrai auprès du « père » archevêque Fénelon, en Hollande auprès de Pierre Poiret (1646-1719), érudit et premier éditeur d’une œuvre pour laquelle il rassembla de nombreuses sources, en Écosse, enfin en Suisse dont le groupe de disciples fut par la suite animé par le second éditeur Jean-Philippe Dutoit (1721-1793).

635 Nous éditons intégralement la correspondance entre madame Guyon et Fénelon dans la même série (La direction de Fénelon par Madame Guyon). Le volume reprend la correspondance couvrant un peu plus d’une année (1688-1689), bien connue, car éditée par Dutoit, puis couvre les années 1690 à 1711, suite méconnue, car redécouverte récemment.

636 Elles font partie des 623 lettres que nous avons publiées en Correspondance Tome III Chemins mystiques, Honoré Champion, 2005 ; ici les notes sont réduites. Nous rappelons entre crochets leurs n° de l’édition critique et de l’édition Dutoit (à partir de la cinquième lettre retenue).

637 Méfiance en terres catholiques après les condamnations du quiétisme (1687, Molinos ; 1699, Fénelon) comme en terres protestantes vis-à-vis de la mystique en général. L’œuvre inspira cependant des piétistes (dont Poiret et Dutoit), des méthodistes, des quakers. Elle est aujourd’hui lue et appréciée beaucoup plus largement.

638 Lettre 41. « Foi passive et nue. Abandon ».

639 Lettre 4. « État d’une âme perdue en Dieu ». — En contrepoint à notre citation : Madame Guyon, La vie par elle-même, « 3,21 L’état simple et invariable », Honoré Champion, 2001, page 873 : « … Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable […]  tout est perdu dans l’Immense, et je ne puis ni vouloir ni penser. » — Les premières lettres données infra 1 à 4 sont « récapitulatives », car elles proviennent en conclusion d’une autre source, signalée en fin de lettre n° 1.

640 Expérience mystique reconnue dans toutes les traditions, par exemple sous le nom de bhakti en Inde.

641 Les Torrens (1683) de la jeune Madame Guyon demeure le texte le plus reconnu pour son élan et pour ses suggestives comparaisons empruntés à la nature. C’est un « poème » pour certains, une carte spirituelle pour d’autres.

642 Dutoit, tome IV, lettre CXXXIV..

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